Eminent historien, John Scheid est
l'un des meilleurs spécialistes des religions de Rome. Professeur au
Collège de France et membre de l'Institut de France, ce passionnant
chercheur ne cesse de transmettre cet héritage romain notamment par de
nombreuses publications dont
"Quand faire c’est croire : les
rites sacrificiels des Romains", ou encore "Pouvoir et religion à
Rome".
Lexnews a eu le privilège de
recueillir son témoignage à l'occasion de la parution de son dernier
ouvrage aux éditions du Cerf "Les Romains et leurs religions"...
Le christianisme nous a
habitués à l’idée d’un culte unique de Dieu. La situation semble
cependant bien différente pour les Romains sous l’Empire ?
John Scheid : "Il
faut tout d’abord préciser que le monothéisme en tant que tel n’était
connu à cette époque qu’au Moyen-Orient, et plus précisément en
Palestine. Les Romains ne pouvaient concevoir une telle notion et il
n’y avait aucun questionnement sur l’idée même de polythéisme, une
donnée posée et acceptée de tous. La conception divine ne se trouvait
jamais unifiée chez les Romains, surtout concernant le culte au cours
duquel les dieux pouvaient même se multiplier, ce qui peut nous
sembler très surprenant à notre époque. Les documents nous apprennent
ainsi que lors du culte de de Jupiter, Junon et Minerve, à l’occasion
des grands vœux pour le salut de l’État au début de l’année, ils ont
créé une nouvelle déesse, Salus rei publicae pour le salut de l’Etat ;
nouvelle divinité bénéficiant également d’un sacrifice à part entière
et représentant l’action des trois premières divinités ! Il n’est pas
rare de retrouver six ou sept de ces divinités annexes qui gravitaient
autour des divinités principales. Ces divinités « occasionnelles » se
révélaient ainsi à l’occasion de ces rites, puis disparaissaient par
la suite. Rien n’est figé dans le panthéon romain avec une
multiplication et une régression permanente".
La vision plurielle romaine
aux différentes strates (Empire, cités, famille, etc.) repose-t-elle
sur une vision pyramidale de la religion d’État et du culte impérial
ou bien chacune de ces strates était-elle indépendante ?
John Scheid : "Chacune
de ces strates - famille, cité, Empire - était indépendante et fermée.
Ainsi, l’autorité détenue par exemple dans la famille revenait
exclusivement au pater familias, investi de la puissance paternelle.
Aucun prêtre ni aucun magistrat ne pouvaient lui prescrire ce qu’il –
et sa famille – devait croire ou faire. Le culte impérial ne joue
aucun rôle dans la religion privée et ne s’immisce pas dans cette
sphère qui ne relève que des familles, même si ces dernières peuvent
remercier à telle ou telle occasion l’empereur ou former des vœux pour
son salut. Toute la religion publique romaine est de nature politique,
même lorsqu’il s’agissait de célébrer les fêtes canoniques de l’année.
Le culte impérial ne fut qu’un ajout de plus à l’époque impériale et
c’était loin d’être le seul !
Ce culte impérial ne concernait donc que l’État ou les cités-États
comme Lyon, Marseille, etc. Celui-ci revêtait deux aspects, tout
d’abord le culte du Genius de l’empereur régnant et pour certains, la
divinisation après la mort, ce qui en faisait des dieux inférieurs aux
dieux immortels de toujours, tel Hercule par exemple. Depuis Hegel qui
considérait que le culte et les rituels romains n’avaient guère
d’utilité – suivant en cela l’influence luthérienne – les choses ont
fort heureusement changé ! À l’inverse de Hegel, nous ne considérons
plus que la religion romaine était morte très tôt après les IIIe-Ier
s. av. J.-C. parce qu’elle était ritualiste, mais bien au contraire
que sa richesse lui provenait justement de ces rituels. Nous avons
dépassé cette vision ancienne qui ne correspondait pas à la réalité
historique, et les empereurs chrétiens jusqu’au Ve siècle de notre ère
auront souvent du mal à imposer la nouvelle religion, tant les rites
anciens perduraient".
Comment se marque cette «
Piété au quotidien » titre de votre dernier ouvrage ? Et quelle était
la place accordée aux rites dans cette pratique ?
John Scheid : "J’ai
souhaité évoquer la « piété au quotidien » afin de la distinguer de
celle d’un consul sur le Forum ou sur le Capitole lors des grands
rites d’État. Il s’agit ici de rites pratiqués dans le cadre intimiste
de la maison où nous découvrons alors un ritualisme complexe, même
s’il peut être homologue à d’autres. Seul le père de famille
déterminait en effet ce qui était pratiqué chez lui et tant qu’il ne
troublait par l’ordre public, personne n’avait rien à y redire. Le
père de famille enchaînait rites sur rites qui lui venaient
directement de la tradition de sa famille. Il n’y a pas de livres
révélés ni de liens avec les autres dieux, si ce n’est les liens
collectifs. L’individu n’était pas lié à son créateur contrairement au
modèle paulinien (Paul de Tarse n.d.l.r.) et celui du protestantisme.
Pour les Romains, l’individu ne pouvait être considéré que comme un «
je » dépendant d’un groupe. Il faudra attendre saint Augustin pour
concevoir une notion proche de la notion moderne du moi intime qu’il
développe à partir de sa propre expérience. Mais pour les Romains, il
n’en est rien !"
Sur quelles bases reposent
ces rituels ?
John Scheid : "Ces
rituels reposaient essentiellement sur des usages. Si le père de
famille pouvait parfois introduire certains éléments nouveaux, pour
l’essentiel, les rites résultaient de la coutume, un usage répété et
inchangé de pratiques héritées des ancêtres. Si la mythologie est
souvent convoquée pour dire que les Romains avaient recours aux mythes
grecs , cela n’implique cependant aucune croyance venue des Grecs et
encore moins de pratiques religieuses qu’ils auraient léguées aux
Romains. Si tout le monde connaissait bien ces mythes hérités de cette
culture méditerranéenne, cela servait plutôt à « broder » des
connexions utopiques avec la Grèce comme le fera par exemple Ovide qui
inventera à cette occasion de nombreux mythes, sans oublier Virgile
qui avec le personnage d’Énée tisse un lien de continuité avec
l’Iliade et l’Odyssée…"
Sur quelles sources repose notre
connaissance des religions des Romains en dehors des sources
littéraires que vous venez d’évoquer ? L’épigraphie et l’archéologie
semblent avoir apporté des éléments déterminants.
John Scheid : "Absolument
! Nous avons tous lu au moins au collège Cicéron, Tite-Live et
d’autres auteurs qui décrivaient une cérémonie religieuse publique
avec des formules de prières. Mais les détails ne sont malheureusement
pas développés avec précision. Or, un certain de nombre d’inscriptions
brille à l’inverse par leur précision et nous décrive chaque étape des
différents gestes rituels. Nous y découvrons une réalité telle celle
des frères arvales au début de notre ère, des prêtres de la haute
élite sénatoriale qui célébraient chaque année à la fin mai un
sacrifice à Dea Dia ou déesse lumineuse. En fait, nous nous sommes
rendu compte que ce sacrifice était décomposé en réalité en trois
sacrifices sur trois jours. Sous Domitien, ce sacrifice commence à
être décrit par les inscriptions et nous découvrons qu’il n’y a pas un
sacrifice mais un banquet le premier et le troisième jour au milieu
desquels était pratiqué un sacrifice accompagné d’autres rituels pour
la déesse dans la résidence du président annuel.
Puis, au sanctuaire proprement dit,
nous trouvons mention d’un sacrifice d’une agnelle à la déesse pour
découvrir, à partir d’inscriptions des IIe-IIIe s. qu’en fait, au
matin, avait été déjà pratiqué le sacrifice de deux jeunes truies,
puis celui d’une vache, sans oublier des courses de chars après le
dernier banquet des prêtres… Les procès-verbaux ultérieurs au IIIe s.
seront très précis et laisseront découvrir une avalanche de rites qui
caractérisent tous ces sacrifices dont nous ne comprenons pas toutes
les significations. Derrière ce seul sacrifice à Dea Dia se masquait
ainsi une multitude de rites qui laissent une petite idée de ce qui
devait se faire au Capitole lors des grands évènements où l’on devait
passer la journée à exécuter ces rituels…"
À l’inverse, les temples ne nous
apprennent guère d’éléments sur ces pratiques religieuses, ceux-ci
ayant été par le passé trop « grattés » pour leur rendre une meilleure
apparence esthétique et les couches archéologiques qui recouvraient la
zone cultuelle par là même perdues à jamais !
En revanche, ce qui est resté sous terre, à savoir les tombes, révèle
un nombre impressionnant d’enseignements extraordinaires pour nous.
Les années 1960-1970 ont initié ces fouilles « à la truelle »
abandonnant ainsi la vision esthétisante de l’histoire de l’art
précédente. Ainsi, dans les années 80-90, l’attention s’est portée sur
des nécropoles en Italie, dans le sud de la France, en Rhénanie ou
encore au Luxembourg. Des archéologues effectuent maintenant des
fouilles très précises de tombes qui s’adjoignent ces dernières années
l’aide de sciences modernes telle l’archéobotanique. Nous pouvons
ainsi connaître désormais un nombre incroyable d’informations telle
l’analyse de la terre dont nous pouvons déduire nombre d’enseignements
notamment les traces d’une multitude de rites entre le domicile du
défunt jusqu’à la fermeture de sa tombe".
Les services funéraires sont
essentiels dans les religions romaines et occupent une part importante
de votre ouvrage. Quelles sont les influences des autres religions ?
John Scheid : "Rome
était à l’époque archaïque une cité italique en relation quotidienne
avec l’Étrurie, les cités latines, les Ombriens, etc. C’est une koinè
culturelle (ensemble culturel commun) et religieuse dans laquelle nous
pouvons constater des rites similaires. Les colonies grecques d’Italie
du Sud ont pu également avoir des influences notamment monumentales.
Il existait à travers l’Occident des modes funéraires, comme celle des
mausolées adoptée du Rhin jusqu’à Naples par les grands personnages
pour leur tombe comme celui d’Auguste ou de Caecilia Metella sur la
via Appia. Et lorsque ces tombes avec tumulus ont été fouillées, elles
ont pu révéler des dispositifs funéraires semblables à l’époque de
Hallstatt, en Gaule, ou bien au XIe siècle avant notre ère au Ier s.
av. J.-C.! Entre 80 av. J.-C. et le IIe siècle, l’incinération est la
pratique funéraire la plus fréquente. Par la suite, l’inhumation
revient à la mode, mais il n’y a pas pour autant d’influences
doctrinales sur ces services funéraires".
Quels rites majeurs marquent
ces rites funéraires où le geste symbolique, notamment sacrificiel,
semble essentiel ?
John Scheid : "Le
geste à l’occasion de ces rituels s’avère effectivement essentiel, il
doit être exécuté selon un ordonnancement bien précis et le plus
souvent accompagné de prières. Malheureusement, la plupart du temps,
ces dernières ne nous sont pas parvenues. Dans les cas où nous avons
pu cependant retrouver trace de ces prières, nous comprenons alors
mieux le geste qui par ailleurs reste muet en leur absence. Le geste
essentiel dans la plupart des rites funéraires romains réside dans le
sacrifice. À Rome, tout passe par le sacrifice-banquet. Il s’agit d’un
banquet formel organisé avec les dieux, ce qui n’a rien d’étonnant si
l’on considère la notion plus moderne de messe chrétienne conçue comme
un repas. Ce banquet établit un classement entre les dieux, les
humains et les victimes animales. C’est une façon de rappeler la place
dans la société de chacune de ces trois catégories d’êtres. Le mort
relèvera toujours de la société s’il est enterré correctement, et les
rites d’enterrement commencent précisément avec les banquets lors de
son inhumation ou incinération. Ce sacrifice lors du banquet est
encore communautaire d’après Cicéron qui rapporte des sacrifices à la
déesse Ceres, divinité qui préside à l’ouverture de la terre lors des
semailles. Elle recevait alors une part d’une truie sacrifiée, les
mortels recevant une autre partie qu’ils mangeaient sur une table
dressée sur le lieu d’inhumation, alors que le mort couché sur son
bûcher ou dans son cercueil recevait également sa part du banquet.
Lors de cette cérémonie, le mort était paré de ses plus beaux
vêtements tandis que les vivants étaient revêtus de leurs habits de
deuil, se défiguraient et allaient même jusqu’à faire des gestes à
l’envers pour ne pas être eux-mêmes englobés dans ce processus
funéraire. Neuf jours après, les participants revenaient au cimetière
et pratiquaient un nouveau sacrifice aux dieux mânes du défunt ( ou
culte des ancêtres) qui s’était séparé des vivants. Il s’agissait
alors d’un holocauste, toutes les victuailles étant brûlées et ne
pouvant être consommées par des vivants. Ceux-ci retournaient ensuite
chez eux où ils célébraient également un sacrifice pour eux et leur
famille. S’il nous était possible de revivre concrètement chacune de
ces étapes, notre compréhension s’en trouverait bien entendu améliorée
!"
La magie occupe également une
place importante dans les religions romaines. Comment considérer ces
pratiques pour une civilisation par ailleurs si « rationnelle »
notamment dans ses usages juridiques ?
John Scheid : "Selon
moi, il s’agit du même contraste qu’a pu connaître notre époque avec
des présidents de la République allant consulter des astrologues !
(rires…) Dans le monde classique romain, tout le monde avait recours à
la magie, même publiquement. Il s’agissait de pratiques qui étaient
censées protéger ou défendre, voire même lancer un sort contre un
ennemi… Tout le monde recourait à ces usages considérés comme
religieux. Et je pense que même Cicéron qui était pourtant une
personne très raisonnable devait s’y prêter en privé ! Cicéron
plaidait beaucoup et il n’hésitait pas à rappeler l’histoire d’un
grand orateur pourtant habitué à parler avec habileté en public et qui
un jour s’était retrouvé à bégayer et à oublier son texte dans une
affaire qui l’opposait à une femme nommée Titinia qui lui aurait jeté
un sort ! C’est une chose entendue à cette époque et une pratique
commune dont fit également les frais un célèbre rhéteur Libanios du
IIIe s. qui fut réduit au silence pendant deux ans parce qu’une
personne avait usé d’une puissance magique à son encontre. Cela ne
surprenait personne en ces temps car tout le monde y croyait, même
jusqu’aux plus hautes sphères de l’État. Tel sera sur un autre plan le
sort de Carthage lors de sa destruction par Scipion Émilien qui fut
réduite au silence en étant « dévouée » – le rite de devotio l’offrait
aux dieux d’en bas. Nous retrouvons régulièrement lors de fouilles
archéologiques des exemples qui nous éclairent sur ces pratiques
magiques qui étaient tolérées tant qu’il n’y avait pas mort d’homme".
Quels traits ont survécu de
ces religions dans le christianisme romain ?
John Scheid : "Selon
moi, le ritualisme est la part la plus importante que nous avons
hérité des Romains. L’apôtre Paul dans les Lettres aux Corinthiens
avait une position radicale par rapport au ritualisme, notamment parce
qu’il devait aussi viser celui du judaïsme de son époque. Pour les
religions antiques, l’esprit humain était trop faible pour comprendre
quoi que ce soit au mystère de la divinité, il fallait juste suivre
scrupuleusement les obligations à leur égard. Paul était hostile à
cette attitude, non seulement à l’égard des païens qui l’entouraient
mais également aux Juifs ritualistes. Mais il n’a pas a été entendu,
l’Église catholique romaine puis l’orthodoxie s’étant ritualisées par
la suite. Il a fallu beaucoup de temps pour constater autre chose que
des rites et apercevoir d’autres notions dans le monothéisme que ces
pratiques héritées des siècles passés".
irgile,
avec l’Enéide, passe soudainement au genre épique alors même
qu’il avait excellé dans un genre très différent avec les
Géorgiques et les Bucoliques. Pour quelles raisons Paul
Veyne est-il passé lui aussi soudainement à la traduction de ce
monument de la littérature romaine ? »
Paul Veyne : « J'avoue avoir entrepris une nouvelle
traduction de ce texte en raison de l'évolution de la langue. Toutes
les traductions ont besoin d'être revues une ou deux fois par siècle.
Il y a eu deux traductions de l'Enéide aux Belles Lettres. La
première avait un style académique du début du vingtième siècle ; elle
était le fait d’un académicien et elle n'est plus lisible aujourd'hui,
même si elle reste encore très bonne. Il y en existe également une
autre dont je préfère ne pas parler…
Alors qu’un grand nombre de chefs-d’œuvre du passé ont eu en leur
temps un succès incroyable, ils sont devenus aujourd'hui illisibles.
Je vous donnerai quatre exemples : le Don Quichotte en version
intégrale, qui est à mourir d'ennui, Le paradis perdu de Milton
dont les Anglais eux-mêmes avouent que la lecture n'est pas
passionnante, La nouvelle Héloïse qui frôle le ridicule et
Werther que Napoléon avait lu alors même qu'il ne lisait pas
beaucoup ! Je suis parti de la conviction que l'Énéide faisait
partie de ces œuvres dont le succès a été bimillénaire. Et de
surcroît, il ne faut pas oublier que Virgile reste le grand poète de
Baudelaire ! Cela m'a conduit à faire le pari que cette œuvre était
encore intéressante à lire aujourd'hui. Je verrai si c'est vrai ou pas
!
Elle est en effet intéressante à lire pour son aspect romanesque, ce
côté film d'action très rapide. N'oublions pas ces scènes de bataille
digne du Far West ! Et la fin de l'Énéide est un véritable
péplum… Il faut également relever l'extraordinaire qualité de cette
écriture qui est un genre à part, ce n'est plus de la prose. Des
épreuves personnelles m'ont conduit à m'interroger sur un grand nombre
de choses, et bien entendu la mort, et j'avoue qu'entreprendre une
telle traduction a occupé suffisamment mon esprit pendant cette
période… »
« A la lumière de cette nouvelle traduction,
parvenez-vous à comprendre pour quelles raisons Virgile souhaitait
tant voir détruire cette œuvre qu’il jugeait imparfaite au terme de sa
vie ? »
Paul Veyne : « Il ne fait aucun doute que c'est dans un
souci de perfection qu'il a souhaité la destruction de son œuvre au
terme de sa vie, et combien je le comprends après l’épreuve de sa
traduction ! Des vers restent inachevés, une soixantaine en
l’occurrence, et le texte manque parfois d'unité, car Virgile a
supprimé de longs morceaux pour la cohérence interne. De plus, il y a
des parties plus faibles vers la fin du chant V, alors que le début du
chant VII est éclatant. Vous réalisez après avoir travaillé sur une
telle œuvre que cette perfection recherchée est ce que tout poète
épris de son art souhaite atteindre ! C'est bien ce souci, ô combien
compréhensible, chez un homme certainement modeste et profondément
imprégné du sens de la poésie qui l’a conduit à souhaiter la
destruction de son œuvre. De manière un peu abrupte, je dirai que
Virgile est un type du genre de Baudelaire et pas du genre d’Hugo ! »
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Tout le monde sait que Virgile est un
grand poète. Or, voilà qu'il va donner aux Romains l'occasion de se
montrer aussi forts que les Grecs
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« Virgile a connu une postérité immense avec
ce récit et ces laudateurs n’ont pas hésité à le qualifier de Homère
latin. Partagez-vous ce jugement de Properce sur l’Enéide
alertant ses contemporains qu’avec cette œuvre Quelque chose est en
train de naître, de plus grand que l’Iliade ? »
Paul Veyne : « Tout le monde sait que Virgile est un grand
poète. Or, voilà qu'il va donner aux Romains l'occasion de se montrer
aussi forts que les Grecs. Le patriotisme suffit et c’est pour cela
que Properce dit expressément aussi grande que l'Iliade. En
fait ce n'est pas vrai… L’Enéide est une belle œuvre,
passionnante à lire au même titre que l'Ile au trésor, c'est un
roman d'aventures (rires)… Cela dit, l’Enéide n'est pas de ces
œuvres majeures de l'humanité. J'aurais hésité à dire cela, mais un
des plus grands philologues allemands l'a fait pour moi vers 1920 ! L’Enéide
s'inscrit dans le genre épique, un genre qui à l'époque de Virgile est
un mélange où se mêlent l'Iliade avec toutes les conventions
que ce texte comporte (combats singuliers, divinités…), ainsi que
l’apport du monde hellénistique avec son raffinement intellectualiste
et esthétique. Nous sommes à l’époque de la Vénus de Milo ! Si vous
préférez, les combats qui font de la fin de l'Énéide un film de
cow-boys appartiennent à la tradition d'Homère, alors que les amours
avec Didon relèvent de la tradition hellénistique ! Il y a un mélange
de tout le passé et à cela s'ajoute la pratique de faire des épopées
non seulement romanesques, mais également historiques. »
« Dans quelle mesure Virgile réécrit-il
l’histoire et la mythologie du peuple romain avec cette œuvre ? »
Paul Veyne : « Virgile écrit une mythologie à laquelle les
Romains ne croyaient pas trop d'ailleurs et n'attachaient aucune
importance. Chez les Grecs, la mythologie est une littérature orale
qui est par la suite devenue écrite. Je vous donne un exemple avec le
récit d'Ulysse et de Pénélope qui tisse sa toile : cette histoire a
été un bestseller jusqu'au jour où, en 600 ou 500, un auteur a eu
l'idée géniale d'imaginer des amants à Pénélope ! Voilà comment se
déroule la mythologie, il s’agit d’une littérature orale qui n'a rien
de religieux et à laquelle on ne croit pas vraiment, ou tout au moins
comme un lecteur naïf aujourd'hui peut croire son horoscope… Ce sont
de beaux récits, pour lesquels on ne se pose pas la question de leur
véracité. Avec la fin des guerres civiles et les drames vécus - un
véritable choc équivalant à la Shoah pour notre XXe siècle -, il y a
un regain de patriotisme. Virgile est d'autant plus patriote qu’il est
un Romain de fraîche date, car il appartenait à l'Italie du Nord
récemment rattachée à Rome depuis César. Ce texte est bien entendu
également une reconnaissance à Auguste. On ne cesse de dire que les
hommes qui protégeaient Virgile faisaient cela par intérêt politique.
C'est plutôt du rationalisme politique qui n'en est pas ! Un homme
politique au pouvoir se considère comme important, il lui est donc
normal de connaître les gens qui importent, c'est du snobisme si vous
voulez… Virgile n'avait aucun goût pour la politique, ce qui
l'intéressait c'était la philosophie, la poésie… L'Énéide sera
pour lui une œuvre d'art patriotique qui correspond à son immense
ambition. C'est ce qui explique cette œuvre déconcertante quant à son
thème après les Bucoliques. Peut-être Virgile a-t-il pris peur
de l’ampleur qu’elle prenait, ce qui pourrait être une explication de
sa volonté de la détruire. Je pense que dans sa lucidité, il ne
pouvait ignorer les imperfections de ce qu'il avait entrepris. Virgile
est un homme qui a conscience de sa valeur littéraire, tout en étant
extrêmement scrupuleux. Il voulait faire grand et il souhaitait être à
la hauteur de son objet, c'était certainement un homme ravagé par
l'ampleur de la tâche. C'est une œuvre qui lui a pris dix ans de sa
vie et il était tellement apprécié qu'Auguste le rencontrant par
hasard en Grèce lui a demandé de rentrer tout de suite en Italie de
peur qu'il ne disparaisse dans un naufrage ! Ce même Auguste a donné
l'interdiction de détruire l'œuvre. L'époque de Virgile peut ainsi
avoir le sentiment d'avoir incorporé l’incomparable civilisation
grecque et d’avoir fait aussi bien que les Grecs. Pour répondre donc
directement à votre question, deux éléments essentiels marquent cette
oeuvre de Virgile : la fin de la période éprouvante des guerres
civiles et la reconnaissance illimitée pour celui qui a ressuscité
l'unité de l'empire. N'oubliez pas que cet empire était coupé en deux.
Si Antoine et Cléopâtre peuvent être du folklore pour péplum, il
n'empêche que ce même Antoine se taillait tout l'Orient jusqu'à
l'Euphrate comme empire. Seul un passage de l'Énéide montre que
Virgile était du côté du parti de l'oligarchie et non pas de celui du
peuple lorsqu’il dresse le portrait d'un agitateur politique».
« Comment traduit-on un tel monument
et quelles sont les résistances de la langue latine dans notre langue
? »
Paul Veyne : « Le premier impératif, qui peut paraître
évident, mais qui n’est pas toujours respecté, est de ne jamais suivre
l'ordre des mots latins qui n'est pas le nôtre. Entre nous et le
monde, la réalité de notre propre pensée et celle des autres,
s'intercale - et je vais embêter Luc Ferry - ce qu'on appelle une
structure. Nous ne sommes jamais en contact direct avec quelque chose
ou quelqu’un, nous passons sans arrêt par une structure qu’il s’agisse
des superstitions de notre temps ou de la langue latine. La langue
latine a une autre structure que notre langue qui en est pourtant
largement tributaire. Que cela soit l'ordre des mots ou bien l'usage
du pluriel poétique, on ne peut pas traduire mot à mot et encore moins
suivant l'ordre des mots. Il est donc capital d'être bien persuadé
qu'une langue est une structure. Je vais vous donner un seul exemple :
l'Énéide commence dans toutes les traductions par “Je chante
les armes et le héros qui…”. Il suffit de prendre un bon
dictionnaire latin, un des deux dictionnaires d'Oxford, pour
s'apercevoir qu'en prose latine arma veut dire bellum.
Quand un historien dit : “La guerre cependant en Orient continuait”,
il utilisera bellum ; si en revanche, il y a un grand événement
et qu’il dit “à ce moment-là une guerre terrible éclata”, il
n’utilisera pas bellum mais arma ! Arma est ainsi
le mot solennel inquiétant pour guerre. Il ne faut donc pas traduire :
« Je chante les armes… », mais « Je chante la guerre… ».
Dans le même esprit, il ne faut pas traduire : «… le héros qui…
», car en poésie le mot vir (l’homme) remplace l’anaphorique
le, lui, leur… Il faut donc dire : “Je chante la guerre et
celui qui…”. Toute personne ayant fait du latin reconnaîtra qu'il
faut traduire virumqui par “celui qui”.
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L’Enéide étant un livre saint, on ne
pense pas en faire un usage philologique. Comment le sens d'un si beau
texte ne serait-il pas évident ?
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“Pardonnez cette remarque triviale, mais ce
que vous évoquez donne l’impression d’aller de soi… Comment comprendre
que cela n’ait pas été pris en compte auparavant ?»
Paul Veyne : « Je vous l’accorde, mais encore faut-il avoir
lu le livre qu'un Finlandais a écrit en allemand pour expliquer les
mots poétiques en latin !
L’Enéide étant un livre saint, on ne
pense pas en faire un usage philologique. Comment le sens d'un si beau
texte ne serait-il pas évident ? Quand il s'agit de traduire le
Satyricon, oeuvre affreuse et obscène, on le laisse à des
latinistes qui eux savent le latin et la traduction française est
impeccable. L'Enéide quant à elle est confiée à de grands
esprits qui ne savent pas forcément le latin et ne savent pas qu'il
faut savoir ! »
« Comment avez-vous réussi à passer
par-dessus ces barrières que vous évoquez ? »
Paul Veyne : « Il y a un principe très simple : il faut
distinguer le style et la langue. Ce qui relève de la langue normale
en latin doit être traduit par ce qui est de manière également normale
en français, comme je vous le disais même l'ordre des mots est très
différent. Lorsqu'il y a un effet stylistique, alors là… C'est à ce
moment qu'il faudrait du talent pour ne pas dire plus ! »
« Mais il y a beaucoup d’effets de
style dans Virgile… »
Paul Veyne : « Il n'y a que cela ! (rires). Si vous saviez
le nombre de traducteurs persuadés qu'un mot en latin a la même
signification qu'en français. Prenez le mot dulcis, il est très
souvent traduit par doux et cela donne dans des traductions d’Horace
‘beaucoup de doux vins’, alors qu'il faut traduire par bon vin,
dulcis ne signifiant par doux, mais « bon » ! Les Oxfordiens le
savent bien, ce n’est qu’à ce prix que l’on évite des contresens.
Prenons encore un autre exemple, le mot gemitus est fréquent
chez Virgile et il est généralement traduit par « gémissement ».
Lorsque vous tombez sur un passage où ce mot gemitus figure et
que vous regardez dans un dictionnaire spécialisé la manière dont cela
a été traduit, vous tombez sur les ‘ gémissements’ prétendus d'un lion
en colère ! (rires…) Gemitus signifie toute expression confuse,
sombre et non articulée… »
« Vous êtes-vous servis également de
tous ces auteurs qui depuis vingt siècles ont fait référence à Virgile
directement ou indirectement ? »
Paul Veyne : « Oui ! La seule
bonne traduction du dernier vers de l'Enéide est celle de
Racine, les autres proposant des traductions dignes d’un zéro pointé !
Quand Turnus est tué, il va au fond de l'ombre, sub veut
dire ‘sous’ et ‘au fond de’. Comme les traducteurs ne veulent pas
comprendre qu’umbrae est un pluriel poétique alors que le
pluriel poétique n'existe pas en français, cela a donc donné les
ombres et par extension les morts. Ces personnes ont ainsi
transformé sub par chez les morts… Si vous prenez votre dictionnaire
allemand Einführung Wörterbuch et que vous recherchez umbrae,
vous voyez que cela veut dire tantôt les ombres des morts, tantôt les
ombres d'un seul mort avec un pluriel poétique – le propre père d’Enée
– ou bien l’ombre, l’enfer. Racine savait son latin, car il était de
Port-Royal et il a bien traduit : et son ombre en hurlant s'enfuit
dans les enfers. »
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si l'on fait l'effort de lire les sept
premières pages, on est pris par le récit d'aventures…
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« Comment l’Enéide peut-elle être
reçue aujourd’hui en notre XXI° siècle ? »
Paul Veyne : « Je pense avec plus de chances que Cervantès
et à égal avec l'Ile au trésor ; si l'on fait l'effort de lire
les sept premières pages, on est pris par le récit d'aventures… Et
lorsque vous savez qu'il y a l'apparition de Vénus à la page 10, vous
êtes totalement rassuré ! Cet effort réalisé, les lecteurs seront pris
par trois choses : le récit d'aventures maritimes et guerrières avec
le fantastique des épisodes, puis la rapidité du récit à la manière
d'un film et qui correspond très bien à notre époque. Et pour finir,
si la traduction a le bonheur de le permettre, la grâce du récit qui
touchera plus d’une personne… Virgile esquisse également un roman
d'éducation où le héros parvient à un certain niveau d’héroïsme,
l'épreuve ultime étant la traversée de la mort, mais tout cela est en
filigrane, à peine abouti... Au début, Virgile trouve que la vie ne
vaut pas d'être vécue et se demande quelle envie peuvent bien avoir
les morts de revenir en ce monde, suivant en cela les influences
philosophiques de son époque. Cela le conduit à des interrogations
très claires comme lorsqu’il dit à son père dans les Enfers : quel
désir peuvent bien avoir les morts de ressusciter ? De ce pessimisme
d'intello, il est alors passé à un optimisme patriotique. Il y a
également la grande tentation avec Didon…(long silence). Mais il faut
avouer que ce n’est pas bien passionnant ! La partie faible de
l’Enéide, c’est son acteur principal. Imaginez un western sans John
Wayne (rires)… ».
Merci Paul Veyne pour ce témoignage
passionnant sur une œuvre éternelle léguée par Virgile ! Nous
découvrirons cette nouvelle traduction avec le plus grand plaisir et
la poésie immense de ce texte laissant pour une fois le héros sur un
plan secondaire…
Paul VEYNE est un électron libre dont la rapidité et la
vivacité d'esprit émerveille toute personne ayant découvert sa pensée à
travers ses livres, son enseignement au Collège de France ou lors de ses
interventions publiques. D'une curiosité infatigable, il apporte une énergie
surprenante dans des disciplines habituellement plus sereines. Cette
puissance qu'un Nietzsche ne renierait pas trouve son contrepoint dans la
poésie d'un René Char qu'il a particulièrement chérie. Nous sommes en
présence d'un personnage atypique dont les analyses sur notre plus ancienne
antiquité ont le grand mérite de remettre en question des idées reçues de
même que ses jugements sur l'époque actuelle surprendront plus d'un lecteur.
Avec cette interview du grand historien, partons à la découverte d'une
pensée libre et d'une personnalité indomptable !
LEXNEWS : « Comment aimeriez vous que l’on
présente l’Histoire et comment l’Histoire a-t-elle croisé vos pas et retenu
progressivement votre intérêt même si vous avouez toujours que vous n’aviez
aucune admiration particulière pour les Romains ? »
Paul
VEYNE : « Ce
qui me frappe c’est que l’on peut passer sa vie à s’intéresser à une chose,
et même y avoir été pris enfant, que ce soient les timbres postes ou
l’Histoire antique, alorsque vous n’avez pas
un amour ou un intérêt particulier pour ces gens là ; j’aime les Grecs comme
tout le monde mais j’aime aussi le Japon, les Romains ne m’excitent pas
particulièrement ; donc on peut passer sa vie à s’occuper d’une chose, sans
que cette chose ait pour vous une valeur particulière, c’est curieux ! La
peinture est beaucoup plus présente chez moi que les Romains. Deuxièmement,
le fait de s’occuper de ceci ou de cela est également sans rapport avec
votre caractère. Il m’est évidemment difficile de juger de mon propre
caractère mais de nombreuses personnes m’ont dit qu’elles ne voyaient pas ce
qu’il y avait en moi qui me destinait à faire de l’Histoire romaine. Un
homme pieux serait destiné à étudier le Christianisme alors que je n’ai rien
en moi qui me porte vers l’Antique. Je signale ce phénomène curieux de ces
espèces de passion, de ces vocations comme l’on dit d’un mot mystificateur,
qui portent sur les timbres-poste ou sur ce que vous voudrez sans que cela
ait un rapport avec le caractère de l’individu et sans que l’individu s’en
émerveille et trouve cela très bien ! C’est très curieux psychologiquement
mais c’est ainsi… »
LEXNEWS : « C’est quelque chose sur lequel vous avez souhaité prendre du
recul ? »
Paul
VEYNE : « Si
vous voulez, je trouve un bout d’amphore sur une colline, cela m’a fait un
choc sans nom, pourquoi ? Je n’en sais rien !
___________
"Plus que le pittoresque, ma préférence
irait plutôt vers une fine anatomie, une analyse qui évidemment pourrait
s’accomplir en termes assez abstraits..."
___________
LEXNEWS : « Et ce qui est étonnant c’est que vous relevez pourtant le fait
que le directeur du musée de Nîmes ne cessait pas de vous voir dans son
musée.»
Paul
VEYNE : « Absolument,
à partir de ce moment là, je n’ai plus décollé des musées de l’Antiquité. Je
faisais l’école buissonnière pour aller au Musée archéologique de Nîmes !
Mais c’est le point de départ qui reste inexplicable… Je tiens à relever
cela afin de démystifier l’idée de vocation.
Pour revenir au
début de votre question, j’ai été tout le temps en contact avec des
philosophes. Et je crois que l’analyse du récit historique qui essaye
d’aller le plus loin possible pour préciser l’originalité de tout ce qui se
passe en faisant une anatomie très abstraite des choses comme Michel
Foucault correspond le plus à ma vision de l’Histoire. Plus que le
pittoresque, ma préférence irait plutôt vers une fine anatomie, une analyse
qui évidemment pourrait s’accomplir en termes assez abstraits. Mais voilà,
cela est un goût purement personnel !».
LEXNEWS : « Qu’est ce qui vous démarque de l’école des Annales par exemple
quant à cette fine analyse que l’on retrouve également dans cette façon
d’écrire l’Histoire ? »
Paul
VEYNE : « Il
y a un point sur lequel je ne suis pas du tout d’accord avec l’école des
Annales :la notion de société. Quand j’étais
débutant, on m’a dit un jour : si tu veux écrire de façon scientifique
l’histoire de la littérature latine, cela consiste à rapporter l’histoire de
la littérature à la société ! De même, les gens sont persuadés que la
peinture d’une époque est en rapport avec la société de cette époque. Je le
croirai le jour où l’on m’aura expliqué quel rapport il y a entre
l’impressionnisme et le capitalisme bancaire… Je crois que c’est une
foutaise si vous voulez ! C’est une idée fixe
de penser quetout est expliqué par la
société, alors qu’il y a une diversité de phénomènes, d’explications de
processus côte à côte, cela grouille de tous les côtés et cela ne se
rapporte pas nécessairement à un grand Tout, la Société avec un « s »
majuscule ! C’est une idée généreuse, sociale, socialiste, cela vient de
Durkheim et de Marx, mais cela n’a rien à voir avec le grouillement confus
et complètement anarchique qu’est le moment historique. L’impressionnisme se
développe d’un côté et la société bancaire de l’autre, ilsse rencontrent par hasard au même moment mais ilsn’ont rien à se dire… »
___________
"Depuis Nietzsche, nous sommes entrés
dans un monde où il n’y a plus de transcendance. On sait que l’homme est un
être qui erre au hasard et qui ne sait pas pourquoi..."
___________
LEXNEWS : « Vous estimez avoir cessé
d’avoir des comptes à régler avec votre passé après avoir lu Nietzsche à
l’âge de 50 ans, tout en reconnaissant être un fervent aristotélicien ainsi
qu’un lecteur conquis par la pensée de saint Thomas d’Aquin. Quelle place
respective occupent ces sources dans votre bibliothèque et votre
quotidien ? »
Paul
VEYNE : « J’ai
là à côté de moi les quatre volumes de la « Somme contre les Gentils »
de saint Thomas d’Aquin dont les trois premiers volumes sont une merveille
d’élégance et de clarté ! C’est de la philosophie qui n’est pas mystique et
ces œuvres offrent des analyses très précises. Cela me plaisait et je
pouvais prendre cela plutôt que Platon ou que d’autres parce que je
supportais cela mieux que des délires mystiques. Par ailleurs, j’utilisais
ces sources comme un exercice intellectuel comme certains soulèvent des
haltères ! C’est une habituation à l’abstrait. Pour Nietzsche, c’est une
grande démystification. Depuis Nietzsche, nous sommes entrés dans un monde
où il n’y a plus de transcendance. On sait que l’homme est un être qui erre
au hasard et qui ne sait pas pourquoi, qui se trompe sans arrêt et dont les
coutumes sont arbitraires. On sait qu’il n’y a plus de Dieu, Dieu est mort
signifie en effet qu’il n’y a plus de vérité absolue, de morale absolue,
l’homme est une espèce vivante parmi d’autres qui n’a pas de privilège
particulier. Il est plus intelligent de qu’autres animaux, mais il doit y
avoir sur d’autres planètes d’autres animaux encore plus intelligents que
lui, mais nous ne sommes plus dominés par la grande chose, le Bien, le Vrai,
la Vérité, l’Absolu, Dieu,… C’est le vrai sens de cette fameuse phrase
« Dieu est mort » qui n’est pas seulement une phrase d’athée mais que
l’homme passe son temps à errer et à se tromper, il n’en sortira jamais ! ».
LEXNEWS : « Vous ne reprenez pas cependant
à votre compte toute la pensée de Nietzsche… »
Paul
VEYNE : « Il
est sûr que je n’adhère pas avec la fin de Nietzsche et son surhomme. Vous
savez, c’est totalement délirant ce qu’a voulu faire Nietzsche à la fin !
Son but est de créer une société et de faire que l’humanité s’élève le plus
haut possible, c'est-à-dire qu’elle ait des représentants d’élite. C’est un
dressage de l’humanité réduite à l’esclavage et au travail afin de former
des élites pour la beauté de la chose ! Et ensuite, il place son espérance
dans ces hommes supérieurs aux autres, qui n’ont rien à voir avec ce que les
allemands en feront. Vous savez, Nietzsche est totalement philosémite et il
déteste les Allemands ! Il y a un éloge transcendant des juifs et il a même
vomi l’antisémitisme…»
LEXNEWS : « Sa pensée a été totalement récupérée… »
Paul
VEYNE : « Absolument,
il est même amusant de lire ce qu’il écrit sur les Allemands qu’il ne peut
pas supporter et ne parlons pas de ses impressions sur les antisémites… Non,
ce n’est pas cela qui est problématique, c’est même encore pire si j’ose
dire : il se donne pour but de produire quelques individus d’élite au
détriment de tous les autres pour la beauté de la chose. Il espère que ces
individus d’élite, qu’il nomme les « surhommes », avec l’évolution,
donneront naissance à une espèce vivante encore plus supérieure à l’homme.
C’est complètement gratuit, arbitraire, de l’élitisme insensé ! »
LEXNEWS : « Que pensez vous de cette notion de puissance évoqué par
Nietzsche ? »
Paul VEYNE :
« Pour lui, c’est une clé de l’explication du monde. Le monde
tend sans arrêt à faire plus, c’est pour cela que la vie produit des espèces
supérieures donc il faut faire comme elle et produire des élites ! Bêtement,
l’époque actuelle avec son nihilisme, son égalitarisme va contre le
mouvement de la nature et cela Nietzsche ne le supporte pas. Cela va à
l’encontre de l’élan vital. Je viens « d’avaler » les quatre volumes des
textes posthumes de Nietzsche, on en rigole tellement, c’est étrange !
Comment un tel personnage, aussi
démystificateur, peut-il ainsi par la suite tomber dans son propre élitisme
avec une tellenaïveté… »
LEXNEWS : « Cela provient-il de la perte de repères de ses dernières
années ? »
Paul
VEYNE : « Oh
vous savez ses dernières années, c’est surtout la vérole ! Comme tous les
célibataires du XIX° siècle, Stendhal, Baudelaire, Nietzsche a attrapé la
syphilis dans un bordel et est mort d’une syphilis tertiaire. »
LEXNEWS : « La folie évoquée évite de nommer un processus biologique plus
trivial ! »
Paul
VEYNE : « Oui,
absolument, c’est la folie du tréponème pâle ! »
LEXNEWS : « Que font naître en vous, entant qu’historien, ces images d’une Antiquité revêtue d’un blanc
immaculé telles qu’elles s’imposaient à vos yeux adolescents et celle d’une
Antiquité nettement plus colorée où les statues et les palais abondaient en
polychromie ? »
Paul
VEYNE : « Oui,
tout à fait, le Parthénon était peint en jaune parce que lorsque le marbre
neuf brillait trop, les grecs estimaient que ce n’était pas beau… Les
statues étaient peinturlurées, c’était du vrai Saint Sulpice ! Alors, bien
sûr, j’en souffre ! Je préfère nettement les statues sans peintures… Il est
vrai que je n’arrive pas à comprendre ce goût. Ce qui n’est pas peinturluré
est un chef d’œuvre alors que si on lui ajoute cette peinture, je l’aime
nettement moins… »
LEXNEWS : « Mais quel regard portez vous sur votre propre réaction qui est
en fait de voir plus ces statues dans un blanc immaculé comme votre
Antiquité que l’Antiquité telle qu’elle fut ? »
Paul
VEYNE : « Mais,
oui je le sais ! Alors de temps en temps, je me dis : « Il faudrait que tu
fasses un effort de te mettre dans la peau d’un Grec qui supporte les
statues peinturlurées à la mode Saint Sulpice ». Mais vous savez je fais de
telles expériences, je vais vous raconter quelque chose qui date d’hier
soir : au chant XI de l’Iliade, Achille pour recevoir un hôte de marque, lui
fait un superbe cocktail qui a régalé les Grecs pendant un millénaire !
C’est vraiment un truc de luxe : cela consiste à mélanger du vin, de la
farine, du fromage râpé et du miel. Chaque fois que je parle à une maîtresse
de maison de ce mélange, elle pousse des cris en disant que c’est imbuvable.
J’en ai fais hier soir et sans dire ce que c’était j’en ai donné à boire !
Et bien mes convives ont dit : c’est curieux, cela a un très bon goût !
C’est très bon. C’est en effet un goût très original que nous ne connaissons
pas par ailleurs où l’on ne retrouve aucun des éléments qui le composent.
Alors vous voyez, cela je l’ai testé, mais je n’ai pas encore testé les
statues peinturlurées !
Par ailleurs, je
dois avouer que les reconstitutions qui sont faites sur ordinateur sont
passionnantes. De manière générale d’ailleurs, il était très difficile
autrefois de juger de l’architecture antique sans cette aide technologique.
Il n’y a que trois monuments à Rome qui vous donne une idée de cette
architecture antique : Sainte Marie Majeure, le Panthéon et Saint Paul hors
les murs mais en dehors de ces trois monuments chrétiens qui continuent
l’architecture romaine, seules les reconstitutions par ordinateur peuvent
nous donne une image de ces merveilles.»
___________
"L’homme ne cesse d’inventer alors
lorsque l’on parle de causalité,..., on oublie quelque chose d’essentiel :
l’inventivité !"
___________
LEXNEWS : « Vous nourrissez une méfiance
certaine à l’égard de la causalité. Pourriez vous nous éclairer sur cette
question délicate en histoire ? »
Paul
VEYNE : « Je
crois que l’on méconnaît deux faits : primo, l’homme est libre. Des
individus formés par le même groupe social, qui ont comme dirait Bourdieu le
même habitus, peuvent avoir devant un problème par exemple politique,
les réactions les plus différentes. La bourgeoisie d’extrême droite d’Action
française se divisait en une moitié collabo qui faisait semblant de ne pas
l’être mais l’était en réalité, et une autre moitié héroïque qui était entré
dans la Résistance. J’étais au Parti Communiste quand j’ai eu la surprise
suivante : au moment de la Communauté Européenne de Défense, le grand
capital était profondément divisé. Les uns étaient pour, les autres contre,
vous voyez ici jouer ce que j’entends par liberté et bien cette liberté est
aussi sans cesse capable d’inventions. Si vous voulez expliquer
l’Impressionnisme, vous allez souligner le fait que quelques peintres ont
inventé quelque chose de neuf à partir de Boudin, de l’Art japonais et en
transformant complètement l’Ecole de Barbizon, c’est de l’invention !
L’homme ne cesse d’inventer alors lorsque l’on parle de causalité, et qui
plus est de causalité sociale, une dénomination trop souvent mise en avant,
on oublie quelque chose d’essentiel : l’inventivité ! Il y a des tas de
choses que l’on n’explique pas ou alors on va chercher… »
LEXNEWS : « Vous soulignez le fait qu’il
n’existe pas d’invariants sauf à admettre des généralités vagues et creuses,
mais en même temps vous reconnaissez que l’Histoire procède par idées
générales. »
Paul
VEYNE : « Oui
tout à fait, c’est du Nietzsche connu d’abord à travers Foucault ! L’amour à
travers les ages n’existe pas si vous voulez. La chair chrétienne, le sexe
que nous avons connu et ce qui se fait actuellement avec la notion de « gender »
sont des systèmes sans rapport. Cela ne vous empêche pas bien entendu
d’évoquer l’Amour à travers les âges, ce qui est une idée générale mais si
vous essayez d’entrer dans les détails, vous voyez se succéder des éléments
sans rapports entre eux. »
LEXNEWS : « Est-ce que cela rejoint cette
querelle déjà ancienne des Universaux au Moyen-âge ? »
Paul
VEYNE : « Mais
absolument ! Max Weber reconnaissait déjà en 1900 que le fait de dire que
les idées générales ne sont que des mots creux devait être la loi de tout
historien. C’est tout à fait ce débat. »
___________
"Un
philosophe n’a pas une philosophie sans considérer qu’il met la pensée
humaine sur le droit chemin, surtout si c’est une philosophie inscrite dans
l’histoire !…"
___________
LEXNEWS : « Passons si vous le voulez bien
à Constantin, personnage clé de votre dernier livre. Comment s’inscrit-il
dans cette relation avec le Christianisme ? »
Paul
VEYNE : « Je
suis tombé sur un texte sensationnel et il faut avoir un peu d’imagination.
Le débat de Constantin était toujours de chercher des causes. Les uns
disaient : « c’était un chrétien sincère », les autres répondaient plutôt
qu’un empereur a toujours des motifs intéressés pour adhérer à une religion.
D’autres ont même dit : ce n’est pas cela du tout, c’était un imbécile, il
mélangeait le Christ et le Soleil. En réalité, lorsqu’on lit les textes, et
Dieu sait s’il y en a des textes de Constantin, on s’aperçoit que c’est une
personne persuadée de changer le sort de l’humanité. N’oubliez pas qu’un
empereur romain est le plus grand personnage qui soit au monde et il est le
seul de son genre. Il est donc à la pointe de l’humanité, il a le droit de
faire des élucubrations comme Néron, Julien l’Apostat ou notre Constantin.
Les élucubrations de Constantin sont qu’il a brusquement découvert qu’en se
faisant chrétien, et il l’était sincèrement, il aurait la mission de faire
le salut de l’humanité. Et il serait ainsi, il l’a dit en toutes lettres, la
créature humaine la plus importante depuis Adam et Eve ! Il y a un parallèle
saisissant que je fais à ce sujet avec Lénine et Trotski le soir où ils ont
pris le pouvoir. Si vous pensez que Trotski a pu écrire que ce qui était
avant la révolution communiste n’a été qu’une préhistoire… »
LEXNEWS : « Peut on dire alors qu’on entre
dans le domaine de la mégalomanie ? »
Paul
VEYNE : « Si
vous voulez ! Auguste Comte, Hegel,… et en fait quasiment tous les
philosophes ont considéré qu’ils donnaient le fin mot. Si vous prenez
Heidegger et ne parlons pas de Nietzsche qui avait expliqué qu’il était
l’Antéchrist et qu’il était Dionysos ressuscité… Un philosophe n’a pas une
philosophie sans considérer qu’il met la pensée humaine sur le droit chemin,
surtout si c’est une philosophie inscrite dans l’histoire ! »
LEXNEWS : « Ce qui est également
intéressant dans votre réflexion, c’est le fait que vous reveniez sur cette
image d’Epinal d’un Constantin purement spéculateur, opportuniste,… »
Paul
VEYNE : « En
effet, si vous réfléchissez qu’il aurait été en accord qu’avec 5 % de la
population en se brouillant avec les 95 autres pourcent… il y avait
certainement d’autres calculs politiques à faire ! Il n’avait pas besoin de
cela, il lui suffisait d’être chrétien dans son coin et n’avait pas besoin
de ruiner les finances impériales pour construire partout des églises et
soudoyer les évêques. »
LEXNEWS : « On peut dire alors comme vous le faites qu’il avait une certaine
clairvoyance sur ce que pouvait apporter cette foi, vous évoquez même le
terme de best-seller ! »
Paul
VEYNE : « Oui,
tout à fait, un best-seller pour une élite ! Les évêques ont alors fait lire
ce best-seller au peuple et aux petites gens. Il n’y a qu’à voir sur cent
chrétiens vrais qui y croient et suivent les offices, combien peut-on en
désigner dont cela fait battre le cœur ? Très peu ! C’est une religion
d’élite, c’est un peu comme si l’on mettait tout le monde à la sonate op.
109… »
___________
"Le Christianisme a tellement changé.
Songez que l’on ne parle de la crucifixion que depuis le IV° siècle, que la
Vierge est sans péchés depuis seulement 1950..."
___________
LEXNEWS : « La conclusion de votre dernier
livre est que l’Europe n’a pas de racines chrétiennes ou autres, mais s’est
faite par étapes imprévisibles. Comment l’historien que vous êtes
analyse-t-il dès lorsle récent discours du
chef de l’Etat français au Vatican ? »
Paul
VEYNE : « Non,
elle n’a pas de racines chrétiennes mais un patrimoine, ce qui n’est pas
pareil ! Et en effet, tout cela s’est fait par étapes successives et
imprévisibles. Vous savez le Christianisme a tellement changé. Songez que
l’on ne parle de la crucifixion que depuis le IV° siècle, que la Vierge est
sans péchés depuis seulement 1950, qu’un grand nombre de membres de l’Eglise
qui étaient à l’origine à droite sont de plus en plus à gauche depuis
l’encyclique rerum novarum en 1891 et avec la théologie de la
Libération qui œuvre beaucoup plus dans le social. Vous avez donc de
profonds changements. Le chrétien du XX° siècle pratique la contraception,
ils la pratiquent tous. La population espagnole n’a jamais augmenté dans ce
pays chrétien avec 30 millions d’habitants ! »
LEXNEWS : « Mis à part l’abstinence, vous y voyez d’autres explications ! »
Paul VEYNE : « Non
en effet je ne crois pas à cette explication de l’abstinence… Surtout si
vous regardez les pays où cela n’est pas pratiqué, vous constatez au moins
six enfants par famille !
Pour le discours
du chef de l’Etat, il aurait mieux valu parler de patrimoine plutôt que de
racines. Ensuite, comme individualiste, je suis assez favorable à un certain
libéralisme religieux qui est le sien. Je vous donne un exemple : si un
jour, un ministre de la culture trouve utile de verser une subvention aux
Carmélites, j’approuverai cela de tout cœur, tout d’abord parce que c’est un
phénomène tellement extraordinaire que l’on devrait les nommer Monument
historique, au même titre que les Communistes ! Et au nom du libéralisme, je
trouve cela plutôt bien. Mais par contre la notion de racine n’a aucun sens
scientifique… »
LEXNEWS : « Vous aimezprofondément la violence suave des poèmes de René Char. En cette
année anniversaire, il semble important de rappeler que la poésie de René
Char, à l’image d’une musique contemporaine, demande à être comprise pour
être pleinement appréciée. »
Paul
VEYNE : « Oui, en effet, il vaut mieux faire cet
effort et savoir ce qu’il a voulu dire et d’ailleurs lui-même y tenait
beaucoup. Les colères que j’ai subies parce que j’avais fait un contresens
sur un de ses poèmes, je les ai encore en mémoire ! Je suis d’ailleurs un
peu médusé de voir René Char célébré, et je vous donne deux exemples qui me
viennent à l’esprit, en Tunisie et au Japon… »
___________
"Qu’est ce qui fait qu’un auteur passe à
la postérité ? Ceux qui sont contre cessent d’en parler, disent que cela ne
les intéresse pas, on ne l’attaque plus mais il y a une sorte de consensus
mou qui s’établit. ..."
___________
LEXNEWS : « Ce ne sont en effet pas
forcément des lieux où on l’attendait en premier… »
Paul
VEYNE : « Non en effet ! Je crois que le passage de
René Char à la postérité mériterait une véritable analyse sociologique. Il
faudrait faire une véritable archéologie, dépouiller énormément de papiers
ce qui serait pourtant passionnant : qu’est ce qui fait qu’un auteur passe à
la postérité ? Ceux qui sont contre cessent d’en parler, disent que cela ne
les intéresse pas, on ne l’attaque plus mais il y a une sorte de consensus
mou qui s’établit. Je crois que c’est ce qui s’est passé pour René Char. »
LEXNEWS : « Quelle image souhaiteriez vous
laisser de René Char à nos lecteurs pour les inciter à lire René Char ? »
Paul
VEYNE : « Je leur conseille de ne pas essayer de
comprendre ce que cela veut dire parce que René Char jouait à deux niveaux.
Tout d’abord, il souhaitait bien entendu dire des choses fort précises mais
il avait le don de les dire obscurément puisque telle est la convention de
la poésie moderne à l’image de l’art abstrait, mais il avait le don de les
dire avec une puissance verbale, par le choix des mots, le coloris des mots,
le rythme…Ecoutez, en un mot, je suis tombé amoureux de René Char, de sa
poésie, à 17 ans. Jusqu’à ce que je le rencontre, et j’avais alors à ce
moment là 54 ans lors de la rédaction de mon livre sur lui, je ne me suis
jamais demandé ce que tout cela voulait dire ! Et lorsque je ne comprenais
pas, et bien je ne comprenais pas et je m’en enchantais. C’est seulement
pour ce livre que j’ai commencé le déchiffrement. Et je faisais auparavant
des contresens gigantesques !
Vous savez, on prend un réel plaisir à le
lire même si on ne saisit pas toute sa pensée. Vous avez d’ailleurs un
parallèle parfait à cela qui relève de la peinture abstraite avec les « Illuminations »
de Rimbaud. Il n’y a qu’à voir le nombre de commentaires invraisemblables
qui sont faits. La force verbale de peinture abstraite, de peinture non
figurative des « Illuminations » de Rimbaud est absolument énorme,
c’est la même chose que René Char et c’est d’ailleurs pour cela qu’il
faisait tant d’éloges de Rimbaud, ils font le même art. »
LEXNEWS : « L’histoire personnelle de René
Char a été importante pour vous »
Paul
VEYNE : « Cela a beaucoup compté pour moi. En
ouvrant son livre, cette poésie m’a immédiatement touché, je savais
immédiatement ses poèmes par cœur, je les sais d’ailleurs encore ! Le fait
qu’il ait été résistant a bien entendu renforcé ma sympathie, mais cela, je
ne l’ai appris que plus tard. Il appartenait à une vieille tradition de
républicains rouges, bleus c'est-à-dire anti-curé du Midi de la France. Son
père était maire de gauche de sa bourgade.
Il était d’une gentillesse et d’une
générosité incroyables. Alors que j’avais un beau-fils qui mourrait du Sida,
il venait de vendre ses fameux manuscrits à peinture et avait encaissé une
somme importante et bien il m’a proposé de me donner 30 millions pour le
faire soigner aux Etats-Unis ! Pour lui, un poète a le geste large… Un jour,
dans le train, il s’était trouvé en face de Paul Claudel, qu’il avait
reconnu par les photos, Paul Claudel était entrain de lire un journal de
bourse. Pour lui, le spectacle d’un poète lisant un tel journal l’avait
sidéré ! Néanmoins, cela ne l’empêchait pas d’être un grand admirateur de la
poésie de Claudel. De même, vous imaginez facilement ce qu’il pensait de
Céline puisqu’il mettait littéralement à la porte avec un gourdin les
antisémites…Il me disait en râlant : « Mort à crédit est un chef d’œuvre !».
C’est la plus forte personnalité que j’ai
jamais rencontrée ou entrevue. »
LEXNEWS : « Et Foucault ? »
Paul
VEYNE : « Bien entendu Foucault avait également une
forte personnalité mais dans un autre genre, celui du « samouraï sec » ! »
___________
"Si
l’homme cessait d’être curieux alors il pourrait en effet changer
complètement et perdre son instinct de conservation et perdre son instinct
grégaire..."
___________
LEXNEWS : « Vous acceptez l’idée que l’on
puisse oublier des grandes civilisations dans le futur mais pas le fait que
l’humanité puisse oublier de se dédoubler et réfléchir sur elle. L’état de
la culture et de l’éducation actuelles vous inspire-t-il de telles
craintes ? »
Paul
VEYNE : « Je ne crois pas car parmi les tendances
fondamentales de l’humanité, l’instinct grégaire, l’instinct de
conservation, il y en a une troisième que l’on oublie toujours et qui est la
curiosité. Le goût qu’ont les hommes de s’occuper des choses qui ne les
intéressent en rien, que ce soit de découvrir l’Amérique ou de collectionner
les timbres poste, la curiosité est une des poussées fondamentales de
l’humanité. Elle porte sur tout : imaginez ces personnes qui recensent les
20.000 variétés d’araignées, vous vous rendez compte ? Parmi ces curiosités,
il suffit que l’on apprenne qu’il ait existé un peuple dans le passé pour
que l’on veuille savoir ce qu’ils ont fait, même si leur histoire est
insipide. Cette curiosité pour l’Histoire n’est pas particulière, elle est
une notion pure que l’on retrouve dans les autres domaines que j’évoquais
comme la philatélie. Je pense que nous nous intéresserons toujours au
moindre peuple à partir du moment où il a existé. »
LEXNEWS : «autrement dit, vous êtes optimiste ! »
Paul
VEYNE : « Si l’homme cessait d’être curieux alors il
pourrait en effet changer complètement et perdre son instinct de
conservation et perdre son instinct grégaire. Cela serait une transformation
tellement complète. Pour l’effritement de la culture souvent relevé, je
pense que lorsque l’on tire le Théâtre d’Eschyle à 50.000 exemplaires de
poche, je ne crois pas que ce soit par bonté gratuite, c’est qu’on arrive à
le vendre ! Je vous donne un autre exemple, celui d’une lettre de Guy de
Maupassant dans laquelle il écrit que pour « Bel ami » l’éditeur en
attend un succès fou et il précise qu’il en est à 5.000 exemplaires ! Mon
ami Jonathan Littell en est à 700.000 pour la France…A l’époque où le tiers
de la population française savait lire, un succès se chiffrait à 5.000
exemplaires. Je ne nourris pas d’inquiétude en tant que tel et en fait je
crois que les gens aiment geindre. J’aurais même envie d’en faire une
formule toute faite : « les idées reçues geignardes » ! Or, ayant lu
Nietzsche, il ne faut pas geindre… »
LEXNEWS : « En dehors de tout ce dont nous avons parlé, à quelles autres
émotions culturelles Paul VEYNE consacre-t-il ses moments libres, si tant
est que cette distinction ait un sens ? »
Paul
VEYNE : « J’ai gardé un peu de sensibilité poétique,
j’ai par exemple relu il y a quelque temps les « Illuminations » de
Rimbaud avec un très grand plaisir. La peinture est également fondamentale
avec les paysages en second plan, en revanche il y a quelque chose qui n’a
jamais marché avec la musique ! J’en ai écouté des tonnes, je connais les
dates, les compositeurs que je peux reconnaître à l’oreille mais je
n’éprouve jamais le besoin d’en écouter. Au bout de quelques minutes, je
cesse d’écouter même les plus grands chefs d’œuvres de Mozart ou de
Beethoven. J’ai besoin de voir des tableaux mais la musique… Je feuillette
par contre tous les soirs des livres d’art, c’est un réel besoin.
Pour finir, j’ai actuellement trois buts
dans la vie, j’ai actuellement 78 ans. Je souhaite primo mourir en
étant mince et non ventru, secundo, en sachant encore le grec,
tertio, en sachant encore l’allemand ! Alors j’observe la diète et tous
les soirs, je lis un peu de grec et un peu d’allemand… »
LEXNEWS : « Merci Paul Veyne pour cette force que vous
donnez en exemple à nos lecteurs, une puissance qui devrait nous inspirer
dans notre intérêt des choses passées et présentes !"
Une phrase inspirante de Paul VEYNE tout spécialement
destinée à nos lecteurs !
Interview Joël
Chandelier
02/10/21
Lexnews a eu le plaisir
d'interviewer Joël Chandelier, archiviste paléographe, agrégé
d’histoire et maître de conférences en histoire médiévale à
l’université Paris 8. Ce spécialiste de l’histoire des sciences et de
l’histoire culturelle et intellectuelle médiévale vient de publier aux
éditions Belin dans la prestigieuse collection Mondes Anciens dirigée
par Joël Cornette un ouvrage remarquable et passionnant parvenant à
réaliser une synthèse didactique de l'Occident médiéval sur près d'un
millénaire.
Pourquoi avoir choisi la date de 400 ap.
J.-C. pour évoquer le début de l’occident médiéval alors que celle de
la chute de l’Empire romain en 476 (déposition du dernier empereur
romain) semble plus souvent retenue ?
Joël Chandelier :
"Le choix a été dicté par plusieursraisons. La date de 476 n’a
pas eu réellement d’écho en Occident. Le dernier empereur Romulus
Augustule, qui fut déposé à cette date, n’avait déjà plus de réel
poids politique à cette époque. Même si elle demeure une date
symbolique, il ne s’agit pas là d’un changement brutal. Le moment de
rupture se trouve plutôt, au plan européen, dans le basculement entre
le IVe et le Ve siècle. L’imposition progressive du christianisme
comme religion d’État à la fin du IVe s., la brutale pénétration de
groupes germains en Occident en 406, le sac de Rome en 410, tous ces
éléments accumulés vers 400 posent une partie des fondements de ce qui
va se dérouler par la suite.
Vous privilégiez une vision également élargie du champ d’étude de ce «
long Moyen Âge » pour reprendre une expression de l’historien Jacques
Le Goff, incluant l’analyse de la vision du monde non seulement de la
part des élites mais également du peuple.
Ce Moyen Âge qui s’étend sur une période de presque mille ans se
caractérise par de grandes évolutions. Les grands historiens du XXe
siècle, tels Georges Duby et Jacques Le Goff, ont insisté sur la
nécessité de toujours se pencher sur les structures sociales pour
observer les mutations qui s’opèrent parfois brutalement, d’autres
fois par touches successives. Observer seulement la surface,
c’est-à-dire les discours des clercs ou la suite des événements, comme
cela se fait encore couramment, ne permet pas de comprendre ce qui se
passe. L’histoire du Moyen Âge a été largement renouvelée ces
dernières décennies, à travers des courants novateurs très variés, et
il est temps, je crois, de tenter une synthèse qui montre les
interactions entre la sphère politique, la culture religieuse et les
structures sociales. Ce sont les dynamiques de ces domaines, leurs
rapports de force, leurs échanges et leurs confrontations, qui forment
la société médiévale : celle-ci n’est pas un monde figé, uniforme,
simple, mais un bouillonnement parfois contradictoire, toujours en
mouvement, dont il faut tenter de rendre compte. Toute la difficulté a
été de retenir une certaine unité dans cette histoire entendue dans la
diversité".
Vous retenez ainsi une vision
plurielle pour scruter cet Occident médiéval…
Joël Chandelier :
"Tout en ayant bien conscience que
derrière ce vocable se cache une myriade de peuples et de sociétés,
j’ai en effet retenu ce terme d’Occident. Je l’entends en un sens
pluriel car ce terme me semble être le plus adapté, le plus
compréhensible aussi. De quoi s’agit-il ? De l’espace de la culture
latine, reconnaissant l’autorité (au moins nominale) du pape et
partageant un certain nombre de structures sociales. L’avantage du
terme d’Occident est qu’il me semble plus juste géographiquement que
celui d’Europe, puisque l’Europe à l’époque médiévale, l’Europe
géographique, intègre des espaces dépendant du christianisme byzantin,
des zones païennes et des États musulmans. Mais, bien sûr, on peut
critiquer le terme qui n’existe pas sous la plume des contemporains…"
De quelle manière la
civilisation chrétienne a-t-elle progressivement pris la place laissée
vacante par l’Empire romain défunt ?
Joël Chandelier :
"Il est certain qu’il y a un passage
d’un modèle à un autre, mais on peut légitimement se poser la question
de savoir si une période longue de quatre siècles, du IIIe au VIIe,
peut encore être qualifiée de transition ! Il y a en fait alors une
cohabitation de deux réalités qui en crée une nouvelle, originale, que
l’on a qualifiée d’Antiquité tardive pour montrer son originalité
propre. Tout d’abord, celle de l’empire romain finissant, qui certes
disparaît dans certaines de ses formes (notamment pour l’empereur),
mais sur d’autres se perpétue comme l’impôt, l’imaginaire du pouvoir,
une partie des structures administratives, etc. Ces structures sont en
interaction avec une société qui mêle des apports d’origine germanique
mais aussi, évidemment, romains et chrétiens. Il n’y a donc pas un
remplacement d’une civilisation par une autre : il y a plutôt une
lente synthèse. D’une certaine manière, on peut donc dire que la
civilisation médiévale repose sur la synthèse de ces trois grands
apports que sont le legs romain, germain et chrétien – mais sans
considérer que ces trois éléments seraient au départ « purs » et se
seraient alors rencontrés : tous les trois sont nés ensemble et ont
évolué ensemble, il est presque impossible de les séparer sauf en
pensée".
Sur quelles bases repose cette
civilisation chrétienne ? Et – osons la question – estimez-vous à
l’image du pape émérite Benoît XVI que notre actuelle société repose
encore sur ces mêmes bases ?
Joël Chandelier :
"La religion chrétienne à partir du
cinquième siècle devient la foi dominante de la population, même si
elle ne sera jamais exclusive. Si les païens disparaissent assez
rapidement, les juifs forment une part non négligeable de la
population. Il demeure cependant que le christianisme dominera la
société, ce qui est une nouveauté, même si nous ne savons pas
exactement ce que recouvre cette adhésion pour chacun des fidèles des
époques les plus anciennes du Moyen Âge. Par ailleurs, il ne faut pas
oublier que, lors de ces premiers siècles, nous avons encore la trace
de nombreuses hérésies, tel l’arianisme, qui divisent ces croyants.
Cependant, il est certain que désormais le peuple se trouve encadré
par une église composée d’évêques, de prêtres et de clercs, une
organisation très importante qui remplace même en partie les
magistratures antiques romaines dans leur rôle, notamment dans les
cités.
Une des grandes caractéristiques de
cette civilisation est aussi que les gouvernants s’appuient sur cette
religion chrétienne pour gouverner : le christianisme fournit un
modèle qui vient compléter et infléchir, mais non abolir les modèles
politiques antérieurs. Quant à savoir si cela peut encore être perçu
de nos jours, il me semble qu’une réponse à nuancer serait la plus
juste. Nier l’existence de tout ce legs conceptuel hérité du Moyen
Âge, qui aurait donc disparu avec la modernité, ne me semble pas
tenable. Il suffit de considérer l’importance du modèle de la royauté
qui a prévalu jusqu’au XXe siècle dans de nombreux pays de l’Europe
pour s’en convaincre. De nombreux éléments hérités de ce Moyen Âge ont
donc encore un poids décisif de nos jours, mais il est évident que de
nombreux éléments de cet héritage se sont estompés – je pense
notamment aux rapports entre pouvoirs politiques et pouvoir religieux,
qui existent toujours mais évidemment ne sont plus les mêmes. Si
certains souhaitent reprendre l’image de racines, elle peut
s’entendre, en effet, à la condition de considérer que, comme dans
tout arbre, il y a plusieurs racines : celles qui viennent du monde
médiéval, donc, mais aussi celles plus anciennes, qui transmettent
l’héritage de la Grèce ancienne ou de l’époque romaine, ou les plus
récentes issues de la modernité ou des apports extra-européens".
Pouvons-nous encore parler de
mutation féodale au tournant de l’An Mil ?
Joël Chandelier :
"La recherche actuelle a, pour
l’essentiel, écarté l’idée d’une mutation sociale sous forme de
rupture brutale autour de l’an 1000 qui aurait eu pour conséquence un
changement radical de société. Les études récentes retiennent plutôt
l’hypothèse d’une évolution sur le plus long terme, à la fin de
l’empire carolingien jusqu’au début du XIIe siècle. L’idée d’un
bouleversement social a également été remise en cause dans la mesure
où une plus grande stabilité sociale des familles, mais aussi de ceux
qui dominent, se constate. Toutefois, si cette thèse dans sa version
forte a été aujourd’hui abandonnée par la plupart des chercheurs, des
éléments importants en demeurent. Car on ne peut nier que, si l’on
observe la société de la fin du IXe s. et celle du XIIe, les
catégories sociales et leurs interactions sont très différentes. Une
grande partie des conclusions de Georges Duby peut ainsi être
conservée mais certains points, dont la temporalité et l’évolution,
doivent être nuancés et étudiés dans un cadre européen. C’est un peu
le défaut de la tradition française que d’avoir centré ses analyses
sur la France, pour laquelle il est certain que dans certaines régions
des mutations importantes ont lieu entre le Xe et le XIe siècle ;
mais, si l’on prend un cadre européen comprenant les îles
britanniques, l’Italie, l’Espagne chrétienne ou encore l’Europe
centrale, les évolutions et leur temporalité ne sont pas les mêmes. Il
est certain qu’il se passe quelque chose au XIe siècle, avec peut-être
une rupture au milieu du siècle du fait de la réforme de l’Église,
mais cela doit être entendu comme un processus, non comme un brutal
changement".
Comment le pouvoir central
est-il sorti de ce morcellement multiple et sur quelle base se réalise
cette reconstruction ?
Joël Chandelier :
"La période féodale centrale (autour du
XIe siècle) se caractérise, dans l’ancien monde carolingien, par un
morcellement politique dans lequel le pouvoir du roi est
particulièrement affaibli et les pouvoirs locaux des princes et des
châtelains accrus. À partir du XIIe siècle, cependant, le pouvoir
central se reconstitue précisément en s’appuyant sur une base locale,
c’est-à-dire en prenant à son compte la féodalité – qui alors n’est
plus un obstacle mais au contraire devient un outil. Quelques rois au
cours de ce XIIe siècle vont réussir à imposer par ces liens multiples
de vassalité une nouvelle autorité, cette fameuse pyramide féodale
avec le roi à son sommet et en dessous ses vassaux. Il s’agit donc
d’une réorganisation des rapports et interactions entre le centre et
les pouvoirs locaux, reposant sur la fidélité et la confiance au roi :
il n’y a pas une reprise en main brutale des grands princes, sauf dans
certains cas emblématiques, mais plutôt l’imposition d’une nouvelle
forme de contrôle, appuyée notamment sur le droit dont la renaissance
est l’un des grands événements du XIIe siècle".
Les trois ordres dégagés par
Georges Duby vont désormais être à la base même de la société féodale
jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Quelle importance va jouer cette
structuration de la société pour le Moyen Âge ?
Joël Chandelier :
"Cette structuration tripartite qui
sépare les clercs, les nobles et les autres correspond à une vision
d’intellectuels développée par des clercs de l’époque – et qui n’était
pas du tout la seule qui existait alors. Elle finira cependant par
s’imposer, en particulier avec la constitution d’une noblesse mieux
délimitée, et la séparation entre les clercs et les laïcs promue par
la réforme de l’Église à partir du XIe siècle. Cela aura de nombreuses
conséquences dès la fin du Moyen Âge quant à la conception de la
société. Celle-ci se trouvera encore caractérisée par ces trois ordres
sous l’Ancien Régime, avec notamment en France le modèle des États
Généraux, qui apparaissent justement au Moyen Âge, alors même que la
société est bien plus complexe et comprend des catégories plus fines.
C’est le cas par exemple pour le groupe de « ceux qui travaillent »
qui comprend tout aussi bien de riches marchands et banquiers que les
paysans les plus démunis. Pour la noblesse, nous retrouvons ces mêmes
nuances avec une noblesse de robe, liée au service de l’État, qui
apparaît dès la fin du Moyen Âge. Les réalités sont ainsi plus
complexes qu’il n’y paraît – et il faut, à cette vision tripartite, en
ajouter d’autres, par exemple celle qui sépare les chrétiens des
minorités juives et musulmanes, celle entre les hommes et femmes..."
Quand se termine le Moyen Âge
et comment débutent les temps modernes, terme de votre vaste enquête ?
Joël Chandelier :
"Il y a toujours un aspect arbitraire à
vouloir terminer le Moyen Âge et à commencer les temps modernes. Ces
périodes sont en effet très complexes et il est classique et légitime
d’évoquer comme terme 1492 qui correspond à la découverte des
Amériques et à la chute de Grenade, le milieu du XVe siècle avec la
chute de Constantinople, voire le milieu du XIVe siècle avec la Peste
noire. Le défaut de ces choix est peut-être que les évènements mis en
avant pour les justifier, bien que cela soient des dates essentielles
dans l’histoire de l’humanité, se déroulent aux marges de l’Occident
médiéval.
Qu’est-ce qui peut, dès lors, marquer la transition d’une époque à
l’autre au sein même de l’Occident ? Il faut bien évidemment toujours
faire un choix, aussi ai-je retenu le milieu XVe siècle et le
personnage de Léonard de Vinci, en voulant par-là insister sur des
éléments culturels. C’est en effet l’époque de la Renaissance et de
l’invention de l’imprimerie à caractères mobiles qui permettra une
diffusion de l’écrit incomparable. L’exemple suivant est éloquent : la
bibliothèque du roi de France au XIVe s. comporte un millier de
volumes environ, alors que celle de Mazarin, au XVIIe s. s’élève à
plus de 40 000 volumes ! Je pense que, du point de vue de la culture
et de la communication, il y a une rupture très forte qui peut
justifier de choisir là le terme du Moyen Âge – sans que cela n’exclue
bien sûr d’autres dates ou justifications possibles".
L'historien Michel Winock n'est plus à
présenter, lui qui a associé son nom à l'histoire de la République
française dont il a retracé l'évolution en de brillantes études. Fin
observateur des idées et de la vie culturelle, son dernier objet
d'étude retrace ses propres souvenirs, ceux de son enfance, et d'une
autre France, celle des années cinquante. Rencontre non dénuée
d'humour avec un de nos meilleurs historiens à l'occasion de la
parution de « Jours anciens
» aux éditions Gallimard.
Comment l’historien de la
République française et des idées politiques que vous êtes a décidé de
regarder et livrer un monde non seulement d’une histoire contemporaine
des années cinquante, mais également la vôtre, donc subjective ?
Michel Winock :
" Il existe un âge — j’ai passé les 80 ans — de la récapitulation.
Qui suis-je ? Qu’ai-je fait de ma vie ? On a envie de se reconstituer
depuis le plus jeune âge au moment où l’on arrive dans la dernière
ligne droite et qu’on dira bientôt « Bye ! bye ! » Et puis on a envie
de raconter à ses enfants et petits-enfants d’où l’on vient, ce qu’on
a connu et qui ressemble si peu à ce qu’ils connaissent aujourd’hui.
En distinguant ce qui appartient à une époque, à une génération, à un
ensemble, de ce qui est proprement singulier, qui nous appartient en
propre ".
Vous dépassez votre propre
témoignage pour l’élargir aux classes dites creuses des années
1935-1942 dans une banlieue traditionnellement communiste.
Michel Winock :
" Peu de mes ouvrages ont suscité autant de lettres de lecteurs,
ce n’est pas par hasard. La plupart appartiennent à ces classes
creuses. Ils me narrent leur vie, notent les différences avec la
mienne et aussi, et surtout, les correspondances, les repères communs.
Nombreux sont ceux qui habitaient dans leur enfance et leur
adolescence la banlieue de Paris comme moi. Plusieurs me parlent de
leur père communiste (les mères ne semblent pas avoir voix au chapitre
politique dans les années d’après-guerre, même si ce n’est pas tout à
fait vrai). Presque tous, même les enfants de parents communistes, me
parlent de leur catéchisme, leur communion solennelle, etc. Bref, nous
nous trouvons bien des points communs sous la double influence des
églises catholique et communiste ".
C’est une France d’avant et
un peu oubliée, celle de la IV° République, qui se dévoile grâce à
votre témoignage. Au regard de l’actuelle pandémie, vous ne comptez
pas parmi ceux qui estiment que « c’était mieux avant ! ».
Michel Winock :
" Il est sûr que l’on peut regretter des choses du passé, chacun
ayant ses propres nostalgies. Si je prends l’exemple des médias, je
peux regretter la télévision des années 60 qui avait une vocation
culturelle aujourd’hui largement perdue ; je peux regretter les grands
écrivains vivants de ma jeunesse : Camus, Malraux, Sartre, Mauriac,
etc. Bref, dans tel ou tel secteur du passé, je peux être gagné par le
sentiment que c’était mieux qu’aujourd’hui. Mais prendre au sérieux la
formule globale « c’était mieux avant » relève de l’ignorance. Mon
frère aîné est mort en 1944 à 22 ans de tuberculose ; mon père, à 49
ans, en 1945, lui aussi de tuberculose. C’est pour moi une référence
clé. L’espérance de vie a presque doublé au cours du XXe siècle :
environ 80 ans en moyenne pour les hommes aujourd’hui, 85 pour les
femmes. Non seulement le fléau de la tuberculose a été éradiqué, mais
le cancer, naguère incurable, n’est plus fatal. Etc. Autre domaine :
l’instruction. Sur les six enfants que nous étions, j’ai été le seul à
faire des études secondaires (et supérieures) parce que je suis arrivé
près de dix ans après le cinquième. Dans ma classe du primaire, sur 32
ou 33 élèves, nous avons été trois seulement à passer l’examen
d’entrée en sixième, et sensiblement moins de 10 % de notre classe
d’âge sont parvenus au baccalauréat. J’évoque aussi dans mon livre les
conditions de logement qui étaient celles de nos familles de banlieue
: pas même de WC individuels, pas de douche, etc. Et je ne parle pas
du pire : la guerre mondiale, les guerres coloniales… et
particulièrement la guerre d’Algérie avec 27 mois de service militaire
obligatoire…"
Dans cet esprit, le lecteur sera assurément surpris des conditions
inégalitaires, notamment pour les classes modestes et la place des
femmes.
Michel Winock :
" Sur les inégalités, je ferais cependant des nuances. Je viens de
le dire, j’ai connu dans mon enfance et mon adolescence des conditions
matérielles de vie en comparaison desquelles vivre aujourd’hui dans
une HLM paraît un luxe. Cependant, deux choses rendaient l’existence
plus facile qu’avant la guerre. D’une part, le plein-emploi, qui a
duré jusqu’au milieu des années 1970. D’autre part, les débuts de
l’État providence avec ses lois sociales. Au demeurant, les « Trente
glorieuses » ne sont qu’une formule : il faut attendre la décennie des
années 1960 pour assister à une hausse sensible des niveaux de vie.
Quant aux femmes, elles gardaient un statut de mineures. Mon père
était extrêmement soucieux de l’avenir de ses fils : il fallait qu’ils
aient un métier, c’est-à-dire une spécialité d’artisan : tapissier,
ébéniste, ajusteur…
Et mes frères, plutôt intellos, en ont
beaucoup souffert. Mais mon père n’avait pas le même souci pour ses
trois filles, vouées naturellement au mariage et à la maternité. Quand
je me suis marié en 1961, mon épouse n’avait pas le droit d’avoir un
compte en banque sans mon autorisation. Un beau symbole après celui du
retard en France du droit de vote pour les femmes. Il faut attendre
1967, la loi Neuwirth, pour la vente libre des contraceptifs ; 1975,
la loi Veil, pour l’IVG…"
Pouvez-vous rappeler quelles ont été
les œuvres essentielles qui ont marqué votre amour de la littérature
et ce qu’il en est aujourd’hui ?
Michel Winock :
" Très tôt j’ai été passionné par la lecture, aussi bien par les
bandes dessinées (Tintin évidemment) que par la collection « Signe de
piste » (Le Prince Éric, le Bracelet de vermeil, les
Cent camarades…). Dans les classes du collège d’aujourd’hui (de la
6e à la 3e), Alexandre Dumas surtout m’a fait passer de bons moments :
Les Trois mousquetaires, Vingt ans après, mais aussi
La Tulipe noire, Le Comte de Monte Christo… À partir de la
seconde, j’ai commencé à lire avec boulimie : Mauriac (Le Désert de
l’amour), Montherlant (Les jeunes filles), Dostoïevski (Crime
et châtiment), Camus (La Peste), Sartre (La Nausée),
Aragon (Les Beaux quartiers), et les classiques Stendhal (Le
Rouge et le Noir), Flaubert (Madame Bovary), Balzac (Le
Père Goriot). J’ai découvert Proust en terminale, mais j’ai mis
deux ans pour finir Le temps perdu… Kafka (Le Château),
le roman américain (Dos Passos, Faulkner, Hemingway)… Je réserverai
une mention spéciale à André Breton qui m’a appris la sainte Trinité :
« La Liberté, l’Amour et la Poésie ». Entre 15 et 18 ans, j’ai acquis,
quand j’y pense, un capital de lecture considérable, un socle
littéraire constitué par des œuvres qui se sont ancrées en moi plus
que les films malgré mon amour du cinéma. La littérature contemporaine
m’attire moins, je l’avoue. Modiano et Houellebecq, oui. Je citerai
aussi les romancières : Laurence Cossé (La Grande Arche), Marie
N’Diaye (Trois femmes puissantes), Lydie Salvayre (Pas
pleurer) ; dans la francophonie, Kamel Daoud (Meursault,
contre-enquête), Boualem Sansal (Le Village de l’Allemand)…
mais je lis surtout des essais " .
Comment percevez-vous avec le
recul de la publication ce témoignage de la France d’après-guerre ?
Vous semble-t-il appartenir inexorablement au passé ou bien avez-vous
l’impression que notre époque repose encore sur certains de ces traits
?
Michel Winock :
" Tout a changé : l’architecture, l’urbanisme, les conditions de
vie, les mœurs, les croyances, les habitudes, la politique, la langue…
Oui, la première réponse c’est bien l’idée que cette France-là, cette
époque-là est révolue. Restent des choses immuables : la baguette de
pain, le beaujolais, le steak frites, l’Académie française, le goût
des vacances, l’amitié, la passion du foot, un certain culte du livre
(tous nos Présidents doivent en écrire au moins un), le Tour de France
(malgré le dopage)… Mais rien de commun avec le numérique,
l’intelligence artificielle, les réseaux sociaux, le video-travail, le
chômage de masse, le pourcentage des diplômés, les greffes d’organe,
les fast-foods, j’en passe " .
L’historien voit-il d’autres
périodes en France ayant connu de tels changements aussi importants ?
Michel Winock :
" Oui, sans doute. Le XVIe siècle de la Réforme et des guerres de
Religion, qui est aussi le siècle de l’imprimerie. Les 25 années de la
Révolution et de l’Empire qui ont édifié la France moderne. Le XIXe
siècle qui a suivi est aussi une époque d’immenses changements, avec
la révolution industrielle et la longue transition politique vers la
démocratie — mais le rythme en a été plus lent. Le changement est le
propre de la vie collective. Il inspire les idéologies funèbres de la
décadence et la nostalgie des vieillards " .
Peut-on estimer qu’à l’époque
de votre enfance l’espérance – la foi dans le Progrès notez-vous en
conclusion avec une majuscule - avait une place prépondérante et
qu’elle fait plus défaut de nos jours ?
Michel Winock :
" Cette foi dans le Progrès qui date du XVIIIe siècle était encore
largement partagée dans mon enfance. La guerre mondiale était finie,
l’avenir existait. La démographie en témoigne : l’époque de l’enfant
unique des années 1930 laissait place à un renouveau explosif de la
natalité. On rêvait d’avoir une automobile, et les premières 4 CV
Renault étaient des signes annonciateurs. Les parents étaient sûrs que
leurs enfants auraient une vie meilleure que la leur. Le chômage avait
quasiment disparu. Les partis politiques, communistes en tête mais pas
seulement, nous promettaient des lendemains heureux. On ramait dans sa
galère, mais on voyait au loin le rivage " .
Quels sont vos propres
espoirs à l’heure où nous parlons ? Et vos projets de publications ?
Michel Winock :
" Aujourd’hui, je nourris l’espoir que la planète sortira le plus
vite possible de la sinistre pandémie qui confine nos vies depuis le
printemps 2020. J’ai admiré la rapidité avec laquelle on a pu inventer
un vaccin (plusieurs mêmes) sur lequel repose cet espoir. Sur un autre
plan, la défaite de Trump aux États-Unis réconforte en moi l’idée de
paix et de solidarité entre les nations. À plus long terme, j’espère
la formation d’une véritable Europe unie et démocratique — élément
capital pour l’équilibre du monde. Quant à mes projets, là encore je
songe surtout à la récapitulation, que les grandes collections
comme « Bouquins » et « Quarto » permettent, sans préjudice du travail
de Thierry Marchaisse qui s’est lancé dans l’édition de mon Journal
et qui n’en a pas fini ! Dans l’immédiat, le bicentenaire de la
naissance de Flaubert va m’occuper quelque peu " .
Notre revue a eu le plaisir de rencontrer un grand nom de la
culture française en la personne de Marc Fumaroli, académicien et
professeur au Collège de France. Grand spécialiste de la rhétorique,
il est également un historien et un essayiste reconnu dans de
nombreuses disciplines. A l'occasion de la sortie de son dernier
livre*, il a bien voulu nous livrer ses impressions quant à
l'évolution de la pensée et de l'art en ce début de XXI° siècle.
Voyage avec un maître de choix dans le raffinement de la pensée
classique !
(*
Paris-New York et retour, voyage dans les arts et les images, Fayard,
2009 )
LEXNEWS : « Vous êtes un spécialiste réputé
du XVII°siècle et de la rhétorique, mais vous avez aussi porté vos
analyses sur le siècle des Lumières qui suit et même jusqu’au XIX°
siècle avec un ouvrage remarqué sur Chateaubriand. D’où vous vient
cette curiosité insatiable qui vous mène aujourd’hui à des réflexions
passionnantes sur l’art avec votre dernier ouvrage ? »
Marc Fumaroli : « Je me suis passionné très tôt pour l'art de
persuader, autrement dit la rhétorique, celle des Grecs et des
Romains, notamment Cicéron, celle des médiévaux, qui dérive
essentiellement de saint Augustin, adaptant Cicéron à la prédication
chrétienne, et celle des humanistes, qui retrouvent Cicéron, les Grecs
et les Romains, sans pour autant renier Augustin.
La mode des années 6O-8O allait à la linguistique et à la logique
formelle, attirant les “littéraires” à qui elles promettaient
d’accéder à la science dure. Pour ma part, je n’ai jamais aspiré à
cette dignité scientifique. Les humanités me suffisaient, elles
avaient leur dignité propre qui tenait à leur objet, l’homme, lequel
ne peut se connaître lui-même par l’exactitude logico — mathématique,
Pascal l’a avoué, mais par les approximations du langage, de la parole
orale et écrite, et les oxymores des symboles, des signes. A cet
égard, la rhétorique plurimillénaire est un véritable trésor réflexif
d’expérience humaine du langage, de la parole, des symboles et des
signes, accumulé et classifié dans des sociétés très différentes, dans
des contextes religieux et politiques très différents, mais dont les
conclusions se recoupent, constituant une profonde sagesse de
l’interactivité humaine, orale et écrite, selon les circonstances, les
lieux, les personnes.
Je dis bien sagesse, et non science, comme j’ai dit art de persuader,
et non savoir infaillible de convaincre. La rhétorique énonce des
règles, mais non des lois, et ces règles elles-mêmes sont soumises à
des variables, les circonstances, les lieux et les personnes pouvant
présenter des analogies, voire des constantes, mais jamais tout à fait
les mêmes. L’Antiquité gréco-latine a exploré avant tout l’art de
persuader de l’homme public, mais ses philosophes ont connu, réfléchi
et pratiqué l’art de persuader en privé, entre amis, entre maîtres et
disciples. Le Moyen — âge chrétien a transféré l’expérience de l’art
public de persuader au prédicateur et au missionnaire, mais il a
considérablement approfondi et intériorisé l’art de persuader privé en
l’adaptant, sous le nom de rhétorique divine, à l’examen de conscience
et à la prière. La Renaissance a fait revivre la rhétorique
gréco-romaine en l’adaptant à la modernité laïque des villes et des
cours, et elle a étendu la rhétorique divine des moines médiévaux à la
parole intérieure et au monologue intime des chrétiens, lorsqu’ils
font halte et se retournent sur eux-mêmes, princes, militaires,
diplomates, marchands, dans leur vie d’affaires.
Dès l’Antiquité, les théoriciens de l’art de persuader ont bien
compris qu’il n’était pas circonscrit dans le langage et la parole.
Ses normes relatives et ses variables s’appliquent aussi bien aux arts
visuels, au théâtre, à la peinture, à la sculpture, à l’architecture,
et à la musique, autant de miroirs du commerce des hommes entre eux,
mais aussi modèles dont les hommes peuvent s’inspirer pour régir au
mieux leurs rapports de persuasion réciproque. De même que l’orateur
ne peut faire l’éloge d’un général victorieux dans la même forme qu’il
adopterait pour faire sa cour à une jolie femme, l’architecte ne
concevra pas un temple à Jupiter comme il le ferait pour une maison de
campagne ou un immeuble de rapport en ville. Proportion, convenance,
dans l’espace, mais aussi à propos, dans le temps, sont des notions
clefs, aussi variables que précises, et valables dans toutes sortes
d’ordres. La mimique des comédiens qui fait partager une vive émotion
par ses spectateurs peut être adoptée et adaptée par l’avocat ou
l’orateur qui veut susciter la même émotion par ses auditeurs. Les
différents modes, graves ou gracieux, qui font naître chacun des
émotions correspondantes peuvent servir de modèles analogiques à
l’orateur qui cherche à jouer sur la sensibilité des juges. Un geste
peut être la transposition économique et instantanément comprise de
tout un long discours, un signe visuel peut être l’équivalent en
raccourci de toute une théologie : le signe de la croix, par exemple,
geste ou symbole. Les figures de pensée, notamment la métaphore et la
synecdoque, sont les outils et les anneaux qui permettent à la
rhétorique de relier les différents plans et les diverses facettes du
réel, et de les enchaîner par un sens symbolique ou mythique.
Art de mettre en œuvre toutes les cordes de l’esprit et de
l’imagination humaine, la rhétorique peut faire dialoguer entre eux
les arts du langage, les arts visuels et la musique, leur donnant pour
fin commune de surmonter le chaos, le malentendu, le tintamarre,
l’incommodité, la violence, et de faire régner une certaine entente,
un degré d’harmonie compatible avec les troubles inhérents à la
condition humaine. Cette antique correspondance des arts a été poussée
beaucoup plus loin par le Moyen-âge chrétien, dans l’invention de la
liturgie eucharistique, où la convenance des langages et des arts
humains au Dieu incarné oblige à ordonner une prodigieuse symphonie de
la mimique, du vêtement, de la voix, de l’architecture, de la musique,
de la tapisserie, de l’orfèvrerie et de l’encens (pour ne rien dire de
la boulangerie et de la vinification du raisin) en réponse à la
prodigieuse condescendance divine à se mettre à la portée des sens
humains.
A la Renaissance, les étiquettes cérémonielles et les fêtes de cour
transposent et sécularisent la symphonie liturgique catholique à la
glorification du Prince, image de Dieu vivante à la tête de l’État,
bras séculier de l’Église, et investi dans son ordre de la tâche de
faire descendre un peu d’harmonie et de paix sur la terre pécheresse.
La rhétorique, art et sagesse, c’est donc infiniment plus qu’une
technique de circonvenir les esprits et de séduire les sens et
l’imagination. C’est aussi, c’est surtout, tant dans ses versions
antiques que dans ses versions modernes et chrétiennes, un ensemble de
tours de main artisanaux éprouvés, et à leur manière rigoureux, dont
la finalité est d’éviter les malentendus et les couacs et de faire
régner un unisson là où menace à tout instant la mésentente et la
violence. Il a été tout naturel pour moi de m’intéresser à la
persuasion et à la méditation des arts visuels silencieux et à la
dramaturgie, tant la rhétorique classique se situe en facteur commun
entre eux et l’éloquence parlée ou écrite.
Je me suis longtemps demandé pourquoi Versailles, ce Vatican du
gallicanisme, exerçait aujourd’hui une telle fascination sur les
foules. C’était un quartier général guerrier, d’où partaient des
ordres meurtriers. Mais ce fut aussi, et surtout lorsque Jules
Hardouin-Mansart le pourvut d’une Sixtine, le concours de tous les
arts, religieux et profanes, à la glorification du roi de droit divin,
et de la finalité de son pouvoir absolu, qui n’était pas la guerre,
détour inévitable, mais la paix, l’harmonie et le bonheur compatibles
avec « la branloire pérenne » de ce monde. Ce quartier général
guerrier était aussi le centre d’un réseau diplomatique d’une rare
efficacité persuasive, d’une administration compétente dont le souci
d’ordre et progrès matériel s’étendait à tout le royaume et à ses
colonies, d’une étiquette réglée comme papier à musique, et
métaphoriquement, par ses architectes, ses tapissiers, ses miroitiers,
ses peintres, ses sculpteurs, ses jardiniers, ses cuisiniers, ses
tailleurs, mais aussi ses musiciens et son clergé, une symphonie
accordée à la grandeur quasi divine d’un Prince investi de la tâche de
rendre le monde d’ici bas un peu moins confus, et susceptible par sa
beauté d’alléger et d’inspirer son épuisante et incessante action.
Et de fait, à ce prodigieux acte de foi dans la bonne volonté royale
que fut Versailles répondit la foi des Français dans leur pape-roi,et
sans autre révolte notable que celle des Camisards, ils supportèrent
les sacrifices que les guerres décidées par le roi, et notamment la
plus cruelle, la plus longue (17O1-1713) dite de la Succession
d’Espagne, confiants qu’ils étaient devenus qu’elles étaient
nécessaires à la sécurité future du royaume et à la paix en Europe,
dont la beauté de Versailles était comme une promesse. C’était un
formidable édifice de fiction, mais cet édifice fut conçu en accord
avec une expérience millénaire, tant antique que chrétienne, de la
nature humaine et des moyens de conférer un sens plausible à son
histoire terrestre. Cet édifice de fiction harmonisatrice créa pendant
un demi-siècle le terrain commun où s’entendirent tous les Français,
même les calvinistes que le roi commit l’erreur terrible de vouloir
réduire à encore plus d’unité. Les œuvres littéraires conçues à cette
époque ont étayé le mythe de la clarté française, fils de la fiction
du roi Apollon, dont la lumière l’emporte sur la monstruosité
ténébreuse du serpent Python.
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je me suis
installé dans l’entre-deux, ce qui me permet d’être généreux pour
l’Ancien régime trop calomnié, et critique du régime moderne, trop
content de soi.
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Cette clarté classique, restée dans la mémoire française comme un
bonheur perdu, Jean Paulhan, dans un livre célèbre « Les fleurs de
Tarbes », en a assigné la responsabilité à la rhétorique, art du
consensus autour de critères, de conventions et de lieux communs
unanimement acceptés, lesquels permettent un dialogue où le risque de
malentendu est réduit au minimum. A la rhétorique, classique depuis
Isocrate jusqu’à Voltaire, il a opposé la Terreur moderne, qui veut
depuis Rousseau que chacun se délivre de tout ce qui est commun pour
ne parler et ne signifier qu’à partir de sa propre, brève et
incommunicable expérience. La « communication » jusqu’à plus soif sans
la moindre convention acceptée par ses interlocuteurs, et sans le
moindre lieu commun. Entre ces deux extrêmes, le contraste de régime
est saisissant, et je me suis installé dans l’entre-deux, ce qui me
permet d’être généreux pour l’Ancien régime trop calomnié, et critique
du régime moderne, trop content de soi. Après Jean Paulhan, je dois
beaucoup à Claude Lévi-Strauss. Cela peut paraître paradoxal, parce
que l’un est en guerre contre le rousseauisme et le romantisme, alors
que l’autre a toujours proclamé sa dette envers Rousseau. En fait,
Paulhan et Lévi-Strauss sont plus proches qu’on ne croit. Paulhan
avant de méditer sur la rhétorique d’Ancien régime, a étudié à
Madagascar les « lieux communs » proverbiaux qui fondent les jeux de
parole des Mérinas. Pour lui, il y a continuité entre les Mérinas
précoloniaux et le rhétoricien Racine. Lévi-Strauss, avant d’écrire de
belles pages sur Poussin, a étudié au Brésil, puis dans la littérature
ethnographique, le langage mythique des Indiens précolombiens. Il a
montré que ce langage n’avait rien à envier en logique et en
sémantique avec les plus complexes dont les civilisés que nous sommes
se vantent. S’il se réclame de Rousseau, c’est du Rousseau qui
réhabilite la « pensée sauvage » et abaisse les prétentions des
civilisés. Si Paulhan est agacé par Rousseau c’est au contraire parce
que les civilisés hypocrites se réclament de lui pour faire régner la
Terreur du nouveau, du moi sans précédent ni successeur. Paulhan et
Lévi-Strauss se rejoignent dans leur commune critique d’une modernité
civilisée, plus sauvage au fond que les prétendus sauvages,
puisqu’elle prétend faire d’un jour à l’autre table rase de
l’expérience commune, même d’hier et d’avant-hier, et donner à chacun
l’illusion qu’il est, ou qu’il peut être, à tout instant, un
commencement absolu. Deux mensonges qui facilitent et cachent un
conditionnement moutonnier par de puissants « persuadeurs occultes »,
les industries du divertissement, la publicité, cornes d’abondance de
poncifs éphémères, tenant de lieux communs...
L’exercice de ces deux grands esprits, ce fut le va-et-vient, la
comparaison. A ma façon, j'ai comparé moi aussi. »
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L’érudition
est une excellente chose, entre érudits. Je la recommande, je la vénère…
Mais elle doit savoir se faire oublier, ou se faire discrète, lorsqu’il
s’agit de faire comprendre aux jeunes générations que les classiques de
notre langue n’écrivaient ni ne créaient pour des érudits...
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LEXNEWS: « Comment percevez ce legs du
classicisme français à notre époque ? N’avons-nous pas d’un côté, un
travail scientifique très poussé sur ces sources, et parallèlement un
délitement quant à son héritage chez l’honnête homme du XXI° siècle ?
»
Marc Fumaroli : « Le “classicisme français”, c’est sans doute
le gouvernement de Versailles et la centralisation de la monarchie
absolue. Les historiens et les philosophes politiques éclairent
rétrospectivement ce régime théologico-politique par comparaison avec
ses rivaux de l’Angleterre d’après 1688 et des Provinces-Unies
hollandaises. Mais c’est aussi, et même surtout, comme le château
lui-même et son parc, quelques grands écrivains, de Montaigne à
Voltaire, en passant par Corneille, Racine, Molière et Pascal, et
quelques grands artistes, de Poussin à Fragonard, qui ne sont pas
“passés” avec le régime, et qui, tout en portant l’empreinte du régime
disparu, lui échappent et prennent un sens vivant et neuf pour chaque
génération, et pas seulement en France, un sens universel. Ces
écrivains et ces artistes, chacun à sa façon singulière, et dans un
langage qui pour nous Français, en dépit de l’évolution de notre
langue et de notre regard, reste étonnamment limpide, lisible,
audible, délicieux, s’adressent à nous, à notre conscience et à notre
liberté d’une façon immédiate. Ils nous font participer à une
conversation intense qui nous touche et qui nous grandit, alors même
qu’elle nous rappelle sans cesse combien il est difficile, quoique
enthousiasmant, d’être digne, d’être libre, d’être heureux, d’être
sage, d’être généreux, et combien il est facile de nous laisser aller
à la pente inverse et de nous rendre odieux et malheureux. Ils
tiennent ouverte une école d’humanité par laquelle il est fort
souhaitable d’avoir fait ses classes.
L’érudition est une excellente chose, entre érudits. Je la recommande,
je la vénère… Mais elle doit savoir se faire oublier, ou se faire
discrète, lorsqu’il s’agit de faire comprendre aux jeunes générations
que les classiques de notre langue n’écrivaient ni ne créaient pour
des érudits, mais, sous une forme claire, s’adressaient à tous,
invitant lecteurs et spectateurs qui avaient quelque chose en commun
avec ceux d’aujourd’hui et de toujours, à découvrir avec eux de sûrs
repères qui orientent sur le chemin de la vie.
Le pédantisme n’est évidemment pas le seul obstacle à l’accès des
jeunes générations aux classiques de leur propre langue. Puissant, un
utilitarisme à courte vue fait pression pour éliminer ou restreindre
toujours davantage la lecture et l’étude des classiques dans les
programmes d’enseignement. Un luxe, un archaïsme, nous rabâche-t-on
avec mépris. Les esprits courts ne voient pas que le jour où il faudra
une note en bas de page pour excuser la mention d’Alceste, de Candide,
de Phèdre, du Cid, d’Harpagon, de Célimène dans un article de journal,
ou sur un blog, la conversation française et même l’identité nationale
seront réduites à l’ilotisme et au tribalisme. L’atrophie de toute
mémoire littéraire et artistique commune a pour conséquence de
censurer et d’exclure du champ de conscience commun même des œuvres et
des auteurs récents. Il est difficile de lire vraiment la Recherche
si l’on n’a pas rencontré auparavant, même brièvement, Mme de Sévigné
et Racine, voire Saint-Simon. Il impossible de goûter vraiment Picasso
ou Matisse si l’on ignore qu’ils rivalisaient avec de grands maîtres
d’autrefois. Cela ne devrait pas relever de l’érudition, mais de la
culture commune à quiconque parle notre langue et a été éduqué en
français C’est une condition élémentaire du “vivre ensemble” français…
»
LEXNEWS : « Vous soulignez les dangers de
l’inflation de l’image qui tend à voiler notre acuité à regarder. Vous
partez de l’exemple de l’abri bus diffuseur d’image qui anéantit
l’image de l’œuvre d’art. »
Marc Fumaroli : « J’ai pris cet exemple pour montrer combien
les images publicitaires, et leur défilé ininterrompu et éphémère par
les canaux les plus divers, conditionne une mémoire et une imagination
préfabriquées de l’extérieur, et incline à la dispersion d’une
attention sollicitée et titillée de tous les côtés à la fois pour nous
inciter à consommer. Nous avons l'impression aujourd'hui d'un énorme
système impersonnel à l'intérieur duquel on se roule avec bonheur,
sans trop savoir ni ce que l'on reçoit, ni ce que l'on envoie. Des
revues comme la vôtre font leur possible pour limiter les dégâts et
pour rétablir ce que j'appellerai un espace rhétorique où le discours
est orienté de façon à servir aussi bien que possible les intérêts
profonds de celui qui écoute et qui reçoit, mais bien souvent il me
semble que dans ces canaux neutres qui ne sont ni bons, ni mauvais, il
passe toutes sortes de choses qui risquent d'aggraver la confusion
dans laquelle chacun se trouve dans un monde où il n'y a plus beaucoup
de repères.
Naturellement je ne veux ni la mort du pécheur publicitaire ni celle
du marché, je me contente de signaler les “dommages collatéraux”
qu’entraîne sa montée en puissance de feu technologique, ce que tout
le monde d’ailleurs ressent plus ou moins vivement, sans toujours
prendre les précautions et les décisions nécessaires pour limiter les
dégâts, entre autres dans l’éducation des enfants, cible facile et
ductile que la publicité commerciale vise avec une gourmande
prédilection.
La
multiplication des écrans, grands et minuscules et le défilé rapide
des images sur ces écrans, crée un univers second et hystérique qui
ajuste à lui les facultés de ses habitants, atrophiant par ailleurs,
celles, beaucoup plus décisives pour la maturité et l’équilibre de la
personne, que réclament l’acte recueilli de lire, celui d’écrire,
celui de goûter longuement et profondément un spectacle, un visage, un
paysage, une œuvre d’art. Bien sûr, l’éducation humaniste qui
développait méthodiquement la mémoire, l’imagination, et l’attention
personnelles ne s’adressait qu’à une minorité d’enfants, et n’avait
pas de rivale hors des murs de l’école et du collège. Pour autant, il
faut bien voir qu’elle avait des vertus qui répondaient au souci des
maîtres d’augmenter par l’exercice les dons naturels des élèves.
C’est très
bien de vouloir que tous les enfants passent par le collège, et qu’ils
s’intègrent au monde extérieur où ils vont entrer, mais cette
générosité politique louable doit aller jusqu’au bout d’elle-même, et
comprendre que le monde extérieur où les enfants sont déjà plongés dès
le berceau est très loin d’avoir la même ambition que l’école, et
qu’il vise même des fins opposées, l’excitation et la distraction du
petit consommateur insatiable. Il serait bon que l’on conçoive l’école
comme un contrepoids à cette déconstruction précoce de la personne par
les sollicitations commerciales, et même si l’on recourt pour ce faire
à des méthodes différentes de celles des pédagogues humanistes, il
faut retrouver leur souci primordial, construire des personnes fortes
et des volontés libres, en exerçant et développant les organes
intérieurs de la personne à contre-pente de tout ce qui les atrophie.
Apprendre à lire attentivement un texte imprimé de qualité littéraire,
apprendre à écrire à la main des textes dont la syntaxe et
l’orthographe sont soignés, apprendre à lire et à goûter des œuvres
d’art qui ne relèvent ni de la photographie, ni de l’installation,
aussi éphémère que les vitrines de magasin, tels sont aujourd’hui les
exercices d’ascendance rhétorique que les enfants devraient avoir
pratiqués longtemps à l’école, afin de prémunir solidement leur esprit
contre les périls que lui fait encourir l’univers hystérique qui les
assiège et qui tend à le diminuer et affoler. Dans une démocratie
digne de ce nom, chaque enfant est un petit prince, non par les
gâteries, mais par l’éducation qui le prépare à se gouverner lui –
même, afin de n’être l’inférieur de personne parmi les tous les
autres.
Ce qui était bon pour les princes peut l’être encore pour les futurs
citoyens libres de nos démocraties. Les Fables de La Fontaine ont été
conçues pour l’éducation des dauphins de France, les avoir méditées et
les savoir par cœur fait de tout enfant un dauphin à son tour.
Fénelon, précepteur du duc de Bourgogne, petit-fils de Louis XIV, fit
écrire par La Fontaine de nouvelles fables pour son élève, et il donna
pour exercice au petit prince d’en écrire à son tour sur ce modèle.
Tout en lui donnant par ce biais des leçons de vie, il formait son
style et son goût. Dans les merveilleux dialogues qu’il écrivit
lui-même pour nourrir l’esprit du jeune duc, on découvre comment il
s’y prenait pour enseigner à son élève la lecture attentive et
méditative des œuvres d’art. Cela mérite d’être remis en lumière
aujourd’hui où il est enfin question de faire place à l’histoire de
l’art dans l’enseignement primaire et secondaire, Fénelon met son
élève devant deux tableaux tirés de la collection de son grand-père
Louis XIV, deux grands paysages de Nicolas Poussin, “Les
funérailles de Phocion” et “Diogène jetant son écuelle” et
les fait lire et goûter par Poussin lui-même, à l’intention d’un autre
peintre. Poussin fait valoir la composition de ses paysages, leur
harmonie et leur diversité, leur majesté et leur sérénité, leurs
ombres et leur lumière. Mais dans cet espace profond et calme, il
attire l’attention sur le minuscule, et cependant terrible, drame
humain dont il est le théâtre, qui a donné son titre au tableau, et
qui tranche sur la majestueuse tranquillité de la nature.
Dans le cas
des funérailles de Phocion, c'est le fait qu'un grand homme d'Athènes,
injustement accusé et puni, est enterré comme un malfaiteur en dehors
des murailles de la ville. Dans le cas de Diogène, c’est le
renoncement par un philosophe à la dernière commodité dont il était
propriétaire, l’écuelle dans laquelle il mendiait sa soupe.
Deux drames
qu’il est nécessaire de faire comprendre à un enfant tenté, par la
vanité de sa naissance d’ignorer les ombres de la vie humaine et de
n’en pas voir les vraies grandeurs. La beauté de ces deux tableaux va
fixer dans la mémoire du prince deux notions qui ne le quitteront
plus, l’une, que les mérites les plus éclatants, loin d’être toujours
reconnus et récompensés, sont d’autant plus dignes d’être recherchés ;
l’autre, que l’on peut résumer par la sentence de Bossuet, si
mystérieuse pour l’utilitarisme grossier qui prévaut aujourd’hui : «
Pauvres, que vous êtes riches ! Riches, que vous êtes pauvres !”
Ce sont là des notions qui n’ont rien perdu de leur vérité, et que les
petits ducs de Bourgogne d’aujourd’hui n’ont rien à perdre d’avoir
l’occasion de les méditer.»
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Cette hâte
introduit partout le vite fait, le jetable, dès le plus jeune âge,
même dans ce que nous mangeons, fast food, même dans nos relations
humaines, même dans nos affections et nos amours, régis par un déluge
de textos rivaux
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LEXNEWS : « N’invitez-vous pas également de
la même manière à retrouver cette beauté intrinsèque de l’art en
revisitant cette notion de l’otium héritée des antiques ? »
Marc Fumaroli : « C'est en effet la notion clef autour de
laquelle tourne mon dernier livre. Otium ne signifie pas
passivité, paresse, congé, relax, mais retrait de l’agitation
quotidienne afin de contempler, de méditer, de regarder à distance et
à loisir, afin aussi de s’interroger soi-même, c'est-à-dire de
redoubler d’activité mentale et imaginative. Ce mot, je l'ai rencontré
d’abord chez un des plus grands orateurs, hommes d’Etat et philosophes
de l’ancienne Rome, celui qui a donné au monde la rhétorique la plus
raffinée, c’est Cicéron ! Les traités de rhétorique de Cicéron, qui
enseignent à l’homme politique l’art de persuader sont inséparables de
ses traités de philosophie. Dans les deux cas, Cicéron accorde une
place importante à l’otium, qui permet à l’orateur de prendre
du champ avant de parler en public, dépassant les circonstances
particulières de son discours et rattachant celui-ci aux questions
permanentes que pose la Cité. L’otium permet aussi au
philosophe, retiré de la vie publique, d’occuper calmement son esprit
et de fixer son attention sur les questions permanentes que pose la
vie humaine. Le grand philosophe Sénèque, sur les traces de Cicéron, a
consacré un traité entier à l’éloge et au bon usage de l’otium.
Pourquoi remettre sur le tapis le loisir ? C’est qu’il en est venu à
nous manquer cruellement. Il serait bienvenu d’en retrouver le sens,
de faire une pause, de lui rendre la place qui lui revient dans nos
existences agitées, où la vie privée et les vacances elles-mêmes sont
devenues aussi hâtives, occupées et professionnelles que la vie de
travail et d’affaires, nos multiples écrans ne cessant jamais de nous
solliciter, nous sonnant à tout instant comme si nous étions les
domestiques d’un vieux tyran impatient et sadique. Cette hâte
introduit partout le vite fait, le jetable, dès le plus jeune âge,
même dans ce que nous mangeons, fast food, même dans nos
relations humaines, même dans nos affections et nos amours, régis par
un déluge de textos rivaux, même dans ce que nous appelons
pompeusement “écriture” ou Art, en vue d’un bref succès consommant
plus d’énergie publicitaire que de concentration inventive. Ce film
passé en accéléré a quelque chose de grotesque et de destructeur, et
il se trouve de pseudo-philosophes qui en font la réclame au nom de
l’hédonisme. Étrange hédonisme qui ignore la saveur du vrai repos, la
douceur des lentes joies du cœur, les haltes et les mesures dont ne
peut se passer la volupté. Riches, que vous êtes pauvres... »
LEXNEWS : « Nous comprenons bien avec ce que
vous venez de dire qu’avec le sens de l’otium nous sommes dans le
contrôle du temps et de la durée, alors qu'aujourd'hui il faut à tout
prix abrutir par l'urgence avec un flot d'images qui ne nous laisse
plus le temps de réfléchir. »
Marc Fumaroli : « La consommation, n’a plus rien de commun avec
les emplettes, c’est un impératif catégorique et une fièvre chaude, au
même rythme précipité que l’activisme de parade auquel nous nous
soumettons, suspendus à nos portables, courant sur le trottoir,
manoeuvrant le volant, bavardant à toute allure comme les reporters de
matchs de foot, les yeux remplis en chemin par l’appel visuel des
publicités. Cela nous déshabitue très tôt de savoir ralentir, de jouir
de ces moments de détachement et d’intimité qui font tout le prix de
l’existence. Nous sommes menacés de tourner à la vitesse des rouages
d’une machine qui nous use, le “dynamisme” du divertissement pascalien
accéléré par une dynamo. Nous ignorons le contrepoids intérieur qui
permettrait de nous soustraire à cette roue, et qui nous donnerait le
temps de regarder, d’écouter, de sentir, de goûter, d’aimer, de nous
faire aimer. C'est toute une longue cour attentive au sens érotique du
terme qu'il faut faire aux êtres et aux choses pour les connaître
vraiment et se faire connaître et apprécier d’eux. Nous sommes menacés
d’une atrophie des relations humaines, d’un rétrécissement moral
généralisé. Si on s'éprend au premier regard sur le portable, et que
l’on se quitte au second, sollicité par une autre voix et un autre
visage, situation de plus en plus fréquente, le donjuanisme devient
dynamique et papillotant, effaçant toute possibilité d'amour, de
fidélité, de loyauté, de confiance, de tendresse. Le désert du cœur,
de mirage en mirage finit par ressembler à ces quartiers abstraits
dont les barres de béton sautent d’année en année, pour être
remplacées par d’autres toutes semblables, tandis qu’errent dans les
rues des bandes ne connaissant que la contrebande, la haine et le
viol. »
LEXNEWS : « Vous citez un personnage haut en
couleur, Barnum, qui serait à l’origine de cette notion de rendement
des productions culturelles et œuvres d’art. Vous n’hésitez pas en
faire le père spirituel d’un Duchamp, Warhol ou d’un Serrano. »
Marc Fumaroli : « Il y a toujours eu une économie des œuvres
d’art, même si au Moyen-âge l’art d’église relevait le plus souvent du
donateur, et dans les temps modernes, d’un mécénat princier et d’Etat
qui soustrayait, au départ, l’œuvre au marché. C’est grâce à cet
espace de don ou de gloire que les arts ont pu s’arracher non
seulement à l’artisanat manuel, comme on le dit souvent, mais au
commerce et à la boutique, et gagner pour l’artiste, pour son atelier,
pour ses œuvres, le degré de noblesse que nous leur attribuons encore
aujourd’hui dans les musées d’art ancien. Les romantiques
anti-bourgeois du XIXe siècle ont bien compris cela, et sentant venir
la puissance commerciale et bancaire, ils ont fait feu de tout bois
pour transporter les arts dans une sphère idéale, quasi sacrée,
totalement désintéressée, inaccessible au marché. C’était exagéré,
mais le péril était déjà si visible que poètes et romanciers ont
multiplié les avertissements, les sombres prophéties pour mettre en
garde le “sacerdoce de l’art” contre les marchands du temple, leur
clientèle bourgeoise et les peintres ou les sculpteurs qui entraient
dans leur jeu. Dans une large mesure, le modernisme et les
avant-gardes du début du XXe siècle européen ont été fidèles à l’idée
quasi sacrale que le romantisme s’était faite de l’art et de
l’invention artistique, et la polémique romantique contre l’artiste
vendu au bourgeois, l’artiste académique. Marcel Duchamp a pris à la
blague ce palladium romantique, et il a trouvé des admirateurs et des
mécènes pour le rien que son exposition au musée suffit à sacraliser
et à transfigurer en œuvre d’art. En ce sens, ce dandy français
ricaneur mettait sa démarche dans les empreintes laissées à New York
par Barnum, l’inventeur du marketing culturel, le prince des
charlatans publicitaires. Plus ce qu’il avait à vendre était de la
camelote, ou même rien du tout, plus il mettait son point d’honneur à
le faire acheter par les foules, en conjuguant toutes les méthodes
pour les mettre à appétit. Son principe était : les gens aiment être
charlatanisés, humbugged, hoaxed. La mystification est
irrésistible, elle correspond à la psychologie du marché-roi, où l’on
ne se sait jamais si les martingales les plus audacieuses ne vont pas
réussir après tout à rapporter gros. Le mystificateur, le
prestidigitateur, sont des héros modernes, de rien ils savent tirer un
grand profit, en dupant les naïfs ébaubis.
Ce que j’appelle la barnumisation de l’art a vraiment commencé à très
grande échelle dans les années 6O, quand les derniers grands
modernistes et héritiers des avant-gardes du début du siècle ont dû
s’effacer devant le raz de marée du Pop art. Le plus nul des
avant-gardismes d’après 14-18, le dadaïsme, est devenu alors le canon
universel d’un académisme mercantile, épate-nouveau riche et kit d’où
le premier venu peut tirer le concept d’une installation, d’une
performance. C’est à qui fera le moins pour épater le plus, avec les
méthodes de Barnum et pour le public que Barnum avait le premier
deviné. L’idole Warhol, qui a vulgarisé Duchamp et Dada, est glorifiée
à Paris comme à New York. Warhol a identifié le « bank note »
et l’action en bourse à l’œuvre d’art, le photomaton au portrait,
l’automatisme, la tautologie et la copie à l’invention artistique. Il
a été érigé en Van Gogh d’un “Art contemporain” qui prospère comme un
poisson dans l’eau dans l’univers atrophié et stérile, dépourvu de
mémoire et d’imagination, où les images publicitaires plongent leurs
victimes ou leurs snobs. Les musées ont beau lancer des ponts entre
ces mômeries de la dernière pluie et leurs collections de
chefs-d'œuvre de tous les temps, ils ne parviennent pas à surmonter le
malaise qui malgré tout s’impose au grand public désintéressé, ni à
lui faire croire qu’une continuité quelconque, et un statut commun,
relie les secrétions éphémères du soi-disant Art contemporain à
l’évidence merveilleuse de la beauté de tous les temps. Cette béance
n’a pas de précédent... »
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Tout un
aspect des arts de la Renaissance se propose de favoriser cette bonne
humeur, fille de l’équilibre intérieur, et mère du bonheur social.
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LEXNEWS : « Les discours évoquant
l’excellence ont toujours tendance à effrayer notre époque. Vous
évoquez la notion d’eutrapélie qui peut offrir quelques notes plus
légères en invitant à tenir des propos fins et agréables. »
Marc Fumaroli : « L’eutrapélie est un mot que j’ai été cherché
à dessein dans le grec d’Aristote et le latin scolastique de Thomas
d'Aquin, et qui a remporté un certain succès de surprise chez mes
lecteurs. Ce mot savant désigne en fait une disposition d’humeur
heureuse, bienveillante, souriante qui répand dans la conversation et
les relations sociales la détente, la gaîté, l’esprit de jeu et de
joie. L’entrée de cette notion hellénique dans le vocabulaire de la
théologie morale chrétienne au XIIIe siècle a coïncidé avec
l’apparition du sourire sur les traits des Vierges à l’enfant ou des
Christs de la sculpture gothique. La joie contagieuse commence à
devenir une vertu, et la tristesse cesse d’être tenue pour l’attitude
convenable au chrétien. L’humanisme de la Renaissance, qui réhabilite
l’otium, laïcisera cet esprit de joie. Tout un aspect des arts
de la Renaissance se propose de favoriser cette bonne humeur, fille de
l’équilibre intérieur, et mère du bonheur social. On a l’impression
d’être revenu au Haut Moyen-âge lorsque l’on parcourt les
installations sanglantes ou les conceptualisations sordides qui
s’étalent dans les Foires dites d’Art contemporain. La joie et le
sourire sont bannis de ces sabbats sinistres et prétentieux. Ils vous
sont rendus lorsque vous parcourez les salles bien disposées et bien
éclairées d’un musée où voisinent Titien et Véronèse, Boucher et
Watteau, Corot et Matisse. »
LEXNEWS : « Vous pestez d'ailleurs contre les
scénographies d’expositions qui ruinent ce bonheur du regard »
Marc Fumaroli : « Je parle d’une exposition Sebastiano del
Piombo à Rome qui avait tous les défauts d’une installation Dada.
J’aurais pu évoquer les ravages des metteurs en scène acharnés à se
servir d’opéras ou de pièces de théâtre comme s’il s’agissait d’une
matière première pour leurs installations saugrenues ou d’habillage
pour leurs propres et pesants concepts. »
___________
Serions-nous des cobayes soumis dès l’enfance, et dans une euphorie
suspecte à des expériences de nouveaux produits dont les conséquences
sur le psychisme personnel et les relations humaines sont imprévues ?
___________
LEXNEWS : « En conclusion de votre ouvrage,
vous soulignez notre propre fondamentalisme, caractérisé par une
pauvreté et une usure de la culture. Quel message d’espoir voyez-vous
allant à l’encontre de cette pollution que vous comparez à celle
combattue par l’écologie ? »
Marc Fumaroli : « La bataille de l'écologie est gagnée ; tout
le monde est convaincu aujourd'hui qu'il faut bien connaître et
réduire en conséquence les dommages collatéraux de l’industrie et de
la consommation, afin de rendre vivable et beau le milieu naturel
pollué, abîmé, ou menacé de l’être, où l’humanité séjourne, à la
surface de la terre. Il reste un grand pas à faire pour prendre
conscience que notre milieu culturel et notre système communicationnel
comportent eux aussi des dommages collatéraux pour la santé du corps,
comme pour la santé de l’âme, moins immédiatement visibles, mais
peut-être plus graves encore. Nous devons apprendre à nous défier des
euphories publicitaires qui nous dépeignent toute nouvelle invention
technologique comme un progrès auquel nous sommes tous appelés à
bénéficier, avant même qu’aient été mesurés les effets collatéraux
qu’ils peuvent entraîner. Serions-nous des cobayes soumis dès
l’enfance, et dans une euphorie suspecte à des expériences de nouveaux
produits dont les conséquences sur le psychisme personnel et les
relations humaines sont imprévues ?
La critique du progrès pour le
progrès du nouveau pour le nouveau doit entrer dans nos mœurs. Et il
nous reste beaucoup à apprendre, si nous voulons restaurer notre
équilibre moral et social, des sagesses personnelles et des méthodes
d’éducation expérimentées avec fruit, à d’autres époques, en vue de
cultiver toutes les facultés humaines et de former des personnes
libres, inventives et prudentes. Le dialogue avec l’expérience du
passé, et ce qu’elle nous a laissé de meilleur, est redevenu
indispensable à une “culture” moderne et critique digne de ce nom, à
la hauteur des périls que l’idolâtrie du contemporain nous fait courir
et faire courir aux nouvelles générations. Tout ce que je souhaite,
c’est de contribuer si peu que ce soit à un “connais-toi toi-même”
qui fasse contrepoids au torrent d’illusions qui nous condamne à
découvrir toujours trop tard que nous avons été dupes de notre hâte. »
LEXNEWS :
"Merci Marc Fumaroli pour ce beau
message d'espoir qui ne doit pas faire croire à un quelconque
donquichottisme utopique, mais bien à une réelle volonté de repenser les
fondements de nos sociétés modernes !"
Une invitation à l'excellence et à la
beauté rédigée tout spécialement par Marc Fumaroli pour nos lecteurs !
Hommage Jean Delumeau (1923-2020)
Interview Jean Delumeau
Paris, Collège de France, Vendredi 4 avril 2008.
LEXNEWS a eu le privilège de rencontrer le grand spécialiste de l'histoire
des mentalités et de la Renaissance. Jean Delumeau a cette délicate
attention de nous suggérer des idées sans jamais les asséner. Pédagogue
hors pair et esprit façonné aux meilleures sources des grands esprits, il
a bien voulu répondre à nos questions sur cette période en compagnie d'un
personnage truculent qu'il nous a fait découvrir : le grand Campanella !
LEXNEWS :
« Pouvez- vous nous rappeler comment votre formation intellectuelle vous a
conduit vers l’histoire des religions et des mentalités de la
Renaissance ? »
Jean Delumeau : « En
fait, j'inverserai : d’abord « Renaissance » et ensuite « mentalités ». Je
suis passé par l'École normale supérieure et ensuite par l'Ecole française
de Rome. Dans cette dernière, je me suis spécialisé dans l'étude de
l'Italie du XVIe siècle. Toute une partie de ma production est consacrée
au sens large à la période de la Renaissance. C'est vrai aussi de mes
autres livres comme La peur en Occident ; Le péché et la peur,
qui sont consacrés notamment à cette période de la Renaissance, du
début du XVe au début du XVIIe siècle. »
LEXNEWS : « Vous
avez très tôt pris comme objet d’étude le discours théologique de la
renaissance : par quelle intuition et pour quelles raisons ? »
Jean Delumeau : « La
Renaissance au sens large du terme, qui est d'ailleurs l'acception
courante depuis Michelet, ne désigne pas seulement une modification
importante dans la littérature et dans les beaux-arts. C'est beaucoup plus
vaste que cela. Elle englobe aussi l’invention de l'imprimerie, la
découverte de l'Amérique, la naissance du protestantisme… Par conséquent,
on ne peut pas traiter de la Renaissance en évacuant les questions
religieuses qui sont à l'époque absolument fondamentales. En plus, de par
mon histoire personnelle, j'étais très désireux de savoir ce qu'était le
protestantisme sur lequel étant enfant ou adolescent, je n'avais que de
très vagues lumières. Je me suis donc interrogé sur le protestantisme, et
j'ai écrit le livre Naissance et affirmation de la Réforme, un
livre qui est toujours en usage actuellement ainsi que son symétrique,
Le catholicisme entre Luther et Voltaire. Je me trouvais placé dans la
situation de quelqu'un qui met la théologie à sa vraie place, dans les
préoccupations de la Renaissance. »
___________
Nous pratiquons, depuis l'école des Annales
et grâce à elle, une histoire globale. On ne peut pas faire l'histoire
d’une période sans y faire entrer les problèmes religieux.
___________
LEXNEWS : « Votre
démarche méthodologique se reconnaît dans l’école des Annales : comment
concrètement avez-vous accepté d’étudier d’autres personnages que les
personnes renommées de ces époques ? »
Jean Delumeau : « Nous pratiquons, depuis l'école des
Annales et grâce à elle, une histoire globale. On ne peut pas faire
l'histoire d’une période sans y faire entrer les problèmes religieux. Cela
nous conduit donc à nous investir dans des questions théologiques qui, à
l'époque, étaient centrales dans la civilisation. À l'étranger, lorsque
que l'on me présente au début d'une conférence, on fait d'ailleurs
toujours référence à l'école des Annales ! J’ai dimensionné largement la
Renaissance : de Pétrarque à Shakespeare, en accord avec Jacques Le Goff
qui avait arrêté sa Civilisation du Moyen Age à la Peste noire
(1348), livre paru juste avant ma Civilisation de la Renaissance.
Jacques Le Goff est un vieil ami… depuis 1941 ! La coupure à 1348 me
paraît la bonne. »
LEXNEWS : « Vous
avez concrètement accepté d'étudier l'histoire sous l'angle de l'école des
Annales en reléguant à l'arrière-plan les personnalités renommées et en
vous intéressant au quotidien… »
Jean Delumeau : « Exactement ! Vous avez utilisé le mot
quotidien c'est-à-dire tout. Quand je suis arrivé à Rome, j'avais le
projet d'étudier la vie quotidienne à Rome au XVIe siècle, ce qui a
d'ailleurs été mon sujet de thèse. Il me semble que c'était une bonne
approche de la ville. »
LEXNEWS : « La
peur, le péché, la culpabilité,… sont autant de thèmes récurrents dans vos
études les plus célèbres. Quelle est la place du sentiment religieux dans
vos études ? »
Jean Delumeau : « Tout d'abord, il y a une coupure dans
mon travail à partir du moment où j'abordais la peur en Occident. Ayant
déjà écrit la Civilisation de la Renaissance, mon livre sur Rome,
naissance et affirmation de la Réforme, je m'étais arrêté dans mon
travail pour une pause de bibliographie. Je me suis alors aperçu qu'il n'y
avait pas d'histoire de la peur et que par conséquent il y avait, comme on
dit vulgairement, un « créneau à occuper ». J'ai pris la décision de
refuser tout autre travail tant que je n'aurais pas écrit une histoire de
la peur. Cela m'a amené beaucoup plus loin d'ailleurs que je ne le
pensais. Je m'étais promis, si Dieu me prêtait vie, de ne pas en rester à
la peur. Ce qui voulait dire que mes deux livres sur la peur allaient
entraîner une suite. D’où Rassurer et protéger, L'aveu et le pardon,
puis Le jardin des délices, Mille ans de bonheur et Que
reste-t-il du paradis ? Cela fait au total 22 ans de travail et 7
ouvrages. Il s'agit d'ouvrages autonomes les uns par rapport aux autres
mais constituant une suite. Le point de départ a donc bien été la place de
la peur dans la vie quotidienne. Dans tous ces livres, le facteur
religieux au sens le plus large a une place évidemment importante. »
LEXNEWS :
« Véritable personnage de roman et de film, comment Campanella a-t-il
croisé le chemin du grand spécialiste de la Renaissance que vous êtes ? »
Jean Delumeau : « Je
crois que l'on pourrait faire un beau film avec le personnage de
Campanella ! Je l'avais rencontré pour ma Civilisation de la
Renaissance. Je savais notamment qu'il
était l'auteur de la Cité du Soleil mais je n'en savais pas beaucoup plus.
Le hasard a fait qu’en 1968 j'ai rencontré Marguerite Yourcenar qui venait
de publier L'oeuvre noire qui se passe au XVIe siècle. Nous
avons eu alors une longue conversation et elle m'a dit qu'elle songeait à
un roman historique sur Campanella. À la dernière page de L'oeuvre
noire, elle révèle que, pour le procès de son personnage Zénon qui est
une sorte de théiste un peu égaré dans son époque, elle s'était inspirée
du procès de Campanella. J’ai alors pensé : si un jour j'ai le temps,
j'aimerais en savoir davantage sur Campanella. Cette idée m'a poursuivi
et, lorsque j'ai terminé Que reste-t-il du paradis ?, j'ai jugé que
le moment était venu de faire plus ample connaissance avec Campanella.
C'est un personnage qui mérite le détour même s'il n'inspire pas toujours
la sympathie ! »
___________
Campanella est certainement le seul
catholique de son temps qui ait écrit en prison et malgré l'Inquisition
une apologie de Galilée !
___________
LEXNEWS :
« Quelle est la formation intellectuelle d’un jeune lettré au XVI et début
XVII° siècle ? »
Jean Delumeau : « Campanella
n'appartenait pas à une famille de lettrés puisque qu'il était le fils
d'un cordonnier illettré de Calabre. Mais il a pu, comme c'était possible
à l'époque, faire des études en devenant novice chez les dominicains. Il
est resté dominicain lui-même jusqu'à sa mort dans le couvent parisien du
faubourg Saint-Honoré. Il a reçu une formation scolastique. Il avait une
mémoire prodigieuse doublée d’une curiosité immense, ce qui lui conduisit
à lire tout ce qui lui tombait sous la main, avec ou sans l'accord des
supérieurs. Il est devenu dès le début de sa carrière un adversaire
acharné et définitif d'Aristote. En revanche, et je reprends ce que vous
avez dit tout à l'heure, il s'est tourné vers la philosophie
néoplatonicienne que Marcile Ficin avait mise à la mode en Occident à
Florence vers la fin du XVe siècle à la cour Médicis. Il est resté
partisan d'une philosophie du pansensisme selon laquelle tout communique
avec tout et tout s’apprend par les sensations. Il était un admirateur du
néoplatonisme dans sa coloration magique. Lui-même emploie d'ailleurs le
mot de « magie ». Il s'est toujours présenté comme un astrologue et eut
effectivement une réputation de grand astrologue dans toute l'Italie et
même ailleurs. Il appartient à l'époque de la Renaissance tardive, et au
courant néoplatonicien, mais il a rencontré les inventions de son temps,
c'est-à-dire celles de Galilée dont il avait fait la connaissance. De
toute manière, il faut rappeler que Campanella a passé trente ans de sa
vie en prison. Il a ainsi eu la possibilité d'étudier en profondeur les
travaux de Galilée. Un de ses ouvrages les plus connus est intitulé
Apologie de Galilée même si le titre n'est pas de lui. Il défendit la
position de Galilée affirmant que les découvertes de Galilée n'allaient
pas à l'encontre du texte biblique. Il est certainement le seul catholique
de son temps qui ait écrit en prison et malgré l'Inquisition une apologie
de Galilée ! »
LEXNEWS : « Pour
revenir à sa formation intellectuelle, il y a donc un socle important
constitué par Aristote… »
Jean Delumeau : « qu'il a refusé et a réfuté toute sa
vie ! »
LEXNEWS : « Mais
aussi Platon… »
Jean Delumeau : « Platon vu à travers Marsile Ficin… »
LEXNEWS :
« Quelle fut son attitude vis-à-vis de saint Thomas d'Aquin ? »
Jean Delumeau : « Son attitude vis-à-vis de saint Thomas
d'Aquin est particulièrement intéressante. Campanella était dominicain. Il
a toujours admiré très sincèrement saint Thomas d'Aquin et saint Albert Le
Grand. En même temps, il savait bien que saint Thomas d'Aquin avait essayé
de christianiser la philosophie d'Aristote. Contrairement à son époque, il
a séparé saint Thomas d'Aquin d'Aristote en disant en substance que saint
Thomas d'Aquin avait été obligé de moderniser et de christianiser Aristote
pour le faire accepter en son temps. Mais lui-même faisait la part des
choses entre ce qui était d’Aristote et ce qui était de la foi chrétienne.
Donc Campanella a reçu une formation, certes classique dans ses aspects
philosophiques et théologiques, mais il y a ajouté toutes sortes de
lecture notamment du côté des néoplatoniciens de la Renaissance. »
LEXNEWS :
« Comment se caractérise la philosophie panvitaliste du moine calabrais
dans le contexte intellectuel de son époque ? Pouvez-vous nous expliquer
les nuances très subtiles auxquelles conduit son pansensisme ?»
Jean Delumeau : « Le
terme pansensisme veut dire, d'une part, que toute connaissance nous vient
par nos sens et d'autre part que tout dans la nature, y compris les
pierres, est doté de sensibilité. Il s'agit sans doute d'une philosophie
très ancienne dans l'humanité que l'on trouverait peut-être encore par
exemple dans la mentalité japonaise. La philosophie néoplatonicienne
allait dans le sens du panvitalisme et un certain nombre de grandes
figures de la pensée de la Renaissance se situait dans cette filière, en
particulier Paracelse ou Agrippa de Nettesheimqui sont, si vous voulez, des magiciens de la Renaissance.
Campanella ne reculait pas devant le mot magie au contraire il a intitulé
un de ses livres De magia et sensu. »
LEXNEWS : «
L’intérêt croissant pour l’astrologie, la magie et d’autres traditions
occultes remontant à l’Hermétisme de la fin de l’Antiquité ont provoqué
l’ire de l’Inquisition de l’époque. Vous rappelez que Campanella est le
parfait exemple d’un millénariste. Pouvez-vous nous rappeler ce contexte
et ses conséquences vis-à-vis de l’Église à cette époque ? »
Jean Delumeau : « Plusieurs choses ont inquiété
l'Inquisition : d’une part le platonicisme était trop présent dans les
oeuvres de Campanella aux dépens peut-être de l'Évangile et, d’autre part,
l'aspect astrologique n'a pas arrangé les choses… Tout cela est très
complexe, car, comme je le dis dans mon livre sur le Mystère Campanella,
les plus grands personnages de l'époque y compris le pape Urbain VIII
croyaient en l'astrologie. Par un de ces nombreux paradoxes de sa
carrière, Campanella est devenu l'astrologue confidentiel d’ Urbain VIII
et plus tard celui de Richelieu. L'Église se méfiait tout de même d'une
conception de l'astrologie qui donnait trop aux étoiles et pas assez à la
liberté humaine. En particulier, Campanella disait à l’instar d'autres
astrologues que les étoiles influencent non seulement les destins
individuels, mais également les destins collectifs, y compris la naissance
des religions ! Cela allait évidemment très loin… »
LEXNEWS : « Vous
rappelez d'ailleurs qu'il ira même jusqu'à comparer son propre horoscope à
celui de Jésus ! »
Jean Delumeau « Oui, et il a même laissé supposer que le
sien était supérieur à celui de Jésus…
Quant à votre question sur le
millénarisme, j'avais rencontré le personnage de Campanella lorsque
j'avais écrit le tome deux de mon Histoire du paradis intitulé
Mille ans de bonheur. Campanella à mon avis est un authentique
millénariste qui s'appuie notamment sur le chapitre 20 de l'Apocalypse,
ensuite sur un écrivain comme Lactance, puis sur Joachim de Flore, pour
annoncer qu'entre notre histoire tourmentée, pleine de crimes, et le
Jugement dernier, il y aura une période intermédiaire. Et ce temps
intermédiaire est qualifié dans l'Apocalypse de saint Jean d'une période
de mille ans de paix durant lesquels le Christ régnera sur terre avec les
justes ressuscités. Campanella a plusieurs fois rappelé ce texte, ce qui
le range dans cette lignée millénariste. Du début de la conjuration de
Calabre (1599) jusqu’à la dernière année de sa vie au moment où il a
dressé l’horoscope du petit Louis XIV, il a constamment rappelé qu'on
allait vers une période de paix sur terre dans ce qui allait être La
Cité du Soleil. Ce petit livre évoque ce qu'allait être la vie sur
terre durant cette période privilégiée. Campanella s'est ainsi présenté
comme le prophète du retour à l'âge d'or. »
___________
À partir de saint Augustin,
l'interprétation millénariste au sens strict fut officiellement rejetée.
Par conséquent, toute personne qui proposait une lecture de ce chapitre
laissant entendre un retour de l'âge d'or sur terre était suspectée par
l'Église.
___________
LEXNEWS :
« Comment tout cela a-t-il été perçu par l'Église ? »
Jean Delumeau : « Mal !
Je pense que des générations assez nombreuses des premiers temps de
l'église étaient millénaristes. Ils étaient tentés de penser qu’eux mêmes
risquaient d'être martyrisé et renaîtraient sur la terre de leurs
supplices. Avec le Christ revenu sur terre, ils gouverneraient alors
l'humanité. Or, plus tard saint Augustin, qui lui-même avait été
millénariste à ses débuts, rejettera le millénarisme car il ouvrait des
perspectives trop charnelles, trop matérialistes. Il proposa une autre
lecture du chapitre 20 de l'Apocalypse en estimant que les mille ans
avaient commencé avec la naissance du Christ. À partir de saint Augustin,
l'interprétation millénariste au sens strict fut officiellement rejetée.
Par conséquent, toute personne qui proposait une lecture de ce chapitre
laissant entendre un retour de l'âge d'or sur terre était suspectée par
l'Église. »
LEXNEWS : « La
Cité du Soleil est une œuvre pour le moins originale pour un Dominicain,
comment comprendre ce modèle de société à son époque ? »
Jean Delumeau : « Le
modèle a été donné par Thomas More dans l'Utopie parue en 1516.
J'ai essayé dans mon livre de situer la Cité du Soleil par rapport
à l’Utopie de Thomas More. Ce dernier a mis en scène une île
imaginaire au fin fond des mers où règnent le bonheur, la prospérité,
l'unité, l'égalité, mais il donnait ce modèle comme un contre modèle à la
réalité de son temps. Je ne crois pas que Thomas More ait pensé que cette
utopie allait devenir la réalité. Or si Campanella se réfère à l'Utopie,
la suite de son oeuvre en revanche prouve qu'il annonce le retour de cet
âge d’or. Et c'est cela la grande différence que l'on ne fait pas toujours
entre la Cité du Soleil de Campanella et l'Utopie de Thomas
More. Pour Campanella ce n'est pas une utopie, mais l'avenir prochain. »
___________
Campanella fut un homme de contradictions.
Il était d'autant plus libre qu'il était en prison !
___________
LEXNEWS :
« Pouvons-nous revenir, si vous le voulez bien, à ce modèle pour le moins
inattendu quant à un homme d'Église ! »
Jean Delumeau : « Vous
pensez à la polygamie ! »
LEXNEWS : « Entre
autres ! S'il n'y avait que la polygamie… C'est tout de même l'exemple
d'une pensée très libre et en même temps un des paradoxes si vous acceptez
cette image. »
Jean Delumeau : « Oui
absolument, il faut le dire, et l'on peut même ajouter que Campanella fut
un homme de contradictions. Il était d'autant plus libre qu'il était en
prison ! Quand il a écrit ce petit livre, qu'il a pu faire passer à
l'étranger comme beaucoup d'autres depuis la prison de Naples, il n'était
pas du tout sûr qu’il puisse être un jour imprimé. Cela dit, il ne faut
pas se faire de la polygamie de la Cité du Soleil une idée
érotique. Il n'y a rien d'érotique, Campanella est un eugéniste : il
s'agit de faire naître une race humaine saine avec des recettes de
procréation qu'il détaille dans son livre. Il évoquera même la procréation
assistée par les étoiles pour ne rien laisser au hasard ! Le lecteur sera
donc déçu s'il cherche des choses croustillantes. Campanella a été
influencé par l'élevage de chevaux d'un de ses patrons à Naples pour
élaborer son modèle. Il faut tout de même ajouter qu'à la fin de sa
carrière, quand il est revenu sur son texte, il en a gommé la composante
polygame, en revanche il a toujours maintenu l’idée d’une abolition de la
propriété privée. C'est d'ailleurs ce point qui a eu du succès à l'époque
du socialisme. La Cité du Soleil était encore traduite et imprimée
dans les pays du bloc soviétique dans les années 70 du XXe siècle. »
LEXNEWS : « Vous
n’hésitez pas à faire de Campanella un homme représentatif de son époque.
Faut-il le présenter comme un novateur au même titre que Galilée qu’il
soutiendra jusqu’au bout ?"
Jean Delumeau : « J'ai
tout un chapitre dans mon livre consacré à Campanella et à Galilée. Il est
un admirateur sans conteste de Galilée, qu’il compare d'ailleurs à
Christophe Colomb. Christophe Colomb a découvert de nouvelles terres ;
Galilée a découvert de nouveaux cieux. En revanche, Campanella ne semble
jamais avoir été convaincu par l’héliocentrisme. Il a toujours pris ses
distances vis-à-vis de Copernic, peut-être pour des raisons de convenance
vis-à-vis du Saint-Office, mais également parce que l’héliocentrisme
n'était pas adéquat à sa philosophie. Il n'a donc pas été un admirateur
inconditionnel de la nouvelle astronomie mais un admirateur de Galilée. Il
a invité la science à poursuivre son travail, il est donc un moderne qui
rejoint Kepler et d'autres de son temps, mais sans pour autant adhérer à
tout. »
LEXNEWS : « La
méthode de travail de Campanella est extraordinaire. »
Jean Delumeau : « En
effet, là aussi, c'est un mystère ! Il a passé en gros trente ans de sa
vie en prison, dont vingt sept dans les prisons napolitaines, et parfois
dans des conditions extrêmement sévères. Comment faisait-il pour écrire ?
Comment parvenait-il à faire passer ses manuscrits à l'étranger ? Il
n'avait pas de bibliothèques à sa disposition. Sa mémoire extraordinaire,
soulignée d'ailleurs par ses contemporains, était hors du commun. Un grand
nombre de ses citations étaient faites de mémoire, ce qui est remarquable.
En second lieu, il a parfois été dans des conditions extrêmement dures,
manquant de lumière et de papier. Il nous faut supposer que des
complicités l'ont tout de même aidé. Soit son barbier, soit ses gardiens,
ou encore des confesseurs ont dû lui apporter des bouts de chandelles et
des bouts de papier. Les dominicains de Naples n'ont pas cessé d'avoir des
contacts avec lui et c’est par eux certainement qu'il a pu faire sortir
ses manuscrits qui seront acheminés par la suite vers l'Allemagne où il
sera beaucoup imprimé. Il y a eu de nombreuses copies de manuscrits dès
l'époque de Campanella. »
LEXNEWS : « Ces
copies vous semblent-t-elles cohérentes ? »
Jean Delumeau : « C'est
justement tout le travail des historiens actuels et notamment des
spécialistes italiens de Campanella de comparer des manuscrits entre eux
pour essayer de trouver la meilleure version. Néanmoins, nous savons que,
pour tel ou tel ouvrage, il y avait une centaine de copies ! Campanella a
été connu à l’époque d'une part par les impressions de ses livres qui ont
été faites en Allemagne, puis en France mais aussi par les copies qui ont
circulé. »
LEXNEWS : « il
faut également rappeler que le Saint-Office a souvent contrecarré cette
production. »
Jean Delumeau : « Oui,
bien sûr. Il était interdit de publication en Italie. Lorsqu'il est revenu
à Rome en 1627, le Saint-Office a accepté de mauvais gré la publication de
quelques-uns de ses livres, mais ils ont été retirés presque aussitôt de
la circulation. Il a essentiellement fait imprimer ses livres en Allemagne
grâce à des luthériens et ensuite en France grâce à Richelieu et à Louis
XIII. »
___________
Il est certain qu'actuellement, surtout en
Occident et spécialement en France, nous sommes envahis sinon par la peur,
du moins par un très large pessimisme.
___________
LEXNEWS :
« Comment résister avec le spécialiste que vous êtes à la question fatale
pour notre XXI° s. : Comment percevez-vous nos peurs passé le cap du
nouveau millénaire ? »
Jean Delumeau : « Il
est certain qu'actuellement, surtout en Occident et spécialement en
France, nous sommes envahis sinon par la peur, du moins par un très large
pessimisme. Ce pessimisme, bien entendu, comporte une composante peur. La
notion de progrès ne remonte pas à la Renaissance, mais à la fin du XVIIe
siècle. Cette notion s’était ensuite développée au XVIIIe siècle puis au
XIXe. Au XIXe siècle, la majorité des intellectuels croyait au progrès, un
progrès qui serait à la fois technique et moral. Puis, cette idéologie du
progrès qui avait été le moteur de la IIIe République, a pris tout d'un
coup du plomb dans l'aile avec la Première Guerre mondiale. Le pessimisme
philosophique, initié avec Schopenhauer et Nietzsche, s'est répandu à
partir de la Première Guerre mondiale et n'a fait qu'augmenter par la
suite. On s'est aperçu que le progrès scientifique et technique
n'apportait pas le bonheur à l'humanité, mais au contraire qu'il pouvait
aggraver la situation de la planète. Autrement dit, nous vivons un
retournement complet par rapport à l'idéologie du progrès qui était le
pain quotidien de nos ancêtres du XIXe siècle. Voilà comment je vois la
situation ; et nous ne sommes pas sortis de nos jours des inquiétudes et
même parfois des peurs qu'engendre ce retournement des mentalités
collectives. C'est une désillusion très profonde. »
LEXNEWS : « Vous
avez utilisé l'imparfait concernant la croyance en la science, mais cela
reste encore du présent chez de nombreuses personnes. »
Jean Delumeau : « Il
est certain que la science que j'admire nous a libérés d'un certain nombre
de servitudes et a permis d'allonger la vie humaine. Elle a également
permis un confort dans la vie quotidienne qui était inimaginable il y a
300 ans. Tout cela est acquis. Mais on sait aussi que l'homme a la
possibilité de détruire la planète et, d’autre part, on sait également que
les ressources alimentaires de la planète ne sont pas infinies… On se
trouve alors devant des perspectives d'avenir qui sont sombres et l'on ne
voit pas dans l'instant présent quels remèdes on va trouver à la situation
dans laquelle nous sommes désormais engagés. On peut à la fois admirer les
découvertes scientifiques et techniques et en même temps être extrêmement
inquiet pour l'avenir. La morale humaine, les comportements humains n'ont
pas suivi les progrès de la science et de la technique. Au contraire, ils
décuplent les possibilités de nuire. Il est bien certain que nous sommes
face à des possibilités très sérieuses de dérapage de la science et de la
technique auxquelles il faut être absolument attentif. Il y a de quoi
s'inquiéter ! »
LEXNEWS : « Quels
sont les goûts culturels de Jean Delumeau en dehors de son champ immense
de recherches ? »
Jean Delumeau : « Je
suis père, grand-père et arrière-grand-père ! Par conséquent, tout ce qui
est familial compte beaucoup pour moi. Je me rends chaque année au Japon
où vit l’un de mes fils avec sa famille. Par ailleurs, je dirais que j'ai
des goûts assez classiques que ce soit en peinture, en musique, en
sculpture, etc. Je reconnais bien naturellement toutes les avancées de
l'art moderne et je ne les rejette pas. Néanmoins ma tendance naturelle
est d'aller vers la culture classique au sens large. Dans une journée,
quand vous avez accordé beaucoup à la famille, au travail et à la culture,
il est grand temps de se coucher ! »
LEXNEWS : "Merci
beaucoup Jean Delumeau pour ce témoignage captivant sur cette Renaissance
que vous chérissez tant et pour cette rencontre avec le personnage haut en
couleur qu'est Campanella ! "
- En hommage à la grande
dame des lettres et de l'histoire grecque récemment disparue, nous
republions l'interview qu'elle avait accordée à notre revue -
BIOGRAPHIE
Née en 1913, à Chartres, Fille de Maxime David, professeur de philosophie,
tué à la guerre en 1914, et de Jeanne Malvoisin, plus tard écrivain.
A fait ses études à Paris (lycée Molière, lycée Louis-le-Grand, E.N.S. de la
rue d'Ulm et Sorbonne). En 1930, prix en latin et en grec au Concours
général, la première année où les filles pouvaient concourir. Agrégée des
lettres en 1936, docteur ès lettres en 1947.
Carrière professionnelle :
Professeur dans l'enseignement secondaire en 1939-1940 (Bordeaux et autres
villes), nommée en première supérieure au lycée de jeunes filles de
Versailles, puis assistante à la Sorbonne, bientôt professeur de langue et
littérature grecques à l'Université de Lille (1949-1957), puis à la Sorbonne
(1957-1973) ; nommée au
Collège de France à cette date (chaire : la Grèce et la formation de la
pensée morale et politique) ; professeur honoraire en 1984.
A exercé en outre diverses fonctions d'enseignement (E.N.S., jurys de
concours, etc.) et diverses présidences d'associations (Ass. des Études
Grecques, des lauréats au Concours Général, Ass. Guillaume Budé).
Membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres depuis 1975 et de
l'Académie française depuis 1989.
Membre correspondant de diverses académies étrangères : Ac. du Danemark
(1961), British Ac. (1967), Ac. de Vienne (1968), d'Athènes (1975), de
Bavière (1976), des Pays-Bas (1977), de Naples et de l'American
Academy of Arts and Sciences (1988), de Turin (1989).
Distinctions honorifiques :
Docteur Honoris Causa des Universités d'Oxford, d'Athènes, de Dublin, de
Heidelberg, de Yale, de Montréal.
Titulaire du Österreichische Ehrenzelchen für Wissenschaft und Kunst
(Vienne) depuis 1981. Membre d'honneur de diverses sociétés savantes, en
Angleterre, en Grèce, aux États-Unis, etc...
Divers prix dont le prix Onassis pour la culture en 1995. A reçu d'autre
part, la même année, la nationalité grecque.
Nommée ambassadeur de l'hellénisme en mars 2000, désignation faite par
Athènes et communiquée ultérieurement.
Prix « Humanisme et médecine » décerné par le Collège International de
pathologie vasculaire.
Élevée à la dignité de grand Croix de l'ordre National du mérite (mai 2002)
Septembre 2004. Diplôme d'honneur du Centre d'Études d'Ithaque.
LEXNEWS a eu le grand privilège d'interviewer l'une des plus grandes dames
des lettres classiques, académicienne tant appréciée et helléniste de
coeur avec sa passion de toujours, le grand Thucydide ! Découvrons
le parcours et les grandes émotions d'un personnage qui porte sur notre
société un regard toujours aussi informé et combatif même si ses yeux ne lui
permettent plus de lire ses auteurs favoris...
LEXNEWS : « Pouvez vous nous rappeler pour
quelles raisons la découverte des sources grecques anciennes a eu chez vous
plus d’importance que celle des lieux qui les avaient produites ? »
Jacqueline de
ROMILLY : « J'ai commencé à
être en contact avec des textes grecs quand j'étais une petite élève de
quatrième. Je n'avais jamais vu la Grèce, je n'ai d'ailleurs vu la Grèce que
lorsque j'étais entrée à l'Ecole normale. Mon premiercontact a été en effet un contact direct avec les textes, c'est après
seulement que j'ai eu le plaisir de voir les lieux, mais j'étais d'ailleurs
complètement prise dans les textes et j'y suis encore ! Vous savez, en
classe de quatrième, on n’est pas toujours déterminé pour la vie entière. Il
est vrai que j'avais dans mon ascendance des raisons d’aller de ce côté-là,
mon grand-père maternel était professeur de lettres et mon père était
professeur de philosophie, je ne l'ai pas connu car il a été tué mais
c'était dans cette atmosphère que je baignais. J'étais de la première année
où les filles ont eu le droit de faire du grec, donc c'était une découverte,
une nouveauté et ces textes m'ont émerveillée. Cet émerveillement ne valait
pas forcément pour tous les textes littéraires de façon générale puisque je
me rappelle lorsque j'étais en première année à l'école normale le directeur
me disait : « alors ce mémoire sur Marivaux cela avance ? » Ce n'était pas
une confusion de sa part, il est vrai que j'avais pu hésiter. Ce qui a
déclenché ma passion pour Thucydide, c'est un cadeau de ma mère qui m'avait
acheté un beau Thucydide en parchemin. Je l'ai emporté comme cela pour en
lire un petit peu et en faitcela a été un
coup de foudre ! C'est véritablement ce qui m'a engagée dans cette voie. »
LEXNEWS : « Vous soulignez régulièrement
dans vos différents écrits que vous attachez plus d’intérêt à la conscience
que pouvaient avoir les Grecs d’eux-mêmes qu’à la réalité de certains faits
historiques. Cela participe-t-il de la même attitude ?»
Jacqueline de
ROMILLY : « Oui
probablement. Je ne dirais pas exactement la conscience que les Grecs
pouvaient avoir d'eux-mêmes. Ils ont essayé, et c'est le propre de la
culture grecque, d'exprimer en termes universels accessibles à tout le monde
des idéaux. Ce n'était pas seulement leurs portraits, sous-entendu
conscience de, mais surtout d'un idéal quelque chose qu'ils étaient heureux
d'exprimer, de répandre et qui était un ensemble de valeurs. Il y a toujours
une continuité. Une pensée, des idées se forment progressivement et c'est
particulièrement vrai du développement de la culture grecque. Mais il y a un
foyer au Ve siècle à Athènes où il y a eu un essor extraordinaire et où tous
se sont mis à écrire, à définir leur régime politique ainsi que l'homme et
les passions. C'est le moment où la philosophie intervient, mais aussi les
tragédies, la naissance de l'histoire, puis la comédie. Cela a été
exceptionnel et finalement c'est là que nous avons un ensemble de textes qui
se suivent presque année par année où on voit éclore et s'affirmer cette
pensée. Alors forcément c'est un attrait extraordinaire quand on étudie les
choses grecques, à cet égard je ne suis pas du tout à la mode parce que la
curiosité scientifique actuelle se tourne plutôt vers les confins, les
rapports avec d'autres cultures, vers des zones moins étudiées. Mais en
fait, ce n'est pas parce que cela a été important tout au cours des siècles
et que cela a été très étudié que cela n'a plus rien à nous dire, loin de là
car chaque période interroge ces textes avec des idées, des problèmes, des
soucis différents. À mon avis, j'ai toujours été vers quelque chose qui
était nouveau. »
Jacqueline de
ROMILLY : « Oui, tout a
fait ! Vous savez que j'ai écrit un ou deux livres un peu portés par les
circonstances actuelles sur la démocratie athénienne. La démocratie est née
à Athènes au début du Ve siècle mais si j'étudie Homère je vois déjà ces
guerriers ou même ces dieux, qui ont des assemblées, qui ont des débats, qui
prennent conseil. Il y a déjà en essence cet esprit-là. Et c'est la même
chose pour presque tout, seulement cela s'est développé et cela s'est
exprimé ensuite. »
LEXNEWS : « Faut-il alors véritablement
partir d’Hérodote pour commencer à avoir des choses plus concrètes : un
petit peu moins de bruit d'armes et de fracas sur les terrains de bataille,
un peu plus de réflexion sur le barbare par exemple, celui qui n'est pas
comme nous ? »
Jacqueline de
ROMILLY : « Cela a l'air
juste ce que vous dites en ce sens que Hérodote est le premier historien que
nous possédons donc il se pose déjà des problèmes comme ceux que nous nous
posons, de comprendre, etc. Mais je n'aurais pas l'idée de commencer par
Hérodote selon moi. Pour quelle raison ? C'est évidemment très personnel,
c'est une question de goût mais si vous voulez il n'était pas athénien, il
est venu à Athènes. Il a subi l'influence des problèmes et des idées
athéniennes, on la voit très bien. Il a terminé ses jours dans une colonie
collective présidée par Athènes. Alors, c'est un apport, une naissance qui a
eu beaucoup d'influence naturellement mais pour moi c'est plutôt un prélude
qu'une entrée. Nous avons l'Histoire d'Hérodote qui raconte les guerres
médiques et l'entrée je la vois plutôt avec Eschyle qui écrit une tragédie
où nous voyons le reflet des guerres médiques auxquelles il avait participé,
mais Eschyle est déjà athénien ! »
___________
"C'est étrange en effet ! Il n'y a pas de
raison qui justifie que l'on consacre toute une vie à un historien de
n'importe quelle époque. C'est pourtant ce que j'ai fait…!"
___________
LEXNEWS : « Une de vos émotions les plus
fortes de votre vie a été la relation étroite que vous avez entretenue avec
Thucydide, l'historien de la guerre du Péloponnèse. »
Jacqueline de
ROMILLY : « C'est étrange
en effet ! Il n'y a pas de raison qui justifie que l'on consacre toute une
vie à un historien de n'importe quelle époque. C'est pourtant ce que j'ai
fait…! Cela est né d'un premier contact où j'ai été éblouie par la densité,
la force, l'espèce de puissance d'analyse et de généralités qui se met
au-dessus, au-delà de l'expérience concrète et qui nous livre une sorte
d'analyse de l'homme en guerre qui a eu de l'influence plus tard aussi bien
sur les philosophes, et peut-être mêmeplus
sur des philosophes que sur des historiens. Et le tout avec une espèce de
condensation des rapports, des mots qui se font écho à des livres ou à des
chapitres de distance, c'est merveilleux de combattre pour gagner la vérité
de Thucydide. Mais, naturellement, je regrette un peu d'avoir fait cela
absolument toute ma vie, il y en avait d'autres ! »
LEXNEWS : « Comment jugez vous soyez
Alcibiade en raison du caractère controversé du personnage. »
Jacqueline de
ROMILLY : « Alcibiade est
un personnage de Thucydide et j'ai été amenée à discuter, étudier d'autres
textes,… Or il y avait deux choses pour m'attirer chez Alcibiade :
premièrement, une séduction à laquelle personne n'échappe, qui apparaît dans
Platon, à laquelle on ne peut absolument pas
résister, et en même temps le danger qu'a été cet homme plus soucieux de
lui-même que du régime et de la patrie, qui a contribué à faire basculer le
régime, la démocratie et la puissance d'Athènes. »
LEXNEWS : « Il ira même jusqu'à passer à
l'ennemi ! »
Jacqueline de
ROMILLY : « Oui, c'est
vrai, il est même passé au camp adverse. Tout cela est dans Thucydide et
représente une aventure politique qui est très attachante. Le personnage
l’est à certains égards, mais l'aventure désastreuse l’est
intellectuellement.»
LEXNEWS : « Peut-on dire qu'il incarne
deux faces d'une même personne : l'ambition et la vertu, le pouvoir et la
mesure ? On a l’impression qu'il y a l'envers et l'endroit dans le même
personnage. »
Jacqueline de
ROMILLY : « Comme
probablement dans tous les personnages ! Je dirais plutôt que si vous voulez
le couple dans lequel s'illustre tellement bien les problèmes de l'Athènes
d'alors ce serait plutôt Socrate et Alcibiade ; La rencontre est racontée
dans Platon, on voit les deux personnalités, les deux formes de désir ou
d'idéal. Alcibiade avait sûrement des ambivalences et des ambiguïtés mais
nous avons plus l'habitude aujourd'hui de relever ces sortes de problèmes
intérieurs qu'on ne l'avait à l'époque où on aimait simplifier, voir
l'illustration des idées. »
LEXNEWS : « Un autre personnage semble non
controversé cette fois-ci avec Hector, nous repartons en arrière évidemment
! »
Jacqueline de
ROMILLY : « Oui,
même si en ce qui concerne ma vie on irait plutôt en avant avec cette
question ! Je dois vous avouer quelque chose. J’ai été très agacée quand des
lecteurs de mon Alcibiade m'ont dit : eh bien, décidément, ils étaient aussi
mauvais que nousaujourd’hui, ces gens
d'autrefois ! Et cela n'était pas du tout mon idée. J'étais contente d'aller
vers un héros pur, homérique et la façon dont il avait été traité qui évoque
aussi quantité de problèmes : le courage, notre psychologie,… mais qui n'a
rien de ce que l'on pouvait reprocher à Alcibiade et de ce en quoi on peut
se reconnaître dans Alcibiade. »
___________
"Tout
le monde a présent à l'esprit les adieux d'Hector et d'Andromaque, si on
demande à n'importe quel auteur littéraire ce qui l’a frappé, il citera
cette scène."
___________
LEXNEWS : « On parle beaucoup plus de la
colère d'Achille, de la ruse d'Ulysse alors qu'Hector est souvent en retrait
dans notre culture contemporaine, pour quelle raison à votre avis ? »
Jacqueline de
ROMILLY : « Je crois que
dans notre XXIe siècle Homère dans l'ensemble n'est pas aussi présent que
vous voulez bien le dire ! Mais je ne suis pas tout à fait d'accord quant à
ce retrait du personnage d’Hector ! Tout le monde a présent à l'esprit les
adieux d'Hector et d'Andromaque, si on demande à n'importe quel auteur
littéraire ce qui l’a frappé, il citera cette scène. De même, la mort
d'Hector ou la visite du vieux Priam qui vient demander le corps de son fils
restent parmi les épisodes d'Homère qui émeuvent tout le monde. »
LEXNEWS : « Si vous avez étudié et fait
revivre ces grands personnages de l’Antiquité, vous vous êtes également
consacrée à l’étude des grands concepts et valeurs de la démocratie
athénienne. Lesquels ont le plus nourri votre passion ? »
Jacqueline de
ROMILLY : « J’ai toujours
été passionnée par la naissance et la précision croissante des idées. J’ai
éprouvé le plus vif intérêt pour la manière dont les Grecs ont élaboré tout
cela en essayant de donner le plus de précisions et d'universalité
possibles. Mon cours au Collège de France s'appelait « la Grèce et la
formation des idées morales et politiques », je suivais ainsi les Grecs dans
leur développement, c'est devenu ma spécialité ! Le concept de démocratie,
même si ce n'est pas le premier auquel je me sois attachée, est celui le
plus proche des problèmes que nous vivons actuellement, notamment avec la
construction européenne. J'ai eu envie de préciser les choses avec, à
l'origine, un livre qui montrait les difficultés de la démocratie, puis deux
livres plus récents montrant l'idéal et les différences avec notre régime
actuel avec ce que ces comparaisons pouvaient apporter. Mais auparavant,
j'avais fait l’étude de bien d'autres concepts ou idées comme la loi dans la
pensée grecque, la liberté,… Il me semble que ce qui est le plus frappant
dans cette étude, ce sont plus les ignorances que les distorsions quant à
ces concepts anciens. Les gens ne se représentent pas d'une part comment ces
modèles s’appliquaient alors et d'autre part en vue de quoi ils avaient été
élaborés. »
LEXNEWS : « Pensez vous par exemple à
l'importance de la loi ? Je crois que vous avez dit récemment que vous étiez
toujours horrifiée, le mot est peut-être trop fort, de ce que les jeunes
générations pouvaient percevoir de la loi »
Jacqueline de
ROMILLY : « Oui, vous
pouvez dire horrifiée, le mot n'est pas trop fort. C'est quelque chose qui
m'a en effet choquée parce que pour les Anciens, l'idée de démocratie était
liée à la loi qui était la loi la même pour tous. Dans tous les textes
d'Hérodote et d'Euripide, on commence par dire : la loi ne dépend pas de
l'arbitraire d'un homme, elle est la même pour tous, elle est notre loi,
nous en sommes responsables dans une certaine mesure et surtout elle est là
pour défendre le faible. Tandis que maintenant, nous avons l'impression que
la loi est édictée d'en haut et que ce qui est noble et bien, c'est de se
révolter ! C'est un gros retournement. »
LEXNEWS : « Vous avez représenté et
défendu ardemment les langues anciennes tout au long de votre vie,
aujourd’hui, vous souhaitez alerter les pouvoirs publics et les citoyens du
danger d’extinction qui menace ces sources les plus anciennes de nos langues
modernes. »
Jacqueline de
ROMILLY : « Oui parce que
ces disciplines étaient de première importance dans l'enseignement et sont
peu à peu devenues d'abord des options, puis ont passé pour être un signe de
la bourgeoisie d’autrefois, et maintenant, elles sont victimes tout
simplement des économies ! On ne veut plus ouvrir une classe et on supprime
celles existantes. Les jeunes ont alors perdu confiance, ils n'osent plus
demander ces matières en pensant qu'elles risquent d'être supprimées l'année
suivante. Il y a eu un courant très fort dans ce sens même si je pense qu'il
pourrait être renversé. Vous avez de nombreux professeurs qui parviennent à
enseigner le grec dans les banlieues avec succès, je pense que cela est
possible. Cela montre que l'opinion commence aussi à se rendre compte de
l'importance de ces langues. D'autre part, je voudrais préciser que je suis
à l'heure actuelle au moins aussi inquiète de la crise du français que de
celle du latin et du grec. À mon avis, c'est un peu lié parce que le latin
et le grec servaient entre autres choses à développer l'attention à la
langue, les étymologies, les différences, avec une correction de la langue
beaucoup plus grande. Maintenant, il est clair que le français, dans notre
enseignement, n'a plus la place qu'il devrait avoir. Les enfants n'ont plus
l'occasion de s'exprimer. Je m'occupe de deux associations, une pour la
défense des lettres, du latin et du grec en particulier, l'autre qui
s'appelle « L'élan nouveau des citoyens » où nous avons fait un concours où
l'on demandait à des jeunes de décrire quelque chose de dynamique. J'ai
ainsi pu comprendre d'après ces témoignages que les enfants, qui avaient peu
de zèle pour ce concours au début, manquaient non pas de valeur ou d'idéal
mais tout simplement de la maîtrise même du français. Ils ne savaient pas
écrire une page et demie en français ! »
___________
"Je
crois qu’il faut faire tout ce qu’il est possible de faire pour réveiller
chez les jeunes et chez les moins jeunes le désir de donner, de recevoir, de
progresser et de créer. C'est déjà beaucoup !"
___________
LEXNEWS : « Avez-vous l'impression, pour
l'académicienne que vous êtes, que ces moyens d'expression moderne, même
s'ils peuvent vous faire sursauter, que certaines musiques jouant sur les
mots tel le rap par exemple, n’auraient pas tendance à manifester une
volonté de s'exprimer même si c’est dans un champ lexical limité faute de la
culture que vous évoquiez ? »
Jacqueline de
ROMILLY : « Il y a
certainement du vrai dans les aspects positifs que vous évoquez, même si je
ne suis pas très bien placée pour en juger. Seulement cela ne peut pas jouer
si cela s'applique comme vous le signalez avec un vocabulaire tout à fait
limité. Car si l'on ne distingue pas entre les mots, que ce soit par jeu, en
musique, en plaisanterie, dans un blog, avec un message, ou tout ce que vous
voudrez, on n’exprimera pas sa pensée. Et si l'on ne peut pas exprimer sa
pensée, vous savez quel est le résultat : on remplace par un coup de poing,
par un attentat. Lorsqu’on ne peut pas s'exprimer, alors on passe aux
coups. S'il est difficile d'agir sur la cellule familiale quand à
l’apprentissage de la langue, c'est par l'intermédiaire de l'enseignement
qu'il est possible d'agir. Il y a quantité de professeurs qui pensent comme
moi et qui ont connu cette expérience, c'était merveilleux. Je ne dis pas
qu'il faut reprendre la même chose, c'est idiot de croire que c’est
passéiste, mais quand il y a des bonnes choses c'est idiot de les supprimer,
il s'agit du bon sens ménager !»
LEXNEWS : « Pensez-vous qu'il soit
possible de faire l'apprentissage, à l'âge adulte, de ces langues
anciennes ? »
Jacqueline de
ROMILLY : « Il n'y a pas
l'ombre d'un doute ! De nombreuses personnes le font, il y avait à la
Sorbonne il y a quelques années, je ne sais pas ce qu'il en est maintenant,
des cours pour débutants adultes. C'est très facile. Il y a une méthode
Assimil pour apprendre le grec
ancien qui a eu un succès fou. Mais vous comprenez ce n'est pas mon idéal de
commencer à former des gens à la retraite ! C'est la génération qui arrive
qui compte, c'est la génération auprès de laquelle on peut avoir une action,
ouvrir des merveilles, faire découvrir, entraîner leur mémoire, leur
attention, leur sens de l'histoire. C'est dans la jeunesse que cela compte
et que c'est important. »
LEXNEWS : « L’inculture et la démagogie
peuvent ouvrir les portes à un retour des âges obscurs et de la barbarie.
Etant née à la veille du premier conflit mondial, ayant connu les horreurs
de la seconde guerre mondiale, votre point de vue nous semble précieux pour
les jeunes générations. »
Jacqueline de
ROMILLY : « Je ne prédis
jamais l'avenir ! Mais le danger de cette inculture actuelle est
certainement grand, peut-être qu'il en sortira simplement un monde que je ne
peux pas comprendre et qui peut être nettement inférieur car l'histoire ne
va pas toujours dans le même sens, il y a des hauts et des bas et pour les
pays et pour les personnes. Quand je vous disais à l’instant je ne prédis
pas l'avenir, je veux dire que moi je vois ce que je peux essayer de donner
pour un avenir meilleur et après cela, on verra bien... »
LEXNEWS : « Cela passe par le respect de
cette culture classique. »
Jacqueline de
ROMILLY : « Oh vous savez,
je ne demande pas que tout le monde se mette à faire du latin et du grec et
je ne suis pas sûre d'ailleurs que tout le monde deviendrait alors parfait !
Loin de là. C'est d'ailleurs pour cela que nous avons créé cette autre
association à côté du latin et du grec. Je crois qu’il faut faire tout ce
qu’il est possible de faire pour réveiller chez les jeunes et chez les moins
jeunes le désir de donner, de recevoir, de progresser et de créer. C'est
déjà beaucoup ! »
___________
"Je suis
persuadée que la force intérieure et l'espoir sont des choses qui se
cultivent. Et pour moi la discipline est essentielle, elle est synonyme de
vouloir apprendre."
___________
LEXNEWS : « Vous vous opposez ainsi à
cette omniprésence du désespoir et de la désillusion. »
Jacqueline de
ROMILLY : « Je suis contre
! Je suis persuadée que la force intérieure et l'espoir sont des choses qui
se cultivent. Et pour moi la discipline est essentielle, elle est synonyme
de vouloir apprendre.»
LEXNEWS : « Quelles seraient les lectures
indispensables d’œuvres de la Grèce classique que vous recommanderiez à vos
contemporains du XXI° siècle ? »
Jacqueline de
ROMILLY : « Je me garderai
bien de faire un tel choix ! Homère tient évidemment une place privilégiée
dans toute notre culture et encore maintenant, un film sur la guerre de
Troie plus ou moins inspiré, (plutôt moins d'ailleurs) d'Homère, une
exposition à la Bibliothèque nationale, deux livres pour les plus jeunes.
Cela tient une place extraordinaire et cela inspire des oeuvres modernes. Le
nombre de musiques inspirées par la tradition homérique est également
extraordinaire. Homère est certes un peu déroutant à certains égards, mais
c’est excellent et distrayant pour des jeunes de le lire en traduction. Je
vis beaucoup dans la tragédie grecque. Quand on lit les tragédies de Racine,
il est merveilleux de remonter à ce qui a été le principe, à la tragédie
grecque. Inversement, si on s'intéresse aux idées, on devrait dévorer les
pages de Platon. Vous voyez je recommande tout, sauf Thucydide je me le
garde ! »
LEXNEWS : « Quels sont vos goûts
littéraires et les découvertes inattendues que vous avez pu faire ? »
Jacqueline de
ROMILLY : « Deux auteurs
m'ont été très chers à des moments différents mais tous deux doivent
beaucoup à la Grèce curieusement. J'ai été illuminée toute ma jeunesse par
Giraudoux et toute ma vie a été illuminée par Racine. Mais cela ne veut pas
dire que je me plonge dans mon Racine tous les soirs, j’aime aussi lire un
bon roman anglais ! J'ai dit mon amour pour les textes dés le début, mais
maintenant que j'ai perdu la vue, je ne peux plus lire, je peux seulement
écouter des textes enregistrés. Et c'est devenu une espèce de hantise, il
faut que j'en ai à portée de main ces enregistrements, et quelquefois j'ai
la chance de pouvoir écouter des textes que je connais. J'ai pu avoir en
abonnement la totalité des Mémoires d'Outre-tombe de Chateaubriand et bien
vous savez ce sont des textes que normalement vous n'avez pas le temps de
lire d'un bout à l'autre et cela a été une véritable joie pour moi. Et quand
j'ai perdu la vue, mon affolement à l'idée que je perdais les textes, j'ai
essayé de mémoire d'enregistrer moi-même des bribes qui me revenaient de ce
que j'avais appris par coeur. Et entre parenthèse, je ne l'ai pas assez dit,
et je ne le dis jamais assez, il faut apprendre des textes par coeur, c'est
une compagnie, une présence et un enrichissement et quand par hasard, comme
moi, on perd la vue, quel trésor ! »
LEXNEWS : « Comment jugez-vous la qualité
de ces enregistrements ? »
Jacqueline de
ROMILLY : « Ce n'est pas
mal. Il y a un certain choix, mais je suis très frappée de voir qu'il y a
également des lacunes énormes, les mêmes pour tous les abonnements
d’ailleurs et en particulier tout le théâtre parce que l'on croit qu'il faut
laisser le théâtre aux acteurs. Alors il y a d'horribles enregistrements du
théâtre français alors que lorsque vous êtes seul dans votre appartement, il
est beaucoup plus émouvant d'entendre ces textes grâce à unesimple lecture et que l'on entende bien chaque vers. Vous savez les
bondissements à travers la scène, les éclats de voix, c'est une catastrophe.
Il est presque impossible d’avoir plus d’une pièce de Racine, Corneille,
Goethe, Calderón, Shakespeare. Je trouve cela extraordinaire à un moment où
le théâtre a tant d'importance. J’ai perdu la vue trop tard pour savoir le
braille et trop tard pour connaître les nouvelles technologies. Je pense que
tout cela évoluera dans l’avenir. Mais vous savez heureusement je ne suis
pas éternelle, immortelle mais pas éternelle !»
LEXNEWS : « Merci Jacqueline de Romilly
pour ce très beau témoignage. Nul doute que nos lecteurs trouveront dans
votre énergie et votre intelligence la volonté de découvrir ou redécouvrir
les lettres classiques que vous représentez si bien ! »
En conclusion, un petit mot adressé
par Jacqueline de ROMILLY à nos
lecteurs...
DVD
paru aux Editions Montparnasse, 2010
Interview Régis BOYER
La Varenne, 15 octobre 2008.
Professeur de langues, littératures et civilisation
scandinave à l’Université Paris-IV-Sorbonne, Régis Boyer est un des
meilleurs spécialistes de la littérature de l’Europe du Nord. Il a non
seulement traduit un nombre incroyable de textes anciens (sagas,
eddas,...) mais il est également un traducteur infatiguable des
littératures contemporaines.
Né en 1932, licencié de français, de philosophie et d'anglais, agrégé de
lettres, docteur ès lettres, Régis Boyer a été lecteur de français prés
les universités de Lodz (Pologne, 1959-1961), Reykjavik (Islande,
1961-1963), Lund (Suède, 1963-1964), Uppsala (Suède, et directeur de la
Maison de France, 1964-1970). Régis Boyer est devenu professeur de
langues, littératures et civilisation scandinaves à l'Université de
Paris-Sorbonne (Paris IV) en 1970 et directeur de l’Institut d'études
scandinaves en la même université à partir 1980. Régis Boyer est
aujourd'hui professeur émérite.
Régis
Boyer a véritablement donné ses lettres de noblesse aux littératures
nordiques auxquelles il a consacré toute son énergie. Défricheur des textes
les plus anciens de l'Islande, il a su restituer une histoire
"démythifiée" où le mythe du Nord est relégué à sa juste place sans pour
autant enlever la bravoure et le mystère qui jalonnent les sagas les plus
enlevées ! La discipline du chercheur, qui n'hésite pas à recadrer à sa
juste valeur les invasions vikings, n'enlève en rien à la magie de ces
récits qui étonnent toujours le lecteur du XXI° siècle. Régis Boyer milite
également depuis de nombreuses années pour que cesse le purgatoire des
littératures nordiques contemporaines. En route vers un paysage
extraordinaire où pragmatisme, héroïsme, magie et amour de la nature se
disputent la première place !
LEXNEWS : « Vous êtes le grand spécialiste
des langues et de la littérature scandinaves. D’où vient cet attrait pour
ce paysage culturel bien particulier ? »
Régis Boyer : « J'ai fait deux
agrégations, une agrégation de philosophie et une agrégation de Français.
Puis, est arrivé mon service militaire avec 27 mois d'Algérie ! J'étais
déjà antimilitariste, mais avec cette guerre…. Je me suis dit alors : c'en
est fini avec la France, je pars à l'étranger ! Or, je suis
l'arrière-petit-neveu de Paul Boyer, le fondateur des Langues O. Alors que
vous jouiez aux billes à 10 ans avec les copains, moi je récitais du
Pouchkine au même âge…(rires). J’avais donc décidé que je ne remettrai
plus les pieds en France et j'ai demandé un poste en Russie. En fait, j'ai
obtenu un poste en Islande… pour dire la vérité, j'allais en Islande par
romantisme, et en fait, dans ce pays, j'ai découvert ces langues, cette
culture, cette histoire, ses littératures scandaleusement ignorées chez
nous encore maintenant. Je me suis trouvé émerveillé et j'ai découvert
brusquement qu'il y avait des quantités de choses absolument méconnues.
Qui plus est, elles ne sont pas que méconnues car certains se croient
mêmes obligés de dire des idioties à leur sujet. Il y avait ainsi un champ
immense à défricher, c’était absolument merveilleux ! J'ai été nommé
directeur de la maison de France à Uppsala en Suède. C'était un travail
magnifique que je n'ai jamais retrouvé même après 31 ans de Sorbonne. En
effet, à côté des écoles classiques d'Athènes, de Rome, et de Tokyo, se
trouvait l’école d’Uppsala où j’ai passé sept ans. J'ai fait ma thèse puis
je suis rentré et j'ai eu cette chaire que l'on a créée pour moi. Cela
fait 38 ans que je n'arrête pas de diffuser et de divulguer ces
enseignements et cela reste littéralement passionnant ! Vous savez, la
place de la virgule au vers 285 de Phèdre m’est un peu égale… Par contre
faire connaître les œuvres d’écrivains comme Enquist, Undset,… C'est autre
chose ! »
___________
Il faudrait
écrire quelque chose sur le mythe du Nord chez les Français...
___________
LEXNEWS : « Vous avez évoqué très
rapidement cette idée de romantisme ! »
Régis Boyer : « Vous avez eu
vingt ans comme moi ! Et quand on a vingt ans, le Nord… D'ailleurs, la vie
est trop courte. Il faudrait écrire quelque chose sur le mythe du Nord
chez les Français, et si cela peut vous consoler, on note la même chose
chez les Scandinaves quant au Sud. Si vous allez un jour en auto de Paris
à Marseille sur l'autoroute A6 puis A7, à la hauteur de Mâcon Chalon, vous
passez une ligne de séparation des eaux. Et en effet, dans l'espace des
vingt kilomètres qui suivent, vous n’avez plus les mêmes maisons, ni le
même paysage… C'est un peu la même chose avec les Germains, c'est autre
chose et on pourrait dire qu'il y a également une ligne de partage… Vous
êtes au nord de cette limite, vous êtes dans le Nord. Ce n'est vraiment
pas la même culture, les mêmes mentalités, la même histoire. C'est quelque
chose de très attirant. J'ai vécu dix ans en Scandinavie avec ma femme et
nous avons eu des enfants là-bas. Nous y avons vécu, ce n'était pas du
tourisme. »
LEXNEWS : « Comment vous êtes vous formé à
ces langues anciennes ?»
Régis Boyer : « Je me suis formé
de manière empirique. Je connais au moins théoriquement une quinzaine de
langues, je parle les langues slaves ainsi que les langues germaniques. Je
les ai apprises sur place. En revenant à la Sorbonne en 1970, j'ai créé un
institut de langues et depuis vous pouvez apprendre à Paris le Norvégien,
le Suédois, l'Islandais, et mes « enfants spirituels » ont égrené cela
dans les universités de Caen, de Strasbourg, Nancy,… Même si j'ai écrit
des grammaires, sur ce point, je ne suis pas un homme de livres. Les
langues anciennes en question sont des langues scandinaves ; Or la mère de
toutes ces langues, c'est l'Islandais. Et l'Islandais n'a pas bougé depuis
1000 ans ! Un gamin de dix ans lit sans difficulté un texte de l'an 1200…
L'insularité, l'éloignement ont fait que cette langue n'a pas évolué. Si
vous savez l'Islandais, c'est ma spécialité, vous avez la clé du danois,
du suédois, du norvégien et en prime celle du néerlandais, de l'allemand,
de l'anglais… »
LEXNEWS : « C'est le latin du Nord en
quelque sorte »
Régis Boyer : « Absolument ! »
___________
Nous n'avons
pas pour les sources scandinaves les difficultés que nous rencontrons
concernant le latin ou le grec.
___________
LEXNEWS : « Quelles ont été les difficultés
que vous avez rencontrées dans l’accès aux sources scandinaves et
pourriez-vous nous rappeler les distinctions entre sagas, eddas, poésie
scaldique… ?"
Régis Boyer : « Les textes sont
très facilement accessibles et les Scandinaves eux-mêmes sont très forts
là-dessus. On ne le sait pas, mais ils sont des paléographes réputés, des
antiquaires de premier ordre. Leur littérature commence aux alentours de
l'an 1100. Nous n'avons pas pour les sources scandinaves les difficultés
que nous rencontrons concernant le latin ou le grec. Quant aux
distinctions, nous allons commencer par les textes poétiques qui
s'appellent Eddas. Il y en a de deux sortes : l'une qui est l’Edda
poétique à savoir un recueil de leurs vieux poèmes mythologiques, récits
magiques, etc. J’ai traduit cela en français. C'est une source de tout
premier ordre car sans ces textes, nous ne saurions rien des antiquités
germaniques. Vous y trouvez racontée la vie des dieux avec de nombreux
éléments surnaturels... Ce sont des textes qui soutiennent la comparaison
avec le Rig-Véda ou avec la Bible. En second lieu, il y a la poésie
scaldique. Je suis le seul à avoir diffuser cela en France. À l'heure où
nous parlons, cela reste la poésie la plus sophistiquée, la plus
compliquée que l'Occident n’ait jamais inventée. Il faut encore
aujourd'hui bien une demi-heure à un grand savant Islandais pour décrypter
une strophe ! Il y a des difficultés de versification, de vocabulaire, de
rythme, de jeux de sonorités… C'est une langue qui refusait, probablement
pour des raisons religieuses, de nommer les êtres et les choses par leur
nom. Il fallait leur substituer des espèces de synonymes heiti ou
de métaphores kenningar. Il faut savoir que dans ces textes,
l’expression « cheval de la mer » est en fait un bateau ; et comme la mer
est la maison du dieu qui s'appelle Aegir, on ne dit pas le cheval de la
mer, mais on dit le cheval de la maison de… On peut aller ainsi jusqu'à
quatorze termes ! »
LEXNEWS : « Pensez-vous que cette
complexité a joué dans cette méconnaissance de ces textes en France ? »
Régis Boyer : « C'est une bonne
question ! Ces gens-là étaient des techniciens, des ingénieurs. Leurs
bateaux par exemple étaient une sorte de défi technique qu'ils ont posé
face à la mer. C'est une merveille sur le plan technique et ils ont résolu
ce défi techniquement. La poésie, c'est une façon d'exprimer des choses
que vous n'osez pas ou que vous ne savez pas dire correctement. Eh bien,
le poète va dire ces choses en raffinant la forme, en rendant la chose
obscure ce qui fait que le vulgum pecus ne comprendra pas.
L'aventure avec un A majuscule, c’est pour les journalistes de la rive
gauche ! Ils se fichaient bien de l'aventure, ce qui les intéressait
c'était de voir s’ils pouvaient aller depuis Bergen dans le sud de la
Norvège jusqu'aux Féroé par exemple. Et ils l'ont fait, ils sont même
allés jusqu'en Islande, au Groenland puis en Amérique. Après tout, vos
enfants se meublent avec quelle marque ? »
LEXNEWS : « Ikéa ? »
Régis Boyer : « Et voilà ! Ils
sont des grands techniciens dans tous les domaines dans lesquels ils
exercent. La vie pour eux est d'abord une quantité de problèmes techniques
à résoudre tout le temps. Ce n'est pas en pleurnichant ni en faisant la
grève que vous les résoudrez. C'est grâce à la technique. »
___________
Le
christianisme a apporté sa religion, sa foi, mais aussi ses textes. Or,
les Islandais avaient leurs propres traditions orales...
___________
LEXNEWS : « C'est certainement également
lié à la dureté de la vie dans ces régions. »
Régis Boyer : « C'est bien vu !
Vivre à Stockholm, ce n'est pas la même chose que vivre à Paris. C'est en
effet certainement le critère de ces explications. On ne peut pas vivre
quand il fait nuit six mois par an avec des températures de -40 comme ici
en France. Il y a certainement un rapport de cause à effet.
Revenons à nos distinctions des sources littéraires : après
les eddas et la scaldique, il nous reste à parler des sagas. Et là, je
dois avouer que j'ai été à l'initiative de ce que l'on a appelé l'Ecole de
Paris. Ce sont les Islandais qui sont les responsables de tout cela. On ne
sait pas exactement quelle était leur religion, mais ils ont été convertis
au christianisme en l'an 1000. Le christianisme a apporté sa religion, sa
foi, mais aussi ses textes. Or, les Islandais avaient leurs propres
traditions orales. Ils ont subitement été dotés d'une écriture et d'une
tradition qui leur venaient de l'Église. Ils ont probablement dû se dire
qu'ils avaient eux-mêmes leurs propres traditions tout en découvrant la
littérature occidentale grâce aux clercs. Ils ont ainsi découvert tout un
vaste mouvement d'historiographie antique, la conjugaison de
l'hagiographie médiévale, d'une part, et de l'historiographie antique,
d'autre part, ont servi d'incitateur ultrapuissant qui les a conduits à
écrire leurs propres traditions ; dans un premier temps, leur vraie
tradition, puis des légendes. C'est cela qu'on appelle les sagas. Ce sont
des textes en prose, nous sommes aux XIIe et XIIIe siècles, et vous n'en
trouvez pas en France ou en Allemagne à cette même époque. Il y a une
quatrième source qu'il faut ajouter : ce sont toutes les traductions
qu'ils ont pu réaliser des textes apportés par les clercs. »
___________
Comment
voulez-vous que 35 000 hommes et femmes déferlent sur tout l'Occident, le
mettent à feu et le soumettent ? Cela n’a pas de sens...
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LEXNEWS : « L’Occident, et notamment la
France, a longtemps nourri (et continue peut-être encore à nourrir) un
souvenir du viking cruel, sanguinaire et sans culture. Vous vous êtes
opposé très tôt à ces contrevérités. »
Régis Boyer : « Il y a
aujourd'hui 9 millions de Suédois, 5 millions de Danois, 4 millions de
Norvégiens et 300 000 Islandais. Le total ne fait pas 19 millions.
L'ensemble ne fait même pas le tiers de la France. Revenez quelques
instants en arrière : les Vikings se développent entre 800 et 1050. Des
calculs ont été faits et admettons qu'ils étaient 35 000 en moyenne à
cette époque. Comment voulez-vous que 35 000 hommes et femmes déferlent
sur tout l'Occident, le mettent à feu et le soumettent ? Cela n’a pas de
sens. L’explication de cela est simple : il y avait une grande pauvreté à
cette époque. Ils n'avaient pas ou peu de ressources naturelles et ils ont
tout de suite compris que leur seule façon de survivre était de faire du
commerce. Ils sont ainsi commerçants depuis le IVe siècle. C'étaient des
pays qui vivaient en totale symbiose avec l'eau : les lacs et rivières, la
mer et les marécages. Ils s’en allaient ainsi pour s'enrichir. Les deux
seuls témoins irrécusables que nous ayons sur les Vikings : ce sont les
pierres runiques et la poésie scaldique. Ces deux sources nous indiquent
sans aucune équivoque qu'ils pratiquaient des voyages pour s'enrichir ! Il
ne faut pas oublier que leur bateau viking contenait un maximum de 50
personnes et il ne peut pas embarquer beaucoup de marchandises se limitant
ainsi à des produits de luxe. J'ai ainsi pu reconstituer leurs tactiques
de voyage : ils s'en allaient et s'attaquaient aux points faibles et
vulnérables : les abbayes, les églises, les cathédrales, les prieurés, les
abbatiales, etc. Ils savaient que dans ces lieux se trouvait l'argent et
qu'il n'y avait pas de défense. Nous n'avons pas d'exemple de bataille
rangée qu'ils aient livrée et qu'ils aient gagnée. Cela s'explique en
raison de leur faible nombre. Les principales victimes étaient les
clercs ; or ces clercs étaient les seuls à savoir écrire. Ce sont eux qui
sont coupables de ces récits horrifiques que vous avez pu lire ! Oui, de
manière générale, je crois que ce sont les clercs qui sont coupables du
mythe viking. Ils ont ainsi inventé le mythe du barbare venu châtier
l'Occident de ses péchés. S'ils s'en allaient pour s'enrichir, ils
n'étaient pas capables de se battre au sens matériel du terme. Un de leurs
objectifs était de s'établir à demeure, et il faut d'ailleurs à ce sujet
écarter le terme de colonie. En deux, voire trois générations, il n'y a
plus de Scandinaves. Ils prennent les noms locaux, ils ont une faculté
saisissante d'adaptation. »
LEXNEWS : « Il semble incroyable que ces
idées reçues perdurent au XXI° siècle après toutes ces études que vous
venez de rappeler. »
Régis Boyer : « C'est tout
simplement dû à ce mythe persistant du Nord dont nous avons déjà parlé. Je
regrette d'ailleurs d'avoir à mourir bientôt, car il faudrait recommencer
une carrière, refaire des recherches pour comprendre la raison qui nous
fait tant tenir à ces mythes ! »
LEXNEWS : « Cela touche la question de
l'adhésion à un mythe et à la mythologie de manière générale. Est-ce que
cela nous rassure ? Est-ce que cela peut définir notre identité par
rapport à ces mythes ? »
Régis Boyer : « Mon ami Michel
Zink du Collège de France prétend que le mythe est l'histoire que les
hommes racontent pour essayer d'expliquer ce que personne ne comprend. Je
pense qu'il a raison. La condition humaine est plutôt tragique. Il doit
bien y avoir quelque chose là-dedans qui échappe à notre entendement. Et
alors, on crée des histoires autour de cette question. Le mythe du nord,
pur, dur, particulièrement énergique participe très certainement de cette
question. Lorsque Jason s'en va conquérir la Toison d'or, où va-t-il ? »
LEXNEWS : « En Colchide… »
Régis Boyer : « Oui, il s’en va
vers le Nord et non à l'Est ou au Sud ! Et vous avez déjà entendu parler
de l'hyperborée ? »
LEXNEWS : « Platon… »
Régis Boyer : «Oui, il y
a une sorte de fascination dés l’Antiquité pour ces contrées du Nord. Je
vous ai proposé un début d'explication, mais cela reste à approfondir… »
LEXNEWS : « Il semble évident que les
fameuses sagas sont les témoins essentiels de ces périodes et ont beaucoup
à nous apprendre. Quelle a été votre approche pour faire « parler » ces
textes qui ne sont pas des histoires fabuleuses comme on le croit trop
souvent ? »
Régis Boyer : « J'en ai traduit
une quarantaine, parce qu'il y a cinq ou six sortes de saga. J'ai beaucoup
écrit autour avec un gros travail de vulgarisation parallèlement. Ce sont
des récits qui racontent la vie d'un ou plusieurs personnages de sa
naissance à sa mort en faisant état de ses ancêtres et descendants. Ce qui
est intéressant, c'est la vision du monde qui est derrière ces textes. Ces
gens-là étaient persuadés, et cela va à l'encontre de Monsieur Sartre,
qu'ils n'existaient pas pour rien et qu'ils n'étaient pas de trop. Ils
étaient également persuadés du bien-fondé de leur existence grâce à la
volonté des « Puissants » avec un arrière-fond religieux. Ils se sentaient
habités par une certaine réalité du sacré, une sorte de transcendance. Une
saga vous présente un personnage intéressant, car les dieux se sont
intéressés à lui. Ils lui ont donné une certaine capacité de chance et de
réussite. Dans un premier temps, il va s'efforcer de voir ce qu'il vaut.
Les anciens sont là pour l'avertir, des présages accompagnent le récit. Il
ne se révolte jamais, et une fois qu'il a découvert ce dont il était
capable, il va chercher à démontrer qu'il est digne de ce dépôt que les
Puissants ont mis en lui. Contre vents et marées, il assume fatalement et
il va être soumis à des épreuves. Je cite d'ailleurs souvent Corneille sur
cette idée de la gloire très présente dans ses tragédies, et cette gloire
est la plus haute idée qu’ils se faisaient d’eux-mêmes. On ne peut pas
dire que ce sont des modestes ! En triomphant de ces épreuves, ils sont
dignes de donner matière à saga. Le monde dans lequel ces Islandais
vivent, est un monde double. La présence de l'occulte et importante.
L'homme n'est pas seul et il y a un sens de l'épiphénoménal qui est
caractéristique de la vie normale. »
___________
C'est un
univers hanté, double, je trouve cela fascinant…
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LEXNEWS : « Y a-t-il la notion de mystère ?
»
Régis Boyer : « Si je vous dis
oui, vous allez automatiquement coller des images grecques ! Je vous
explique : le personnage, un chef, s'en va d'un point A pour un point B
parce qu'il sait qu'il y a un litige à régler. Il est sur son cheval et il
chemine sur des champs de lave et soudainement d'une crevasse sort une
tête de femme laquelle déclame une strophe scaldique avec toute la
complication dont nous parlions tout à l'heure lui enjoignant de ne pas
aller plus loin. Il rebrousse alors chemin et revient chez lui ! C'est un
univers hanté, double, je trouve cela fascinant…(Rires). »
LEXNEWS : « C'est en même temps un univers
très pragmatique où les choses sont souvent dites très brutalement ! »
Régis Boyer : « Absolument ! Ce
n'est pas un réalisme plat ; d'ailleurs, c'est bien Nietzsche, un
Allemand, qui a dit que le monde est profond…
Je ne saurais vous dire le nombre d'écrivains modernes qui
ont essayé d'imiter ce style et qui n'y ont pas réussi, y compris chez les
Scandinaves. C'est un phénomène qui est un peu comparable au phénomène de
la tragédie française au XVIIe ou du roman romantique européen au XIXe, ce
genre de phénomène qui se manifeste une fois avec éclat et il ne se répète
plus…»
LEXNEWS : « Comment le lecteur occidental
du XXI° siècle peut-il lire ces textes et avec quelle approche ? »
Régis Boyer : « En bon prof de
fac que j'ai été, je répondrai qu'il vaudrait mieux s'initier d'abord à la
culture avant de plonger dans les textes qui risquent de rebuter, ne
serait-ce qu'en raison de l'onomastique. L'idéal serait de s'initier un
peu à l'Islande médiévale. »
LEXNEWS : « Il ne faut pas les lire comme
un roman »
Régis Boyer : « Non ! Surtout
pas. »
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A l’heure
actuelle, on ne peut pas dire qu'on ne connaît pas les littératures
nordiques y compris la Finlandaise faute de textes
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LEXNEWS : « Une partie importante de votre
activité est réservée à la traduction des textes que nous venons
d’évoquer. Quelles sont les difficultés et quelles sont vos exigences dans
l’acte toujours délicat de traduction, qui plus est lorsqu’il s’agit de
textes anciens ? »
Régis Boyer : « Lorsque je suis
venu à la Sorbonne grâce à mon maître Maurice Gravier, je sortais
d’Uppsala comme je vous l'ai dit tout à l'heure. J'ai fait un cours
mirifique dans l'amphithéâtre Guizot sur l'état présent des lettres
suédoises. Il y avait là 150 étudiants parce que je représentais un
exotisme ahurissant ! Au bout d'une heure, j'en avais les larmes aux yeux,
tous les stylos restaient en l'air… Je suis rentré chez moi, nous n'avions
pas encore défait nos cartons, j'ai dit à ma femme : on repart ! Elle m'a
réconforté en me disant de prendre patience et j'ai réalisé alors qu'il
fallait lancer un grand mouvement de traduction pour que ces jeunes aient
des textes sur lesquels disserter. J'ai ainsi traduit quelque chose comme
150 textes ; j'ai eu de nombreux successeurs qui ont également suivi cette
voie, ce qui fait qu'aujourd'hui de très nombreuses choses sont
disponibles. A l’heure actuelle, on ne peut pas dire qu'on ne connaît pas
les littératures nordiques y compris la Finlandaise faute de textes. Quand
vous avez vécu dix ans dans ces pays-là, et que vous vous êtes initié à
leur mentalité, il y a là quelque chose d'étrange, d'étranger. Je pense
que cela vaut la peine de montrer que tout le monde ne pense pas comme un
intellectuel de la rive gauche. Cela dit, il est difficile de traduire les
langues scandinaves parce qu'elles n'ont pas la subtilité que nous avons
dans l'abstrait, elles n'ont pas tellement les exubérances ou les
hyperboles que nous affectionnons particulièrement dans le domaine
lyrique ; par contre, elles sont très fortes sur le plan factuel. Je suis
en train de travailler sur Kierkegaard, c'est la même chose. C'est un
grand philosophe des temps modernes, mais il n'a rien à voir avec la
manière d'écrire d'autres germains comme Heidegger ou Jaspers. »
LEXNEWS : « Vous vous intéressez également
aux littératures scandinaves plus contemporaines. Comment passe-t-on du VI°
s. au XIX et XXe s. ? et quelles sont les ponts que vous avez notés dans
ces écarts chronologiques et géographiques ? (Vous avez traduit les
Suédois Strindberg et Almqvist, les Danois Andersen et Blixen, les
Norvégiens Vesaas, Hamsun et Ibsen et les Islandais Vilhjalmsson,
Laxness…)
Régis Boyer : « J'ai écrit une
histoire des littératures scandinaves qui se divisent en deux temps. Tout
d'abord, le Moyen Âge qui est une affaire islandaise que nous avons
rappelée en détail tout à l'heure. Puis, survient un long trou noir
certainement en raison des événements historiques, mais également dû au
passage au luthéranisme. Mais, à partir de 1870, sous l'impulsion d'un
Danois qui s'appelle Georg Brandes, ils se sont réveillés et se sont
révoltés contre ce carcan puritain et dogmatique qui leur était infligé
depuis le début du XVIe siècle. Ils ont explosé et cela a donné
Strindberg, Ibsen, Andersen,Kierkegaard… Il y a une formidable éclosion de
talents littéraires. J'ai ainsi réalisé une Pléiade d'Ibsen, j’ai fait
deux Pléiades d'Andersen, je suis en train de faire deux Pléiades de
Kierkegaard… Il y a vraiment quelque chose de nouveau. Tous ces auteurs
restent d'une certaine manière fidèles à cet esprit que nous évoquions
tout à l’heure. Kierkegaard par exemple fait régulièrement référence à ses
racines anciennes.»
LEXNEWS : « Quels seraient les auteurs que
vous recommanderiez ? »
Régis Boyer : « Tout d'abord les
sagas ! Pour les Islandais,je recommande un grand nom en la personne de
Halldór Kiljan Laxness ; On lira les auteurs danois avec bien sûr Andersen
qui n'est pas que l'auteur des Contes, loin s'en faut, mais aussi les
œuvres de Karen Blixen ; Quant aux Norvégiens, il faut bien entendu
encourager la lecture de Kierkegaard, celle d’Ibsen qui est pour moi un
génie, peut-être même le plus grand, et il ne faudra pas oublier de lire
Vesaas. On lira également avec plaisir les Suédois : Strindberg, mais
aussi Lagerlöf, Lagerquist… Voilà, des écrivains qui devraient figurer
dans la bibliothèque de l'honnête homme, même s'il y en a bien d'autres.
Tous leurs livres sont disponibles en français ! »
Un extrait de saga lu par Régis Boyer
pour la revue LEXNEWS...
LEXNEWS : « Merci Régis Boyer pour ce
magnifique voyage dans l'univers nordique que vous avez tant contribué à
diffuser au plus grand nombre ! Nos lecteurs auront très certainement à
coeur de découvrir non seulement ces belles sagas islandaises que vous avez
traduites mais également la littérature scandinave plus récente
injustement méconnue...
Interview André Lemaire
Paris, 16 juin 2008.
André Lemaire,
philologue, épigraphe, spécialiste de langues anciennes et d’Histoire
antique, est né en 1942. Il est directeur d'études à l'École pratique des
hautes études.
Bibliographie sélective
Naissance du monothéisme : point de vue d'un historien, (Bayard, 2003).
Le Proche-Orient Asiatique, tome 2 : Les empires mésopotamiens, Israël,
coécrit avec Paul Garelli, 4ème édition corrigée (Presses Universitaires
de France, 2002).
Prophètes et Rois, Bible et Proche-Orient, sous la direction d'André
Lemaire (Le Cerf, 2001).
Histoire du peuple hébreu, (Presses Universitaires de France, 2001).
Nouvelles tablettes araméennes, (Droz, 2001).
Les routes du proche-Orient, sous la direction d'André Lemaire (Desclée de
Brouwer, 2000).
Le monde de la Bible, préface de Frédéric Boyer (Editions des Arènes,
1999).
Le monde de la Bible, sous la direction d'André Lemaire (Gallimard, 1998).
Nouvelles inscriptions araméennes d'Idumée au Musée d'Israël, (Gabalda,
1996).
Les Hébreux, peuple de la Bible, documentation photographique (La
Documentation Française, 1996).
Inscriptions hébraïques, tome 1 : les ostraca, (Le Cerf, 1977).
L'ossuaire de Jacques
L'inscription originale agrandie (au dessus et mis en
évidence en dessous)
exemple d'inscription en araméen
La tombe de Talpiot
André Lemaire, l'un
des meilleurs spécialistes en langues sémitiques et en épigraphie, a bien
voulu répondre à nos questions afin d'expliquer l'origine de ces langues
les plus anciennes et leur actualité, notamment en archéologie où un
certain nombre de découvertes a occupé l'espace médiatique, souvent de
manière trop superficielle. Nous avons décidé d'interroger à la fois le
spécialiste de ces langues mais également l'historien et l'archéologue
qu'il est également afin de lever un certain nombre d'incertitudes
hasardeuses. Rencontre avec un homme de terrain et de bibliothèque pour
mieux comprendre quelle était cette langue que parlait Jésus !
LEXNEWS : «
Comment vous êtes-vous spécialisé dans les langues anciennes et dans la
littérature biblique du Proche-Orient ? Et d’où vient cet attrait marqué
pour le Levant ancien ? Votre chaire à l’EPHE porte le nom sibyllin pour
les néophytes de " Philologie et épigraphie hébraïques et araméennes". »
André Lemaire :
« Mon parcours a été marqué par deux petites expériences
personnelles. Vers l'âge de 16 ans, j'ai retrouvé dans un grenier de ma
grand-mère, au beau milieu d'un fatras, les restes d'un gros livre très
abîmé à moitié mangé par les rats. Lorsque je l'ai extrait, j'ai réalisé
qu'il s'agissait d'une traduction française de la Bible de 1585. La
deuxième expérience eut lieu, quant à elle, lorsque j'étais étudiant et
que j'ai souhaité aller sur place au Proche-Orient. Avec deux étudiants,
nous sommes partis en 2CV à Jérusalem pour découvrir ce Proche-Orient et
le milieu biblique ! Nous avons traversé la Grèce, la Turquie, la Syrie,
le Liban, la Jordanie puis Israël... Cela a été une très forte expérience
qui m'a fait découvrir le Levant. Par la suite, j'ai pu bénéficier d’une
bourse de l'Académie des inscriptions et belles-lettres pour être un an à
l'École biblique et archéologique française de Jérusalem, ce qui m'a
permis également de découvrir le pays. J'ai eu la chance d'avoir comme
professeur Roland de Vaux qui avait dirigé les fouilles à Qumran. Après
cela, je me suis spécialisé dans l’épigraphie paléo-hébraïque sur les
conseils du grand spécialiste André Dupont-Sommer. Cela m'a conduit à
faire ma thèse sur les Ostraca paléo-hébreux. J'ai également privilégié
l'interprétation historique en participant moi-même à une vingtaine de
fouilles archéologiques, car il me semble que, pour faire l'histoire du
Proche-Orient, il faut toujours tenir compte des trois sources qui sont à
notre disposition : la tradition historiographique, les textes
contemporains avec l'épigraphie et l'archéologie matérielle. Chacune de
ces sources pose des problèmes de méthode d'interprétation. »
___________
Il y a un
point sur lequel tous les historiens sont d'accord : Jésus parlait et
enseignait en araméen même s'il a pu connaître quelques mots grecs...
___________
LEXNEWS : «
Pouvez-vous nous rappeler à quoi correspond cette langue qu’est l’araméen,
une langue méconnue du grand public jusqu’au fameux film « La Passion » de
Mel Gibson, et pour laquelle vous êtes reconnu comme l’un des meilleurs
spécialistes ?»
André Lemaire : « Il y a un point sur
lequel tous les historiens sont d'accord : Jésus parlait et enseignait en
araméen même s'il a pu connaître quelques mots grecs, ce qui n'est pas
impossible. La langue populaire parlée à cette époque-là était l'araméen.
L'araméen a une longue histoire puisque nous avons les premières
attestations dès le IXe siècle avant notre ère. C'’était une langue
sémitique proche de l'hébreu et de l'arabe. Elle était parlée en Syrie
actuelle au premier millénaire avant notre ère, puis elle a eu une
expansion considérable à l'époque néo-assyrienne et surtout à l'époque de
l'empire perse, puisque l'araméen est devenu la langue administrative la
plus utilisée dans cet immense empire. Nous avons des documents en araméen
qui proviennent d'Afghanistan, de l'Indus, du fin fond de l'Égypte… Cela
ne veut pas dire que tout le monde parlait cette langue, mais elle était
utilisée comme langue écrite connue de tout cet empire. Avec l'avènement
d'Alexandre, il y a eu un certain recul géographique dans l’emploi de
cette langue. Cela n'a pas empêché l'araméen de continuer à se développer
et à être perpétué dans la langue liturgique chrétienne, notamment avec le
syriaque. L'araméen était encore parlé dans quelques villages, il y a une
quinzaine d'années, en Syrie à la frontière avec le Liban ! »
LEXNEWS : « Sait-on pour quelles raisons cette
langue a-t-elle pu autant se développer ? »
André Lemaire : « L'araméen écrit
était lié à l'emploi de l'écriture alphabétique. Les royaumes araméens ont
quasiment disparu à la fin du VIIIe siècle avant notre ère. Ils ont été en
fait absorbés dans l'empire néo-assyrien. La culture araméenne n'en a pas
pour autant disparu, bien au contraire. Elle a continué à se maintenir
dans cet empire : l'araméen continua à être utilisé, parfois même en tant
que langue administrative. Cet emploi de l'araméen plus facile que le
cunéiforme a assuré son maintien à l'époque néo-babylonienne et surtout
perse. Les Perses l’ont adopté d'autant plus facilement qu'ils n'avaient
pas eux-mêmes de tradition de langue écrite de culture.
Il faut savoir qu'il y a seulement 22 lettres dans l'écriture araméenne,
comme en phénicien et en hébreu, alors que, au contraire l’écriture
cunéiforme nécessite un minimum de quelque 200 signes pour se débrouiller
dans la vie courante. Qui plus est, chaque signe pouvait avoir une ou deux
valeurs, avec les ambiguïtés qui en découlaient. Il y avait, sans doute,
certaines difficultés avec l'écriture alphabétique araméenne puisque l'on
écrivait essentiellement avec les consonnes mais, dans une langue
sémitique, encore aujourd'hui, on peut arriver à comprendre un texte sans
écrire les voyelles d’après le sens des mots et le contexte. »
LEXNEWS : « Votre spécialisation ne s’arrête
d’ailleurs pas là puisque vous êtes également spécialisé en épigraphie
ouest-sémitique, en sigillographie et numismatique et que vous êtes
également archéologue. »
André Lemaire : « Il me semble
essentiel de montrer en quoi ces inscriptions éclairent une situation
historique, de mieux comprendre l'histoire, de les réinsérer dans ce
contexte historique. L'épigraphie, dans un premier temps, cherche à lire
le texte, mais, pour le comprendre, nous sommes obligés d'avoir recours à
la philologie c'est-à-dire à l'étude des langues qui sont utilisées. »
___________
Il ne faut pas
oublier que les premiers manuscrits de Qumran sont apparus, en premier,
sur le marché des antiquités…
___________
LEXNEWS : «
Toutes ces spécialités sont rarement connues du grand public. Mais un
documentaire très médiatisé a annoncé que l’on avait découvert le tombeau
de Jésus à Talpiot dans les faubourgs de la ville de Jérusalem et, avant
cet évènement, en 2002, vous avez vous-même travaillé sur un ossuaire du
1er siècle portant une inscription avec le nom de « Jacques, fils de
Joseph, frère de Jésus » qui a également fait grand bruit et a mis en
avant des inscriptions araméennes. Quel regard portez-vous sur ces
découvertes avec le recul ? »
André Lemaire : « Il faut tout d'abord
souligner que les deux événements que vous évoquez sont bien deux
problèmes différents. J’apprécie le fait que vous évoquiez ces deux
questions, car cela souligne un des gros problèmes de l'épigraphie
aujourd'hui et j'en parlerai vraiment en tant qu'épigraphiste.
Il y a une dizaine d'années, il y a eu un mouvement des archéologues qui
recommandait de pratiquer une archéologie conformément à toutes les normes
en vigueur de cette discipline, ce qui conduisait à écarter toutes les
pièces provenant d'une origine incertaine et du marché des antiquités. Ce
mouvement, qui s'est beaucoup développé aux États-Unis ainsi qu'en Israël
(moins en France), ne tient cependant pas compte de situations
particulières comme celles que peut connaître l'épigraphie.
Depuis les origines de la création de l'épigraphie en tant que science,
nous publions des objets qui sont apparus par hasard ou qui appartiennent
à des collections privées venant de fouilles anciennes. Si vous prenez
d'ailleurs la grande découverte de Qumran, ce n'est pas autre chose que le
hasard ! Il ne faut pas oublier que les premiers manuscrits de Qumran sont
apparus, en premier, sur le marché des antiquités… C'est la même chose
plus récemment pour les 1700 ostraca araméens d’Idumée qui proviennent du
marché des antiquités. Nous avons également de nombreux manuscrits
araméens non publiés datant du IVe siècle avant notre ère et venant
d'Afghanistan.
Nous avons toujours eu, en épigraphie, la volonté d'utiliser toutes les
sources qui sont à notre disposition. En tant qu’historiens, nous n'avons
pas le droit de jeter « à la poubelle » des documents pour la seule raison
qu'ils ne sont pas arrivés jusqu’à nous par des voies réglementaires et
officielles.
Si nous suivions à la lettre les exigences du mouvement contre tout ce qui
n’est pas trouvé dans des fouilles officielles, il faudrait alors jeter
tous les plus beaux manuscrits de Qumran, tous les manuscrits du Wadi
Daliyeh (qui datent du IVe siècle avant notre ère) et la plupart des
manuscrits araméens d’Éléphantine (Ve siècle avant notre ère) …
Je pense que ce courant ne tient pas suffisamment compte du fait qu'en
épigraphie et en numismatique, il est particulièrement impossible de
retenir ces exigences.
Bien plus, la tâche de l'historien est d'essayer de récolter le plus
possible de documents et de localiser leur découverte. Or, en épigraphie
ou en numismatique, il est parfois possible de localiser la provenance à
partir du document lui-même. Le problème se retrouve d’ailleurs assez
souvent en archéologie. Je vous rappelais tout à l'heure que j'avais
souhaité avoir une expérience concrète de fouilles : elle m'a permis de
constater que, assez souvent, nous ne trouvions pas les objets dans leur
contexte initial. Ils sont souvent réutilisés ou découverts dans des
remplissages ou des débris… Il peut également y avoir eu des déplacements
de ces objets dans l'Antiquité. »
LEXNEWS : « Cela semble d’autant plus vrai qu’une
inscription a tout de même un message à délivrer… »
André Lemaire : « Absolument, un
tesson hors contexte n'a pas beaucoup d'intérêt tandis que, dans la mesure
où il y a une inscription, surtout lorsqu'elle est importante et longue,
il est possible d'en tirer des informations qui parfois peuvent s'avérer
très importantes. On ne peut pas les négliger par principe.
Cela n'empêche pas, bien sûr, de tenir compte du problème des faux sur le
marché de l'Antiquité alors que dans les fouilles archéologiques, même
s'il peut y avoir des faux anciens, il n'y a pas de faux modernes si la
fouille est bien conduite.
Certains ont récemment souhaité imposer l’idée selon laquelle il n’y
aurait que des faux dans le marché des antiquités pour mieux lutter contre
ce marché et indirectement contre les fouilles clandestines. Il faut bien
entendu lutter contre les fouilles clandestines, mais il y aura toujours
des découvertes par hasard.
Pour en revenir à votre question, la discussion actuelle sur l'ossuaire a
été à mon avis mal interprétée car elle a été menée dans ce contexte de
critique absolue du marché des antiquités. L'ossuaire n'a pas été
découvert dans une fouille régulière comme, d’ailleurs, un certain nombre
d'ossuaires qui sont dans les catalogues officiels et enregistrés à
l'Autorité des Antiquités d'Israël. »
LEXNEWS : « Avez-vous en tant qu’épigraphiste les
moyens de lever ces doutes ? »
André Lemaire : « Bien entendu ! Nous
avons fréquemment à affronter le problème des faux et l'épigraphiste qui a
une certaine expérience dispose depuis le début de cette science de
nombreux moyens pour lever ces ambiguïtés.
Pour l'ossuaire que nous évoquions, il n'y a aucune raison, ni matérielle,
ni philologique, ni paléographique, de rejeter l'inscription ou la
deuxième partie de l'inscription comme ayant été rajoutée à une époque
postérieure. Vous avez d'ailleurs sur cette question une prise de position
assez claire de la majeure partie des meilleurs épigraphistes. »
___________
En fait, la
lecture de l'ossuaire ne pose pas de problème, ce qui n'est pas le cas, bien
entendu, de son interprétation !
___________
LEXNEWS : «
Comment comprendre le fait que le grand public est quasiment persuadé
qu'il s'agit d'un faux selon l'information distribuée par les médias ? »
André Lemaire : « Il y a manifestement
un problème de manipulation des medias. Je pense que c'est un problème
dont le public est conscient après les manipulations réalisées sur
l'information des armes de destruction massive à l’origine de la guerre
d'Irak. Dans le cas précis, l'Autorité des Antiquités a déclaré qu'il
s'agissait d'un faux après avoir réuni un comité dont les membres étaient
soigneusement sélectionnés et sans faire appel à un débat contradictoire.
La presse n'a évidemment pas la distance critique suffisante par rapport
aux annonces officielles qui lui sont faites. Il va falloir apprendre au
monde à être critique par rapport aux informations délivrées par les
medias.
En fait, la lecture de l'ossuaire ne pose pas de problème, ce qui n'est
pas le cas, bien entendu, de son interprétation ! L'analyse matérielle est
plus compliquée parce qu’il y a eu plusieurs examens et qu’il faut tenir
compte de tous ceux qui ont été faits. Il y a eu un premier examen réalisé
par les spécialistes du Geological Survey of Israel qui ont regardé la
pierre, qui ont regardé la patine et qui ont conclu à l'authenticité tout
en relevant le fait que l'ossuaire avait été nettoyé un peu trop
fortement. L'ossuaire a été ensuite montré au Royal Ontario Museum où, là
encore, il a été examiné d'autant plus près qu'il s'est cassé en cours de
route, ce qui a permis non seulement d'examiner la superficie extérieure,
mais également la tranche.
Cela a été fait par un spécialiste de la patine sur pierre qui a conclu à
une inscription authentique. Ensuite, sur décision de l'Autorité des
Antiquités, on a fait intervenir quelqu’un dont ce n'était pas la
spécialité et c'est là qu'il y a eu manipulation. Cet examinateur était
spécialisé dans l'argile et non pas dans la patine sur pierre. Il a
conclu, peut-être avec une pression amicale, à une partie de l'inscription
qui semblait bonne, mais qui manquait de patine sur sa deuxième partie
qu’il considérait comme l’œuvre d’un faussaire. Paradoxalement il a
reconnu lui-même dans son rapport qu'il y avait tout de même de la patine
sur une ou deux lettres de la deuxième partie de l'inscription ! Il faut
comprendre que le problème devient de plus en plus complexe à mesure qu'il
y a de plus en plus d'examens sur la pierre. Obligatoirement, la pierre
est nettoyée, l'ossuaire a même été brisé, sa couleur a été modifiée, il
n'est donc plus dans son état original. »
LEXNEWS : « Le problème d’identification semble
important dans ce cas précis. »
André Lemaire : « C'est en effet une
question importante et je l'avais dit moi-même : l’ identification avec
Jacques, le frère de Jésus de Nazareth, n'est pas sûre à 100 %. On arrive
à une estimation de grande probabilité, mais certainement pas à une
certitude. »
LEXNEWS : « Qu’en est-il de la tombe de Talpiot
dont un des ossuaires était manquant et des rapprochements qui ont été
faits avec cet ossuaire de Jacques ? »
André Lemaire : « Lorsque l'on regarde
les choses objectivement, ces rapprochements ne peuvent être faits. D'une
part, il y a eu une photo prise chez le collectionneur qui montre une
partie de l'ossuaire de « Jacob/Jacques » avec la finale de l'inscription
bien visible à la fin des années 70. L'ossuaire a donc été acquis avant
1980, avant le moment où l'on a ouvert la tombe de Talpiot. Sauf à
critiquer la photo comme ayant été truquée, il semble peu plausible que
l’ossuaire vienne de cette tombe de Talpiot. De plus, même si la fouille
de Talpiot a été une fouille d'urgence à la suite de la découverte
accidentelle de la tombe, les ossuaires ont été catalogués de manière
assez claire et le dixième ossuaire manquant est bien mentionné comme
n'ayant aucune inscription et étant cassé. Ce qui n'est pas le cas de
l'ossuaire dont nous parlions. Cela fait à mon avis deux arguments très
sérieux pour dire qu'il n'y a aucun lien entre cet ossuaire et la tombe de
Talpiot.
Le problème de l’identification éventuelle de la tombe de Talpiot avec
celle de la famille de Jésus est d'ordre plus général et relève des
probabilités : il faut d'abord bien lire les inscriptions. A mon avis,
l'une de ces inscriptions, celle faisant prétendument référence à une
Marie-Madeleine ou « Mariamne », est loin d'être établie. De plus, même si
on retenait ce nom, cette identification avec Marie-Madeleine dans un
écrit qui ne date que du III° ou IVe siècle de notre ère ne semble pas un
argument très fort historiquement. Les deux arguments principaux, tirés de
ces deux ossuaires et utilisés dans le film pour proposer que ce soit la
tombe de Jésus, ne tiennent pas. »
___________
La mention,
sur un ossuaire, de quelqu'un en fonction de son frère est un phénomène
très rare : nous n’avons qu’un seul cas semblable à ce jour.
___________
LEXNEWS : « En ce qui concerne
l’ossuaire, il y a par contre une spécificité du frère. »
André Lemaire : « Oui, c'est en effet
l'argument le plus fort ! La mention, sur un ossuaire, de quelqu'un en
fonction de son frère est un phénomène très rare : nous n’avons qu’un seul
cas semblable à ce jour. Cependant je n'ai pas caché que nous sommes
toujours dans un problème de probabilité. »
LEXNEWS : « Un retour à une lecture plus
systématique de la Bible vient d’être lancé par le Vatican. Il semble que
les fidèles aient « délaissé » ce texte fondamental dans la religion
catholique. Quel regard portez-vous sur cet « accès » jugé difficile à la
Bible ? »
André Lemaire : «L’expérience
personnelle que j'évoquais au début de notre entretien m'encourage à
recommander la lecture de la Bible, car elle représente un document qui a
formé la culture occidentale pendant très longtemps, à tort ou à raison.
Cependant ce n'est pas un texte écrit à la manière de notre XXIe siècle et
cela pose de nombreux problèmes d'interprétation.
Nous avons des livres qui appartiennent à la catégorie historiographique,
par exemple, les Livres des Rois. Nous y trouvons la présentation des
reines, de David, des rois d'Israël, des rois de Juda et des tentatives de
synchronie entre les deux royaumes. Il y a même plusieurs mentions de rois
extérieurs qui sont pratiquement tous confirmés par l'épigraphie. Même
dans ce cas de figure, il faut faire très attention, car ce n'est pas une
histoire telle que nous la présentons XXIe siècle, mais le résultat d'une
rédaction qui porte sur quatre siècles. Cela n'a pas été rédigé d'une
seule venue par un seul historien. Il s'agit plutôt d'un enseignement
systématique qui a été formé au cours des quatre siècles d'histoire. Au
fur et à mesure que les siècles ont passé, les fonctionnaires royaux
avaient besoin d'une certaine initiation à l'histoire de leur pays. C'est
probablement un manuel d'histoire qui s'est formé de couches successives
sur cette longue période. Au cours des siècles, l'idéologie
historiographique elle-même a changé en fonction de l'idéologie du moment.
La difficulté, si l'on veut bien comprendre les détails du texte et
surtout si l'on veut en tirer une interprétation historique, est de
distinguer ces différents niveaux. C’est une tâche délicate et en même
temps cela révèle la richesse de cette historiographie !
Pour l’interprétation historique des textes bibliques, il faut aussi tenir
compte d’un autre phénomène : l'histoire de l'ancien Israël était
essentiellement rédigée jusque dans les années 70 par des spécialistes de
la Bible. Il y avait donc une tendance à mettre en avant ce que disait la
Bible. Depuis, on a souligné qu'il y avait parfois des conflits entre ce
que disait le texte biblique et l'archéologie. Ces 20 dernières années, on
a inversé la tendance avec des archéologues qui affirment que c'est à eux
d'écrire l'histoire de l'ancien Israël, car leur point de vue serait plus
scientifique, plus méthodique… »
___________
J’estime quant
à moi que le travail de l'historien doit tenir compte de toutes les
sources, chaque source devant contribuer à notre connaissance du passé...
___________
LEXNEWS : « Ce que vous évoquez
fait penser à une personnalité comme celle d’Israel Finkelstein ! »
André Lemaire : « Bien entendu ! C'est
un excellent collègue qui représente bien cette tendance. Ce qui est très
caractéristique avec ces archéologues-historiens, c'est que les textes
sont souvent mis au deuxième plan ou traités de seconde main, qu'ils
soient contemporains ou de la tradition biblique. On en vient facilement à
affirmer que dès l'instant où cela n'est pas prouvé par l'archéologie
matérielle, on entre dans le domaine de la légende… J’estime quant à moi
que le travail de l'historien doit tenir compte de toutes les sources,
chaque source devant contribuer à notre connaissance du passé, en
soulignant qu’il est important d’avoir toujours à l’esprit que chaque
source a sa propre méthode critique. »
LEXNEWS : « Les études les plus récentes
insistent de plus en plus sur ce que la Bible doit à l’Égypte, titre d’un
ouvrage collectif qui vient de sortir avec votre contribution.
L’antagonisme traditionnel ne doit apparemment pas occulter les nombreuses
influences découlant de ces relations entretenues par les deux
civilisations. »
André Lemaire : « Vous évoquez la
tradition de l'Exode et qui aurait exprimé une inimitié totale entre la
tradition de l'ancien Israël et la tradition de l'Égypte. Même si, à
l'origine, il y a eu un fait historique qui ne concernait qu'un petit
groupe de personnes, cela a été ensuite amplifié pour devenir une légende,
on a fait intervenir le pharaon lui-même alors qu'à l'origine ce
personnage n'était pas du tout concerné par la fuite d'un petit clan
peut-être d'une centaine de personnes autour d'un homme Moïse. C'est
normal, cela fait parti de l'épopée : quand on raconte la naissance d'un
peuple, on met en avant des événements amplifiés. Regardez la naissance
des États-Unis avec le Mayflower !
Ce qui est réel c'est que géographiquement les royaumes d'Israël et de
Juda étaient des voisins de l'Égypte. Il est tout à fait clair
historiquement qu’à l’époque du Bronze récent, qui se termine probablement
en Palestine vers le milieu du XIIe siècle avant notre ère, nous avons une
province, Canaan, qui dépend largement de l'Égypte. Ensuite, il y a eu un
affaiblissement politique de l'Égypte ce qui ne veut pas dire que l'Égypte
n'exerçait pas encore une certaine influence sur la région. J'ai eu
d'ailleurs l'occasion tout récemment de travailler sur cette question à
partir les inscriptions de Byblos, il est assez clair que le pharaon
tirait les ficelles des rivalités politiques des divers royaumes locaux.
Pour comprendre la situation du début du premier millénaire, on peut
simplement la rapprocher de celle de certains états africains encore
récemment. Les états africains qui dépendaient de la France ont été
déclarés indépendants, mais cela ne voulait pas dire que l'influence
française avait diminué du jour au lendemain !
Cela a dû être la même chose pour Canaan avec des royaumes indépendants et
en même temps une influence naturelle de l'Égypte. C'est dans ce
contexte-là que l'on peut comprendre notamment le règne de Salomon. Ce
règne a été par la suite l'objet de légendes, on a dit qu'e Salomon avait
dominé toute la région entre l’Euphrate et l’Égypte, mais lorsque l'on
regarde les textes de près, on s'aperçoit qu'il s'agit de quelque chose de
légendaire, rajouté à une époque relativement récente : au VIe siècle
avant notre ère. La couche la plus ancienne (probablement fin du Xe s.),
nous rapporte que Salomon a épousé la fille de pharaon. Il y a eu deux
interprétations quant à ce dit biblique répété trois fois, certains ont
pensé que Salomon était à la tête d'un empire égal au pharaon tandis que
d'autres, au contraire, ont estimé que cela était de la pure légende.
Cependant, lorsqu'on pratique l'histoire antique, on se rend compte que
les mariages diplomatiques ont une signification et que le fait d’épouser
la fille d'un roi veut très souvent dire : se mettre dans la zone
d'influence de ce roi. Par ce mariage, Salomon se plaçait dans la zone
d’influence de l’Égypte. Cela explique que le règne de Salomon ait été
pacifique.
Le rôle de l'Égypte a été important dans un sens ou dans un autre pendant
toute la période royale. »
___________
le problème de
l’histoire du fondateur du christianisme est difficile pour un historien :
le fondateur du mouvement lui-même n'a pas écrit…
___________
LEXNEWS : « La confusion règne souvent également
lors des débats éternels entre détracteurs du christianisme et fidèles de
la foi quant aux références historiques au Christ. Pourriez-vous nous dire
quelles sont les plus anciennes sources relatives au Christ ? »
André Lemaire : « Comme tout problème
d’origine, le problème de l’histoire du fondateur du christianisme est
difficile pour un historien, même si c’est un phénomène que l'on retrouve
pour un certain nombre de mouvements : le fondateur du mouvement lui-même
n'a pas écrit et nous avons des informations de la génération postérieure.
Les informations sur Jésus sont essentiellement données par les Évangiles
ainsi qu'une mention de Jésus et du frère de Jésus chez l'historien
Flavius Josèphe. Ce dernier point a d'ailleurs été très discuté puisque
certains ont estimé qu'il s'agissait d'une interpolation chrétienne,
position qui semble de plus en plus abandonnée aujourd’hui. Il faut bien
sûr distinguer la date de rédaction du texte et celle des manuscrits les
plus anciens que nous avons pour ce texte. Pour Flavius Josèphe, on estime
qu'il a rédigé son texte entre 70 et 100. C'était un personnage
généralement bien informé, car nous pouvons juger assez fidèles ses
descriptions de monuments au regard de l'archéologie.
Les manuscrits sont beaucoup plus récents, mais il ne faut pas oublier que
c'est un cas général pour toute l’antiquité. Si vous prenez Tite-Live,
c'est la même chose, on a toujours un hiatus considérable. Pour les
Évangiles, ils ont été transmis et recopiés avec des manuscrits complets à
partir du IVe siècle. Nous avons bien entendu des fragments plus anciens
avec un fragment de papyrus de Jean dont la date probable pourrait être
autour de 125. »
LEXNEWS : « les manuscrits de Qumran ne
comportent-ils aucune référence à Jésus ? »
André Lemaire : « Non, il n'y a rien
qui concerne Jésus directement dans ces manuscrits et il est assez clair
aujourd'hui qu'il n'y a pas de rapport direct entre les Esséniens et
Jésus. Cependant, les manuscrits de Qumran nous décrivent la littérature
et les idées qui avaient cours dans le judaïsme de cette époque (fin du
IIIe siècle avant jusqu’au Ier siècle de notre ère). En fait, les
documents de Qumran révèlent une idéologie qui semble assez différente de
celle que l'on trouve dans les Évangiles. Actuellement, plus personne ne
défend une dépendance directe, mais il est vraisemblable que des personnes
qui se rattachaient à ce mouvement aient pu se rattacher par la suite au
christianisme.
Il ne faut pas non plus oublier que Qumran était à l'écart de la Galilée,
ce qui peut aussi expliquer ce silence des textes de Qumran sur Jésus. En
fait, il y a très peu de références historiques dans ces documents qui
sont essentiellement littéraires et les noms propres de personnages
historiques y sont très rares, peut-être quatre ou cinq seulement.
Pour en revenir à votre question, je ne vois aucun historien sérieux qui
remette en question l'existence historique de Jésus aussi bien dans la
tradition universitaire juive que dans la tradition chrétienne. Dans la
tradition universitaire juive, on essaye plutôt de souligner que Jésus
était bien un juif de son temps et que ses premiers disciples étaient
également juifs dans un contexte historique qui ne mettait pas en avant de
séparation. On voit d'ailleurs dans l'Évangile de Jean un phénomène de
niveaux de rédaction avec des éléments anciens et des développements plus
récents. Lorsque dans cet Évangile les Pharisiens ont décrété que les
disciples de Jésus seraient chassés des synagogues, nous avons là le
niveau le plus récent de rédaction. Il est clair qu'il s'agit alors d'une
allusion à une situation historique qui date, au plus tôt, de la période
proche de 100.
Cette notion d'enracinement de Jésus dans la tradition juive de l'époque
est de plus en plus développée aujourd’hui et on la comprend mieux dans le
contexte de la diversité du judaïsme contemporain : il n'y avait pas un
seul mouvement à l’intérieur du judaïsme, mais plusieurs, ce qu'avait bien
vu Flavius Josèphe. »
LEXNEWS : « Merci André Lemaire pour ces
explications précieuses et qui nous démontrent combien il faut se garder
en histoire des généralisations et interprétations trop rapides. Nous
pouvons ainsi mieux saisir l'importance du travail de longue haleine
nécessaire avant de pouvoir confirmer ou infirmer des conclusions toujours
ponctuées par le doute semé par l'Histoire !
Un mot d'André Lemaire adressé tout
spécialement aux lecteurs de Lexnews !
Réaction d'André Lemaire au lendemain de la décision de la Cour du
District de Jérusalem
validant
l'historicité de l'ossuaire et de l'inscription "Jacques fils de Joseph
frère de Jésus"
Lexnews
: Le juge Aharon Farkash de la Cour du District de Jérusalem vient de
rendre sa décision de 474 pages lavant de tous soupçons les défendeurs
accusés d’avoir contrefait plusieurs objets antiques dont le fameux
ossuaire de Jacques. Quelle est votre réaction au lendemain du rendu du
jugement ? Et comment expliquer qu’une telle affaire ait pu aller si loin
et conduire à contester des témoignages comme le vôtre, pourtant expert en
la matière ?
André Lemaire : "Je n’ai pas encore pu lire en détail les 474 pages
du verdict, mais il me semble que celui-ci est la conséquence logique des
longs témoignages et débats qui l’ont précédé.
Il faudrait poser cette question à l’Autorité des Antiquités qui a voulu
et organisé ce procès. Vu de l’extérieur, avec toutes les nuances et le
respect dûs à cette Autorité dont l’importance est indéniable pour la
préservation et la mise en valeur du patrimoine archéologique, il me
semble qu’il y a parfois eu confusion entre un problème scientifique
(celui de l’authenticité d’un certain nombre d’inscriptions) et un
problème de politique des antiquités (celui du maintien d’un marché des
antiquités contrôlé par l’Autorité des Antiquités).
Cette confusion a pu conduire
certains archéologues à intervenir en dehors de leur spécialité ainsi qu’à
une certaine manipulation des mass-media."
Lexnews : "Comment faut-il regarder aujourd’hui le fameux ossuaire de
Jacques, étant entendu que l’inscription est bien ancienne et
contemporaine de l’époque de Jésus ?"
André Lemaire : "À juste titre, le verdict n’a pas voulu préjuger
du débat scientifique sur l’authenticité de chacun des objets évoqués. Le
verdict ne prouve donc pas que l’ossuaire et l’inscription de « Jacques
fils de Joseph frère de Jésus » sont authentiques. Cependant les
divers témoignages et débats ont clairement montré que personne ne mettait
en doute l’authenticité de l’ossuaire, tandis que le rejet de
l’authenticité de la deuxième partie de l’inscription était le fait de
personnes intervenant en dehors de leur spécialité avec des affirmations
de détail contradictoires.
"Jacques fils de Joseph frère de Jésus "
Le verdict n’a pas non plus voulu se
prononcer sur le problème d’identification du défunt, laissant ouvert le
débat scientifique sur ce point. De fait, comme je l’ai précisé depuis le
début, l’identification est un problème de probabilité et non de certitude
absolue.
Il est important de souligner que
l’inscription ne révèle pas de nouveau personnage historique. L’existence
de Jésus puis le rôle de Jacques le frère de Jésus à la tête des disciples
de Jésus à Jérusalem sont connus des historiens du judaïsme du Ier siècle
et d’abord par Flavius Josèphe, en plus du Nouveau Testament.
Malheureusement l’existence de Jacques le frère de Jésus était souvent
ignorée du grand public. Assez paradoxalement chrétiens et juifs ont eu
tendance à oublier son existence alors qu’il révèle ce qu’ils ont en
commun. Les débats autour de l’inscription de l’ossuaire ont-ils permis de
mettre en lumière que le christianisme a pris naissance au sein du
judaïsme du Ier siècle ? On ose à peine l’espérer car le débat a été
détourné vers un faux problème d’authenticité de l’inscription."
C'est avec une profonde tristesse que nous
avons appris la disparition de Jacques Le Goff, ce 1er avril 2014. En
hommage à l'un des plus grands historiens de notre époque, nous republions
l'interview qu'il avait eu la gentillesse d'accorder à notre revue.
Biographie :
Né le 1er
janvier 1924 à Toulon.
Ancien élève de l’Ecole
Normale Supérieure. Agrégé d’Histoire.
1950-1951 : Professeur au Lycée d’Amiens.
1951-1952 : Bousier au Lincoln College d’Oxford.
1952-1953 : Membre de l’Ecole Française de Rome.
1953-1954 et 1950-1960 : Attaché de recherche au CNRS.
1954-1959 : Assistant à la Faculté des Lettres de Lille.
1960 : Maître-Assistant puis Directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hauts
Etudes.
1972-1977 : Président de la VIe Section de l’Ecole Pratique des
Hautes Etudes, devenue en 1975 l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences
Sociales.
Ancien membre
du :
Comité National
Conseil Supérieur de la Recherche et de la technologie Conseil Supérieur des Universités Conseil Scientifique de l’Institut de recherche et d’histoire des textes De la Fondation France-Pologne De la Fondation « Pour la Science » Centre International de Synthèse De l’Academia Europea De l’Académie Polonaise des Sciences Correspond fellow of the Medieval Academy of Americadu Jury de l’Institut Universitaire de France
Président du Conseil Scientifique de l’Ecole nationale du Patrimoine
Co-directeur de la Revue Annales, Histoire,
Sciences Sociales et de la revue italienne de
vulgarisation Storia e Dossier.
Docteur Honoris Causa
des Universités de Cracovie, Louvain, Jérusalem, Budapest, Varsovie,
Bucarest, Cluj et Prague.
Prix
Scientifiques :
Grand Prix national d’Histoire (1987).
Prix Tevere (Rome).
Grand Prix de la Fondation de France.
Médaille d’Or CNRS (1991)
Producteur de l’Emission Les Lundis de l’Histoire
sur France Culture
Commandeur dans l’Ordre des Arts et Lettres (1997).
(Sources : GAHOM - EHESS)
Jacques LE GOFF n'aime pas l'exercice autobiographique
et encore moins se mettre en avant. Nous le ferons cependant à sa place tant
les qualités humaines et l'humilité du personnage rivalisent avec la
profondeur et la sensibilité de ses recherches sur le Moyen-âge, son "long
Moyen-âge" comme il le qualifie souvent. Il serait aberrant de ne pas
souligner qu'en compagnie de Jacques LE GOFF, nous avons sans aucun doute
l'une des pensées les plus fécondes et les plus riches, tout en rendant
accessible au plus grand nombre une réflexion exigeante et intransigeante
quant à la rigueur des sources exploitées. Nous avons avec Jacques LE GOFF
une pensée qui se nourrit à la lumière et à la beauté de ce prétendu sombre
Moyen-âge, image que l'historien refuse et réfute par ses nombreux écrits
sur ce sujet sans pour autant écarter les heures sombres de ces temps
anciens qui ont donné naissance à la Révolution industrielle. Jacques LE
GOFF est l'un des plus grands médiévistes et a accepté de répondre à nos
questions.
LEXNEWS : « Vous avez en horreur l’exercice de l’autobiographie, acceptez
vous tout de même le principe d’une question portant sur les raisons qui
vous ont porté à consacrer toute votre vie à l’Histoire et à cette période
que l’on nomme le Moyen-âge ? »
Jacques
LE GOFF : « Oui, j’accepte cette façon de présenter les choses
car j’ai publié une série d’entretiens avec le regretté Marc Heurgon sous le
titre « Une vie pour l’Histoire ». Je suis né en 1924 à Toulon. Mon
père était professeur d’anglais au Lycée. J’ai eu très tôt, ce qui arrive
d’ailleurs souvent chez les fils je crois, la volonté de suivre une carrière
semblable à celle de mon père mais avec un certain déplacement. Mon père
était professeur d’anglais et quant à moi, très tôt car je devais avoir une
dizaine d’années, j’ai eu envie d’enseigner l’histoire. Evidemment, au
début, je n’avais pas la prétention de devenir un chercheur, un historien,
mais j’avais un goût certain pour l’Histoire. Une lecture m’avait
particulièrement frappé, le fameux roman de Walter Scott « Ivanhoé »,
et en classe de 4ième j’ai eu un remarquable professeur de lycée
et cela coïncidait avec l’année où le Moyen-âge était au programme. Même si
ce professeur n’était pas du tout médiéviste, il s’est illustré par la suite
dans la Résistance dont il est devenu le grand historien, Henri Michel.
C’est lui qui m’a converti, si je puis dire, à l’étude du Moyen-âge. Période
qui m’a paru, outre des séductions toujours difficiles à expliquer et qui
tiennent à des questions de goût, présenter un double intérêt : le premier
était de ne pas être une période trop lointaine, ni trop proche de nous, et
d’autre part de nécessiter l’usage d’une assez grosse documentation
authentique subsistante mais qui malgré tout ne vous submergeait pas comme
pour l’Histoire contemporaine.
Ensuite, j’ai suivi la classe de première
supérieure, la Khâgne, à Marseille,puis, après un passage par la Résistance,
au Lycée Louis le Grand, je suis entré à l’Ecole Normale Supérieure de 1945
à 1950. J’ai par la suite été membre de l’Ecole française de Rome et
assistant d’un homme pour qui j’ai une très grande admiration et affection,
que ce soit du point de vue de l’historien que du point de vue humain,
Michel Mollat. Je serai son assistant pendant 5 ans à Lille. Je suis entré
en 1959 à la VI° section de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes où j’ai été
l’assistant, quoique spécialiste moi-même de l’Occident médiéval, de Maurice
Lombard, spécialiste de l’Islam médiéval mais très ouvert, historien de
l’espace et grand créateur en géographie historique et cartographe, le plus
grand historien que j’aie connu. Il a malheureusement peu publié et est mort
à 64 ans. J’ai été très proche du président de cette sixième section, le
grand historien Fernand Braudel et j’ai été élu par mes collègues pour être
son successeur en 1972. J’ai négocié avec le gouvernement la transformation
de la VI° section en institution autonome, ce fut l’Ecole des Hautes Etudes
en Sciences Sociales, ce qui était très important car nous n’avions pas en
tant que VI° section de l’EPHE l’autonomie de l’emploi de notre budget. Je
suis devenu directeur d’études en 1962 et j’ai enseigné jusqu’à l’âge de la
retraite avec trois années supplémentaires que l’on pouvait demander ce qui
m’a amené à l’âge de 68 ans. Depuis 1992, je mène une retraite active à la
fois avec la production d’un certain nombre de livres et d’articles, une
émission que je réalise depuis 1968 sur France Culture avec trois collègues
et amis, « Les lundis de l’Histoire. »
LEXNEWS : « Pourriez vous nous expliquer ce qu’est la Nouvelle Histoire dont
vous êtes l’un des plus illustres représentants ? »
Jacques LE GOFF :
« La
Nouvelle Histoire, c’est en fait l’Histoire qui a été construite et diffusée
surtout en France à la suite de la publication et de l’activité de la Revue
« Annales » fondée en 1929 par Lucien Febvre et Marc Bloch ; ce dernier,
médiéviste, reste pour moi, même si je ne l’ai malheureusement pas connu, un
grand homme qui a été arrêté et fusillé par les Allemands en 1944. La
Nouvelle Histoire peut être ainsi présentée -en simplifiant bien sûr les
choses- comme une histoire qui s’est développée à partir d’autres documents
que les documents traditionnels à caractère juridique et institutionnel qui
avaient été jusqu’alors la base principale des recherches et de
l’enseignement du Moyen-âge au XIX° siècle et au début du XX° siècle. Cela
allait depuis les sources artistiques et littéraires que nous ne voulions
pas laisser au monopole des historiens de l’art et de la littérature car
nous estimions qu’une époque s’exprimait aussi bien dans sa littérature et
ses créations artistiques que dans ses institutions. Cette Nouvelle Histoire
se construisait au contact et à l’aide des autres sciences humaines et
sociales, c'est-à-dire l’économie, la sociologie en particulier,
l’ethnologie. Alors que j’étais président de l’EPHE, j’ai placé mon
enseignement sous l’étiquette « Anthropologie historique » ce qui a été
adopté par plusieurs de mes collègues et je pense que c’est cette expression
d’anthropologie historique qui exprime le mieux ce qu’a été et a voulu être
la Nouvelle Histoire. »
LEXNEWS : « Comment jugez-vous la réaction
de l’Histoire traditionnelle par rapport à ce que vous venez de retracer ? »
Jacques LE GOFF :
« Ce
type d’Histoire continue et a d’ailleurs été un peu modernisé, régénéré par
l’Histoire dite nouvelle. Cela m’a valu, notamment en 1968, des
affrontements un peu vifs avec un certain nombre d’enseignants pour qui, si
l’Histoire nouvelle ne se fonde pas sur l’évènement, continuent à penser que
seule la chronologie est essentielle pour la réflexion, la recherche et
l’enseignement de l’Histoire. La matière de l’Histoire, c’est le déroulement
du temps des hommes en sociétés. »
___________
"Le métissage me semble devoir être l’un des
grands évènements du XXI° siècle."
___________
LEXNEWS : « Peut on dire que cette Nouvelle Histoire a dépassé sa crise
d’adolescence comme vous la nommiez il y a trente ans dans votre
introduction à l’ouvrage collectif « La Nouvelle Histoire » et quels sont
ses enjeux aujourd’hui pour ce début du XXI° siècle ? »
Jacques LE GOFF :
« C’est
difficile à dire. Il y a une chose dont je suis tout à fait persuadé c’est
que l’historien n’est pas un prophète et que si certaines évolutions de la
société sont prévisibles, dans l’ensemble, nous ignorons ce que sera
l’avenir. Nous n’avons pas une conception déterministe de l’Histoire bien
que nous croyons à la très grande importance des héritages et en particulier
- j’ai écrit d’ailleurs un livre fondé sur cette idée - « L’Europe est-elle
née au Moyen-âge ? », je pense que le Moyen-âge est une des bases
essentielles de notre histoire. Alors bien entendu l’Histoire a évolué,
aussi bien dans sa réalité sociale, politique, économique qu’intellectuelle
et pédagogique mais je pense d’abord que l’Histoire est toujours dans sa
jeunesse pour ne pas dire dans son enfance. Et par conséquent, je crois
qu’il y a dans une combinaison d’héritages et de contingences de nouveautés
un long futur qui attend l’Histoire et que nous ne pouvons pas inventer.
La seule prévision que je me suis permis
concerne le XXI° siècle, et là aussi il faut se rendre compte que c’est un
comportement que nous ne devons pas solidifier que de raisonner par siècle.
Le siècle est une invention des historiens et des intellectuels au XVI°
siècle et les périodes qui constituent l’évolution de l’Histoire ne se
comptent pas fatalement en siècles. Par conséquent le XXI° siècle est une
abstraction. Je pense toute fois qu’un évènement important se manifestera au
cours du XXI° siècle, à savoir un renforcement de constitution de peuples
qui s’unissent et font des échanges, et je crois que l’Histoire va être de
plus en plus une Histoire métissée.
Le métissage me
semble devoir être l’un des grands évènements du XXI° siècle.
D’ailleurs, nous voyons comment dans la plupart des pays, en particulier
européens, les problèmes d’immigrations, d’intégration,… sont des problèmes
de plus en plus essentiels.
La Constitution de la Communauté
Européenne est un autre phénomène qui à l’heure actuelle m’apparaît être
comme l’un des plus importants ; j’allais même dire l’un des plus positifs
pour le XXI° siècle. Nous savons malheureusement que l’Histoire n’est pas la
constitution d’une évolution pacifique mais que l’Histoire a évolué à
travers des affrontements, des conflits et des guerres. Je suis pour ces
raisons un militant de l’Europe unie. Je pense que pour les Français en
particulier c’est une des grandes tâches et, pour moi, l’un des grands
espoirs du XXI° siècle. Je suis à cet égard optimiste. Je ne suis pas du
tout de l’avis de certaines personnes, y compris certains historiens, qui
trouvent que l’Union Européenne se fait très lentement, trop lentement. Je
trouve au contraire, que par rapport à ce que nous savons de l’évolution
historique depuis la Préhistoire, c’est allé très vite ! Je pense même que
si elle se fait à travers le progrès, elle se fait également à travers des
erreurs. Une de ses erreurs a été l’intégration trop rapide d’un certain
nombre de pays dans l’Union Européenne. S’il y a, pour tous les pays
européens, des bases communes et c’est ce que j’ai voulu en particulier
étudier dans le livre que je vous citais. Il y a, ce qui est d’ailleurs à
mon avis à la fois une caractéristique et une richesse de l’Europe, une
diversité européenne. Et l’unité de l’Europe se fait par une combinaison de
ce que les Européens ont en commun et de ce qui les diversifie. »
LEXNEWS : « Lorsque vous évoquez cette idée de métissage, se pose
évidemment la question des cultures extra-européennes, qui sont à la fois
sources de richesses et également sources de tension. »
Jacques LE GOFF :« C’est
sûr ! Il est évident que je partage l’inquiétude de beaucoup de mes
contemporains sur l’affrontement entre les pays d’héritage chrétien et les
pays musulmans. Là encore, je m’efforce d’être optimiste mais je ne suis pas
sûr que le métissage, qui se fera, n’arrive pas après de nombreux et âpres
conflits. Il faut bien dire que si, et c’est une des caractéristiques de
l’Europe à mon avis, le christianisme qui a été un des ces éléments
d’unification le plus important dés le Haut Moyen-âge, n’a pas cependant
entravé l’Union Européenne, c’est parce que le christianisme a beaucoup
évolué. Même s’il y a encore des chrétiens plus ou moins intégristes, le
christianisme s’est adapté à la modernisation, ce qui été une des chances de
l’Europe. Ce qui me fait peur, et je ne m’en cache pas, c’est que l’on ne
voit pas un même travail de modernisation dans l’Islam. »
___________
"Je considère en effet comme un élément très
positif de l’Occident, et en particulier de l’Europe, les progrès de la
laïcité et, d’une laïcité qui n’est pas une laïcité hostile aux religions,
qui ne persécute pas les croyants et les pratiquants."
___________
LEXNEWS : « L’élément qui vient
immédiatement à l’esprit, c’est cette non dissociation du politique et du
religieux pour le cas de l’Islam contrairement à notre plus longue échelle
historique nous concernant. »
Jacques LE GOFF :
« C’est
certain ! Je considère en effet comme un élément très positif de l’Occident,
et en particulier de l’Europe, les progrès de la laïcité et, d’une laïcité
qui n’est pas une laïcité hostile aux religions, qui ne persécute pas les
croyants et les pratiquants. Elle fait montre de tolérance à l’égard de la
religion et des esprits religieux mais elle dissocie en même temps la
religion et la politique. Je pense d’ailleurs que, dés le Moyen-âge,
contrairement à l’idée qu’on s’en fait souvent, il y a eu une affirmation de
la laïcité. Elle s’est faite d’abord par la promotion des laïcs dans le
christianisme et ensuite, elle s’est faite dans la séparation de l’Eglise et
de l’Etat. Je pense que ce qu’il y a de très important pour l’Occident et en
particulier pour l’Europe, c’est la constitution d’un droit régissant les
sociétés. Au Moyen-âge en particulier j’ai vu, si je peux m’exprimer ainsi,
la constitution et les bonnes relations entre un droit naturel, un droit
civil et un droit canon. C’est malheureusement ce que je ne vois pas dans
l’Islam. Mais je suis persuadé qu’il y a dans l’Islam les bases d’une
modernisation et d’une certaine laïcisation. Je pense qu’un nombre croissant
de musulmans en viendront à considérer de plus en plus que ce n’est pas
désobéir et renier Allah que de ne pas laisser la religion envahir et
dominer l’ensemble des activités humaines. C’est en cela que je place mon
espoir. Nous sortons un peu du domaine de l’Histoire pour entrer dans celui
de la Politique même si ces deux domaines sont intimement liés, mais je
pense que le Christianisme et l’Islam ont des attitudes différentes qui sont
à la fois positives et négatives pour chacun. Par exemple, pour l’Occident,
il y a dans le Christianisme et en particulier dans le Catholicisme, une
orthodoxie et une autorité qui la définit. Cette autorité est le Vatican et
éventuellement à certaines époques, les Conciles. C’est un des risques que
l’idée d’une orthodoxie empêche la liberté et la libre évolution des
sociétés marquées par le Christianisme mais en même temps les Européens, et
même dans une moindre mesure les Américains, ont su distinguer l’évolution
des sociétés civiles de l’emprise d’une religion où existe l’orthodoxie.
Cela
dit, je crois, et malheureusement c’est ce qui se passe dans une grande
majorité du monde, que les monothéismes sont des religions qui menacent la
liberté. En 1993, j’ai d’ailleurs participé à un grand colloque itinérant en
Chine, où il y avait une dizaine d’intellectuels occidentaux dont Umberto
Eco et une dizaine d’intellectuels chinois. Au cours de ce colloque qui a
commencé à Canton et qui nous a mené jusqu’au désert de Gobi pour se
terminer à Pékin, j’ai fait un exposé que je regrette de ne pas avoir publié
sur les monothéismes et leurs dangers, cela pour vous montrer que ce sont
des questions qui me touchent beaucoup».
LEXNEWS : « Vers quelle période du
Moyen-âge avez-vous dirigé vos recherches ? »
Jacques LE GOFF :
« Pour
ce qui est de la périodisation du Moyen-âge, j’ai une idée principale : il a
existé un long Moyen-âge. Et ce n’est pas vers l’amont mais vers l’aval que
je fais progresser le Moyen-âge. Je pense que le Moyen-âge, avec évidemment
des changements, a duré jusqu’au XVIII° siècle, c'est-à-dire jusqu’à la
Révolution industrielle, jusqu’à l’époque des Lumières et de la Révolution
française qui y a mis définitivement fin. Mais je pense qu’il est très
important pour comprendre le Moyen-âge de ne pas être indifférent à la
période pendant laquelle il s’est formé et d’où il est sorti. Par
conséquent, je me suis intéressé de façon secondaire à ce que l’on appelait
quand j’étais jeune le Haut Moyen-âge et que l’on appelle actuellement d’une
expression que je préfère, l’Antiquité tardive. Pour le reste, ma propre
recherche et ma propre réflexion s’est déroulée dans une chronologie plus
limitée. Vous pensez bien que le Moyen-âge traditionnel tel qu’on l’évoque
dans les écoles et les universités couvre une période de dix siècles ! Mon
Moyen-âge va même au-delà avec douze ou treize siècles… Je me suis concentré
sur la période XI° - milieu du XIV° siècle. Depuis les modifications, n’en
déplaise à Dominique Barthélemy, qui se sont produites vers l’An Mil jusqu’à
la grande peste qui est apparue en 1348. Cela fait donc une période
1050-1348. »
LEXNEWS : « L’Antiquité tardive vous
a-t-elle attirée même si vous ne lui avez pas consacré le reste de vos
recherches ? »
Jacques LE GOFF :« Oui,
il y a même plusieurs raisons pour lesquelles j’ai pu apprécier cette
période : La première raison tient à ce que l’Europe médiévale est sortie de
l’Antiquité. Nous avons même besoin de nous rappeler les héritages de cette
Antiquité. L’hellénisme est essentiel pour cet héritage et je regrette
d’ailleurs que l’on n’enseigne plus le grec ancien ! De même l’enseignement
du latin me paraît extrêmement important. Un certain nombre de phénomènes
fondamentaux pour notre présent ont été élaborés et sortent de l’Antiquité.
Je pense à la démocratie bien sûr mais également à la critique qui - on
l’oublie trop souvent - a été élaborée par la Grèce ancienne avec une
critique des textes, des institutions,… et ne parlons pas de l’importance du
droit romain pour le futur Moyen-âge. »
___________
"...ce n’est que dans la seconde moitié du
XII° siècle que l’Eglise invente à la fois un lieu et un nom. Et ce lieu et
ce nom, c’est le purgatoire !"
___________
LEXNEWS : « L’exemple de votre livre sur le Purgatoire est particulièrement
éclairant sur la naissance de cette idée au Moyen-âge par le fait de l’Eglise ;
pouvez vous nous rappeler les raisons d’une telle invention et le mot
n’est-il pas trop fort ? »
Jacques LE GOFF :« Non
le mot n’est pas trop fort, c’est bien une invention ! Au cours de
l’Histoire, il y a comme cela des inventions. Je vais vous dire une chose
qui souvent étonne et ne convainc pas, y compris les historiens : L’économie
est née au XVIII° siècle, il n’y a pas eu d’économie avant cette période !
Pour moi, le plus grand économiste qui ait existé est Karl Polanyi. Il a
soutenu que pour lui l’économie n’existait pas de façon autonome et qu’elle
était incorporée par la religion. C’est pour cela que j’aime le terme
« invention » car il veut dire qu’il s’agit d’autonomiser quelque chose qui
existait auparavant mais incorporé dans autre chose. Il y a dés les débuts
du Christianisme, l’idée d’une période et même d’un lieu où les âmes sont
recueillies entre le moment de leur mort et le jugement dernier. Mais, ce
n’est que dans la seconde moitié du XII° siècle que l’Eglise invente à la
fois un lieu et un nom. Et ce lieu et ce nom, c’est le purgatoire ! Je ne
vous cache pas que je considère que la naissance du purgatoire est le livre
où je me sens le plus investi. Les hommes et les femmes du Moyen-âge sont
obsédés par le désir du salut éternel et jusqu’à la seconde moitié du XII°
siècle, l’au-delà qui sera seul à subsister après le jugement dernier est
composé de deux lieux antagonistes : le paradis et l’enfer. Or, au
Moyen-âge, on invente uniquement pour la période terrestre - mais c’est en
même temps une valorisation de cette période - un troisième lieu le
purgatoire. C’était ce qui avait mis hors de lui Luther qui détestait ce
troisième niveau. Quant à moi, je ne voudrai pas agresser mes amis
protestants réformés mais s’il y a quelqu’un que je n’aime pas c’est bien
Luther ! On voit d’ailleurs comment les idées religieuses de Luther se sont
combinées avec sa position ultraréactionnaire du point de vue politique. Les
positions qu’il a eues pendant la guerre des paysans en Allemagne rejoignent
ses positions sur l’au-delà ; Calvin, c’est un peu mieux mais pas tant que
cela… »
LEXNEWS : « Cette notion de purgatoire
nous a semblé révélatrice de toute votre vie de chercheur et d’amoureux du
Moyen-âge car vous avez profondément contribué à montrer qu’il y avait
beaucoup plus de nuances, de sensibilités que ce long manteau noir dont on
l’affublait souvent… »
Jacques LE GOFF :
« …Et
de richesses ! Exactement ! Je peux vous dire d’ailleurs comment je suis
arrivé à cette trouvaille du Purgatoire. C’est une démarche qui me parait
assez caractéristique de ce que l’on peut placer sous l’étiquette de la
Nouvelle Histoire. Il y a aussi un domaine de l’Histoire dans lequel je
m’intéresse actuellement peut-être plus que par le passé, c’est l’Histoire
imaginaire. Je pense que les sociétés vivent autant d’histoires imaginaires
que d’histoires réelles. Je me suis intéressé à cet imaginaire médiéval un
peu par hasard parce que je lisais justement des textes qui habituellement
n’intéressent pas les médiévistes. C’étaient des récits de voyages dans
l’au-delà. C’est une série qui commencent au VIII° siècle et qui s’achève en
apothéose avec la Divine Comédie de Dante. C’est vraiment quelque chose de
fondamental dans l’imaginaire médiéval. Je traduisais ainsi dans mon
séminaire des textes provenant en partie pour les plus anciens du VIII°
siècle et je trouvais dans ces sources des expressions « lieu purgatoire » (loca
purgatoria) où le purgatoire était toujours un adjectif. Et puis je
dirai presque brutalement, au milieu du XII° siècle, je vois arriver le
terme purgatorium et c’est là que j’ai vu la naissance du purgatoire.
Cela vous montre quelle a été ma démarche qui m’a conduit à cette idée du
purgatoire ».
___________
"L’image du Moyen-âge est l’image d’une
période, d’une société qui élimine le corps au profit de l’âme. Or, si l’on
regarde bien les textes, il n’en est rien !"
___________
LEXNEWS : « Vous avez écrit de très belles pages sur le corps au Moyen-âge,
acceptez vous l’idée que notre époque ait fait une lecture sélective erronée
de cette détestation du corps par l’Eglise, certes présente chez Saint Paul,
mais très largement exagérée au Moyen-âge ? »
Jacques LE GOFF :
« Il
y a, à mon avis, deux visions très fausses du Moyen-âge. L’une, c’est une
vision qui fait du Moyen-âge une période presque uniformément violente et
sombre et une image qui en fait une collection d’oppositions brutales. Et
parmi ces oppositions brutales, une de celles que l’on trouve dans le
Moyen-âge traditionnel, c’était, et parfois encore aujourd’hui, le corps et
l’âme. L’image du Moyen-âge est l’image d’une période, d’une société qui
élimine le corps au profit de l’âme. Or, si l’on regarde bien les textes, il
n’en est rien ! Pourquoi ? Parce que l’image du corps est elle-même
contradictoire. En quoi ? Elle est contradictoire parce que d’une part il
est vrai que le corps est quelque chose de condamnable et la raison
fondamentale de cette condamnation est que le péché originel a consisté en
un acte corporel sexuel. L’assimilation du péché originel à l’acte sexuel
est tardive, vous ne le trouvez pas dans les Evangiles ! Vous ne la trouvez
pas non plus dans les Pères de l’Eglise. C’est essentiellement au XII°
siècle et chez un certain nombre de moralistes intransigeants dont un, qui
est à vrai dire l’une de mes bêtes noires au grand scandale de certains amis
ecclésiastiques et de certains collègues, je veux parler de saint Bernard !
Saint Bernard est en effet un de ceux qui a le plus contribué à cette
assimilation du péché originel à un acte sexuel. Mais en même temps, quelle
est la religion, ce qui n’est pas vrai pour le Bouddhisme, qui fait un dogme
de la résurrection des corps ? Comment Dieu, s’il estimait que le corps
était aussi détestable, pourrait accepter cette idée de leur résurrection ?
Il y a des discussions au Moyen-âge quant au fait de savoir si les corps des
hommes et des femmes sont habillés ou nus au paradis. Mais ce qui est
indiscutable, c’est la résurrection des corps. Je me rappelle que déjà
enfant, j’avais assisté à un certain nombre d’enterrements et que j’avais
été très frappé lorsque le prêtre, à la fin de l’office, bénit le cercueil
avec le corps. Par conséquent, le corps au Moyen-âge est le mélange de
quelque chose de mauvais et quelque chose de bon. Il faut donc parler du
corps au Moyen-âge en tenant compte de cette multiplicité de l’image du
corps. C’est pour cela que j’ai écrit un petit essai avec un excellent
journaliste, Nicolas Truong, sur le corps au Moyen-âge. Dans cet esprit, les
éditions du Seuil ont publié récemment une Histoire du corps qui est
excellente mais qui commence au XVI° siècle. Or lorsque l’on pense à
l’importance du corps dans l’Antiquité et au Moyen-âge, j’avoue que je
trouve cela scandaleux même si par ailleurs ce sont des historiens
excellents ! »
___________
"La première incarnation symbolique de la
femme c’est Eve, la tentatrice. Mais en même temps, il y a une femme qui est
portée aux nues, c’est la Vierge Marie..."
___________
LEXNEWS : « Dans le même ordre d’idée, l’image de la femme n’est pas
forcément celle que notre époque a cru retenir du Moyen-âge. »
Jacques LE GOFF :
« La
place et le rôle de la femme est là encore très contrasté. Je ne dirai pas
que la femme est méprisée, mais plutôt que l’on a peur d’elle. Pourquoi ? La
première incarnation symbolique de la femme c’est Eve, la tentatrice. Mais
en même temps, il y a une femme qui est portée aux nues, c’est la Vierge
Marie à tel point que je pense que le Christianisme médiéval n’était pas
monothéiste même si cette idée est contestée par certains collègues. Je
pense même que c’était une des ses grandes vertus, et que les gens du
Moyen-âge considéraient que le Père, le Fils et le Saint Esprit étaient des
personnes différentes et ils y ont ajouté une quatrième personne de la
Trinité avec la Vierge. Il y a donc une femme dans la personne divine.
D’autre part, pensons à toutes les femmes qui ont eu tellement d’importance
au Moyen-âge, d’Aliénor d’Aquitaine à Jeanne d’Arc, on ne peut pas dire que
la femme est méprisée. Il reste qu’il y a toujours cette menace de la femme
Eve et qu’elle n’est pas tout à fait l’égal de l’homme. Il y a en
particulier un fait qui a existé et qui continue d’ailleurs à perdurer et
qui est à mon avis l’une des tares du Christianisme, il n’y avait pas de
femmes prêtres ! A cet égard le Protestantisme est un progrès. »
LEXNEWS : « vous animez depuis 1968 l’émission de France Culture « Les
lundis de l’histoire »: c’est l’un des rares exemples de longévité
médiatique. Quelle motivation fut la votre à l’origine et avez-vous noté une
évolution depuis dans ce rôle des médias quant à la diffusion de la
culture ? »
Jacques LE GOFF :
« Oui,
le point de départ vient d’un journaliste de France Culture, Pierre Sipriot,
qui m’avait fait participer deux ou trois fois à son émission et qui, en
1968, étant appelé à des charges administratives supérieures me demande si
je suis prêt à le remplacer. Je dois dire que cela cadrait parfaitement pour
moi avec cette idée de vulgarisation que vous aviez évoquée pour votre
propre revue au début de cet entretien. Je fais donc cette émission qui en
quelque sorte est un prolongement de mon enquête historique sans que j’y
manifeste une exclusivité de l’Histoire nouvelle. C’est une émission qui
fait connaître les nouveaux livres qui me paraissent importants, j’ai fait
d’abord cette émission tout seul, chaque semaine, puis à un rythme d’une
fois par mois. Nous formons maintenant une petite équipe avec laquelle nous
nous sommes répartis les périodes historiques. Je m’occupe naturellement du
Moyen-âge ; les XVI et XVII° siècles sont attribués à Roger Chartier qui
vient d’être élu professeur au Collège de France, Michelle Perrot s’occupe
du XIX° siècle, elle est entre autres choses la grande historienne des
femmes, et Philippe Levillain est le quatrième membre de cette équipe. Je
m’aperçois que c’est une émission dans laquelle on parle de livres dont on
ne parle pas souvent ailleurs et qui pourtant, à mes yeux, représentent des
chefs d’œuvre de la production historique. »
LEXNEWS : « En dehors de votre passion pour le Moyen-âge, quelles sont les
émotions artistiques qui vous touchent le plus et dans quel domaine ? »
Jacques LE GOFF :
« Je
suis très très assoiffé d’œuvres d’art. Un des personnages qui m’a le plus
illuminé dans ma vie et avec qui d’ailleurs j’ai eu une rencontre qui a été
publiée, je veux parler de Pierre Soulages. Je suis beaucoup moins intéressé
par la littérature qui me plaisait beaucoup quand j’étais jeune. Mais,
ensuite, je dois dire que du point de vue de la lecture c’est
essentiellement la lecture de livres d’histoire, de revues et de journaux ou
bien alors une lecture de divertissement qui est le roman policier ! J’ai un
auteur privilégié à l’heure actuelle, un grand auteur policier suédois,
Henning Mankell après avoir bien entendu commencé par les grands classiques
Agatha Christie et Sherlock Holmes. »
LEXNEWS : « Merci Jacques LE GOFF pour
cette très belle interview qui allie réflexion sur les temps modernes et
retour sur le travail de votre vie ! Nul doute que vos propos donneront
envie à nos lecteurs de découvrir ce si beau Moyen-âge que vous avez
contribué à rendre accessible au plus grand nombre."
Marchands et banquiers du Moyen Âge,
Paris, PUF, (coll. « Que sais-je », n° 699), 1956 ; 8e éd.
corrigée, 1993.
Les intellectuels au Moyen Âge,
Paris, Ed. du Seuil, (coll. « Le Temps qui court » n° 3), 1957 (rééd. [coll.
« Point Histoire » n° 78], 1985).
Le Moyen Âge, Paris, Bordas, 1962 ; autre
édition sous le titre Le Moyen Âge : 1060 – 1330, Paris, Bordas, (coll.
« L’Histoire universelle » n° 11), 1971.
La civilisation de l’Occident médiéval,
Paris, Arthaud, (coll. « Les grandes civilisations » n° 3), 1964 ; nouvelle
édition, 1984.
Das Hochmittelalter,
Francfort, 1965.
Pour un autre Moyen Âge. Temps, travail et
culture en Occident,
Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque des Histoires »), 1977 ; rééd.
(coll. « Tel » n° 181), 1991.
La naissance du Purgatoire,
Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque des Histoires »), 1981 ; rééd.
(coll. « Folio » n° 31), 1991 ; traduction italienne : La nascita del
Purgatorio, Turin, Einaudi, 1982.
Intervista sulla storia,
Bari, Laterza, 1982.
L’apogée de la Chrétienté : v. 1180 - v.
1330,
Paris, Bordas, coll. « Voir l’histoire », 1982 ; nouvelle édition, Le XIIIe
siècle : L’apogée de la Chrétienté, v 1180-v. 1330, 1994.
L’imaginaire médiéval. Essais,
Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque des Histoires »), 1985 ; nouvelle
édition, 1991 ; traduction partielle dans Il meraviglioso et il quotidiano
nell’Occidente medievale, Rome/Bari, Laterza & Figli, 1983.
La bourse et la vie.
Economie et religion au Moyen Âge, Paris, Hachette, 1986 ; nouvelle édition,
1997, (coll. « Pluriel » n° 847).
Il Mistero del corvo d'argento.
Un'avventura ideata e scritta da Salvatore Baffo. Ambientazione storica di Jacques Le Goff
con testi di Jacques Berlioz, Florence, Giunti, 1991, 117 p.
Histoire et mémoire,
Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire » n° 20, 1998, recueil de textes
précédemment paru en italien sous le titre Storia e memoria ;
en allemand sous le titre Geschichte und Gedächtnis,
nouvelle éd., Paris, Ed. de la maison des sciences de l’homme, Francfort,
Campus Verlag, (coll. « Historische Studien » n° 6), 1992.
La vieille Europe
et la nôtre,
Paris, Ed. du Seuil, 1994.
Saint Louis, Paris, Gallimard, (coll. « Bibliothèque
des Histoires »), 1996.
Une vie pour l’histoire,
(Entretiens avec Marc Heurgon) Paris, Ed. de la Découverte, 1996.
L’Europe racontée aux jeunes,
Paris, Ed. du Seuil, 1996.
Pour l’amour des villes,
(Entretiens avec Jean Lebrun) Paris, Textuel, 1997.
Un autre Moyen Âge
[Contient : Pour un
autre Moyen Âge, L’Occident médiéval et le
temps,
L’imaginaire médiéval, La naissance du
Purgatoire, Les limbes,
La bourse et la vie,
Le rire dans la
société médiévale], Paris, Gallimard, 1999, 1372 p.
Saint François d’Assise,
Paris, Le Grand livre du mois,1999, 220 p., ill.
Cinq personnages d’hier pour aujourd’hui.
Bouddha, Abélard, saint François, Michelet, Bloch, Paris, La Fabrique éditions,
2001, 104 pages.
Une histoire du corps au Moyen Âge,
en collab. Avec Nicolas Truong, Paris, Ed. Liana Levi, 197 pages, 2003.
Entretiens avec Pierre Soulages. De la
pertinence de mettre une oeuvre contemporaine dans un lieu chargé d'histoire,
Toulouse, Le pérégrinateur, 30 pages, 2003.
L'Europe est-elle née au Moyen Age ?,
Paris, Le Seuil, 209 pages, 2003.
Le Dieu du Moyen Age. Entretiens avec
Jean-Luc Pouthier,
Paris, Bayard, 102 pages, 2003.
Héros du Moyen Âge. Le Saint et le roi,
Paris, Gallimard (coll. Quarto), 1344 pages, 2004.
Un long Moyen Âge,
Paris, Tallandier, 2004, 258 pages.
Héros et merveilles du Moyen Âge,
Paris, Seuil, 2005, 239 pages.
INTERVIEW JEAN YOYOTTE
Paris, 21
décembre 2006.
LEXNEWS a eu l'immense plaisir d'interviewer l'un des plus grands noms de
l'égyptologie mondiale en la personne de Jean Yoyotte, professeur honoraire
au Collège de France, directeur d'études à l'École pratique des Hautes
études, ancien chef de la mission française des fouilles de Tanis, et auteur
de nombreux ouvrages faisant référence en égyptologie. Si l'Egypte vous
impressionne par sa grandeur et sa complexité, suivez alors un guide
extraordinaire, juste pour vous !
*
* *
*
LEXNEWS : « Comment êtes vous devenu
égyptologue et acceptez vous ce vocable ? »
Jean YOYOTTE :
« Oui ! J'accepte ce vocable même si je préfère me présenter comme un
historien de l'Antiquité. En fait, je suis arrivé dans ce domaine égyptien
par accident. Je crois que tout est parti d'un dessin de Ramsès II sur son
char que j'avais vu dans le livre d'histoire de ma grande sœur, qui avait
quatre ans de plus que moi. C'est un souvenir très net que j’ai dans ma
mémoire. Puis, en sixième, j'avais un professeur de dessin qui avait fait de
l'égyptologie, c'était à l'époque des loisirs dirigés. Il avait créé ce
qu'il appelait le club égyptien au lycée Henri IV, je dois vous avouer à ce
sujet que je suis un indigène du Ve arrondissement ! Ces événements se
passent en 38-39. La guerre a bien entendu interrompu ces activités. Mais
cela ne m'a pas empêché de poursuivre et l’aumônier du lycée m'a adressé
alors à Monsieur Vandier qui était le conservateur du Louvre, un grand
égyptologue. J'ai pu être inscrit à l'École du Louvre à l'âge de 15 ans pour
apprendre l'Égyptien, alors que j'étais un lycéen comme les autres. Cela m’a
bien sûr donné une avance réelle et je suis entré au CNRS à l'âge de 22 ans.
L'égyptologie jouissait d'une bonne réputation à cette époque, cela
intéressait beaucoup de personnes en raison du prestige même de l'Égypte. À
l'école, d'ailleurs, c'est la première civilisation citée, c'est un pays
relativement proche, et aisé à visiter, très exotique par certains côtés et
très accueillant par d'autres. La popularité de l'Égypte a toujours été
grande.
LEXNEWS : « Nous ne retenons souvent des
sources de l’Egypte ancienne que ses sources architecturales monumentales
et pourtant elles ne nous donnent pas une vue complète sur la vie de
pharaon, de son administration et de la société de manière générale ? »
Jean YOYOTTE : « En effet, nous avons
également comme source les monuments privés sous la forme de stèles que les
particuliers plaçaient dans les temples pour être auprès du dieu et qui
bénéficiaient des avantages des offrandes qu’ils leur faisaient. Nous avons
également d'autres sources par leurs tombes grâce auxquelles ils pouvaient
perpétuer leur nom. Nous connaissons ainsi leur nom et d'une certaine
manière leur carte de visite. Et tout cela se trouve en abondance dans les
monuments funéraires. Cela nous permet, pour certaines époques, d'établir
des bottins, des listes de personnalités avec leurs fonctions. Et en
croisant ces indications d'éléments généalogiques avec ce qu'il nous reste
de documents administratifs et de documents d’affaires sur papyrus en
cursive dite hiératique aux époques anciennes, puis démotique pour l'époque
plus récente, nous pouvons ainsi reconstituer un grand nombre de faits
sociaux. Et pour ce qui est des époques récentes, nous disposons des
témoignages des Grecs, qu'ils soient critiques ou positifs. Bien sûr, toutes
les découvertes archéologiques viennent compléter ces témoignages. Nous
savons que les prêtres Égyptiens ne mangeaient ni porc ni poisson, mais, on
s'aperçoit grâce à des fouilles sur le terrain que le reste du peuple en
revanche consommait ces aliments.
Les documents que l'on a retrouvés en Égypte
concernant les institutions du régime, c'est-à-dire les représentations des
Égyptiens, se trouvent en partie écrits en cursive sur des papyrus, les
autres gravés sur la pierre au moyen des hiéroglyphes. Les documents
d'affaires récents sont écrits en démotique qui est une langue différente de
l'Égyptien classique, et qui d'autre part, comme toute langue manuscrite,
requiert un entraînement particulier de la part des paléographes. Vous savez
Gutenberg nous a rendu un singulier service ! C'est donc beaucoup plus
difficile et cela implique en plus une bonne formation en grec. Il y a
également un autre schéma qu'il faut reconsidérer : celui de la naissance
d'une civilisation, sa période archaïque, son apogée classique, puis son
déclin. Appliqué à l'Égypte, comme à toute autre civilisation d’ailleurs, ce
schéma n'a strictement aucun sens. En effet, dans la démarche
intellectuelle, dans une réflexion sur l'écriture et dans bien d'autres
domaines, les lettrés égyptiens ne sont pas du tout en déclin au moment où
les Romains dominent l'Égypte ! J'ai développé cette idée dans un de mes
commentaires de la géographie de Strabon. Au lieu de faire comme on faisait
classiquement, j'entends par là les hellénistes, les profs de grec, j'ai
retenu directement les sources égyptiennes. »
LEXNEWS : « Cela doit en effet vous
conduire à un regard tout autre… »
Jean YOYOTTE :
« Tout à fait ! C'est un regard tout autre parce que pour regarder nous
devons définir cette conscience que les Égyptiens avaient d’eux mêmes. Et
cela nécessite d'être recherché à partir d'une documentation en partie
archéologique, ce que l'on retrouve dans le sol de la vie quotidienne. Tout
cela est en effet très riche. Nous pouvons également découvrir beaucoup de
choses à partir des textes égyptiens qui sont en hiéroglyphique
particulièrement sophistiqué et en démotique particulièrement difficile à
lire. Nous sommes quelques-uns à s'être mis au démotique à la suite de
Michel Malinine qui était alors le seul spécialiste en France. Les
universitaires de Leuwen et de Leiden ont ainsi permis un véritable
renouvellement. J'ai trouvé passionnant l’Égypte de la deuxième moitié du
VIe siècle et au IVe siècle, périodes pendant lesquelles elle était encore
une puissance, même si bien sûr, dans l'ensemble, il ne s'agit plus du temps
de Ramsès II. En revanche, vous avez des contacts avec les Phéniciens, un
monde interlope avec tous les avantages que cela représente, des gens qui
ont pu exporter des éléments de la culture égyptienne jusqu'en Andalousie.
Mais il y a également les Assyriens, les Babyloniens qui, eux, lancent leurs
armées. C'est véritablement l'époque où s'établissent des contacts. Les
Égyptiens vont passer jusqu'à nos jours dans la tradition pour avoir été de
grands astrologues. Or, cette astrologie primitive égyptienne n'avait
strictement rien à voir avec le zodiaque, ce sont les contacts avec les
Assyro-babyloniens qui vont l'introduire, et cela sera relayé par les Grecs.
Vous avez là des éléments de culture égyptienne qui vont survivre, même
s’ils seront très souvent transformés, en même temps que des éléments de
culture gréco-romaine. Cette époque-là est ainsi beaucoup plus
intéressante ! Je crois qu'il est très important de bien faire comprendre
les matériaux dont nous disposons et l'influence que cela peut avoir sur la
perception de cette histoire. Il ne faut pas dire de manière péremptoire :
cela s'est passé comme ça ! Il faut bien comprendre ce qui est sûr,
distinguer ce qui est probable et, bien entendu, mettre de côté tout ce qui
est de la fantaisie. »
LEXNEWS : « Doit on parler de l’Egypte
antique au singulier ou au pluriel tant sur le plan géographique
qu’historique ? »
Jean YOYOTTE :
« Selon moi il faut parler de diversité dans la continuité. Cette diversité
aboutit en fait à une unité. Dès 4500 avant Jésus-Christ, vous êtes déjà en
présence d'un État-nation ! Il s'agit d'un État-nation exemplaire : vous
avez le pouvoir d’un monarque et de son administration sur un territoire qui
n'a pratiquement pas varié jusqu'à nos jours. Cela présuppose que dès la
dynastie zéro, les rois ont poussé leurs frontières au-delà de la terre
noire qui correspondait aux frontières naturelles jusqu'alors. Les Égyptiens
d'ailleurs distinguent la terre noire de la terre rouge. La terre noire,
c'est la terre cultivable alors que la terre rouge, c'est le désert, un
endroit de danger d'où viennent souvent d'ailleurs les nomades mal vus par
les Égyptiens. Vous avez ainsi une opposition, une sorte d'isolat qui a
toutes les caractéristiques de l'État-nation : Un seul gouvernement, des
frontières bien délimitées, une seule langue, un seul panthéon même s'il
peut y avoir une certaine diversité selon les lieux. C'est un fait qui est
vraiment très frappant. De la dynastie zéro jusqu'à l’Égypte actuelle, cet
espace n'a pratiquement pas varié ! L'Égypte part de la mer jusqu'aux
environs de la première cataracte. Les Égyptiens ont élargi leur territoire
jusqu'à la deuxième cataracte afin d'avoir une marge de sécurité
supplémentaire. Du côté de l'ouest, il n'y avait pas beaucoup de pressions
dangereuses. Dès la fin du IVe millénaire, il y avait une administration
égyptienne sur l'actuelle bande de Gaza ! Tout cela est dicté par la
géographie. »
LEXNEWS : « A-t-on à cette époque l'idée
d'un pouvoir centralisé et de l'abstraction même de ce pouvoir ? »
Jean YOYOTTE : « Oui ! Tout à fait. C'est
d'un lieu particulier d'Égypte, connu en grec sous le nom d'Heliopolis, que le Créateur qui somnolait est venu de lui-même
à l'existence, et a créé le monde par l'intermédiaire des premiers dieux,
deux dieux de l'espace, le couple Shou et Tefnout, et par la suite leurs
enfants, Geb, la terre, et Nout, le ciel. Afin de mettre les choses en
ordre, Shou a séparé ce garçon et cette fille qui étaient époux et, chose
intéressante, il a aménagé le monde au prix d'un certain nombre de
séparations. Vous voyez que nous arrivons déjà à un certain niveau
d'abstractions. Le dieu a séparé le ciel de la terre, mais également le
limon de l'eau, le soleil de la Lune, mais aussi le bien du mal ! Il s'agit
véritablement d'une mise en ordre, il y a ainsi toute une philosophie
sous-jacente. Vous avez également le dieu Osiris, le troisième successeur du
soleil, qui a été assassiné et s'en est allé régner sur le Nord. Son fils,
Horus, a triomphé de l'assassin et règne sur les vivants. Le roi est ainsi à
la fois le fils de Ré et le substitut d’Horus. Par les rites d'offrandes et
de purification, il maintient l'énergie divine, construira des temples,...
Et d'autre part, il administre la société des hommes, ce qui fait qu'il
exerce un pouvoir politique. »
LEXNEWS : « On a l'impression, en
parcourant les dynasties, que ce pouvoir absolu a été parfois contesté par
la prêtrise »
Jean YOYOTTE : « Il faut bien distinguer
la théorie que je viens de rappeler de la pratique. Nous sommes assez mal
informés sur ce qu'était le personnel politique de ces époques. Si nous
avons une bonne connaissance du personnel administratif, il s'agit de deux
catégories bien différentes. Nous savons qu'il y avait un chef de
l'administration centrale, le vizir. »
LEXNEWS : « Il s’agit d’une sorte de
premier ministre. »
Jean YOYOTTE :
« Oui, mais au sens gaullien du terme. Nous entrevoyons d'après certains
documents la présence auprès du roi du fameux architecte et créateur de
colosses, lequel administrativement n'était qu'un préposé aux recrues
militaires ! Cela ne l'empêchait pas de participer comme tel à
l'organisation du BTP... Nous discernons ainsi quelques personnalités qui,
sans avoir un titre administratif très élevé, avaient visiblement un rôle
non négligeable. Quant aux prêtres, il est très difficile de s'avancer, car
en fait tout le monde pouvait être amené à officier à la condition d'avoir
la culture nécessaire. Bien sûr, dans la pratique, tout cela a fait l'objet
d'une spécialisation. Il ne s'agissait pas d'un ordre, ni d'un clergé. Il
est vrai qu'un roman, qui a eu une destinée particulière, s'est fondé sur
l'idée d'une opposition entre un clergé et le pouvoir royal. C'est le roman
de Boleslaw Prus écrit dans les années 1880 et repris dans le magnifique
Film de Jerzy Kawalerowicz « Pharaon». » »
LEXNEWS : « c'est un film très atypique ! »
Jean YOYOTTE : « Oui ! On ne peut que le
recommander. Le professeur Michalowski, homme
d'une très grande culture, a conseillé le réalisateur. C'est d'ailleurs
grâce à ce film, que j'ai pu entretenir des relations avec les égyptologues
polonais. L'hypothèse de la prêtrise venant concurrencer le pouvoir de
pharaon est évidemment emblématique si vous considérez l'époque à laquelle
ce film a été fait en Pologne... Mais dans les sources dont nous disposons,
nous n'avons pas un corps sacerdotal distinct du corps social. »
LEXNEWS : « Cela ne sera-t-il pas le cas un
peu plus tard à l'époque de l'Égypte ptolémaïque ? »
Jean YOYOTTE :
« Au moment de l'époque romaine ce sera en effet le cas. En revanche,
nullement concernant l'Égypte ptolémaïque, ce qui est même étonnant. Au IIe
siècle, les lettrés issus de l'intérieur du pays coiffent d’ailleurs
l'administration alexandrine. Philippe Collombert a même déniché une
inscription formidable d'un personnage qui porte un nom grec en inscriptions
hiéroglyphiques ! Il y a un réel progrès dans la recherche qui nous a permis
d'établir des vérités démontrables pour l'Égypte du Ier millénaire avant
Jésus-Christ et pour l'Égypte romaine. »
LEXNEWS : « Pouvez vous nous parler de vos
sentiments entre le travail sur le terrain que vous avez longtemps pratiqué
(entre autre sur le site de Tanis) et le travail de recherches sur les
différentes sources récoltées et avez-vous des préférences pour l'une ou
l'autre forme ? »
Jean YOYOTTE : « Je n'ai pas de préférence
! Il est nécessaire de constituer des dossiers bilan. Vous allez prospecter
dans une région pour voir les sites. Vous prenez un chantier de fouilles. Il
faut réunir tout ce que l'on en sait d'une part dans les textes anciens,
égyptiens, grecques ou autres, et d'autre part, tout ce que l'on sait sur la
réalité du terrain. Une fois ce dossier constitué, nous pouvons commencer à
travailler. Je crois réellement que philologie et archéologie ne peuvent
s‘opposer. Cette sorte de schisme a en effet existé par le passé et existe
encore chez les hellénistes. Ce sont les cas des archéologues qui ne lisent
pas les textes et à l'inverse des philologues qui ne mettent pas les pieds
sur le terrain. Certes, la pratique prend du temps. Il est évident que la
meilleure formule est un travail main dans la main. J'ai dit cela à propos
des prospections et des sondages effectués par Franck Goddio. Cette division était très marquée dans
l'avant-guerre et dans l'immédiat après-guerre. En Grande-Bretagne, c'était
une situation très classique. Vous avez eu ce fameux archéologue anglais,
Petrie qui n'était pas un érudit des textes
mais qui a véritablement renouvelé l'archéologie de terrain en Égypte et en
Palestine. En face, vous aviez sir Alan Gardiner, héritier d'une puissante
famille d'industriels et qui s'est consacré exclusivement à l'égyptologie ;
Il a créé des bibliothèques, des postes ; il a formé des égyptologues en les
prenant comme assistant ; Il a contribué au renouvellement de la philologie
égyptienne en travaillant avec les Allemands et notamment l'Ecole de Berlin.
C'est un cas tout à fait remarquable. Or, Petrie ne pouvait pas le supporter
! Il est arrivé une période assez singulière, qui se situe au lendemain de
la seconde guerre mondiale, à savoir que Petrie n'avait pas de successeur.
Toutes les institutions d'enseignement d'égyptologie en Grande-Bretagne
étaient entre les mains de philologues. Seules deux personnes, qui n'avaient
au départ qu'une formation de philologue, ont du se faire archéologues et
aller sur le terrain ! Il s'agissait de Harrys Smith en Grande-Bretagne et
de moi-même en France. J'ai recruté parmi mes auditeurs Philippe Brisseaud
qui avait reçu une formation d'archéologue en France avec Pezès,lui-même ayant acquis une solide formation auprès des Polonais. En
effet, les Polonais n'avaient pas de grands monuments dans leur histoire.
Cela leur a donné très tôt le goût d'une fouille très minutieuse ! Il y a eu
un renouvellement général de l'archéologie dans le monde entier dont
l'égyptologie a profité et dont les initiateurs n'étaient paradoxalement pas
des archéologues qu'il s'agisse de Smith ou de moi-même. »
LEXNEWS : « Des fouilles récentes menées par
Franck Goddio semblent apporter des informations très précieuses sur la
topographie du delta du Nil et sur les emplacements de certains sites
antiques majeurs, pouvez vous nous en dire plus sur ce personnage parfois
contesté ? »
Jean YOYOTTE :
« On ne peut pas parler de l'entreprise de Franck Goddio sans parler des
critiques qui lui sont faites. Ces critiques, à mon avis, sont fondées. Il
travaille trop vite, ce qui peut avoir des conséquences sur la précision et
l'exactitude de ses opérations de fouilles in situ. En revanche,
c'est un remarquable entrepreneur. Prenant conseil auprès des ingénieurs du
CEA de Marseille, il a mis au point des procédés lui permettant de faire de
la prospection topographique des zones submergées. L'utilisation de
l'électricité et de l'électromagnétisme est courante pour faire de la
prospection des sites archéologiques, mais si vous envoyez un courant
électrique dans l'eau salée elle ne réagit pas du tout comme elle réagit à
l'air libre ! Le mérite de Franck Goddio est d'avoir résolu ces problèmes.
Savoir s’il est lui-même géophysicien importe peu ! »
LEXNEWS : « Peut-on lui attribuer la
découverte de ces sites ? »
Jean YOYOTTE :
« C'est évident ! Il a d'abord travaillé sur Alexandrie. Grâce à ses
procédés, il a pu établir un plan des parties immergées du port oriental
d'Alexandrie. Il a pu déterminer l'emplacement exact où se trouvait le
phare. Je dois préciser que le fameux phare se trouve à environ 500 mètres à
l'est de l'endroit où Jean-Yves Empereur, à la suite de l'expédition
d'Égypte de Bonaparte, prétendait le situer. Il a d'ailleurs, grâce à ses
repérages, confirmé que ces amas de pierres où Jean-Yves Empereur situait
l'ancien phare n'étaient que des récifs artificiels établis à l'époque de
Saladin pour endiguer les effets de la mer, constatations que corroborent
d’ailleurs des textes arabes. Après ces repérages, Goddio s'est transporté
dans la baie d'Aboukir. Cette zone avait déjà été fouillée par le passé,
mais il s'agit d'un espace de 10 km sur 10 km environ. On connaissait
jusqu'alors le nom des localités les unes après les autres à partir de la
porte d'Alexandrie. On passait par Taposiris, puis Canope et à l'Est,
Herakleion. Comme on avait repéré tout de même le débouché de la branche
occidentale du Nil que les Romains appelaient branche d'Héraclès, on savait
approximativement où se trouvaient Herakleion mais avec une marge de 5 km
environ ! Grâce à ses procédés de télédétection, il a pu déterminer un grand
nombre d’informations : le temple central du IVe siècle à Herakleion, ainsi
que la découverte de tous ces objets, dont trois colosses et de magnifiques
statues de l'exposition du Grand Palais. »
LEXNEWS : « L’idée de mystères est souvent
entretenue à l’encontre de l’Egypte antique (constructions symboliques,
rites, malédictions) d’où cela vient-il en comparaison de la Grèce ou de la
Rome antique et quel regard portez vous sur cela ? »
Jean YOYOTTE : « Sur le cartel qui
commente la grande stèle hiéroglyphique contenant le décret fiscal de Nectanébo et détermine les prélèvements qui devaient être
faits à Herakleion sur les importations et les exportations des Grecs, il
est question des prêtres qui déchiffraient les mystères de ces
inscriptions. Or, il s'agissait d'un affichage à l'image d'un décret actuel
! C'était la langue et l'écriture qui servaient à l'affichage officiel.
C'est tout ! Les représentations que les lettrés égyptiens, les prêtres
autrement dit, se faisaient de leur institution formaient ainsi des
croyances c'est-à-dire une théologie. Les pratiques qui en découlaient pour
l'entretien des dieux et la sécurité de l'État relevaient alors d'une
démarche magique. Les temples étaient comparables à une usine où l'on
faisait le nécessaire pour maintenir l'énergie et l'harmonie du monde. Ce
n'était pas un édifice à laisser entre toutes les mains. Il y avait donc un
secret d'État. C'est à partir de tout cela qu'a été entretenue cette idée de
mystères. Les mystères de la religion égyptienne ainsi que les mystères des
pharaons relèvent du secret d'État, un point c'est tout ! Il s'est alors
produit une confrontation entre cette philosophie et la philosophie
analytique des Grecs. Pour les Égyptiens, il y avait une sorte de
consubstantialité entre leur langue, leur écriture et la réalité. Alors que
selon eux, les Grecs faisaient des discours fondés, non pas sur la
connaissance intime des réalités du monde, mais sur le mécanisme de la
raison, c'était de la rhétorique. Cette opposition a été ressentie comme
pertinente par Plotin et les néoplatoniciens. Il s'est donc formé en marge
une école, comparable aux philosophes de bistrots aujourd'hui au niveau de
l'information, qui a donné l'hermétisme où les Égyptiens étaient
dépositaires d'une révélation profonde des réalités du monde prolongée par
une sorte de pouvoir d'action qui leur avait été communiqué par le dieu
dépositaire de cette connaissance du monde, Thot. Ce Dieu là sera identifié
au dieu grec Hermès, d'où le nom de Hermès donné à Thot par les Grecs et la
constitution de ce corpus de textes que l'on appelle hermétisme et
qui nous a été transmis par les Byzantins, repris par la Renaissance et qui
sont à l'origine de cette croyance des mystères de l'Égypte, mystères à
caractère mystique et non plus secret d'État. »
LEXNEWS : « Nous sommes alors sur un tout
autre plan ! »
Jean YOYOTTE :
« Complètement ! Cela ouvre la voie aux voyantes extralucides, aux
astrologues et à l'Égypte à toutes les sauces... Sans parler de la pyramide
de Kheops qui contient toutes les prédictions ! Pour moi tout cela est un
radotage récurrent et certaines personnes comme Christian Jacq l’exploite
alors même qu'il est d'un rationalisme historisant. Mais, il a beaucoup
d'imagination et il cherche les effets... Il sort d'ailleurs lui-même d'un
milieu d’ésotéristes. À l'heure actuelle, la popularité de l'Égypte est en
recul depuis deux ans. Peut-être queFranck Goddio va-t-il la
relancer mais c'est quelque chose qui m'a frappé. J'ai pu constater que les
différentes provinces de France et ailleurs en Europe ont tendance à se
tourner vers leur propre passé. Il y a de plus en plus de fêtes, de
cérémonies où les gens se mettent des armures et font des reconstitutions
d’évènements. »
LEXNEWS : «Jean Yoyotte merci pour cette
interview passionnante qui donnera, à n'en point douter, envie à nos
lecteurs de découvrir ce domaine extraordinaire qui est le votre !"
EN plus des ouvrages de Jean Yoyotte dont
les photos sont insérées dans l'interview, LEXNEWS recommande les titres
suivants :
« Le royaume des
Pharaons » de Zahi Hawass, Collection Référence Histoire, 255 x 355 mm, 432
p., 510 photos, GEO Editions, 2006.
"L'univers des Formes : Le temps des
pyramides" Gallimard, 2006.
"Le Mastaba d'Akhethetep" sous la
direction de Christiane Ziegler, Editions Musée du Louvre - Peeters, 2007.
Et pour finir, un petit mot adressé par
Jean YOYOTTE à nos lecteurs...
Adresse postale : 39 bis avenue
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