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Édition Semaine n° 6 / Février 2025

NOUVEAUTES

MUSIQUE

Viviane Goergen "Marie Jaell - Pièces pour piano" CD, Hänssler, 2024.
 


C’est toujours un grand plaisir de (re)découvrir un artiste un peu tombé dans l’oubli. Et c’est un plaisir encore plus grand lorsqu’il s’agit d’UNE artiste. Cela fait quelques années que les compositrices sont mises à l’honneur dans la production française, et les orchestres et interprètes ont désormais à cœur d’exhumer les œuvres de femmes artistes envers qui, bien souvent parce que femmes, la postérité s’est montrée ingrate.
Nous avons ainsi déjà rendu compte ces derniers mois des sorties de CD concernant Nadia Boulanger ou encore Rita Strohl. C’est au tour de la pianiste virtuose et compositrice Marie Jaëll (1846-1925) d’être mise à l’honneur, aujourd’hui, dans une magnifique interprétation de Viviane Goergen.
Ce disque est, on peut le dire d’emblée, une petite merveille, tant par la qualité des œuvres qu’il propose que par leur interprétation.
Marie Jaëll (1846-1825) est d’abord une enfant prodige qui se produit à 11 ans dans toute l’Europe. Comme interprète de Schumann, Liszt, Beethoven… aucun de ces redoutables techniciens ne lui font peur. C’est en 1870 qu’elle entreprend l’apprentissage de la composition, sous la houlette, excusez du peu, de Saint-Saëns, et de César Franck. Liszt sera son mentor, puis son ami. Il dira même d’elle, peu de temps avant sa mort: “ Elle a le cerveau d’un philosophe et les mains d’une artiste”. Elle devient, en 1887, la première femme de la Société Nationale des Compositeurs de Musique. Le reste de sa vie est consacré à l’élaboration d’une nouvelle méthode de piano ainsi qu’à la rédaction d’œuvres théoriques novatrices, et de haut niveau.
Les pièces qui nous occupent aujourd’hui: Ce qu’on entend dans l’Enfer, Ce qu’on entend dans le Purgatoire, ce qu’on entend dans le Paradis (chacune divisée en 6 sous parties) composées en 1894, est une sorte de testament artistique. Monumental.
On aura reconnu, dans ces titres un brin baroque, la référence au long poème de Dante, qui a inspiré la compositrice.
L’Enfer retrace musicalement l’errance de Dante dans la forêt. L’occasion pour Marie Jaëll de multiplier les notes répétées, agressives, obsédantes, et faire naître avec beaucoup de talent une impression d’égarement dans un environnement hostile. Le jeu des octaves et des accords placé par-dessus ces ostinatos révèle une maîtrise parfaite de la mélodie et du lyrisme.
Le Purgatoire laisse apparaître un impressionnisme plus lumineux, et, ainsi que Dante dans le poème s’appuyait sur Virgile, l’auditeur commence à entrevoir, dans la riche succession des accords de 7e, une lueur d’espoir, même si certains chromatismes se font encore menaçants.
Le Paradis, enfin, où Dante a retrouvé sa Béatrice qui le guide vers l’apaisement. La compositrice nous offre ici une vision limpide et simple du paradis. Un retour au calme d’autant plus savoureux par le contraste qu’il offre avec les pièces précédentes. Ici, Dante continue son ascension vers la béatitude, et avec une grande sensibilité, Marie Jaëll guide notre héros par des éléments chromatiques montant d’une rare modernité (Stravinsky n’est pas loin) vers la contemplation finale, où les arpèges à deux mains virevoltent en douceurs, comme les anges en Paradis.
Il est très difficile de rendre compte de cette œuvre d’une richesse peu commune, où toutes les qualités se mêlent: beauté, inventivité, surprise, émotion, sensibilité… tout ce que l’on peut attendre d’une œuvre d’art est ici réuni et poussé à un degré extrême.
On y trouve la synthèse de l’exceptionnelle variété des techniques de composition pianistique de la deuxième moitié du XIXe siècle, façonnées par Beethoven, Alkan, Chopin, et qui annoncent l'impressionnisme d’un Debussy ou la musique métaphysique d’un Scriabine. L’interprétation de Viviane Goergen est parfaite, dans sa virtuosité comme dans sa compréhension de l’œuvre, ou dans sa parfaite maîtrise des contrastes.
Ce disque est une petite merveille d’inventivité et de goût, et constitue sans aucun doute pour nous la plus belle découverte pianistique de 2024, nous invitant à approfondir l’œuvre d’une compositrice unique et surdouée.


 

Romain Bastide

 

" Slow" Olga Jegunova (piano), CD, Prima Records, 2024.
 


Voici un enregistrement d’une rare intériorité et qui ne cède en rien à la facilité possible du thème… Slow, tel est en effet le titre de ce disque de la talentueuse Olga Jegunova ; la pianiste a retenu pour celui-ci une sélection de compositions plaçant l’affect – au sens noble du terme – au cœur de la création.
Nul larmoiement facile, ici, mais plutôt les infimes nuances que la musique a su suggérer aux plus brillants compositeurs, développant sur la partition de rares instants d’intériorité. C’est ainsi que l’on découvre le méconnu King Lear de Giya Kancheli, l’un des plus grands compositeurs géorgiens du XXe siècle, suivi du toujours émouvant Prélude de Bach dans cet arrangement d’Alexandre Siloti, brillant élève de Liszt.
Difficile de rester de marbre face à un tel déluge d’émotions : ordonnées à la perfection avec le grand Bach, elles sont ensuite portées à leur extrême intériorité par le minimalisme redoutable d’Arvo Pärt. Tout fait signe dans ce disque, interprété avec les infimes nuances qu’impose un tel programme.
Olga Jegunova connaît ses classiques, comme en témoigne son interprétation parfaite de deux des fameuses Consolations de Franz Liszt, capables de faire taire les détracteurs de la célèbre virtuosité du compositeur hongrois. Satie et ses non moins célèbres Gnossiennes, Schubert et sa terrible Sérénade (à ne pas écouter un jour de grisaille…), alternent avec des morceaux plus méconnus, tels que White Scenery de Peteris Vasks ou encore A Salty Breeze over the Reeds de Raphael Lucas. Ces pièces laissent filer les notes sur des étendues esseulées, dont nous recueillons les plus beaux échos grâce à ce disque inspiré.

 

Patrick Oliva "TELEMANN Fantaisies pour violon" CD, Triton, 2024.
 


On considère souvent Telemann comme le compositeur le plus prolifique de l’histoire de la musique (quelque 3500 pièces!). Et pourtant, il reste l’un des plus méconnus. Témoin le disque de Patrick Oliva qui reprend les Fantaisies pour violon seul du maître de Hambourg.
Si le redoutable exercice du violon solo est généralement, et de manière un peu réductive, associé aux sonates et partitas de Bach et à la furiosa des virtuoses italiens, Paganini et Alessandro Rolla en tête, les Fantaisies de Telemann offrent cependant une facette du violon assez unique dans l’histoire du baroque, marquée du double sceau de la variété et de la spontanéité.
De la variété d’abord, car outre qu’aucune progression tonale ne relie les fantaisies entre elles, Telemann passe avec grâce d’une écriture contrapuntique rigoureuse à une monodie épurée, d’une structure en fugue à une structure libre, de l’usage de doubles notes à de longues lignes mélodiques monocordes. On l’aura compris, le compositeur explore et exploite, avec bonheur, toutes les possibilités du violon.
Mais de la spontanéité, aussi, tant cette variété formelle résulte chez Telemann d’une inventivité au fil de l’eau, d’un esprit toujours en mouvement et d’une inspiration de tous les instants. C’est tantôt grave, tantôt léger, parfois drolatique, parfois encore introspectif, volontiers intime ou exubérant…mais toujours très inspiré. Ces pièces ont le caractère hétéroclite et baroque de ces natures mortes qu’affectionnait l’époque, où un empilement d’objets divers trahissait la multiplicité et la richesse de l’âme humaine en un ensemble chatoyant et cohérent. C’est l’artiste qui confie à son instrument ses émotions comme elles viennent, et qui les accueille comme elles sont, pour le plus grand plaisir de l’auditeur.
C’est cette fraîcheur presque fragile, et précieuse, que Patrick Oliva nous restitue avec un grand talent dans ce premier disque solo. Le grand mérite de cet interprète - à suivre de près, réside dans sa remarquable capacité à retranscrire le caractère “improvisé” de ces pièces ; nulle affectation, nul pathos, mais beaucoup de goût et une compréhension claire de l’œuvre. En parfait accord avec ce que Jean-Jacques Rousseau écrivait de la Fantaisie dans son « Dictionnaire sur la musique : “ (…) la fantaisie peut être une pièce très régulière, qui ne diffère des autres qu’en ce qu’on l’invente en l’exécutant, et qu’elle n’existe plus sitôt qu’elle est achevée”.

 

Romain Bastide

 

La Vida es Sueno. Dir. Julio Caballero. CD, Seulétoile, 2024.
 


La vida es sueno. La vie est un songe. Ce très beau disque emprunte son nom à la pièce éponyme de Calderon de la Barca, chef d’œuvre du Siglo de Oro tardif, où la lumineuse Espagne darde ses derniers rayons d’or sombre vers un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, mais qui va pourtant bientôt sombrer dans les guerres de Louis XIV.
La pièce, qui narre les aventures du jeune Sigismond, nous touche encore aujourd’hui par sa remarquable dimension métaphysique, qui place la destinée humaine, et son libre arbitre, entre rêve et réalité.

C’est à une aventure peut être moins philosophique, mais tout aussi baroque et d’une beauté également achevée à laquelle nous invite cet enregistrement. Une aventure avec, comme fil conducteur, la nuit et le rêve, à travers cinq des plus grandes gloires du baroque français, et c’est l’une des plus belles particularités de ce disque, par la poésie des maîtres espagnols du Siècle D’or.

Aux côtés de Lully, MA. Charpentier, Desmarets, Campra et Martin Marais, on trouve donc les poésies de Fransicsco de Quevedo, Juan de la Cruz, Lope de Vega, et bien entendu, de Calderon. Les œuvres musicales sont toutes des tragédies lyriques (on ne parle pas encore, en France du moins, d’opéra) : Médée, Proserpine, l’Europe Galante… mais interprétées ici instrumentalement, les voix originales étant assurées par un instrument.

Un travail de recherche, de réécriture même, offrant un résultat probant, tant l'interprétation, dirigée par le claveciniste Julio Caballero, parvient à retranscrire l’esprit onirique, voire magique, de ces pièces d’une beauté profonde: le style luthé du clavecin, le lyrisme tour à tour fougueux et délicat des cordes, la pureté pénétrante du hautbois et de la flûte, tout concourt à faire de ce disque une escapade songeuse et flamboyante.

L’ensemble affiche une belle homogénéité, en visitant toutes les facettes du baroque lyrique français, qui, s’il apparaît aujourd’hui comme une branche morte de l’arbre musical européen (aucun baroque français, à part Rameau bien entendu, n’a fait souche, aucun n’ayant résisté à la popularisation du merveilleux goût italien au XVIII, dont sont issus le classicisme et presque tous les styles successifs de la musique occidentale ), donne justement à ce disque un aspect un peu lointain, un peu irréel, mais tout à fait envoûtant.
Un enregistrement qui nous confirme que, si la vie est parfois un songe, la musique, elle est toujours un rêve.

 

Romain Bastide

 

 

SCHITTENHELM / DEBUSSY Concerto N°4 “AIR”. CD, Sfumato Records, 2024.
 


Cela fait quelques années que Christian Schittenhelm se consacre principalement, sinon exclusivement, aux poèmes symphoniques (Alsatica et Bang en 2018) et aux concertos pour piano ( Wild en 2012, Lux en 2019). Ce disque nous confirme cette tendance, puisque ce sont deux créations mondiales que le compositeur Christian SCHITTENHELM nous propose, ici, avec le concerto pour piano et orchestre N° 4 “AIR”, et Dawn, poème symphonique en un seul mouvement, auquel vient s’adjoindre le Prélude à l’après-midi d’un faune de Debussy.
Difficile, pour un compositeur contemporain, de figurer sur un même disque que le maître de l'impressionnisme français : difficile, sans même parler de rivaliser, de soutenir la comparaison.
C’est pourtant un défi que Christian Schittenhelm relève avec brio, tant son concerto pour piano et Dawn, par leur aspect aérien, éthéré presque, et très libre, font un pendant pertinent à l’après-midi d’un faune. Il y a dans cet enregistrement comme une éclosion de vie, une perpétuelle renaissance, que ce soit dans les arpèges légers du concerto pour piano ou dans la magnifique communion de la flûte et de la harpe du Faune. Une célébration d’un idéal musical à mi-chemin entre l’Art et la Nature. La musique de C. Schittenhelm est à la fois exigeante et accessible : exigeante, en ce qu’elle intègre l’héritage parfois complexe du XXe siècle ; accessible, car le compositeur ne s’interdit aucun style, aussi “populaire” soit-il (on pense notamment à son hymne pour Paris 2000, ou ses comédies musicales, qui ont fait le tour de l’Europe…). Cette dualité se retrouve dans les œuvres présentes de CD : les harmonies sont d’une grande finesse et peuvent demander une oreille aguerrie, mais l'orchestration brillante et les lignes de chant limpides tempèrent dès la première écoute la subtilité de l’ensemble. Accompagnée par le Royal Scottish National Orchestra dirigé par Sergey Neller, la pianiste ukrainienne Svetlana Andreeva interprète avec beaucoup de justesse et de contraste le concerto pour piano no 4, et donne vie à ce disque qui est un beau témoignage de la vivacité de la composition contemporaine française.

Romain Bastide

 

Lola Descours « Hommage à Nadia Boulanger » CD, Indésens Calliope, 2024.
 


Nadia Boulanger. Un nom aujourd’hui un peu tombé dans l’oubli. Un nom que seuls quelques musicologues spécialistes de l’histoire du conservatoire américain de Fontainebleau connaissent encore. Un nom que l’on peut pourtant associer aux plus grands compositeurs du XXe siècle, de Saint Saëns à Bernstein, de Copland à Poulenc. Un nom qui ressort aujourd’hui dans le magnifique enregistrement de la bassoniste Lola Descours “Hommage à Nadia Boulanger”.
Mademoiselle Boulanger (le Mademoiselle s’impose ici, Nadia étant restée jeune fille jusqu’à sa mort, pour mieux se consacrer toute entière à la musique et à son enseignement) représente ce type rarissime en musique d’une pédagogue s’étant hissée, en terme d’influence, au rang de compositrice. Rares sont les enseignants à avoir laissé un nom dans l’Histoire. On pense bien évidemment à un Czerny, à un Hanon, ou pour le violon, à un Karol Lipiński, sur les études desquelles des milliers de musiciens en herbe se sont fait les doigts. Mais la liste s’arrête là. Si le cas de Nadia Boulanger méritait un disque, c’est que son influence irrigue de manière certaine la musique de ces cent dernières années. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la liste des titres de cet enregistrement de Lola Descours, s’ouvrant sur une magnifique suite Italienne sur Pucinelle de Stravinsky et se fermant par la Maria de Bernstein (rappelons que le génial compositeur de West Side Story revendiquait Boulanger comme l’une de ses influences majeures), en passant par Aaron Copland ; le disque témoigne de la portée de l’enseignement de la pédagogue sur les nombreux compositeurs venus du monde entier étudier au conservatoire américain de Fontainebleau, auquel Nadia Boulanger a d’ailleurs donné un rayonnement sans pareil.
Intraitable sur la rigueur harmonique (c’est elle qui encourage Piazzola à se consacrer au Tango, genre considéré comme tout à fait mineur à l’époque. Et grand bien lui en a pris, comme on peut s’en rendre compte à l’écoute de Maria de Buenos Aires, présent sur le disque), solidement ancrée dans son époque (plusieurs de ses élèves composeront pour le cinéma, comme Cosma ou Michel Legrand), mais sans se sentir obligée de tout en apprécier ( elle reste hermétique au jazz ), la douzaine de compositeurs (élèves, proches ou disciples) qui se succèdent pour cet enregistrement la font apparaître comme l’une des figures tout à fait majeures de l’enseignement musical français du XXe siècle.
La bassoniste Lola Descours (lauréate du prix Tchaïkovski 2019) donne ici à son instrument le premier rôle avec beaucoup de bonheur : si l’on associe habituellement le basson à des effets de style ou d’ambiance, la jeune instrumentiste nous montre que c’est aussi un merveilleux instrument soliste (Saint-Saëns, intime de Nadia Boulanger en a d’ailleurs fait l’instrument roi de sa Sonate op.168 présente sur le disque). Épaulée par le piano, l’accordéon et la contrebasse (Paloma Kouider et le trio ABC) Lola Descours nous propose assurément un disque d’un lyrisme et d’une énergie jubilatoire!

 

Romain Bastide

 

Philippe Mouratoglou « La Bellezza » CD Label Vision fugitive, 2024.
 


Six cordes, quatre compositeurs, un interprète, et c’est cinq siècles de musique italienne que ce disque revisite, de la Renaissance tardive à nos jours. Si l’on associe habituellement de manière presque pavlovienne la guitare italienne aux géniaux Carcassi et Carulli, l’instrumentiste Philippe Mouratoglou nous fait (re)découvrir ici la valeur de ces deux maîtres de la six cordes, des maîtres loin de représenter à eux seuls le prodigieux bouillonnement artistique de la musique de chambre pour cordes pincées ultramontaines au fil des siècles. Le disque s’ouvre brillamment par le Ricercare du maitre du luth Francesco da Milano, célèbre en son temps dans toutes les cours d’Europe du début du XVIe siècle. Et tandis que bien souvent, la musique de cette époque sonne à nos oreilles, patinées par la révolution baroque, comme datée, et même un peu vieillotte, le Ricercare surprend par une liberté rythmique et harmonique inouïe, et dont le développement des thèmes, quasiment “algébrique”, ne se retrouvera que chez Bach, cent ans plus tard. Un saut dans le temps nous fait continuer notre écoute par l’Opus 23 “Introduction et caprice” de Giulio Regondi, l’enfant chéri du romantisme italien. Enfant prodige maltraité par un tuteur vénal, il parcourt dès son plus jeune âge les villes d’Europe de Paris à Francfort, en passant par Vienne. Sans doute cette enfance douloureuse se retrouve-t-elle dans la fougue lyrique et furieuse de l’opus 23 et nous offre une page musicale du XIXe siècle qui tranche sur le mélodisme pur d’un Mauro Giuliani, ou d’un Carulli, ses contemporains. Le voyage se poursuit alors jusqu’à la première moitié du XXe siècle avec Mario Castelnuovo-Tedesco ; Italien de naissance, Espagnol d’origine, Juif de culture et Américain d’adoption, Castelnuovo-Tedesco est à la croisée des chemins et des inspirations. Né à Florence et mort à Beverly Hills (deux lieux, ô combien symboliques), disciple de Ségovia, maitrisant aussi bien le piano que la guitare, écrivant indifféremment pour la harpe ou pour le cinéma Hollywoodien (ses musiques de film se comptent par centaines !), ce génial touche-à-tout musical nous régale ici avec sa sonate opus 77 “Hommage à Boccherini”, sans doute son œuvre pour guitare la plus connue. Pleine d’un esprit subtil, et d’une verve méridionale, l’influence des maîtres espagnols, italiens, et de la lointaine culture juive, s’y font sentir avec bonheur. Vient enfin Nuccio d’ Angelo (né en 1955), et ses Due Canzoni Lidie. Devenu en quelques décennies une sorte de classique contemporain, son open-tuning assez inhabituel (les cordes de Si et de Mi-graves étant abaissées d’un demi-ton) confère à l’ensemble une coloration très particulière, aventureuse, mais d’une grande richesse, preuve, si besoin était, que la composition contemporaine se porte bien. Le pari de faire figurer des pièces si différentes et d’époques si variées, où un musicien de la cour du Pape Paul III côtoie un guitariste du XXIe siècle, où un enfant prodige de l’époque romantique se retrouve accolé à un compositeur de musiques de film, a été brillamment relevé pour cet enregistrement par Philippe Mouratoglou. On sait, il est vrai, par ses disques précédents que ce dernier est un improvisateur achevé ; et c’est cette spontanéité, cette facilité à jouer avec les nuances et les émotions, propres aux improvisateurs, qui sert de fil conducteur à l’interprétation impeccable de ces œuvres, et leur donne leur unité. Une belle réussite, qui vient s’ajouter à une discographie déjà remarquablement étoffée.

 

Romain Bastide

 

" Rita Strohl - Une Compositrice de la démesure - Vol 1 - Musique vocale ", coffret CD, La Boîte à pépites, 2023.

 


Si le nom de Rita Strohl (1865-1941) n’est plus guère familier de nos jours, cette figure originale dans l’histoire de la musique sut pourtant en son temps proposer dans l’univers masculin de la fin du XIXe siècle, tout aussi bien des œuvres de musique de chambre que de grandes fresques symphoniques ou lyriques dans l’esprit wagnérien du temps… Le très beau coffret que lui consacre aujourd’hui la bien nommée édition « La Boîte à pépites » permettra au mélomane de se faire une idée tout aussi bien de la qualité de son écriture musicale que de sa sensibilité délicate dans son adaptation musicale de célèbres poèmes.
La plupart de ces mélodies étaient inédites à l’enregistrement et ce premier coffret (trois sont prévus) s’ouvre sur les fameux poèmes de Bilitis de Pierre Louÿs parus en 1900. Harmonie et réminiscences de l’antique convergent dans ces mélodies délicieuses qui évoquent l’éveil des sens de la jeune Bilitis, personnage né tout droit de l’inspiration truculente du poète qu’il fit passer pour une véritable poétesse antique… Le spleen sait tout autant nourrir la créativité de Rita Strohl avec de très touchantes mélodies tissées à partir du poème baudelairien. « Un fantôme », « Spleen », « Obsession » et bien d’autres poèmes encore de Charles Baudelaire parviennent à restituer ce souffle unique de la mélancolie sublimée par les plus grandes extases lorsque l’espoir pointe dans les plus profondes ténèbres.
Les musiciens (Olivia Dalric, Célia Oneto Bensaid, Elsa Dreisig, Romain Louveau, Stéphane Degout, Adèle Charvet, Florian Caroubi) retenus pour cette belle anthologie de la compositrice Rita Strohl ont réussi à relever ce pari de faire revivre l’œuvre de cette compositrice de la démesure injustement oubliée.
 

 

" Sparklight”, Oneto Bensaid, Deborah Waldman Orchestre National Avignon-Provence, CD, NoMadMusic, 2024.
 


En concert ou par l’enregistrement, goûter au talent exceptionnel de la pianiste Celia Oneto Bensaid est toujours un privilège et un moment de pur bonheur. Son nouvel opus « Sparklight » en collaboration avec Deborah Waldman à la direction de l’Orchestre National d’Avignon-Provence en est un exemple délicieux et parfaitement accompli. « Sparklight », un recueil dédié à Marie Jaëll et Franz Liszt, deux immenses musiciens de leur temps, tant comme pianistes que compositeurs. Deux personnalités musicales du Romantisme hors du commun qui s’appréciaient, se fréquentaient et se louaient l’un l’autre. L’interprétation de leurs œuvres est toujours une gageure, un défi rare pour tout pianiste, tout musicien, tant le niveau d’exigence est extrême sur le plan technique et esthétique. Et véritablement, ici, Oneto Bensaid et Deborah Waldman font un sans-faute dans l’aboutissement plénier de leur entreprise.
Le concerto n°1 de Marie Jaëll proposé en ouverture est porté de bout en bout par la pianiste, superbe dans la grandeur de l’élan romantique et la profondeur des oppositions exprimées. La précision du phrasé est constante et illumine les dialogues avec l’orchestre. Ainsi, le premier mouvement s’égrène au fil de l’alternance entre force dramatique et délicatesse distillée dans la couleur du jeu subtil des nuances offerte par Oneto ; l’adagio est un pur bijou méditatif et sensoriel, une fenêtre ouverte sur l’âme ; l’allegretto final, un déluge de passion enflammée dont le tourbillon nous emporte dans l’exaltation de l’émoi.
La Mephisto Waltz n.3 pour piano seul de Liszt qui s’ensuit, n’en prend que plus de valeur. Avec cette pièce dédiée à Jaëll, le compositeur hongrois se montre tour à tour facétieux, séduisant, grinçant, inquiétant, sardonique. Et Oneto Bensaid nous fait plonger dans ce bal démoniaque, nous invite et nous entraîne avec cette valse dans les bras de l’être machiavélique auquel nous ne pouvons résister dans l’ivresse de l’élixir de la narration musicale suggérée par la partition et s’incarnant sous la finesse absolue du jeu de la pianiste. Tout y est. Conclusion par le notoire Concerto pour piano n°1 de Liszt, dont l’unité thématique lie intrinsèquement les quatre mouvements avec un souffle qui jamais ne s’égare. Tout le génie du Hongrois est réuni dans cette magnifique interprétation : sa capacité à convoquer et conjuguer la puissance lyrique d’un Wagner, l’élégance raffinée d’un Chopin, la grâce d’un Mozart, l’annonce prémonitoire du pathos d’un Rachmaninov, une écriture pianistique vertigineuse de virtuosité ; et ce, sans que jamais Oneto Bensaid ne tombe dans le piège de réduire la partition à une démonstration technique vide de sens. On se délecte de cette effervescence ardente du premier mouvement, tout autant que de l’introspection délicate, fragile et dramatique de l’Adagio. Les deux derniers mouvements sont d’une teneur émotionnelle à l’égal des précédents dans cet échange constant entre orchestre et soliste, de ces jeux de lumières miroitants, de ces succulents changements d’inflexions. Celia Oneto Bensaid, comme dans les deux premiers opus de cet enregistrement, fait corps avec l’œuvre. Son toucher prodigue avec sûreté toutes les subtilités et intonations que son instrument permet. Son énergie inspirante est en harmonie avec l’instant. Sa lecture est affirmée, soutenue, son doigté précis et infaillible. Un travail d’orfèvre en symbiose avec la baguette habile et intelligente de Deborah Waldman dans sa direction de l’Orchestre National d’Avignon-Provence, et par le soin apporté à rendre intelligible chaque pupitre. Indéniablement, un tout homogène avec une pianiste remarquable qui suscite l’admiration, accompagnée ici à perfection par un ensemble orchestral à la hauteur de l’exigence mandée pour ce magnifique florilège. Un véritable et splendide hommage à Jaëll et Liszt. Grisant…


Jean-Paul Bottemanne
 

 

Patrick Oliva « Fantaisies pour Violon - G.P Telemann » CD, Label Triton, 2024.
 


Telemann, voilà un compositeur confirmé, habile et éclairé, qui aura eu une vie musicale intense, riche et prolifique de son vivant, laissant derrière lui un catalogue très impressionnant de près de six mille ouvrages tant sacrés que profanes. Et pourtant, son héritage et sa notoriété semblent à ce jour, bien moins visités et connus que ceux de son contemporain et ami J.S. Bach.
En proposant ici sa lecture des Douze Fantaisies pour violon seul, Patrick Oliva pour son premier disque en solo, offre à l’auditeur l’opportunité de découvrir ou redécouvrir le talent inné de Telemann à s’exprimer dans ce genre libre par la forme et l’intention qu’est la Fantaisie. Douze pièces en trois ou quatre mouvements, formant une unité réelle, au cours desquelles Telemann visite, privilégie et invite tour à tour plus à l’écriture contrapunctique et fuguée dans les six premières, puis glisse vers une écriture plus monodique en surface, avec parfois des titres et des qualificatifs donnant non plus le tempo mais une indication émotionnelle d’affect pour les six dernières. Il semble ainsi que ce recueil, par l’analyse musicologique, puisse se penser en deux temps, tant Telemann est divers et prolixe. Mais à l’écoute, il n’en est rien.
Car la magie, par la délicatesse de l’archet et du toucher de Patrick Oliva, violoniste spécialisé en violon Baroque au centre de musique de Baroque de la HEM opère à chaque instant. Clairement se dégage au fur et à mesure de l’interprétation des douze fantaisies et de leurs mouvements respectifs une grâce, une fulgurance qui prend place, embarque, puis s’impose et captive. Oliva, ainsi nous attrape, nous émeut, par l’expression d’un langage sans surcharge d’ornementations, dans lequel la virtuosité tient tout autant de la dextérité que de la retenue, la mesure, l’humilité, la fragilité assumée et la simplicité. Comme dans la fantaisie n°5 avec son Allegro-Presto en totale opposition avec l’Andante ou encore la Fantaisie n°3 aux mouvements contrastés. Ou bien encore la charge émotionnelle inhérente et à fleur de peau parcourant la totalité de la Fantaisie n°9. Ainsi toutes ces Fantaisies dont l’interprétation affinée et assurée de Oliva révèle le caractère plongent dans un ravissement grandissant et envoûtant. Et s’extraire à l’écoute devient quasi impossible.
Car si Telemann est l’auteur de ces pages pleines de magie, qui parfois sonnent comme des clins d’œil aux partitas ou suites de Bach, le magicien à l’œuvre et à l’action est bien Oliva. Et le talent de ce dernier ne tient pas seulement dans sa maitrise technique sans faille, mais plus encore par sa capacité à dire et faire avec sincérité, rendre visible l’invisible. Assurément, ce disque est une grande réussite à tout point de vue, et on ne peut que remercier et féliciter Patrick Oliva pour l’accomplissement de celui-ci et pour nous avoir partagé en soliste son amour du violon Baroque. Un disque et un interprète qui ne s’oublient pas.


Jean-Paul Bottemanne
 

" Bella donna " - Ensemble ApotropaïK, Clémence Niclas, voix et flûtes à bec, Marie-Domitille Murez, harpe gothique, Louise Bouedo-Mallet, vièle à archet, Clément Stagnol, luth médiéval, CD, Editions des Abbesses, 2023.

 


« Bella donna » est le premier enregistrement du jeune ensemble ApotropaïK, quatre musiciens unis par le souffle des musiques du Moyen-Âge qu’ils souhaitent diffuser plus largement en les rendant compréhensibles à l’auditeur du XXIe s. La démarche est non seulement plaisante mais également réussie si l’on en juge ce premier disque qui, aux côtés de compositeurs médiévaux bien connus tels Guillaume de Machaut (ca 1300-1377), Guillaume Dufay (1397-1474) ou encore du troubadour Bernard de Ventadour, ouvre largement la place à des anonymes tel ce cantiga Santa Maria où la voix féminine magnifie le galaïco-portugais sous le règne d’Alphonse X dit Le Sage.
Nos quatre musiciens ont pour cet enregistrement réalisé un véritable travail de recherche sur les sources afin d’en restituer non seulement la fraîcheur mais également la profondeur, sans excès d’affect pour autant. L’idée même de « Bella donna » ou belle dame inspire toute la poésie courtoise quelles que soient ses manifestations, aimante, cruelle voire même tueuse…
L’instrumentarium varié réuni parfait cet enregistrement en proposant une restitution concluante de ces flûtes à bec, vièle à archet, harpe et luth médiéval. Clémence Niclas enchante en redonnant vie à ces airs si souvent donnés dans les cours du XIIe au XVe s. Ce travail inédit sur la figure féminine dans la musique du Moyen-Âge démontrera, en plus du talent certains de ces musiciens, combien ce Moyen-Âge ne correspondait pas à la pâle figure qu’en ont laissé bien des restitutions plus tardives, notamment dans le 7e art et certaines littératures, et cet enregistrement en témoigne.

 

« César Franck - Piano Rarities » Jean-Pierre Armengaud, piano, CD, Grand Piano éditions, 2023.
 


Avec ces « Piano Rarities », le musicologue et pianiste Jean-Pierre Armengaud signe un bel hommage au musicien César Franck (1822–1890) dont le fameux Prélude de « Prélude, fugue et variation » introduit cet enregistrement en de vibrants élans introspectifs. Si nous connaissons bien César Franck, brillant organiste apprécié du virtuose Franz Liszt, ses œuvres pianistiques de jeunesse demeurent en revanche plus confidentielles. Le mélomane habitué aux grandes œuvres pour orgue reconnaîtra certains thèmes familiers qui, sous le clavier inspiré de Jean-Pierre Armengaud, revêtent alors d’autres couleurs plus intimistes encore, suggérées par de subtiles touches expressives.
Le prélude, choral et fugue, CFF 179B composé en 1884 témoigne de ce romantisme expressif souhaité comme un hommage au maître, le grand Jean-Sébastien Bach. Jean-Pierre Armengaud livre une interprétation d’une rare intériorité avec le Choral aux contrastes saisissants et aux accords arpégés de toute beauté avant les entrelacs extatiques de la Fugue finale admirablement rendus par l’interprète.
Découverte que cette pièce biblique finale consacrée à Ruth, la jeune veuve moabite qui épousera Booz si cher à Victor Hugo… César Franck composera en effet en 1843-45 un oratorio biblique dont fut tirée cette transcription posthume pour piano qui conclut ce bel enregistrement.

 

 

"Jeanne Leleu ; une consécration éclatante" Label La boite à Pépites, 2024.
 


Peu de personnes aujourd’hui peuvent prétendre connaître la musique de Jeanne Leleu, cette grande dame de la musique française du 20e, interprète et compositrice supérieure, qui jusqu’au début des années 1960 ne cessa de faire vivre et partager sa passion et son talent, tant au concert que dans l’enseignement. Constat logique, mais bien triste, puisque finalement, sa musique n’a quasiment pas été jouée, publiée et encore moins enregistrée depuis son décès en 1979. Aussi, cet opus brillant et savoureux, porté par Heloise Luzatti, l’Ensemble la Fronde et Marie-Laure Garnier, vient-il établir et poser la première pierre de ce manque impensable.
Car Leleu est souple, diserte, chirurgicale, prolifère et prodigue, capable d’un foisonnement limpide se transfigurant par magie en dénuement extrême, quel que soit le genre abordé. Chaque pièce proposée dans cet album se construit par gestes dans un allant processionnel et progressif vif, alerte et toujours inspiré. Sans jamais heurter. Une alchimie évidente, presque féerique et exaltante. Le cœur du programme met en exergue des œuvres de sa jeunesse, de son Quatuor de 1922 durant son passage au Conservatoire de Paris jusqu’aux Six Sonnets de Michel-Ange (1924) et quatre numéros de En Italie (1926), fruits de son séjour à la Villa Medicis : rien dans ces œuvres n’est maladroit ou perfectible, ne souffre d’une faiblesse quelconque. Et clairement, les interprètes s’en donnent à cœur joie.
Ainsi les extraits de En Italie, semblent taillés et écrits pour la pianiste Celia Oneto Bensaid qui, par la grâce caractérisant son jeu fulgurant et sémillant, invite à l’intelligence du mouvement sonore. Les Six Sonnets sont un régal durant lesquels la voix chatoyante, profonde et cousue d’or de la soprano Marie-Laure Garnier épouse avec pureté la prosodie sublimée dans un dialogue permanent et ajusté avec Bensaid. Le flux translucide dans la connivence des deux interprètes est l’apanage d’une musicalité épanouie. La magie de ces mélodies opère, soulève, étreint, émeut. Le Quatuor, enfin, est un joyau instrumental, durant lequel la pureté de la ligne se dispute à l’éclat de l’harmonie, dans une écriture époustouflante de pertinence, ondoyant entre modalité et chromatisme, au style moderne et affirmé, jouant avec malice et à propos d’effets d’opposition à la teneur orchestrale entre les cordes et le piano, une véritable gageure pour une œuvre de musique de chambre. Des propositions sublimées par les archets d’Alexandre Pascal, Léa Hennino et Héloise Luzatti dans ce dialogue permanent avec Celia Oneto Bensaid, les quatre complices de l’Ensemble La Fronde.
Un magnifique album dont l’auditeur ne peut que ressortir touché et bouleversé. Un projet accompli qui se devait de voir le jour, manifeste d’artistes engagés, porté par Heloise Luzatti aux commandes, sous l’égide de l’association Elles Women Composers, de la BNF et du label La Boite à Pépites, fruit d’une recherche aboutie et prospère. On ne peut qu’espérer que le Concerto pour Piano de Leleu, perdu à ce jour, ne refasse surface et fasse à son tour l’objet d’un si bel achèvement. A écouter sans restriction. (lire la chronique du dernier concert)


Jean-Paul Bottemanne

 

Mozart Piano Concertos: Nos 20, 21, 23, 27, Elizabeth Sombart Piano, Royal Philharmonic Orchestra, Pierre Vallet, CD, Rubicon, 2023.
 


La talentueuse pianiste Elizabeth Sombart offre avec cet enregistrement des concertos 20, 21, 23 et 27 de Mozart un bel exemple de générosité et de sensibilité dans sa manière de rendre la musique du célèbre compositeur composée durant les années 1785 – 1791. Cette période fertile déploie avec une rare intensité un aspect représentatif des émotions du musicien, prodige excellant tout autant dans la passion que la rage, la tristesse ou les heures plus lumineuses.
La pianiste Elizabeth Sombart parvient à se saisir avec une justesse sensible tout autant que virtuose de cet éventail de nuances qu’elle éclaire de son jeu précis et véloce. En une osmose parfaite avec le Royal Philharmonic Orchestra également inspiré sous la direction du grand chef Pierre Vallet, cet enregistrement explore la riche palette sonore déployée par Mozart dans ces œuvres certes connues mais toujours nouvelles à chaque écoute.
Pour s’en convaincre, il suffira d’écouter notamment cette Romanze du Concerto n° 20 K. 466 où la pianiste évoque avec délicatesse la passion amoureuse ou encore cet Allegro vivace assai du concerto N° 21 K.467 qui témoigne de l’art abouti de la pianiste.

 

 

Duo Odelia « Guitares Romantiques », Marie Sans, Alice Letort, CD
 


Heureux destin que cette rencontre de Marie Sans et Alice Letort à la Hochschule de Bâle en 2018 et à l’origine du Duo Odelia. Car voilà deux musiciennes passionnées et animées par le même amour pour la guitare romantique et dont cet opus est le premier aboutissement bien venu englobant des choix forts et judicieux. En premier, c’est le bonheur de les entendre chacune sur des guitares des années 1820 confectionnées par François Roudhloff, luthier reconnu pour la qualité supérieure de ses ouvrages. L’équilibre acoustique qui en résulte concilie luminosité, brillance, puissance et homogénéité. Couleurs acoustiques propres à éclairer et exprimer l’élégance, la grâce, la chaleur et la maîtrise inspirée du jeu de Sans et Letort. En second lieu, c’est la proposition d’un programme alléchant alternant styles baroque, galant et romantique en florilège peaufiné avec soin, s’affirmant avec délectation, comme dans leurs transcriptions de la Valse Brillante op.34, n°2 et du Nocturne op.32, n°2 de Chopin, pleines de souffle et de poésie, à laquelle l’émoi de la Mélodie opus 4, n°2 de Fanny Hensel-Mendelssohn fait écho. Les quatre pièces de Jacques Duphly sont empreintes d’esprit, de vivacité et de charme, la transcription de Giuliani de l’ouverture de Il Pirata de Bellini est un pur cadeau d’énergie et de vigueur ardente, l’entendement du clavecin revisité de Rameau et Couperin est distillé avec intelligence et vérité, la Fantaisie opus 34 de Sor, enfin, annonce en ouverture une lecture distinguée, éloquente et délicate.
Un ensemble exquis en tout point dont le Duo Odelia, Marie Sans et Alice Letort sont les maîtres d’œuvre, dans l’exaltation et le frisson d’une immersion dans un univers musical qu’elles font valoir avec panache, aloi qui leur revient de plein droit. Un projet alléchant, abouti et substantiel qui mérite sans conteste le détour…


Jean-Paul Bottemanne

 

" Récit " Salomé Gasselin, viole de gambre ; Compositeurs Boyvin, Couperin, Marais, CD, Mirare, 2023.
 


Salomé Gasselin a conçu tout spécialement pour son instrument de prédilection – la viole de gambe – un programme à la fois complet et ouvert à la large palette sonore qu’offre cet instrument phare des XVIe et XVIIe siècles avant l’apogée du violoncelle aux siècles suivants. Contrairement à l’idée reçue, la viole n’est pas l’ancêtre du violoncelle mais demeure plus proche du luth ou de la guitare. Les infimes variations du roi des instruments pendant l’époque baroque se trouvent ainsi au cœur de cet enregistrement de la talentueuse gambiste Salomé Gasselin avec des pièces bien connues telles les fameuses Cloches et les Voix humaines de Marin Marais ou plus rare ce Récit grave de Jacques Boyvin associant en un délicat dialogue viole et orgue.
Pour cet enregistrement Salomé Gasselin se trouve en effet accompagnée de musiciens également talentueux, Emmanuel Arakélian aux orgues et Justin Taylor au clavecin, sans oublier Mathias Ferré, Andréas Linos et Corinno Metz pour les consorts de viole. La viole qui jouit de l’antique réputation d’approcher le plus la voix humaine séduit, étonne, enjoue, ici, grâce à ces musiciens engagés dans l’excellence de faire revivre un vaste répertoire allant de la musique de consort à la danse en passant par le répertoire soliste.
Ce tableau musical conçu avec élégance réservera bien des surprises au mélomane notamment cette Basse de trompette de Pierre Du Mage développant un entrelacs de sonorités aussi raffinées qu’intimistes sous les doigts de nos musiciens ou encore ce Récit de tierce en taille de Jean-François Dandrieu qui laisse une petite idée des trésors qui sommeillent encore dans le répertoire pour claviers de la France de Louis XIV exploré avec brio par Salomé Gasselin et ses musiciens invités pour ce premier disque.

 

"Æsthesis O Do Not Move", Association Æsthesis & Zamora Label , CD, 2022.
 


C’est une belle palette expérimentale que nous propose cet enregistrement du jeune quatuor vocal Aesthesis dans un CD éclectique. Éclectique non par sa qualité, mais bien par la diversité des choix retenus allant du plus classique avec l’éternel « Mille Regrets » de Josquin des Prés (1450-1521) rendu avec une juste sensibilité jusqu’aux effets vocaux les plus surprenants développés par la composition « Story » de John Cage sur un texte de Gertrude Stein…
Le chant libère dans cet enregistrement généreux toutes les facettes des variations musicales, telle encore cette poétique musicale rendue par le non moins célèbre « Lamento della Ninfa » tiré du 8e livre de Madrigaux composé par Claudio Monteverdi en 1638 alors qu’il était maître de chapelle de la Sérénissime République de Venise.
Chaque expérience livrée par nos quatre chanteurs Camille Chopin, Céleste Lejeune, Abel Zamora et Jonas Mordzinski atteint sa cible, celle d’ouvrir le cœur du mélomane aux entrelacs précieux et multiples de l’art d’Orphée dont le chant n’était pas moins fameux que celui de sa célèbre lyre…

 

Celia Oneto Bensaid, piano - Marie Jaêll - « Ce qu'on entend dans l'enfer, le purgatoire, le paradis », CD, Label « Présence Compositrices » (1er opus du label), 2022.
 


Voilà assurément deux artistes à découvrir. La première, Célia Oneto Bensaid, pianiste engagée aux doigts d'or et à la technique irréprochable ; la seconde, Marie Jaëll, compositrice française fougueuse et affirmée de la fin du XIXe siècle, elle-même pianiste virtuose admirée de Liszt, et dont il serait temps qu’enfin son œuvre et son génie soient reconnus et figurent parmi les grandes pages du répertoire pianistique.
Au travers de ce premier opus du tout nouveau label « Présence Compositrices », Célia Oneto Bensaid lui rend indéniablement honneur par son interprétation pleine, passionnée, ardente, ciselée et pénétrante à en couper le souffle de ce cycle pour piano d'après une lecture de Dante. Au fil des 18 numéros du triptyque musical vertigineux, Enfer, Purgatoire et Paradis, elle nous embarque pour un voyage fluide et paradoxal au parfum tourbillonnant, tel un carrousel perpétuel. La force thématique d'une qualité rare miroite et s'y dispute au chromatisme heureux, juste et prégnant de l'harmonie pourtant tonale. L'écriture dense et sublime des 12 premières pièces est pleine de fulgurance, tant dans le timbre que dans le rythme et la mélodie. L'intelligence et l'équilibre s'imposent comme une évidence dans le jeu affuté de Bensaid. Et si les couleurs sombres, le bouillonnement et le tumulte dominent dans L'enfer et au Purgatoire, les six derniers numéros dédiés au Paradis offrent une conclusion apaisée toute en finesse.
Véritablement, l'œuvre tout entière est un régal, son interprétation éminente. Un enregistrement à découvrir d'urgence tant il est habité par l'inspiration poétique d'une interprète virtuose au service d'une compositrice qui ne doit plus ignorée. Enfin, à l'aube déjà consommée de ce XXIe siècle, il devient plus impératif que jamais de reconnaître, faire connaître, rendre hommage et donner à toutes ces compositrices d'hier et d'aujourd'hui la place légitime qui leur revient. Un pur régal.


Jean-Paul Bottemanne
 

Klaudia Kudelko (piano) - « Time » enregistré au Zipper Hall Los Angeles, CD, 2022.
 


Avec « Time », la jeune et talentueuse pianiste d’origine polonaise, Klaudia Kudelko, signe un premier disque témoignant d’une maturité saisissante. Trois compositeurs - Schubert, Chopin et enfin Bacewicz - ont été retenus pour élaborer ce programme empreint d’une poésie certaine et enregistré au Zippern Hall de Los Angeles.
Sous les doigts inspirés de Klaudia Kudelko, les six numéros de « Moment Musical » témoignent, en effet, de cette sensibilité qui inspira Schubert pour ces promenades parfois bucoliques, d’autres fois plus sombres, et dont le romantisme certain se trouve idéalement rendu par notre interprète qui se plait manifestement à rendre tout le caractère impromptu du célèbre troisième numéro.
Autre atmosphère plus passionnée avec l’Étude Op. 10 n° 12 de Chopin qui manifeste la fougue animée du compositeur polonais, compatriote de Klaudia Kudelko. Virtuosité et sensibilité filent à toute vitesse sur les touches de clavier où retentissent les fracas des insurrections de novembre 1830 contre la tutelle russe…
Chaque pièce retenue par la pianiste développe cette émotivité alternant entre joie et tristesse, passion et drame. Et ce ne sont pas les dernières oeuvres consacrées à la compositrice polonaise Grażyna Bacewicz (1909-1969) qui contrediront cette atmosphère passionnée : trois sonates méconnues dont le lyrisme tour à tour puissant ou plus introspectif se développe avec force grâce à l’interprétation particulièrement inspirée qu’en livre pour cet enregistrement Klaudia Kudelko.

 

Florian Caroubi « Sillages » CD, Hortus, 2022.

 

À l’occasion de son album SILLAGES, Florian Caroubi réunit un programme délicieux de poésie et d’émotion en sept pièces sur le thème de la mer signées de cinq compositeurs français modernes, Debussy, Ravel, mais aussi Gabriel Dupont, Gustave Samazeuilh et Louis Aubert, bien moins connus et pourtant tout autant talentueux.
Ouvrant sur Sillages de ce dernier, Caroubi engage dans la frénésie sensorielle d'un triptyque à l'écriture étincelante, contrastée et pleine de verve, où l'éloquence ardente se dispute avec le mystère d'une œuvre dense, aboutie et profonde. Les trois extraits à l'atmosphère gracieuse et enveloppante de La Maison dans les Dunes de Gabriel Dupont sont distillés à distance, en parenthèses pleines de souffle et de douceur, en invitations contemplatives de la mer, pleines d'une fausse simplicité dans l'évidence mélodique. Véritables petits écrins d'une beauté enjôlante venant s'insérer entre ces deux autres chefs d'œuvres que sont Reflets dans l'Eau de Debussy et Une Barque sur l'Océan de Ravel, aux esthétiques d'une nature quasi explicite entre la correspondance sonore et la perception intuitive. Conclusion avec Samazeuilh et son Chant de la Mer, autre triptyque à la texture impressionniste et moirée, d'une profondeur lyrique incarnée et prenante.
Et avec soin et brio, précision et clarté, Florian Caroubi réussit à chaque instant, chaque pièce à nous immerger dans ce voyage océanique initiatique, dévoilant tour à tour et sans faux pas toutes les subtilités et profondeurs de ces harmonies irrésistibles et thèmes irradiants. Un opus de grande qualité, l'expression d'une âme sensible, une approche musicale exaltante, condensée et épurée.

Jean-Paul Bottemanne 

 

"Bach, Scarlatti, Vivaldi" Guillaume Gibert (guitare), CD, 2022.
 


Dans une démarche authentique et sincère perpétuant la tradition séculaire de la transcription instrumentale de pièces écrites pour d'autres instruments, c'est au travers de Vivaldi, Scarlatti et Bach que Guillaume Gibert, jeune guitariste lyonnais, s'attache à faire vivre et enrichir encore le répertoire de la guitare et nous plonge dans l'écrin de son timbre pur et limpide. Avec talent, il nous propose et livre, en effet, ses propres transcriptions, des transcriptions qui mettent à l'honneur autant son jeu fluide et allant, son toucher sûr et précis que la mise en lumière aboutie des polyphonies suprêmes de ces trois grands maîtres du baroque. Le contrepoint des lignes s'impose avec évidence et clarté, la verve se dispute à l'élégance, le conduit harmonique se dessine au gré des envolées lyriques, les variations et développements, enfin, se comprennent et se révèlent sans détour. Comment finalement ne pas se laisser persuader au fil des mouvements que ces œuvres sont originellement pensées et écrites pour la guitare.
Vivaldi et son concerto en Ré Rv. 230 plonge d'emblée dans le vif du sujet, les quatre sonates de Scarlatti, K,36, 87, 25 et 175, sont choisies avec intelligence, offrant un éclairage subtil sur le génie et la diversité musicale de ce compositeur prolifique. Telle la dernière sonate, laissant échapper tant d'accents ibériques qu'elle s'impose avec évidence pour la guitare. Bach enfin, si souvent visité et retranscris par d'autres que Gibert. Pourtant ce dernier se déjoue du pas de loup de la redite, tant ses transcriptions personnelles sont réussies et nous font plonger avec délectation au cœur même de ces deux pièces magnifiques que sont la Chaconne en ré mineur Bwv 1004 et l'Aria Bwv 988 pleine d'une grandeur délicate.
À souligner enfin que ce projet est une autoproduction, fruit d'un long labeur personnel, mûrement réfléchi et préparé. Un pari réussi avec brio qui mérite toute notre adhésion et notre soutien, et séduira autant les amoureux du baroque que les passionnés de la guitare. À écouter et apprécier.
 

Jean-Paul Bottemanne

 

 

Béla Bartók : " Danses populaires roumaines", Matteo Fossi (piano), CD, Hortus, 2022.
 


Le talentueux pianiste Matteo Fossi, dont les précédents enregistrements ont déjà été présentés dans ces colonnes, s’est attaché pour le présent CD à un répertoire plus méconnu, celui du grand compositeur hongrois Béla Bartok et ses Danses populaires roumaines. Avec une filiation directe de son illustre prédécesseur et compatriote Frantz Liszt qui avait popularisé avec brio et maestria les fameuses rhapsodies hongroises, c’est un même souffle ethno-musical qui anime le compositeur dans ces compositions. Celles et ceux qui ont eu le bonheur et le plaisir de visiter la maison de Bartok sur les hauteurs de Buda savent combien l’homme fut passionné toute sa vie par le folklore au sens large. Bartok n’eut en effet de cesse de parcourir les différents folklores d’Europe centrale, les revisitant et les sublimant pour l’occasion en de poignantes compositions roumaines, ici réunies par Matteo Fossi.
En une réinterprétation fertile non seulement pour ce répertoire rarement présent dans la musique classique (Liszt déjà précité et Brahms avec ses Danses hongroises), mais également pour la propre musique de Béla Bartok, cette musique saisit spontanément le mélomane par leur authenticité transcendant les distances. Qu’il s’agisse du fameux Allegro barbaro aux accents sauvages ou des danses endiablées en rythme bulgare, la musique s’immisce non seulement en témoin, mais également en acteur des traditions évoquées. Bartók dépasse avec ces œuvres, tour à tour puissantes ou délicates, le simple arrangement pour participer intimement aux arts populaires visités. Matteo Fossi a su se saisir de cette rare acuité avec talent et sensibilité, rendant toutes ces infimes nuances par la finesse de son interprétation.


« Une soirée chez le Chevalier de Chavoye », Les Chantres de Saint-Hilaire Sauternes, ensemble instrumental, CD, Editions Hortus, 2021.
 


L’esprit des Lumières et du siècle de Louis XV soufflent sur le dernier enregistrement de l’ensemble instrumental Les Chantres de Saint-Hilaire Sauternes. Avec un programme ciselé à souhait, le mélomane retrouvera en effet dès les premiers airs de cet enregistrement inspiré ces cantates à la mode si bien rendues par Cécile Larroche et dont les modulations à la fois douces et fleuries éclairent idéalement ce répertoire allant de Clérambault à Couperin sans oublier Montéclair et Stuck.
C’est la redécouverte d’un recueil d’un lieutenant de marine épris de musique, Jacques de Chavoye, qui a permis cette restitution à la fois attrayante par son registre et émouvante d’instants à jamais révolus. Cette soirée revisitée par les talentueux musiciens de l’Ensemble sera également l’occasion de découvrir de véritables inédits pour cette première mondiale. Le haute-contre Guillaume Figiel Delpech excelle dans cet air d’Ariane consolée par Bacchus de Couperin alors que la cantate de Stuck réunit les deux voix en de sublimes duos. Style français et influences italiennes s’entremêlent avec bonheur au fil des plages, les instrumentistes s’entendant à merveille afin de restituer ce goût baroque réuni selon le fil directeur de la mer, si chère à notre lieutenant !

 

" Rachmaninov - Piano Concertos nos.2 & 3 ", Jae Hyuck Cho (piano), Russian National Orchestra sous la direction de Hans Graf, CD, Label Evidence, 2021.
 


Quelques premiers accords plaqués au clavier et la magie du concerto n° 2 de Rachmaninov opère sous les doigts du pianiste Jae-Hyuck Cho accompagné par le Russian National Orchestra sous la direction de Hans Graf. Cet enregistrement réalisé en 2019 libère, en effet, toute la fougue et virtuosité ayant rendu cette œuvre si célèbre. Mais avec notre pianiste, point de fébrilité facile, bien au contraire, mais une belle intériorité maîtrisée qui s’exprime avec nuances et délicatesse dans cette œuvre si souvent visitée. Cette parfaite harmonie avec l’orchestre conduit dès lors à développer le romantisme propre au compositeur russe exilé. Cette personnalité complexe connut en effet très tôt les angoisses et inquiétudes, gouffres qui s’immiscèrent progressivement dans ses œuvres.
Ces deux concertos sur les quatre que composa Rachmaninov eurent une importance particulière pour le jeune pianiste virtuose qui les introduisit rapidement dans son répertoire pour ses concours et concerts. Les affects sont contrôlés et tendus vers une fin, exprimant au plus près les tourments de l’âme humaine, ce que parvient à atteindre à merveille Jae-Hyuck Cho.
Rachmaninov, pianiste virtuose, estimait que son concerto n° 3 était si complexe que seul Horowitz selon lui serait parvenu à le maîtriser… Jae-Hyuck Cho peut s’enorgueillir de rivaliser avec ces grands maîtres tant son interprétation laisse filer les difficultés techniques à l’arrière-plan pour privilégier cette alternance d’introspection et de vélocité qui se dégage de cette œuvre puissante. Un enregistrement qui fera date.

 

" El Gran Teatro del Mundo Lully's followers in Germany - Die Lullisten " œuvres de Fischer, Muffat, Telemann, CD, Ambronay Editions, 2021.
 


C’est à une découverte inattendue à laquelle nous convie l’ensemble El Gran Teatro del Mundo avec ce dernier enregistrement. À son écoute, le mélomane découvrira que la grande musique versaillaise a essaimé bien au-delà des frontières du royaume de France. En traversant le Rhin, le répertoire baroque s’est, en effet, saisi avec une inspiration certaine du legs laissé par le grand Lully avec des musiciens talentueux tels Muffat, Fischer ou encore Telemann. À partir de partitions d’orchestre réduites pour ensemble de chambre, ce disque déploie une palette de richesses sonores prolongeant l’héritage « lulliste » et de la musique de cour de la fin du XVIIe siècle.
L’ensemble El Gran Teatro del Mundo a bien été inspiré d’arpenter avec brio ce répertoire négligé jusqu’alors et qui révèle quelques petits joyaux interprétés avec délicatesse par les musiciens de ce jeune Ensemble. Aussi, l’admirable Suite TWV de Georg Philipp Telemann séduit spontanément avec son ouverture ample et majestueuse dans le pur style Grand Siècle pour progressivement introduire des touches de modernité et des influences extérieures venues d’Italie ou de Pologne… Ce majestueux enregistrement sera également l’occasion de découvrir des œuvres originales - tout en s’inscrivant dans cet héritage - de Muffat et de Fischer que l’Ensemble El Gran Teatro del Mundo présente avec sensibilité.

 

Irina Lankova « Élégie » www.irinalankova.com 2021.
 


Ce dernier opus « Élégie » de la pianiste russe Irina Lankova, conçu comme « une sorte de journal intime de ses émotions musicales » est, sans aucun doute, un album incontournable et transcendant pour qui aime le piano et l’émotion. Tout est ici réuni, le talent, la virtuosité, un timbre exceptionnel, une grâce radiante. Car Irina Lankova porte et emporte au fil de ce programme intime si bien construit et parfaitement pensé. Il n'est pas si fréquent que Rachmaninov, Schubert et Bach se révèlent avec tant de superbe et de générosité, de démesure et d'intention, de sincérité et de vérité. Chaque pièce est une évidence, chaque thème un chant, chaque articulation une respiration, chaque accent un battement de cœur, chaque plage une ode à la vie, l’ensemble dans un tourbillon à fleurs de peau. Certainement, Irina Lankova ensorcelle par la force intuitive qui l'habite et la guide à chaque instant, une intensité qui jamais ne faillit. (lire la chronique de son dernier concert)
 

" Ludwig van Beethoven - Trio avec piano n° 3 en do mineur, op. 1 n° 3 (Trio Sora) " ; Pauline Chenais, Clémence de Forceville, Angèle Legasa, coffret 3 CD,

Naive, 2020.

 


Les trios avec piano de Beethoven font l’objet d’un inspirant enregistrement de la part du Trio Sōra, ensemble de trois musiciennes talentueuses dont le nom signifie en amérindien : « oiseau qui chante en prenant son envol ». L’image est bien choisie car c’est en effet littéralement un envol qui caractérise cette interprétation à la fois fluide et fougueuse, à l’image du compositeur lorsqu’il écrivit ses pièces pour piano (Pauline Chenais), violon (Clémence de Forceville) et violoncelle (Angèle Legasa).
La musique de chambre se déploie en cet enregistrement avec une spontanéité et une légèreté qui ne doivent cependant pas faire oublier l’exigence de ces morceaux virtuoses. Ces six grands trios représentent à eux seuls un véritable programme musical dont l’ampleur ne cesse de surprendre le mélomane au regard de la jeunesse du compositeur pour les premières œuvres. Ces œuvres offrent à la fois une réminiscence du classicisme viennois et de l’influence Haydn, tout en introduisant rapidement des accents plus novateurs. Ces derniers s’immiscent dans cette architecture ciselée qui progressera au fur et à mesure de la maturité.
Les sentiments tour à tour puissants, innocents, introspectifs, amoureux ou colériques laissent autant de scintillements dans l’interprétation subtile que livrent, ici, les trois musiciennes manifestement inspirées par ce génie. Beethoven en ces œuvres échappe aux catégories, même si ces dernières peuvent toujours servir de point de repère.
Les couleurs et atmosphères successives rendues avec talent et nuances par le Trio séduisent et enchantent, un véritable voyage musical serti en un coffret à découvrir impérativement !

 

Schubert, « Piano Trio Works », Trio Talweg, Sébastien Surel (violon), Éric-Maria Couturier (violoncelle), Romain Descharmes (piano), CD, NoMadMusic, 2021.
 


Le trio Talweg signe avec ce second enregistrement un programme exclusivement réservé à l’un des maîtres de la musique de chambre, le génial Schubert. Comment comprendre en effet autrement le témoignage d’un autre compositeur inspiré - Robert Schumann - à son égard : « Il avait des accents pour les plus fines sensations et il a rendu sa musique aussi multiple que peuvent être les pensées et les volontés multiples de l'homme. ». Cette finesse et cette acuité à rendre en musique les passions de l’homme inspirent cet album tout spécialement conçu par le Trio Talweg.
En ouverture, l’incontournable et saisissant Trio en si bémol majeur, D.898, dont la fougue introduite par l’Allegro initial n’a d’égal que l’univers onirique suggéré par l’Andante pour lequel Schubert prit soin de qualifier qu’il doit être interprété « un poco mosso »… Nos musiciens s’avèrent littéralement transportés par cette œuvre soulignant ainsi leur réelle complicité. Quelques notes détachées du violon inspiré de Sébastien Surel, vite rejointes par un transport ému du violoncelle, et quelques profondeurs encore du piano Romain Descharmes, composent un tableau riche en nuances et délicatesses.
Rêveries riches en couleurs encore pour ce toujours admirable Notturno D.897 ciselé par l’interprétation délicate qu’en offrent nos musiciens parachevant ce bijou d’introspection. Schubert l’avait initialement conçu comme étant le second mouvement pour le premier trio avant de l’abandonner. Une certaine vision de l’extase ressort de cette œuvre qui, de ses notes, ponctue le temps qui passe. Une fois de plus le Trio Talweg excelle dans le rendu de ces infimes nuances qui marquent cette esquisse rêveuse.
Avec le lied Auf dem Strom, transcrit par le Trio Talweg, la musique chante et enchante. Et si la voix humaine s’est effacée dans cette transcription au profit des seuls instruments mués par un même élan, c’est un même souffle qui vient irradier cette dernière œuvre témoignant de la valeur de cet ensemble aussi talentueux qu’inspiré.

 

Schubert -Three sonatas from 1817, Edda Erlendsdóttir (piano), CD, Label ERMA 2021.
 


La pianiste islandaise Edda Erlendsdóttir livre avec ce dernier enregistrement une interprétation à la fois personnelle et aboutie de l’un de ses musiciens préférés, Franz Schubert. L’artiste à renommée internationale a délibérément retenu l’univers feutré de ces trois sonates composées la même année, en 1817, afin de déployer toute la sensibilité exacerbée du compositeur dans ces œuvres à un moment important de sa vie. En 1817, libéré de ses charges d’enseignement, Schubert put, en effet, consacrer toute cette année à la seule composition de pièces pour piano, dont notamment les trois sonates réunies en cet enregistrement.
Cet univers schubertien a manifestement baigné les années de formation de la pianiste qui parvient à suggérer chacune des facettes du compositeur. La première, la sonate en la bémol majeur D.557, aux tonalités primesautières, ravit spontanément. La joie de vivre transparaît dès les premiers mouvements en d’inspirés allegro qui en font une œuvre des plus divertissantes. Séduction immédiate également pour cette sonate en mi bémol majeur D.568 aux accents viennois et à l’ampleur enchanteresse. Edda Erlendsdóttir aime à en suggérer les accords soyeux dès le premier mouvement. L’andante molto plonge le mélomane dans l’introspection du compositeur où pointent quelques secrètes inquiétudes, vite balayées par l’élégant Menuetto.
Ce bel enregistrement aux tonalités intimistes se conclut avec la sonate en la mineur D.537 op.164 en une surprenante excursion dans les tonalités. Ce petit bijou aux couleurs contrastées se trouve remarquablement éclairé par l’interprétation qu’en livre Edda Erlendsdóttir en de clairs-obscurs annonciateurs de la musique à venir.


 

 

" Louis-Gabriel Guillemain ; Second livre de sonates en quatuor », XVII, Aude Lestienne direction artistique & traverso, Shiho Ono violon, Myriam Ropars basse de viole, Jean-Baptiste Valfré violoncelle, Kazuya Gunji clavecin, CD, Editions Musica Ficta, 2020.
 


Si le nom de Louis-Gabriel Guillemain n’est guère connu que des spécialistes et mélomanes avertis du XVIIIe siècle, il fut cependant en son temps, celui du règne du roi Louis XV, l’un des musiciens de la cour les plus appréciés. Son destin tragique qui le conduira après s’être endetté à se suicider de quatorze coups de couteau ajoute encore un peu d’intrigue à un parcours pourtant brillant. Le personnage fut en effet décrit comme un homme plein de génie et de vivacité, dynamisme qui se retrouvait à la pointe de son archet dont la virtuosité était sans égale.
Les œuvres retenues par l’Ensemble la Française pour ce premier enregistrement laissent une belle idée de ce que devait être en effet le génie de sa composition, alerte et galante, à l’image de son siècle et de l’art rocaille dans lequel ce compositeur s’inscrivit. Ces « conversations galantes » telles que le compositeur les nomme livrent des échos inspirés en ces sonates en quatuor où nos quatre instrumentistes trouvent un plaisir manifeste à en rendre les multiples raffinements.
L’art de la conversation n’avait point de frontières à cette époque où dialoguaient peinture, littérature et musique. La flamboyance de la composition n’empêchait nullement des accents de profondeur, contrairement à ce qu’il est trop souvent avancé, le XVIII° siècle n’était pas toujours sourd aux transformations que connaissait la société. Mais faste et plaisir à cette époque ne s’avéraient cependant pas encore bannis sous prétexte des difficultés. Si une certaine faconde peut nourrir certains passages, la beauté saisissante de cette musique dépasse la virtuosité pour gagner d’autres sphères.
Avec la musique de Louis-Gabriel Guillemain, encore trop méconnue de nos jours, les fastes du XVIIIe siècle resplendissent de nouveau grâce à l’interprétation de ses sonates en quatuor qu’en livre avec aisance et brio l’Ensemble la Française.

 

Armin Jordan – Lucerne Festival, œuvres de Debussy, Chausson, Roussel, orchestre de la Suisse romande, CD, 2020.
 


Les éditions Audite ont eu l’heureuse initiative de faire revivre dans la collection « Historic performances » les riches heures du festival de Lucerne avec l’orchestre de la Suisse Romande dirigée par le grand chef Armin Jordan en 1988 et 1994.
Ces archives ne pourront que réjouir le mélomane dès les premiers accords du fameux « Prélude à l’après-midi d’un faune » de Claude Debussy, cette œuvre qui sous la baguette du talentueux chef suisse déploie toutes ses couleurs chatoyantes. Celui qui a longtemps été considéré comme le successeur de l’incontournable chef Ernest Ansermet a su rapidement gagner sa propre réputation, cette dernière reposant incontestablement sur l’alliance d’un héritage à la fois germanophone et francophone en terre suisse.
La Suite no. 2 d’Albert Roussel témoigne de cette aisance et de cette puissance lors de l’évocation du ballet Bacchus et Ariane. Les passages d’une rare présence alternent avec des moments de désespoir, suivant en cela le thème puissant de la mythologie. Ces nuances et ces transitions subtiles confèrent à cette interprétation toute son incomparable saveur pour une œuvre, à tort, assez méconnue de nos jours.
Musique française encore avec Ernest Chausson et ce très beau « Poème de l’amour et de la mer » composé à la fin du XIXe siècle. Le lyrisme sied également au chef Armin Jordan avec une interprétation, elle aussi inspirée, de la soliste Felicity Lott manifestement portée par le poème de Maurice Bouchor. Lilas et ruisseaux composent un univers poétique idyllique au début de l’œuvre, univers qui s’assombrira jusqu’à la mort de l’amour et la conclusion de ce superbe enregistrement.

 

" Vertigo – Giuseppe Tartini The last violin sonatas ", Duo Tartini, David plantier & Annabelle Luis, Direction artistique, prise de son et montage de Frédéric Briant, CD, Muso, 2020.
 


Les premiers accords des dernières sonates de Giuseppe Tartini laissent percevoir ce charme incomparable qui se dégage des compositions de ce musicien virtuose et d’une rare sensibilité. Les années ont passé, et ces quelques dernières œuvres au seuil de la vie du musicien semblent avoir quelques accents d’un testament, non point inquiet, mais empreint d’un doux abandon. Celui qui était né sous les auspices de Vivaldi et de Corelli allait, en effet, enchanter son siècle de la virtuosité de son fameux coup d’archet. Génie et originalité ont souvent malheureusement occulté la véritable saveur des compositions de ce grand maître du XVIIIe siècle. C’est cette facette plus méconnue à laquelle s’est attaché le brillant duo composé de David Plantier et d’Annabelle Luis.
Point de « Trille du Diable », l’œuvre fameuse qui occulta en partie le reste de sa création, à l’image de Liszt et de ses Rhapsodies, mais de merveilleuses et sensibles sonates écrites au crépuscule de la vie du compositeur. Que l’auditeur ne se méprenne, la virtuosité demeure bien présente dans ces cinq sonates tardives, mais une virtuosité pacifiée, intériorisée rendue avec talent par l’interprétation inspirée de David Plantier ciselant ces notes sans artifices excessifs. Les ornementations baroques dans lequel le compositeur était passé maître ne voilent point, ici, la beauté de la mélodie, mais la mettent, bien au contraire, en valeur, selon leur mission première. Annabelle Luis au violoncelle renforce par son jeu à la fois puissant et subtil ce délicat équilibre exigé par ces sonates techniques, encourageant le dialogue, sans l’estomper à son tour.
C’est une conversation au seuil de la modernité que nous livrent ces deux interprètes talentueux, celle qu’entretint toute sa vie Tartini à l’égard de la musique et que ce bel enregistrement prolonge avec bonheur.


« XIII », Quatuor Ardeo, Carole Petitdemange, Mi-Sa Yang, Yuko Hara, Joëlle Martinez, CD, Klarthe, 2020.

 



Le Quatuor Ardeo n’est pas superstitieux et le chiffre XIII retenu pour cet enregistrement pourrait même leur porter chance si l’on considère la qualité de ce CD paru chez Klarthe.
Les paysages sombres du compositeur George Crumb dans l’œuvre « Black Angels » fourmillent de bruissements étranges, rompant la solitude du silence primordial. De cet univers crépusculaire surgissent treize images du « pays sombre » que le Quatuor semble avoir si bien saisi au point que leurs instruments se fondent dans cette sublime noirceur qui n’aurait pas déplu à Baudelaire…
Les anges déchus sont légion, le diable n’est jamais très loin non plus, surtout lorsque les instruments traditionnels de l’occident se voient associer de bien singuliers comparses dont nous réservons la surprise à l’écoute de ce disque pour le moins original.
13 est également le numéro du bien connu Quatuor à cordes en La mineur D 804 dit « Rosamunde » de Schubert. Avec cette œuvre, nos musiciennes inspirées renouent avec la grande tradition schubertienne pour une composition délicate, brodée d’infimes nuances qui en rendent l’écoute émouvante. L’intimité qui résulte de cette œuvre d’un homme blessé par une vie qu’il sait trop brève émerge progressivement au fil des mouvements. Le lied transparaît régulièrement, les notes graves évoquent l’obsession de la fin alors que des soubresauts tentent ici ou là quelques souffles d’espoir… La complicité des musiciennes est pour cet enregistrement totale et ajoute encore à cette œuvre inquiète des accents de vérité et d’apaisement.
Avec ce disque, le Quatuor Ardeo propose assurément un programme exigeant et néanmoins des plus inspirants dans les tréfonds de la mémoire musicale.

 

" Le Délire des lyres - Un quatuor à deux" Marco HORVAT : chant, théorbe, lira, guitare baroque et Francisco MAÑALICH : chant, basse de viole, guitare baroque, Musiques de Francesco Cavalli, Marin Marais, Claudio Monteverdi, Henry Purcell, Dubuisson, Charles Hurel, Sébastien Le Camus, Carlo Milanuzzi, Alessandro Piccinini, CD, Hortus, 2020.

 



Mais que se passe-t-il avec l’Ensemble Faenza et dont le dernier enregistrement « Délires de Lyres » semble annoncer les symptômes ? Le chant accompagné d’instruments serait-il pris d’une belle folie soudaine ? Certes, l’exercice n’est pas nouveau et si nos salles de concert sont devenues bien sages depuis le XIXe siècle, il n’en fut pas toujours ainsi aux siècles précédents.
Marco Horvat au chant, théorbe, lira, guitare baroque et Francisco Mañalich également au chant, basse de viole et guitare baroque font la brillante démonstration d’un quatuor à deux avec ce divertissant enregistrement. Divertissant, mais non point frivole, car si l’humour pointe de temps à autre, c’est avant tout une ancienne tradition remontant à la plus ancienne antiquité avec Orphée qui est honorée ici par ces musiciens talentueux.
Le fait de chanter avec un instrument était une pratique omniprésente aux XVIIe et XVIIIe siècles, qu’il s’agisse des répertoires anglais, français ou italien. L’angle retenu par Francisco Mañalich et Marco Horvat est pour cet enregistrement original et contribue à faire revivre cet héritage quelque peu et à tort délaissé à notre époque d’hyperspécialisation.
Nos musiciens se réjouissent manifestement de cette audace qui renouvelle l’approche même des instruments dans lesquels ils excellent par ailleurs. Cordes pincées ou frottées se font dès lors l’écho ou prolongement de la voix, accords complices, tensions soutenues jusqu’à l’infime espace où ces lignes se rejoignent et se confondent…
Un rythme intime unit nos deux musiciens et leurs acolytes instruments en un saisissant tableau allant de François Campion à Henry Purcell, sans oublier Marin Marais, Dubuisson, Cavalli, Monteverdi et bien d’autres découvertes. Cette liberté de la voix dégagée des contraintes laisse l’impression d’une complicité certaine dont on imagine sans peine l’aboutissement sur scène en concert ! Le charme gagne là où la poésie du verbe et du chant se confondent aux plus beaux instruments, une réussite.

 

"Un moment musical chez les Schumann", Cyrielle Golin, violoncelle, Antoine Mourlas, piano, CD, Klarthe, 2020.
 


Si Franz Schubert a rendu familière la pratique du « moment musical » avec ses courtes pièces pour pianos, ces brèves esquisses ont su également inspirer le présent enregistrement intitulé « Moment musical chez les Schumann ». De manière originale, il ne s’agit pas, ici, du célèbre couple Clara et Robert Schumann, mais de deux frères Camillo et Georg qui ne partagent que leur nom et leur amour de la musique avec Robert, sans qu’il n’y ait de généalogie commune.
L’enregistrement réalisé après des mois de recherches menées par Cyrielle Golin et Antoine Mourlas débute par une découverte, celle de cette sonate n° 1 de Camillo Schumann, né en 1872 à Köningstein, et qui subira de manière notoire l’influence du grand Liszt. Organiste réputé et amateur de la musique de Bach, Camillo saura garder toute sa vie un certain classicisme. Cette sonate composée en 1905 relève ainsi encore largement du romantisme allemand qui transparaît, régulièrement, tout au long des trois mouvements, et notamment avec ce très bel andante, alors que l’allegro molto souligne toute la virtuosité des deux interprètes indubitablement inspirés.
L’autre découverte tient à cette sonate Op.19 de Georg Schumann, frère de Camillo. L’œuvre semble manifestement influencée par l’écriture de Brahms auquel il rend en quelque sorte hommage dans cette sonate aux élans passionnés. Le violoncelle de Cyrielle Golin se saisit de ces passages expressifs avec fougue et délicatesse en parfaite harmonie avec le piano d’Antoine Mourlas redoublant l’intensité de ces accords tumultueux. La poésie gagne avec cet andante cantabile aux nuances diaphanes parfaitement rendues par nos deux musiciens, alors que l’allegro energico con fuoco témoigne, comme son titre l’indique, de la passion développée dans cette sonate à découvrir.
Ce « moment musical » ne pouvait, bien entendu, pas s’accomplir sans le grand Robert Schumann avec ses Fünf Stücke im Volkston Op.102, des pièces qualifiées par son épouse Clara de « fraîches et originales » et aux accents de musiques populaires.
Ce bel enregistrement sera assurément l’occasion non seulement de découvrir par un rapprochement inhabituel des compositeurs à la fois proches et bien distincts, et surtout d’apprécier le manifeste plaisir et talent que les deux interprètes ont eu à les faire partager !

 

"Ludwig van Beethoven : Trois sonates pour piano », Matteo Fossi, CD, Hortus, 2020."
 


Si le 250e anniversaire de la naissance de Ludwig van Beethoven (1770-1827) a été quelque peu occulté par la pandémie mondiale, il demeure cependant que certains enregistrements ont permis de replonger dans l’œuvre immense de ce géant de la musique. Le CD du talentueux pianiste Matteo Fossi compte parmi eux, un enregistrement réalisé à partir de l’œuvre centrale de la sonate pour piano n° 17, plus connue sous le nom de « La tempête ». La maladie apparaissant, Beethoven rencontre une période difficile dans sa vie, ce qui explique certainement le caractère sombre de l’œuvre que le compositeur n’hésita pas à rapprocher de la pièce du même nom de Shakespeare. Matteo Fossi, manifestement transporté par cette sonate, parvient dès le premier mouvement à rendre toutes les subtilités de l’alternance Largo – Allegro sans pour autant précipiter les choses. L’intensité dramatique s’installe sans heurts, mais avec passion, avant l’interprétation remarquable de l’adagio suivant. Le pianiste développe alors un chant d’une rare profondeur, instants de calme avant le déchaînement des éléments. Le toucher délicat ajoute à cette interprétation des instants de grâce avant l’Allegretto final avec son motif récurrent comme un rappel de l’inéluctable, intensifiant encore le drame suggéré.
À cette pièce qui aurait pu se suffire à elle seule, Matteo Fossi a souhaité généreusement lui adjoindre deux autres sonates, la sonate n° 4 baptisée « Grande sonate » par son auteur et la délicate sonate n° 31, l’avant-dernière de Beethoven, et dont l’élégance ne cède qu’à l’introspection raffinée, notamment avec le mouvement final où la composition de Beethoven atteint avec cette dernière œuvre des sommets vertigineux parfaitement évoqués grâce à cette très belle interprétation et témoignage sensible de Matteo Fossi. À ne surtout pas laisser passer !

 

"Chausson - Le littéraire", Takénori Némoto, direction musicale & reconstitution, Éléonore Pancrazi, mezzo-soprano, Louise Pingeot, soprano, Pablo Schatzman, violon, Jean-Michel Dayez, piano, CD, Klarthe Editions, 2020.

 


Le compositeur Ernest Chausson (1855-1899) a toujours nourri des liens étroits avec la littérature, et c’est justement cet angle qu’a souhaité retenir Takénori Némoto pour la réalisation de ce bel enregistrement paru chez Klarthe Éditions. Si Wagner, Jules Massenet et César Franck compteront, certes, également beaucoup pour la formation musicale du compositeur, son amour des arts, et notamment des lettres, tiendra toujours, cependant, une place importante et essentielle dans ses créations.
Ainsi, « Chanson perpétuelle », première œuvre retenue – et dernière partition achevée par Chausson –fut élaborée à partir d’un poème de Charles Cros « Nocturne » narrant l’histoire tragique d’une femme abandonnée. Bois frissonnants, plaintives rumeurs et linceul doré composent un univers poignant ayant valeur de testament à la veille de ce nouveau siècle que le musicien ne connaîtra pas, puisqu’il mourra prématurément à l’âge de 44 ans en 1899 des suites d’une chute de bicyclette. « La Tempête » trouve, quant à elle, son inspiration dans la fameuse pièce éponyme de Shakespeare. Cette œuvre délicate et puissante à l’image de son modèle littéraire réserve des passages émouvants tel le duo de Junon et Cérès qui témoigne de l’intensité dramatique atteinte par le compositeur et parfaitement rendue, ici, avec une belle sensibilité par les interprètes. Le concert pour violon, piano et quatuor à cordes Op. 21, qui fut dédié et interprété par Eugène Ysaÿe lors de sa création, débute par un premier mouvement « Décidé » bien nommé, et dont les musiciens de l’Ensemble Musica Nigella offrent également une remarquable interprétation toute de nuances. L’art d’Ernest Chausson transparaît en effet pleinement avec ses modulations et son intensité, notamment dans les parties de violon. Un certain lyrisme rattache cette œuvre sensible non seulement à César Franck, mais offre également quelques réminiscences de ses premiers amours wagnériens. Ce bel enregistrement intitulé à juste titre « Chausson le littéraire » s’avère être une très belle porte d’entrée dans l’univers musical et artistique d’un compositeur trop peu connu et auquel cet enregistrement convie avec élégance.

 

"Les Amours d’un Rossignol - Musiques pour le flageolet français", La Simphonie du Marais, Hugo Reyne (flageolet & direction), Coffret 2 cds + 1 CD vidéo, Label Hugo Vox, 2020.

 


Les premières et dernières notes du dernier disque enregistré par la Simphonie du Marais dirigée par Hugo Reyne débutent par la fameuse chanson « À la claire fontaine… » soudainement interrompue par le chant d’un rossignol, plus vrai que nature, sous la forme d’un instrument méconnu, le flageolet. Une surprise et un ravissement ! C’est en effet une première que cet enregistrement entièrement consacré à un instrument perdu de vue et présenté naguère comme un « agréable compagnon » pouvant être transporté dans sa poche aussi bien sur terre qu’en mer…
Hugo Reyne, talentueux directeur de la Simphonie du Marais et flûtiste bien connu de nos lecteurs (lire notre interview), a fait la connaissance de cet instrument en 1980, la plupart d’entre eux munis de clefs couvrent une période allant du XVIIe au XIXe siècle. Facéties et bucolisme alternent, ici, avec cet instrument doué d’un entrain et d’un allant cadrant idéalement avec son interprète.
Ce coffret de deux CD rassemble les fruits d’une véritable enquête sur le flageolet français à partir de 13 d’entre eux, la plupart étant d’époque. Hugo Reyne se fait tour à tour récitant, en français ou en anglais, afin de rappeler l’histoire du flageolet, instrumentiste, et même pédagogue s’il prenait envie à l’auditeur d’apprendre cet étonnant instrument.
Puis viennent de belles découvertes comme cette élégante Passacaille de Jean-Pierre Freillon-Poncein, hautboïste à la cour de Louis XIV, et témoignant des capacités originales du flageolet dans la musique du Grand Siècle. Ravissement encore pour ce concerto The Cuckoo & the Nightingale de Haendel où rossignol et coucou se démarquent de façon singulière pour cette œuvre habituellement interprétée à l’orgue, alors que l’orchestre de la Simphonie du Marais enchante ce tableau musical de la plus charmante manière dans ce finale à l’allegro vigoureux et vibrant.
L’étendue de répertoire de cet instrument à vent souvent méconnu ne cesse de surprendre notamment par ces morceaux de jeunesse d’Hector Berlioz réunis pour cet enregistrement, et surtout ces œuvres d’Edme Collinet, virtuose de l’instrument, et dont l’interprétation proposée, ici, par Hugo Reyne témoigne encore de la richesse de cet étonnant instrument au terme de sa longue histoire.
C’est ce foisonnant patrimoine que restituent avec bonheur, et avec une jubilation manifeste, Hugo Reyne et la Simphonie du Marais dans cet enregistrement aussi plaisant que truculent.

 

" Rachmaninov — Études-Tableaux "», Alberto Ferro (piano), CD, Label Muso, 2020.
 


Le jeune pianiste Alberto Ferro signe avec ce disque consacré à Rachmaninov (1873-1943) son premier enregistrement après avoir été remarqué au concours Reine Élisabeth en 2016. Le programme que ce pianiste talentueux a retenu correspond aux années de bonheur du compositeur d’origine russe, avant la révolution d’Octobre qui l’obligera à émigrer aux États-Unis où il sera naturalisé. Ce sont l’insouciance et la liberté qui inspirent en effet directement ces 8 études-Tableaux op. 33 composées en 1911.
Le legs laissé par Chopin et Liszt apparaît manifeste chez le jeune compositeur et pianiste virtuose lorsqu’il compose ces pièces expressives. Leurs exigences techniques laissent régulièrement place à des passages plus méditatifs où la sensibilité du jeune russe transparaît régulièrement grâce au phrasé délicat d’Alberto Ferro. Ces petites pièces n’excèdent guère que quelques minutes chacune suggèrant de véritables tableaux ainsi que l’indique leur titre, des images animées par les phrases musicales et que l’interprète parvient à rendre avec une sensibilité remarquable notamment pour les morceaux les plus graves.
La virtuosité surprend et séduit pour la première des Etudes-Tableaux op. 39 en un charme tout lisztien venant souligner l’extrême musicalité de ces compositions. De manière générale, le second groupe d’Études, composé quelques années plus tard, laisse transparaître une agitation plus sensible chez l’artiste, prescience de la Révolution aux portes de la société russe avec ses nombreuses crises préliminaires, disparitions de son père, de son professeur, ainsi que celle de Scriabine qui l’affectèrent profondément.
L’insouciance n’est déjà plus et la mort s’immisce parfois comme dans cette Étude n°2 où le thème du Dies Irae surgit subrepticement. Les passions fusent aussi avec l’Étude n° 3, véritable bouquet floral printanier aux multiples efflorescences souligné par le jeu subtil et enjoué d’Alberto Ferro qui signe avec ce disque un prometteur enregistrement.

 

" Firenze 1350 ", Sollazzo Ensemble - Anna Danilevskaia, CD, Ambronay Editions, 2020.
 


Au milieu du XIVe siècle, cela fait déjà quelques trente années que Dante Alighieri – né à Florence - n’est plus. Pétrarque est dans la force de l’âge dans cette même ville alors que Boccace vient de signer le Decameron, ce recueil si novateur de la littérature en prose. En un tel contexte d’excellence, que trouvons-nous dans le paysage musical de la Toscane à cette période ? C’est à cette quête, pleine de promesses et de surprises, qu’invite cet enregistrement aussi délicat que raffiné, soigné tant dans sa programmation que dans son interprétation grâce à l’admirable travail réalisé par Anna Danilevskaia et l’Ensemble Sollazzo pour le label Ambronay Éditions.
L’effervescence notée dans les arts trouve également, bien entendu, un écho dans la musique ouverte sur l’humanisme qui se déploie alors. Lorenzo da Firenze, Andrea Stefani et Giovanni da Firenze viennent ainsi prolonger cette exceptionnelle ouverture à de nouveaux horizons dont les peintres, comme les poètes, se sont saisis de si habile manière. Les circonstances de l’époque peuvent influencer la muse musicale telle cette œuvre introductive « Godi Firenze » qui célèbre de manière non masquée la victoire remportée par Florence contre les Visconti de Milan avec la prise de Pise. Francesco Landini avec « Adiou Adiou » croise l’inspiration de Guillaume de Machaut et de l’amour courtois, alors que Giovanni da Firenze développe un rythme propre à l’évocation d’une scène de chasse pour introduire une rupture inhabituelle avec l’endormissement des chasseresses, un effet de style aussi étonnant que saisissant.
Cette poésie musicale trouve alors en son époque un public sans cesse plus nombreux et sensible à ces raffinements traduisant les mutations d’une société en pleine effervescence. Classicisme et novations y sont intriqués parfois de manière si étroite que ces œuvres offrent de nouvelles découvertes pour leurs contemporains qui ont dès lors loisir à en démêler les références. Allégories du soleil célébrant l’amour, mais aussi fertilité d’une époque à nulle autre pareille, nourrissent des compositions telles celles de Bartolino da Padova. Landini offre, pour sa part, dans ce riche programme une lauda à la Vierge Marie de toute beauté, célébrant la Création et le mystère de l’Incarnation, véritable louange ciselée.
L’harmonie et la parfaite unité qui lient les instrumentistes de l’Ensemble Sollazzo à Perrine Devillers et Yuki Sato (sopranos), ainsi que Andrew Hallock (contre-ténor) et Vivien Simon (ténor), parviennent à restituer l’esprit de cette période unique dans les arts et que cet enregistrement honore de la plus belle manière !

 

"Louis Couperin en tête à tête" ; Duo Coloquintes - Alice Julien-Laferrière au violon et Mathilde Vialle à la viole de gambe, CD, Seulétoile, 2020.

 


Après Froberger, c’est Louis Couperin (1626-1661) qui réunit, en ce bel enregistrement, la passion de deux musiciennes talentueuses, Alice Julien-Laferrière au violon et Mathilde Vialle à la viole de gambe. Nous sommes au XVIIe siècle, et si Louis Couperin est bien connu en tant que claveciniste et organiste, il ne dédaignait pas pour autant la viole et le violon, instruments pour lesquels il excellait également, et pour qui il a laissé quelques belles pages comme en témoigne cet enregistrement. Ces pièces extraites des manuscrits de Parville, Bauyn et Guy Oldham laissent immédiatement transparaître ce goût à la Française, telles ces Suites en ré, sol et la qui alternent tour à tour en rythmes chantants ou plus méditatifs.
La danse demeure, bien entendu, au cœur de ces œuvres, danses pour la plupart d’origine populaire et reprises par la musique savante. La viole accompagne tout en délicatesse, par sa basse continue, un violon qui peut s’avérer facétieux lorsqu’il ne distille pas quelques accords plaintifs. Le dialogue sait aussi se faire parfois intime avec des pièces plus introspectives dont la Sarabande de la Suite en la, ou encore plus enlevé avec de magnifiques duos comme pour cette Suite en sol manifestant tout le talent de nos deux musiciennes. Enchantement également pour ces Pièces de viole en ré de Jean Lacquemant, plus connu sous le nom de Dubuisson, où l’instrument fait renaître un univers délicat, à jamais perdu, celui de lignes mélodiques à la fois puissantes et suggérées, quelques accords aux silences si évocateurs qu’un véritable tableau proche d’un Simon Vouet ou d’un Philippe de Champaigne surgit à l’écoute de cette belle interprétation.
Avec ce disque sensible et raffiné, Alice Julien-Laferrière et Mathilde Vialle font revivre de la plus agréable manière les goûts du musicien Louis Couperin lorsqu’il n’était pas au clavier de son instrument de prédilection.

 

"Messe noire", Célimène Daudet (piano), oeuvres de Liszt et Scriabine, CD, NoMadMusic, 2020.
 


La face sombre de l’âme en ce qu’elle peut exprimer comme doutes ou affres n’a cessé d’inspirer les artistes depuis l’aube des temps. La pianiste Célimène Daudet, dont notre revue a déjà eu l’occasion de souligner la finesse d’interprétations, a ainsi souhaité pour cet enregistrement intitulé « Messe noire » et paru chez NoMadMusic confronter les dernières œuvres sombres de Liszt à celles de Scriabine.
S’il n’a jamais été question pour Liszt d’une quelconque tentation pour les anges déchus, et encore moins pour leur chef, il demeure cependant que ses dernières années contrastent avec celles, brillantes et virtuoses, qui caractérisèrent sa vie de « saltimbanque » comme il la nommait souvent. L’âge, la perte d’amis chers, telle celle de Wagner dont il anticipa la disparition (qui surviendra à Venise quelques semaines plus tard) avec cette « Lugubre gondole » traversant les canaux de la Sérénissime comme un fuyant catafalque, ont teinté d’une inhabituelle pénombre et d’un sombre crépuscule les dernières œuvres du compositeur.
Deux « Poèmes » (n° 1 n° 2 op. 71) de Scriabine surgissent alors de cette obscurité comme autant de mondes étranges. Le jeu ciselé de la pianiste met en valeur ces accords des ombres aux trilles énigmatiques, étrangeté accentuée par sonorités aux frontières du fantastique et du rêve ainsi que les nomma le compositeur russe lui-même.
Liszt de nouveau avec « Nuages gris » ; Une œuvre qui vient suggérer par de sombres accords de la main gauche l’annonce de la mort, et anticiper aussi par d’audacieuses nouveautés la musique du XXe siècle.
Cet intime dialogue surgi de profundis entre l’art de Frantz Liszt et celui d’Alexandre Scriabine convainc spontanément, une invitation à la méditation servie par une interprète inspirée.

 

"Brahms « Trio et Quintette avec clarinette » Florent Héau (clarinette) Jérôme Pernoo (violoncelle) - Jérôme Ducros (piano) - Quatuor Voce, CD, Klarthe, 2020.
 

 

La clarinette de Florent Héau livre une fois de plus des accords magiques et merveilleux pour des œuvres tardives du compositeur Johannes Brahms. Cet enregistrement en compagnie de deux autres musiciens talentueux en les personnes de Jérôme Pernoo et Jérôme Ducros convie en effet le mélomane dans l’univers secret et délicatement intimiste de la clarinette traduisant les passions intérieures du compositeur au crépuscule de sa vie. Ainsi que le souligne Jean-Marie Paul dans le livret, Brahms arrivé au terme de sa vie, et ayant rencontré le succès, semble las de composer et avoue : « J’en ai fait assez ; maintenant, c’est au tour des plus jeunes »… Mais c’était oublier la passion toujours présente pour la musique qui allait s’enflammer de nouveau sur ces braises d’automne lorsqu’il fit la rencontre en 1891 de Richard Mühlfeld, le virtuose de la clarinette !
Les deux œuvres retenues pour cet enregistrement sont nées de ce crépuscule flamboyant. À l’écoute de leur interprétation par nos brillants musiciens - manifestement transportés par la qualité de ces œuvres - il apparaît en effet que Brahms livre avec ces pages la quintessence de son art en un minimalisme où la mélancolie se dispute à l’espérance encore envoûtante. Les premiers accords du violoncelle, immédiatement repris par la clarinette et l’accompagnement du piano, suggèrent cette brillante fougue du compositeur, suivie d’un tendre adagio où l’harmonie entre les trois interprètes atteint à la perfection, avant l’allegro final, apothéose de la force expressive de ses passions tardives. Même enchantement pour le Quintette op. 115 dont l’élégance séduit immédiatement dès l’allegro introductif et le thème d’ouverture.
Florent Héau développe toute l’étendue de son art par les nuances qu’il parvient à instiller dans ces passages enlevés. Quelques notes suggèrent une mélancolie certaine, en une langueur à peine voilée, alors que d’autres passages qui leur succèdent témoignent de cette vivacité du compositeur au terme de sa vie.
C’est tout l’art de ces interprètes talentueux et la magie de la clarinette de Florent Héau que de déployer toute la palette de ces émotions intriquées en ce chant du cygne du compositeur !

 

"Beethoven, Schoenberg" Les Pléiades, CD, NoMadMusic, 2020.

 


Inviter chez soi le romantisme allemand avec Beethoven et Schönberg dans le cadre intimiste d’un sextuor à cordes se révèle désormais possible avec l’excellent enregistrement réalisé par l’Ensemble Les Pléiades chez NoMadMusic.
La pratique des réductions d’œuvres orchestrales par des transcriptions pour des ensembles plus réduits – voire pour un seul instrument – est ancienne, et Franz Liszt en fit une spécialité en son temps afin d’encourager la diffusion des œuvres de ses amis dans les salons européens au XIXe siècle. Pour ce CD, l’Ensemble Les Pléiades a retenu la transcription par Michaël Gotthard Fischer de la symphonie n° 6 de Beethoven composée en 1808, une transcription datant, elle, de 1810 et donc contemporaine de Beethoven. Si bien entendu la puissance de la composition s’estompe au profit de la force expressive de l’évocation pastorale, le charme n’est pas rompu pour autant, bien au contraire, et s’exprime au profit de ces petits tableaux bucoliques qui se succèdent grâce au talent de nos six musiciennes. Manifestement mues par cet élan romantique, ces dernières conjuguent en effet leur talent afin de rendre au plus près cette musique à programme, moins connue que sa sœur aînée symphonique.
Même enchantement pour cette œuvre d’Arnold Schönberg, « La Nuit Transfigurée ou Verklärte Nacht » op. 4, qui puise à cette même source du romantisme allemand et à la poésie de son ami Richard Dehmel. L’ambiance sombre et spectrale de la nuit est amplifiée par cet élan amoureux de Schönberg pour Mathilde, la sœur d’Alexander von Zemlinsky, qu’il épousera quelque temps plus tard. Le poème évoque l’histoire saisissante de ce couple se promenant dans la nature qui amplifie cette mélancolie, l’aimée portant un enfant qui n’est pas né de cet amour. Progressivement, la marche transcende les aveux, la lune et les éléments éclairent d’une lumière nouvelle ces liens ternis par le péché pour conduire à un nouvel amour transfiguré. Ce récit poignant admirablement traduit en musique par Schönberg avant sa période dodécaphonique conclut brillamment cet enregistrement délicat et sensible de l’Ensemble Les Pléiades.

 

 

Franz Liszt : "Künstlerfestzug - Tasso - Dante Symphony", Staatskapelle Weimar | Knabenchor der Jenaer Philharmonie | Damen des Opernchores des Deutschen Nationaltheaters Weimar, Kirill Karabits (direction), CD, Audite, 2020.
 


Si la vie et le nom du musicien hongrois Franz Liszt est resté célèbre pour sa virtuosité au piano et ses mémorables concerts qu’il livra dans toute l’Europe du XIXe siècle, on oublie trop souvent qu’il fut aussi un compositeur prolixe et inspiré. À partir de 1848, Liszt s’installe à Weimar où il sera nommé maître de chapelle par le grand-duc Charles-Alexandre. Ce sera alors le lieu d’une créativité féconde et d’une forme musicale novatrice avec ses poèmes symphoniques. Après de longues années de pérégrinations de concerts dont il connaissait mieux que quiconque les limites, à Weimar, Liszt n’ignore pas qu’il retrouve dans cette ville le lieu adéquat pour sa composition. L’Histoire lui donnera raison avec ces années non seulement fertiles mais confirmant également ses élans de jeunesse en un rapprochement délicat entre musique et poésie. Liszt souhaite pour ses œuvres une nouvelle forme, une musique programmatique, et non plus la structure classique de la symphonie. Ce seront alors les poèmes symphoniques, ici réunis et interprétés par la talentueuse Staatskapelle Weimar dirigée par Kirill Karabits dans les lieux mêmes arpentés par le virtuose compositeur. Le mélomane retrouvera les accents épiques du Tasse qu’il découvrit par le truchement du poète Byron. Ce que l’on appelle la musique à programme se développe idéalement avec la Dante-Symphonie, œuvre reprenant littéralement les trois étapes du voyage du poète Dante avec la Divine Comédie. L’Enfer déploie les affres de la désolation sous les yeux du poète accompagné de Virgile. La Staatskapelle Weimar et Kirill Karabits parviennent littéralement à matérialiser ces images sonores en des tableaux successifs dans lesquels le fantastique se dispute à la poésie avec cette œuvre qu’il découvrit grâce à Marie d’Agoult en Italie. L’œuvre alterne les parties d’une rare virtuosité et des évocations plus méditatives. La richesse des couleurs suit de près le texte du poète italien où les percussions redoublent à l’évocation des Enfers alors que des passages plus recueillis rappellent à l’aide du violon et de la harpe les regrets de la vie terrestre de ces âmes errantes. Les musiciens de cet enregistrement au parfait diapason lisztiens parviennent à rendre ce Purgatoire d’une manière sensible et mesurée comme il convient pour ce lieu de l’entre-deux. Nuances, recueillement, méditation prolongée par de longs accords, c’est toute la subtilité rendue par ce bel enregistrement avant l’apothéose finale. Le Magnificat - avec le chœur de femmes des Deutschen Nationaltheaters Weimar dirigé par Marianna Voza et celui des enfants de la Jenaer Philharmonie conduit par Berit Walther - aboutit en effet à ce stade ultime de l’évocation paradisiaque. L’influence du Grégorien est manifeste pour celui qui deviendra dans la dernière partie de sa vie l’abbé Liszt et dont cette œuvre témoigne de la richesse de sa foi.
 

"Concerti a quattro" par l'Ensemble Bradamante (Rachel Heymans, flûte à bec et hautbois baroque, Anne-Catherine Gosselé, flûte à bec, Leonor Palazzo, violoncelle à cinq cordes, Paule van den Driessche, clavecin) CD, MUSO, 2020.

 


L’ensemble Bradamante vient de réaliser un stimulant enregistrement « Concerti a Quattro », un titre qui ne devrait pas surprendre les mélomanes avertis, ainsi que les amateurs de l’ensemble, tant cette forme s’éloigne de la sonate a trio pour tendre vers le concerto a molti stromenti. Chaque instrument trouve ici, en effet, une place rayonnante, s’inscrivant dans sa singularité et dialoguant avec une vive liberté dans ces œuvres virtuoses.
Quatre musiciennes de talent ont ainsi conjugué leur art afin de redonner un éclat à des œuvres enchantées, tel le Concerto grosso XVIII en sol mineur op. 6 n° 8 d’Arcangelo Corelli qui ouvre avec majesté cet enregistrement avec un arrangement en trio de Johann Christian Schickardt. Flûtes à bec et violoncelle entament des hymnes révélant la grâce de la nuit de Noël, évocations tour à tour recueillies ou enjouées célébrant ces instants uniques de la naissance du Christ.
La Chaconne en trio de Jacques Morel – un élève de Marin Marais – révèle, pour sa part, le jeu à la fois vif et virtuose du violoncelle à 5 cordes, si proche de la viole et joué avec délicatesse par Leonor Palazzo, alors que les autres musiciennes lui enjoignent le pas dans cette danse lente d’origine populaire.
Séduction immédiate également pour ce Concerto a quattro de Georg Friedrich Händel, en une plaisante transcription qui ménage ses effets avec cette expressivité manifeste dès l’adagio du premier mouvement et témoignant du talent des instrumentistes manifestement mues par la beauté de cette musique.
Nombreuses seront encore les découvertes dans cet enregistrement inspiré et inspirant notamment ce Concert de Chambre n°1 de Jean-Joseph Mouret, qui a notamment ce grand mérite de déployer le talent individuel de chaque instrumentiste en son dernier mouvement, une chaconne gracieuse et délicate à l’image de ce XVIIIe siècle insouciant et galant.
En conclusion, l’incontournable Vivaldi et ce bien connu Concerto pour flûte à bec, hautbois et basse continue RV103 magnifiant l’art du hautbois si bien servi par Rachel Heymans.
Au terme de cette heureuse pérégrination dans des formes musicales réduites mettant en valeur chaque instrument, la séduction opère assurément.

 

Ce qu'a vu le vent d'Est / Debussy, Ibert, Otaka" ; Ryutaro Suzuki, piano, CD, Hortus Éditions, 2020.
 


Le goût certain de Claude Debussy (1862-1918) pour les influences exotiques japonaises est bien connu et le compositeur a laissé en témoignage des pages inoubliables sur ce thème. Aussi, n’est-il guère étonnant que le pianiste d’origine japonaise Ryutaro Suzuki ait choisi un programme réunissant occident et orient, en un échange inspiré d’influences.
Les images du Monde flottant ou Ukiyo-E ont subrepticement coloré certaines compositions de Debussy, directement ou indirectement, et cet attrait certain pour le japonisme transparaît aisément. Ryutaro Suzuki a cependant fort judicieusement su associer des pièces faisant écho et reliant ces mondes si distants. Et si « L’Isle joyeuse » fut composée au début du XXe siècle par Debussy d’après la célèbre toile de Bateau « Le Pèlerinage à l'île de Cythère » et semble pour l’île grecque bien éloignée du Pays du Soleil Levant, un souffle exotique certain nourrit néanmoins cette pièce poétique et chantante. L’interprétation qu’en livre le pianiste est d’une remarquable netteté et subtilité.
L’intériorité de Ryutaro Suzuki s’exprime également dans toutes ses nuances avec les « Préludes » du Premier Livre de Debussy, un programme où sonorités et tableaux musicaux convoquent également au voyage et à l’évasion, comme en témoigne ce prélude n°3, « Voiles », admirablement interprété par le pianiste.
Enfin, si Jacques Ibère (1890-1962) est quelque peu moins connu que son aîné, il a su cependant proposer de plaisantes « Histoires pour piano » qui, elles aussi, témoignent de ce legs debussyste pour des tableaux musicaux élégants aux multiples couleurs.
Mais, la découverte viendra assurément de la suite japonaise composée par Hisadata Otaka (1911-1951) qui puise, elle aussi, à l’inspiration debussyste tout en déployant un univers chatoyant et enlevé propre à son pays lors de ses fêtes traditionnelles.
Au final, le mélomane aura le sentiment d’avoir fait un très beau voyage grâce à l’élégance et au raffinement du pianiste Ryutaro Suzuki, voyage dont on ne revient pas toujours et qui se prolonge encore bien longtemps après les dernières notes jouées… Plaisir d’un piano empreint d’une belle nostalgie.

 

1893 Quatuor Varèse Dvořák, Puccini, Debussy, NoMad Music, 2019.

 


Le Quatuor Varèse a consacré son dernier enregistrement au quatuor à cordes au tournant de la fin du XIXe siècle. Un thème de prédilection, donc, pour cet ensemble largement salué. Trois compositeurs au programme, Dvořák, Puccini et Debussy, pour trois sensibilités au regard de ce genre musical initié par leurs aînés Haydn, Mozart et Beethoven. Contrairement à ce que le mélomane pourrait croire trop rapidement, les nouveautés s’immiscent subrepticement à l’annonce du siècle nouveau. L’Ensemble Varèse a ainsi imaginé une rencontre de ces trois compositeurs à partir de cette approche repensée de la musique de chambre. La séduction opère spontanément dès les premiers accords de ce premier mouvement du Quatuor n° 12 de Dvořák, un quatuor né aux États-Unis alors que le compositeur séjournait dans le Nouveau Monde, lieu également de sa fameuse symphonie du même nom. Confronté à de nouvelles expériences, le musicien exprime sa séduction face à ces immensités, mais, rapidement, cependant, l’âme tchèque pointe en des accents mélancoliques, une nostalgie parfaitement exprimée par cette symbiose émouvante des violons de François Galichet et Julie Gehan Rodriguez, et que viennent souligner l’alto de Sylvain Séailles et le violoncelle de Thomas Ravez dans leurs accents les plus graves avec subtilité et sensibilité.
Moins connu – si ce n’est sa reprise dans Manon Lescaut – le Quatuor Chrysanthèmes de Giacomo Puccini, un quatuor qui convie les instruments en un paysage sombre et tragique, l’œuvre ayant été composée par le musicien en hommage au duc d’Aoste. En un seul mouvement, le quatuor développe un lyrisme certain fait d’alternances entre accents graves et silences. Le contraste est d’autant plus saisissant avec la dernière œuvre inscrite dans ce programme inspiré, le bien connu et néanmoins merveilleux Quatuor en sol mineur opus 10 de Claude Debussy.
Le quatuor débute par des notes enlevées et animées, ainsi que le souhaitait le compositeur, un élan singulier et unique qui donne naissance à des thèmes qui reviendront subrepticement dans le reste de l’œuvre. Les couleurs contrastées sont parfaitement rendues par nos quatre musiciens mus par cette vivacité et cet élan initial avant les fameux pizzicati du mouvement suivant, au rythme vif et d’une modernité surprenante pour cet unique quatuor composé en 1893. L’alto se fait longue méditation au mouvement suivant, relayé par des violons rêveurs servant ce songe propre à Debussy, paysage sonore dont l’atmosphère clair-obscur se retrouvera dans un certain nombre de ses autres compositions.
La complicité et le partage de ces pages inspirées témoignent assurément de la qualité du Quatuor Varèse, quatre musiciens talentueux comme l’atteste ce beau programme.

 

« Royal Throne of Kings: Ralph Vaughan Williams and Shakespeare », James Ross, Kent Sinfonia, Eloise Irving, Malcolm Riley, CD, Albion Records, 2024.
 


C’est un souffle shakespearien qui inspira manifestement le compositeur anglais Ralph Vaughan Williams dont nous pouvons découvrir pour la première fois par cet enregistrement les œuvres représentatives dirigées par le talentueux et fougueux chef d’orchestre James Ross. L’album Royal Throne of Kings paru chez Albion Records parvient en effet à restituer l’univers foisonnant du Barde d’Avon, l’un des plus grands poètes et dramaturges. Ralph Vaughan Williams (1872-1958), petit neveu de Charles Darwin, a toujours su puiser dans les us et coutumes de son pays natal – il est né dans le Gloucester – ainsi que dans le vaste répertoire culturel proposé par l’œuvre de William Shakespeare.
Le raffinement et l’élégance de la composition de Vaughan Williams où surgissent de manière récurrente des réminiscences épiques, voire antiques, s’apprécient dès la première œuvre proposée dans cet enregistrement, « My Kingdom for a Horse », une pièce enlevée, inspirée de « Richard III », qui pourrait tout aussi bien accompagner un film de cape et d’épée…
Mais que le mélomane ne se méprenne pas, le compositeur britannique, sous la baguette précise et exigeante du chef d’orchestre dirigeant le Kent Sinfonia, sait offrir également des compositions dramatiques et profondes ainsi qu’en témoigne la Henry IV Suite d’une élégance propre au théâtre élisabéthain. Cette fresque historique restitue sur le plan sonore la poésie shakespearienne, ponctuée du choc des batailles… La Stratford Suite ouvre, quant à elle, solennellement sur un lyrisme certain, qui n’est pas sans inclure des références à des danses anciennes. Portées par des harmonies modernes, Vaughan Williams parvient à restituer ce souffle immémorial où pointent quelques belles évocations, telle cette toujours émouvante chanson d’amour du XVIe s. Greensleeves…
Nombreuses seront les découvertes offertes par cet enregistrement inspiré et conduit de main de maître par James Ross et le Kent Sinfonia, une évocation sensible et remarquable de deux géants de la culture britannique.


Marie Ythier "Le violoncelle en partage" Cd, B records, 2024.
 


 

Ce sont trois artistes contemporains que la violoncelliste Marie Ythier réunit dans ce disque. Contemporains tout d’abord, car le plus âgé d’entre eux n’a pas quarante-cinq ans. Contemporains ensuite, car leur musique est résolument moderne. Contemporains enfin, et surtout, car leurs œuvres sont un reflet fidèle de la production musicale européenne actuelle.
Ce sont des œuvres de commande, fruit d’un travail entre les compositeurs et l’interprète Marie Ythier, sous l’égide de la célèbre Fondation Royaumont.
L’enregistrement s’ouvre par la Fotografie rarissime di angeli, pièce soliste pour violoncelle de Matteo GUALANDI (né en 1995) qui rappelle dans sa forme la Suite, genre qui, si on omet Britten, n’avait pas à notre connaissance été revisitée depuis le début du XXe siècle. Ses cinq mouvements, outre qu’ils dénotent une maîtrise remarquable des possibilités harmoniques du violoncelle, développent une grande variété de timbres et de styles, le tout animé d’une grande modernité, n’excluant pas, ici ou là, des accents baroques hérités d’un Bach ou d’un Corelli.
De l’un, l’autre, pièce pour violoncelle et ensemble, d’Augustin BRAUD continue le programme. L’auteur y montre une grande qualité d’écriture en présentant une nouvelle facette de son instrument: là où Gualandi semblait explorer les possibilités d’effets - et même de bruitage, Braud assigne au violoncelle toutes les fonctions musicales, puisque l’instrument est à la fois chant et contre chant, soliste et chambriste.
Quant à Bastien DAVID, et son Ombre d’un doute, pour deux violoncelles et orchestre, son travail de la matière tend plutôt vers le concerto grosso, où les parties solistes, très aériennes, émergent de la fusion des timbres de l’orchestre comme des volutes de fumée diaphanes. Les deux violoncelles s’y équilibrent avec force dans une pièce très “atmosphérique”.
L’interprétation de Marie Ythier est jubilatoire: qu’il s’agisse de certains passages de la fotografie aux relents assumés de hard rock, ou des langueurs quasi impressionnistes de l’Ombre d’un doute, on sent un plaisir de jouer de tous les instants, plaisir communicatif…

Les trois compositeurs questionnent les rapports entretenus par l’instrument soliste et l’orchestre, par l’individu et le groupe. On le savait depuis le baroque, le violoncelle est un instrument soliste de tout premier ordre. Ce disque nous rappelle aujourd’hui que c’est aussi un instrument d’une grande modernité.
 

Romain Bastide

 

Trio Arnold et divers. R.Strauss. Quatuor pour piano et cordes. CD, B-records, 2024.
 

 

S’il est une partie méconnue de l’œuvre de Richard Strauss, ce sont bien ses compositions pour musique de chambre ; ainsi, si le Chevalier à la Rose, Till l’Espiègle ou, bien sûr, Zarathoustra font partie de la discothèque de tout amateur éclairé, et sont même, en partie, passées dans le patrimoine commun populaire, on oublie souvent que, derrière l’orchestrateur de génie (ses “Poèmes symphoniques” en témoignent), se cache aussi un compositeur plus intimiste, et très à l’aise dans les formations plus restreintes. Le présent disque, qui regroupe le quatuor pour piano et cordes op.13 et un arrangement des Métamorphoses pour septuor, en est la parfaite illustration.

L’op.13, est une œuvre de jeunesse (Strauss a tout juste 20 ans lorsqu’il le compose), et l’influence de Brahms (qui s’étend alors sur toute la jeune génération des compositeurs allemands, bien que battue en brèche par l’émergence de la popularité de Liszt et Wagner) s’y fait grandement sentir : emploi très fréquent de la sixte, association réussie de rythmes binaires et ternaires, opposition entre instruments à archet et piano… Mais c’est aussi, et déjà, une œuvre accomplie : équilibre remarquable entre les quatre parties, grande amplitude des nuances, virtuosité parfaitement dosée… On cherchera en vain les lourdeurs et les maladresses qui ternissent souvent les compositions précoces des compositeurs de l’époque.
Tout est ici maîtrisé, de la fougue du premier mouvement au quasi-psychédélisme du Finale, en passant par le lyrisme délicat de l’Andante… On sent encore, bien sûr, l’inévitable influence des romantiques allemands ses prédécesseurs, Brahms et Schumann en tête, mais déjà quelque chose semble naître : le langage bien particulier de Strauss, celui que l’on retrouvera dans ses œuvres lyriques mais dont le germe est déjà présent dans le quatuor.
A noter aussi que l’extrême difficulté technique de la partie pianistique nous révèle à quel point le compositeur devait être un excellent pianiste, et à quel point il devait être familier des possibilités harmoniques qu’offrait l’instrument.
Cet aspect méconnu de Strauss est ici retranscrit avec brio par le pianiste Nathanaël Gouin, et le trio Arnold, qui, après leur enregistrement consacré au quatuor n°47 de Schumann, nous régalent avec cette œuvre de Strauss inattendue et injustement méconnue.

S’en suivent les célèbres Métamorphoses, prévues pour 23 instruments à cordes, et ici, arrangées en septuor. Cette réduction permet une souplesse, une légèreté et une flexibilité que n’offrait peut-être pas l’originale. C’est cette fois une œuvre de vieillesse (Strauss a 81 ans lorsqu’il la compose en 1945). C’est aussi une œuvre plus sombre, composée d’un seul mouvement d’un adagio étirant sa gravité sur une trentaine de minutes, sans doute dictée au compositeur par l’émotion d’une Allemagne dévastée. Les cordes, ici, se font plaintives, fiévreuses, crépusculaires… Le septuor marque le retour du compositeur à la musique purement instrumentale, et sa mise en parallèle avec le quatuor vient en souligner toute sa pertinence.
Un enregistrement qui permet de découvrir une facette méconnue de Richard Strauss, et rappelle avec maestria l’éclectisme de ce compositeur.

 

Romain Bastide

 

Mozart « Le Devoir du premier commandement » (drame sacré), Ensemble Il Caravaggio, dirigé par Camille Delaforge, Chapelle Royale de Versailles, Label CVS, 2024.

 

 

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Iberia de Guillaume Gibert - CD Autoproduction, 2024.
 


Il est toujours prodigieux de pouvoir vivre et partager la passion d’un artiste pour son instrument et ses œuvres de prédilection. C’est le pari proposé par Guillaume Gibert pour son deuxième opus autoproduit avec ces dix magnifiques pièces puisées dans le répertoire de Llobet, Albeniz et Rodrigo, trois maitres espagnols de la guitare.
L’esprit de la danse et de la passion traverse et s’impose dans l’exercice périlleux du soliste dans l’interprétation de pièces toutes plus exigeantes les unes que les autres. L’équilibre fragile entre technique et expression, une contrainte fondamentale, qui exprime tout de l’âme de l’interprète, est ainsi la composante cardinale du fil conducteur. Et ici, Guillaume Gibert dévoile durant sa lecture d’Albeniz l’humilité et la flamme dans le Cantos de Espana, la poésie et la grâce dans les Sevilla et Mallorca, la fougue et la séduction dans les Torre Bermeja. Ses Variaciones sobres un tema de Sor de Llobet rendent avec justesse la souplesse d’une mélopée pleine de grâce et de profondeur dans ses propositions diaprées.
Le final consacré à Rodrigo, entre les Très Piezas Espanolas et Invocacion Y Danza,dit tout de la générosité et de la beauté de cette écriture lyrique spécifique à la guitare dans laquelle la ligne de basse devient l’élément principal. Ainsi, Gibert nous invite à l’immersion dans un univers maîtrisé et porté avec conviction et authenticité. Son timbre va à l’essentiel, son jeu évite l’exagération virtuose creuse de sens. Son interprétation sincère et intègre est un hommage empreint de profondeur. Un bel enregistrement que chacun aura le plaisir à découvrir.

 

Jean-Paul Bottemanne
 

« Frédéric Chopin - Les Nocturnes secrets - vol 1 » Nicolas Horvath (piano), premiers enregistrements mondiaux, CD, Collection 1001 Notes, 2024.
 


La toute dernière parution discographique du talentueux pianiste Nicolas Horvath, bien connu de nos lecteurs, nous convie à un dialogue d’une rare intériorité avec Frédéric Chopin. Il s’agit du premier volume d’une intégrale des Nocturnes de Chopin qui débute sous de bons augures puisque Nicolas Horvath livre en effet avec cet enregistrement le fruit d’une longue et mûre réflexion sur ces Nocturnes qui inspirèrent tant les Romantiques et en premier plan les compositeurs tels John Field précurseur de cette forme, Chopin ou encore Liszt. Le mélomane redécouvrira avec enthousiasme cette forme musicale si chère au compositeur polonais qui put à cette occasion instiller toute la sensibilité et les émotions qui le caractérisaient.
La pénombre propice au calme et à la contemplation font naître des palettes sonores dont Nicolas Horvath a su s’emparer avec une rare réussite, délaissant la virtuosité dont il est capable pour lui préférer la poésie et le rêve omniprésents. La richesse de jeu de ces Nocturnes apparaît dès la première œuvre interprétée, cet émouvant Nocturne Opus 72 n°1 où sourdent les sentiments de cette âme polonaise passionnée. Le célèbre et néanmoins toujours aussi bouleversant Nocturne n° 20 sous les doigts de Nicolas Horvath dévoile un pan de ce que la passion nostalgique peut inspirer à l’égard de la jeune étudiante Constance Gladkowska que Chopin amoureux rencontra au conservatoire…
Mais le charme de cet enregistrement ne se limite pas à ces délicates interprétations, ce qui serait déjà très appréciable. Le pianiste inspiré a également souhaité pour cet enregistrement réunir des versions alternatives souvent inédites, versions corrigées et améliorées par Chopin lui-même à partir de partitions de ses meilleurs élèves. A l’image des multiples variations sur la lumière d’un Claude Monet, le charme opère avec ces vibrations infimes qui suggèrent autant de nuances que d’inflexions poétiques. Ce regard porté sur un répertoire pourtant tant arpenté laisse l’impression de retrouver la fraîcheur d’une première découverte, alchimie quasi impossible à réaliser et pourtant atteinte par Nicolas Horvath.
 

« HAYDN - Intégrale des Trio avec flûte Les curiosités esthétiques » - Jean-Pierre Pinet - CD, Label EnPhase, 2024.
 


Redécouvrir les Trios avec flûte de Haydn est toujours un enchantement, surtout lorsque l’enregistrement est le fait de musiciens inspirés tels que ceux de l’ensemble dirigé par Jean-Pierre Pinet (flûte traversière) accompagné de Valérie Balssa au même instrument et Cyrielle Eberhardt au violon, Cécile Verolles et Étienne Mangot pour le violoncelle et Aline Zylberajch, enfin, au pianoforte. Autant dire de suite que cette intégrale des Trios avec flûte emporte l’adhésion tant le grand maître de la musique de chambre se trouve honoré par cette interprétation à la fois alerte et délicate. C’est cette même délicatesse qui inspira en son temps le compositeur installé à Londres où la flûte jouissait d’un attrait certain auprès de l’aristocratie. La modernité des créations de Haydn n’a cessé depuis d’inspirer compositeurs et mélomanes jusqu’à nos jours. Une aisance tant pour les instruments à cordes qu’à vent qui n’a eu de cesse de retenir toujours et encore l’attention, chaque œuvre manifestant cette alliance rare de la légèreté et de la virtuosité. Les « Trios de Londres » ne font pas exception dans cette interprétation témoignant de la maîtrise et de l’accord parfait entre les musiciens afin d’enserrer de la plus belle manière cette intime conversation entre les deux flûtes. Conversations feutrées ou manifestations enjouées alternent avec ces Trios scandés parfois par l’humeur un brin facétieux du compositeur. Cette humeur enjouée que le mélomane percevra aisément participe de ce plaisir à gouter chaque œuvre comme le renouvellement d’un plaisir sans entraves. C’est ce paysage musical qui compose ce coffret réservant également des instants d’une grande intériorité où les interrogations de l’âme pointent discrètement. On l’aura compris, cette intégrale procurera bien des plaisirs au mélomane épris de grâce, ainsi qu’il résulte de ces pièces inspirées par un langage harmonique alliant rigueur et légèreté de la plus déconcertante manière !
 

Quatuor Tchalik Ravel/Lyatoshynsky. CD, Label Alkonost, 2024.

 


C’est un retour aux sources que les membres du quatuor Tchalik opèrent sur ce (déjà !) 5e album, en mettant à l’honneur les quatuors à cordes n°2 op. 4 et n°3 op.6 de Boris Lyatoshynsky (1895-1937), compositeur ukrainien dont ils partagent les origines.
Lyatoshynsky n’est peut-être pas le nom qui vient en premier à l’esprit des amateurs de musique de chambre lorsque l’on évoque le quatuor à cordes, genre auquel on associe plus volontiers un Haydn, un Mozart ou un Beethoven des dernières années. C’est pourtant une très belle découverte que ce compositeur dont l’histoire et le style sont indissociables de la double l’influence des grands classiques Russes, de Borodine à Rimsky-Korsakov d’une part, et du folklore Ukrainien d’autre part.
Ces deux quatuors, composés dans les années 1920, lors d’une brève période d’embellie pour la culture et l’art ukrainien, témoignent de la part de leur auteur d’une parfaite maîtrise formelle au service d’une veine mélodique et mystique toute slave.
Des mouvements contrastés, où le lyrisme le dispute à l’expressivité chromatique, et habités par des thèmes rugueux, à l’écriture atonale, aux busques variations rythmiques, font de ces deux quatuors en général, et de l’op 6 en particulier, une œuvre empreinte d’un puissant contraste, entre folklore et modernisme. Quoiqu’une trentaine d’années seulement séparent ces deux opus des quatuors de Debussy et de Ravel (déjà révolutionnaires en leur temps), il semble y avoir un monde de différence entre la production de ces maîtres français et celle de Lyatoshynsky.
C’est d’ailleurs sans doute afin de souligner ce contraste que le quatuor Tchalik a décidé de faire figurer aussi en ouverture de cet enregistrement le quatuor de Ravel. L’idée est heureuse en ce qu’elle offre, par sa juxtaposition avec l’œuvre de Lyatoshynsky, une nouvelle lecture de ce chef d’œuvre, que l’on a peut-être trop facilement tendance à mettre dans l’ombre impressionniste de son ainé Debussy
On ne présente plus le quatuor Tchalik, ces quatre frères et sœurs franco-russes qui nous démontrent depuis plus de dix ans dans l’Europe entière que le talent est parfois une affaire de famille. Qu’il nous suffise de dire ici que l’alchimie fraternelle fonctionne encore une fois à plein, et que l’âme slave qui habite l’œuvre de Lyatoshynsky est rendue dans ce très beau disque avec verve et lyrisme par une interprétation impeccable. Un retour aux sources réussi, et un compositeur à découvrir.

 

Romain Bastide

 

Ensemble Stravaganza - "Biber, Schmelzer, Mealli, Böddecker" - NoMadMusic, 2023.
 

 

L’ensemble Stravaganza nous surprend, une fois de plus, avec ce quatrième et très bel enregistrement offrant un éclairage nouveau sur ce que l’on savait, ou que l’on croyait savoir, du baroque. L’album réunit quatre compositeurs de la fin du XVIIe siècle du nord de l’Europe - Biber, Schmelzer, Mealli et Böddecker- une époque où la musique est dominée par la querelle entre musiciens français et italiens ; Un choix d’œuvres avec pour fil conducteur une basse continue en ostinato (assurée par l’orgue ou le clavecin) et survolée par une partie soliste virtuose, à l’exubérance rare chez les compositeurs du nord.
Cette construction monodique, héritée de Monteverdi et caractéristique de la première période baroque, offre par son architecture simple une grande souplesse et laisse une place de choix à l’inventivité des thèmes et à l’expressivité de l’interprétation. L’accompagnement n’était, en effet, à l’époque qu’indiqué aux exécutants, et il n’était pas rare d’entendre ces derniers développer la monodie en improvisation, comme le ferait, plus proche de nous, un musicien de jazz sur une grille d’accords.
Cette spontanéité des premières œuvres baroques est ici magnifiquement rendue, et nous offre cette belle impression d’assister, sinon à la naissance, du moins à la maturation d’un style et d’une esthétique, tant les sonates d’un Biber ou d’un Maelli semblent faire le trait d’union entre la monodie épurée des opéras de Monteverdi et la pleine polyphonie des maîtres du baroque tardif.
On l’aura compris : on ne trouvera pas ici la puissante charpente harmonique des œuvres de Rameau, ni le fourmillement merveilleux des Brandebourgeois ou de l’art de la fugue, mais on (re)-découvrira, en revanche, une facette souvent un peu éclipsée du baroque, une facette intime, et qui laissait aux interprètes une place de choix.
Cette opportunité a du reste été saisie avec allégresse par les musiciens de Stravaganza. Cet ensemble à géométrie variable, réuni autour de Domitille Gilon au violon et Thomas Soltani au clavecin, s’est adjoint pour ce disque d’un théorbe, d’un orgue et d’une viole de gambe. Des sonorités douces et feutrées, idéales pour l’ostinato à la basse continue, et qui servent parfaitement le lyrisme délicat de ces œuvres.
 

Romain Bastide

 

SHIRUKU. Canticum Novum. Sur la route de la soie. CD, Editions Ambronay, 2024.
 


Ce disque est avant tout une rencontre. Une rencontre entre l’ensemble stéphanois Canticum Novum, qui depuis bientôt 30 ans fait vivre et revivre les musiques anciennes et les musiques du monde et trois musiciens traditionnels japonais. On ne sera donc pas étonnés de retrouver, aux côtés des vièles et des luths, un shakuhachi (flûte droite japonaise) ou un shamisen. On ne sera pas étonnés non plus, d’entendre succéder à des chants de l’Espagne d’Alfonso X el Sabio ou à des romances séfarades turques des airs de la cour impériale japonaise du Xe siècle. Car, et on nous pardonnera l’image un peu convenue, ce disque est plus qu’une rencontre, un voyage.
Shiruku veut dire Soie en japonais. Et c’est sur la Route de la Soie que cet ensemble nous emmène. Une Route de la Soie qui, avant d’être une voie commerciale, serait un chemin de traverse entre les cultures et les musiques. Un chemin qui nous mènerait d’ouest en est. D’Europe occidentale aux confins de l’Asie, avec un crochet par l’Atlas berbère. Un chemin que l’on suivrait comme l’on suit une portée musicale, en laissant aller le tempo. Où le voyage en lui-même compterait autant, sinon plus, que la destination. 1000 ans de musique traditionnelle sont traversés dans ce disque, et trois continents y sont représentés. Autant de cultures que de morceaux, autant d’harmonies que de pistes. Canticum Novum nous a habitués à ces pérégrinations musicales à travers les siècles et les pays. Mais l’heureuse adjonction des instruments traditionnels japonais est un pari réussi. Car si les 19 pistes, chantées ou instrumentales, qui composent cet album sont toutes bien ancrées dans une culture et une époque propres à chacune, l’ensemble dégage une remarquable homogénéité que renforce l’osmose entre les musiciens.
Le fil conducteur, fin et solide comme un fil de soie, de ce disque est la volonté d’explorer et de confronter musiques et instruments afin d’en extraire aussi bien ce qui les distingue que ce qui les rapproche. Un disque loin de ne s’adresser qu’aux amateurs de musiques du monde.

Romain Bastide

 

 

Granjon-Cabasso. Schumann « Chant du Crépuscule » CD, éditions Paraty, 2023.
 


« Dammerung », le crépuscule. Si ce terme aux accents wagnérien est bien connu des inconditionnels de la tétralogie du maître de Bayreuth, il convient aussi parfaitement, sous les doigts d’Ariane Granjon (violon) et Laurent Cabasso (piano), à l’évocation des dernière années – tragiques - de Schumann à Düsseldorf.
Nous sommes à l’automne 1853, dans la bouillonnante cité rhénane. Schumann, malade, victime d’acouphènes, donne, avec l’énergie du désespoir, la sonate n°2 pour violon et piano (op 121) Interprétée par sa femme Clara et son ami J. Joachim ; celle-ci sonne comme un chant du cygne pour le compositeur.
Alliant une profonde mélancolie à une ampleur peu fréquente pour ce genre de pièce, la sonate en ré mineur, par le retour discret, mais fréquents des motifs mélodiques, offre une poésie complexe et nostalgique, typique du compositeur, tandis que le lyrisme qui se dégage du lento et du scherzo ne sont pas sans rappeler les quatuors à cordes tardifs de Beethoven. A cet opus 121, Ariane Granjon et Laurent Cabasso font succéder deux mouvements : la sonate F.A.E, œuvre collective, fruit de la collaboration du couple Schumann avec le compositeur Albert Dietrich et le tout jeune Brahms. A noter pour l’anecdote que F.A.E signifie en écriture musicale Fa La Mi, mais peut aussi se lire « Frei Aber Einsam / Libre mais seul », devise de Schumann. On retrouve ensuite la Sonate n°3 pour violon en La mineur, réécriture, de la main du seul Schumann, de la F.A.E. Une œuvre d’autant plus bouleversante qu’elle est sa dernière pièce vraiment achevée, et que son flamboyant dernier mouvement prend dès lors une tonalité tragique pour qui connaît la suite de la vie du compositeur, qui sombrera dans la folie et l’abattement quelques mois plus tard.
Enfin, il est impossible d’évoquer les dernières années de Schumann sans évoquer celle qui fut sa femme pendant près de 15 ans : la compositrice et pianiste Clara. Les interprètes ont eu l’excellente idée de conclure cet enregistrement, décidemment généreux », par 3 Romances, opus 22, qui viennent sonner un peu comme une dernière éclaircie dans le crépuscule de Schumann. Ariane Granjon et Laurent Cabasso, par leur jeu toujours juste, semblent recréer l’alchimie musicale que l’on imagine avoir régné entre Robert et Clara Schumann, et nous propose un voyage doux amer vers les bords du Rhin, dans l’intimité de l’un des couples les plus marquant de l’histoire de la musique classique.
Au final, cet enregistrement, qui pourrait sembler de prime abord hétéroclite, offre une vision très représentative de cette période tragique pour le compositeur comme pour ses proches, et témoigne de la forte personnalité artistique du compositeur que fut Schumann.

 

Romain Bastide

 

Zbigniew Preisner - « Melancholy » - vinyle & Digital, 2024.
 


Lorsque le silence donne naissance à la musique, le souvenir à la présence, la fugacité à l’éternel présent, ce voyage d’une vie prend alors la forme d’un album, le dernier album « Melancholy » du grand compositeur polonais Zbigniew Preisner. Que l’on se rassure, l’homme n’a pas sombré dans la dépression mais dans cet état naguère prisé des artistes qui détaille les nuances des couleurs, affine les perceptions jusqu’aux plus infimes d’entre elles. Dès lors « Melancholy » déploie une riche palette sonore en une apparente sobriété entre notes instrumentales et électroniques, une épuration propice à la méditation, à ce transport onirique où pointent, ici où là, des accords de saxo, violon et orgues, ambiances quelque peu sombres parfois mais qui font toujours sens. Cinq étapes composent ce dernier album : Le royaume de l'imagination ; Conservé en mémoire ; Dans le magnifique pays des rêves ; Conversation inachevée et Requiem pour le monde. Au-delà des tréfonds de cette mémoire, Preisner puise à ce qui fait sens et perdure malgré les vicissitudes. Quelques réminiscences suggèrent que toujours la musique fera sens – à la différence du bruit omniprésent - tant que nous serons sensibles à ses silences… (lire notre interview)

 

Pierre-Henri Xuereb, Six Suites(BWV 1007 à 1012), J.S.Bach, Indésens Calliope, 2023.

 


Sans doute plus qu’aucune autre œuvre pour cordes seules, les Six Suites pour violoncelle de Bach ont marqué durablement, par leur prodigieuse inventivité et la vive sensibilité qui s’en dégage, l’histoire de la musique classique, du Baroque à nos jours.
Œuvres de la maturité (Bach, dans sa trentaine, est alors maître de chapelle à Köthen), écrites en parallèle avec, excusez du peu, le Clavier bien Tempéré et les Brandebourgeois, les Suites nous dévoilent un Bach presque intime, où l’art de la polyphonie et du contrepoint semblent s’éclipser un bref instant, comme pour laisser place à une conversation privée entre le compositeur et son instrument.
Si le succès de cette œuvre ne s’est jamais démenti depuis son exhumation au XIXe siècle, et si l’auditeur actuel en retrouve régulièrement un prélude ou une sarabande au cinéma ou ailleurs, on ignore généralement que ces Suites n’étaient pas nécessairement prévues par le compositeur pour le violoncelle spécifiquement, mais aussi, et plutôt pour tel ou tel de ces instruments baroques, proches du violoncelle, qui n’ont pas survécu à la période classique.
Pierre-Henri Xuereb prend justement dans ce magnifique triple CD le parti de nous offrir l’œuvre du maître sur ces instruments injustement oubliés : Alto baroque, Viole d’amour, alto-philomèle, des instruments qui permettent à l’interprète de « coller » au plus près de l’œuvre originale.
Les premières mesures du prélude qui ouvrent le disque à la viole d’amour dérouteront peut-être d’abord un habitué de Rostropovitch ou de Tortelier. Mais très vite ces choix d’instruments anciens donnent aux célèbres Suites un éclairage nouveau : la ronde profondeur du violoncelle fait place à la légèreté et au brillant de ces instruments méconnus, pour mettre en valeur une nouvelle facette de cette œuvre pourtant si familière, et que l’on se surprend à redécouvrir.
C’est donc une quasi-relecture de ces Suites que nous offre P-H Xuereb, sur quatre instruments de timbre différents : aussi les 6 pièces peuvent-elles s’écouter d’une traite, sans impression de redondance. L’interprétation de l’instrumentiste, qui tire parti de la spécificité de chaque instrument, renforce encore ce sentiment de variété.
Un disque qui offre une très belle alternative aux plus célèbres enregistrements des Six Suites, démontrant une fois de plus qu’après plus de trois siècles, Bach sait encore nous surprendre. Et nous ravir.

 

Romain Bastide

 

Paris 1900. L’art du piano. Laurent Wagschal. Calliope, 2023.
 


« Paris 1900. L’art du piano ». Le titre est à lui seul un programme : celui d’explorer le prodigieux vivier musical qu’a constitué le répertoire pour piano de la capitale à la charnière des XIXe et XXe siècles. Un voyage entre romantisme et modernité, servi ici de main de maître par le toujours étonnant Laurent Wagschal.
Après trois opus en duo (avec cornet, flûte puis hautbois) sur le même thème, c’est en solo que Laurent Wagschal réitère, et confirme son goût pour les compositeurs et les compositrices français méconnus.
Et si l’on retrouve les piliers du genre pianistique de l’avant-première Guerre mondiale, avec les incontournables Debussy, Satie, Fauré et Ravel, l’interprète rend aussi hommage à ces noms tombés dans un oubli aussi injuste qu’injustifié, des artistes qui pourtant illustrent à merveille l’école française de l’époque.
Le disque s’ouvre ainsi avec l’« Automne » op.35, de la protégée de Bizet, Cécile Chaminade, pièce au lyrisme brillant, et qui, par ses accents romantiques et sa couleur impressionniste, donne magistralement le ton du reste du disque.
Ton qui se prolonge avec deux autres musiciens à remettre d’urgence au goût du jour : Gabriel Dupont et son « Clair d’étoiles » tout en délicatesse, et surtout Déodal de Severac, et son « Menestrier et glaneuses » (notre coup de cœur de ce disque avec Chaminade) pièce tout en contraste et d’un exotisme remarquablement moderne.
Florent Schmitt et Madame Mel Bonis sont, enfin, les deux derniers compositeurs rares de ce disque et ont la lourde tâche de venir le conclure, ce dont ils s’acquittent avec brio.
Pour lier entre elles ces belles (re)découvertes, l’interprète a choisi de les mélanger avec quelques incontournables du piano de l’époque : on y retrouvera par exemple avec bonheur la 1ère Gymnopédie, ou une interprétation impeccable de la Suite Bergamasque.
De grands classiques et de belles pépites, donc, au programme de ce disque, qui parvient à nous donner une idée solide du bouillonnement pianistique du Paris de l’époque, entre post romantisme, néo-classicisme, et impressionnisme.
Laurent Wagschal distille ici un jeu tout en maîtrise et en subtilité, à la confluence des genres et qui sert merveilleusement ces grands compositeurs novateurs. Et l’on se prend à rêver que ces artistes à qui le temps n’a pas rendu justice retrouvent bientôt, sous les doigts de cet interprète, toute la place qu’ils méritent…

Romain Bastide

 

 

« Poésie Française ». Roxane ELFASCI (guitare). Amigo, 2023.
 


Il n’est jamais évident pour un artiste de trouver sa place et sa voie dès un premier disque. Cela ne semble pourtant avoir posé aucun problème à la guitariste Roxane ELFASCI dont le premier opus « Hommage à Debussy » (2021) avait révélé une musicienne de grand talent autant qu’une interprète délicate. Après s’être consacrée à la sonate n° 4 pour orgue de Bach (2022), Roxane Elfasci revient à la mise à l’honneur de nos compositeurs nationaux avec le très réussi « Poésie Française » (Amigo, 2023).Reprenant le principe d’arrangement pour deux guitares, l’artiste revisite quelques grandes œuvres de la musique française, avec des noms attendus, comme Debussy, Saint Saens, ou Satie, mais aussi, quelques surprises, comme Edith Piaf, et Arnaud Dumont. Aux classiques Cygne et à la Gymnopédie n°1 succèdent ainsi une interprétation rafraîchissante de La foule, et de l’Hymne à l’amour. Un disque varié, donc, même si le fil conducteur reste bien présent du début à la fin. Nous donnerons une mention spéciale pour les Romances sans paroles n°1 et 3 de Fauré, magnifiques.
A noter que le disque se conclue par la belle découverte d’une Marseillaise, d’après Baden-Powell, aux accents étonnamment pacifiques. Les arrangements pour guitares, signés de l’artiste pour la plupart, dénotent une parfaite maîtrise de l’instrument et un goût très sûr.
Un très beau disque au final, et une artiste à suivre de près.

 

Romain Bastide

 

« Dmitri Shostakovich - Works Unveiled » Nicolas Stavy (piano), Format SACD Hybrid, BIS, 2023.
 


C’est à une véritable enquête sur la composition de Dmitri Shostakovich (1906-1975) à laquelle s’est livré le pianiste Nicolas Stavy, toujours très apprécié et bien connu de nos lecteurs. Le prolifique compositeur russe n’avait en effet pas pour habitude de revenir sur ses oeuvres, préférant une perpétuelle progression quitte à reprendre des thèmes et idées pour des créations ultérieures. Aussi, cet enregistrement constitue-t-il un tableau particulièrement intéressant du laboratoire de la création de Shostakovitch, et ce, d’autant plus que ces oeuvres sont pour la plupart révélées par cette bienheureuse initiative.
Les quatre courtes pièces composées en 1919 à l’âge de treize ans témoignent de la précocité du musicien, des pièces où s’immiscent tout aussi bien des influences de son compositeur favori Chopin qu’une intériorité personnelle en germe qui ne demandait qu’à s’épanouir par la suite.
Nicolas Stavy parvient à rendre idéalement cette nostalgie perlée d’espérances du jeune Shostakovich qui par ailleurs fait la démonstration dans ces pièces d’une virtuosité certaine manifestée par des cascades d’arpèges. L’intériorité qui se dégage précocement de ces pièces récemment redécouvertes impressionnera le mélomane tout autant qu’elle attirera l’attention de tout pianiste.
Ce disque sera également l’occasion d’écouter un travail abandonné du compositeur avec cette sonate pour violon et piano en sol mineur dont les fragments réunis pourront sembler familiers, à juste titre, puisque Shostakovich les remploiera pour sa Dixième Symphonie. Au final, cet enregistrement ne pourra que retenir l’attention, non seulement pour ce témoignage inspiré de la création du compositeur, mais également pour l’éventail particulièrement riche de cette puissance tour à tour contenue ou libérée.

 

« Chopin Études », Gwendal Giguelay, piano, CD, BY Classique Label, 2022.
 


C’est une interprétation très personnelle que livre le pianiste Gwendal Giguelay avec ce nouvel enregistrement des Études de Chopin. Une multiplicité de facteurs personnels a fait que la préparation de ce CD a dépassé pour Gwendal Giguelay le simple le cadre habituel d’un enregistrement et lui tint plus qu’à cœur. Un cœur de pianiste plus qu’exhaussé puisque le paysage pianistique complet proposé par les 24 Études de Chopin ne pouvait que parfaitement correspondre, l’œuvre du pianiste polonais se prêtant tour à tour aux élans fougueux, aux intériorités les plus recueillies sans oublier les rêveries amoureuses…
Gwendal Giguelay, pianiste aussi doué que doté de talents multiples, fait preuve ici pour cet enregistrement d’une aisance déconcertante dans ces œuvres certes connues mais que sa technique et son inspiration éclairent d’un nouveau souffle. Ses affinités avec l’improvisation ne pouvaient également que rencontrer l’inspiration de certaines de ces Études notamment cette Berceuse op. 57 qui vient conclure ce disque riche d’une belle intériorité et ciselé d’une délicate virtuosité notamment cette superbe Étude Op. 10, n°1 !

 

« Bach - Suites françaises » Pierre Gallon, clavecin, (2 CDs), Edition L’Encelade, 2022.
 


Avec ce délicat programme, le claveciniste Pierre Gallon nous transporte dans l’univers toujours merveilleux des Suites françaises de Bach que l’on pensait pourtant bien connaître et qui sous ses doigts prennent encore de nouvelles couleurs !
En un véritable tableau réunissant toutes les facettes de l’art du célèbre Cantor, ces Suites en apparence (seulement) moins complexes rivalisent pourtant de beauté avec les Suites anglaises, autres pièces de choix du compositeur allemand. Réunissant sur deux CD les Suites BWV 812 à 819, cet enregistrement témoigne de l’art de Bach à transmettre à ses élèves le legs du style français, une transmission à la fois émouvante et passionnante livrée par le compositeur allemand, et ici, parfaitement rendue. Sous les doigts inspirés de Pierre Gallon, la magie opère en effet avec ces notes ciselées au style à la fois noble et élégant où la danse s’invite dans la partition : Sarabande, Menuet, Gigue, Bourrée, Gavotte… Le clavecin flamand de notre musicien restitue cette alchimie et le mélomane imaginera sans peine Jean-Sébastien Bach installé à son propre instrument transmettant avec autant de joie que de talent ce savoir à ces enfants. Pierre Gallon fait la preuve avec cet enregistrement des plus réussis de l’art du grand Bach, un art qui n’a pas fini de nous émouvoir grâce à de telles interprétations !

 

Claudio Monteverdi - « Il Ritorno d'Ulisse in Patria » Stephane Fuget (direction et clavecin)- Ensemble Les Epopees, coffret 3 CD, Château de Versailles Spectacles, 2022.
 


C’est une version à la fois personnelle et colorée que nous livre avec cet enregistrement l’Ensemble Les Épopées sous la direction de Stéphane Fuget du premier opéra du grand Claudio Monteverdi (1567-1643) Il Ritorno d’Ulisse in Patria.
Avec ce véritable drame en musique, le compositeur italien a signé une œuvre qui enserre les fameuses scènes inspirées de la fin de l’Odyssée d’Homère en autant de petits tableaux sertis d’ornementations et de couleurs délicates. Enregistré à la Chapelle Royale du Château de Versailles, ce « Retour d’Ulysse » séduit incontestablement notamment pour son cadre intimiste, un véritable « théâtre en musique » ainsi que le souligne Jean-François Lattarico dans le livret.
Cette œuvre longtemps considérée comme perdue fut retrouvée à la fin du XIXe siècle, première étape d’une longue série de difficultés quant à la manière de la restituer, la partition présentant trois actes alors que le livret en comptait cinq… Cet opéra apparaît ainsi comme ourlé de mystères, ce qui ne sera pas sans offrir des attraits supplémentaires pour ce bijou ciselé abordé avec nuances et talent par les musiciens du présent enregistrement. Stéphane Fuget assurant la direction à partir de son clavecin a souhaité pour cette œuvre préfigurant l’opéra moderne et au carrefour du style ancien et moderne donner la priorité au déclamatif dans le récitatif. L’art du recitar cantando, une déclamation en musique, se généralise en Italie au début du XVIIe siècle et l’œuvre de Monteverdi signée dans les dernières années de sa vie (1640) en constitue une belle illustration parfaitement restituée par l’Ensemble dans cette version intimiste.

 

La Palatine - "Il n'y a pas d'amour heureux", CD collection Jeunes Ensembles d'Ambronay Éditions, 2022.
 


Voici le premier album de l’ensemble La Palatine créé en 2019, un CD placé sous le signe de l’amour. Mais, contrairement à l’idée reçue, ces amours ne sont pas toujours rayonnantes et après les affres de la passion, le désenchantement peut survenir ainsi que l’ont évoqué maints compositeurs de la musique italienne du XVIIe siècle. C’est à partir de ce programme tour à tour vif ou lancinant que les musiciens manifestement inspirés par ce programme riche et varié entraînent avec élan et générosité le mélomane dans ce parcours initiatique s’il en est !
Marie Théoleyre, soprano enchante dans l’émouvant Lamento de la Turque Zaïde de Luigi Rossi, un chant déchirant interprété avec passion. Autre moment d’anthologie avec le célèbre Lamento d’Ariane de Claudio Monteverdi, une plainte amoureuse funeste de la jeune fille du roi de Crète pleurant Thésée qui l’a abandonnée lâchement sur le rivage de son île…
Les affects amoureux alternent et se révèlent avec enchantement dans ce beau programme interprété avec brio par le jeune ensemble dont les instrumentistes talentueux (Noémie Lenhof viole de gambe, Nicolas Wattinne théorbe et guitare baroque, Guillaume Haldenwang clavecin & orgue, Musicien invité : Laurent Sauron percussions) permettent d’apprécier le large éventail de leur sensibilité musicale, avec en clin d’œil conclusif, un compositeur surprise pour un disque de musique classique !
 

« It's Not Too Late », album de Zbigniew Preisner & Lisa Gerrard, CD, 2022.
 


Cet album au titre prophétique « It’s not Too Late » et signé Zbigniew Preisner & Lisa Gerrard offre une alternative à la dépression mondiale que nous connaissons ces derniers temps… Alors que tout semble converger vers la destruction et le chaos, quelques voix s’élèvent, en effet, telle celle inoubliable de Lisa Gerrard sur la musique composée par le grand musicien polonais Zbigniew Preisner. Né du « hasard », il y a quelques années dans une petite synagogue de la ville de Bobowa à une centaine de km de Cracovie, cet enregistrement s’est progressivement matérialisé, recueillant les improvisations spontanées suscitées par ces lieux inspirés. Neuf compositions sont ainsi nées de cet émerveillement, des mélodies et des chants tour à tour contemplatifs, envoûtants, implorants, mais toujours nourris d’espérance. Lorsque la pénombre gagne, quelques notes égrenées du piano de Dominik Wania, du violoncelle de Magdalena Pluta, du saxophone de Jerzy Główczewski ou encore de l’inoubliable voix de Lisa Gerrard parviennent à illuminer le cœur ; l’espoir grâce à la beauté de l’art redevient possible, « il n’est pas trop tard » confient en musique nos musiciens inspirés…

Lire notre interview de Zbigniew Preisner

 

Orchestre de Picardie Arie van Beek, Brahms, transcriptions par Henk de Vlieger, CD, NomadMusic, 2022.
 


Sous la houlette de Arie de Beek, le très bel Orchestre de Picardie nous offre à travers cet enregistrement deux magnifiques transcriptions symphoniques du quintette opus 34 et de la Sonate n.1, opus 1 de Johannes Brahms. Deux orchestrations ici réalisées avec maestria par le compositeur néerlandais Henk de Vlieger, bien connu et reconnu pour ses arrangements d'œuvres du répertoire classique pour orchestre ou ensembles instrumentaux. Car sa réécriture fluide et équilibrée capte avec talent l'essence romantique intrinsèque de chacun des mouvements, révélant avec beauté chaque thème, restant fidèle à la couleur que Brahms aurait certainement pu imaginer lui-même. Le jeu de distribution instrumental dans un équilibre sans faille répond habilement à la mise en lumière de la distribution originelle. Et sans aucun doute, chacun sera subjugué de découvrir la puissance symphonique contenue dans ces deux très grandes œuvres de musique de chambre.
Ainsi, le quintette dont la genèse connut plusieurs versions pour finalement aboutir à la version pour cordes et piano, est parcouru de thèmes tous plus prenants au fil des mouvements. La force expressive qui l'habite s'impose ici dès les premières mesures et ne fait que grandir de par son orchestration symphonique dans un tourbillon enivrant de combinaisons toutes plus judicieuses et évidentes les unes que les autres, cela jusqu'au finale.
De même, la Sonate pour piano, qui alterne passages éclatants et instants d'introspection, proposant à la fois grandeur et pureté du geste, comme le très bel Andante, est donnée avec grâce, pudeur et élégance, se dévoile et amène, étreint et scintille.
Deux partitions de Brahms, finalement choisies à propos, et qui dans ces versions nouvelles ne perdent rien de leur attrait, sans pourtant éclipser l'original.


Jean-Paul Bottemanne

 

Orchestre Picardie Arie van Beek, Andriessen, Fauré, Ravel, CD, NoMadMusic, 2022.
 

 

C'est un programme de trois œuvres d’Andriessen, Fauré et Ravel, alliant modernité et référence au passé que Arie van Beek, à la direction de l'Orchestre de Picardie, nous propose au travers d'interprétations délicieuses et pleines de caractère.
L'ouverture sur les Variations sur un thème de Couperin de Hendrik Andriessen, œuvre concertante pour flute, harpe et orchestre à cordes de 1944 permet de projeter la lumière sur ce compositeur néerlandais du milieu du XXe, essentiellement connu pour Miroir de Peine. Variations qui ici sans ambages rendent notamment hommage aux formes du passé, dans l'utilisation fugace de rythmes de danses anciennes, mais proposent aussi et d'abord une partition toute en finesse et grâce, parfaitement maitrisée et trop rarement présente tant en concert ou enregistrement ; une partition de laquelle s'échappe un magnifique jeu autour du thème de Couperin sous les doigts du flutiste François Garraud et du harpiste Marcel Cara.
En poursuite, Le Pelleas et Melisande de Fauré, originellement écrit pour la pièce éponyme de Maeterlink, ici donné dans sa version en quatre parties, est quant à lui, un petit bijou avec son Prélude à la fois diaphane et mélancolique, sa Fileuse évocatrice d'une agilité infinie, sa Sicilienne si connue et la Mort de Mélisande, dernier numéro d'une intensité funèbre prenante.
Ravel, enfin, avec la suite orchestrale du Tombeau de Couperin, véritable chef-d’œuvre, initialement composé en hommage à des amis du musicien morts à la Grande Guerre, laisse l'auditeur dans l'envie de continuer plus encore cette exploration dans l'univers musical de ce début de XXe : Prélude enivrant, Forlane étourdissante, Menuet élégiaque, Rigaudon enlevé et pastoral.
Rien dans l'interprétation de ces trois pièces admirables n'est négligé ou surjoué, les nuances sensuelles et astucieuses sont rendues avec délicatesse. Un vrai plaisir d'écoute pour un instant d'éternité musical purement sensoriel et jouissif
 

Jean-Paul Bottemanne

 

Amir Tebenikhin piano Liszt, Rachmaninov, Debussy, Prokoviev, CD, Classical Records, 2022.
 


C’est l’admirable sonate en si de Franz Liszt qui ouvre cet enregistrement live datant de 2003 du pianiste Amir Tebenikhin, un enregistrement qui n’a pas pris une ride ! Ce morceau de légende auquel les plus grands pianistes se sont confrontés n’est en effet pas un exercice de style tant les difficultés abondent. Et notre pianiste de livrer une interprétation à la fois pleine de fougue et d’allant digne du célèbre virtuose hongrois.
Ce programme de haute volée se poursuit par un autre compositeur ayant également légué ses lettres de noblesse au prestigieux instrument avec Sergei Rachmaninov, lui-même pianiste virtuose. Sa sonate n° 2 en si bémol mineur en témoigne avec cette pièce à la fois méditative et bouillonnante en d’habiles transitions qu’Amir Tebenikhin sait à merveille rendre dans cet enregistrement.
Après quelques pages plus introspectives léguées par Claude Debussy – 3 préludes tirés du Livre II – ce disque inspiré se conclut par un autre morceau de bravoure, la fameuse Toccata op. 11 de Sergei Prokoviev, une pièce à la fois complexe et redoutablement virtuose pour laquelle notre pianiste se joue des difficultés avec une aisance déconcertante.
Un enregistrement à découvrir absolument chez Classical Records.

 

« Das Lied von der Erde » - Gustav Mahler - Version pour orchestre de chambre par Arnold Schönberg (1920), achevée par Rainer Riehn (1983), Stéphane Degout Baryton Kévin Amiel Ténor LE BALCON Maxime Pascal Direction Musicale, LE BALCON LIVE, B•RECORDS, CD, 2022.

 


« Le Chant de la Terre » élevé par Gustav Malher (1860-1911) au terme de sa vie compte parmi les œuvres les plus personnelles du compositeur. Grâce à la transcription épurée d’Arnold Schönberg et la direction manifestement inspirée de Maxime Pascal en la Basilique Saint-Denis, cette oeuvre d’une rare intériorité ne pourra qu’émouvoir le mélomane. Entre œuvre symphonique et œuvre vocale, le caractère singulier de cette composition tardive en 1908-1909 consiste en une succession de six lieder interprétés par deux solistes, pour le présent enregistrement le baryton Stéphane Degout et le ténor Kévin Amiel, tous deux transportés par le souffle puissant de cette œuvre. Cette allégorie du sens de la vie, réminiscences de ses joies comme de ses gouffres, repose sur six poèmes qui inspirent à cet homme meurtri par la vie (perte de sa fille emportée par la maladie et échec professionnel à l’Opéra de Vienne) une longue méditation alors que Mahler vient d’apprendre que sa santé même chancelait et l’empêchait de jouir pleinement de sa retraite dans ses Alpes chéries. Seul le travail de composition allait sublimer ces coups de couteau de la vie et les sublimer en d’immortels élans lancés sur la partition. Ce souffle puissant où chaque anxiété trouve ses échos dans la poésie chinoise des VIIe et VIIIe siècles, une poésie de l’époque des Tang, témoigne encore de la présence de l’orientalisme dans les arts en Occident à cette époque. Ce Chant qui s’élève de la terre connaît avec cet enregistrement une rare expressivité ainsi qu’une interprétation convaincante avec des solistes habités et des musiciens de l’ensemble Les Balcons transportés par ce maelstrom musical dont il est difficile de ressortir indemne…
A noter le très beau coffret qui accompagne cet enregistrement où chaque lied se trouve présenté en un carnet séparé et illustré avec esthétisme.

 

« Rachmaninov (1873-1943) » Jean-Paul Gasparian (piano), CD, Label Evidence, 2022.
 

 

Le pianiste Jean-Paul Gasparian s’est saisi dans ce bel enregistrement de la musique aussi puissante que mélancolique du grand Rachmaninov ainsi que l’annoncent les premiers accords enlevés de la superbe sonate pour piano n° 2 composée en 1913 lors d’un séjour à Rome.
Entre virtuosité et profondeurs vertigineuses, les affects dominent avec force cette œuvre qui traduit les tourments du compositeur et que parvient à rendre avec subtilité Jean-Paul Gasparian en ces pages du dernier romantisme. Il faut dire que le jeune pianiste s’est très tôt familiarisé auprès de l’école russe et sa propre sensibilité le porte à traduire sans contrainte ces passions intérieures du compositeur de la plus belle des manières.
Les « Moments musicaux » réunis dans cet enregistrement seront également l’occasion de goûter à cette composition toute en densité, une véritable dentelle dont les infimes variations semblent suspendues au fil de la partition et dont notre pianiste parvient à rendre la délicatesse avec une rare sincérité. Certains accents lisztiens transparaissent parfois dans ces pages inspirées en autant de miniatures parfaitement rendues par Jean-Paul Gasparian. La toujours bouleversante « Vocalise » conclut ce beau parcours en terre rachmaninovienne, une œuvre au lyrisme saisissant qui ne saurait laisser aucun mélomane insensible, surtout grâce à une telle interprétation…

 

Quicksilver – EARLY MODERNS: The (very) First Viennese School, CD, 2021.
 

 

C’est une ample et majestueuse sonate de Johann Heinrich Schmeltzer qui ouvre ce programme viennois conçu par l’Ensemble Quicksilver dirigé par Robert Mealy et Julie Andrijeski. Non point la musique viennoise bien connue du XVIII° avec Mozart et Haydn ou encore du XIXe siècle avec les Strauss et autre Lehar, mais leurs précurseurs du XVIIe siècle. Si les noms d’Heinrich von Biber ou de Johann Rosenmüller et Jospeh Fux sont, certes, connus, certains compositeurs tels Johann Caspar Kerll et le sus nommé Schmeltzer apporteront par leurs notes fraîches et enlevées un brin de nouveautés appréciables. Ces précurseurs ou « Early moderns » s’inscrivent dans le contexte des cours des Habsbourg, cherchant à rivaliser avec la cour de Louis XIV… L’empereur Leopold I parvenu au trône en 1658 compte parmi ces puissants amoureux des arts et de la musique. C’est à cette époque que la forme de la sonate fut introduite notamment à Vienne venue d’Italie.
Le présent enregistrement offre ainsi un éventail des plus séduisants afin de découvrir non seulement le rayonnement de ces artistes dans leur contexte historique, mais également toute la richesse de leurs compositions éclairée par l’harmonieuse interprétation qu’en livre l’Ensemble Quicksilver. Leurs couleurs chatoyantes s’étirent langoureusement avec Giovanni Battista Buonamente, plus festivement avec Schmeltzer et la sonate La Carolietta. Les musiciens s’entendent à merveille afin de rendre ces polychromies ravissantes en autant de tableaux sonores soignés et alertes. Un enregistrement qui devrait en appeler d’autres sur ces précurseurs viennois décidément bien inspirés !

 

Camille Saint-Saëns (1835-1921) Quatuor Tchalik, CD, Alkonost, 2021.
 


Si les œuvres vocales et pour orgue de Camille Saint-Saëns (1835-1921) sont bien connues, ses compositions de musique de chambre sont plus discrètes et viennent de faire l’objet d’un enregistrement inspiré de la part du Quatuor Tchalik. Inspiré car les quatre musiciens talentueux du quatuor, déjà remarqués pour leur enregistrement consacré à Reynaldo Hahn présenté dans ces colonnes, sont littéralement entrés au cœur de la composition du musicien français, mort il y a tout juste cent ans.
Camille Saint-Saëns aimait à souligner qu’on ne pouvait faire un quatuor à cordes qu’à l’âge de vingt ans « pour l’ignorance et la témérité de la jeunesse » ou à soixante, avec l’expérience de son art… C’est cette deuxième option que préféra le compositeur avec deux quatuors d’une rare profondeur et d’une vitalité certaine au regard de l’âge de leur auteur. Sont en effet au programme de ce bel enregistrement les quatuors n°1 op.112 en mi mineur et n°2 op.153 en sol majeur ; La parfaite complicité des musiciens révèle toute la subtilité de ces quatuors, une musique réunissant à elle seule tout l’art de Saint-Saëns, non seulement par leur composition délicate, mais également leur profonde expressivité. Le quatuor n° 1 composé à la veille du XXe s. en 1899 séduit spontanément par la riche palette de ses développements parfaitement rendus par le Quatuor Tchalik passant avec un rare sens des nuances du deuxième mouvement au troisième d’une belle intériorité. Le Quatuor à cordes n° 2 composé en 1918, trois années avant la disparition du compositeur, forme en quelque sorte le testament d’un musicien ayant traversé avec tant de richesses le XIXe siècle et qui sut aborder la modernité des vingt premières années du siècle suivant, tout en renouant avec l’esprit du « quatuor concertant » de la fin du XVIIIe s. Le deuxième mouvement « Molto adagio » ne pouvait que séduire l’écrivain Marcel Proust qui résuma parfaitement la démarche du compositeur : « Faire octroyer ainsi par l’archaïsme ses lettres de noblesse à la modernité », un rapprochement des contraires qu’ont su parfaitement rendre nos quatre musiciens dans ce bel enregistrement.

 

"Vous avez dit Brunettes ?' Les Kapsber’Girls, CD, Alpha Label, 2021
 

 

Le CD « Vous avez dit Brunettes ? » réunit un ensemble délicieux et baroque de treize courtes pièces vocales légères, puisées dans ce vaste répertoire de la musique française du 17e siècle que sont les brunettes, ponctué de pièces instrumentales. Évoquant tour à tour l’amour pastoral, la Nature et parfois aussi plus simplement des chansons à boire, le quatuor formé par Alice Duport-Percier et Axelle Verner au chant, Garance Boizot et Albane Imbs aux instruments, défend avec brio une couleur et un choix esthétique plein d’allant et de gaîté, un répertoire qui sous ses airs faussement faciles, est d’une complexité technique supérieure, aspect qu’elles auront su faire oublier tout du long de cet enregistrement pour rester dans l’instant d’une spontanéité musicale maîtrisée.
En vraies expertes du genre et du style, n’hésitant pas - tout comme l’éditeur Ballard en son temps à mettre à jour ces airs avec des arrangements originaux et parfaitement menés, alliant grâce et complicité pour une excursion tantôt grave, tantôt joyeuse, mais toujours animée et riche dans l’expression des affects, les deux chanteuses Duport-Percier et Axelle Verner font vibrer ces mélodies lumineuses et ornementées avec justesse. En parfaite adéquation, l’instrumentation sans faute délivrée aux cordes pincées et frottées par Boizot et Imbs sur des instruments d’époque vient souligner le caractère authentique de ces timbres parfois diaphanes et pourtant consistants et empreints de noblesse.
Un bel instant de partage, de générosité et d’enthousiasme, un temps hors du temps, dont la réalisation est à la hauteur des espérances pour cette promenade musicale batifolante.

Jean-Paul Bottemanne
 

John Dowland « Lachrimæ » ; Zachary Wilder, ténor, Ensemble La Chimera, Eduardo Egüez (luth), CD La Musica, 2021.
 


Nous sommes à l’époque élisabéthaine en cette deuxième moitié du XVIe, en un cabinet de musique ou dans la pénombre d’une bibliothèque de lettré dans lesquels les premiers accords d’un luth se font entendre… Ce sont ceux du grand musicien, John Dowland, qui accompagné d’un consort de violes, déchirent l’air de plaintifs accords d’une terrible tristesse, tristesse de ces « Lachrimae Antique » où la mélancolie règne en muse absolue. Dowland excelle en effet dans l’art de suggérer une atmosphère faite de délicatesse ciselée par les accords de l’instrument propice à l’intimité introspective. La voix l’accompagne en des mélodies non moins touchantes ainsi que le démontre avec une rare présence le brillant ténor Zachary Wilder notamment dans cette solitude chérie des forêts anglaises. En ces lieux déserts, nymphes et nature sont témoins de la tristesse de celui qui a quitté les fastes du monde. Que le mélomane ne se méprenne point, Dowland ne se complaît pas à ces accords déchirants, toute la palette des émotions se déploie grâce à l’art éprouvé d’Eduardo Eguëz et une alerte gaillarde vient, ici ou là, démontrer que solitude ne rime pas toujours avec infortune. Les larmes, bien sûr, abondent mais elles n’étaient pas toujours, naguère, synonymes de dépression maladive. Elles firent les grandes heures des plus grands mystiques et relevèrent de leurs scintillements bien des compositions de musiciens… C’est à cet univers si éloigné de notre époque auquel nous convient cet enregistrement inspiré. Que les musiciens de La Chimera, en soient remerciés !

 

Josquin : « Missa Hercules Dux Ferrarie - Missa D'ung aultre amer - Missa Faysant regretz » - The Tallis Scholars dirigé par Peter Phillips, CD, Gimell, 2021.
 


Si Josquin Des Prés est bien connu pour avoir contribué à étendre l’éventail des voix avec le motet et permettre à sa forme jusqu’alors plus rigide de gagner en ampleur, ses messes demeurent, cependant, également parmi les œuvres rayonnantes de ce début du XVIe siècle. La Missa Hercules Dux Ferrarie qui ouvre ce somptueux enregistrement proposé par The Tallis Scholars dirigé par le talentueux Peter Phillips compte parmi ces gemmes touchant la perfection de la composition. Œuvre de maturité, cette messe répète de manière récurrente une courte séquence mélodique qui ajoute à son charme un caractère extatique. Fruit d’une commande pour Ercole 1er d’Este de Ferrare, ce passage répété pas moins de 47 fois s’avère être, en fait, la transposition en notes du nom de cet auguste protecteur… Mais plus que cette prouesse laudative, c’est surtout le caractère ciselé du contrepoint déployé par Josquin qui force l’admiration dans cette œuvre de musique sacrée. Le Kyrie introductif capte spontanément l’attention de l’auditeur par ses multiples variations des voix constituant une architecture à la fois épurée et ouverte vers l’imploration divine, « Seigneur, prends pitié ». L’ensemble The Tallis Scholars a su également saisir à merveille le cantus firmus à la source de cette composition paradisiaque. Une autre manifestation de la perfection du contrepoint de Josquin se déploie, enfin, dans l’Agnus de la Missa Faysant regretz, en une succession de voix se répondant en autant de lignes tourbillonnantes qui soulignent la séquence si essentielle « Agneau de Dieu », ouvrant sur la consécration eucharistique. Ce dernier joyau offert par The Tallis Scholars conclut le cycle complet de l’enregistrement des messes de Josquin, une apothéose à découvrir au plus vite !

 

« CÉSAR FRANCK / TRIPTYQUES – ŒUVRES POUR PIANO », DANIEL ISOIR (piano Érard 1875), CD, Label MUSO, 2021.
 


Les liens toujours ténus entre l’orgue, le clavecin et le piano ne cesseront d’interroger spécialistes et mélomanes pour cette alchimie faite tour à tour d’attractions ou défiances mutuelles. César Franck ne compte pas parmi ces derniers, lui dont les premières années furent marquées par la virtuosité au piano au point d’en faire carrière jusqu’à son retrait inattendu de la scène internationale alors même qu’il avait bénéficié du soutien du grand Franz Liszt… Curieusement, cependant, les années qui suivirent la disparition de cette personnalité discrète ne retiendront que ses grandes œuvres à l’orgue.
Or, les trois préludes réunis par le pianiste Daniel Isoir démontrent aussi toute la puissance musicale de leur auteur pour le piano. Si l’interprète a su depuis longtemps se faire un prénom en tant que spécialiste notamment du pianoforte, ce n’est cependant pas sans une émotion qu’en mémoire de son père André Isoir, grand maître de l’orgue au XXe siècle, il a souhaité concevoir cet enregistrement.
Par un étrange renversement, le mélomane redécouvrira des œuvres familières pour l’orgue et plus singulières au piano, alors qu’elles furent initialement conçues pour ce dernier. Franz Liszt, le premier, a révélé depuis longtemps que le piano était capable d’embrasser à lui seul toutes les richesses d’un orchestre par ses nombreuses transcriptions, comment en serait-il autrement pour l’orgue ? Les multiples couleurs sous les doigts de Daniel Isoir se métamorphosent, ici, en autant de jeux figurés pour ces pièces à l’harmonie délicate, alternant une certaine retenue entre deux éclats de virtuosité.
Ainsi, enchantement pour cette délicate fugue du 1er Prélude, émotion à peine retenue pour ce 3e choral pour grand orgue dans la transcription de Blanche Serva, une œuvre d’une rare intériorité parfaitement rendue par le pianiste manifestement inspiré. Délicatesse déchirante également de l’Andantino du premier mouvement du troisième Prélude laissant percevoir toute la poésie du compositeur faite de subtiles suggestions.
L’interprétation qu’en livre ici Daniel Isoir sur un admirable Érard 1875 force l’admiration, car il n’était ni aisé de faire revivre la magie de César Franck sur piano, ni de proposer des couleurs aussi rayonnantes pour un tel répertoire tant honoré par son père !
 

« PROUST, Le Concert Retrouvé / Un concert au Ritz à la Belle Époque » ; Théotime Langlois de Swarte (violon), Tanguy de Williencourt (piano) ; CD, Stradivari Musée de la musique Paris, Harmonia Mundi, 2021.
 


Le temps d’un enregistrement – ce temps si précieux à Marcel Proust –c’est l’univers de la Recherche qui vient occuper tout l’espace sonore subtilement déployé par deux musiciens talentueux, Théotime Langlois de Swarte au violon et Tanguy de Williencourt au piano. Le disque paru chez Harmonia Mundi s’intitule en effet « Proust, le concert retrouvé ». Il n’est cependant pas ici question de quelques vagues programmes « à la manière de », mais bien d’une véritable recherche musicale sur un concert ayant réellement eu lieu, le 1er juillet 1907 à l’hôtel Ritz de Paris.
C’est une lettre écrite par Proust deux jours après ce fameux concert à son ami Reynaldo Hahn qui nous en dévoile toute la saveur, saveur qui fait l’objet du présent enregistrement. L’univers musical des salons parisiens se trouve spontanément révélé, dépassant la chronologie, pour composer de véritables tableaux de musique.

Proust avait des choix bien arrêtés en matière d’art, en témoignent ses nombreuses références à la peinture et à la sculpture dans son œuvre, et la musique ne faisait pas exception. Il retint lui-même le programme de ce concert ainsi que le choix de ses interprètes. Son amour pour la musique de Fauré n’a d’égal que son admiration pour les choix révolutionnaires introduits par Wagner, Proust n’hésitant pas à faire des parallèles entre la mort d’Isolde et celle de la grand-mère dans la Recherche
Nos deux interprètes ont su se saisir de cette « matière » musicale ample et disparate pour en restituer toute l’unité féconde qu’avait souhaitée l’écrivain en concevant ce programme. Proposant ces œuvres sur des instruments d’époque, le fameux « Davidoff », l’un des cinq Stradivarius de la collection du Musée de la musique de Paris, ainsi qu’un généreux Érard datant de 1891 restituant fidèlement et avec rondeur ces morceaux choisis. Dans ce « Concert retrouvé », un arrangement de la fameuse pièce « A Chloris » ouvre tout en sensibilité ce disque. Ravissement également pour cette séduisante interprétation de la Sonate pour violon et piano n° 1 en La majeur op. 13 de Fauré, une œuvre au charme spontané et aux « hardiesses les plus violentes », ainsi que le souligna en son temps Camille Saint-Saëns. Saut dans le temps voulu par Proust avec Couperin et « Les Barricades mystérieuses » qui ne pouvait que séduire par son style luthé l’écrivain amoureux de Versailles. Mais aussi, l’incontournable Chopin, omniprésent dans les salons parisiens, Robert Schumann et « Das Abends » dont le mélomane n’aura aucune peine à imaginer l’effet sur les heureux invités de ce concert. Un merveilleux enregistrement, qui en plus d’être un hommage inspiré à Marcel Proust en cette année anniversaire, offre ce portrait délicieux de toute une époque saisie avec talent par les deux interprètes.

 

Dietrich Buxtehude (1637-1707), Suonate à doi, 1 violino et viola da gamba con cembalo, Extraits des opus 1 et 2 (Hambourg 1694 et 1696) ; Les Timbres avec Yoko Kawakubo violon Myriam Rignol viole de gambe, Julien Wolfs clavecin, CD, Edition Flora, 2020.
 


Voici un enregistrement aussi intimiste qu’inspirant dans l’univers feutré et alerte de la musique de chambre du grand maître Dietrich Buxtehude (1637-1707). La réputation du compositeur au XVIIe siècle fut telle qu’elle suscita la curiosité du jeune Johann Sebastian Bach, alors âgé de vingt ans, qui parcourut pas moins de 400 km à pied afin de le rencontrer… C’est à cette rencontre à laquelle nous convie également l’Ensemble Les Timbres en un enregistrement aussi enthousiaste que charmant.
Le charme opère en effet spontanément dès les premiers accords de ces musiciens talentueux ayant su capter cette grâce qui résulte des compositions de Buxtehude et dont nous connaissons plus souvent les pièces pour orgue assez austères. Ici, la rigueur cède à la couleur et à une certaine imprévisibilité. La virtuosité se dispute en effet à l’introspection la plus extrême, un caractère propre au « stylus fantasticus » parfois déconcertant mais toujours plaisant…
Nos musiciens excellent dans ces œuvres ciselées pour lesquelles le compositeur avait manifestement apporté le plus grand soin, notamment avec des solos d’une grande force émotionnelle. Les couleurs rendues par l’Ensemble Les Timbres restituent idéalement cette ambiance de la seconde moitié du XVIIe siècle en Allemagne du Nord avant l’ère Bach et que cet enregistrement sublime !
 

 

« As Festas do Anno », Cantigas ( XIIIe s.) et chants traditionnels pour les fêtes de l’année, Ensemble Cantaderas , CD, Arion, 2020.

 


Le premier morceau interprété par les musiciennes de l’Ensemble Cantaderas est intitulé « Beneita es, Maria », un cantiga en l’honneur de la Vierge selon le temps liturgique. Le rythme des voix et des tambourins scandent dans la pureté virginale ces chants hérités du plus ancien Moyen Âge, au XIIIe siècle. Les fêtes de l’année sont, à cette époque, essentielles pour une population baignée de fêtes mariales et christiques rythmant les jours d’une communauté pour la plupart paysanne. Chantés en langue vernaculaire, ces cantiguas sont également l’occasion d’un lien plus étroit encore avec les saisons, la nature et ses fruits. Sacré et profane s’entrelacent au rythme des jours qui s’allongent et de la fertilité qui gagne.
Les musiciennes de l’Ensemble Cantaderas parviennent à restituer cette candeur qui à aucun moment ne verse dans les excès, les voix d’une pureté remarquable ne recherchant pas d’affects, guère souhaitables en ces répertoires. Derrière l’apparente candeur de ces mélodies, c’est tout un héritage complexe de sources et de rythmes bien rendus par les interprètes qui se conjuguent, faisant de cet enregistrement un bel exemple de ce que furent ces musiques anciennes de tradition populaire au nord-est de la péninsule ibérique.
 

« Méditations pour le Carême » - Marc-Antoine Charpentier, Ensemble Les Surprises, Louis-Noël Bestion de Camboulas, CD, Éditions Ambronay, 2020.

 


L’Ensemble Les Surprises a souhaité avec ce dernier enregistrement consacré aux méditations de carême de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) faire revivre les grandes heures de la musique sacrée à la fin du XVIIe siècle et début du XVIIIe siècle en France, notamment à Versailles.
Ces magnifiques méditations pour le Carême exigent d’être replacées dans leur contexte, celui de la fin du règne du roi Louis XIV, éloigné des feux de la danse et du théâtre et plus attiré, sous l’influence de Madame de Maintenon, pour les dévotions religieuses. Imaginons quelques instants une fin d’hiver à Versailles, un temps humide et pénétrant alors que le monarque vieillissant se rend, dans la Chapelle royale plus glaciale que jamais, à l’une de ces méditations, et ce à une époque de l’année liturgique où opéra et autres lieux de spectacles demeuraient fermés. C’est donc un tout petit effectif de musiciens qui l’attendent, chargés d’élever dans les voûtes de l’église ces Méditations, véritables tableaux bibliques où théorbe et voix alternent en de sublimes évocations…
L’intimité religieuse qui s’en dégage a été pour cet enregistrement parfaitement rendue par l’Ensemble Les Surprises avec ces voix d’hommes allant du haut de contre à la basse-taille en passant par la taille, chacune tendue vers l’absolu de ces instants sacrés. Désolations, pleurs, tristesse, trahisons, mais aussi partage unique avec l’institution de la Cène, le Jeudi Saint, puis de nouveau les ténèbres les plus profondes avant l’expiration. Le caractère à la fois intimiste et sombre de cette magnifique composition demeure indissociable de la religion de cette époque, une piété intimement associée à l’absolutisme politique du monarque et dont ces compositions ne sauraient se départir. C’est avec une interprétation sensible et inspirée que l’Ensemble Les Surprises redonne indéniablement vie à ces heures essentielles de l’Histoire de France et à la musique sacrée de cette époque servie par les plus grands compositeurs, ici, Marc-Antoine Charpentier.

 

« Tuhu » de Gaëlle Solal (guitare), SACD, Eudora, 2020.

 


L’album Tuhu que livre aujourd’hui la guitariste Gaëlle Solal invite le mélomane à explorer l’univers méconnu ou moins exploré de la guitare classique au Brésil, un espace sonore aux multiples nuances que la musicienne dévoile, ici, en un enregistrement à la fois plein de tendresse et d’espiègleries.
Centré autour de l’œuvre emblématique de Villa-Lobos et de ses contemporains, ce programme rappelle combien la guitare, naguère reine au temps de Gaspar Sanz ou Santiago de Murcia, n’a point cessé son chant mélodieux aux siècles suivants et jusqu’à nos jours. Instants nostalgiques ou endiablés, les variations mélodiques filent à une vitesse vertigineuse sous les doigts enchanteurs de la guitariste. Ces instants d’immenses intimités laissent, en effet, parfois place à de belles virtuosités comme pour ces trois Saudades de Roland Dyens ou encore à des instants mutins comme le fameux Brejeiro d’Ernesto Nazareth…
Chaque découverte donne lieu à un envoûtement, celui du rythme si cher à l’univers brésilien, mais aussi celui des contrastes entre joie et pénombre comme pour ce douloureux Tristorosa de Villa-Lobos. Aucune note n’est fortuite dans cet enregistrement délicat où les cordes vibrent et chantent sous les doigts inspirés de Gaëlle Solal.
 

Josquin Desprez « Messes Ave maris stella et D’ung aultre amer » - Maurice Bourbon « Tempus fugit... », Ensembles vocaux Métamorphoses et Biscantor !, Direction Maurice Bourbon, CD, AR RE-SE, 2020.
 


Lorsque le temporel rencontre le spirituel, l’élévation des âmes et des corps sont à leur comble, telle est l’impression qui ressort spontanément de l’écoute de ce remarquable enregistrement des Ensembles Vocaux Métamorphoses et Biscantor !
La création « Tempus fugit » de Maurice Bourbon ouvre et ponctue les deux messes de Josquin Desprez "Ave maris stella" et "D’ung aultre amer ». De la pénombre s’élèvent quelques voix à partir de la poésie d’Agrippa d’Aubigné sur le thème éternel de la brièveté de la vie, telle l’onde s’écoulant de la fontaine, métaphore des vaines gloires du monde. Le contexte est donné, l’homme de guerre et néanmoins poète, mort à Genève, sait de quoi il parle lorsqu’il évoque les vanités du monde…
La messe « Ave maris stella » de Josquin nous fait spontanément entrer dans l’univers polyphonique raffiné et néanmoins épuré par le compositeur souhaitant mettre en valeur la pleine luminosité du texte, ainsi qu’il ressort de cette belle interprétation dirigée par Juliette de Massy. Le verbe se fait alors musique, vecteur unifiant fidèles et mélomanes en un même élan, celui spirituel à l’égard de la Vierge Marie pour cette antique hymne remontant aux plus anciennes sources grégoriennes.
C’est encore du temps « qui efface » dont il s’agit avec ce texte concertant de Maurice Bourbon convoquant Proust et Baudelaire en un éternel questionnement sur les effets de la temporalité. Désarroi du poète ou espoir de l’écrivain en une certaine transcendance, les notes filent avec une troublante célérité rendue par les chanteurs.
Enfin, la messe "D’ung aultre amer", écrite entièrement à quatre voix, fait entrer le mélomane dans le rite bien spécifique milanais. Messe d’une extrême brièveté, l’attention portée à chaque facette de l’écriture laissant une impression de tension portée vers la transcendance.
Les Ensembles Métamorphoses et Biscantor ! dirigés par Juliette de Massy livrent incontestablement avec cet enregistrement un beau témoignage d’une rare intensité expressive où verbe et musique nouent d’indicibles accords.

 

« Jehan Alain - Le grand rythme de la vie » ; Thomas Monnet, Orgue de Notre-Dame d’Auteuil (Paris), CD, Hortus, 2020.

 

 

La vie de Jehan Alain (1911-1940) ressemble par sa fugacité à celle d’un papillon ayant la prescience du caractère éphémère de la vie. À peine sorti de la chrysalide d’un père, Albert Alain, lui-même organiste, le jeune homme suivra, en effet, son envol de tribune en tribune d’orgue, jusqu’au jour fatal du 20 juin 1940 où il est tué lors d’un combat près de Saumur… À l’image de son frère Olivier, compositeur, et de sa jeune sœur, Marie-Claire, appelée plus tard à un brillant avenir d’organiste, Jehan ne vit que pour la musique, lui qui fut l’élève de Marcel Dupré et de Paul Dukas. Sa courte vie ne l’empêchera pas de produire plus d’une centaine d’œuvres en une dizaine d’années, les pièces pour orgue étant celles qui passeront à la postérité grâce à sa sœur Marie-Claire qui vouera sa vie entière à faire connaître l’œuvre de son frère.
Thomas Monnet a retenu pour cet enregistrement aux orgues de Notre-Dame d’Auteuil - superbe Cavaillé-Coll datant de 1884 et récemment restauré entre 2015 et 2018 - plusieurs œuvres regroupées sous le titre « Le Grand rythme de la vie » d’après une citation de l’organiste placée en tête de son Deuxième prélude profane : « Ils ont travaillé longtemps, sans relâche et sans espoir. Leurs mains sont devenues épaisses et rugueuses. Alors, peu à peu, ils ont pénétré le grand rythme de la vie ». Une Suite méditative ouvre cet enregistrement témoignant de la profondeur du compositeur qui avouait : « La musique est faite pour traduire les états d'âme d'une heure, d'un instant, surtout l'évolution d'un état d'âme. Donc mobilité nécessaire. Ne pas essayer de traduire un sentiment unique, fût-ce un sentiment éternel. » Les phrases musicales les plus puissantes se trouvent interrompues en d’ineffables gouffres, Thomas Monnet parvenant à saisir ces ruptures de manière particulièrement convaincante qu’il s’agisse des deux préludes profanes comme de l’Aria final.
Si la musique de Jehan Alain ne s’avère, certes, pas toujours facilement accessible, les émotions qu’elles suscitent touchent, cependant, l’âme inexorablement. Mondes intérieurs et apothéoses vertigineuses alternent sans heurts comme autant de méditations sur le sens de la vie et de nos existences. C’est cette complexité qui se trouve parfaitement rendue dans ce remarquable enregistrement avec des œuvres qui méritent d’être plus connues. Ce à quoi contribue assurément cette très belle interprétation de Thomas Monnet.

 

"Robert Schumann - L'hermaphrodite", Laurianne Corneille, piano, CD, Klarthe éditions, 2020.
 


Le dernier enregistrement de pianiste Laurianne Corneille intitulé « L’hermaphrodite » débute par quelques accords d’une sombre sérénité, celle délivrée par Robert Schumann dans les « Chants de l’aube », l’une de ses dernières compositions alors que la raison du brillant compositeur s’est déjà éloignée de lui. Profondeur et introspection n’empêchent pas cependant quelques éclairs subreptices parfaitement suggérés par l’interprétation délicate de la talentueuse pianiste.
Cette dernière a choisi pour titre de son enregistrement la fameuse figure de la mythologie grecque, réunion des contraires à jamais séparés sur volonté de Zeus. Ambiguïté et entité double structurent également la poésie du « Doppelgänger » chez Schumann où l’homme, suivant le poète Heinrich Heine, peine à retrouver l’unité idéale, celle à jamais perdue. Ne se désignait-il pas alternativement Eusebius, personnage rêveur, ou encore Florestan, l’exalté ? Si ces fractures intéressent au plus haut point la psychanalyse (lire le passionnant article « Le Dit et le Non-Dit dans la musique de Robert Schumann » de Bruno Gousset et Véronique Beldent), elles ont également nourri les plus belles pages de la musique du XIXe siècle léguées par Robert Schumann, ainsi que le démontre brillamment Laurianne Corneille dans cet enregistrement, faisant preuve, elle aussi, d’une puissante force expressive n’occultant en rien une sensibilité extrême dans les passages les plus méditatifs.
Fougue et élans passionnés caractérisent à l’inverse les « Kreisleriana », pièces de jeunesse de Schumann alors que le compositeur n’avait pas encore 30 ans. Même si le cycle est dédié au grand Frédéric Chopin, c’est l’amour pour Clara qui inspira chaque note de cet élan impétueux si bien interprété par Laurianne Corneille.
Cette quête improbable de réunion des contraires avait été tentée par Schumann par l’invention d’un troisième personnage, RaRo, une résilience malheureusement insuffisante pour le sauver du gouffre et que cet enregistrement sublime de la plus belle des manières.

À noter également, enfin, le beau travail d’ouverture réalisé par Laurianne Corneille afin d’élargir à d’autres horizons avec des bonus convoquant des textes de Roland Barthes ainsi qu’une ouverture sur l’art japonais Kintsugi réunissant ce qui a été brisé…
 

"The Sound of Trees", Orchestre de Picardie, Arie van Beek, Julien Hervé, Yan Levionnois ; Oeuvres de Claude Debussy, Camille Pépin, Lili Boulanger, CD, NoMadMusic, 2020.
 


Un environnement suggérant quelques évocations extrêmes orientales, l’omniprésence du végétal, un rayonnement subit qui irradie cette clairière musicale, il n’en faut pas plus pour alerter le mélomane qu’avec « The Sound of Trees », c’est une création musicale remarquable qui est avec cet enregistrement proposée par Camille Pépin, compositrice en résidence de l’Orchestre de Picardie depuis 2018.
Le dialogue enchanteur et singulier entre la clarinette de Julien Hervé et le violoncelle de Yan Levionnois intime à cette œuvre un rythme soutenu dans ces passages les plus intenses, tout en ménageant des instants d’une rare introspection. Cette interaction complice entre les solistes et l’Orchestre de Picardie ménage de délicieuses surprises, impression de fondus subrepticement interrompus par des fulgurances étonnantes des deux instruments manifestement enchantés.
Après cette belle découverte que le mélomane aura hâte de découvrir en concert, le programme se fait plus classique avec Claude Debussy et cet Hommage à Rameau – Images pour piano Série 1 dans une orchestration Camille Pépin. Cette dernière ne cache pas le legs qu’elle doit à Debussy pour sa propre musique et cet amour partagé pour une nature transcendée par la poésie dans la musique. Aussi n’est-il pas étonnant que cette orchestration d’une œuvre à l’origine pensée pour le piano soit des plus réussies, à un point tel que l’oreille est ravie d’une telle spontanéité et d’un esprit à tout point préservé de l’inspiration originale.
Camille Pépin s’est également attachée à rappeler l’importance souvent méconnue de l’œuvre de Lili Boulanger (1893-1918), et cette orchestration « D’un soir triste » est particulièrement saisissante pour une œuvre d’une artiste morte à l’âge de 24 ans… La force expressive de l’œuvre impose une méditation sur le thème de la mort, prescience possible de sa propre fin.
L’Orchestre de Picardie dirigé par le talentueux Arie van Beek livre avec cette interprétation un exemple convaincant non seulement de sa qualité artistique, mais également de la belle sensibilité qu’il a à cœur de partager à son auditoire.

 

« Jean Cartan - Partir avec un idéal », Kaëlig Boché (ténor) et Thomas Tacquet (piano), CD Hortus, 2020.
 


Voici un bel et fort intéressant enregistrement invitant à la découverte d’un artiste trop peu connu voire méconnu, Jean Cartan, contemporain d’Olivier Messiaen et Maurice Duruflé, avec qui il fit ses classes au Conservatoire de Paris au milieu des années 1920. Si de nos jours, sa musique n’est guère appréciée que de rares amateurs, cet élève de Paul Dukas avait pourtant éveillé la curiosité de ses contemporains pour son exigence et la force de son idéal qu’il évoquait en ces termes : « Pour l’artiste, ce n’est pas une qualité que la force, c’est un devoir. Tant d’esclavages nous attendent : l’argent, le public, la tradition, la mode ; il faut tout dominer. Il faut avoir cette conviction que les éléments seront ce que nous voudrons qu’ils soient. Partir avec un idéal et se dire que tout sera bon sur la route qu’il faut suivre… »
Enlevé précocement à l’âge de 25 ans par la tuberculose, les œuvres réunies à l’occasion de cet enregistrement par Kaëlig Boché et Thomas Tacquet offrent un aperçu de ses qualités musicales et artistiques, la littérature et la musique étant intimement associées dans ces compositions. Revendiquant l’héritage de Stravinsky et de Debussy, ce jeune homme exigeant fit preuve d’une maturité étonnante si l’on considère qu’il décida dès l’âge de 14 ans de se consacrer à la composition musicale et qu’il s’éteindra une dizaine d’années plus tard.
L’attirance portée à la poésie de François Villon inspire les premières pièces de cet enregistrement, une composition qui suit l’écriture du facétieux poète dans ses méandres parfois obscurs et dramatiques. Les « cinq poèmes de Tristan Klingsor » ne sont pas sans rappeler l’univers de Claude Debussy et de Maurice Delage. Miroitements, sombres évocations et réminiscences ponctuent cette musique manifestement portée par la justesse de l’interprétation de Kaëlig Boché. C’est encore la littérature qui inspire ces deux sonnets de Mallarmé, une composition plus mûre et qui se fait l’écho de la poésie mallarméenne, ce poète jugé parfois hermétique et qui estimait pourtant devoir « Tout reprendre à la musique »… Ravissement également pour cette tout autre ambiance avec cet « Hommage à Dante », une pièce pour laquelle le pianiste Thomas Tacquet souligne l’intériorité et la richesse du compositeur, en un équilibre parfois fragile entre pénombre et lumière, à l’image de la grande œuvre du maître florentin.
Un enregistrement hors des sentiers battus et exigeant servi par des interprètes inspirés. Une belle découverte.

 

« Vivaldi, I’Colori dell’Ombra », Ophélie Gaillard (violoncelle et direction musicale), Pulcinella Orchestra, 2 CD, AparteMusic, 2020.

 


C’est l’attraction de la « couleur » qui a inspiré ce bel enregistrement consacré Antonio Vivaldi (1678-1741), un tableau en effet réservé à l’étonnante diversité musicale dont fit preuve il Prete rosso, le prêtre roux, nommé ainsi en raison de la couleur de sa chevelure. Le concerto, selon Vivaldi, s’accorde à merveille à cette démonstration, cette forme musicale mettant idéalement en avant le violoncelle, l’instrument de prédilection d’Ophélie Gaillard. C’est d’ailleurs son violoncelle d’origine vénitienne qui a piqué la curiosité de la talentueuse musicienne, cherchant ainsi à percer les mystères de son incroyable voix. Vivaldi s’imposait bien sûr, cet ambassadeur de la Sérénissime, qui sut si bien attirer les charmes de la lagune, les couleurs des Palazzi, l’aspect soyeux des nuages sur l’onde dans ses plus belles compositions. Indissociable de Venise, Vivaldi ne lasse pas tant son répertoire fécond parvient à renouveler avec chaque œuvre cette expérience unique d’une île surgie d’un rêve. Aussi Ophélie Gaillard a-t-elle souhaité débuter cet enregistrement par le concerto RV 416, quelques notes et un unisson des cordes pour une entrée en matière énergique, hymne à la lumière irradiant majestueusement les canaux. Le compositeur sait aussi convoquer de beaux dialogues tel celui des deux violoncelles en solo pour le concerto RV 531, l’instrument d’Ophélie Gaillard rayonnant manifestement de retrouver cette musique qui l’a vue naître (1737) et celui d’Atsushi Sakaï se faisant l’écho alerte d’une composition expressive, notamment dans ses instants plus méditatifs. Subrepticement, des réminiscences des fameuses Quatre Saisons surgissent parfois au détour d’un canal, à l’image des reflets de quelques nuages sur l’onde immaculée. Les couleurs de Venise alternent et ne se ressemblent, tel ce concerto RV 575 unissant deux violons et deux violoncelles en une ode énergique à la majesté de la Sérénissime. Nombreuses seront les découvertes - et bien sûr les couleurs – de ce très bel enregistrement, ainsi l’accompagnement réservé au superbe basson de Javier Zafra ou encore cet enchevêtrement mélodieux de la voix et du violoncelle avec Lucile Richardot et Delphine Galou qui témoignent une fois de plus de l’éclat de la musique de Vivaldi.
 

 

"Modernisme", Direction : Bastien Stil ; Violon : Sarah Nemtanu ; Orchestre Symphonique National d'Ukraine, CD, Klarthe, 2019.

 


C’est une sombre et belle « Ballade » qui ouvre ce disque intitulé « Modernisme » avec cette œuvre de Boris Liatochinski (1895-1968), un compositeur peu connu de ce côté-ci de l’occident mais dont l’interprétation proposée, ici, par l’Orchestre Symphonique National d’Ukraine sous la direction de Bastien Stil ne peut que captiver. En effet, par-delà les motifs musicaux exprimant une certaine fatalité du destin avec un ostinato introduit dès les premières notes et qui ne cessera de surgir régulièrement, l’œuvre cristallise l’étonnante effervescence en musique et dans les arts rencontrée depuis la révolution d’Octobre et l’ouverture vers la modernité. Cette œuvre composée en 1929, période trouble en Union soviétique, trahit cependant les doutes et questionnements de l’artiste, à l’égal de nombre d’entre eux subissant les terribles purges staliniennes comme l’exprimera quelques années après le poète Ossip Mandelstam avec l’issue fatale que l’on sait. De cette pénombre surgit la beauté lumineuse du violon, celui de Sarah Nemtanu, chant à la fois plaintif et suggérant subrepticement quelques espoirs, en vain…
Le jeune pianiste et compositeur franco-ukrainien Dimitri Tchesnokov (1982) dont le Concerto pour violon et orchestre op. 87 a été retenu pour cet enregistrement étonnera et ravira le mélomane pour son étonnante maturité. Intégrant l’héritage de ses aînés nés sous le régime soviétique, la modernité trouve une fois de plus de nouvelles possibilités d’expression en un accord subtil entre classicisme et innovation. Le violon sous l’archet de Sarah Nemtanu livre en certains passages des soliloques poignants qui permettent à la talentueuse violoniste de déployer toute sa virtuosité et sensibilité. Point d’orgue, enfin, l’incontournable Dmitri Chostakovitch (1906-1975) et sa Symphonie n° 1, œuvre de jeunesse qui lui valut un succès immédiat en 1926. Cette œuvre séduisante par sa fraîcheur tient en son sein toutes les promesses et audaces de son auteur, l’un des maîtres de son siècle. Avec cette œuvre, l’Orchestre Symphonique National d’Ukraine livre une interprétation magistrale, où chaque partie se saisit de l’originalité de la symphonie pour proposer flamboyance et lyrisme, en contrepoint du jeu du violon, tour à tour facétieux et fascinant.
 

 

« Incantation » Virgil Boutellis-Taft (violon), Royal Philharmonic Orchestra sous la direction de Jac van Steen, CD, Label Aparte, 2020.

 


C’est l’incantation qui se trouve au cœur de ce bel enregistrement inspiré, conçu par le talentueux violoniste Virgil Boutellis-Taft et le Royal Philharmonic Orchestra sous la direction de Jac van Steen pour le label Aparte. L’incantation vient du latin incantare, enchanter. Ce mot alterne entre une dimension magique où justement l’enchantement n’est jamais loin, et une dimension religieuse lorsque l’action agit avec force vers ou par le divin. Profane, sacré, les frontières sont toujours ténues et ce fil directeur servira de vibration subtile à la pointe de l’archet de Virgil Boutellis-Taft pour les pièces retenues telle l’émouvante « Kol Nidrei » du compositeur allemand Max Bruch créée pour la communauté juive de Liverpool initialement pour violoncelle et orchestre. Le violon se fait alors prière implorante tel le chant psalmique adressé au Dieu d’Israël.
La chaconne du violoniste et compositeur italien de la fin du XVIIe et début XVIIIe Tomaso Antonio Vitali subjugue et hypnotise le mélomane par son thème d’une étonnante modernité et que Virgil Boutellis-Taft sublime par son interprétation à la fois virtuose et sensible.
La célèbre Danse macabre de Camille Saint-Saëns, quant à elle, envoûte et transporte dans l’univers médiéval par un thème ayant inspiré légendes et récits merveilleux.
Tchaïkovski et sa Sérénade mélancolique, op. 26, dédiée au violoniste virtuose Leopold Auer en 1875, métamorphose, enfin, l’incantation en un chant plaintif où le violon enchanteur de Virgil Boutellis-Taft (un Domenico Montagnana Venise 1742) convoque sentiments et thème slave en un touchant dialogue avec l’orchestre brillamment conduit par Jac van Steen.
Ce bel enregistrement se conclut par une plaisante surprise avec « Yumeji’s Theme » du compositeur japonais Shigeru Umebayashi, tiré du film « In the Mood for Love » du réalisateur Wong Kar-Wai la dernière incantation d’un amour inavoué…

 

FRANZ SCHUBERT (1797-1828) – WINTERREISE / VOYAGE D’HIVER D911 - Transcription pour Baryton et Quatuor à Cordes par Gilone GAUBERT ; Alain Buet, Baryton ; Quatuor Les Heures Du Jour Gilone Gaubert-Jacques, Violon / David Chivers, Violon / Sophie Cerf, Alto / Emmanuel Jacques, Violoncelle, CD, MUSO, 2020.

 


Le cycle du Voyage d’hiver ou Winterreise compte parmi les compositions notoires de Schubert pour le lied. Servi par l’admirable voix du baryton Alain Buet dont le talent n’est plus à présenter, c’est à un véritable paysage musical auquel est convié le mélomane. La surprise vient de l’accompagnement d’un quatuor à cordes et non du traditionnel piano. La violoniste Gilone Gaubert a en effet tout spécialement transcrit pour cet enregistrement ce cycle de lieder passé à la postérité pour deux violons, alto et violoncelle, une autre manière de concevoir cette évocation reposant sur les poèmes de Wilhem Müller où le drame se dispute à la solitude.
Cette nouvelle transcription apporte couleurs et ambiance et renouvelle ainsi avec une belle sensibilité cette œuvre pourtant familière. Délaissant l’intrication étroite de la voix et du piano, les instruments à cordes suggèrent de nouveaux rapports à l’œuvre, ouvrant de nouvelles perspectives auxquelles la voix se doit de s’adapter. Plus que le changement de timbre, ce sont les multiples variations musicales apportées par les cordes qui séduisent – et parfois déconcertent – le mélomane. On se surprend alors à porter son attention sur telle note soutenue par les violons, telle basse du violoncelle. Ainsi, « Wasserflut » par exemple cristallise les larmes du poète en communion avec la neige dont la langueur des cordes accentue encore la tristesse romantique vers la maison de la bien-aimée. Quelques lueurs d’espoir égaient ce sombre paysage avec ce « Rêve de printemps » où Alain Buet livre toutes les subtilités de la poésie du lied alors que les instrumentistes suggèrent, en autant de nuances, la gaieté espérée…
La séduction opère spontanément, il est rare de redécouvrir avec autant de plaisir une œuvre familière, et c’est tout le mérite de cet enregistrement que de nous encourager à de nouvelles impressions, surtout lorsqu’elles sont si joliment réussies !

 

"Bach, Liszt, Widor" Jae-Hyuck Cho (orgues Cavaillé-Coll La Madeleine Paris), CD, Évidence, 2019.

 


L’organiste Jae-Hyuck Cho a littéralement ébranlé les murs de l’Église de La Madeleine lors de cet enregistrement inspiré et joué sur le magnifique Cavaillé-Coll datant de 1846. Les grands maîtres de la musique pour orgue ont été convoqués pour ce programme avec l’incontournable, mais néanmoins indispensable Toccata and Fugue in D minor, BWV 565, de Jean-Sébastien Bach ; Une œuvre pour orgue qui permet dès les premières notes de constater toute la passion et l’émotion du jeune organiste d’origine coréenne. Bach résonne dans toute la limpidité de sa virtuose composition, une puissance à même de confondre les orgues les plus délicates, celles de La Madeleine répondant pleinement aux exigences de ce morceau de bravoure, notre organiste tout autant !
Comme interlude plus paisible a été retenue la délicate Sicilienne inspirée de Bach de Charles-Marie Widor, offrant pour sa part d’apprécier la finesse des jeux flûtés avant sa propre grande œuvre, la majestueuse et sculpturale Toccata de la Symphonie pour orgue nᵒ 5 en fa mineur, Op. 42, No. 1. Ici, Jae-Hyuck Cho démontre et laisse s’exprimer toutes les nuances de son jeu à la fois puissant et majestueux, sans emphase excessive, mais avec la rigueur qui sied à une telle œuvre pourtant si jouée, mais que l’on a tout de même grand plaisir à redécouvrir avec cette belle interprétation.
On oublie trop souvent que Franz Liszt, en plus d’être le virtuose que l’on sait au piano, était un fervent organiste, instrument sur lequel non seulement il excellait, mais auquel il a consacré de grandes pages dans ses compositions telle cette admirable Fantaisie et fugue sur un thème B-A-C-H. En un respectueux rappel du Cantor qui avait initié son art de la fugue à partir des quatre lettres de son nom ( BACH / si bémol ; la ; do ; si), Liszt développa cette inspiration première en une composition passionnée qui sollicite tous les registres des orgues de manière tumultueuse, ainsi que l’a parfaitement compris et rendu Jae-Hyuck Cho. L’ensemble de l’espace est couvert par cette musique prenante, les orgues de La Madeleine semblant avoir gardé le souvenir des jours où Liszt s’assit à cette même tribune pour en faire retentir tuyaux et claviers…
Après une pause délicatement méditative à partir d’une œuvre du compositeur d’origine coréenne Texu Kim, cet enregistrement se conclut par une autre grande œuvre de Liszt pour orgue, l’élégante et raffinée Fantaisie et Fugue sur un choral de Bach « Ad nos, ad salutarem undam », S 259. Une œuvre qui ne cessa d’éblouir ses contemporains tel Saint-Saëns, et les amoureux de l’orgue encore de nos jours, grâce au talent et à la délicatesse de son interprète pour ce bel enregistrement, Jae-Hyuck Cho.
 

Post-Scriptum Marina Chiche (violon) & Aurélien Pontier (piano) CD, NoMadMusic, 2020.
 


La violoniste Marina Chiche, accompagnée du pianiste Aurélien Pontier, signe un bel enregistrement en forme de Post-scriptum en hommage aux grands violonistes que furent Heifetz, Oïstrakh ou encore Stern. Ce programme a tout d’abord été souhaité afin de rappeler cette époque révolue de grands violonistes impliqués dans leur art au point d’en avoir été souvent à l’origine de formidables transcriptions et autres arrangements passés depuis, pour bon nombre, à la postérité. On l’a compris, ce n’est pas un exercice de virtuosité pour la virtuosité qui a, donc, été retenu – même si celle-ci est souvent présente dans certaines œuvres choisies. La priorité a été donnée à la couleur, à cette matérialité du son perceptible dès les premiers morceaux retenus notamment dans « Guitare » de M. Mozskowski / P. de Sarasate, ou encore empreint d’une certaine nostalgie pour « Daisies » de Rachmaninoff dans un arrangement de Heifetz.
C’est en effet le sentiment d’un monde à jamais révolu qui pointe dans l’interprétation sensible livrée par les deux musiciens, Marina Chiche ne cherchant pas pour autant à conférer à cet enregistrement un aspect suranné. A l’image des enregistrements historiques, le violon se déploie avec une liberté certaine, et dont la légèreté laisse une part d’insouciance maîtrisée que les concerts modernes écartent la plupart du temps. Le temps d’une valse à Vienne avec Godowsky ou encore des fameux Plaisirs d’amour (Liebesfreud) interprétés si souvent par Kreisler lors de ses bis en concert, c’est bien un temps retrouvé qui surgit de ce bel enregistrement plaisant et enjoué.

 

« Vienne – Le Monde d’Hier » de Sharman Plesner (violon) et David Levi (piano), CD, Pierre Verany, 2019.
 


Envie d’une valse viennoise ? De doux accords tourbillonnants de crinolines et soieries festives ? Alors le dernier enregistrement « Vienne – Le Monde d’Hier » de Sharman Plesner (violon) et David Levi (piano) comblera les plus exigeants avec un programme conçu avec une insouciance délicieuse… C’est l’univers du roman de Stefan Zweig « Le Monde d’Hier » qui sort tout droit des vibrants et chaleureux accords du violon de Sharman PLesner. La talentueuse violoniste a fait choix d’évoquer ce monde à la fois insouciant et inégalitaire avec pour introduction obligée le fameux « Beau Danube bleu » de Johann Strauss. Mais la nostalgie s’immisce dans cette société pourtant jusqu’alors opulente et insouciante, celle d’avant la Première Guerre mondiale, une poignante douleur suggérée par cette « Valse triste » d’Oscar Nebdal, comme un rappel que tous nos plaisirs ne sont qu’éphémères et voués à disparaître, tôt ou tard… L’écrivain autrichien exilé avait ainsi souligné cette perte alors que tout jusqu’alors semblait établi et préservé. C’est cette alternance qui rythme les pièces retenues par nos deux musiciens complices, manifestement inspirés par ces évocations. Schubert et son « Moment musical », Kreisler et sa « Marche miniature viennoise » rappellent ces heures glorieuses alors que « Traüme » de Wagner laisse poindre quelques accents plus sombres inspirés par ses amours contrariées avec Mathilde Wesendonck, accents d’un monde proche du trépas. Gustav Malher, enfin, et son si poignant « Adagietto » vient confirmer ce sombre pressentiment.
Une interprétation idéalement rendue par Sharman Plesner et David Levi évitant tout pathos et offrant un témoignage sensible et inspiré, à l’image de l’ensemble du disque.

 

Mozart | Clarinet Works Julien Hervé, Rotterdam Philharmonic Orkest, CD, NoMadMusic, 2019.

 


Le clarinettiste Julien Hervé est parti à la rencontre d’une œuvre emblématique pour son instrument, le fameux Concerto pour clarinette K.622 de Mozart. Une rencontre qui a donné lieu à un enregistrement sensible et décomplexé, le musicien faisant preuve pour cette œuvre quelque peu intimidante d’une fraîcheur et d’une interprétation sans rigidité. Retenant un instrument moderne (bénéficiant d’une tierce majeure dans le grave ajoutée) offrant manifestement toutes les nuances que souhaitait instiller le clarinettiste pour cette œuvre, Julien Hervé parvient à illustrer la richesse qui fut pour Mozart lui-même le plus bel hommage qu’il souhaita rendre à cet instrument qui le fascina très tôt. C’est cette même richesse facétieuse qui retint en effet le jeune compositeur pour un nombre sans cesse croissant de ses œuvres, opéras, musique de chambre, concertos… Une musique de chambre justement retenue avec cette deuxième œuvre - le non moins célèbre Quintette avec clarinette K. 581 - en compagnie de Gordan Nikolic et Goran Gribajcevic (violons), Roman Spitzer (alto) et Céline Flamen (violoncelle). L’œuvre irradie la richesse chromatique de l’instrument en déployant un bel éventail de nuances, chacune en résonance avec les autres instruments en une complicité mutine. L’instrument gagne avec Mozart son statut d’instrument soliste, ce que démontre parfaitement l’interprétation toute en finesse de Julien Hervé, soulignant ici quelques passages délicats et introspectifs, ou là, la virtuosité la plus débridée. La complicité est manifeste avec le Rotterdam Philharmonic Orchestra dirigé par Gustavo Gimeno, et une entente sensible avec les autres musiciens. Un bel hommage rendu par Julien Hervé à son instrument et au grand Mozart !

 

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