Viviane Goergen "Marie Jaell - Pièces pour
piano" CD, Hänssler, 2024.

C’est toujours un grand plaisir de (re)découvrir un
artiste un peu tombé dans l’oubli. Et c’est un plaisir encore plus grand
lorsqu’il s’agit d’UNE artiste. Cela fait quelques années que les
compositrices sont mises à l’honneur dans la production française, et les
orchestres et interprètes ont désormais à cœur d’exhumer les œuvres de
femmes artistes envers qui, bien souvent parce que femmes, la postérité
s’est montrée ingrate.
Nous avons ainsi déjà rendu compte ces derniers mois des sorties de CD
concernant Nadia Boulanger ou encore Rita Strohl. C’est au tour de la
pianiste virtuose et compositrice Marie Jaëll (1846-1925) d’être mise à
l’honneur, aujourd’hui, dans une magnifique interprétation de Viviane
Goergen.
Ce disque est, on peut le dire d’emblée, une petite merveille, tant par la
qualité des œuvres qu’il propose que par leur interprétation.
Marie Jaëll (1846-1825) est d’abord une enfant prodige qui se produit à 11
ans dans toute l’Europe. Comme interprète de Schumann, Liszt, Beethoven…
aucun de ces redoutables techniciens ne lui font peur. C’est en 1870 qu’elle
entreprend l’apprentissage de la composition, sous la houlette, excusez du
peu, de Saint-Saëns, et de César Franck. Liszt sera son mentor, puis son
ami. Il dira même d’elle, peu de temps avant sa mort: “ Elle a le cerveau
d’un philosophe et les mains d’une artiste”. Elle devient, en 1887, la
première femme de la Société Nationale des Compositeurs de Musique. Le reste
de sa vie est consacré à l’élaboration d’une nouvelle méthode de piano ainsi
qu’à la rédaction d’œuvres théoriques novatrices, et de haut niveau.
Les pièces qui nous occupent aujourd’hui: Ce qu’on entend dans l’Enfer, Ce
qu’on entend dans le Purgatoire, ce qu’on entend dans le Paradis (chacune
divisée en 6 sous parties) composées en 1894, est une sorte de testament
artistique. Monumental.
On aura reconnu, dans ces titres un brin baroque, la référence au long poème
de Dante, qui a inspiré la compositrice.
L’Enfer retrace musicalement l’errance de Dante dans la forêt. L’occasion
pour Marie Jaëll de multiplier les notes répétées, agressives, obsédantes,
et faire naître avec beaucoup de talent une impression d’égarement dans un
environnement hostile. Le jeu des octaves et des accords placé par-dessus
ces ostinatos révèle une maîtrise parfaite de la mélodie et du lyrisme.
Le Purgatoire laisse apparaître un impressionnisme plus lumineux, et, ainsi
que Dante dans le poème s’appuyait sur Virgile, l’auditeur commence à
entrevoir, dans la riche succession des accords de 7e, une lueur d’espoir,
même si certains chromatismes se font encore menaçants.
Le Paradis, enfin, où Dante a retrouvé sa Béatrice qui le guide vers
l’apaisement. La compositrice nous offre ici une vision limpide et simple du
paradis. Un retour au calme d’autant plus savoureux par le contraste qu’il
offre avec les pièces précédentes. Ici, Dante continue son ascension vers la
béatitude, et avec une grande sensibilité, Marie Jaëll guide notre héros par
des éléments chromatiques montant d’une rare modernité (Stravinsky n’est pas
loin) vers la contemplation finale, où les arpèges à deux mains virevoltent
en douceurs, comme les anges en Paradis.
Il est très difficile de rendre compte de cette œuvre d’une richesse peu
commune, où toutes les qualités se mêlent: beauté, inventivité, surprise,
émotion, sensibilité… tout ce que l’on peut attendre d’une œuvre d’art est
ici réuni et poussé à un degré extrême.
On y trouve la synthèse de l’exceptionnelle variété des techniques de
composition pianistique de la deuxième moitié du XIXe siècle, façonnées par
Beethoven, Alkan, Chopin, et qui annoncent l'impressionnisme d’un Debussy ou
la musique métaphysique d’un Scriabine. L’interprétation de Viviane Goergen
est parfaite, dans sa virtuosité comme dans sa compréhension de l’œuvre, ou
dans sa parfaite maîtrise des contrastes.
Ce disque est une petite merveille d’inventivité et de goût, et constitue
sans aucun doute pour nous la plus belle découverte pianistique de 2024,
nous invitant à approfondir l’œuvre d’une compositrice unique et surdouée.
Romain Bastide
" Slow" Olga Jegunova (piano), CD, Prima
Records, 2024.

Voici un enregistrement d’une rare intériorité et qui
ne cède en rien à la facilité possible du thème… Slow, tel est en effet le
titre de ce disque de la talentueuse Olga Jegunova ; la pianiste a retenu
pour celui-ci une sélection de compositions plaçant l’affect – au sens noble
du terme – au cœur de la création.
Nul larmoiement facile, ici, mais plutôt les infimes nuances que la musique
a su suggérer aux plus brillants compositeurs, développant sur la partition
de rares instants d’intériorité. C’est ainsi que l’on découvre le méconnu
King Lear de Giya Kancheli, l’un des plus grands compositeurs géorgiens du
XXe siècle, suivi du toujours émouvant Prélude de Bach dans cet arrangement
d’Alexandre Siloti, brillant élève de Liszt.
Difficile de rester de marbre face à un tel déluge d’émotions : ordonnées à
la perfection avec le grand Bach, elles sont ensuite portées à leur extrême
intériorité par le minimalisme redoutable d’Arvo Pärt. Tout fait signe dans
ce disque, interprété avec les infimes nuances qu’impose un tel programme.
Olga Jegunova connaît ses classiques, comme en témoigne son interprétation
parfaite de deux des fameuses Consolations de Franz Liszt, capables de faire
taire les détracteurs de la célèbre virtuosité du compositeur hongrois.
Satie et ses non moins célèbres Gnossiennes, Schubert et sa terrible
Sérénade (à ne pas écouter un jour de grisaille…), alternent avec des
morceaux plus méconnus, tels que White Scenery de Peteris Vasks ou encore A
Salty Breeze over the Reeds de Raphael Lucas. Ces pièces laissent filer les
notes sur des étendues esseulées, dont nous recueillons les plus beaux échos
grâce à ce disque inspiré.
Patrick Oliva "TELEMANN Fantaisies pour
violon" CD, Triton, 2024.

On considère souvent Telemann comme le compositeur
le plus prolifique de l’histoire de la musique (quelque 3500 pièces!). Et
pourtant, il reste l’un des plus méconnus. Témoin le disque de Patrick Oliva
qui reprend les Fantaisies pour violon seul du maître de Hambourg.
Si le redoutable exercice du violon solo est généralement, et de manière un
peu réductive, associé aux sonates et partitas de Bach et à la furiosa
des virtuoses italiens, Paganini et Alessandro Rolla en tête, les Fantaisies
de Telemann offrent cependant une facette du violon assez unique dans
l’histoire du baroque, marquée du double sceau de la variété et de la
spontanéité.
De la variété d’abord, car outre qu’aucune progression tonale ne relie les
fantaisies entre elles, Telemann passe avec grâce d’une écriture
contrapuntique rigoureuse à une monodie épurée, d’une structure en fugue à
une structure libre, de l’usage de doubles notes à de longues lignes
mélodiques monocordes. On l’aura compris, le compositeur explore et
exploite, avec bonheur, toutes les possibilités du violon.
Mais de la spontanéité, aussi, tant cette variété formelle résulte chez
Telemann d’une inventivité au fil de l’eau, d’un esprit toujours en
mouvement et d’une inspiration de tous les instants. C’est tantôt grave,
tantôt léger, parfois drolatique, parfois encore introspectif, volontiers
intime ou exubérant…mais toujours très inspiré. Ces pièces ont le caractère
hétéroclite et baroque de ces natures mortes qu’affectionnait l’époque, où
un empilement d’objets divers trahissait la multiplicité et la richesse de
l’âme humaine en un ensemble chatoyant et cohérent. C’est l’artiste qui
confie à son instrument ses émotions comme elles viennent, et qui les
accueille comme elles sont, pour le plus grand plaisir de l’auditeur.
C’est cette fraîcheur presque fragile, et précieuse, que Patrick Oliva nous
restitue avec un grand talent dans ce premier disque solo. Le grand mérite
de cet interprète - à suivre de près, réside dans sa remarquable capacité à
retranscrire le caractère “improvisé” de ces pièces ; nulle affectation, nul
pathos, mais beaucoup de goût et une compréhension claire de l’œuvre. En
parfait accord avec ce que Jean-Jacques Rousseau écrivait de la Fantaisie
dans son « Dictionnaire sur la musique : “ (…) la fantaisie peut être une
pièce très régulière, qui ne diffère des autres qu’en ce qu’on l’invente en
l’exécutant, et qu’elle n’existe plus sitôt qu’elle est achevée”.
Romain Bastide
La Vida es Sueno. Dir. Julio Caballero.
CD, Seulétoile, 2024.

La vida es sueno. La vie est un songe. Ce très beau
disque emprunte son nom à la pièce éponyme de Calderon de la Barca, chef
d’œuvre du Siglo de Oro tardif, où la lumineuse Espagne darde ses derniers
rayons d’or sombre vers un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais,
mais qui va pourtant bientôt sombrer dans les guerres de Louis XIV.
La pièce, qui narre les aventures du jeune Sigismond, nous touche encore
aujourd’hui par sa remarquable dimension métaphysique, qui place la destinée
humaine, et son libre arbitre, entre rêve et réalité.
C’est à une aventure peut être moins philosophique, mais tout aussi baroque
et d’une beauté également achevée à laquelle nous invite cet enregistrement.
Une aventure avec, comme fil conducteur, la nuit et le rêve, à travers cinq
des plus grandes gloires du baroque français, et c’est l’une des plus belles
particularités de ce disque, par la poésie des maîtres espagnols du Siècle
D’or.
Aux côtés de Lully, MA. Charpentier, Desmarets, Campra et Martin Marais, on
trouve donc les poésies de Fransicsco de Quevedo, Juan de la Cruz, Lope de
Vega, et bien entendu, de Calderon. Les œuvres musicales sont toutes des
tragédies lyriques (on ne parle pas encore, en France du moins, d’opéra) :
Médée, Proserpine, l’Europe Galante… mais interprétées ici
instrumentalement, les voix originales étant assurées par un instrument.
Un travail de recherche, de réécriture même, offrant un résultat probant,
tant l'interprétation, dirigée par le claveciniste Julio Caballero, parvient
à retranscrire l’esprit onirique, voire magique, de ces pièces d’une beauté
profonde: le style luthé du clavecin, le lyrisme tour à tour fougueux et
délicat des cordes, la pureté pénétrante du hautbois et de la flûte, tout
concourt à faire de ce disque une escapade songeuse et flamboyante.
L’ensemble affiche une belle homogénéité, en visitant toutes les facettes du
baroque lyrique français, qui, s’il apparaît aujourd’hui comme une branche
morte de l’arbre musical européen (aucun baroque français, à part Rameau
bien entendu, n’a fait souche, aucun n’ayant résisté à la popularisation du
merveilleux goût italien au XVIII, dont sont issus le classicisme et presque
tous les styles successifs de la musique occidentale ), donne justement à ce
disque un aspect un peu lointain, un peu irréel, mais tout à fait envoûtant.
Un enregistrement qui nous confirme que, si la vie est parfois un songe, la
musique, elle est toujours un rêve.
Romain Bastide
SCHITTENHELM / DEBUSSY Concerto N°4
“AIR”. CD, Sfumato Records, 2024.

Cela fait quelques années que Christian Schittenhelm se consacre
principalement, sinon exclusivement, aux poèmes symphoniques (Alsatica et
Bang en 2018) et aux concertos pour piano ( Wild en 2012, Lux en 2019). Ce
disque nous confirme cette tendance, puisque ce sont deux créations
mondiales que le compositeur Christian SCHITTENHELM nous propose, ici, avec
le concerto pour piano et orchestre N° 4 “AIR”, et Dawn, poème symphonique
en un seul mouvement, auquel vient s’adjoindre le Prélude à l’après-midi
d’un faune de Debussy.
Difficile, pour un compositeur contemporain, de figurer sur un même disque
que le maître de l'impressionnisme français : difficile, sans même parler de
rivaliser, de soutenir la comparaison.
C’est pourtant un défi que Christian Schittenhelm relève avec brio, tant son
concerto pour piano et Dawn, par leur aspect aérien, éthéré presque, et très
libre, font un pendant pertinent à l’après-midi d’un faune. Il y a dans cet
enregistrement comme une éclosion de vie, une perpétuelle renaissance, que
ce soit dans les arpèges légers du concerto pour piano ou dans la magnifique
communion de la flûte et de la harpe du Faune. Une célébration d’un idéal
musical à mi-chemin entre l’Art et la Nature. La musique de C. Schittenhelm
est à la fois exigeante et accessible : exigeante, en ce qu’elle intègre
l’héritage parfois complexe du XXe siècle ; accessible, car le compositeur
ne s’interdit aucun style, aussi “populaire” soit-il (on pense notamment à
son hymne pour Paris 2000, ou ses comédies musicales, qui ont fait le tour
de l’Europe…). Cette dualité se retrouve dans les œuvres présentes de CD :
les harmonies sont d’une grande finesse et peuvent demander une oreille
aguerrie, mais l'orchestration brillante et les lignes de chant limpides
tempèrent dès la première écoute la subtilité de l’ensemble. Accompagnée par
le Royal Scottish National Orchestra dirigé par Sergey Neller, la pianiste
ukrainienne Svetlana Andreeva interprète avec beaucoup de justesse et de
contraste le concerto pour piano no 4, et donne vie à ce disque qui est un
beau témoignage de la vivacité de la composition contemporaine française.
Romain Bastide
Lola Descours « Hommage à Nadia
Boulanger » CD, Indésens Calliope, 2024.

Nadia Boulanger. Un nom aujourd’hui un peu tombé dans l’oubli. Un nom que
seuls quelques musicologues spécialistes de l’histoire du conservatoire
américain de Fontainebleau connaissent encore. Un nom que l’on peut pourtant
associer aux plus grands compositeurs du XXe siècle, de Saint Saëns à
Bernstein, de Copland à Poulenc. Un nom qui ressort aujourd’hui dans le
magnifique enregistrement de la bassoniste Lola Descours “Hommage à Nadia
Boulanger”.
Mademoiselle Boulanger (le Mademoiselle s’impose ici, Nadia étant restée
jeune fille jusqu’à sa mort, pour mieux se consacrer toute entière à la
musique et à son enseignement) représente ce type rarissime en musique d’une
pédagogue s’étant hissée, en terme d’influence, au rang de compositrice.
Rares sont les enseignants à avoir laissé un nom dans l’Histoire. On pense
bien évidemment à un Czerny, à un Hanon, ou pour le violon, à un Karol
Lipiński, sur les études desquelles des milliers de musiciens en herbe se
sont fait les doigts. Mais la liste s’arrête là. Si le cas de Nadia
Boulanger méritait un disque, c’est que son influence irrigue de manière
certaine la musique de ces cent dernières années. Il suffit pour s’en
convaincre de regarder la liste des titres de cet enregistrement de Lola
Descours, s’ouvrant sur une magnifique suite Italienne sur Pucinelle de
Stravinsky et se fermant par la Maria de Bernstein (rappelons que le génial
compositeur de West Side Story revendiquait Boulanger comme l’une de ses
influences majeures), en passant par Aaron Copland ; le disque témoigne de
la portée de l’enseignement de la pédagogue sur les nombreux compositeurs
venus du monde entier étudier au conservatoire américain de Fontainebleau,
auquel Nadia Boulanger a d’ailleurs donné un rayonnement sans pareil.
Intraitable sur la rigueur harmonique (c’est elle qui encourage Piazzola à
se consacrer au Tango, genre considéré comme tout à fait mineur à l’époque.
Et grand bien lui en a pris, comme on peut s’en rendre compte à l’écoute de
Maria de Buenos Aires, présent sur le disque), solidement ancrée dans son
époque (plusieurs de ses élèves composeront pour le cinéma, comme Cosma ou
Michel Legrand), mais sans se sentir obligée de tout en apprécier ( elle
reste hermétique au jazz ), la douzaine de compositeurs (élèves, proches ou
disciples) qui se succèdent pour cet enregistrement la font apparaître comme
l’une des figures tout à fait majeures de l’enseignement musical français du XXe siècle.
La bassoniste Lola Descours (lauréate du prix Tchaïkovski 2019) donne ici à
son instrument le premier rôle avec beaucoup de bonheur : si l’on associe
habituellement le basson à des effets de style ou d’ambiance, la jeune
instrumentiste nous montre que c’est aussi un merveilleux instrument soliste
(Saint-Saëns, intime de Nadia Boulanger en a d’ailleurs fait l’instrument
roi de sa Sonate op.168 présente sur le disque). Épaulée par le piano,
l’accordéon et la contrebasse (Paloma Kouider et le trio ABC) Lola Descours
nous propose assurément un disque d’un lyrisme et d’une énergie jubilatoire!
Romain Bastide
Philippe Mouratoglou « La Bellezza »
CD Label Vision fugitive, 2024.

Six cordes, quatre compositeurs, un interprète, et c’est cinq siècles de
musique italienne que ce disque revisite, de la Renaissance tardive à nos
jours. Si l’on associe habituellement de manière presque pavlovienne la
guitare italienne aux géniaux Carcassi et Carulli, l’instrumentiste Philippe
Mouratoglou nous fait (re)découvrir ici la valeur de ces deux maîtres de la
six cordes, des maîtres loin de représenter à eux seuls le prodigieux
bouillonnement artistique de la musique de chambre pour cordes pincées
ultramontaines au fil des siècles. Le disque s’ouvre brillamment par le
Ricercare du maitre du luth Francesco da Milano, célèbre en son temps dans
toutes les cours d’Europe du début du XVIe siècle. Et tandis que bien
souvent, la musique de cette époque sonne à nos oreilles, patinées par la
révolution baroque, comme datée, et même un peu vieillotte, le Ricercare
surprend par une liberté rythmique et harmonique inouïe, et dont le
développement des thèmes, quasiment “algébrique”, ne se retrouvera que chez
Bach, cent ans plus tard. Un saut dans le temps nous fait continuer notre
écoute par l’Opus 23 “Introduction et caprice” de Giulio Regondi, l’enfant
chéri du romantisme italien. Enfant prodige maltraité par un tuteur vénal,
il parcourt dès son plus jeune âge les villes d’Europe de Paris à Francfort,
en passant par Vienne. Sans doute cette enfance douloureuse se
retrouve-t-elle dans la fougue lyrique et furieuse de l’opus 23 et nous
offre une page musicale du XIXe siècle qui tranche sur le mélodisme pur d’un
Mauro Giuliani, ou d’un Carulli, ses contemporains. Le voyage se poursuit
alors jusqu’à la première moitié du XXe siècle avec Mario
Castelnuovo-Tedesco ; Italien de naissance, Espagnol d’origine, Juif de
culture et Américain d’adoption, Castelnuovo-Tedesco est à la croisée des
chemins et des inspirations. Né à Florence et mort à Beverly Hills (deux
lieux, ô combien symboliques), disciple de Ségovia, maitrisant aussi bien le
piano que la guitare, écrivant indifféremment pour la harpe ou pour le
cinéma Hollywoodien (ses musiques de film se comptent par centaines !), ce
génial touche-à-tout musical nous régale ici avec sa sonate opus 77 “Hommage
à Boccherini”, sans doute son œuvre pour guitare la plus connue. Pleine d’un
esprit subtil, et d’une verve méridionale, l’influence des maîtres
espagnols, italiens, et de la lointaine culture juive, s’y font sentir avec
bonheur. Vient enfin Nuccio d’ Angelo (né en 1955), et ses Due Canzoni Lidie.
Devenu en quelques décennies une sorte de classique contemporain, son
open-tuning assez inhabituel (les cordes de Si et de Mi-graves étant
abaissées d’un demi-ton) confère à l’ensemble une coloration très
particulière, aventureuse, mais d’une grande richesse, preuve, si besoin
était, que la composition contemporaine se porte bien. Le pari de faire
figurer des pièces si différentes et d’époques si variées, où un musicien de
la cour du Pape Paul III côtoie un guitariste du XXIe siècle, où un enfant
prodige de l’époque romantique se retrouve accolé à un compositeur de
musiques de film, a été brillamment relevé pour cet enregistrement par
Philippe Mouratoglou. On sait, il est vrai, par ses disques précédents que
ce dernier est un improvisateur achevé ; et c’est cette spontanéité, cette
facilité à jouer avec les nuances et les émotions, propres aux
improvisateurs, qui sert de fil conducteur à l’interprétation impeccable de
ces œuvres, et leur donne leur unité. Une belle réussite, qui vient
s’ajouter à une discographie déjà remarquablement étoffée.
Romain Bastide
" Rita Strohl - Une Compositrice de la
démesure - Vol 1 - Musique vocale ", coffret CD, La Boîte à pépites, 2023.

Si le nom de Rita Strohl (1865-1941) n’est plus
guère familier de nos jours, cette figure originale dans l’histoire de la
musique sut pourtant en son temps proposer dans l’univers masculin de la fin
du XIXe siècle, tout aussi bien des œuvres de musique de chambre que de
grandes fresques symphoniques ou lyriques dans l’esprit wagnérien du temps…
Le très beau coffret que lui consacre aujourd’hui la bien nommée édition «
La Boîte à pépites » permettra au mélomane de se faire une idée tout aussi
bien de la qualité de son écriture musicale que de sa sensibilité délicate
dans son adaptation musicale de célèbres poèmes.
La plupart de ces mélodies étaient inédites à l’enregistrement et ce premier
coffret (trois sont prévus) s’ouvre sur les fameux poèmes de Bilitis de
Pierre Louÿs parus en 1900. Harmonie et réminiscences de l’antique
convergent dans ces mélodies délicieuses qui évoquent l’éveil des sens de la
jeune Bilitis, personnage né tout droit de l’inspiration truculente du poète
qu’il fit passer pour une véritable poétesse antique… Le spleen sait tout
autant nourrir la créativité de Rita Strohl avec de très touchantes mélodies
tissées à partir du poème baudelairien. « Un fantôme », « Spleen », «
Obsession » et bien d’autres poèmes encore de Charles Baudelaire parviennent
à restituer ce souffle unique de la mélancolie sublimée par les plus grandes
extases lorsque l’espoir pointe dans les plus profondes ténèbres.
Les musiciens (Olivia Dalric, Célia Oneto Bensaid, Elsa Dreisig, Romain
Louveau, Stéphane Degout, Adèle Charvet, Florian Caroubi) retenus pour cette
belle anthologie de la compositrice Rita Strohl ont réussi à relever ce pari
de faire revivre l’œuvre de cette compositrice de la démesure injustement
oubliée.
" Sparklight”, Oneto Bensaid,
Deborah Waldman Orchestre National Avignon-Provence, CD, NoMadMusic, 2024.

En concert ou par l’enregistrement, goûter au talent exceptionnel de la
pianiste Celia Oneto Bensaid est toujours un privilège et un moment de pur
bonheur. Son nouvel opus « Sparklight » en collaboration avec Deborah
Waldman à la direction de l’Orchestre National d’Avignon-Provence en est un
exemple délicieux et parfaitement accompli. « Sparklight », un recueil dédié
à Marie Jaëll et Franz Liszt, deux immenses musiciens de leur temps, tant
comme pianistes que compositeurs. Deux personnalités musicales du Romantisme
hors du commun qui s’appréciaient, se fréquentaient et se louaient l’un
l’autre. L’interprétation de leurs œuvres est toujours une gageure, un défi
rare pour tout pianiste, tout musicien, tant le niveau d’exigence est
extrême sur le plan technique et esthétique. Et véritablement, ici, Oneto
Bensaid et Deborah Waldman font un sans-faute dans l’aboutissement plénier
de leur entreprise.
Le concerto n°1 de Marie Jaëll proposé en ouverture est porté de bout en
bout par la pianiste, superbe dans la grandeur de l’élan romantique et la
profondeur des oppositions exprimées. La précision du phrasé est constante
et illumine les dialogues avec l’orchestre. Ainsi, le premier mouvement
s’égrène au fil de l’alternance entre force dramatique et délicatesse
distillée dans la couleur du jeu subtil des nuances offerte par Oneto ;
l’adagio est un pur bijou méditatif et sensoriel, une fenêtre ouverte sur
l’âme ; l’allegretto final, un déluge de passion enflammée dont le
tourbillon nous emporte dans l’exaltation de l’émoi.
La Mephisto Waltz n.3 pour piano seul de Liszt qui s’ensuit, n’en prend que
plus de valeur. Avec cette pièce dédiée à Jaëll, le compositeur hongrois se
montre tour à tour facétieux, séduisant, grinçant, inquiétant, sardonique.
Et Oneto Bensaid nous fait plonger dans ce bal démoniaque, nous invite et
nous entraîne avec cette valse dans les bras de l’être machiavélique auquel
nous ne pouvons résister dans l’ivresse de l’élixir de la narration musicale
suggérée par la partition et s’incarnant sous la finesse absolue du jeu de
la pianiste. Tout y est. Conclusion par le notoire Concerto pour piano n°1
de Liszt, dont l’unité thématique lie intrinsèquement les quatre mouvements
avec un souffle qui jamais ne s’égare. Tout le génie du Hongrois est réuni
dans cette magnifique interprétation : sa capacité à convoquer et conjuguer
la puissance lyrique d’un Wagner, l’élégance raffinée d’un Chopin, la grâce
d’un Mozart, l’annonce prémonitoire du pathos d’un Rachmaninov, une écriture
pianistique vertigineuse de virtuosité ; et ce, sans que jamais Oneto
Bensaid ne tombe dans le piège de réduire la partition à une démonstration
technique vide de sens. On se délecte de cette effervescence ardente du
premier mouvement, tout autant que de l’introspection délicate, fragile et
dramatique de l’Adagio. Les deux derniers mouvements sont d’une teneur
émotionnelle à l’égal des précédents dans cet échange constant entre
orchestre et soliste, de ces jeux de lumières miroitants, de ces succulents
changements d’inflexions. Celia Oneto Bensaid, comme dans les deux premiers
opus de cet enregistrement, fait corps avec l’œuvre. Son toucher prodigue
avec sûreté toutes les subtilités et intonations que son instrument permet.
Son énergie inspirante est en harmonie avec l’instant. Sa lecture est
affirmée, soutenue, son doigté précis et infaillible. Un travail d’orfèvre
en symbiose avec la baguette habile et intelligente de Deborah Waldman dans
sa direction de l’Orchestre National d’Avignon-Provence, et par le soin
apporté à rendre intelligible chaque pupitre. Indéniablement, un tout
homogène avec une pianiste remarquable qui suscite l’admiration, accompagnée
ici à perfection par un ensemble orchestral à la hauteur de l’exigence
mandée pour ce magnifique florilège. Un véritable et splendide hommage à
Jaëll et Liszt. Grisant…
Jean-Paul Bottemanne
Patrick
Oliva « Fantaisies pour Violon - G.P Telemann » CD, Label Triton, 2024.

Telemann, voilà un compositeur confirmé, habile et éclairé, qui aura eu une
vie musicale intense, riche et prolifique de son vivant, laissant derrière
lui un catalogue très impressionnant de près de six mille ouvrages tant
sacrés que profanes. Et pourtant, son héritage et sa notoriété semblent à ce
jour, bien moins visités et connus que ceux de son contemporain et ami J.S.
Bach.
En proposant ici sa lecture des Douze Fantaisies pour violon seul, Patrick
Oliva pour son premier disque en solo, offre à l’auditeur l’opportunité de
découvrir ou redécouvrir le talent inné de Telemann à s’exprimer dans ce
genre libre par la forme et l’intention qu’est la Fantaisie. Douze pièces en
trois ou quatre mouvements, formant une unité réelle, au cours desquelles
Telemann visite, privilégie et invite tour à tour plus à l’écriture
contrapunctique et fuguée dans les six premières, puis glisse vers une
écriture plus monodique en surface, avec parfois des titres et des
qualificatifs donnant non plus le tempo mais une indication émotionnelle
d’affect pour les six dernières. Il semble ainsi que ce recueil, par
l’analyse musicologique, puisse se penser en deux temps, tant Telemann est
divers et prolixe. Mais à l’écoute, il n’en est rien.
Car la magie, par la délicatesse de l’archet et du toucher de Patrick
Oliva, violoniste spécialisé en violon Baroque au centre de musique de
Baroque de la HEM opère à chaque instant. Clairement se dégage au fur et à
mesure de l’interprétation des douze fantaisies et de leurs mouvements
respectifs une grâce, une fulgurance qui prend place, embarque, puis
s’impose et captive. Oliva, ainsi nous attrape, nous émeut, par l’expression
d’un langage sans surcharge d’ornementations, dans lequel la virtuosité
tient tout autant de la dextérité que de la retenue, la mesure, l’humilité,
la fragilité assumée et la simplicité. Comme dans la fantaisie n°5 avec son
Allegro-Presto en totale opposition avec l’Andante ou encore la Fantaisie
n°3 aux mouvements contrastés. Ou bien encore la charge émotionnelle
inhérente et à fleur de peau parcourant la totalité de la Fantaisie n°9.
Ainsi toutes ces Fantaisies dont l’interprétation affinée et assurée de
Oliva révèle le caractère plongent dans un ravissement grandissant et
envoûtant. Et s’extraire à l’écoute devient quasi impossible.
Car si Telemann est l’auteur de ces pages pleines de magie, qui parfois
sonnent comme des clins d’œil aux partitas ou suites de Bach, le magicien à
l’œuvre et à l’action est bien Oliva. Et le talent de ce dernier ne tient
pas seulement dans sa maitrise technique sans faille, mais plus encore par
sa capacité à dire et faire avec sincérité, rendre visible l’invisible.
Assurément, ce disque est une grande réussite à tout point de vue, et on ne
peut que remercier et féliciter Patrick Oliva pour l’accomplissement de
celui-ci et pour nous avoir partagé en soliste son amour du violon Baroque.
Un disque et un interprète qui ne s’oublient pas.
Jean-Paul Bottemanne
" Bella donna " - Ensemble ApotropaïK,
Clémence Niclas, voix et flûtes à bec, Marie-Domitille Murez, harpe
gothique, Louise Bouedo-Mallet, vièle à archet, Clément Stagnol, luth
médiéval, CD, Editions des Abbesses, 2023.

« Bella donna » est le premier enregistrement du
jeune ensemble ApotropaïK, quatre musiciens unis par le souffle des musiques
du Moyen-Âge qu’ils souhaitent diffuser plus largement en les rendant
compréhensibles à l’auditeur du XXIe s. La démarche est non seulement
plaisante mais également réussie si l’on en juge ce premier disque qui, aux
côtés de compositeurs médiévaux bien connus tels Guillaume de Machaut (ca
1300-1377), Guillaume Dufay (1397-1474) ou encore du troubadour Bernard de
Ventadour, ouvre largement la place à des anonymes tel ce cantiga Santa
Maria où la voix féminine magnifie le galaïco-portugais sous le règne
d’Alphonse X dit Le Sage.
Nos quatre musiciens ont pour cet enregistrement réalisé un véritable
travail de recherche sur les sources afin d’en restituer non seulement la
fraîcheur mais également la profondeur, sans excès d’affect pour autant.
L’idée même de « Bella donna » ou belle dame inspire toute la poésie
courtoise quelles que soient ses manifestations, aimante, cruelle voire même
tueuse…
L’instrumentarium varié réuni parfait cet enregistrement en proposant une
restitution concluante de ces flûtes à bec, vièle à archet, harpe et luth
médiéval. Clémence Niclas enchante en redonnant vie à ces airs si souvent
donnés dans les cours du XIIe au XVe s. Ce travail inédit sur la figure
féminine dans la musique du Moyen-Âge démontrera, en plus du talent certains
de ces musiciens, combien ce Moyen-Âge ne correspondait pas à la pâle figure
qu’en ont laissé bien des restitutions plus tardives, notamment dans le 7e
art et certaines littératures, et cet enregistrement en témoigne.
«
César Franck - Piano Rarities »
Jean-Pierre Armengaud, piano, CD, Grand Piano éditions, 2023.

Avec ces « Piano Rarities », le musicologue et pianiste Jean-Pierre
Armengaud signe un bel hommage au musicien César Franck (1822–1890) dont le
fameux Prélude de « Prélude, fugue et variation » introduit cet
enregistrement en de vibrants élans introspectifs. Si nous connaissons bien
César Franck, brillant organiste apprécié du virtuose Franz Liszt, ses
œuvres pianistiques de jeunesse demeurent en revanche plus confidentielles.
Le mélomane habitué aux grandes œuvres pour orgue reconnaîtra certains
thèmes familiers qui, sous le clavier inspiré de Jean-Pierre Armengaud,
revêtent alors d’autres couleurs plus intimistes encore, suggérées par de
subtiles touches expressives.
Le prélude, choral et fugue, CFF 179B composé en 1884 témoigne de ce
romantisme expressif souhaité comme un hommage au maître, le grand
Jean-Sébastien Bach. Jean-Pierre Armengaud livre une interprétation d’une
rare intériorité avec le Choral aux contrastes saisissants et aux accords
arpégés de toute beauté avant les entrelacs extatiques de la Fugue finale
admirablement rendus par l’interprète.
Découverte que cette pièce biblique finale consacrée à Ruth, la jeune veuve
moabite qui épousera Booz si cher à Victor Hugo… César Franck composera en
effet en 1843-45 un oratorio biblique dont fut tirée cette transcription
posthume pour piano qui conclut ce bel enregistrement.
"Jeanne Leleu ; une consécration
éclatante" Label La boite à Pépites, 2024.

Peu de personnes aujourd’hui peuvent prétendre connaître la musique de
Jeanne Leleu, cette grande dame de la musique française du 20e, interprète
et compositrice supérieure, qui jusqu’au début des années 1960 ne cessa de
faire vivre et partager sa passion et son talent, tant au concert que dans
l’enseignement. Constat logique, mais bien triste, puisque finalement, sa
musique n’a quasiment pas été jouée, publiée et encore moins enregistrée
depuis son décès en 1979. Aussi, cet opus brillant et savoureux, porté par
Heloise Luzatti, l’Ensemble la Fronde et Marie-Laure Garnier, vient-il
établir et poser la première pierre de ce manque impensable.
Car Leleu est souple, diserte, chirurgicale, prolifère et prodigue, capable
d’un foisonnement limpide se transfigurant par magie en dénuement extrême,
quel que soit le genre abordé. Chaque pièce proposée dans cet album se
construit par gestes dans un allant processionnel et progressif vif, alerte
et toujours inspiré. Sans jamais heurter. Une alchimie évidente, presque
féerique et exaltante. Le cœur du programme met en exergue des œuvres de sa
jeunesse, de son Quatuor de 1922 durant son passage au Conservatoire de
Paris jusqu’aux Six Sonnets de Michel-Ange (1924) et quatre numéros de En
Italie (1926), fruits de son séjour à la Villa Medicis : rien dans ces
œuvres n’est maladroit ou perfectible, ne souffre d’une faiblesse
quelconque. Et clairement, les interprètes s’en donnent à cœur joie.
Ainsi les extraits de En Italie, semblent taillés et écrits pour la pianiste
Celia Oneto Bensaid qui, par la grâce caractérisant son jeu fulgurant et
sémillant, invite à l’intelligence du mouvement sonore. Les Six Sonnets sont
un régal durant lesquels la voix chatoyante, profonde et cousue d’or de la
soprano Marie-Laure Garnier épouse avec pureté la prosodie sublimée dans un
dialogue permanent et ajusté avec Bensaid. Le flux translucide dans la
connivence des deux interprètes est l’apanage d’une musicalité épanouie. La
magie de ces mélodies opère, soulève, étreint, émeut. Le Quatuor, enfin, est
un joyau instrumental, durant lequel la pureté de la ligne se dispute à
l’éclat de l’harmonie, dans une écriture époustouflante de pertinence,
ondoyant entre modalité et chromatisme, au style moderne et affirmé, jouant
avec malice et à propos d’effets d’opposition à la teneur orchestrale entre
les cordes et le piano, une véritable gageure pour une œuvre de musique de
chambre. Des propositions sublimées par les archets d’Alexandre Pascal, Léa
Hennino et Héloise Luzatti dans ce dialogue permanent avec Celia Oneto
Bensaid, les quatre complices de l’Ensemble La Fronde.
Un magnifique album dont l’auditeur ne peut que ressortir touché et
bouleversé. Un projet accompli qui se devait de voir le jour, manifeste
d’artistes engagés, porté par Heloise Luzatti aux commandes, sous l’égide de
l’association Elles Women Composers, de la BNF et du label La Boite à
Pépites, fruit d’une recherche aboutie et prospère. On ne peut qu’espérer
que le Concerto pour Piano de Leleu, perdu à ce jour, ne refasse surface et
fasse à son tour l’objet d’un si bel achèvement. A écouter sans restriction.
(lire
la chronique du dernier concert)
Jean-Paul Bottemanne
Mozart Piano Concertos: Nos 20, 21,
23, 27, Elizabeth Sombart Piano, Royal Philharmonic Orchestra, Pierre
Vallet, CD, Rubicon, 2023.

La talentueuse pianiste Elizabeth Sombart offre avec cet enregistrement des
concertos 20, 21, 23 et 27 de Mozart un bel exemple de générosité et de
sensibilité dans sa manière de rendre la musique du célèbre compositeur
composée durant les années 1785 – 1791. Cette période fertile déploie avec
une rare intensité un aspect représentatif des émotions du musicien, prodige
excellant tout autant dans la passion que la rage, la tristesse ou les
heures plus lumineuses.
La pianiste Elizabeth Sombart parvient à se saisir avec une justesse
sensible tout autant que virtuose de cet éventail de nuances qu’elle éclaire
de son jeu précis et véloce. En une osmose parfaite avec le Royal
Philharmonic Orchestra également inspiré sous la direction du grand chef
Pierre Vallet, cet enregistrement explore la riche palette sonore déployée
par Mozart dans ces œuvres certes connues mais toujours nouvelles à chaque
écoute.
Pour s’en convaincre, il suffira d’écouter notamment cette Romanze du
Concerto n° 20 K. 466 où la pianiste évoque avec délicatesse la passion
amoureuse ou encore cet Allegro vivace assai du concerto N° 21 K.467 qui
témoigne de l’art abouti de la pianiste.
Duo Odelia « Guitares Romantiques », Marie
Sans, Alice Letort, CD

Heureux destin que cette rencontre de Marie Sans et
Alice Letort à la Hochschule de Bâle en 2018 et à l’origine du Duo Odelia.
Car voilà deux musiciennes passionnées et animées par le même amour pour la
guitare romantique et dont cet opus est le premier aboutissement bien venu
englobant des choix forts et judicieux. En premier, c’est le bonheur de les
entendre chacune sur des guitares des années 1820 confectionnées par
François Roudhloff, luthier reconnu pour la qualité supérieure de ses
ouvrages. L’équilibre acoustique qui en résulte concilie luminosité,
brillance, puissance et homogénéité. Couleurs acoustiques propres à éclairer
et exprimer l’élégance, la grâce, la chaleur et la maîtrise inspirée du jeu
de Sans et Letort. En second lieu, c’est la proposition d’un programme
alléchant alternant styles baroque, galant et romantique en florilège
peaufiné avec soin, s’affirmant avec délectation, comme dans leurs
transcriptions de la Valse Brillante op.34, n°2 et du Nocturne op.32, n°2 de
Chopin, pleines de souffle et de poésie, à laquelle l’émoi de la Mélodie
opus 4, n°2 de Fanny Hensel-Mendelssohn fait écho. Les quatre pièces de
Jacques Duphly sont empreintes d’esprit, de vivacité et de charme, la
transcription de Giuliani de l’ouverture de Il Pirata de Bellini est un pur
cadeau d’énergie et de vigueur ardente, l’entendement du clavecin revisité
de Rameau et Couperin est distillé avec intelligence et vérité, la Fantaisie
opus 34 de Sor, enfin, annonce en ouverture une lecture distinguée,
éloquente et délicate.
Un ensemble exquis en tout point dont le Duo Odelia, Marie Sans et Alice
Letort sont les maîtres d’œuvre, dans l’exaltation et le frisson d’une
immersion dans un univers musical qu’elles font valoir avec panache, aloi
qui leur revient de plein droit. Un projet alléchant, abouti et substantiel
qui mérite sans conteste le détour…
Jean-Paul Bottemanne
" Récit " Salomé Gasselin, viole de gambre
; Compositeurs Boyvin, Couperin, Marais, CD, Mirare, 2023.

Salomé Gasselin a conçu tout spécialement pour son
instrument de prédilection – la viole de gambe – un programme à la fois
complet et ouvert à la large palette sonore qu’offre cet instrument phare
des XVIe et XVIIe siècles avant l’apogée du violoncelle aux siècles
suivants. Contrairement à l’idée reçue, la viole n’est pas l’ancêtre du
violoncelle mais demeure plus proche du luth ou de la guitare. Les infimes
variations du roi des instruments pendant l’époque baroque se trouvent ainsi
au cœur de cet enregistrement de la talentueuse gambiste Salomé Gasselin
avec des pièces bien connues telles les fameuses Cloches et les Voix
humaines de Marin Marais ou plus rare ce Récit grave de Jacques Boyvin
associant en un délicat dialogue viole et orgue.
Pour cet enregistrement Salomé Gasselin se trouve en effet accompagnée de
musiciens également talentueux, Emmanuel Arakélian aux orgues et Justin
Taylor au clavecin, sans oublier Mathias Ferré, Andréas Linos et Corinno
Metz pour les consorts de viole. La viole qui jouit de l’antique réputation
d’approcher le plus la voix humaine séduit, étonne, enjoue, ici, grâce à ces
musiciens engagés dans l’excellence de faire revivre un vaste répertoire
allant de la musique de consort à la danse en passant par le répertoire
soliste.
Ce tableau musical conçu avec élégance réservera bien des surprises au
mélomane notamment cette Basse de trompette de Pierre Du Mage développant un
entrelacs de sonorités aussi raffinées qu’intimistes sous les doigts de nos
musiciens ou encore ce Récit de tierce en taille de Jean-François Dandrieu
qui laisse une petite idée des trésors qui sommeillent encore dans le
répertoire pour claviers de la France de Louis XIV exploré avec brio par
Salomé Gasselin et ses musiciens invités pour ce premier disque.
"Æsthesis O Do Not Move", Association Æsthesis & Zamora Label , CD, 2022.

C’est une belle palette expérimentale que nous
propose cet enregistrement du jeune quatuor vocal Aesthesis dans un CD
éclectique. Éclectique non par sa qualité, mais bien par la diversité des
choix retenus allant du plus classique avec l’éternel « Mille Regrets » de
Josquin des Prés (1450-1521) rendu avec une juste sensibilité jusqu’aux
effets vocaux les plus surprenants développés par la composition « Story »
de John Cage sur un texte de Gertrude Stein…
Le chant libère dans cet enregistrement généreux toutes les facettes des
variations musicales, telle encore cette poétique musicale rendue par le non
moins célèbre « Lamento della Ninfa » tiré du 8e livre de Madrigaux composé
par Claudio Monteverdi en 1638 alors qu’il était maître de chapelle de la
Sérénissime République de Venise.
Chaque expérience livrée par nos quatre chanteurs Camille Chopin, Céleste
Lejeune, Abel Zamora et Jonas Mordzinski atteint sa cible, celle d’ouvrir le
cœur du mélomane aux entrelacs précieux et multiples de l’art d’Orphée dont
le chant n’était pas moins fameux que celui de sa célèbre lyre…
Celia Oneto Bensaid, piano - Marie
Jaêll - « Ce qu'on entend dans l'enfer, le purgatoire, le paradis », CD,
Label « Présence Compositrices » (1er opus du label), 2022.

Voilà assurément deux artistes à découvrir. La première, Célia Oneto Bensaid,
pianiste engagée aux doigts d'or et à la technique irréprochable ; la
seconde, Marie Jaëll, compositrice française fougueuse et affirmée de la fin
du XIXe siècle, elle-même pianiste virtuose admirée de Liszt, et dont il
serait temps qu’enfin son œuvre et son génie soient reconnus et figurent
parmi les grandes pages du répertoire pianistique.
Au travers de ce premier opus du tout nouveau label « Présence Compositrices
», Célia Oneto Bensaid lui rend indéniablement honneur par son
interprétation pleine, passionnée, ardente, ciselée et pénétrante à en
couper le souffle de ce cycle pour piano d'après une lecture de Dante. Au
fil des 18 numéros du triptyque musical vertigineux, Enfer, Purgatoire et
Paradis, elle nous embarque pour un voyage fluide et paradoxal au parfum
tourbillonnant, tel un carrousel perpétuel. La force thématique d'une
qualité rare miroite et s'y dispute au chromatisme heureux, juste et
prégnant de l'harmonie pourtant tonale. L'écriture dense et sublime des 12
premières pièces est pleine de fulgurance, tant dans le timbre que dans le
rythme et la mélodie. L'intelligence et l'équilibre s'imposent comme une
évidence dans le jeu affuté de Bensaid. Et si les couleurs sombres, le
bouillonnement et le tumulte dominent dans L'enfer et au Purgatoire, les six
derniers numéros dédiés au Paradis offrent une conclusion apaisée toute en
finesse.
Véritablement, l'œuvre tout entière est un régal, son interprétation
éminente. Un enregistrement à découvrir d'urgence tant il est habité par
l'inspiration poétique d'une interprète virtuose au service d'une
compositrice qui ne doit plus ignorée. Enfin, à l'aube déjà consommée de ce
XXIe siècle, il devient plus impératif que jamais de reconnaître, faire
connaître, rendre hommage et donner à toutes ces compositrices d'hier et
d'aujourd'hui la place légitime qui leur revient. Un pur régal.
Jean-Paul Bottemanne
Klaudia Kudelko (piano) - « Time »
enregistré au Zipper Hall Los Angeles, CD, 2022.

Avec « Time », la jeune et talentueuse pianiste
d’origine polonaise, Klaudia Kudelko, signe un premier disque témoignant
d’une maturité saisissante. Trois compositeurs - Schubert, Chopin et enfin
Bacewicz - ont été retenus pour élaborer ce programme empreint d’une poésie
certaine et enregistré au Zippern Hall de Los Angeles.
Sous les doigts inspirés de Klaudia Kudelko, les six numéros de « Moment
Musical » témoignent, en effet, de cette sensibilité qui inspira Schubert
pour ces promenades parfois bucoliques, d’autres fois plus sombres, et dont
le romantisme certain se trouve idéalement rendu par notre interprète qui se
plait manifestement à rendre tout le caractère impromptu du célèbre
troisième numéro.
Autre atmosphère plus passionnée avec l’Étude Op. 10 n° 12 de Chopin qui
manifeste la fougue animée du compositeur polonais, compatriote de Klaudia
Kudelko. Virtuosité et sensibilité filent à toute vitesse sur les touches de
clavier où retentissent les fracas des insurrections de novembre 1830 contre
la tutelle russe…
Chaque pièce retenue par la pianiste développe cette émotivité alternant
entre joie et tristesse, passion et drame. Et ce ne sont pas les dernières
oeuvres consacrées à la compositrice polonaise Grażyna Bacewicz (1909-1969)
qui contrediront cette atmosphère passionnée : trois sonates méconnues dont
le lyrisme tour à tour puissant ou plus introspectif se développe avec force
grâce à l’interprétation particulièrement inspirée qu’en livre pour cet
enregistrement Klaudia Kudelko.
Florian Caroubi « Sillages » CD, Hortus,
2022.

À l’occasion de son album SILLAGES, Florian Caroubi réunit un
programme délicieux de poésie et d’émotion en sept pièces sur le thème de la
mer signées de cinq compositeurs français modernes, Debussy, Ravel, mais
aussi Gabriel Dupont, Gustave Samazeuilh et Louis Aubert, bien moins connus
et pourtant tout autant talentueux.
Ouvrant sur Sillages de ce dernier, Caroubi engage dans la frénésie
sensorielle d'un triptyque à l'écriture étincelante, contrastée et pleine de
verve, où l'éloquence ardente se dispute avec le mystère d'une œuvre dense,
aboutie et profonde. Les trois extraits à l'atmosphère gracieuse et
enveloppante de La Maison dans les Dunes de Gabriel Dupont sont distillés à
distance, en parenthèses pleines de souffle et de douceur, en invitations
contemplatives de la mer, pleines d'une fausse simplicité dans l'évidence
mélodique. Véritables petits écrins d'une beauté enjôlante venant s'insérer
entre ces deux autres chefs d'œuvres que sont Reflets dans l'Eau de Debussy
et Une Barque sur l'Océan de Ravel, aux esthétiques d'une nature quasi
explicite entre la correspondance sonore et la perception intuitive.
Conclusion avec Samazeuilh et son Chant de la Mer, autre triptyque à la
texture impressionniste et moirée, d'une profondeur lyrique incarnée et
prenante.
Et avec soin et brio, précision et clarté, Florian Caroubi réussit à chaque
instant, chaque pièce à nous immerger dans ce voyage océanique initiatique,
dévoilant tour à tour et sans faux pas toutes les subtilités et profondeurs
de ces harmonies irrésistibles et thèmes irradiants. Un opus de grande
qualité, l'expression d'une âme sensible, une approche musicale exaltante,
condensée et épurée.
Jean-Paul Bottemanne
"Bach, Scarlatti, Vivaldi" Guillaume Gibert (guitare), CD, 2022.

Dans une démarche authentique et sincère perpétuant la
tradition séculaire de la transcription instrumentale de pièces écrites pour
d'autres instruments, c'est au travers de Vivaldi, Scarlatti et Bach que
Guillaume Gibert, jeune guitariste lyonnais, s'attache à faire vivre et
enrichir encore le répertoire de la guitare et nous plonge dans l'écrin de
son timbre pur et limpide. Avec talent, il nous propose et livre, en effet,
ses propres transcriptions, des transcriptions qui mettent à l'honneur
autant son jeu fluide et allant, son toucher sûr et précis que la mise en
lumière aboutie des polyphonies suprêmes de ces trois grands maîtres du
baroque. Le contrepoint des lignes s'impose avec évidence et clarté, la
verve se dispute à l'élégance, le conduit harmonique se dessine au gré des
envolées lyriques, les variations et développements, enfin, se comprennent
et se révèlent sans détour. Comment finalement ne pas se laisser persuader
au fil des mouvements que ces œuvres sont originellement pensées et écrites
pour la guitare.
Vivaldi et son concerto en Ré Rv. 230 plonge d'emblée dans le vif du sujet,
les quatre sonates de Scarlatti, K,36, 87, 25 et 175, sont choisies avec
intelligence, offrant un éclairage subtil sur le génie et la diversité
musicale de ce compositeur prolifique. Telle la dernière sonate, laissant
échapper tant d'accents ibériques qu'elle s'impose avec évidence pour la
guitare. Bach enfin, si souvent visité et retranscris par d'autres que
Gibert. Pourtant ce dernier se déjoue du pas de loup de la redite, tant ses
transcriptions personnelles sont réussies et nous font plonger avec
délectation au cœur même de ces deux pièces magnifiques que sont la Chaconne
en ré mineur Bwv 1004 et l'Aria Bwv 988 pleine d'une grandeur délicate.
À souligner enfin que ce projet est une autoproduction, fruit d'un long
labeur personnel, mûrement réfléchi et préparé. Un pari réussi avec brio qui
mérite toute notre adhésion et notre soutien, et séduira autant les amoureux
du baroque que les passionnés de la guitare. À écouter et apprécier.
Jean-Paul Bottemanne
Béla Bartók : " Danses populaires
roumaines", Matteo Fossi (piano), CD, Hortus, 2022.

Le talentueux pianiste Matteo Fossi, dont les
précédents enregistrements ont déjà été présentés dans ces colonnes, s’est
attaché pour le présent CD à un répertoire plus méconnu, celui du grand
compositeur hongrois Béla Bartok et ses Danses populaires roumaines. Avec
une filiation directe de son illustre prédécesseur et compatriote Frantz
Liszt qui avait popularisé avec brio et maestria les fameuses rhapsodies
hongroises, c’est un même souffle ethno-musical qui anime le compositeur
dans ces compositions. Celles et ceux qui ont eu le bonheur et le plaisir de
visiter la maison de Bartok sur les hauteurs de Buda savent combien l’homme
fut passionné toute sa vie par le folklore au sens large. Bartok n’eut en
effet de cesse de parcourir les différents folklores d’Europe centrale, les
revisitant et les sublimant pour l’occasion en de poignantes compositions
roumaines, ici réunies par Matteo Fossi.
En une réinterprétation fertile non seulement pour ce répertoire rarement
présent dans la musique classique (Liszt déjà précité et Brahms avec ses
Danses hongroises), mais également pour la propre musique de Béla Bartok,
cette musique saisit spontanément le mélomane par leur authenticité
transcendant les distances. Qu’il s’agisse du fameux Allegro barbaro aux
accents sauvages ou des danses endiablées en rythme bulgare, la musique
s’immisce non seulement en témoin, mais également en acteur des traditions
évoquées. Bartók dépasse avec ces œuvres, tour à tour puissantes ou
délicates, le simple arrangement pour participer intimement aux arts
populaires visités. Matteo Fossi a su se saisir de cette rare acuité avec
talent et sensibilité, rendant toutes ces infimes nuances par la finesse de
son interprétation.
« Une soirée chez le Chevalier de Chavoye
», Les Chantres de Saint-Hilaire Sauternes, ensemble instrumental, CD,
Editions Hortus, 2021.

L’esprit des Lumières et du siècle de Louis XV
soufflent sur le dernier enregistrement de l’ensemble instrumental Les
Chantres de Saint-Hilaire Sauternes. Avec un programme ciselé à souhait, le
mélomane retrouvera en effet dès les premiers airs de cet enregistrement
inspiré ces cantates à la mode si bien rendues par Cécile Larroche et dont
les modulations à la fois douces et fleuries éclairent idéalement ce
répertoire allant de Clérambault à Couperin sans oublier Montéclair et Stuck.
C’est la redécouverte d’un recueil d’un lieutenant de marine épris de
musique, Jacques de Chavoye, qui a permis cette restitution à la fois
attrayante par son registre et émouvante d’instants à jamais révolus. Cette
soirée revisitée par les talentueux musiciens de l’Ensemble sera également
l’occasion de découvrir de véritables inédits pour cette première mondiale.
Le haute-contre Guillaume Figiel Delpech excelle dans cet air d’Ariane
consolée par Bacchus de Couperin alors que la cantate de Stuck réunit les
deux voix en de sublimes duos. Style français et influences italiennes
s’entremêlent avec bonheur au fil des plages, les instrumentistes
s’entendant à merveille afin de restituer ce goût baroque réuni selon le fil
directeur de la mer, si chère à notre lieutenant !
" Rachmaninov - Piano Concertos
nos.2 & 3 ", Jae Hyuck Cho (piano), Russian National Orchestra sous la
direction de Hans Graf, CD, Label Evidence, 2021.

Quelques premiers accords plaqués au clavier et la magie du concerto
n° 2 de Rachmaninov opère sous les doigts du pianiste Jae-Hyuck Cho
accompagné par le Russian National Orchestra sous la direction de Hans Graf.
Cet enregistrement réalisé en 2019 libère, en effet, toute la fougue et
virtuosité ayant rendu cette œuvre si célèbre. Mais avec notre pianiste,
point de fébrilité facile, bien au contraire, mais une belle intériorité
maîtrisée qui s’exprime avec nuances et délicatesse dans cette œuvre si
souvent visitée. Cette parfaite harmonie avec l’orchestre conduit dès lors à
développer le romantisme propre au compositeur russe exilé. Cette
personnalité complexe connut en effet très tôt les angoisses et inquiétudes,
gouffres qui s’immiscèrent progressivement dans ses œuvres.
Ces deux concertos sur les quatre que composa Rachmaninov eurent une
importance particulière pour le jeune pianiste virtuose qui les introduisit
rapidement dans son répertoire pour ses concours et concerts. Les affects
sont contrôlés et tendus vers une fin, exprimant au plus près les tourments
de l’âme humaine, ce que parvient à atteindre à merveille Jae-Hyuck Cho.
Rachmaninov, pianiste virtuose, estimait que son concerto n° 3 était si
complexe que seul Horowitz selon lui serait parvenu à le maîtriser…
Jae-Hyuck Cho peut s’enorgueillir de rivaliser avec ces grands maîtres tant
son interprétation laisse filer les difficultés techniques à l’arrière-plan
pour privilégier cette alternance d’introspection et de vélocité qui se
dégage de cette œuvre puissante. Un enregistrement qui fera date.
" El Gran Teatro del Mundo Lully's
followers in Germany - Die Lullisten " œuvres de Fischer, Muffat, Telemann,
CD, Ambronay Editions, 2021.

C’est à une découverte inattendue à laquelle nous convie l’ensemble El Gran
Teatro del Mundo avec ce dernier enregistrement. À son écoute, le mélomane
découvrira que la grande musique versaillaise a essaimé bien au-delà des
frontières du royaume de France. En traversant le Rhin, le répertoire
baroque s’est, en effet, saisi avec une inspiration certaine du legs laissé
par le grand Lully avec des musiciens talentueux tels Muffat, Fischer ou
encore Telemann. À partir de partitions d’orchestre réduites pour ensemble
de chambre, ce disque déploie une palette de richesses sonores prolongeant
l’héritage « lulliste » et de la musique de cour de la fin du XVIIe siècle.
L’ensemble El Gran Teatro del Mundo a bien été inspiré d’arpenter avec brio
ce répertoire négligé jusqu’alors et qui révèle quelques petits joyaux
interprétés avec délicatesse par les musiciens de ce jeune Ensemble. Aussi,
l’admirable Suite TWV de Georg Philipp Telemann séduit spontanément avec son
ouverture ample et majestueuse dans le pur style Grand Siècle pour
progressivement introduire des touches de modernité et des influences
extérieures venues d’Italie ou de Pologne… Ce majestueux enregistrement sera
également l’occasion de découvrir des œuvres originales - tout en
s’inscrivant dans cet héritage - de Muffat et de Fischer que l’Ensemble El
Gran Teatro del Mundo présente avec sensibilité.
Irina Lankova « Élégie »
www.irinalankova.com 2021.

Ce dernier opus « Élégie » de la pianiste russe Irina
Lankova, conçu comme « une sorte de journal intime de ses émotions musicales
» est, sans aucun doute, un album incontournable et transcendant pour qui
aime le piano et l’émotion. Tout est ici réuni, le talent, la virtuosité, un
timbre exceptionnel, une grâce radiante. Car Irina Lankova porte et emporte
au fil de ce programme intime si bien construit et parfaitement pensé. Il
n'est pas si fréquent que Rachmaninov, Schubert et Bach se révèlent avec
tant de superbe et de générosité, de démesure et d'intention, de sincérité
et de vérité. Chaque pièce est une évidence, chaque thème un chant, chaque
articulation une respiration, chaque accent un battement de cœur, chaque
plage une ode à la vie, l’ensemble dans un tourbillon à fleurs de peau.
Certainement, Irina Lankova ensorcelle par la force intuitive qui l'habite
et la guide à chaque instant, une intensité qui jamais ne faillit. (lire
la chronique de son dernier concert)
" Ludwig van Beethoven - Trio avec piano
n° 3 en do mineur, op. 1 n° 3 (Trio Sora) " ; Pauline Chenais, Clémence de
Forceville, Angèle Legasa, coffret 3 CD,
Naive, 2020.

Les trios avec piano de Beethoven font l’objet d’un
inspirant enregistrement de la part du Trio Sōra, ensemble de trois
musiciennes talentueuses dont le nom signifie en amérindien : « oiseau qui
chante en prenant son envol ». L’image est bien choisie car c’est en effet
littéralement un envol qui caractérise cette interprétation à la fois fluide
et fougueuse, à l’image du compositeur lorsqu’il écrivit ses pièces pour
piano (Pauline Chenais), violon (Clémence de Forceville) et violoncelle
(Angèle Legasa).
La musique de chambre se déploie en cet enregistrement avec une spontanéité
et une légèreté qui ne doivent cependant pas faire oublier l’exigence de ces
morceaux virtuoses. Ces six grands trios représentent à eux seuls un
véritable programme musical dont l’ampleur ne cesse de surprendre le
mélomane au regard de la jeunesse du compositeur pour les premières œuvres.
Ces œuvres offrent à la fois une réminiscence du classicisme viennois et de
l’influence Haydn, tout en introduisant rapidement des accents plus
novateurs. Ces derniers s’immiscent dans cette architecture ciselée qui
progressera au fur et à mesure de la maturité.
Les sentiments tour à tour puissants, innocents, introspectifs, amoureux ou
colériques laissent autant de scintillements dans l’interprétation subtile
que livrent, ici, les trois musiciennes manifestement inspirées par ce
génie. Beethoven en ces œuvres échappe aux catégories, même si ces dernières
peuvent toujours servir de point de repère.
Les couleurs et atmosphères successives rendues avec talent et nuances par
le Trio séduisent et enchantent, un véritable voyage musical serti en un
coffret à découvrir impérativement !
Schubert, « Piano Trio Works », Trio
Talweg, Sébastien Surel (violon), Éric-Maria Couturier (violoncelle), Romain
Descharmes (piano), CD, NoMadMusic, 2021.

Le trio Talweg signe avec ce second enregistrement un programme
exclusivement réservé à l’un des maîtres de la musique de chambre, le génial
Schubert. Comment comprendre en effet autrement le témoignage d’un autre
compositeur inspiré - Robert Schumann - à son égard : « Il avait des accents
pour les plus fines sensations et il a rendu sa musique aussi multiple que
peuvent être les pensées et les volontés multiples de l'homme. ». Cette
finesse et cette acuité à rendre en musique les passions de l’homme
inspirent cet album tout spécialement conçu par le Trio Talweg.
En ouverture, l’incontournable et saisissant Trio en si bémol majeur, D.898,
dont la fougue introduite par l’Allegro initial n’a d’égal que l’univers
onirique suggéré par l’Andante pour lequel Schubert prit soin de qualifier
qu’il doit être interprété « un poco mosso »… Nos musiciens s’avèrent
littéralement transportés par cette œuvre soulignant ainsi leur réelle
complicité. Quelques notes détachées du violon inspiré de Sébastien Surel,
vite rejointes par un transport ému du violoncelle, et quelques profondeurs
encore du piano Romain Descharmes, composent un tableau riche en nuances et
délicatesses.
Rêveries riches en couleurs encore pour ce toujours admirable Notturno D.897
ciselé par l’interprétation délicate qu’en offrent nos musiciens parachevant
ce bijou d’introspection. Schubert l’avait initialement conçu comme étant le
second mouvement pour le premier trio avant de l’abandonner. Une certaine
vision de l’extase ressort de cette œuvre qui, de ses notes, ponctue le
temps qui passe. Une fois de plus le Trio Talweg excelle dans le rendu de
ces infimes nuances qui marquent cette esquisse rêveuse.
Avec le lied Auf dem Strom, transcrit par le Trio Talweg, la musique chante
et enchante. Et si la voix humaine s’est effacée dans cette transcription au
profit des seuls instruments mués par un même élan, c’est un même souffle
qui vient irradier cette dernière œuvre témoignant de la valeur de cet
ensemble aussi talentueux qu’inspiré.
Schubert -Three sonatas from 1817, Edda
Erlendsdóttir (piano), CD, Label ERMA 2021.

La pianiste islandaise Edda Erlendsdóttir livre
avec ce dernier enregistrement une interprétation à la fois personnelle et
aboutie de l’un de ses musiciens préférés, Franz Schubert. L’artiste à
renommée internationale a délibérément retenu l’univers feutré de ces trois
sonates composées la même année, en 1817, afin de déployer toute la
sensibilité exacerbée du compositeur dans ces œuvres à un moment important
de sa vie. En 1817, libéré de ses charges d’enseignement, Schubert put, en
effet, consacrer toute cette année à la seule composition de pièces pour
piano, dont notamment les trois sonates réunies en cet enregistrement.
Cet univers schubertien a manifestement baigné les années de formation de la
pianiste qui parvient à suggérer chacune des facettes du compositeur. La
première, la sonate en la bémol majeur D.557, aux tonalités primesautières,
ravit spontanément. La joie de vivre transparaît dès les premiers mouvements
en d’inspirés allegro qui en font une œuvre des plus divertissantes.
Séduction immédiate également pour cette sonate en mi bémol majeur D.568 aux
accents viennois et à l’ampleur enchanteresse. Edda Erlendsdóttir aime à en
suggérer les accords soyeux dès le premier mouvement. L’andante molto plonge
le mélomane dans l’introspection du compositeur où pointent quelques
secrètes inquiétudes, vite balayées par l’élégant Menuetto.
Ce bel enregistrement aux tonalités intimistes se conclut avec la sonate en
la mineur D.537 op.164 en une surprenante excursion dans les tonalités. Ce
petit bijou aux couleurs contrastées se trouve remarquablement éclairé par
l’interprétation qu’en livre Edda Erlendsdóttir en de clairs-obscurs
annonciateurs de la musique à venir.
" Louis-Gabriel Guillemain ; Second livre
de sonates en quatuor », XVII, Aude Lestienne direction artistique &
traverso, Shiho Ono violon, Myriam Ropars basse de viole, Jean-Baptiste
Valfré violoncelle, Kazuya Gunji clavecin, CD, Editions Musica Ficta, 2020.

Si le nom de Louis-Gabriel Guillemain n’est guère
connu que des spécialistes et mélomanes avertis du XVIIIe siècle, il fut
cependant en son temps, celui du règne du roi Louis XV, l’un des musiciens
de la cour les plus appréciés. Son destin tragique qui le conduira après
s’être endetté à se suicider de quatorze coups de couteau ajoute encore un
peu d’intrigue à un parcours pourtant brillant. Le personnage fut en effet
décrit comme un homme plein de génie et de vivacité, dynamisme qui se
retrouvait à la pointe de son archet dont la virtuosité était sans égale.
Les œuvres retenues par l’Ensemble la Française pour ce premier
enregistrement laissent une belle idée de ce que devait être en effet le
génie de sa composition, alerte et galante, à l’image de son siècle et de
l’art rocaille dans lequel ce compositeur s’inscrivit. Ces « conversations
galantes » telles que le compositeur les nomme livrent des échos inspirés en
ces sonates en quatuor où nos quatre instrumentistes trouvent un plaisir
manifeste à en rendre les multiples raffinements.
L’art de la conversation n’avait point de frontières à cette époque où
dialoguaient peinture, littérature et musique. La flamboyance de la
composition n’empêchait nullement des accents de profondeur, contrairement à
ce qu’il est trop souvent avancé, le XVIII° siècle n’était pas toujours
sourd aux transformations que connaissait la société. Mais faste et plaisir
à cette époque ne s’avéraient cependant pas encore bannis sous prétexte des
difficultés. Si une certaine faconde peut nourrir certains passages, la
beauté saisissante de cette musique dépasse la virtuosité pour gagner
d’autres sphères.
Avec la musique de Louis-Gabriel Guillemain, encore trop méconnue de nos
jours, les fastes du XVIIIe siècle resplendissent de nouveau grâce à
l’interprétation de ses sonates en quatuor qu’en livre avec aisance et brio
l’Ensemble la Française.
Armin Jordan – Lucerne Festival, œuvres de
Debussy, Chausson, Roussel, orchestre de la Suisse romande, CD, 2020.

Les éditions Audite ont eu l’heureuse initiative de
faire revivre dans la collection « Historic performances » les riches heures
du festival de Lucerne avec l’orchestre de la Suisse Romande dirigée par le
grand chef Armin Jordan en 1988 et 1994.
Ces archives ne pourront que réjouir le mélomane dès les premiers accords du
fameux « Prélude à l’après-midi d’un faune » de Claude Debussy, cette œuvre
qui sous la baguette du talentueux chef suisse déploie toutes ses couleurs
chatoyantes. Celui qui a longtemps été considéré comme le successeur de
l’incontournable chef Ernest Ansermet a su rapidement gagner sa propre
réputation, cette dernière reposant incontestablement sur l’alliance d’un
héritage à la fois germanophone et francophone en terre suisse.
La Suite no. 2 d’Albert Roussel témoigne de cette aisance et de cette
puissance lors de l’évocation du ballet Bacchus et Ariane. Les passages
d’une rare présence alternent avec des moments de désespoir, suivant en cela
le thème puissant de la mythologie. Ces nuances et ces transitions subtiles
confèrent à cette interprétation toute son incomparable saveur pour une
œuvre, à tort, assez méconnue de nos jours.
Musique française encore avec Ernest Chausson et ce très beau « Poème de
l’amour et de la mer » composé à la fin du XIXe siècle. Le lyrisme sied
également au chef Armin Jordan avec une interprétation, elle aussi inspirée,
de la soliste Felicity Lott manifestement portée par le poème de Maurice
Bouchor. Lilas et ruisseaux composent un univers poétique idyllique au début
de l’œuvre, univers qui s’assombrira jusqu’à la mort de l’amour et la
conclusion de ce superbe enregistrement.
" Vertigo – Giuseppe Tartini The
last violin sonatas ", Duo Tartini, David plantier & Annabelle Luis,
Direction artistique, prise de son et montage de Frédéric Briant, CD, Muso,
2020.

Les premiers accords des dernières sonates de Giuseppe Tartini laissent
percevoir ce charme incomparable qui se dégage des compositions de ce
musicien virtuose et d’une rare sensibilité. Les années ont passé, et ces
quelques dernières œuvres au seuil de la vie du musicien semblent avoir
quelques accents d’un testament, non point inquiet, mais empreint d’un doux
abandon. Celui qui était né sous les auspices de Vivaldi et de Corelli
allait, en effet, enchanter son siècle de la virtuosité de son fameux coup
d’archet. Génie et originalité ont souvent malheureusement occulté la
véritable saveur des compositions de ce grand maître du XVIIIe siècle. C’est
cette facette plus méconnue à laquelle s’est attaché le brillant duo composé
de David Plantier et d’Annabelle Luis.
Point de « Trille du Diable », l’œuvre fameuse qui occulta en partie le
reste de sa création, à l’image de Liszt et de ses Rhapsodies, mais de
merveilleuses et sensibles sonates écrites au crépuscule de la vie du
compositeur. Que l’auditeur ne se méprenne, la virtuosité demeure bien
présente dans ces cinq sonates tardives, mais une virtuosité pacifiée,
intériorisée rendue avec talent par l’interprétation inspirée de David
Plantier ciselant ces notes sans artifices excessifs. Les ornementations
baroques dans lequel le compositeur était passé maître ne voilent point,
ici, la beauté de la mélodie, mais la mettent, bien au contraire, en valeur,
selon leur mission première. Annabelle Luis au violoncelle renforce par son
jeu à la fois puissant et subtil ce délicat équilibre exigé par ces sonates
techniques, encourageant le dialogue, sans l’estomper à son tour.
C’est une conversation au seuil de la modernité que nous livrent ces deux
interprètes talentueux, celle qu’entretint toute sa vie Tartini à l’égard de
la musique et que ce bel enregistrement prolonge avec bonheur.
« XIII », Quatuor Ardeo, Carole Petitdemange, Mi-Sa
Yang, Yuko Hara, Joëlle Martinez, CD, Klarthe, 2020.

Le Quatuor Ardeo n’est pas superstitieux et le chiffre XIII retenu pour cet
enregistrement pourrait même leur porter chance si l’on considère la qualité
de ce CD paru chez Klarthe.
Les paysages sombres du compositeur George Crumb dans l’œuvre « Black Angels
» fourmillent de bruissements étranges, rompant la solitude du silence
primordial. De cet univers crépusculaire surgissent treize images du « pays
sombre » que le Quatuor semble avoir si bien saisi au point que leurs
instruments se fondent dans cette sublime noirceur qui n’aurait pas déplu à
Baudelaire…
Les anges déchus sont légion, le diable n’est jamais très loin non plus,
surtout lorsque les instruments traditionnels de l’occident se voient
associer de bien singuliers comparses dont nous réservons la surprise à
l’écoute de ce disque pour le moins original.
13 est également le numéro du bien connu Quatuor à cordes en La mineur D 804
dit « Rosamunde » de Schubert. Avec cette œuvre, nos musiciennes inspirées
renouent avec la grande tradition schubertienne pour une composition
délicate, brodée d’infimes nuances qui en rendent l’écoute émouvante.
L’intimité qui résulte de cette œuvre d’un homme blessé par une vie qu’il
sait trop brève émerge progressivement au fil des mouvements. Le lied
transparaît régulièrement, les notes graves évoquent l’obsession de la fin
alors que des soubresauts tentent ici ou là quelques souffles d’espoir… La
complicité des musiciennes est pour cet enregistrement totale et ajoute
encore à cette œuvre inquiète des accents de vérité et d’apaisement.
Avec ce disque, le Quatuor Ardeo propose assurément un programme exigeant et
néanmoins des plus inspirants dans les tréfonds de la mémoire musicale.
" Le Délire des lyres - Un quatuor à
deux" Marco HORVAT : chant, théorbe, lira, guitare baroque et Francisco
MAÑALICH : chant, basse de viole, guitare baroque, Musiques de Francesco
Cavalli, Marin Marais, Claudio Monteverdi, Henry Purcell, Dubuisson, Charles
Hurel, Sébastien Le Camus, Carlo Milanuzzi, Alessandro Piccinini, CD, Hortus,
2020.

Mais que se passe-t-il avec l’Ensemble Faenza et dont le
dernier enregistrement « Délires de Lyres » semble annoncer les symptômes ?
Le chant accompagné d’instruments serait-il pris d’une belle folie soudaine
? Certes, l’exercice n’est pas nouveau et si nos salles de concert sont
devenues bien sages depuis le XIXe siècle, il n’en fut pas toujours ainsi
aux siècles précédents.
Marco Horvat au chant, théorbe, lira, guitare baroque et Francisco Mañalich
également au chant, basse de viole et guitare baroque font la brillante
démonstration d’un quatuor à deux avec ce divertissant enregistrement.
Divertissant, mais non point frivole, car si l’humour pointe de temps à
autre, c’est avant tout une ancienne tradition remontant à la plus ancienne
antiquité avec Orphée qui est honorée ici par ces musiciens talentueux.
Le fait de chanter avec un instrument était une pratique omniprésente aux
XVIIe et XVIIIe siècles, qu’il s’agisse des répertoires anglais, français ou
italien. L’angle retenu par Francisco Mañalich et Marco Horvat est pour cet
enregistrement original et contribue à faire revivre cet héritage quelque
peu et à tort délaissé à notre époque d’hyperspécialisation.
Nos musiciens se réjouissent manifestement de cette audace qui renouvelle
l’approche même des instruments dans lesquels ils excellent par ailleurs.
Cordes pincées ou frottées se font dès lors l’écho ou prolongement de la
voix, accords complices, tensions soutenues jusqu’à l’infime espace où ces
lignes se rejoignent et se confondent…
Un rythme intime unit nos deux musiciens et leurs acolytes instruments en un
saisissant tableau allant de François Campion à Henry Purcell, sans oublier
Marin Marais, Dubuisson, Cavalli, Monteverdi et bien d’autres découvertes.
Cette liberté de la voix dégagée des contraintes laisse l’impression d’une
complicité certaine dont on imagine sans peine l’aboutissement sur scène en
concert ! Le charme gagne là où la poésie du verbe et du chant se confondent
aux plus beaux instruments, une réussite.
"Un moment musical chez les
Schumann", Cyrielle Golin, violoncelle, Antoine Mourlas, piano, CD, Klarthe,
2020.

Si Franz Schubert a rendu familière la pratique du « moment
musical » avec ses courtes pièces pour pianos, ces brèves esquisses ont su
également inspirer le présent enregistrement intitulé « Moment musical chez
les Schumann ». De manière originale, il ne s’agit pas, ici, du célèbre
couple Clara et Robert Schumann, mais de deux frères Camillo et Georg qui ne
partagent que leur nom et leur amour de la musique avec Robert, sans qu’il
n’y ait de généalogie commune.
L’enregistrement réalisé après des mois de recherches menées par Cyrielle
Golin et Antoine Mourlas débute par une découverte, celle de cette sonate n°
1 de Camillo Schumann, né en 1872 à Köningstein, et qui subira de manière
notoire l’influence du grand Liszt. Organiste réputé et amateur de la
musique de Bach, Camillo saura garder toute sa vie un certain classicisme.
Cette sonate composée en 1905 relève ainsi encore largement du romantisme
allemand qui transparaît, régulièrement, tout au long des trois mouvements,
et notamment avec ce très bel andante, alors que l’allegro molto souligne
toute la virtuosité des deux interprètes indubitablement inspirés.
L’autre découverte tient à cette sonate Op.19 de Georg Schumann, frère de
Camillo. L’œuvre semble manifestement influencée par l’écriture de Brahms
auquel il rend en quelque sorte hommage dans cette sonate aux élans
passionnés. Le violoncelle de Cyrielle Golin se saisit de ces passages
expressifs avec fougue et délicatesse en parfaite harmonie avec le piano
d’Antoine Mourlas redoublant l’intensité de ces accords tumultueux. La
poésie gagne avec cet andante cantabile aux nuances diaphanes parfaitement
rendues par nos deux musiciens, alors que l’allegro energico con fuoco
témoigne, comme son titre l’indique, de la passion développée dans cette
sonate à découvrir.
Ce « moment musical » ne pouvait, bien entendu, pas s’accomplir sans le
grand Robert Schumann avec ses Fünf Stücke im Volkston Op.102, des pièces
qualifiées par son épouse Clara de « fraîches et originales » et aux accents
de musiques populaires.
Ce bel enregistrement sera assurément l’occasion non seulement de découvrir
par un rapprochement inhabituel des compositeurs à la fois proches et bien
distincts, et surtout d’apprécier le
manifeste plaisir et talent que les deux interprètes ont eu à les faire
partager !
"Ludwig van Beethoven : Trois
sonates pour piano », Matteo Fossi, CD, Hortus, 2020."

Si le 250e anniversaire de la naissance de Ludwig van
Beethoven (1770-1827) a été quelque peu occulté par la pandémie mondiale, il
demeure cependant que certains enregistrements ont permis de replonger dans
l’œuvre immense de ce géant de la musique. Le CD du talentueux pianiste
Matteo Fossi compte parmi eux, un enregistrement réalisé à partir de l’œuvre
centrale de la sonate pour piano n° 17, plus connue sous le nom de « La
tempête ». La maladie apparaissant, Beethoven rencontre une période
difficile dans sa vie, ce qui explique certainement le caractère sombre de
l’œuvre que le compositeur n’hésita pas à rapprocher de la pièce du même nom
de Shakespeare. Matteo Fossi, manifestement transporté par cette sonate,
parvient dès le premier mouvement à rendre toutes les subtilités de
l’alternance Largo – Allegro sans pour autant précipiter les choses.
L’intensité dramatique s’installe sans heurts, mais avec passion, avant
l’interprétation remarquable de l’adagio suivant. Le pianiste développe
alors un chant d’une rare profondeur, instants de calme avant le
déchaînement des éléments. Le toucher délicat ajoute à cette interprétation
des instants de grâce avant l’Allegretto final avec son motif récurrent
comme un rappel de l’inéluctable, intensifiant encore le drame suggéré.
À cette pièce qui aurait pu se suffire à elle seule, Matteo Fossi a souhaité
généreusement lui adjoindre deux autres sonates, la sonate n° 4 baptisée «
Grande sonate » par son auteur et la délicate sonate n° 31, l’avant-dernière
de Beethoven, et dont l’élégance ne cède qu’à l’introspection raffinée,
notamment avec le mouvement final où la composition de Beethoven atteint
avec cette dernière œuvre des sommets vertigineux parfaitement évoqués grâce
à cette très belle interprétation et témoignage sensible de Matteo Fossi. À
ne surtout pas laisser passer !
"Chausson - Le littéraire", Takénori
Némoto, direction musicale & reconstitution, Éléonore Pancrazi,
mezzo-soprano, Louise Pingeot, soprano, Pablo Schatzman, violon, Jean-Michel
Dayez, piano, CD, Klarthe Editions, 2020.

Le compositeur Ernest Chausson (1855-1899) a
toujours nourri des liens étroits avec la littérature, et c’est justement
cet angle qu’a souhaité retenir Takénori Némoto pour la réalisation de ce
bel enregistrement paru chez Klarthe Éditions. Si Wagner, Jules Massenet et
César Franck compteront, certes, également beaucoup pour la formation
musicale du compositeur, son amour des arts, et notamment des lettres,
tiendra toujours, cependant, une place importante et essentielle dans ses
créations.
Ainsi, « Chanson perpétuelle », première œuvre retenue – et dernière
partition achevée par Chausson –fut élaborée à partir d’un poème de Charles
Cros « Nocturne » narrant l’histoire tragique d’une femme abandonnée. Bois
frissonnants, plaintives rumeurs et linceul doré composent un univers
poignant ayant valeur de testament à la veille de ce nouveau siècle que le
musicien ne connaîtra pas, puisqu’il mourra prématurément à l’âge de 44 ans
en 1899 des suites d’une chute de bicyclette. « La Tempête » trouve, quant à
elle, son inspiration dans la fameuse pièce éponyme de Shakespeare. Cette
œuvre délicate et puissante à l’image de son modèle littéraire réserve des
passages émouvants tel le duo de Junon et Cérès qui témoigne de l’intensité
dramatique atteinte par le compositeur et parfaitement rendue, ici, avec une
belle sensibilité par les interprètes. Le concert pour violon, piano et
quatuor à cordes Op. 21, qui fut dédié et interprété par Eugène Ysaÿe lors
de sa création, débute par un premier mouvement « Décidé » bien nommé, et
dont les musiciens de l’Ensemble Musica Nigella offrent également une
remarquable interprétation toute de nuances. L’art d’Ernest Chausson
transparaît en effet pleinement avec ses modulations et son intensité,
notamment dans les parties de violon. Un certain lyrisme rattache cette
œuvre sensible non seulement à César Franck, mais offre également quelques
réminiscences de ses premiers amours wagnériens. Ce bel enregistrement
intitulé à juste titre « Chausson le littéraire » s’avère être une très
belle porte d’entrée dans l’univers musical et artistique d’un compositeur
trop peu connu et auquel cet enregistrement convie avec élégance.
"Les Amours d’un Rossignol - Musiques
pour le flageolet français", La Simphonie du Marais, Hugo Reyne (flageolet
& direction), Coffret 2 cds + 1 CD vidéo, Label Hugo Vox, 2020.

Les premières et dernières notes du dernier disque
enregistré par la Simphonie du Marais dirigée par Hugo Reyne débutent par la
fameuse chanson « À la claire fontaine… » soudainement interrompue par le
chant d’un rossignol, plus vrai que nature, sous la forme d’un instrument
méconnu, le flageolet. Une surprise et un ravissement ! C’est en effet une
première que cet enregistrement entièrement consacré à un instrument perdu
de vue et présenté naguère comme un « agréable compagnon » pouvant être
transporté dans sa poche aussi bien sur terre qu’en mer…
Hugo Reyne, talentueux directeur de la Simphonie du Marais et flûtiste bien
connu de nos lecteurs (lire
notre interview), a fait la connaissance de cet instrument en 1980, la
plupart d’entre eux munis de clefs couvrent une période allant du XVIIe au
XIXe siècle. Facéties et bucolisme alternent, ici, avec cet instrument doué
d’un entrain et d’un allant cadrant idéalement avec son interprète.
Ce coffret de deux CD rassemble les fruits d’une véritable enquête sur le
flageolet français à partir de 13 d’entre eux, la plupart étant d’époque.
Hugo Reyne se fait tour à tour récitant, en français ou en anglais, afin de
rappeler l’histoire du flageolet, instrumentiste, et même pédagogue s’il
prenait envie à l’auditeur d’apprendre cet étonnant instrument.
Puis viennent de belles découvertes comme cette élégante Passacaille de
Jean-Pierre Freillon-Poncein, hautboïste à la cour de Louis XIV, et
témoignant des capacités originales du flageolet dans la musique du Grand
Siècle. Ravissement encore pour ce concerto The Cuckoo & the Nightingale de
Haendel où rossignol et coucou se démarquent de façon singulière pour cette
œuvre habituellement interprétée à l’orgue, alors que l’orchestre de la
Simphonie du Marais enchante ce tableau musical de la plus charmante manière
dans ce finale à l’allegro vigoureux et vibrant.
L’étendue de répertoire de cet instrument à vent souvent méconnu ne cesse de
surprendre notamment par ces morceaux de jeunesse d’Hector Berlioz réunis
pour cet enregistrement, et surtout ces œuvres d’Edme Collinet, virtuose de
l’instrument, et dont l’interprétation proposée, ici, par Hugo Reyne
témoigne encore de la richesse de cet étonnant instrument au terme de sa
longue histoire.
C’est ce foisonnant patrimoine que restituent avec bonheur, et avec une
jubilation manifeste, Hugo Reyne et la Simphonie du Marais dans cet
enregistrement aussi plaisant que truculent.
" Rachmaninov — Études-Tableaux "», Alberto
Ferro (piano), CD, Label Muso, 2020.

Le jeune pianiste Alberto Ferro signe avec ce
disque consacré à Rachmaninov (1873-1943) son premier enregistrement après
avoir été remarqué au concours Reine Élisabeth en 2016. Le programme que ce
pianiste talentueux a retenu correspond aux années de bonheur du compositeur
d’origine russe, avant la révolution d’Octobre qui l’obligera à émigrer aux
États-Unis où il sera naturalisé. Ce sont l’insouciance et la liberté qui
inspirent en effet directement ces 8 études-Tableaux op. 33 composées en
1911.
Le legs laissé par Chopin et Liszt apparaît manifeste chez le jeune
compositeur et pianiste virtuose lorsqu’il compose ces pièces expressives.
Leurs exigences techniques laissent régulièrement place à des passages plus
méditatifs où la sensibilité du jeune russe transparaît régulièrement grâce
au phrasé délicat d’Alberto Ferro. Ces petites pièces n’excèdent guère que
quelques minutes chacune suggèrant de véritables tableaux ainsi que
l’indique leur titre, des images animées par les phrases musicales et que
l’interprète parvient à rendre avec une sensibilité remarquable notamment
pour les morceaux les plus graves.
La virtuosité surprend et séduit pour la première des Etudes-Tableaux op. 39
en un charme tout lisztien venant souligner l’extrême musicalité de ces
compositions. De manière générale, le second groupe d’Études, composé
quelques années plus tard, laisse transparaître une agitation plus sensible
chez l’artiste, prescience de la Révolution aux portes de la société russe
avec ses nombreuses crises préliminaires, disparitions de son père, de son
professeur, ainsi que celle de Scriabine qui l’affectèrent profondément.
L’insouciance n’est déjà plus et la mort s’immisce parfois comme dans cette
Étude n°2 où le thème du Dies Irae surgit subrepticement. Les passions
fusent aussi avec l’Étude n° 3, véritable bouquet floral printanier aux
multiples efflorescences souligné par le jeu subtil et enjoué d’Alberto
Ferro qui signe avec ce disque un prometteur enregistrement.
" Firenze 1350 ", Sollazzo Ensemble - Anna
Danilevskaia, CD, Ambronay Editions, 2020.

Au milieu du XIVe siècle, cela fait déjà quelques trente
années que Dante Alighieri – né à Florence - n’est plus. Pétrarque est dans
la force de l’âge dans cette même ville alors que Boccace vient de signer le
Decameron, ce recueil si novateur de la littérature en prose. En un tel
contexte d’excellence, que trouvons-nous dans le paysage musical de la
Toscane à cette période ? C’est à cette quête, pleine de promesses et de
surprises, qu’invite cet enregistrement aussi délicat que raffiné, soigné
tant dans sa programmation que dans son interprétation grâce à l’admirable
travail réalisé par Anna Danilevskaia et l’Ensemble Sollazzo pour le label
Ambronay Éditions.
L’effervescence notée dans les arts trouve également, bien entendu, un écho
dans la musique ouverte sur l’humanisme qui se déploie alors. Lorenzo da
Firenze, Andrea Stefani et Giovanni da Firenze viennent ainsi prolonger
cette exceptionnelle ouverture à de nouveaux horizons dont les peintres,
comme les poètes, se sont saisis de si habile manière. Les circonstances de
l’époque peuvent influencer la muse musicale telle cette œuvre introductive
« Godi Firenze » qui célèbre de manière non masquée la victoire remportée
par Florence contre les Visconti de Milan avec la prise de Pise. Francesco
Landini avec « Adiou Adiou » croise l’inspiration de Guillaume de Machaut et
de l’amour courtois, alors que Giovanni da Firenze développe un rythme
propre à l’évocation d’une scène de chasse pour introduire une rupture
inhabituelle avec l’endormissement des chasseresses, un effet de style aussi
étonnant que saisissant.
Cette poésie musicale trouve alors en son époque un public sans cesse plus
nombreux et sensible à ces raffinements traduisant les mutations d’une
société en pleine effervescence. Classicisme et novations y sont intriqués
parfois de manière si étroite que ces œuvres offrent de nouvelles
découvertes pour leurs contemporains qui ont dès lors loisir à en démêler
les références. Allégories du soleil célébrant l’amour, mais aussi fertilité
d’une époque à nulle autre pareille, nourrissent des compositions telles
celles de Bartolino da Padova. Landini offre, pour sa part, dans ce riche
programme une lauda à la Vierge Marie de toute beauté, célébrant la Création
et le mystère de l’Incarnation, véritable louange ciselée.
L’harmonie et la parfaite unité qui lient les instrumentistes de l’Ensemble
Sollazzo à Perrine Devillers et Yuki Sato (sopranos), ainsi que Andrew
Hallock (contre-ténor) et Vivien Simon (ténor), parviennent à restituer
l’esprit de cette période unique dans les arts et que cet enregistrement
honore de la plus belle manière !
"Louis Couperin en tête à tête" ; Duo
Coloquintes - Alice Julien-Laferrière au violon et Mathilde Vialle à la
viole de gambe, CD, Seulétoile, 2020.

Après Froberger, c’est Louis Couperin (1626-1661) qui réunit,
en ce bel enregistrement, la passion de deux musiciennes talentueuses, Alice
Julien-Laferrière au violon et Mathilde Vialle à la viole de gambe. Nous
sommes au XVIIe siècle, et si Louis Couperin est bien connu en tant que
claveciniste et organiste, il ne dédaignait pas pour autant la viole et le
violon, instruments pour lesquels il excellait également, et pour qui il a
laissé quelques belles pages comme en témoigne cet enregistrement. Ces
pièces extraites des manuscrits de Parville, Bauyn et Guy Oldham laissent
immédiatement transparaître ce goût à la Française, telles ces Suites en ré,
sol et la qui alternent tour à tour en rythmes chantants ou plus méditatifs.
La danse demeure, bien entendu, au cœur de ces œuvres, danses pour la
plupart d’origine populaire et reprises par la musique savante. La viole
accompagne tout en délicatesse, par sa basse continue, un violon qui peut
s’avérer facétieux lorsqu’il ne distille pas quelques accords plaintifs. Le
dialogue sait aussi se faire parfois intime avec des pièces plus
introspectives dont la Sarabande de la Suite en la, ou encore plus enlevé
avec de magnifiques duos comme pour cette Suite en sol manifestant tout le
talent de nos deux musiciennes. Enchantement également pour ces Pièces de
viole en ré de Jean Lacquemant, plus connu sous le nom de Dubuisson, où
l’instrument fait renaître un univers délicat, à jamais perdu, celui de
lignes mélodiques à la fois puissantes et suggérées, quelques accords aux
silences si évocateurs qu’un véritable tableau proche d’un Simon Vouet ou
d’un Philippe de Champaigne surgit à l’écoute de cette belle interprétation.
Avec ce disque sensible et raffiné, Alice Julien-Laferrière et Mathilde
Vialle font revivre de la plus agréable manière les goûts du musicien Louis
Couperin lorsqu’il n’était pas au clavier de son instrument de prédilection.
"Messe noire", Célimène Daudet
(piano), oeuvres de Liszt et Scriabine, CD, NoMadMusic, 2020.

La face sombre de l’âme en ce qu’elle peut exprimer comme
doutes ou affres n’a cessé d’inspirer les artistes depuis l’aube des temps.
La pianiste Célimène Daudet, dont notre revue a déjà eu l’occasion de
souligner la finesse d’interprétations, a ainsi souhaité pour cet
enregistrement intitulé « Messe noire » et paru chez NoMadMusic confronter
les dernières œuvres sombres de Liszt à celles de Scriabine.
S’il n’a jamais été question pour Liszt d’une quelconque tentation pour les
anges déchus, et encore moins pour leur chef, il demeure cependant que ses
dernières années contrastent avec celles, brillantes et virtuoses, qui
caractérisèrent sa vie de « saltimbanque » comme il la nommait souvent.
L’âge, la perte d’amis chers, telle celle de Wagner dont il anticipa la
disparition (qui surviendra à Venise quelques semaines plus tard) avec cette
« Lugubre gondole » traversant les canaux de la Sérénissime comme un fuyant
catafalque, ont teinté d’une inhabituelle pénombre et d’un sombre crépuscule
les dernières œuvres du compositeur.
Deux « Poèmes » (n° 1 n° 2 op. 71) de Scriabine surgissent alors de cette
obscurité comme autant de mondes étranges. Le jeu ciselé de la pianiste met
en valeur ces accords des ombres aux trilles énigmatiques, étrangeté
accentuée par sonorités aux frontières du fantastique et du rêve ainsi que
les nomma le compositeur russe lui-même.
Liszt de nouveau avec « Nuages gris » ; Une œuvre qui vient suggérer par de
sombres accords de la main gauche l’annonce de la mort, et anticiper aussi
par d’audacieuses nouveautés la musique du XXe siècle.
Cet intime dialogue surgi de profundis entre l’art de Frantz Liszt et celui
d’Alexandre Scriabine convainc spontanément, une invitation à la méditation
servie par une interprète inspirée.
"Brahms « Trio et Quintette avec
clarinette » Florent Héau (clarinette) Jérôme Pernoo (violoncelle) - Jérôme
Ducros (piano) - Quatuor Voce, CD, Klarthe, 2020.

La clarinette de Florent Héau livre une fois de plus des
accords magiques et merveilleux pour des œuvres tardives du compositeur
Johannes Brahms. Cet enregistrement en compagnie de deux autres musiciens
talentueux en les personnes de Jérôme Pernoo et Jérôme Ducros convie en
effet le mélomane dans l’univers secret et délicatement intimiste de la
clarinette traduisant les passions intérieures du compositeur au crépuscule
de sa vie. Ainsi que le souligne Jean-Marie Paul dans le livret, Brahms
arrivé au terme de sa vie, et ayant rencontré le succès, semble las de
composer et avoue : « J’en ai fait assez ; maintenant, c’est au tour des
plus jeunes »… Mais c’était oublier la passion toujours présente pour la
musique qui allait s’enflammer de nouveau sur ces braises d’automne
lorsqu’il fit la rencontre en 1891 de Richard Mühlfeld, le virtuose de la
clarinette !
Les deux œuvres retenues pour cet enregistrement sont nées de ce crépuscule
flamboyant. À l’écoute de leur interprétation par nos brillants musiciens -
manifestement transportés par la qualité de ces œuvres - il apparaît en
effet que Brahms livre avec ces pages la quintessence de son art en un
minimalisme où la mélancolie se dispute à l’espérance encore envoûtante. Les
premiers accords du violoncelle, immédiatement repris par la clarinette et
l’accompagnement du piano, suggèrent cette brillante fougue du compositeur,
suivie d’un tendre adagio où l’harmonie entre les trois interprètes atteint
à la perfection, avant l’allegro final, apothéose de la force expressive de
ses passions tardives. Même enchantement pour le Quintette op. 115 dont
l’élégance séduit immédiatement dès l’allegro introductif et le thème
d’ouverture.
Florent Héau développe toute l’étendue de son art par les nuances qu’il
parvient à instiller dans ces passages enlevés. Quelques notes suggèrent une
mélancolie certaine, en une langueur à peine voilée, alors que d’autres
passages qui leur succèdent témoignent de cette vivacité du compositeur au
terme de sa vie.
C’est tout l’art de ces interprètes talentueux et la magie de la clarinette
de Florent Héau que de déployer toute la palette de ces émotions intriquées
en ce chant du cygne du compositeur !
"Beethoven, Schoenberg" Les Pléiades,
CD, NoMadMusic, 2020.

Inviter chez soi le romantisme allemand avec Beethoven et
Schönberg dans le cadre intimiste d’un sextuor à cordes se révèle désormais
possible avec l’excellent enregistrement réalisé par l’Ensemble Les Pléiades
chez NoMadMusic.
La pratique des réductions d’œuvres orchestrales par des transcriptions pour
des ensembles plus réduits – voire pour un seul instrument – est ancienne,
et Franz Liszt en fit une spécialité en son temps afin d’encourager la
diffusion des œuvres de ses amis dans les salons européens au XIXe siècle.
Pour ce CD, l’Ensemble Les Pléiades a retenu la transcription par Michaël
Gotthard Fischer de la symphonie n° 6 de Beethoven composée en 1808, une
transcription datant, elle, de 1810 et donc contemporaine de Beethoven. Si
bien entendu la puissance de la composition s’estompe au profit de la force
expressive de l’évocation pastorale, le charme n’est pas rompu pour autant,
bien au contraire, et s’exprime au profit de ces petits tableaux bucoliques
qui se succèdent grâce au talent de nos six musiciennes. Manifestement mues
par cet élan romantique, ces dernières conjuguent en effet leur talent afin
de rendre au plus près cette musique à programme, moins connue que sa sœur
aînée symphonique.
Même enchantement pour cette œuvre d’Arnold Schönberg, « La Nuit
Transfigurée ou Verklärte Nacht » op. 4, qui puise à cette même source du
romantisme allemand et à la poésie de son ami Richard Dehmel. L’ambiance
sombre et spectrale de la nuit est amplifiée par cet élan amoureux de
Schönberg pour Mathilde, la sœur d’Alexander von Zemlinsky, qu’il épousera
quelque temps plus tard. Le poème évoque l’histoire saisissante de ce couple
se promenant dans la nature qui amplifie cette mélancolie, l’aimée portant
un enfant qui n’est pas né de cet amour. Progressivement, la marche
transcende les aveux, la lune et les éléments éclairent d’une lumière
nouvelle ces liens ternis par le péché pour conduire à un nouvel amour
transfiguré. Ce récit poignant admirablement traduit en musique par
Schönberg avant sa période dodécaphonique conclut brillamment cet
enregistrement délicat et sensible de l’Ensemble Les Pléiades.
Franz Liszt : "Künstlerfestzug -
Tasso - Dante Symphony", Staatskapelle Weimar | Knabenchor der Jenaer
Philharmonie | Damen des Opernchores des Deutschen Nationaltheaters Weimar,
Kirill Karabits (direction), CD, Audite, 2020.

Si la vie et le nom du musicien hongrois Franz Liszt est
resté célèbre pour sa virtuosité au piano et ses mémorables concerts qu’il
livra dans toute l’Europe du XIXe siècle, on oublie trop souvent qu’il fut
aussi un compositeur prolixe et inspiré. À partir de 1848, Liszt s’installe
à Weimar où il sera nommé maître de chapelle par le grand-duc
Charles-Alexandre. Ce sera alors le lieu d’une créativité féconde et d’une
forme musicale novatrice avec ses poèmes symphoniques. Après de longues
années de pérégrinations de concerts dont il connaissait mieux que quiconque
les limites, à Weimar, Liszt n’ignore pas qu’il retrouve dans cette ville le
lieu adéquat pour sa composition. L’Histoire lui donnera raison avec ces
années non seulement fertiles mais confirmant également ses élans de
jeunesse en un rapprochement délicat entre musique et poésie. Liszt souhaite
pour ses œuvres une nouvelle forme, une musique programmatique, et non plus
la structure classique de la symphonie. Ce seront alors les poèmes
symphoniques, ici réunis et interprétés par la talentueuse Staatskapelle
Weimar dirigée par Kirill Karabits dans les lieux mêmes arpentés par le
virtuose compositeur. Le mélomane retrouvera les accents épiques du Tasse
qu’il découvrit par le truchement du poète Byron. Ce que l’on appelle la
musique à programme se développe idéalement avec la Dante-Symphonie, œuvre
reprenant littéralement les trois étapes du voyage du poète Dante avec la
Divine Comédie. L’Enfer déploie les affres de la désolation sous les yeux du
poète accompagné de Virgile. La Staatskapelle Weimar et Kirill Karabits
parviennent littéralement à matérialiser ces images sonores en des tableaux
successifs dans lesquels le fantastique se dispute à la poésie avec cette
œuvre qu’il découvrit grâce à Marie d’Agoult en Italie. L’œuvre alterne les
parties d’une rare virtuosité et des évocations plus méditatives. La
richesse des couleurs suit de près le texte du poète italien où les
percussions redoublent à l’évocation des Enfers alors que des passages plus
recueillis rappellent à l’aide du violon et de la harpe les regrets de la
vie terrestre de ces âmes errantes. Les musiciens de cet enregistrement au
parfait diapason lisztiens parviennent à rendre ce Purgatoire d’une manière
sensible et mesurée comme il convient pour ce lieu de l’entre-deux. Nuances,
recueillement, méditation prolongée par de longs accords, c’est toute la
subtilité rendue par ce bel enregistrement avant l’apothéose finale. Le
Magnificat - avec le chœur de femmes des Deutschen Nationaltheaters Weimar
dirigé par Marianna Voza et celui des enfants de la Jenaer Philharmonie
conduit par Berit Walther - aboutit en effet à ce stade ultime de
l’évocation paradisiaque. L’influence du Grégorien est manifeste pour celui
qui deviendra dans la dernière partie de sa vie l’abbé Liszt et dont cette
œuvre témoigne de la richesse de sa foi.
"Concerti a quattro" par l'Ensemble
Bradamante (Rachel Heymans, flûte à bec et hautbois baroque, Anne-Catherine
Gosselé, flûte à bec, Leonor Palazzo, violoncelle à cinq cordes, Paule van
den Driessche, clavecin) CD, MUSO, 2020.

L’ensemble Bradamante vient de réaliser un stimulant
enregistrement « Concerti a Quattro », un titre qui ne devrait pas
surprendre les mélomanes avertis, ainsi que les amateurs de l’ensemble, tant
cette forme s’éloigne de la sonate a trio pour tendre vers le concerto a
molti stromenti. Chaque instrument trouve ici, en effet, une place
rayonnante, s’inscrivant dans sa singularité et dialoguant avec une vive
liberté dans ces œuvres virtuoses.
Quatre musiciennes de talent ont ainsi conjugué leur art afin de redonner un
éclat à des œuvres enchantées, tel le Concerto grosso XVIII en sol mineur
op. 6 n° 8 d’Arcangelo Corelli qui ouvre avec majesté cet enregistrement
avec un arrangement en trio de Johann Christian Schickardt. Flûtes à bec et
violoncelle entament des hymnes révélant la grâce de la nuit de Noël,
évocations tour à tour recueillies ou enjouées célébrant ces instants
uniques de la naissance du Christ.
La Chaconne en trio de Jacques Morel – un élève de Marin Marais – révèle,
pour sa part, le jeu à la fois vif et virtuose du violoncelle à 5 cordes, si
proche de la viole et joué avec délicatesse par Leonor Palazzo, alors que
les autres musiciennes lui enjoignent le pas dans cette danse lente
d’origine populaire.
Séduction immédiate également pour ce Concerto a quattro de Georg Friedrich
Händel, en une plaisante transcription qui ménage ses effets avec cette
expressivité manifeste dès l’adagio du premier mouvement et témoignant du
talent des instrumentistes manifestement mues par la beauté de cette
musique.
Nombreuses seront encore les découvertes dans cet enregistrement inspiré et
inspirant notamment ce Concert de Chambre n°1 de Jean-Joseph Mouret, qui a
notamment ce grand mérite de déployer le talent individuel de chaque
instrumentiste en son dernier mouvement, une chaconne gracieuse et délicate
à l’image de ce XVIIIe siècle insouciant et galant.
En conclusion, l’incontournable Vivaldi et ce bien connu Concerto pour flûte
à bec, hautbois et basse continue RV103 magnifiant l’art du hautbois si bien
servi par Rachel Heymans.
Au terme de cette heureuse pérégrination dans des formes musicales réduites
mettant en valeur chaque instrument, la séduction opère assurément.
Ce qu'a vu le vent d'Est / Debussy,
Ibert, Otaka" ; Ryutaro Suzuki, piano, CD, Hortus Éditions, 2020.

Le goût certain de Claude Debussy (1862-1918) pour les influences exotiques
japonaises est bien connu et le compositeur a laissé en témoignage des pages
inoubliables sur ce thème. Aussi, n’est-il guère étonnant que le pianiste
d’origine japonaise Ryutaro Suzuki ait choisi un programme réunissant
occident et orient, en un échange inspiré d’influences.
Les images du Monde flottant ou Ukiyo-E ont subrepticement coloré certaines
compositions de Debussy, directement ou indirectement, et cet attrait
certain pour le japonisme transparaît aisément. Ryutaro Suzuki a cependant
fort judicieusement su associer des pièces faisant écho et reliant ces
mondes si distants. Et si « L’Isle joyeuse » fut composée au début du XXe
siècle par Debussy d’après la célèbre toile de Bateau « Le Pèlerinage à
l'île de Cythère » et semble pour l’île grecque bien éloignée du Pays du
Soleil Levant, un souffle exotique certain nourrit néanmoins cette pièce
poétique et chantante. L’interprétation qu’en livre le pianiste est d’une
remarquable netteté et subtilité.
L’intériorité de Ryutaro Suzuki s’exprime également dans toutes ses nuances
avec les « Préludes » du Premier Livre de Debussy, un programme où sonorités
et tableaux musicaux convoquent également au voyage et à l’évasion, comme en
témoigne ce prélude n°3, « Voiles », admirablement interprété par le
pianiste.
Enfin, si Jacques Ibère (1890-1962) est quelque peu moins connu que son
aîné, il a su cependant proposer de plaisantes « Histoires pour piano » qui,
elles aussi, témoignent de ce legs debussyste pour des tableaux musicaux
élégants aux multiples couleurs.
Mais, la découverte viendra assurément de la suite japonaise composée par
Hisadata Otaka (1911-1951) qui puise, elle aussi, à l’inspiration debussyste
tout en déployant un univers chatoyant et enlevé propre à son pays lors de
ses fêtes traditionnelles.
Au final, le mélomane aura le sentiment d’avoir fait un très beau voyage
grâce à l’élégance et au raffinement du pianiste Ryutaro Suzuki, voyage dont
on ne revient pas toujours et qui se prolonge encore bien longtemps après
les dernières notes jouées… Plaisir d’un piano empreint d’une belle
nostalgie.
1893 Quatuor Varèse Dvořák, Puccini,
Debussy, NoMad Music, 2019.

Le Quatuor Varèse a consacré son dernier
enregistrement au quatuor à cordes au tournant de la fin du XIXe siècle. Un
thème de prédilection, donc, pour cet ensemble largement salué. Trois
compositeurs au programme, Dvořák, Puccini et Debussy, pour trois
sensibilités au regard de ce genre musical initié par leurs aînés Haydn,
Mozart et Beethoven. Contrairement à ce que le mélomane pourrait croire trop
rapidement, les nouveautés s’immiscent subrepticement à l’annonce du siècle
nouveau. L’Ensemble Varèse a ainsi imaginé une rencontre de ces trois
compositeurs à partir de cette approche repensée de la musique de chambre.
La séduction opère spontanément dès les premiers accords de ce premier
mouvement du Quatuor n° 12 de Dvořák, un quatuor né aux États-Unis alors que
le compositeur séjournait dans le Nouveau Monde, lieu également de sa
fameuse symphonie du même nom. Confronté à de nouvelles expériences, le
musicien exprime sa séduction face à ces immensités, mais, rapidement,
cependant, l’âme tchèque pointe en des accents mélancoliques, une nostalgie
parfaitement exprimée par cette symbiose émouvante des violons de François
Galichet et Julie Gehan Rodriguez, et que viennent souligner l’alto de
Sylvain Séailles et le violoncelle de Thomas Ravez dans leurs accents les
plus graves avec subtilité et sensibilité.
Moins connu – si ce n’est sa reprise dans Manon Lescaut – le Quatuor
Chrysanthèmes de Giacomo Puccini, un quatuor qui convie les instruments en
un paysage sombre et tragique, l’œuvre ayant été composée par le musicien en
hommage au duc d’Aoste. En un seul mouvement, le quatuor développe un
lyrisme certain fait d’alternances entre accents graves et silences. Le
contraste est d’autant plus saisissant avec la dernière œuvre inscrite dans
ce programme inspiré, le bien connu et néanmoins merveilleux Quatuor en sol
mineur opus 10 de Claude Debussy.
Le quatuor débute par des notes enlevées et animées, ainsi que le souhaitait
le compositeur, un élan singulier et unique qui donne naissance à des thèmes
qui reviendront subrepticement dans le reste de l’œuvre. Les couleurs
contrastées sont parfaitement rendues par nos quatre musiciens mus par cette
vivacité et cet élan initial avant les fameux pizzicati du mouvement
suivant, au rythme vif et d’une modernité surprenante pour cet unique
quatuor composé en 1893. L’alto se fait longue méditation au mouvement
suivant, relayé par des violons rêveurs servant ce songe propre à Debussy,
paysage sonore dont l’atmosphère clair-obscur se retrouvera dans un certain
nombre de ses autres compositions.
La complicité et le partage de ces pages inspirées témoignent assurément de
la qualité du Quatuor Varèse, quatre musiciens talentueux comme l’atteste ce
beau programme.
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« Royal Throne of Kings: Ralph Vaughan Williams and
Shakespeare », James Ross, Kent Sinfonia, Eloise Irving, Malcolm Riley, CD,
Albion Records, 2024.

C’est un souffle shakespearien qui inspira manifestement le compositeur
anglais Ralph Vaughan Williams dont nous pouvons découvrir pour la première
fois par cet enregistrement les œuvres représentatives dirigées par le
talentueux et fougueux chef d’orchestre James Ross. L’album Royal Throne of
Kings paru chez Albion Records parvient en effet à restituer l’univers
foisonnant du Barde d’Avon, l’un des plus grands poètes et dramaturges.
Ralph Vaughan Williams (1872-1958), petit neveu de Charles Darwin, a
toujours su puiser dans les us et coutumes de son pays natal – il est né
dans le Gloucester – ainsi que dans le vaste répertoire culturel proposé par
l’œuvre de William Shakespeare.
Le raffinement et l’élégance de la composition de Vaughan Williams où
surgissent de manière récurrente des réminiscences épiques, voire antiques,
s’apprécient dès la première œuvre proposée dans cet enregistrement, « My
Kingdom for a Horse », une pièce enlevée, inspirée de « Richard III », qui
pourrait tout aussi bien accompagner un film de cape et d’épée…
Mais que le mélomane ne se méprenne pas, le compositeur britannique, sous la
baguette précise et exigeante du chef d’orchestre dirigeant le Kent Sinfonia,
sait offrir également des compositions dramatiques et profondes ainsi qu’en
témoigne la Henry IV Suite d’une élégance propre au théâtre élisabéthain.
Cette fresque historique restitue sur le plan sonore la poésie
shakespearienne, ponctuée du choc des batailles… La Stratford Suite ouvre,
quant à elle, solennellement sur un lyrisme certain, qui n’est pas sans
inclure des références à des danses anciennes. Portées par des harmonies
modernes, Vaughan Williams parvient à restituer ce souffle immémorial où
pointent quelques belles évocations, telle cette toujours émouvante chanson
d’amour du XVIe s. Greensleeves…
Nombreuses seront les découvertes offertes par cet enregistrement inspiré et
conduit de main de maître par James Ross et le Kent Sinfonia, une évocation
sensible et remarquable de deux géants de la culture britannique.
Marie Ythier "Le violoncelle en partage" Cd, B
records, 2024.

Ce sont trois
artistes contemporains que la violoncelliste Marie Ythier réunit dans ce
disque. Contemporains tout d’abord, car le plus âgé d’entre eux n’a pas
quarante-cinq ans. Contemporains ensuite, car leur musique est résolument
moderne. Contemporains enfin, et surtout, car leurs œuvres sont un reflet
fidèle de la production musicale européenne actuelle.
Ce sont des œuvres de commande, fruit d’un travail entre les compositeurs et
l’interprète Marie Ythier, sous l’égide de la célèbre Fondation Royaumont.
L’enregistrement s’ouvre par la Fotografie rarissime di angeli, pièce
soliste pour violoncelle de Matteo GUALANDI (né en 1995) qui rappelle dans
sa forme la Suite, genre qui, si on omet Britten, n’avait pas à notre
connaissance été revisitée depuis le début du XXe siècle. Ses cinq
mouvements, outre qu’ils dénotent une maîtrise remarquable des possibilités
harmoniques du violoncelle, développent une grande variété de timbres et de
styles, le tout animé d’une grande modernité, n’excluant pas, ici ou là, des
accents baroques hérités d’un Bach ou d’un Corelli.
De l’un, l’autre, pièce pour violoncelle et ensemble, d’Augustin BRAUD
continue le programme. L’auteur y montre une grande qualité d’écriture en
présentant une nouvelle facette de son instrument: là où Gualandi semblait
explorer les possibilités d’effets - et même de bruitage, Braud assigne au
violoncelle toutes les fonctions musicales, puisque l’instrument est à la
fois chant et contre chant, soliste et chambriste.
Quant à Bastien DAVID, et son Ombre d’un doute, pour deux violoncelles et
orchestre, son travail de la matière tend plutôt vers le concerto grosso, où
les parties solistes, très aériennes, émergent de la fusion des timbres de
l’orchestre comme des volutes de fumée diaphanes. Les deux violoncelles s’y
équilibrent avec force dans une pièce très “atmosphérique”.
L’interprétation de Marie Ythier est jubilatoire: qu’il s’agisse de certains
passages de la fotografie aux relents assumés de hard rock, ou des langueurs
quasi impressionnistes de l’Ombre d’un doute, on sent un plaisir de jouer de
tous les instants, plaisir communicatif…
Les trois compositeurs questionnent les rapports entretenus par l’instrument
soliste et l’orchestre, par l’individu et le groupe. On le savait depuis le
baroque, le violoncelle est un instrument soliste de tout premier ordre. Ce
disque nous rappelle aujourd’hui que c’est aussi un instrument d’une grande
modernité.
Romain Bastide
Trio Arnold et divers. R.Strauss. Quatuor pour
piano et cordes. CD, B-records, 2024.

S’il est une
partie méconnue de l’œuvre de Richard Strauss, ce sont bien ses compositions
pour musique de chambre ; ainsi, si le Chevalier à la Rose, Till l’Espiègle
ou, bien sûr, Zarathoustra font partie de la discothèque de tout amateur
éclairé, et sont même, en partie, passées dans le patrimoine commun
populaire, on oublie souvent que, derrière l’orchestrateur de génie (ses
“Poèmes symphoniques” en témoignent), se cache aussi un compositeur plus
intimiste, et très à l’aise dans les formations plus restreintes. Le présent
disque, qui regroupe le quatuor pour piano et cordes op.13 et un arrangement
des Métamorphoses pour septuor, en est la parfaite illustration.
L’op.13, est une œuvre de jeunesse (Strauss a tout juste 20 ans lorsqu’il le
compose), et l’influence de Brahms (qui s’étend alors sur toute la jeune
génération des compositeurs allemands, bien que battue en brèche par
l’émergence de la popularité de Liszt et Wagner) s’y fait grandement sentir
: emploi très fréquent de la sixte, association réussie de rythmes binaires
et ternaires, opposition entre instruments à archet et piano… Mais c’est
aussi, et déjà, une œuvre accomplie : équilibre remarquable entre les quatre
parties, grande amplitude des nuances, virtuosité parfaitement dosée… On
cherchera en vain les lourdeurs et les maladresses qui ternissent souvent
les compositions précoces des compositeurs de l’époque.
Tout est ici maîtrisé, de la fougue du premier mouvement au
quasi-psychédélisme du Finale, en passant par le lyrisme délicat de
l’Andante… On sent encore, bien sûr, l’inévitable influence des romantiques
allemands ses prédécesseurs, Brahms et Schumann en tête, mais déjà quelque
chose semble naître : le langage bien particulier de Strauss, celui que l’on
retrouvera dans ses œuvres lyriques mais dont le germe est déjà présent dans
le quatuor.
A noter aussi que l’extrême difficulté technique de la partie pianistique
nous révèle à quel point le compositeur devait être un excellent pianiste,
et à quel point il devait être familier des possibilités harmoniques
qu’offrait l’instrument.
Cet aspect méconnu de Strauss est ici retranscrit avec brio par le pianiste
Nathanaël Gouin, et le trio Arnold, qui, après leur enregistrement consacré
au quatuor n°47 de Schumann, nous régalent avec cette œuvre de Strauss
inattendue et injustement méconnue.
S’en suivent les célèbres Métamorphoses, prévues pour 23 instruments à
cordes, et ici, arrangées en septuor. Cette réduction permet une souplesse,
une légèreté et une flexibilité que n’offrait peut-être pas l’originale.
C’est cette fois une œuvre de vieillesse (Strauss a 81 ans lorsqu’il la
compose en 1945). C’est aussi une œuvre plus sombre, composée d’un seul
mouvement d’un adagio étirant sa gravité sur une trentaine de minutes, sans
doute dictée au compositeur par l’émotion d’une Allemagne dévastée. Les
cordes, ici, se font plaintives, fiévreuses, crépusculaires… Le septuor
marque le retour du compositeur à la musique purement instrumentale, et sa
mise en parallèle avec le quatuor vient en souligner toute sa pertinence.
Un enregistrement qui permet de découvrir une facette méconnue de Richard
Strauss, et rappelle avec maestria l’éclectisme de ce compositeur.
Romain Bastide
Mozart « Le Devoir du premier commandement » (drame sacré), Ensemble Il
Caravaggio, dirigé par Camille Delaforge, Chapelle Royale de Versailles,
Label CVS, 2024.

lire
notre chronique
Iberia de Guillaume Gibert - CD Autoproduction,
2024.

Il est toujours prodigieux de pouvoir vivre et partager la passion d’un
artiste pour son instrument et ses œuvres de prédilection. C’est le pari
proposé par Guillaume Gibert pour son deuxième opus autoproduit avec ces dix
magnifiques pièces puisées dans le répertoire de Llobet, Albeniz et Rodrigo,
trois maitres espagnols de la guitare.
L’esprit de la danse et de la passion traverse et s’impose dans l’exercice
périlleux du soliste dans l’interprétation de pièces toutes plus exigeantes
les unes que les autres. L’équilibre fragile entre technique et expression,
une contrainte fondamentale, qui exprime tout de l’âme de l’interprète, est
ainsi la composante cardinale du fil conducteur. Et ici, Guillaume Gibert
dévoile durant sa lecture d’Albeniz l’humilité et la flamme dans le Cantos
de Espana, la poésie et la grâce dans les Sevilla et Mallorca, la fougue et
la séduction dans les Torre Bermeja. Ses Variaciones sobres un tema de Sor
de Llobet rendent avec justesse la souplesse d’une mélopée pleine de grâce
et de profondeur dans ses propositions diaprées.
Le final consacré à Rodrigo, entre les Très Piezas Espanolas et Invocacion Y
Danza,dit tout de la générosité et de la beauté de cette écriture lyrique
spécifique à la guitare dans laquelle la ligne de basse devient l’élément
principal. Ainsi, Gibert nous invite à l’immersion dans un univers maîtrisé
et porté avec conviction et authenticité. Son timbre va à l’essentiel, son
jeu évite l’exagération virtuose creuse de sens. Son interprétation sincère
et intègre est un hommage empreint de profondeur. Un bel enregistrement que
chacun aura le plaisir à découvrir.
Jean-Paul Bottemanne
« Frédéric Chopin - Les Nocturnes secrets - vol 1 »
Nicolas Horvath (piano), premiers enregistrements mondiaux, CD, Collection
1001 Notes, 2024.

La toute dernière parution discographique du talentueux pianiste Nicolas
Horvath, bien connu de nos lecteurs, nous convie à un dialogue d’une rare
intériorité avec Frédéric Chopin. Il s’agit du premier volume d’une
intégrale des Nocturnes de Chopin qui débute sous de bons augures puisque
Nicolas Horvath livre en effet avec cet enregistrement le fruit d’une longue
et mûre réflexion sur ces Nocturnes qui inspirèrent tant les Romantiques et
en premier plan les compositeurs tels John Field précurseur de cette forme,
Chopin ou encore Liszt. Le mélomane redécouvrira avec enthousiasme cette
forme musicale si chère au compositeur polonais qui put à cette occasion
instiller toute la sensibilité et les émotions qui le caractérisaient.
La pénombre propice au calme et à la contemplation font naître des palettes
sonores dont Nicolas Horvath a su s’emparer avec une rare réussite,
délaissant la virtuosité dont il est capable pour lui préférer la poésie et
le rêve omniprésents. La richesse de jeu de ces Nocturnes apparaît dès la
première œuvre interprétée, cet émouvant Nocturne Opus 72 n°1 où sourdent
les sentiments de cette âme polonaise passionnée. Le célèbre et néanmoins
toujours aussi bouleversant Nocturne n° 20 sous les doigts de Nicolas
Horvath dévoile un pan de ce que la passion nostalgique peut inspirer à
l’égard de la jeune étudiante Constance Gladkowska que Chopin amoureux
rencontra au conservatoire…
Mais le charme de cet enregistrement ne se limite pas à ces délicates
interprétations, ce qui serait déjà très appréciable. Le pianiste inspiré a
également souhaité pour cet enregistrement réunir des versions alternatives
souvent inédites, versions corrigées et améliorées par Chopin lui-même à
partir de partitions de ses meilleurs élèves. A l’image des multiples
variations sur la lumière d’un Claude Monet, le charme opère avec ces
vibrations infimes qui suggèrent autant de nuances que d’inflexions
poétiques. Ce regard porté sur un répertoire pourtant tant arpenté laisse
l’impression de retrouver la fraîcheur d’une première découverte, alchimie
quasi impossible à réaliser et pourtant atteinte par Nicolas Horvath.
« HAYDN - Intégrale des Trio avec flûte Les
curiosités esthétiques » - Jean-Pierre Pinet - CD, Label EnPhase, 2024.

Redécouvrir les Trios avec flûte de Haydn est toujours un enchantement,
surtout lorsque l’enregistrement est le fait de musiciens inspirés tels que
ceux de l’ensemble dirigé par Jean-Pierre Pinet (flûte traversière)
accompagné de Valérie Balssa au même instrument et Cyrielle Eberhardt au
violon, Cécile Verolles et Étienne Mangot pour le violoncelle et Aline
Zylberajch, enfin, au pianoforte. Autant dire de suite que cette intégrale
des Trios avec flûte emporte l’adhésion tant le grand maître de la musique
de chambre se trouve honoré par cette interprétation à la fois alerte et
délicate. C’est cette même délicatesse qui inspira en son temps le
compositeur installé à Londres où la flûte jouissait d’un attrait certain
auprès de l’aristocratie. La modernité des créations de Haydn n’a cessé
depuis d’inspirer compositeurs et mélomanes jusqu’à nos jours. Une aisance
tant pour les instruments à cordes qu’à vent qui n’a eu de cesse de retenir
toujours et encore l’attention, chaque œuvre manifestant cette alliance rare
de la légèreté et de la virtuosité. Les « Trios de Londres » ne font pas
exception dans cette interprétation témoignant de la maîtrise et de l’accord
parfait entre les musiciens afin d’enserrer de la plus belle manière cette
intime conversation entre les deux flûtes. Conversations feutrées ou
manifestations enjouées alternent avec ces Trios scandés parfois par
l’humeur un brin facétieux du compositeur. Cette humeur enjouée que le
mélomane percevra aisément participe de ce plaisir à gouter chaque œuvre
comme le renouvellement d’un plaisir sans entraves. C’est ce paysage musical
qui compose ce coffret réservant également des instants d’une grande
intériorité où les interrogations de l’âme pointent discrètement. On l’aura
compris, cette intégrale procurera bien des plaisirs au mélomane épris de
grâce, ainsi qu’il résulte de ces pièces inspirées par un langage harmonique
alliant rigueur et légèreté de la plus déconcertante manière !
Quatuor Tchalik Ravel/Lyatoshynsky. CD, Label Alkonost, 2024.

C’est un retour aux sources que les membres du quatuor Tchalik opèrent sur
ce (déjà !) 5e album, en mettant à l’honneur les quatuors à cordes n°2 op. 4
et n°3 op.6 de Boris Lyatoshynsky (1895-1937), compositeur ukrainien dont
ils partagent les origines.
Lyatoshynsky n’est peut-être pas le nom qui vient en premier à l’esprit des
amateurs de musique de chambre lorsque l’on évoque le quatuor à cordes,
genre auquel on associe plus volontiers un Haydn, un Mozart ou un Beethoven
des dernières années. C’est pourtant une très belle découverte que ce
compositeur dont l’histoire et le style sont indissociables de la double
l’influence des grands classiques Russes, de Borodine à Rimsky-Korsakov
d’une part, et du folklore Ukrainien d’autre part.
Ces deux quatuors, composés dans les années 1920, lors d’une brève période
d’embellie pour la culture et l’art ukrainien, témoignent de la part de leur
auteur d’une parfaite maîtrise formelle au service d’une veine mélodique et
mystique toute slave.
Des mouvements contrastés, où le lyrisme le dispute à l’expressivité
chromatique, et habités par des thèmes rugueux, à l’écriture atonale, aux
busques variations rythmiques, font de ces deux quatuors en général, et de
l’op 6 en particulier, une œuvre empreinte d’un puissant contraste, entre
folklore et modernisme. Quoiqu’une trentaine d’années seulement séparent ces
deux opus des quatuors de Debussy et de Ravel (déjà révolutionnaires en leur
temps), il semble y avoir un monde de différence entre la production de ces
maîtres français et celle de Lyatoshynsky.
C’est d’ailleurs sans doute afin de souligner ce contraste que le quatuor
Tchalik a décidé de faire figurer aussi en ouverture de cet enregistrement
le quatuor de Ravel. L’idée est heureuse en ce qu’elle offre, par sa
juxtaposition avec l’œuvre de Lyatoshynsky, une nouvelle lecture de ce chef
d’œuvre, que l’on a peut-être trop facilement tendance à mettre dans l’ombre
impressionniste de son ainé Debussy
On ne présente plus le quatuor Tchalik, ces quatre frères et sœurs
franco-russes qui nous démontrent depuis plus de dix ans dans l’Europe
entière que le talent est parfois une affaire de famille. Qu’il nous suffise
de dire ici que l’alchimie fraternelle fonctionne encore une fois à plein,
et que l’âme slave qui habite l’œuvre de Lyatoshynsky est rendue dans ce
très beau disque avec verve et lyrisme par une interprétation impeccable. Un
retour aux sources réussi, et un compositeur à découvrir.
Romain Bastide
Ensemble Stravaganza - "Biber, Schmelzer,
Mealli, Böddecker" - NoMadMusic, 2023.

L’ensemble
Stravaganza nous surprend, une fois de plus, avec ce quatrième et très bel
enregistrement offrant un éclairage nouveau sur ce que l’on savait, ou que
l’on croyait savoir, du baroque. L’album réunit quatre compositeurs de la
fin du XVIIe siècle du nord de l’Europe - Biber, Schmelzer, Mealli et
Böddecker- une époque où la musique est dominée par la querelle entre
musiciens français et italiens ; Un choix d’œuvres avec pour fil conducteur
une basse continue en ostinato (assurée par l’orgue ou le clavecin) et
survolée par une partie soliste virtuose, à l’exubérance rare chez les
compositeurs du nord.
Cette construction monodique, héritée de Monteverdi et caractéristique de la
première période baroque, offre par son architecture simple une grande
souplesse et laisse une place de choix à l’inventivité des thèmes et à
l’expressivité de l’interprétation. L’accompagnement n’était, en effet, à
l’époque qu’indiqué aux exécutants, et il n’était pas rare d’entendre ces
derniers développer la monodie en improvisation, comme le ferait, plus
proche de nous, un musicien de jazz sur une grille d’accords.
Cette spontanéité des premières œuvres baroques est ici magnifiquement
rendue, et nous offre cette belle impression d’assister, sinon à la
naissance, du moins à la maturation d’un style et d’une esthétique, tant les
sonates d’un Biber ou d’un Maelli semblent faire le trait d’union entre la
monodie épurée des opéras de Monteverdi et la pleine polyphonie des maîtres
du baroque tardif.
On l’aura compris : on ne trouvera pas ici la puissante charpente harmonique
des œuvres de Rameau, ni le fourmillement merveilleux des Brandebourgeois ou
de l’art de la fugue, mais on (re)-découvrira, en revanche, une facette
souvent un peu éclipsée du baroque, une facette intime, et qui laissait aux
interprètes une place de choix.
Cette opportunité a du reste été saisie avec allégresse par les musiciens de
Stravaganza. Cet ensemble à géométrie variable, réuni autour de Domitille
Gilon au violon et Thomas Soltani au clavecin, s’est adjoint pour ce disque
d’un théorbe, d’un orgue et d’une viole de gambe. Des sonorités douces et
feutrées, idéales pour l’ostinato à la basse continue, et qui servent
parfaitement le lyrisme délicat de ces œuvres.
Romain Bastide
SHIRUKU. Canticum Novum. Sur la route de la soie.
CD, Editions Ambronay, 2024.

Ce disque est avant tout une rencontre. Une rencontre entre l’ensemble
stéphanois Canticum Novum, qui depuis bientôt 30 ans fait vivre et revivre
les musiques anciennes et les musiques du monde et trois musiciens
traditionnels japonais. On ne sera donc pas étonnés de retrouver, aux côtés
des vièles et des luths, un shakuhachi (flûte droite japonaise) ou un
shamisen. On ne sera pas étonnés non plus, d’entendre succéder à des chants
de l’Espagne d’Alfonso X el Sabio ou à des romances séfarades turques des
airs de la cour impériale japonaise du Xe siècle. Car, et on nous pardonnera
l’image un peu convenue, ce disque est plus qu’une rencontre, un voyage.
Shiruku veut dire Soie en japonais. Et c’est sur la Route de la Soie que cet
ensemble nous emmène. Une Route de la Soie qui, avant d’être une voie
commerciale, serait un chemin de traverse entre les cultures et les
musiques. Un chemin qui nous mènerait d’ouest en est. D’Europe occidentale
aux confins de l’Asie, avec un crochet par l’Atlas berbère. Un chemin que
l’on suivrait comme l’on suit une portée musicale, en laissant aller le
tempo. Où le voyage en lui-même compterait autant, sinon plus, que la
destination. 1000 ans de musique traditionnelle sont traversés dans ce
disque, et trois continents y sont représentés. Autant de cultures que de
morceaux, autant d’harmonies que de pistes. Canticum Novum nous a habitués à
ces pérégrinations musicales à travers les siècles et les pays. Mais
l’heureuse adjonction des instruments traditionnels japonais est un pari
réussi. Car si les 19 pistes, chantées ou instrumentales, qui composent cet
album sont toutes bien ancrées dans une culture et une époque propres à
chacune, l’ensemble dégage une remarquable homogénéité que renforce l’osmose
entre les musiciens.
Le fil conducteur, fin et solide comme un fil de soie, de ce disque est la
volonté d’explorer et de confronter musiques et instruments afin d’en
extraire aussi bien ce qui les distingue que ce qui les rapproche. Un disque
loin de ne s’adresser qu’aux amateurs de musiques du monde.
Romain Bastide
Granjon-Cabasso. Schumann « Chant du Crépuscule »
CD, éditions Paraty, 2023.

« Dammerung », le crépuscule. Si ce terme aux accents wagnérien est bien
connu des inconditionnels de la tétralogie du maître de Bayreuth, il
convient aussi parfaitement, sous les doigts d’Ariane Granjon (violon) et
Laurent Cabasso (piano), à l’évocation des dernière années – tragiques - de
Schumann à Düsseldorf.
Nous sommes à l’automne 1853, dans la bouillonnante cité rhénane. Schumann,
malade, victime d’acouphènes, donne, avec l’énergie du désespoir, la sonate
n°2 pour violon et piano (op 121) Interprétée par sa femme Clara et son ami
J. Joachim ; celle-ci sonne comme un chant du cygne pour le compositeur.
Alliant une profonde mélancolie à une ampleur peu fréquente pour ce genre de
pièce, la sonate en ré mineur, par le retour discret, mais fréquents des
motifs mélodiques, offre une poésie complexe et nostalgique, typique du
compositeur, tandis que le lyrisme qui se dégage du lento et du scherzo ne
sont pas sans rappeler les quatuors à cordes tardifs de Beethoven. A cet
opus 121, Ariane Granjon et Laurent Cabasso font succéder deux mouvements :
la sonate F.A.E, œuvre collective, fruit de la collaboration du couple
Schumann avec le compositeur Albert Dietrich et le tout jeune Brahms. A
noter pour l’anecdote que F.A.E signifie en écriture musicale Fa La Mi, mais
peut aussi se lire « Frei Aber Einsam / Libre mais seul », devise de
Schumann. On retrouve ensuite la Sonate n°3 pour violon en La mineur,
réécriture, de la main du seul Schumann, de la F.A.E. Une œuvre d’autant
plus bouleversante qu’elle est sa dernière pièce vraiment achevée, et que
son flamboyant dernier mouvement prend dès lors une tonalité tragique pour
qui connaît la suite de la vie du compositeur, qui sombrera dans la folie et
l’abattement quelques mois plus tard.
Enfin, il est impossible d’évoquer les dernières années de Schumann sans
évoquer celle qui fut sa femme pendant près de 15 ans : la compositrice et
pianiste Clara. Les interprètes ont eu l’excellente idée de conclure cet
enregistrement, décidemment généreux », par 3 Romances, opus 22, qui
viennent sonner un peu comme une dernière éclaircie dans le crépuscule de
Schumann. Ariane Granjon et Laurent Cabasso, par leur jeu toujours juste,
semblent recréer l’alchimie musicale que l’on imagine avoir régné entre
Robert et Clara Schumann, et nous propose un voyage doux amer vers les bords
du Rhin, dans l’intimité de l’un des couples les plus marquant de l’histoire
de la musique classique.
Au final, cet enregistrement, qui pourrait sembler de prime abord
hétéroclite, offre une vision très représentative de cette période tragique
pour le compositeur comme pour ses proches, et témoigne de la forte
personnalité artistique du compositeur que fut Schumann.
Romain Bastide
Zbigniew Preisner - « Melancholy » - vinyle &
Digital, 2024.

Lorsque le silence donne naissance à la musique, le souvenir à la présence,
la fugacité à l’éternel présent, ce voyage d’une vie prend alors la forme
d’un album, le dernier album « Melancholy » du grand compositeur polonais
Zbigniew Preisner. Que l’on se rassure, l’homme n’a pas sombré dans la
dépression mais dans cet état naguère prisé des artistes qui détaille les
nuances des couleurs, affine les perceptions jusqu’aux plus infimes d’entre
elles. Dès lors « Melancholy » déploie une riche palette sonore en une
apparente sobriété entre notes instrumentales et électroniques, une
épuration propice à la méditation, à ce transport onirique où pointent, ici
où là, des accords de saxo, violon et orgues, ambiances quelque peu sombres
parfois mais qui font toujours sens. Cinq étapes composent ce dernier album
: Le royaume de l'imagination ; Conservé en mémoire ; Dans le magnifique
pays des rêves ; Conversation inachevée et Requiem pour le monde. Au-delà
des tréfonds de cette mémoire, Preisner puise à ce qui fait sens et perdure
malgré les vicissitudes. Quelques réminiscences suggèrent que toujours la
musique fera sens – à la différence du bruit omniprésent - tant que nous
serons sensibles à ses silences… (lire
notre interview)
Pierre-Henri Xuereb, Six Suites(BWV 1007 à 1012),
J.S.Bach, Indésens Calliope, 2023.

Sans doute plus qu’aucune autre œuvre pour cordes seules, les Six
Suites pour violoncelle de Bach ont marqué durablement, par leur prodigieuse
inventivité et la vive sensibilité qui s’en dégage, l’histoire de la musique
classique, du Baroque à nos jours.
Œuvres de la maturité (Bach, dans sa trentaine, est alors maître de chapelle
à Köthen), écrites en parallèle avec, excusez du peu, le Clavier bien
Tempéré et les Brandebourgeois, les Suites nous dévoilent un Bach presque
intime, où l’art de la polyphonie et du contrepoint semblent s’éclipser un
bref instant, comme pour laisser place à une conversation privée entre le
compositeur et son instrument.
Si le succès de cette œuvre ne s’est jamais démenti depuis son exhumation au
XIXe siècle, et si l’auditeur actuel en retrouve régulièrement un prélude ou
une sarabande au cinéma ou ailleurs, on ignore généralement que ces Suites
n’étaient pas nécessairement prévues par le compositeur pour le violoncelle
spécifiquement, mais aussi, et plutôt pour tel ou tel de ces instruments
baroques, proches du violoncelle, qui n’ont pas survécu à la période
classique.
Pierre-Henri Xuereb prend justement dans ce magnifique triple CD le parti de
nous offrir l’œuvre du maître sur ces instruments injustement oubliés : Alto
baroque, Viole d’amour, alto-philomèle, des instruments qui permettent à
l’interprète de « coller » au plus près de l’œuvre originale.
Les premières mesures du prélude qui ouvrent le disque à la viole d’amour
dérouteront peut-être d’abord un habitué de Rostropovitch ou de Tortelier.
Mais très vite ces choix d’instruments anciens donnent aux célèbres Suites
un éclairage nouveau : la ronde profondeur du violoncelle fait place à la
légèreté et au brillant de ces instruments méconnus, pour mettre en valeur
une nouvelle facette de cette œuvre pourtant si familière, et que l’on se
surprend à redécouvrir.
C’est donc une quasi-relecture de ces Suites que nous offre P-H Xuereb, sur
quatre instruments de timbre différents : aussi les 6 pièces peuvent-elles
s’écouter d’une traite, sans impression de redondance. L’interprétation de
l’instrumentiste, qui tire parti de la spécificité de chaque instrument,
renforce encore ce sentiment de variété.
Un disque qui offre une très belle alternative aux plus célèbres
enregistrements des Six Suites, démontrant une fois de plus qu’après plus de
trois siècles, Bach sait encore nous surprendre. Et nous ravir.
Romain Bastide
Paris 1900. L’art du piano. Laurent Wagschal.
Calliope, 2023.

« Paris 1900. L’art du piano ». Le titre est à lui seul un programme : celui
d’explorer le prodigieux vivier musical qu’a constitué le répertoire pour
piano de la capitale à la charnière des XIXe et XXe siècles. Un voyage entre
romantisme et modernité, servi ici de main de maître par le toujours
étonnant Laurent Wagschal.
Après trois opus en duo (avec cornet, flûte puis hautbois) sur le même
thème, c’est en solo que Laurent Wagschal réitère, et confirme son goût pour
les compositeurs et les compositrices français méconnus.
Et si l’on retrouve les piliers du genre pianistique de l’avant-première
Guerre mondiale, avec les incontournables Debussy, Satie, Fauré et Ravel,
l’interprète rend aussi hommage à ces noms tombés dans un oubli aussi
injuste qu’injustifié, des artistes qui pourtant illustrent à merveille
l’école française de l’époque.
Le disque s’ouvre ainsi avec l’« Automne » op.35, de la protégée de Bizet,
Cécile Chaminade, pièce au lyrisme brillant, et qui, par ses accents
romantiques et sa couleur impressionniste, donne magistralement le ton du
reste du disque.
Ton qui se prolonge avec deux autres musiciens à remettre d’urgence au goût
du jour : Gabriel Dupont et son « Clair d’étoiles » tout en délicatesse, et
surtout Déodal de Severac, et son « Menestrier et glaneuses » (notre coup de
cœur de ce disque avec Chaminade) pièce tout en contraste et d’un exotisme
remarquablement moderne.
Florent Schmitt et Madame Mel Bonis sont, enfin, les deux derniers
compositeurs rares de ce disque et ont la lourde tâche de venir le conclure,
ce dont ils s’acquittent avec brio.
Pour lier entre elles ces belles (re)découvertes, l’interprète a choisi de
les mélanger avec quelques incontournables du piano de l’époque : on y
retrouvera par exemple avec bonheur la 1ère Gymnopédie, ou une
interprétation impeccable de la Suite Bergamasque.
De grands classiques et de belles pépites, donc, au programme de ce disque,
qui parvient à nous donner une idée solide du bouillonnement pianistique du
Paris de l’époque, entre post romantisme, néo-classicisme, et
impressionnisme.
Laurent Wagschal distille ici un jeu tout en maîtrise et en subtilité, à la
confluence des genres et qui sert merveilleusement ces grands compositeurs
novateurs. Et l’on se prend à rêver que ces artistes à qui le temps n’a pas
rendu justice retrouvent bientôt, sous les doigts de cet interprète, toute
la place qu’ils méritent…
Romain Bastide
« Poésie Française ». Roxane ELFASCI (guitare).
Amigo, 2023.

Il n’est jamais évident pour un artiste de trouver sa place et sa voie dès
un premier disque. Cela ne semble pourtant avoir posé aucun problème à la
guitariste Roxane ELFASCI dont le premier opus « Hommage à Debussy » (2021)
avait révélé une musicienne de grand talent autant qu’une interprète
délicate. Après s’être consacrée à la sonate n° 4 pour orgue de Bach (2022),
Roxane Elfasci revient à la mise à l’honneur de nos compositeurs nationaux
avec le très réussi « Poésie Française » (Amigo, 2023).Reprenant le principe
d’arrangement pour deux guitares, l’artiste revisite quelques grandes œuvres
de la musique française, avec des noms attendus, comme Debussy, Saint Saens,
ou Satie, mais aussi, quelques surprises, comme Edith Piaf, et Arnaud
Dumont. Aux classiques Cygne et à la Gymnopédie n°1 succèdent ainsi une
interprétation rafraîchissante de La foule, et de l’Hymne à l’amour. Un
disque varié, donc, même si le fil conducteur reste bien présent du début à
la fin. Nous donnerons une mention spéciale pour les Romances sans paroles
n°1 et 3 de Fauré, magnifiques.
A noter que le disque se conclue par la belle découverte d’une Marseillaise,
d’après Baden-Powell, aux accents étonnamment pacifiques. Les arrangements
pour guitares, signés de l’artiste pour la plupart, dénotent une parfaite
maîtrise de l’instrument et un goût très sûr.
Un très beau disque au final, et une artiste à suivre de près.
Romain Bastide
« Dmitri Shostakovich - Works Unveiled » Nicolas
Stavy (piano), Format SACD Hybrid, BIS, 2023.

C’est à une véritable enquête sur la composition de Dmitri Shostakovich
(1906-1975) à laquelle s’est livré le pianiste Nicolas Stavy, toujours très
apprécié et bien connu de nos lecteurs. Le prolifique compositeur russe
n’avait en effet pas pour habitude de revenir sur ses oeuvres, préférant une
perpétuelle progression quitte à reprendre des thèmes et idées pour des
créations ultérieures. Aussi, cet enregistrement constitue-t-il un tableau
particulièrement intéressant du laboratoire de la création de Shostakovitch,
et ce, d’autant plus que ces oeuvres sont pour la plupart révélées par cette
bienheureuse initiative.
Les quatre courtes pièces composées en 1919 à l’âge de treize ans témoignent
de la précocité du musicien, des pièces où s’immiscent tout aussi bien des
influences de son compositeur favori Chopin qu’une intériorité personnelle
en germe qui ne demandait qu’à s’épanouir par la suite.
Nicolas Stavy parvient à rendre idéalement cette nostalgie perlée
d’espérances du jeune Shostakovich qui par ailleurs fait la démonstration
dans ces pièces d’une virtuosité certaine manifestée par des cascades
d’arpèges. L’intériorité qui se dégage précocement de ces pièces récemment
redécouvertes impressionnera le mélomane tout autant qu’elle attirera
l’attention de tout pianiste.
Ce disque sera également l’occasion d’écouter un travail abandonné du
compositeur avec cette sonate pour violon et piano en sol mineur dont les
fragments réunis pourront sembler familiers, à juste titre, puisque
Shostakovich les remploiera pour sa Dixième Symphonie. Au final, cet
enregistrement ne pourra que retenir l’attention, non seulement pour ce
témoignage inspiré de la création du compositeur, mais également pour
l’éventail particulièrement riche de cette puissance tour à tour contenue ou
libérée.
« Chopin Études », Gwendal Giguelay, piano, CD, BY
Classique Label, 2022.

C’est une interprétation très personnelle que livre le pianiste Gwendal
Giguelay avec ce nouvel enregistrement des Études de Chopin. Une
multiplicité de facteurs personnels a fait que la préparation de ce CD a
dépassé pour Gwendal Giguelay le simple le cadre habituel d’un
enregistrement et lui tint plus qu’à cœur. Un cœur de pianiste plus
qu’exhaussé puisque le paysage pianistique complet proposé par les 24 Études
de Chopin ne pouvait que parfaitement correspondre, l’œuvre du pianiste
polonais se prêtant tour à tour aux élans fougueux, aux intériorités les
plus recueillies sans oublier les rêveries amoureuses…
Gwendal Giguelay, pianiste aussi doué que doté de talents multiples, fait
preuve ici pour cet enregistrement d’une aisance déconcertante dans ces
œuvres certes connues mais que sa technique et son inspiration éclairent
d’un nouveau souffle. Ses affinités avec l’improvisation ne pouvaient
également que rencontrer l’inspiration de certaines de ces Études notamment
cette Berceuse op. 57 qui vient conclure ce disque riche d’une belle
intériorité et ciselé d’une délicate virtuosité notamment cette superbe
Étude Op. 10, n°1 !
« Bach - Suites françaises » Pierre Gallon,
clavecin, (2 CDs), Edition L’Encelade, 2022.

Avec ce délicat programme, le claveciniste Pierre Gallon nous transporte
dans l’univers toujours merveilleux des Suites françaises de Bach que l’on
pensait pourtant bien connaître et qui sous ses doigts prennent encore de
nouvelles couleurs !
En un véritable tableau réunissant toutes les facettes de l’art du célèbre
Cantor, ces Suites en apparence (seulement) moins complexes rivalisent
pourtant de beauté avec les Suites anglaises, autres pièces de choix du
compositeur allemand. Réunissant sur deux CD les Suites BWV 812 à 819, cet
enregistrement témoigne de l’art de Bach à transmettre à ses élèves le legs
du style français, une transmission à la fois émouvante et passionnante
livrée par le compositeur allemand, et ici, parfaitement rendue. Sous les
doigts inspirés de Pierre Gallon, la magie opère en effet avec ces notes
ciselées au style à la fois noble et élégant où la danse s’invite dans la
partition : Sarabande, Menuet, Gigue, Bourrée, Gavotte… Le clavecin flamand
de notre musicien restitue cette alchimie et le mélomane imaginera sans
peine Jean-Sébastien Bach installé à son propre instrument transmettant avec
autant de joie que de talent ce savoir à ces enfants. Pierre Gallon fait la
preuve avec cet enregistrement des plus réussis de l’art du grand Bach, un
art qui n’a pas fini de nous émouvoir grâce à de telles interprétations !
Claudio Monteverdi - « Il Ritorno d'Ulisse in
Patria » Stephane Fuget (direction et clavecin)- Ensemble Les Epopees,
coffret 3 CD, Château de Versailles Spectacles, 2022.

C’est une version à la fois personnelle et colorée que nous livre avec cet
enregistrement l’Ensemble Les Épopées sous la direction de Stéphane Fuget du
premier opéra du grand Claudio Monteverdi (1567-1643) Il Ritorno d’Ulisse in
Patria.
Avec ce véritable drame en musique, le compositeur italien a signé une œuvre
qui enserre les fameuses scènes inspirées de la fin de l’Odyssée d’Homère en
autant de petits tableaux sertis d’ornementations et de couleurs délicates.
Enregistré à la Chapelle Royale du Château de Versailles, ce « Retour
d’Ulysse » séduit incontestablement notamment pour son cadre intimiste, un
véritable « théâtre en musique » ainsi que le souligne Jean-François
Lattarico dans le livret.
Cette œuvre longtemps considérée comme perdue fut retrouvée à la fin du XIXe
siècle, première étape d’une longue série de difficultés quant à la manière
de la restituer, la partition présentant trois actes alors que le livret en
comptait cinq… Cet opéra apparaît ainsi comme ourlé de mystères, ce qui ne
sera pas sans offrir des attraits supplémentaires pour ce bijou ciselé
abordé avec nuances et talent par les musiciens du présent enregistrement.
Stéphane Fuget assurant la direction à partir de son clavecin a souhaité
pour cette œuvre préfigurant l’opéra moderne et au carrefour du style ancien
et moderne donner la priorité au déclamatif dans le récitatif. L’art du
recitar cantando, une déclamation en musique, se généralise en Italie au
début du XVIIe siècle et l’œuvre de Monteverdi signée dans les dernières
années de sa vie (1640) en constitue une belle illustration parfaitement
restituée par l’Ensemble dans cette version intimiste.
La Palatine - "Il n'y a pas d'amour heureux", CD
collection Jeunes Ensembles d'Ambronay Éditions, 2022.

Voici le premier album de l’ensemble La Palatine créé en 2019, un CD placé
sous le signe de l’amour. Mais, contrairement à l’idée reçue, ces amours ne
sont pas toujours rayonnantes et après les affres de la passion, le
désenchantement peut survenir ainsi que l’ont évoqué maints compositeurs de
la musique italienne du XVIIe siècle. C’est à partir de ce programme tour à
tour vif ou lancinant que les musiciens manifestement inspirés par ce
programme riche et varié entraînent avec élan et générosité le mélomane dans
ce parcours initiatique s’il en est !
Marie Théoleyre, soprano enchante dans l’émouvant Lamento de la Turque Zaïde
de Luigi Rossi, un chant déchirant interprété avec passion. Autre moment
d’anthologie avec le célèbre Lamento d’Ariane de Claudio Monteverdi, une
plainte amoureuse funeste de la jeune fille du roi de Crète pleurant Thésée
qui l’a abandonnée lâchement sur le rivage de son île…
Les affects amoureux alternent et se révèlent avec enchantement dans ce beau
programme interprété avec brio par le jeune ensemble dont les
instrumentistes talentueux (Noémie Lenhof viole de gambe, Nicolas Wattinne
théorbe et guitare baroque, Guillaume Haldenwang clavecin & orgue, Musicien
invité : Laurent Sauron percussions) permettent d’apprécier le large
éventail de leur sensibilité musicale, avec en clin d’œil conclusif, un
compositeur surprise pour un disque de musique classique !
« It's Not Too Late », album de Zbigniew Preisner &
Lisa Gerrard, CD, 2022.

Cet album au titre prophétique « It’s not Too Late » et signé Zbigniew
Preisner & Lisa Gerrard offre une alternative à la dépression mondiale que
nous connaissons ces derniers temps… Alors que tout semble converger vers la
destruction et le chaos, quelques voix s’élèvent, en effet, telle celle
inoubliable de Lisa Gerrard sur la musique composée par le grand musicien
polonais Zbigniew Preisner. Né du « hasard », il y a
quelques années dans une petite synagogue de la ville de Bobowa à une
centaine de km de Cracovie, cet enregistrement s’est progressivement
matérialisé, recueillant les improvisations spontanées suscitées par ces
lieux inspirés. Neuf compositions sont ainsi nées de cet émerveillement, des
mélodies et des chants tour à tour contemplatifs, envoûtants, implorants,
mais toujours nourris d’espérance. Lorsque la pénombre gagne, quelques notes
égrenées du piano de Dominik Wania, du violoncelle de Magdalena Pluta, du
saxophone de Jerzy Główczewski ou encore de l’inoubliable voix de Lisa
Gerrard parviennent à illuminer le cœur ; l’espoir grâce à la beauté de
l’art redevient possible, « il n’est pas trop tard » confient en musique nos
musiciens inspirés…
Lire notre
interview de Zbigniew
Preisner
Orchestre de Picardie Arie van Beek, Brahms,
transcriptions par Henk de Vlieger, CD, NomadMusic, 2022.

Sous la houlette de Arie de Beek, le très bel Orchestre de Picardie nous
offre à travers cet enregistrement deux magnifiques transcriptions
symphoniques du quintette opus 34 et de la Sonate n.1, opus 1 de Johannes
Brahms. Deux orchestrations ici réalisées avec maestria par le compositeur
néerlandais Henk de Vlieger, bien connu et reconnu pour ses arrangements
d'œuvres du répertoire classique pour orchestre ou ensembles instrumentaux.
Car sa réécriture fluide et équilibrée capte avec talent l'essence
romantique intrinsèque de chacun des mouvements, révélant avec beauté chaque
thème, restant fidèle à la couleur que Brahms aurait certainement pu
imaginer lui-même. Le jeu de distribution instrumental dans un équilibre
sans faille répond habilement à la mise en lumière de la distribution
originelle. Et sans aucun doute, chacun sera subjugué de découvrir la
puissance symphonique contenue dans ces deux très grandes œuvres de musique
de chambre.
Ainsi, le quintette dont la genèse connut plusieurs versions pour finalement
aboutir à la version pour cordes et piano, est parcouru de thèmes tous plus
prenants au fil des mouvements. La force expressive qui l'habite s'impose
ici dès les premières mesures et ne fait que grandir de par son
orchestration symphonique dans un tourbillon enivrant de combinaisons toutes
plus judicieuses et évidentes les unes que les autres, cela jusqu'au finale.
De même, la Sonate pour piano, qui alterne passages éclatants et instants
d'introspection, proposant à la fois grandeur et pureté du geste, comme le
très bel Andante, est donnée avec grâce, pudeur et élégance, se dévoile et
amène, étreint et scintille.
Deux partitions de Brahms, finalement choisies à propos, et qui dans ces
versions nouvelles ne perdent rien de leur attrait, sans pourtant éclipser
l'original.
Jean-Paul Bottemanne
Orchestre Picardie Arie van Beek, Andriessen,
Fauré, Ravel, CD, NoMadMusic, 2022.

C'est un programme
de trois œuvres d’Andriessen, Fauré et Ravel, alliant modernité et référence
au passé que Arie van Beek, à la direction de l'Orchestre de Picardie, nous
propose au travers d'interprétations délicieuses et pleines de caractère.
L'ouverture sur les Variations sur un thème de Couperin de Hendrik
Andriessen, œuvre concertante pour flute, harpe et orchestre à cordes de
1944 permet de projeter la lumière sur ce compositeur néerlandais du milieu
du XXe, essentiellement connu pour Miroir de Peine. Variations qui ici sans
ambages rendent notamment hommage aux formes du passé, dans l'utilisation
fugace de rythmes de danses anciennes, mais proposent aussi et d'abord une
partition toute en finesse et grâce, parfaitement maitrisée et trop rarement
présente tant en concert ou enregistrement ; une partition de laquelle
s'échappe un magnifique jeu autour du thème de Couperin sous les doigts du
flutiste François Garraud et du harpiste Marcel Cara.
En poursuite, Le Pelleas et Melisande de Fauré, originellement écrit pour la
pièce éponyme de Maeterlink, ici donné dans sa version en quatre parties,
est quant à lui, un petit bijou avec son Prélude à la fois diaphane et
mélancolique, sa Fileuse évocatrice d'une agilité infinie, sa Sicilienne si
connue et la Mort de Mélisande, dernier numéro d'une intensité funèbre
prenante.
Ravel, enfin, avec la suite orchestrale du Tombeau de Couperin, véritable
chef-d’œuvre, initialement composé en hommage à des amis du musicien morts à
la Grande Guerre, laisse l'auditeur dans l'envie de continuer plus encore
cette exploration dans l'univers musical de ce début de XXe : Prélude
enivrant, Forlane étourdissante, Menuet élégiaque, Rigaudon enlevé et
pastoral.
Rien dans l'interprétation de ces trois pièces admirables n'est négligé ou
surjoué, les nuances sensuelles et astucieuses sont rendues avec
délicatesse. Un vrai plaisir d'écoute pour un instant d'éternité musical
purement sensoriel et jouissif
Jean-Paul Bottemanne
Amir Tebenikhin piano Liszt, Rachmaninov, Debussy,
Prokoviev, CD, Classical Records, 2022.

C’est l’admirable sonate en si de Franz Liszt qui ouvre cet enregistrement
live datant de 2003 du pianiste Amir Tebenikhin, un enregistrement qui n’a
pas pris une ride ! Ce morceau de légende auquel les plus grands pianistes
se sont confrontés n’est en effet pas un exercice de style tant les
difficultés abondent. Et notre pianiste de livrer une interprétation à la
fois pleine de fougue et d’allant digne du célèbre virtuose hongrois.
Ce programme de haute volée se poursuit par un autre compositeur ayant
également légué ses lettres de noblesse au prestigieux instrument avec
Sergei Rachmaninov, lui-même pianiste virtuose. Sa sonate n° 2 en si bémol
mineur en témoigne avec cette pièce à la fois méditative et bouillonnante en
d’habiles transitions qu’Amir Tebenikhin sait à merveille rendre dans cet
enregistrement.
Après quelques pages plus introspectives léguées par Claude Debussy – 3
préludes tirés du Livre II – ce disque inspiré se conclut par un autre
morceau de bravoure, la fameuse Toccata op. 11 de Sergei Prokoviev, une
pièce à la fois complexe et redoutablement virtuose pour laquelle notre
pianiste se joue des difficultés avec une aisance déconcertante.
Un enregistrement à découvrir absolument chez Classical Records.
« Das Lied von der Erde » - Gustav Mahler -
Version pour orchestre de chambre par Arnold Schönberg (1920), achevée par
Rainer Riehn (1983), Stéphane Degout Baryton Kévin Amiel Ténor LE BALCON
Maxime Pascal Direction Musicale, LE BALCON LIVE, B•RECORDS, CD, 2022.

« Le Chant de la Terre » élevé par Gustav Malher (1860-1911) au terme de sa
vie compte parmi les œuvres les plus personnelles du compositeur. Grâce à la
transcription épurée d’Arnold Schönberg et la direction manifestement
inspirée de Maxime Pascal en la Basilique Saint-Denis, cette oeuvre d’une
rare intériorité ne pourra qu’émouvoir le mélomane. Entre œuvre symphonique
et œuvre vocale, le caractère singulier de cette composition tardive en
1908-1909 consiste en une succession de six lieder interprétés par deux
solistes, pour le présent enregistrement le baryton Stéphane Degout et le
ténor Kévin Amiel, tous deux transportés par le souffle puissant de cette
œuvre. Cette allégorie du sens de la vie, réminiscences de ses joies comme
de ses gouffres, repose sur six poèmes qui inspirent à cet homme meurtri par
la vie (perte de sa fille emportée par la maladie et échec professionnel à
l’Opéra de Vienne) une longue méditation alors que Mahler vient d’apprendre
que sa santé même chancelait et l’empêchait de jouir pleinement de sa
retraite dans ses Alpes chéries. Seul le travail de composition allait
sublimer ces coups de couteau de la vie et les sublimer en d’immortels élans
lancés sur la partition. Ce souffle puissant où chaque anxiété trouve ses
échos dans la poésie chinoise des VIIe et VIIIe siècles, une poésie de
l’époque des Tang, témoigne encore de la présence de l’orientalisme dans les
arts en Occident à cette époque. Ce Chant qui s’élève de la terre connaît
avec cet enregistrement une rare expressivité ainsi qu’une interprétation
convaincante avec des solistes habités et des musiciens de l’ensemble Les
Balcons transportés par ce maelstrom musical dont il est difficile de
ressortir indemne…
A noter le très beau coffret qui accompagne cet enregistrement où chaque
lied se trouve présenté en un carnet séparé et illustré avec esthétisme.
« Rachmaninov (1873-1943) » Jean-Paul Gasparian (piano), CD, Label
Evidence, 2022.

Le pianiste
Jean-Paul Gasparian s’est saisi dans ce bel enregistrement de la musique
aussi puissante que mélancolique du grand Rachmaninov ainsi que l’annoncent
les premiers accords enlevés de la superbe sonate pour piano n° 2 composée
en 1913 lors d’un séjour à Rome.
Entre virtuosité et profondeurs vertigineuses, les affects dominent avec
force cette œuvre qui traduit les tourments du compositeur et que parvient à
rendre avec subtilité Jean-Paul Gasparian en ces pages du dernier
romantisme. Il faut dire que le jeune pianiste s’est très tôt familiarisé
auprès de l’école russe et sa propre sensibilité le porte à traduire sans
contrainte ces passions intérieures du compositeur de la plus belle des
manières.
Les « Moments musicaux » réunis dans cet enregistrement seront également
l’occasion de goûter à cette composition toute en densité, une véritable
dentelle dont les infimes variations semblent suspendues au fil de la
partition et dont notre pianiste parvient à rendre la délicatesse avec une
rare sincérité. Certains accents lisztiens transparaissent parfois dans ces
pages inspirées en autant de miniatures parfaitement rendues par Jean-Paul
Gasparian. La toujours bouleversante « Vocalise » conclut ce beau parcours
en terre rachmaninovienne, une œuvre au lyrisme saisissant qui ne saurait
laisser aucun mélomane insensible, surtout grâce à une telle interprétation…
Quicksilver – EARLY MODERNS: The (very) First Viennese School, CD, 2021.

C’est une ample et majestueuse sonate de Johann Heinrich
Schmeltzer qui ouvre ce programme viennois conçu par l’Ensemble Quicksilver
dirigé par Robert Mealy et Julie Andrijeski. Non point la musique viennoise
bien connue du XVIII° avec Mozart et Haydn ou encore du XIXe siècle avec les
Strauss et autre Lehar, mais leurs précurseurs du XVIIe siècle. Si les noms
d’Heinrich von Biber ou de Johann Rosenmüller et Jospeh Fux sont, certes,
connus, certains compositeurs tels Johann Caspar Kerll et le sus nommé
Schmeltzer apporteront par leurs notes fraîches et enlevées un brin de
nouveautés appréciables. Ces précurseurs ou « Early moderns » s’inscrivent
dans le contexte des cours des Habsbourg, cherchant à rivaliser avec la cour
de Louis XIV… L’empereur Leopold I parvenu au trône en 1658 compte parmi ces
puissants amoureux des arts et de la musique. C’est à cette époque que la
forme de la sonate fut introduite notamment à Vienne venue d’Italie.
Le présent enregistrement offre ainsi un éventail des plus séduisants afin
de découvrir non seulement le rayonnement de ces artistes dans leur contexte
historique, mais également toute la richesse de leurs compositions éclairée
par l’harmonieuse interprétation qu’en livre l’Ensemble Quicksilver. Leurs
couleurs chatoyantes s’étirent langoureusement avec Giovanni Battista
Buonamente, plus festivement avec Schmeltzer et la sonate La Carolietta. Les
musiciens s’entendent à merveille afin de rendre ces polychromies
ravissantes en autant de tableaux sonores soignés et alertes. Un
enregistrement qui devrait en appeler d’autres sur ces précurseurs viennois
décidément bien inspirés !
Camille
Saint-Saëns (1835-1921) Quatuor Tchalik, CD, Alkonost, 2021.

Si les œuvres vocales et pour orgue de Camille Saint-Saëns (1835-1921) sont
bien connues, ses compositions de musique de chambre sont plus discrètes et
viennent de faire l’objet d’un enregistrement inspiré de la part du Quatuor
Tchalik. Inspiré car les quatre musiciens talentueux du quatuor, déjà
remarqués pour leur enregistrement consacré à Reynaldo Hahn présenté dans
ces colonnes, sont littéralement entrés au cœur de la composition du
musicien français, mort il y a tout juste cent ans.
Camille Saint-Saëns aimait à souligner qu’on ne pouvait faire un quatuor à
cordes qu’à l’âge de vingt ans « pour l’ignorance et la témérité de la
jeunesse » ou à soixante, avec l’expérience de son art… C’est cette deuxième
option que préféra le compositeur avec deux quatuors d’une rare profondeur
et d’une vitalité certaine au regard de l’âge de leur auteur. Sont en effet
au programme de ce bel enregistrement les quatuors n°1 op.112 en mi mineur
et n°2 op.153 en sol majeur ; La parfaite complicité des musiciens révèle
toute la subtilité de ces quatuors, une musique réunissant à elle seule tout
l’art de Saint-Saëns, non seulement par leur composition délicate, mais
également leur profonde expressivité. Le quatuor n° 1 composé à la veille du
XXe s. en 1899 séduit spontanément par la riche palette de ses
développements parfaitement rendus par le Quatuor Tchalik passant avec un
rare sens des nuances du deuxième mouvement au troisième d’une belle
intériorité. Le Quatuor à cordes n° 2 composé en 1918, trois années avant la
disparition du compositeur, forme en quelque sorte le testament d’un
musicien ayant traversé avec tant de richesses le XIXe siècle et qui sut
aborder la modernité des vingt premières années du siècle suivant, tout en
renouant avec l’esprit du « quatuor concertant » de la fin du XVIIIe s. Le
deuxième mouvement « Molto adagio » ne pouvait que séduire l’écrivain Marcel
Proust qui résuma parfaitement la démarche du compositeur : « Faire octroyer
ainsi par l’archaïsme ses lettres de noblesse à la modernité », un
rapprochement des contraires qu’ont su parfaitement rendre nos quatre
musiciens dans ce bel enregistrement.
"Vous avez dit Brunettes ?' Les Kapsber’Girls,
CD, Alpha Label, 2021

Le CD
« Vous avez dit Brunettes ? » réunit un ensemble délicieux et baroque de
treize courtes pièces vocales légères, puisées dans ce vaste répertoire
de la musique française du 17e siècle que sont les brunettes, ponctué de
pièces instrumentales. Évoquant tour à tour l’amour pastoral, la Nature
et parfois aussi plus simplement des chansons à boire, le quatuor formé
par Alice Duport-Percier et Axelle Verner au chant, Garance Boizot et
Albane Imbs aux instruments, défend avec brio une couleur et un choix
esthétique plein d’allant et de gaîté, un répertoire qui sous ses airs
faussement faciles, est d’une complexité technique supérieure, aspect
qu’elles auront su faire oublier tout du long de cet enregistrement pour
rester dans l’instant d’une spontanéité musicale maîtrisée.
En vraies expertes du genre et du style, n’hésitant pas - tout comme
l’éditeur Ballard en son temps à mettre à jour ces airs avec des
arrangements originaux et parfaitement menés, alliant grâce et
complicité pour une excursion tantôt grave, tantôt joyeuse, mais
toujours animée et riche dans l’expression des affects, les deux
chanteuses Duport-Percier et Axelle Verner font vibrer ces mélodies
lumineuses et ornementées avec justesse. En parfaite adéquation,
l’instrumentation sans faute délivrée aux cordes pincées et frottées par Boizot et Imbs sur des instruments d’époque
vient souligner le
caractère authentique de ces timbres parfois diaphanes et pourtant
consistants et empreints de noblesse.
Un bel instant de partage, de générosité et d’enthousiasme, un temps hors du temps, dont la réalisation est à la hauteur des
espérances pour cette promenade musicale batifolante.
Jean-Paul Bottemanne
John Dowland « Lachrimæ » ; Zachary Wilder,
ténor, Ensemble La Chimera, Eduardo Egüez (luth), CD La Musica, 2021.

Nous sommes à l’époque élisabéthaine en cette deuxième moitié du XVIe, en
un cabinet de musique ou dans la pénombre d’une bibliothèque de lettré
dans lesquels les premiers accords d’un luth se font entendre… Ce sont
ceux du grand musicien, John Dowland, qui accompagné d’un consort de
violes, déchirent l’air de plaintifs accords d’une terrible tristesse,
tristesse de ces « Lachrimae Antique » où la mélancolie règne en muse
absolue. Dowland excelle en effet dans l’art de suggérer une atmosphère
faite de délicatesse ciselée par les accords de l’instrument propice à
l’intimité introspective. La voix l’accompagne en des mélodies non moins
touchantes ainsi que le démontre avec une rare présence le brillant ténor
Zachary Wilder notamment dans cette solitude chérie des forêts anglaises.
En ces lieux déserts, nymphes et nature sont témoins de la tristesse de
celui qui a quitté les fastes du monde. Que le mélomane ne se méprenne
point, Dowland ne se complaît pas à ces accords déchirants, toute la
palette des émotions se déploie grâce à l’art éprouvé d’Eduardo Eguëz et
une alerte gaillarde vient, ici ou là, démontrer que solitude ne rime pas
toujours avec infortune. Les larmes, bien sûr, abondent mais elles
n’étaient pas toujours, naguère, synonymes de dépression maladive. Elles
firent les grandes heures des plus grands mystiques et relevèrent de leurs
scintillements bien des compositions de musiciens… C’est à cet univers si
éloigné de notre époque auquel nous convient cet enregistrement inspiré.
Que les musiciens de La Chimera, en soient remerciés !
Josquin : « Missa Hercules Dux Ferrarie - Missa
D'ung aultre amer - Missa Faysant regretz » - The Tallis Scholars dirigé
par Peter Phillips, CD, Gimell, 2021.

Si Josquin Des Prés est bien connu pour avoir contribué à étendre
l’éventail des voix avec le motet et permettre à sa forme jusqu’alors plus
rigide de gagner en ampleur, ses messes demeurent, cependant, également
parmi les œuvres rayonnantes de ce début du XVIe siècle. La Missa Hercules
Dux Ferrarie qui ouvre ce somptueux enregistrement proposé par The Tallis
Scholars dirigé par le talentueux Peter Phillips compte parmi ces gemmes
touchant la perfection de la composition. Œuvre de maturité, cette messe
répète de manière récurrente une courte séquence mélodique qui ajoute à
son charme un caractère extatique. Fruit d’une commande pour Ercole 1er
d’Este de Ferrare, ce passage répété pas moins de 47 fois s’avère être, en
fait, la transposition en notes du nom de cet auguste protecteur… Mais
plus que cette prouesse laudative, c’est surtout le caractère ciselé du
contrepoint déployé par Josquin qui force l’admiration dans cette œuvre de
musique sacrée. Le Kyrie introductif capte spontanément l’attention de
l’auditeur par ses multiples variations des voix constituant une
architecture à la fois épurée et ouverte vers l’imploration divine, «
Seigneur, prends pitié ». L’ensemble The Tallis Scholars a su également
saisir à merveille le cantus firmus à la source de cette
composition paradisiaque. Une autre manifestation de la perfection du
contrepoint de Josquin se déploie, enfin, dans l’Agnus de la Missa Faysant
regretz, en une succession de voix se répondant en autant de lignes
tourbillonnantes qui soulignent la séquence si essentielle « Agneau de
Dieu », ouvrant sur la consécration eucharistique. Ce dernier joyau offert
par The Tallis Scholars conclut le cycle complet de l’enregistrement des
messes de Josquin, une apothéose à découvrir au plus vite !
« CÉSAR FRANCK / TRIPTYQUES – ŒUVRES POUR PIANO
», DANIEL ISOIR (piano Érard 1875), CD, Label MUSO, 2021.

Les liens toujours ténus entre l’orgue, le clavecin et le piano ne
cesseront d’interroger spécialistes et mélomanes pour cette alchimie faite
tour à tour d’attractions ou défiances mutuelles. César Franck ne compte
pas parmi ces derniers, lui dont les premières années furent marquées par
la virtuosité au piano au point d’en faire carrière jusqu’à son retrait
inattendu de la scène internationale alors même qu’il avait bénéficié du
soutien du grand Franz Liszt… Curieusement, cependant, les années qui
suivirent la disparition de cette personnalité discrète ne retiendront que
ses grandes œuvres à l’orgue.
Or, les trois préludes réunis par le pianiste Daniel Isoir démontrent
aussi toute la puissance musicale de leur auteur pour le piano. Si
l’interprète a su depuis longtemps se faire un prénom en tant que
spécialiste notamment du pianoforte, ce n’est cependant pas sans une
émotion qu’en mémoire de son père André Isoir, grand maître de l’orgue au
XXe siècle, il a souhaité concevoir cet enregistrement.
Par un étrange renversement, le mélomane redécouvrira des œuvres
familières pour l’orgue et plus singulières au piano, alors qu’elles
furent initialement conçues pour ce dernier. Franz Liszt, le premier, a
révélé depuis longtemps que le piano était capable d’embrasser à lui seul
toutes les richesses d’un orchestre par ses nombreuses transcriptions,
comment en serait-il autrement pour l’orgue ? Les multiples couleurs sous
les doigts de Daniel Isoir se métamorphosent, ici, en autant de jeux
figurés pour ces pièces à l’harmonie délicate, alternant une certaine
retenue entre deux éclats de virtuosité.
Ainsi, enchantement pour cette délicate fugue du 1er Prélude, émotion à
peine retenue pour ce 3e choral pour grand orgue dans la transcription de
Blanche Serva, une œuvre d’une rare intériorité parfaitement rendue par le
pianiste manifestement inspiré. Délicatesse déchirante également de
l’Andantino du premier mouvement du troisième Prélude laissant percevoir
toute la poésie du compositeur faite de subtiles suggestions.
L’interprétation qu’en livre ici Daniel Isoir sur un admirable Érard 1875
force l’admiration, car il n’était ni aisé de faire revivre la magie de
César Franck sur piano, ni de proposer des couleurs aussi rayonnantes pour
un tel répertoire tant honoré par son père !
« PROUST, Le Concert Retrouvé / Un concert au Ritz à la Belle Époque »
; Théotime Langlois de Swarte (violon), Tanguy de Williencourt (piano) ;
CD, Stradivari Musée de la musique Paris, Harmonia Mundi, 2021.

Le temps d’un enregistrement – ce temps si précieux à Marcel Proust –c’est
l’univers de la Recherche qui vient occuper tout l’espace sonore
subtilement déployé par deux musiciens talentueux, Théotime Langlois de
Swarte au violon et Tanguy de Williencourt au piano. Le disque paru chez
Harmonia Mundi s’intitule en effet « Proust, le concert retrouvé ». Il
n’est cependant pas ici question de quelques vagues programmes « à la
manière de », mais bien d’une véritable recherche musicale sur un concert
ayant réellement eu lieu, le 1er juillet 1907 à l’hôtel Ritz de Paris.
C’est une lettre écrite par Proust deux jours après ce fameux concert à
son ami Reynaldo Hahn qui nous en dévoile toute la saveur, saveur qui fait
l’objet du présent enregistrement. L’univers musical des salons parisiens
se trouve spontanément révélé, dépassant la chronologie, pour composer de
véritables tableaux de musique.
Proust avait des choix bien arrêtés en matière d’art, en témoignent ses
nombreuses références à la peinture et à la sculpture dans son œuvre, et
la musique ne faisait pas exception. Il retint lui-même le programme de ce
concert ainsi que le choix de ses interprètes. Son amour pour la musique
de Fauré n’a d’égal que son admiration pour les choix révolutionnaires
introduits par Wagner, Proust n’hésitant pas à faire des parallèles entre
la mort d’Isolde et celle de la grand-mère dans la Recherche…
Nos deux interprètes ont su se saisir de cette « matière » musicale ample
et disparate pour en restituer toute l’unité féconde qu’avait souhaitée
l’écrivain en concevant ce programme. Proposant ces œuvres sur des
instruments d’époque, le fameux « Davidoff », l’un des cinq Stradivarius
de la collection du Musée de la musique de Paris, ainsi qu’un généreux
Érard datant de 1891 restituant fidèlement et avec rondeur ces morceaux
choisis.
Dans ce « Concert retrouvé », un arrangement de la fameuse pièce « A
Chloris » ouvre tout en sensibilité ce disque. Ravissement également pour
cette séduisante interprétation de la Sonate pour violon et piano n° 1 en
La majeur op. 13 de Fauré, une œuvre au charme spontané et aux «
hardiesses les plus violentes », ainsi que le souligna en son temps
Camille Saint-Saëns. Saut dans le temps voulu par Proust avec Couperin et
« Les Barricades mystérieuses » qui ne pouvait que séduire par son style
luthé l’écrivain amoureux de Versailles. Mais aussi, l’incontournable
Chopin, omniprésent dans les salons parisiens, Robert Schumann et « Das
Abends » dont le mélomane n’aura aucune peine à imaginer l’effet sur les
heureux invités de ce concert. Un merveilleux enregistrement, qui en plus
d’être un hommage inspiré à Marcel Proust en cette année anniversaire,
offre ce portrait délicieux de toute une époque saisie avec talent par les
deux interprètes.
Dietrich Buxtehude (1637-1707),
Suonate à doi, 1 violino et viola da gamba con cembalo, Extraits des opus 1
et 2 (Hambourg 1694 et 1696) ; Les Timbres avec Yoko Kawakubo violon Myriam
Rignol viole de gambe, Julien Wolfs clavecin, CD, Edition Flora, 2020.

Voici un enregistrement aussi intimiste qu’inspirant dans l’univers feutré
et alerte de la musique de chambre du grand maître Dietrich Buxtehude
(1637-1707). La réputation du compositeur au XVIIe siècle fut telle qu’elle
suscita la curiosité du jeune Johann Sebastian Bach, alors âgé de vingt ans,
qui parcourut pas moins de 400 km à pied afin de le rencontrer… C’est à
cette rencontre à laquelle nous convie également l’Ensemble Les Timbres en
un enregistrement aussi enthousiaste que charmant.
Le charme opère en effet spontanément dès les premiers accords de ces
musiciens talentueux ayant su capter cette grâce qui résulte des
compositions de Buxtehude et dont nous connaissons plus souvent les pièces
pour orgue assez austères. Ici, la rigueur cède à la couleur et à une
certaine imprévisibilité. La virtuosité se dispute en effet à
l’introspection la plus extrême, un caractère propre au « stylus fantasticus
» parfois déconcertant mais toujours plaisant…
Nos musiciens excellent dans ces œuvres ciselées pour lesquelles le
compositeur avait manifestement apporté le plus grand soin, notamment avec
des solos d’une grande force émotionnelle. Les couleurs rendues par
l’Ensemble Les Timbres restituent idéalement cette ambiance de la seconde
moitié du XVIIe siècle en Allemagne du Nord avant l’ère Bach et que cet
enregistrement sublime !
« As Festas do Anno », Cantigas (
XIIIe s.) et chants traditionnels pour les fêtes de l’année, Ensemble
Cantaderas , CD, Arion, 2020.

Le premier morceau interprété par les musiciennes de l’Ensemble Cantaderas
est intitulé « Beneita es, Maria », un cantiga en l’honneur de la Vierge
selon le temps liturgique. Le rythme des voix et des tambourins scandent
dans la pureté virginale ces chants hérités du plus ancien Moyen Âge, au
XIIIe siècle. Les fêtes de l’année sont, à cette époque, essentielles pour
une population baignée de fêtes mariales et christiques rythmant les jours
d’une communauté pour la plupart paysanne. Chantés en langue vernaculaire,
ces cantiguas sont également l’occasion d’un lien plus étroit encore avec
les saisons, la nature et ses fruits. Sacré et profane s’entrelacent au
rythme des jours qui s’allongent et de la fertilité qui gagne.
Les musiciennes de l’Ensemble Cantaderas parviennent à restituer cette
candeur qui à aucun moment ne verse dans les excès, les voix d’une pureté
remarquable ne recherchant pas d’affects, guère souhaitables en ces
répertoires. Derrière l’apparente candeur de ces mélodies, c’est tout un
héritage complexe de sources et de rythmes bien rendus par les interprètes
qui se conjuguent, faisant de cet enregistrement un bel exemple de ce que
furent ces musiques anciennes de tradition populaire au nord-est de la
péninsule ibérique.
« Méditations pour le Carême » -
Marc-Antoine Charpentier, Ensemble Les Surprises, Louis-Noël Bestion de
Camboulas, CD, Éditions Ambronay, 2020.

L’Ensemble Les Surprises a souhaité avec ce dernier enregistrement consacré
aux méditations de carême de Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) faire
revivre les grandes heures de la musique sacrée à la fin du XVIIe siècle et
début du XVIIIe siècle en France, notamment à Versailles.
Ces magnifiques méditations pour le Carême exigent d’être replacées dans
leur contexte, celui de la fin du règne du roi Louis XIV, éloigné des feux
de la danse et du théâtre et plus attiré, sous l’influence de Madame de
Maintenon, pour les dévotions religieuses. Imaginons quelques instants une
fin d’hiver à Versailles, un temps humide et pénétrant alors que le monarque
vieillissant se rend, dans la Chapelle royale plus glaciale que jamais, à
l’une de ces méditations, et ce à une époque de l’année liturgique où opéra
et autres lieux de spectacles demeuraient fermés. C’est donc un tout petit
effectif de musiciens qui l’attendent, chargés d’élever dans les voûtes de
l’église ces Méditations, véritables tableaux bibliques où théorbe et voix
alternent en de sublimes évocations…
L’intimité religieuse qui s’en dégage a été pour cet enregistrement
parfaitement rendue par l’Ensemble Les Surprises avec ces voix d’hommes
allant du haut de contre à la basse-taille en passant par la taille, chacune
tendue vers l’absolu de ces instants sacrés. Désolations, pleurs, tristesse,
trahisons, mais aussi partage unique avec l’institution de la Cène, le Jeudi
Saint, puis de nouveau les ténèbres les plus profondes avant l’expiration.
Le caractère à la fois intimiste et sombre de cette magnifique composition
demeure indissociable de la religion de cette époque, une piété intimement
associée à l’absolutisme politique du monarque et dont ces compositions ne
sauraient se départir. C’est avec une interprétation sensible et inspirée
que l’Ensemble Les Surprises redonne indéniablement vie à ces heures
essentielles de l’Histoire de France et à la musique sacrée de cette époque
servie par les plus grands compositeurs, ici, Marc-Antoine Charpentier.
« Tuhu » de Gaëlle Solal (guitare),
SACD, Eudora, 2020.

L’album Tuhu que livre aujourd’hui la guitariste Gaëlle Solal invite le
mélomane à explorer l’univers méconnu ou moins exploré de la guitare
classique au Brésil, un espace sonore aux multiples nuances que la
musicienne dévoile, ici, en un enregistrement à la fois plein de tendresse
et d’espiègleries.
Centré autour de l’œuvre emblématique de Villa-Lobos et de ses
contemporains, ce programme rappelle combien la guitare, naguère reine au
temps de Gaspar Sanz ou Santiago de Murcia, n’a point cessé son chant
mélodieux aux siècles suivants et jusqu’à nos jours. Instants nostalgiques
ou endiablés, les variations mélodiques filent à une vitesse vertigineuse
sous les doigts enchanteurs de la guitariste. Ces instants d’immenses
intimités laissent, en effet, parfois place à de belles virtuosités comme
pour ces trois Saudades de Roland Dyens ou encore à des instants mutins
comme le fameux Brejeiro d’Ernesto Nazareth…
Chaque découverte donne lieu à un envoûtement, celui du rythme si cher à
l’univers brésilien, mais aussi celui des contrastes entre joie et pénombre
comme pour ce douloureux Tristorosa de Villa-Lobos. Aucune note n’est
fortuite dans cet enregistrement délicat où les cordes vibrent et chantent
sous les doigts inspirés de Gaëlle Solal.
Josquin Desprez « Messes Ave maris
stella et D’ung aultre amer » - Maurice Bourbon « Tempus fugit... »,
Ensembles vocaux Métamorphoses et Biscantor !, Direction Maurice Bourbon,
CD, AR RE-SE, 2020.

Lorsque le temporel rencontre le spirituel, l’élévation des âmes et des
corps sont à leur comble, telle est l’impression qui ressort spontanément de
l’écoute de ce remarquable enregistrement des Ensembles Vocaux Métamorphoses
et Biscantor !
La création « Tempus fugit » de Maurice Bourbon ouvre et ponctue les deux
messes de Josquin Desprez "Ave maris stella" et "D’ung aultre amer ». De la
pénombre s’élèvent quelques voix à partir de la poésie d’Agrippa d’Aubigné
sur le thème éternel de la brièveté de la vie, telle l’onde s’écoulant de la
fontaine, métaphore des vaines gloires du monde. Le contexte est donné,
l’homme de guerre et néanmoins poète, mort à Genève, sait de quoi il parle
lorsqu’il évoque les vanités du monde…
La messe « Ave maris stella » de Josquin nous fait spontanément entrer dans
l’univers polyphonique raffiné et néanmoins épuré par le compositeur
souhaitant mettre en valeur la pleine luminosité du texte, ainsi qu’il
ressort de cette belle interprétation dirigée par Juliette de Massy. Le
verbe se fait alors musique, vecteur unifiant fidèles et mélomanes en un
même élan, celui spirituel à l’égard de la Vierge Marie pour cette antique
hymne remontant aux plus anciennes sources grégoriennes.
C’est encore du temps « qui efface » dont il s’agit avec ce texte concertant
de Maurice Bourbon convoquant Proust et Baudelaire en un éternel
questionnement sur les effets de la temporalité. Désarroi du poète ou espoir
de l’écrivain en une certaine transcendance, les notes filent avec une
troublante célérité rendue par les chanteurs.
Enfin, la messe "D’ung aultre amer", écrite entièrement à quatre voix, fait
entrer le mélomane dans le rite bien spécifique milanais. Messe d’une
extrême brièveté, l’attention portée à chaque facette de l’écriture laissant
une impression de tension portée vers la transcendance.
Les Ensembles Métamorphoses et Biscantor ! dirigés par Juliette de Massy
livrent incontestablement avec cet enregistrement un beau témoignage d’une
rare intensité expressive où verbe et musique nouent d’indicibles accords.
« Jehan Alain - Le grand rythme de
la vie » ; Thomas Monnet, Orgue de Notre-Dame d’Auteuil (Paris), CD, Hortus,
2020.

La vie de Jehan Alain (1911-1940) ressemble par sa fugacité à
celle d’un papillon ayant la prescience du caractère éphémère de la vie. À
peine sorti de la chrysalide d’un père, Albert Alain, lui-même organiste, le
jeune homme suivra, en effet, son envol de tribune en tribune d’orgue,
jusqu’au jour fatal du 20 juin 1940 où il est tué lors d’un combat près de
Saumur… À l’image de son frère Olivier, compositeur, et de sa jeune sœur,
Marie-Claire, appelée plus tard à un brillant avenir d’organiste, Jehan ne
vit que pour la musique, lui qui fut l’élève de Marcel Dupré et de Paul
Dukas. Sa courte vie ne l’empêchera pas de produire plus d’une centaine
d’œuvres en une dizaine d’années, les pièces pour orgue étant celles qui
passeront à la postérité grâce à sa sœur Marie-Claire qui vouera sa vie
entière à faire connaître l’œuvre de son frère.
Thomas Monnet a retenu pour cet enregistrement aux orgues de Notre-Dame
d’Auteuil - superbe Cavaillé-Coll datant de 1884 et récemment restauré entre
2015 et 2018 - plusieurs œuvres regroupées sous le titre « Le Grand rythme
de la vie » d’après une citation de l’organiste placée en tête de son
Deuxième prélude profane : « Ils ont travaillé longtemps, sans relâche et
sans espoir. Leurs mains sont devenues épaisses et rugueuses. Alors, peu à
peu, ils ont pénétré le grand rythme de la vie ». Une Suite méditative ouvre
cet enregistrement témoignant de la profondeur du compositeur qui avouait :
« La musique est faite pour traduire les états d'âme d'une heure, d'un
instant, surtout l'évolution d'un état d'âme. Donc mobilité nécessaire. Ne
pas essayer de traduire un sentiment unique, fût-ce un sentiment éternel. »
Les phrases musicales les plus puissantes se trouvent interrompues en
d’ineffables gouffres, Thomas Monnet parvenant à saisir ces ruptures de
manière particulièrement convaincante qu’il s’agisse des deux préludes
profanes comme de l’Aria final.
Si la musique de Jehan Alain ne s’avère, certes, pas toujours facilement
accessible, les émotions qu’elles suscitent touchent, cependant, l’âme
inexorablement. Mondes intérieurs et apothéoses vertigineuses alternent sans
heurts comme autant de méditations sur le sens de la vie et de nos
existences. C’est cette complexité qui se trouve parfaitement rendue dans ce
remarquable enregistrement avec des œuvres qui méritent d’être plus connues.
Ce à quoi contribue assurément cette très belle interprétation de Thomas
Monnet.
"Robert Schumann - L'hermaphrodite",
Laurianne Corneille, piano, CD, Klarthe éditions, 2020.

Le dernier enregistrement de pianiste Laurianne Corneille intitulé «
L’hermaphrodite » débute par quelques accords d’une sombre sérénité, celle
délivrée par Robert Schumann dans les « Chants de l’aube », l’une de ses
dernières compositions alors que la raison du brillant compositeur s’est
déjà éloignée de lui. Profondeur et introspection n’empêchent pas cependant
quelques éclairs subreptices parfaitement suggérés par l’interprétation
délicate de la talentueuse pianiste.
Cette dernière a choisi pour titre de son enregistrement la fameuse figure
de la mythologie grecque, réunion des contraires à jamais séparés sur
volonté de Zeus. Ambiguïté et entité double structurent également la poésie
du « Doppelgänger » chez Schumann où l’homme, suivant le poète Heinrich
Heine, peine à retrouver l’unité idéale, celle à jamais perdue. Ne se
désignait-il pas alternativement Eusebius, personnage rêveur, ou encore
Florestan, l’exalté ? Si ces fractures intéressent au plus haut point la
psychanalyse (lire le passionnant article « Le Dit et le Non-Dit dans la
musique de Robert Schumann » de Bruno Gousset et Véronique Beldent), elles
ont également nourri les plus belles pages de la musique du XIXe siècle
léguées par Robert Schumann, ainsi que le démontre brillamment Laurianne
Corneille dans cet enregistrement, faisant preuve, elle aussi, d’une
puissante force expressive n’occultant en rien une sensibilité extrême dans
les passages les plus méditatifs.
Fougue et élans passionnés caractérisent à l’inverse les « Kreisleriana »,
pièces de jeunesse de Schumann alors que le compositeur n’avait pas encore
30 ans. Même si le cycle est dédié au grand Frédéric Chopin, c’est l’amour
pour Clara qui inspira chaque note de cet élan impétueux si bien interprété
par Laurianne Corneille.
Cette quête improbable de réunion des contraires avait été tentée par
Schumann par l’invention d’un troisième personnage, RaRo, une résilience
malheureusement insuffisante pour le sauver du gouffre et que cet
enregistrement sublime de la plus belle des manières.
À noter également, enfin, le beau travail d’ouverture réalisé par Laurianne
Corneille afin d’élargir à d’autres horizons avec des bonus convoquant des
textes de Roland Barthes ainsi qu’une ouverture sur l’art japonais Kintsugi
réunissant ce qui a été brisé…
"The Sound of Trees", Orchestre de
Picardie, Arie van Beek, Julien Hervé, Yan Levionnois ; Oeuvres de Claude
Debussy, Camille Pépin, Lili Boulanger, CD, NoMadMusic, 2020.

Un environnement suggérant quelques évocations extrêmes orientales,
l’omniprésence du végétal, un rayonnement subit qui irradie cette clairière
musicale, il n’en faut pas plus pour alerter le mélomane qu’avec « The Sound
of Trees », c’est une création musicale remarquable qui est avec cet
enregistrement proposée par Camille Pépin, compositrice en résidence de
l’Orchestre de Picardie depuis 2018.
Le dialogue enchanteur et singulier entre la clarinette de Julien Hervé et
le violoncelle de Yan Levionnois intime à cette œuvre un rythme soutenu dans
ces passages les plus intenses, tout en ménageant des instants d’une rare
introspection. Cette interaction complice entre les solistes et l’Orchestre
de Picardie ménage de délicieuses surprises, impression de fondus
subrepticement interrompus par des fulgurances étonnantes des deux
instruments manifestement enchantés.
Après cette belle découverte que le mélomane aura hâte de découvrir en
concert, le programme se fait plus classique avec Claude Debussy et cet
Hommage à Rameau – Images pour piano Série 1 dans une orchestration Camille
Pépin. Cette dernière ne cache pas le legs qu’elle doit à Debussy pour sa
propre musique et cet amour partagé pour une nature transcendée par la
poésie dans la musique. Aussi n’est-il pas étonnant que cette orchestration
d’une œuvre à l’origine pensée pour le piano soit des plus réussies, à un
point tel que l’oreille est ravie d’une telle spontanéité et d’un esprit à
tout point préservé de l’inspiration originale.
Camille Pépin s’est également attachée à rappeler l’importance souvent
méconnue de l’œuvre de Lili Boulanger (1893-1918), et cette orchestration «
D’un soir triste » est particulièrement saisissante pour une œuvre d’une
artiste morte à l’âge de 24 ans… La force expressive de l’œuvre impose une
méditation sur le thème de la mort, prescience possible de sa propre fin.
L’Orchestre de Picardie dirigé par le talentueux Arie van Beek livre avec
cette interprétation un exemple convaincant non seulement de sa qualité
artistique, mais également de la belle sensibilité qu’il a à cœur de
partager à son auditoire.
« Jean Cartan - Partir avec un idéal
», Kaëlig Boché (ténor) et Thomas Tacquet (piano), CD Hortus, 2020.

Voici un bel et fort intéressant enregistrement invitant à la découverte
d’un artiste trop peu connu voire méconnu, Jean Cartan, contemporain
d’Olivier Messiaen et Maurice Duruflé, avec qui il fit ses classes au
Conservatoire de Paris au milieu des années 1920. Si de nos jours, sa
musique n’est guère appréciée que de rares amateurs, cet élève de Paul Dukas
avait pourtant éveillé la curiosité de ses contemporains pour son exigence
et la force de son idéal qu’il évoquait en ces termes : « Pour l’artiste, ce
n’est pas une qualité que la force, c’est un devoir. Tant d’esclavages nous
attendent : l’argent, le public, la tradition, la mode ; il faut tout
dominer. Il faut avoir cette conviction que les éléments seront ce que nous
voudrons qu’ils soient. Partir avec un idéal et se dire que tout sera bon
sur la route qu’il faut suivre… »
Enlevé précocement à l’âge de 25 ans par la tuberculose, les œuvres réunies
à l’occasion de cet enregistrement par Kaëlig Boché et Thomas Tacquet
offrent un aperçu de ses qualités musicales et artistiques, la littérature
et la musique étant intimement associées dans ces compositions. Revendiquant
l’héritage de Stravinsky et de Debussy, ce jeune homme exigeant fit preuve
d’une maturité étonnante si l’on considère qu’il décida dès l’âge de 14 ans
de se consacrer à la composition musicale et qu’il s’éteindra une dizaine
d’années plus tard.
L’attirance portée à la poésie de François Villon inspire les premières
pièces de cet enregistrement, une composition qui suit l’écriture du
facétieux poète dans ses méandres parfois obscurs et dramatiques. Les « cinq
poèmes de Tristan Klingsor » ne sont pas sans rappeler l’univers de Claude
Debussy et de Maurice Delage. Miroitements, sombres évocations et
réminiscences ponctuent cette musique manifestement portée par la justesse
de l’interprétation de Kaëlig Boché. C’est encore la littérature qui inspire
ces deux sonnets de Mallarmé, une composition plus mûre et qui se fait
l’écho de la poésie mallarméenne, ce poète jugé parfois hermétique et qui
estimait pourtant devoir « Tout reprendre à la musique »… Ravissement
également pour cette tout autre ambiance avec cet « Hommage à Dante », une
pièce pour laquelle le pianiste Thomas Tacquet souligne l’intériorité et la
richesse du compositeur, en un équilibre parfois fragile entre pénombre et
lumière, à l’image de la grande œuvre du maître florentin.
Un enregistrement hors des sentiers battus et exigeant servi par des
interprètes inspirés. Une belle découverte.
« Vivaldi, I’Colori dell’Ombra »,
Ophélie Gaillard (violoncelle et direction musicale), Pulcinella Orchestra,
2 CD, AparteMusic, 2020.

C’est l’attraction de la « couleur » qui a inspiré ce bel enregistrement
consacré Antonio Vivaldi (1678-1741), un tableau en effet réservé à
l’étonnante diversité musicale dont fit preuve il Prete rosso, le
prêtre roux, nommé ainsi en raison de la couleur de sa chevelure. Le
concerto, selon Vivaldi, s’accorde à merveille à cette démonstration, cette
forme musicale mettant idéalement en avant le violoncelle, l’instrument de
prédilection d’Ophélie Gaillard. C’est d’ailleurs son violoncelle d’origine
vénitienne qui a piqué la curiosité de la talentueuse musicienne, cherchant
ainsi à percer les mystères de son incroyable voix. Vivaldi s’imposait bien
sûr, cet ambassadeur de la Sérénissime, qui sut si bien attirer les charmes
de la lagune, les couleurs des Palazzi, l’aspect soyeux des nuages sur
l’onde dans ses plus belles compositions. Indissociable de Venise, Vivaldi
ne lasse pas tant son répertoire fécond parvient à renouveler avec chaque
œuvre cette expérience unique d’une île surgie d’un rêve. Aussi Ophélie
Gaillard a-t-elle souhaité débuter cet enregistrement par le concerto RV
416, quelques notes et un unisson des cordes pour une entrée en matière
énergique, hymne à la lumière irradiant majestueusement les canaux. Le
compositeur sait aussi convoquer de beaux dialogues tel celui des deux
violoncelles en solo pour le concerto RV 531, l’instrument d’Ophélie
Gaillard rayonnant manifestement de retrouver cette musique qui l’a vue
naître (1737) et celui d’Atsushi Sakaï se faisant l’écho alerte d’une
composition expressive, notamment dans ses instants plus méditatifs.
Subrepticement, des réminiscences des fameuses Quatre Saisons surgissent
parfois au détour d’un canal, à l’image des reflets de quelques nuages sur
l’onde immaculée. Les couleurs de Venise alternent et ne se ressemblent, tel
ce concerto RV 575 unissant deux violons et deux violoncelles en une ode
énergique à la majesté de la Sérénissime. Nombreuses seront les découvertes
- et bien sûr les couleurs – de ce très bel enregistrement, ainsi
l’accompagnement réservé au superbe basson de Javier Zafra ou encore cet
enchevêtrement mélodieux de la voix et du violoncelle avec Lucile Richardot
et Delphine Galou qui témoignent une fois de plus de l’éclat de la musique
de Vivaldi.
"Modernisme", Direction : Bastien Stil ;
Violon : Sarah Nemtanu ; Orchestre Symphonique National d'Ukraine, CD,
Klarthe, 2019.

C’est une sombre et belle « Ballade » qui ouvre ce
disque intitulé « Modernisme » avec cette œuvre de Boris Liatochinski
(1895-1968), un compositeur peu connu de ce côté-ci de l’occident mais dont
l’interprétation proposée, ici, par l’Orchestre Symphonique National
d’Ukraine sous la direction de Bastien Stil ne peut que captiver. En effet,
par-delà les motifs musicaux exprimant une certaine fatalité du destin avec
un ostinato introduit dès les premières notes et qui ne cessera de surgir
régulièrement, l’œuvre cristallise l’étonnante effervescence en musique et
dans les arts rencontrée depuis la révolution d’Octobre et l’ouverture vers
la modernité. Cette œuvre composée en 1929, période trouble en Union
soviétique, trahit cependant les doutes et questionnements de l’artiste, à
l’égal de nombre d’entre eux subissant les terribles purges staliniennes
comme l’exprimera quelques années après le poète Ossip Mandelstam avec
l’issue fatale que l’on sait. De cette pénombre surgit la beauté lumineuse
du violon, celui de Sarah Nemtanu, chant à la fois plaintif et suggérant
subrepticement quelques espoirs, en vain…
Le jeune pianiste et compositeur franco-ukrainien Dimitri Tchesnokov (1982)
dont le Concerto pour violon et orchestre op. 87 a été retenu pour cet
enregistrement étonnera et ravira le mélomane pour son étonnante maturité.
Intégrant l’héritage de ses aînés nés sous le régime soviétique, la
modernité trouve une fois de plus de nouvelles possibilités d’expression en
un accord subtil entre classicisme et innovation. Le violon sous l’archet de
Sarah Nemtanu livre en certains passages des soliloques poignants qui
permettent à la talentueuse violoniste de déployer toute sa virtuosité et
sensibilité. Point d’orgue, enfin, l’incontournable Dmitri Chostakovitch
(1906-1975) et sa Symphonie n° 1, œuvre de jeunesse qui lui valut un succès
immédiat en 1926. Cette œuvre séduisante par sa fraîcheur tient en son sein
toutes les promesses et audaces de son auteur, l’un des maîtres de son
siècle. Avec cette œuvre, l’Orchestre Symphonique National d’Ukraine livre
une interprétation magistrale, où chaque partie se saisit de l’originalité
de la symphonie pour proposer flamboyance et lyrisme, en contrepoint du jeu
du violon, tour à tour facétieux et fascinant.
« Incantation » Virgil Boutellis-Taft (violon), Royal Philharmonic Orchestra sous la direction de
Jac van Steen, CD, Label Aparte, 2020.

C’est l’incantation qui se trouve au cœur de ce bel enregistrement inspiré,
conçu par le talentueux violoniste Virgil Boutellis-Taft et le Royal
Philharmonic Orchestra sous la direction de Jac van Steen pour le label
Aparte. L’incantation vient du latin incantare, enchanter. Ce mot alterne
entre une dimension magique où justement l’enchantement n’est jamais loin,
et une dimension religieuse lorsque l’action agit avec force vers ou par le
divin. Profane, sacré, les frontières sont toujours ténues et ce fil
directeur servira de vibration subtile à la pointe de l’archet de Virgil
Boutellis-Taft pour les pièces retenues telle l’émouvante « Kol Nidrei » du
compositeur allemand Max Bruch créée pour la communauté juive de Liverpool
initialement pour violoncelle et orchestre. Le violon se fait alors prière
implorante tel le chant psalmique adressé au Dieu d’Israël.
La chaconne du violoniste et compositeur italien de la fin du XVIIe et début
XVIIIe Tomaso Antonio Vitali subjugue et hypnotise le mélomane par son thème
d’une étonnante modernité et que Virgil Boutellis-Taft sublime par son
interprétation à la fois virtuose et sensible.
La célèbre Danse macabre de Camille Saint-Saëns, quant à elle, envoûte et
transporte dans l’univers médiéval par un thème ayant inspiré légendes et
récits merveilleux.
Tchaïkovski et sa Sérénade mélancolique, op. 26, dédiée au violoniste
virtuose Leopold Auer en 1875, métamorphose, enfin, l’incantation en un
chant plaintif où le violon enchanteur de Virgil Boutellis-Taft (un Domenico
Montagnana Venise 1742) convoque sentiments et thème slave en un touchant
dialogue avec l’orchestre brillamment conduit par Jac van Steen.
Ce bel enregistrement se conclut par une plaisante surprise avec « Yumeji’s
Theme » du compositeur japonais Shigeru Umebayashi, tiré du film « In the
Mood for Love » du réalisateur Wong Kar-Wai la dernière incantation d’un
amour inavoué…
FRANZ SCHUBERT (1797-1828) –
WINTERREISE / VOYAGE D’HIVER D911 - Transcription pour Baryton et Quatuor à
Cordes par Gilone GAUBERT ; Alain Buet, Baryton ; Quatuor Les Heures Du Jour
Gilone Gaubert-Jacques, Violon / David Chivers, Violon / Sophie Cerf, Alto /
Emmanuel Jacques, Violoncelle, CD, MUSO, 2020.

Le cycle du Voyage d’hiver ou Winterreise compte parmi les compositions
notoires de Schubert pour le lied. Servi par l’admirable voix du baryton
Alain Buet dont le talent n’est plus à présenter, c’est à un véritable
paysage musical auquel est convié le mélomane. La surprise vient de
l’accompagnement d’un quatuor à cordes et non du traditionnel piano. La
violoniste Gilone Gaubert a en effet tout spécialement transcrit pour cet
enregistrement ce cycle de lieder passé à la postérité pour deux violons,
alto et violoncelle, une autre manière de concevoir cette évocation reposant
sur les poèmes de Wilhem Müller où le drame se dispute à la solitude.
Cette nouvelle transcription apporte couleurs et ambiance et renouvelle
ainsi avec une belle sensibilité cette œuvre pourtant familière. Délaissant
l’intrication étroite de la voix et du piano, les instruments à cordes
suggèrent de nouveaux rapports à l’œuvre, ouvrant de nouvelles perspectives
auxquelles la voix se doit de s’adapter. Plus que le changement de timbre,
ce sont les multiples variations musicales apportées par les cordes qui
séduisent – et parfois déconcertent – le mélomane. On se surprend alors à
porter son attention sur telle note soutenue par les violons, telle basse du
violoncelle. Ainsi, « Wasserflut » par exemple cristallise les larmes du
poète en communion avec la neige dont la langueur des cordes accentue encore
la tristesse romantique vers la maison de la bien-aimée. Quelques lueurs
d’espoir égaient ce sombre paysage avec ce « Rêve de printemps » où Alain
Buet livre toutes les subtilités de la poésie du lied alors que les
instrumentistes suggèrent, en autant de nuances, la gaieté espérée…
La séduction opère spontanément, il est rare de redécouvrir avec autant de
plaisir une œuvre familière, et c’est tout le mérite de cet enregistrement
que de nous encourager à de nouvelles impressions, surtout lorsqu’elles sont
si joliment réussies !
"Bach, Liszt, Widor" Jae-Hyuck Cho
(orgues Cavaillé-Coll La Madeleine Paris), CD, Évidence, 2019.

L’organiste Jae-Hyuck Cho a littéralement ébranlé les murs de l’Église de La
Madeleine lors de cet enregistrement inspiré et joué sur le magnifique
Cavaillé-Coll datant de 1846. Les grands maîtres de la musique pour orgue
ont été convoqués pour ce programme avec l’incontournable, mais néanmoins
indispensable Toccata and Fugue in D minor, BWV 565, de Jean-Sébastien Bach
; Une œuvre pour orgue qui permet dès les premières notes de constater toute
la passion et l’émotion du jeune organiste d’origine coréenne. Bach résonne
dans toute la limpidité de sa virtuose composition, une puissance à même de
confondre les orgues les plus délicates, celles de La Madeleine répondant
pleinement aux exigences de ce morceau de bravoure, notre organiste tout
autant !
Comme interlude plus paisible a été retenue la délicate Sicilienne inspirée
de Bach de Charles-Marie Widor, offrant pour sa part d’apprécier la finesse
des jeux flûtés avant sa propre grande œuvre, la majestueuse et sculpturale
Toccata de la Symphonie pour orgue nᵒ 5 en fa mineur, Op. 42, No. 1. Ici,
Jae-Hyuck Cho démontre et laisse s’exprimer toutes les nuances de son jeu à
la fois puissant et majestueux, sans emphase excessive, mais avec la rigueur
qui sied à une telle œuvre pourtant si jouée, mais que l’on a tout de même
grand plaisir à redécouvrir avec cette belle interprétation.
On oublie trop souvent que Franz Liszt, en plus d’être le virtuose que l’on
sait au piano, était un fervent organiste, instrument sur lequel non
seulement il excellait, mais auquel il a consacré de grandes pages dans ses
compositions telle cette admirable Fantaisie et fugue sur un thème B-A-C-H.
En un respectueux rappel du Cantor qui avait initié son art de la fugue à
partir des quatre lettres de son nom ( BACH / si bémol ; la ; do ; si),
Liszt développa cette inspiration première en une composition passionnée qui
sollicite tous les registres des orgues de manière tumultueuse, ainsi que
l’a parfaitement compris et rendu Jae-Hyuck Cho. L’ensemble de l’espace est
couvert par cette musique prenante, les orgues de La Madeleine semblant
avoir gardé le souvenir des jours où Liszt s’assit à cette même tribune pour
en faire retentir tuyaux et claviers…
Après une pause délicatement méditative à partir d’une œuvre du compositeur
d’origine coréenne Texu Kim, cet enregistrement se conclut par une autre
grande œuvre de Liszt pour orgue, l’élégante et raffinée Fantaisie et Fugue
sur un choral de Bach « Ad nos, ad salutarem undam », S 259. Une œuvre qui
ne cessa d’éblouir ses contemporains tel Saint-Saëns, et les amoureux de
l’orgue encore de nos jours, grâce au talent et à la délicatesse de son
interprète pour ce bel enregistrement, Jae-Hyuck Cho.
Post-Scriptum Marina Chiche (violon)
& Aurélien Pontier (piano) CD, NoMadMusic, 2020.

La violoniste Marina Chiche, accompagnée du pianiste Aurélien Pontier, signe
un bel enregistrement en forme de Post-scriptum en hommage aux grands
violonistes que furent Heifetz, Oïstrakh ou encore Stern. Ce programme a
tout d’abord été souhaité afin de rappeler cette époque révolue de grands
violonistes impliqués dans leur art au point d’en avoir été souvent à
l’origine de formidables transcriptions et autres arrangements passés
depuis, pour bon nombre, à la postérité. On l’a compris, ce n’est pas un
exercice de virtuosité pour la virtuosité qui a, donc, été retenu – même si
celle-ci est souvent présente dans certaines œuvres choisies. La priorité a
été donnée à la couleur, à cette matérialité du son perceptible dès les
premiers morceaux retenus notamment dans « Guitare » de M. Mozskowski / P.
de Sarasate, ou encore empreint d’une certaine nostalgie pour « Daisies » de
Rachmaninoff dans un arrangement de Heifetz.
C’est en effet le sentiment d’un monde à jamais révolu qui pointe dans
l’interprétation sensible livrée par les deux musiciens, Marina Chiche ne
cherchant pas pour autant à conférer à cet enregistrement un aspect suranné.
A l’image des enregistrements historiques, le violon se déploie avec une
liberté certaine, et dont la légèreté laisse une part d’insouciance
maîtrisée que les concerts modernes écartent la plupart du temps. Le temps
d’une valse à Vienne avec Godowsky ou encore des fameux Plaisirs d’amour (Liebesfreud)
interprétés si souvent par Kreisler lors de ses bis en concert, c’est bien
un temps retrouvé qui surgit de ce bel enregistrement plaisant et enjoué.
« Vienne – Le Monde d’Hier » de
Sharman Plesner (violon) et David Levi (piano), CD, Pierre Verany, 2019.

Envie d’une valse viennoise ? De doux accords tourbillonnants de crinolines
et soieries festives ? Alors le dernier enregistrement « Vienne – Le Monde
d’Hier » de Sharman Plesner (violon) et David Levi (piano) comblera les plus
exigeants avec un programme conçu avec une insouciance délicieuse… C’est
l’univers du roman de Stefan Zweig « Le Monde d’Hier » qui sort tout droit
des vibrants et chaleureux accords du violon de Sharman PLesner. La
talentueuse violoniste a fait choix d’évoquer ce monde à la fois insouciant
et inégalitaire avec pour introduction obligée le fameux « Beau Danube bleu
» de Johann Strauss. Mais la nostalgie s’immisce dans cette société pourtant
jusqu’alors opulente et insouciante, celle d’avant la Première Guerre
mondiale, une poignante douleur suggérée par cette « Valse triste » d’Oscar
Nebdal, comme un rappel que tous nos plaisirs ne sont qu’éphémères et voués
à disparaître, tôt ou tard… L’écrivain autrichien exilé avait ainsi souligné
cette perte alors que tout jusqu’alors semblait établi et préservé. C’est
cette alternance qui rythme les pièces retenues par nos deux musiciens
complices, manifestement inspirés par ces évocations. Schubert et son «
Moment musical », Kreisler et sa « Marche miniature viennoise » rappellent
ces heures glorieuses alors que « Traüme » de Wagner laisse poindre quelques
accents plus sombres inspirés par ses amours contrariées avec Mathilde
Wesendonck, accents d’un monde proche du trépas. Gustav Malher, enfin, et
son si poignant « Adagietto » vient confirmer ce sombre pressentiment.
Une interprétation idéalement rendue par Sharman Plesner et David Levi
évitant tout pathos et offrant un témoignage sensible et inspiré, à l’image
de l’ensemble du disque.
Mozart | Clarinet Works Julien
Hervé, Rotterdam Philharmonic Orkest, CD, NoMadMusic, 2019.

Le clarinettiste Julien Hervé est parti à la rencontre d’une œuvre
emblématique pour son instrument, le fameux Concerto pour clarinette K.622
de Mozart. Une rencontre qui a donné lieu à un enregistrement sensible et
décomplexé, le musicien faisant preuve pour cette œuvre quelque peu
intimidante d’une fraîcheur et d’une interprétation sans rigidité. Retenant
un instrument moderne (bénéficiant d’une tierce majeure dans le grave
ajoutée) offrant manifestement toutes les nuances que souhaitait instiller
le clarinettiste pour cette œuvre, Julien Hervé parvient à illustrer la
richesse qui fut pour Mozart lui-même le plus bel hommage qu’il souhaita
rendre à cet instrument qui le fascina très tôt. C’est cette même richesse
facétieuse qui retint en effet le jeune compositeur pour un nombre sans
cesse croissant de ses œuvres, opéras, musique de chambre, concertos… Une
musique de chambre justement retenue avec cette deuxième œuvre - le non
moins célèbre Quintette avec clarinette K. 581 - en compagnie de Gordan
Nikolic et Goran Gribajcevic (violons), Roman Spitzer (alto) et Céline
Flamen (violoncelle). L’œuvre irradie la richesse chromatique de
l’instrument en déployant un bel éventail de nuances, chacune en résonance
avec les autres instruments en une complicité mutine. L’instrument gagne
avec Mozart son statut d’instrument soliste, ce que démontre parfaitement
l’interprétation toute en finesse de Julien Hervé, soulignant ici quelques
passages délicats et introspectifs, ou là, la virtuosité la plus débridée.
La complicité est manifeste avec le Rotterdam Philharmonic Orchestra dirigé
par Gustavo Gimeno, et une entente sensible avec les autres musiciens. Un
bel hommage rendu par Julien Hervé à son instrument et au grand Mozart !
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