Dans son bureau du troisième étage au Collège de France qu’il
partageait avec le regretté Yves Coppens disparu cette année, Michel
Brunet nous livre les derniers états de ses recherches.
Éloigné du tumulte occasionné par
la question du fameux « fémur dit de Toumaï », comment voyez-vous les
choses avec le recul ?
Michel Brunet :
" Vous savez qu’il y a eu un papier publié avant celui de Nature
cosigné par deux paléontologues, un Anglais, professeur à Washington
University (USA), et un Italien, professeur à l’université de Poitiers.
Ils ont rédigé cette publication à partir d’une seule photo du fémur
concerné, alors même qu’ils n’étaient pas en charge de l’étude… À partir
d’une seule photo en deux dimensions, les résultats ne pouvaient être que
ce qu’ils ont été, c’est-à-dire erronés ! Par contre, la publication de
Nature signée par mes jeunes collègues du laboratoire de l’université de
Poitiers est un excellent travail, leurs conclusions ne me surprennent pas
et correspondent à ce que j’avais moi-même observé sur ce fémur il y a
bien longtemps".
Cela corrobore ce qui a été le
cœur même de vos recherches sur le crâne de Toumaï ?
Michel Brunet :
" Le crâne de celui qui a été surnommé Toumaï dont le nom scientifique est
Sahelanthropus tchadensis présente clairement une anatomie de
bipède. Est-ce que le fémur appartient au même individu que le crâne ?
Cela personne ne pourra jamais le dire, il n’y a pas de connexion
anatomique directe entre le fémur et le crâne. Alors, à partir de là - ce
que je n’ai entendu dire nulle part - il y a deux possibilités : ou bien,
le fémur présente des caractères bipèdes, et compte tenu de sa taille, il
est fortement envisageable qu’il appartienne à la même espèce ; ou alors,
le fémur appartient à un quadrupède, et dans ce cas, cela signifierait
qu’il existe une autre espèce de grands primates dans le site, c’est tout
!
Toumaï et Michel Brunet dans le désert du Djourab (Tchad)
Au départ, en 2001, lorsque nous avons trouvé Toumaï, nous avions un
assemblage faunique de 30 espèces ; depuis ce chiffre a été multiplié par
quatre. J’ai pensé, naïvement sûrement après 50 ans de terrain, que nous
allions trouver d’autres os des membres, ce qui n’a pas été le cas. Cela a
été interprété diversement, que chacun prenne ses responsabilités… J’avais
alors fait le tour des musées et de mes collègues avec les os des membres
pour comparaison, et il est apparu clairement que l’option de la bipédie
était à retenir. Il est également possible de raisonner autrement, ce qui
n’a pas été évoqué. Dans l’environnement faunique de Toumaï, nous pouvons
constater la présence d’un grand nombre de carnivores, ce qui signifie que
le « garde-manger » était bien rempli au regard de la centaine d’espèces
de mammifères qui se trouvaient sur le site ! Parmi elles, nous avons
identifié quatre espèces de félins machairodontes, ces
impressionnants carnivores à canines supérieures en lame de sabre. Dans le
site de Toumaï, ces machairodontes ont une taille allant de
l’équivalent d’un lynx jusqu’à celle d’un tigre de Sibérie de 500 kg.
Lorsque vous êtes en compagnie de ce type d’animal avec de telles dents,
mieux vaut ne pas dormir à même le sol… Alors, Toumaï bipède, c’est
certain !, mais tout en étant encore arboricole afin d’échapper au danger
la nuit. Les machairodontes sont des grands félins au sens large
qui ont une anatomie un peu particulière.
Leurs pattes de derrière sont digitigrades comme chez les lions actuels
alors que leurs pattes de devant sont plantigrades. Ce ne sont donc pas
des animaux coureurs, ils ont un train antérieur très puissant qui leur
permet de chasser à l’affût sur une branche basse en se laissant tomber
sur les proies qui passent en dessous. Puis ils les immobilisent avec leur
train antérieur très fort, et selon les espèces avec une gueule ouverte à
la manière d’une vipère ou bien fermée, ils frappent sur le côté du cou en
coupant jugulaire et carotide. Tous ces éléments que je viens de vous
rappeler, à la fois anatomique – os des membres fossiles - ainsi que
l’environnement, corroborent le côté bipède et arboricole de l’homininé
que l’on a surnommé Toumaï. Avec lui, nous sommes à 7 millions d’années.
Cela fait plus de 20 ans que nous l’avons découvert, et à ce jour, nous ne
connaissons pas d’individu plus ancien. Cela laisse penser que nous sommes
sûrement très près de la dichotomie entre chimpanzés et humains".
Avez-vous parallèlement poursuivi des recherches sur ces autres
branches ?
Michel Brunet :
" Absolument, mais cette fois-ci au Cameroun ! Les paysages qu’on avait à
cette époque au Tchad, il y a 7 millions d’années, ne sont pas les plus
favorables pour des chimpanzés, encore que… il me semble que
l’environnement de Toumaï était proche de celui de l’Okavango actuel au
Botswana (Afrique australe) avec des paysages mosaïques alternant eau,
prairies arborées et zones boisées, ces dernières ressemblant plus à des
forêts galeries (en bordure de rivière) qu’à des forêts de grande taille.
Justin Hall from Culver City, USA
Vue aérienne du Delta de l'Okavango
Les chimpanzés ont besoin de forêts plus importantes ainsi que d’eau. Le
Cameroun réunit ces critères plus favorables à leur égard. Ainsi, je
recommence dans ce pays le travail que j’avais déjà entamé, il y a
plusieurs décennies, dans des niveaux que l’on a datés autour de 20
millions d’années. C’est intéressant car le Tchad n’offre que les 10
derniers millions d’années alors que le Cameroun remonte jusqu’à 20
millions d’années d’histoire de vie. En étudiant ces deux espaces, nous
pouvons alors couvrir 20 à 25 millions d’années. Le Cameroun est très
étroitement lié à l’histoire de la ligne du mont Cameroun, un probable
point chaud avec du volcanisme encore actif. La plaque Afrique passe au
niveau de ce point chaud, et plus vous remontez vers le nord, plus vous
avez des niveaux volcaniques anciens.
Je vais donc confronter les résultats de mes recherches déjà anciennes à
ce que j’ai appris depuis. Ce que j’espère trouver dans cette région
correspond plus à ma motivation actuelle. Nous sommes dans une région
tropicale qui n’a plus rien à voir avec le désert. Cela nécessite un
important travail de terrain, mais il y a potentiellement la possibilité
de trouver des niveaux - qui d’un point de vue strictement temporel -
viennent compléter les niveaux tchadiens mais aussi les
paléoenvironnements.
Ma période tchadienne s’est étalée sur deux niveaux principaux, tout
d’abord vers le haut avec la découverte d’Abel à 3,5 millions d’années,
des niveaux proches de ceux de Lucy, et la partie plus ancienne avec la
découverte de Toumaï autour de 7 millions. Depuis, au Kenya, on a trouvé
des outils à 3,3 millions d’années ! Vous voyez que de 3,3 à 3,5 millions
d’années, l’écart se rétrécit… On a trouvé certes le premier Homo
hors d’Afrique à 1,9 million, mais on a également un possible Homo
sp indéterminé à 2,8 millions. Ainsi lorsque l’on est au Tchad, il est
tout à fait envisageable de s’intéresser à l’apparition du genre Homo
et à l’apparition des premiers outils, j’ai peut-être quelques lumières
dans cette direction… (sourires)
Par ailleurs, les changements climatiques sur le long terme m’ont conduit
en Antarctique. Il y a plus de 30 millions d’années, il y avait à
l’emplacement de ces terres couvertes aujourd’hui de glaciers, une forêt
tropicale humide qui partait de l’Asie du Sud-Est, redescendait par la
plaque arabique jusqu’en Antarctique ! Et dans une forêt tropicale humide,
vous avez forcément des singes dont nous n’avons pas encore retrouvé les
traces fossiles, mais je suis persuadé qu’un jour ou l’autre leurs restes
seront mis au jour. Ce sont eux qui ont colonisé l’Amérique du Sud. Là
encore, il s’agit de recherches sur le temps long alors que tout dans
notre quotidien privilégie le court terme. Selon moi, la quête des
fossiles demeure au cœur de cette recherche, contrairement à ce que la
priorité laissée actuellement aux travaux de laboratoire aurait tendance à
laisser croire.
Il me semble essentiel que nos responsables soient conscients de cette
priorité, la recherche sur le terrain, au risque de passer à côté de
grandes choses pour les années à venir. Attention de ne pas sombrer dans
une certaine amnésie générale qui relèguerait tout ce qui est ancien comme
inutile. La paléontologie est une science du passé qui est pleine
d’avenir. Le passé constituera les fondations nécessaires à la
construction d’un avenir meilleur".
Quels souvenirs gardez-vous de
votre ami Yves Coppens récemment disparu ?
Michel Brunet :
" Écoutez, il est là ! (Michel Brunet de sa table tend la main vers le
fauteuil vide qu’occupait Yves Coppens dans ce même bureau du Collège de
France). Pendant que nous échangions, j’avais l’impression qu’il était
là en train de nous écouter. Yves avait souvent l’habitude de dire : «
lorsque je fouille, je suis en ligne directe avec le passé ».
Lors de ses funérailles, j’ai rappelé cette anecdote et le fait que lors
de mes prochaines fouilles, je serai « en ligne » avec lui. Cela étant,
Yves était un homme de science, mais également un homme qui aimait être au
contact avec le plus grand nombre. Il a aidé beaucoup de jeunes
chercheurs, c’était quelqu’un d’une grande générosité. Il a redonné à bien
des égards ses lettres de noblesse à la Préhistoire et à la paléontologie
parce que c’était un conteur né.
Il a toujours su très adroitement mêler son histoire à notre histoire.
Nous intervenions souvent ensemble lors de conférences publiques à deux
voix, je garde en mémoire lors de ces événements une personnalité pleine
d’élégance, une qualité que l’on se plairait à retrouver chez le plus
grand nombre de paléontologues…"
« La dent et son environnement - Regards croisés
d’un chirurgien-dentiste, d’un paléontologue et d’un médecin légiste » -
Tome 6 des Cahiers d'odontologie médico-légale par Pierre Fronty, Michel
Brunet, Michel Sapanet ; Préface de Yves Coppens ; Editions Atlantique,
2022.
Bien que petites et rares, les dents offrent au
paléontologue l’un des restes fossiles les plus précieux pour la
reconstitution de l’histoire de l’humanité. Résistant aux agressions des
millénaires, ces petits témoins de la vie d’un individu font l’objet de
toutes les attentions de la part des scientifiques ainsi qu’en témoigne
cette savante publication associant un chirurgien-dentiste et
paléodontologue réputé Pierre Fronty, membre de la Mission
Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT), un célèbre paléontologue en
la personne de Michel Brunet, ainsi qu’un médecin légiste Michel Sapanet,
maître de conférences des universités, directeur de l’Institut de Médecine
Légale du CHU de Poitiers.
Ce triple regard retenu pour ce fort volume de plus de 400 pages présente
le grand intérêt d’offrir une synthèse inédite sur ce sujet à la fois
complexe et ardu qui intéressera bien entendu au premier chef les
spécialistes des différentes disciplines concernées mais qui pourra
également passionner le béotien (un brin informé de ces disciplines tout
de même !.
La denture des mammifères, qu’elle soit humaine ou animale, offre un livre
ouvert sur l’histoire de la vie, une évolution que cet ouvrage contribue à
dévoiler, ainsi que le souligne avec justesse et humour dans sa préface le
regretté Yves Coppens : « Montre-moi tes dents et je dirai qui tu es » !
C’est cette incroyable histoire sur le long temps qui se trouve ici
rappelée ; le lecteur pourra en effet découvrir en ces pages les origines,
la vie et les altérations de l’organe dentaire avec, notamment,
l’apparition de la fameuse carie dès le néolithique…
Du terrain au laboratoire, l’ouvrage détaille le quotidien d’une mission
paléontologique et les raisons pour lesquelles la recherche de restes
dentaires fossilisés compte parmi les priorités des chercheurs. La science
du médecin légiste du XXIe siècle éclaire à bien des égards les traits
marquants du passé, l’autopsie des millions d’années en arrière s’avérant
tout aussi passionnante que délicate…
En un style agréable mais rigoureux, cet ouvrage ouvre les portes d’un
domaine scientifique radicalement novateur, un domaine qui aura encore
beaucoup à nous apprendre sur l’origine de la vie et sur notre espèce.
Entré au Centre National de la Recherche Scientifique en 1956, Yves COPPENS
va s'intéresser à des périodes anciennes et des pays lointains, en
l'occurrence les limites du Tertiaire et du Quaternaire dans les régions
tropicales de l'Ancien Monde.
Il monte, en effet, à partir de 1960, d'importantes expéditions, d'abord
seul, au Tchad, puis en collaboration internationale en Éthiopie (vallée de
l'Omo et bassin de l'Afar) ainsi que des missions exploratoires en Algérie,
en Tunisie, en Mauritanie, en Indonésie et aux Philippines.
Les récoltes réalisées par ces campagnes sont impressionnantes en ce qui
concerne la quantité de fossiles (des dizaines de tonnes) mais aussi le
nombre des restes d'Hommes fossiles recueillis (près de 700) ; les résultats
de leur étude seront tout aussi fascinants.
C'est toute l'histoire des dix derniers millions d'années qui s'éclaire ;
une hypothèse propose une explication environnementale de la séparation
Hominidae Panidae (il y a 8 millions d'années) (Coppens, 1983).
Du côté oriental, les Hominidae se seraient développés en passant par un
stade pré-Australopithèque (Coppens, 1981), illustré notamment par les très
belles découvertes de l'Afar éthiopien, puis par un stade Australopithèque,
premier tailleur de la pierre (Coppens, 1975), et enfin par le stade Homme,
apparu, lui aussi, sous la pression sélective d'une seconde crise
climatique, il y a 3 millions d'années (Coppens, 1975) ; ces 3 stades
s'enchaînant en cyme ou en épi, chacun se trouvant, à la base, à l'origine
du suivant, mais n'en développant pas moins ensuite sa propre lignée de
manière originale et indépendante (Coppens, 1975).
Enfin, plus récemment, Yves Coppens a aussi montré, en s'appuyant sur les
vitesses différentielles d'évolution de la biologie et de la technologie,
comment l'acquis peu à peu avait prévalu sur l'inné et pourquoi, depuis
100.000 ans, l'évolution de l'Homme s'était ralentie puis arrêtée (Coppens
1982, 1988).
Pendant ces années, Yves Coppens a gravi les premiers échelons du CNRS avant
d'être appelé, en 1969, à la sous direction du Musée de l'Homme, fonction
liée alors au titre de Maître de Conférences au Muséum National d'Histoire
Naturelle.
Nommé Directeur et Professeur au Muséum en 1980, il ne devait honorer ces
nouvelles fonctions que trois ans,
Elu titulaire de la Chaire de Paléoanthropologie et Préhistoire du Collège
de France en 1983.
Présent dans de nombreuses instances nationales et internationales gérant
les disciplines de sa compétence, Yves Coppens dirige en outre un
laboratoire associé au Centre National de la Recherche Scientifique, le
Centre de Recherches Anthropologiques - Musée de l'Homme et deux collections
d'ouvrages du CNRS, les Cahiers de Paléoanthropologie et les Travaux de
Paléoanthropologie est-africaine.
Membre de l'Académie des Sciences, de l'Académie nationale de Médecine, de
l'Academia Europaea
Associé de l'Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux Arts de
Belgique
Correspondant de l'Académie royale de Médecine de Belgique
Honorary fellow du Royal Anthropological Institute of Great Britain and
Ireland
Foreign associate de la Royal Society d'Afrique du Sud
Docteur honoris causa des Universités de Bologne, de Liège et de Chicago.
(éléments biographiques du Collège de France)
________
Qui ne connaît pas
Yves Coppens, le grand scientifique qui a su faire de la paléontologie
humaine une discipline connue du grand public grâce à des découvertes
inoubliables, la fameuse Lucy entre autres, mais aussi grâce à un travail de
diffusion d'une information jusqu'alors élitiste et réservée à des
spécialistes de la question. Qu'il s'agisse des nombreuses conférences qu'il
donne, des cours qu'il dispense ou des conseils scientifiques apportés à la
réalisation des documentaires tels "L'Odyssée de l'Espèce" ou récemment sa
suite "Le Sacre de l'Homme", Yves COPPENS a non seulement une soif de
connaissances mais également une soif d'instruire remarquable, la présente
interview accordée à notre Revue en est la preuve !
LEXNEWS : « Il semble que votre Bretagne natale ait fortement influencé
votre future vocation. Pouvez-vous nous rappeler ces premières années
souvent déterminantes pour le caractère du futur adulte ? »
Yves COPPENS :
« J'ai en effet vécu mes toutes premières années d'enfance en Bretagne où je
suis né. Après un court séjour à Paris de quelques années, je suis retourné
en Bretagne pour suivre mon cursus secondaire. J'y ai donc vécu un grand
nombre d'années, puisque cela fait en tout 14 années de mon enfance et j’y
ferai même mes premières années d'enseignement supérieur à l'université de
Rennes avant de revenir en thèse à la Sorbonne. J'ai été très attiré très
tôt par les choses anciennes. Cela ne signifie pas que je me réfugiais dans
le passé, mais que, probablement, surtout à mon petit âge, je devais faire
preuve d’un imaginaire important comme de nombreux enfants. J'ai en effet
pensé que la rencontre fréquente de grosses pierres, que ce soit des
menhirs, des dolmens ou des alignements comme cela arrive souvent dans les
paysages bretons notamment du Morbihan où j'ai beaucoup circulé, a joué sur
cette attirance. Comme mes parents ont bien voulu admettre que cette
attirance était intéressante en soi et devait être entretenue, j'ai été tout
de suite très déterminé et cette détermination n'a d'ailleurs pas changé !
J'ai donc eu un itinéraire absolument rectiligne, ce qui m’a conduit à
pouvoir faire ce que je voulais faire dés le plus jeune âge. J'ai des
souvenirs de collection de fossiles d’invertébrés de 100 ou 150 millions
d'années qui coexistaient avec des pièces de monnaie de 200 ou 300 ans !
Tout cela mêlé parce que le passé était pour moi le passé quel que soit son
âge… Ces souvenirs remontent entre 39 et 41 ans et comme je suis né en 1934,
cela vous donne une idée de ces débuts. Cela a occupé une grande place dans
mes rêves… »
LEXNEWS : « Dés la fin des années 50, vous entrez au CNRS à l’âge plutôt
précoce de 22 ans et votre regard se porte vers le quaternaire et le
tertiaire. Pour quelles raisons ? »
Yves COPPENS :
« Oui, c'est toujours un peu la même chose. J'étais très attiré par l'homme
et la paléontologie humaine ainsi que par la Préhistoire. Il a fallu que je
passe par les études adéquates, à savoir l'étude sur le terrain du
contenant, c'est-à-dire de la géologie et des sédiments, et en même temps,
du contenu qui est en grande partie composée de restes de faune et de
manière moindre de restes de flore ou de restes encore plus réduits de
préhumains et d'outillage. Pour pouvoir aborder l'homme et ses outillages,
il me fallait d'abord maîtriser la géologie, la paléozoologie et la
paléobotanique, avant d'aborder la paléontologie humaine. J'ai ainsi
poursuivi des études à l'université qui couvraient tous ces champs, cela a
eu comme conséquence immédiate de me donner une certaine autonomie sur le
terrain. Je peux en effet me débrouiller tout seul avant que ne viennent les
spécialistes dont je peux avoir besoin. Ces études m'ont conduit à
m'intéresser à l'homme bien évidemment, mais aussi à son environnement. Si
je dis que l'homme m'intéresse avant tout, c'est parce que bien que
confronté à des recherches en paléontologie animale ou en paléontologie
végétale, j'ai gardé un intérêt tout à fait particulier pour la
paléontologie humaine. Finalement, au CNRS, j'ai d'abord, de façon amusante,
dépendu des sciences de l'univers avant de passer aux sciences de l'homme et
de la société. Ma première chaire a été une chaire d'anthropologie au Muséum
et, la deuxième, ici au collège de France, de paléoanthropologie et
Préhistoire. Je suis ainsi bien retombé sur mes pieds en étudiant l'homme
après avoir étudié bien des animaux accompagnant l'homme dans son long
parcours ! »
LEXNEWS : « S'agissait-il des débuts de ces laboratoires de recherche
consacrés à ces disciplines ? »
Yves COPPENS :
« Oui, dans une certaine mesure. J'ai suivi à la Sorbonne, lorsque je suis
passé en thèse, les cours de Jean PIVETOT et il avait écrit à ce moment-là,
c'est-à-dire en 57, un traité de paléontologie humaine. Alors qu'il avait
écrit un traité de paléontologie avec plusieurs auteurs, il avait traité par
contre tout seul de l'homme. Si l'on reprenait ce traité aujourd'hui, il
serait pratiquement à refaire en totalité. Il y a eu en effet un renouveau
probablement dû à un intérêt nouveau pour ces sciences par un public plus
averti grâce à des grandes revues et à des grands scientifiques qui ont
accepté de répondre à leurs attentes. »
LEXNEWS : « 1974 marque évidemment une étape majeure dans votre parcours de
chercheur. La découverte d’Australopithecus Afarensis fera entrer le
prénom Lucy dans notre mémoire collective… »
Yves COPPENS :
« On a oublié, et c'est dommage, que j'avais déjà trouvé Tchadanthrope
en 1961, un fossile fameux à cette époque mais qui a vite été oublié !
J’avais également trouvé un australopithèque, australopithecus
ethiopicus, qui en 1967 était alors le plus ancien. Lucy avait donc
bien été précédée ! Mais ces découvertes ont un petit peu disparu à son
profit. Lucy est en effet arrivée en 1974. Je travaillais déjà dans le sud
de l'Éthiopie depuis 1967, je connaissais donc déjà ce pays et ses fossiles.
Un collègue qui faisait sa thèse de géologie sur le bassin du fleuve lawash
m'a apporté quelques ossements qu'il avait trouvés dans cette région.
J'étais à ce moment-là au Musée de l'homme et j'ai donc déterminé ces
ossements en lui précisant que cela avait -2 millions d'années sinon trois.
J'ai alors pensé que cela serait bien de mettre sur pied une expédition pour
aller voir de plus près ces terrains. Il a trouvé cela intéressant et il a
mis lui-même cette expédition sur pied qui a démarré en 1972. À cette époque
nous étions quatre, deux Américains et deux Français. Un des Américains nous
a quitté. Nous avons alors mené à trois cette première grande opération de
l’Afar entre 1972 et 1977. En 1972 nous avons trouvé beaucoup de restes
d'animaux mais aucun reste d'hominidés. Dés 1973, nous avons fait les
premières découvertes. Nous avons en effet trouvé un morceau de temporal et
une articulation entre un morceau de fémur et un morceau de tibia que
j'avais appelé le genou de Claire ! Et Claire a eu son petit temps de gloire
jusqu'à ce que l'année suivante, évidemment, nous découvrions Lucy. Elle a
bien sûr totalement éclipsé la malheureuse Claire dont nous n'avions que le
genou. Le genou de Lucy est d'ailleurs très comparable à celui de Claire, ce
sont des personnages très proches. Lucy a bien entendu été une découverte
très importante même si cela a pris un peu de temps. Je veux dire par là que
les premiers morceaux ont été trouvés par deux jeunes gens sous notre
autorité. Nous étions tous les trois, Taïeb, Johanson et moi-même
co-directeurs de l'expédition et nous avions convenu de signer tous
ensembles nos découvertes en respectant l'ordre de la découverte. Nous avons
bien réalisé qu'il s'agissait d’hominidés et nous avons apposé un nom de
catalogue AL.288, c'était le numéro du site. À partir de là, nous nous
sommes rendus beaucoup plus nombreux sur ce site, nous avons beaucoup tamisé
et nous avons découvert beaucoup de restes osseux, des centaines ! Nous nous
sommes aperçus que l'humérus droit était tout seul, c'était la même chose
concernant l’humérus gauche et le tibia gauche. Nous nous sommes dits que
plutôt que de parler de restes d'hominidés il fallait plutôt parler de
restes d'un seul hominidé. Cela devenait bien sûr tout de suite plus
important. Nous avons ensuite trouvé le bassin, il s'agissait d'un bassin
très féminin comparé au bassin des humains d'aujourd'hui. Et donc tout cela
est devenu restes d'une hominidé. Et comme le soir nous marquions les
fossiles à l'encre de Chine avec un petit coup de vernis par-dessus, ce qui
n'était pas le travail le plus drôle de la mission, nous écoutions de la
musique et parmi les cassettes que nous avions « Lucy in the sky » est
arrivé au bon moment ! AL288 était ainsi devenue Lucy, ce qui était beaucoup
plus joli… C'est une découverte qui nous a donc enthousiasmé à la longue et
non pas immédiatement. Nous étions bien sûr contents mais c'est surtout au
fil des jours qu'elle a pris de l'importance et est devenue ce petit
personnage qui a fait le tour du monde ! »
LEXNEWS : « Que retenez vous d’essentiel lorsque vous présentez l’apport de
la pensée de Darwin à votre discipline et à l’origine de notre humanité en
général ? »
Yves COPPENS :
« Darwin est venu au bout d'une longue chaîne de chercheurs français comme
Buffon et Lamarck ou anglais comme Wallace. L'idée de base est que les êtres
vivants représentent des filiations c'est-à-dire qu'il y a transformation,
Lamarck appelait cela le transformisme, pour passer dans le long temps d'un
être à l'autre. Il ne s’agissait pas de créations successives de formes
déterminées mais au contraire des successions sous la forme de phylogénie,
c'est-à-dire de généalogie. La généalogie se fait avec des individus et la
phylogénie avec des espèces. C'était bien sûr très important et très
nouveau. Cela voulait dire que tous les êtres vivants de la Terre, qu'ils
soient humains, animaux ou végétaux descendaient tous d'un même grand
ancêtre commun et que cette diversification avait épousé des quantités de
branches variées. Tous les êtres vivants de la Terre depuis 4 milliards
d'années étaient parents ! C'est déjà une première donnée tout à fait
révolutionnaire. Ensuite, l'idée de Darwin pour expliquer le mécanisme de
l'évolution était celle de la sélection naturelle. La transformation des
êtres se fait sous la pression de la transformation de l'environnement, ce
qui est toujours vrai selon moi. Et c'est un fait encore plus important à
rappeler en ce moment où l'environnement nous fait poser des questions. La
où cela ne fonctionne plus c'est lorsque Darwin dit que cette évolution
s'est faite au hasard et au gré de la pression environnementale. Je ne crois
pas que cela soit ainsi. La génétique et la biologie moléculaire ont
confirmé cela en montrant que la transformation par mutation était une
transformation aléatoire et que la sélection naturelle agissait dans un
second temps. Mais lorsque vous travailler sur le terrain, et que vous
constatez que toutes les bêtes soumises à un changement climatique
s'adaptent merveilleusement à ces transformations dans le bon sens, il est
alors difficile de croire que, par hasard, elle aient eu toutes au bon
moment la bonne mutation pour évoluer dans la même direction. Pour rallier
les deux hypothèses, on a imaginé l'idée de mutations aléatoires mais avec
un conservatisme dans la cellule des mutations en question. Dans ce cas de
figure, à l’occasion d'une nécessité adaptative, la cellule pourrait puiser
dans un éventail de mutations et la pression sélective de l'environnement se
ferait de manière tout à fait adéquate. Voilà où j'en suis, Darwin garde
incontestablement sa place, il ne faut pas oublier qu'il il a écrit cela il
y a plus de 150 ans et bien sûr les sciences biologiques ont fait des
progrès depuis.»
LEXNEWS : « souhaitez-vous vous exprimer sur ces mouvements idéologiques qui
remettent en cause le darwinisme ? »
Yves COPPENS :
« Le créationnisme est une croyance, une foi et il n'y a pas de débat
possible entre la science qui est le doute par excellence, l'humilité et la
mise à l'épreuve critique des interprétations de ses données et le
créationnisme qui impose une vue. Nous n'avons ainsi aucune discussion
possible. Bien sûr, ces mouvements essayent de faire passer leurs messages
sous couvert de raisonnement scientifique. Cela étant dit, je ne suis pas un
missionnaire. Je raconte ce que j'ai vu et ce que je crois, je raconte
également la manière de pouvoir interpréter ce que j'ai trouvé et ce qu'ont
trouvé mes collègues, si l'on est un enthousiaste comme je le suis, c'est
bien ! Si l'on me suit dans mes conclusions, c'est également bien ! Et si
l'on ne me suit pas du tout cela m'est égal ! Certaines personnes autour de
moi s'inquiètent beaucoup de cela, mais pourquoi s'inquiéter après tout, ces
personnes ont le droit de croire à autre chose... Mon père était physicien
et il me disait : « L'ennui dans ton métier c’est que tu n'as pas la notion
de temps en laboratoire et donc tu ne peux pas expérimenter et voir si
l'évolution a vraiment fonctionné ainsi. », ce qui est vrai. Mais, j'avais
une réponse : les fossiles sont au rendez-vous ! À partir du moment où vous
dessinez des arbres phylétiques et que vous dites que les choses se sont
faites dans le sens de telle ou telle filiation ou de telles phylogénie ou
transformation, vous allez ensuite sur le terrain et ce qui est annoncé est
trouvé. Les fossiles sont là où on les attend ce qui est tout de même mieux
qu'un début de démonstration. Nous n'avons jamais trouvé d'hommes à moins de
3 millions d'années, ni de préhumains à moins de 15 millions d'années ni de
mammifères antérieurs à 200 millions d'années et d'invertébrés antérieurs à
700-800 millions d'années, pas plus que de vie antérieure à 4 milliards
d'années ! Cela a forcément un sens. ».
LEXNEWS : « Vous avez récemment abandonné votre théorie de « l’ East
Side Story », pouvez vous nous expliquer pour quelles raisons et comment
un chercheur de votre qualité rebondit dans cette situation quant à ses
travaux en cours ? »
Yves COPPENS :
« J'avais proposé cette hypothèse en 1982, de manière abrupte d'ailleurs. Je
me trouvais dans un colloque que j'avais organisé à Rome. Il y avait là à la
fois des paléontologues et des biologistes moléculaires. Nous participions à
ce colloque avec l'idée que l'origine de l'homme était tropicale, ce qui est
toujours vrai, et qu'elle était largement afro-asiatique, donc répartis sur
les tropiques à la fois de l'Asie et de l'Afrique et avec l'idée que les
premiers préhumains avaient autour de 15 millions d'années. Les
molécularistes étaient arrivés avec cette idée que la division des grands
singes et des hommes ne remontait pas à plus de 3 millions d'années,
certains parlaient même d'1.5 million d'années, et soutenaient que c'était
uniquement sur le territoire africain qu'il fallait rechercher cette
origine. Après huit jours de débats très sérieux, nous sommes sortis avec un
compromis, que j'avais nommé le « compromis préhistorique », selon lequel
les hominidés étaient bien nés en Afrique et en Afrique seulement, qu'ils
s'étaient séparés des grands singes africains à ce moment-là, que l'histoire
asiatique avec les Ramapithèques, les
Sivapithèques et Orangs-outangs était une autre histoire qui ne nous
concernait pas d'une certaine manière. Il fallait alors chercher aux
alentours de 7 à 8 millions d'années. Lors d'une des soirées de ce colloque
devant une carte de l'ancien monde, je me suis dit c'est évident : on ne
peut plus réfléchir qu’en terme d'Afrique. Toutes les découvertes de
préhumains ont été faites depuis les années 60 au Kenya, en Éthiopie, en
Tanzanie. Tous les grands singes africains, gorilles ou chimpanzés
apparaissent dans cette forêt qui est autour du golfe de Guinée et il se
trouve justement qu'entre les deux territoires, il y a une ligne de fracture
idéale, qui s'appelle la Rift Valley, et qui est jalonnée de lacs comme un
grand pointillé, et surtout cette ligne est surplombée par une ligne de
crête sur au moins 700 km avec des hauteurs de 1500 à 5000 mètres. Regardant
cela d'un peu plus près, j'ai vu que les géologues qui ne s'occupaient pas
du tout de paléontologie humaine disaient que cette surrection de montagnes,
cette orogenèse, était apparue autour de 8 millions d'années, ce qui faisait
beaucoup de coïncidence !
Cela donnait ainsi un ancêtre commun qui se
trouvait partout dans la forêt, aussi bien à l'Est qu'à l'Ouest, et qui à 8
millions d'années se trouvait séparé malgré lui par cette rift et subissait
ainsi les effets de cette cassure. D'un côté, il était vers l'ouest dans la
forêt qui demeurait et à l'est il se trouvait dans la forêt qui se
dégradait. Cela tombait bien puisque nous retrouvions à l'Ouest les
chimpanzés, les bonobos et les gorilles et vers l'est nous trouvions les
hominidés sans aucun reste de pré-chimpanzés ou de pré-gorilles. Nous avions
là une véritable division de l'histoire que j'avais appelée la ligne de
séparation des os ! De façon plus sérieuse, je trouvais très jolie
l'expression East Side Story, d’autant plus que je devais enseigner à
New York, ce que j'ai fait l'année suivante ! C'était une manière simple
d'expliquer quelque chose qui était un peu plus compliqué. J'ai proposé
cette hypothèse dès ce colloque et c'était une présentation qui a séduit
d'ailleurs mes collègues à ce moment-là. Il y a eu en effet peu de
résistance par ce que cela paraissait évident. J'en étais là lorsque Michel
BRUNET est parti au Tchad, sur mes pas d'ailleurs, j'avais travaillé au
Tchad entre 1960 et 1966. Il est parti sur les sites sur lesquels j'avais
travaillé. J'avais à l'époque trouvé un fossile humain qui n'était pas très
ancien, un petit million d'années, tandis que lui a trouvé d'abord Abel, 3,5
millions d’années en 1994, il m'a d'ailleurs gentiment associé à la
description de ce fossile, un australopithèque et un autre préhumain qui a
au moins 7 millions d'années, à savoir Toumaï, sahelanthropus
tchadensis. Avec des préhumains, anciens et même les plus anciens au
centre de l'Afrique, la division Est/Ouest ne pouvait plus convenir à elle
seule et c’est en effet pour ses raisons que j’ai abandonné cette idée. En
fait cela n'est pas tout à fait vrai car la Rift Valley est une réalité, la
montée de cette muraille à partir de 8 millions d'années est également une
réalité, la division des grands singes africains et des préhumains à 8
millions d'années en est une autre, ce qui fait tout de même beaucoup de
choses qui restent en place. Avec Michel Brunet, nous avons commencé à
regarder les différents mammifères pour voir qui passaient la Rift et quand
car finalement cette rift a pu fonctionner comme une muraille, comme un
filtre ou comme une passoire selon les endroits, les groupes géologiques et
les époques ! Cette surélévation s'est probablement faite sur quelques
centaines de milliers d'années voir plus pour certains endroits. Cela est
assez rapide à l'échelle géologique. Nous constatons des environnements
forestiers à l'est et à partir de 8 millions d'années, nous avons une
xérification, c'est-à-dire un assèchement de l'ensemble de l'Afrique de
l'Est à la suite de l'élévation de cette muraille. Je pense qu'il y a encore
quelque chose à en sortir à l'avenir. Nous avons par exemple étudié les
cochons. Ces derniers ont l'air de passer sans problème par cette muraille.
Les anthracothères, des bêtes un peu particulières qui ne sont pas éloignées
des hippopotames actuels, ne sont qu'à l'Ouest. Vous voyez que la Rift est
un filtre plus compliqué que je ne l'avais envisagé initialement. »
LEXNEWS : « Que pensez-vous de l’Homo floresiensis, l'homme de
Flores, qui a provoqué un certain débat du fait de sa petite taille 1,06
mètre ? »
Yves COPPENS :
« Je trouve en fait très triste qu'il y ait un débat. Pour des personnes qui
ont fait de la paléontologie générale comme c'est mon cas, cela ne fait pas
de doute même si je ne devrais pas dire cela car cela ne fait pas
scientifique ! Depuis toujours, c'est-à-dire depuis des centaines d'années,
nous savons que certains groupes de vertébrés, et notamment mammifères,
réduisent leur taille quand ils deviennent insulaires. C'est le cas des
probocidiens, c'est-à-dire des éléphants, c'est le cas des hippopotamidés,
des bovidés, de certains édentés et de certains primates. Ceci a été
abondamment vérifié, partout, aussi bien dans les Antilles que dans les îles
de la Méditerranée, en Philippine ou dans les îles japonaises. Cela n’a posé
d'ailleurs de problème à personne : on dit que c’est hormonal, même si l'on
ne connaît pas bien le processus qui aboutit à cet réduction de taille. Mais
cette réduction est bien sûr due à la réduction de la surface alimentaire
des îles, cela va de soi, à l'appauvrissement de l'écosystème et à la
décroissance du nombre de prédateurs. Tous ces paramètres ont fait que, à
l'image des éléphants en Méditerranée ou des stégodontes en Indonésie, ces
animaux se sont retrouvés avec des tailles inférieures au mètre alors même
qu'ils atteignaient 4 à 5 mètres au garrot sur le continent. Il n'y a jamais
eu de contradiction sur ce fait et tout allait très bien jusqu'à ce que l'on
trouve un bonhomme qui a subi le même poids de l'environnement, c'est
vraiment un déterminisme environnemental par excellence et tout d'un coup
cela fait problème ! Je vais vous dire : lorsque l'on a trouvé le premier
Neandertal, on a dit que c'était un cas pathologique, puis on en a trouvé un
second et l'on a dit qu'il était aussi malade et ainsi de suite jusqu'à ce
que l'on admette qu'il y avait bien une forme particulière de l'humanité.
De la
même manière, lorsque l'on a trouvé
l'homme de
Pékin, il a été admis parce que c'était dans les années 20 et qu'il y
avait déjà eu quelque progrès à ce moment-là mais lorsque l'on a trouvé des
pierres à ses côtés il a alors été dit si l'homme de Pékin est bien un
fossile, il est incapable de faire ces outils et il y a forcément un homme
moderne qui a fait cela à côté ! Dans le cas que vous évoquez, il se passe
exactement la même chose. On a d'abord dit que c'était un cas pathologique
et ensuite on en a trouvé plusieurs autres (9 à l’heure actuelle). Il n'y a
qu'un crâne malheureusement, mais il y a des restes de neuf individus et
l'on a trouvé d'autre part des pierres taillées que l'on ne veut pas lui
attribuer, de même que le feu qui était à ses côtés et que l'on a attribué à
des hommes plus modernes et certainement beaux... Cela me paraît une redite
de l'histoire des sciences dans lesquelles on s'était pourtant fourvoyé.
Nous pensions que tout cela était du passé et pas du tout ! Nous sommes de
nouveau dans le bourbier… Mon opinion, pour le moment, est que l'homme de
Flores, que l'on nomme floresiensis, est un Homoerectus
arrivé de Java et qui a réduit sa taille comme le petit stégodonte qui
l'accompagne pour des raisons de pressions environnementales et c'est bel et
bien lui qui a fait le feu ainsi que son outillage. C'est donc ainsi une
réduction, si je puis dire, de l'Homoerectus dans un
environnement isolé tout à fait particulier. »
Homo erectus (homme de Pékin) - Australopithèque boisei
Tanzanie
LEXNEWS : « Quelle datation peut-on retenir ? »
Yves COPPENS :
« En fait, les premiers outils de Flores remontent à 800 000 ans donc il a
pu passer de Java à Flores à ce moment là, et le petit personnage découvert
n'aurait que 15 à 18 000 ans, ce qui veut dire qu'il est très près de nous
et bien sûr cela aussi nous trouble beaucoup. Cela veut dire qu'une humanité
bien différente née de l'Homo erectus a coexisté ici avec l'Homo
sapiens pendant des millénaires sans que l'un prenne connaissance de
l'autre et réciproquement. Et quand l’Homo sapiens est passé sur
l'île, il a provoqué l'extinction de l'homme de Flores comme il l'avait fait
pour Neandertal. Je pense que l'on a beaucoup de peine à admettre des hommes
fossiles qui ne soient pas « beaux ». C’est là une vieille réticence. Le
fait de prendre conscience qu'un homme si proche de nous ait pu subir
lui-même l'influence de l'environnement alors que notre monde moderne se
pense conquérant de l'environnement, là aussi, cela gêne considérablement.
C'est plus psychologique et philosophique que scientifique. Si c'était un
papillon ou un autre mammifère, cela n'aurait pas les mêmes incidences.»
LEXNEWS : « Quels enseignements nous apportent l’analyse du squelette très
complet de Selam, un fossile appartenant à l’espèce Australopithecus
afarensis, dans le nord-est de l’Ethiopie, juste en face du site que
vous connaissez si bien de Lucy ? »
Yves COPPENS :
« Je vais ici me vanter ! C'est une découverte agréable parce que on ne l'a
pas cherché et qu’il a été trouvé ! Je tiens tout d'abord à préciser, parce
que cela m'importe, que Zeresenay Alemseged
est un jeune Éthiopien qui a fait sa thèse avec moi, il l'a passée en 1998
et des 1999 il obtenait un permis de son pays pour aller travailler de
l'autre côté du fleuve Awash, donc de l'autre côté du site de Lucy, et il a
trouvé ce petit personnage. C'est en effet un Australopithecus afarensis,
de la même espèce que Lucy, de 3-4 ans apparemment, peut-être de sexe
féminin. Cette découverte est intéressante parce que ce petit, malgré son
âge, montre à la fois que le corps est redressé, que la bipédie est bien
présente mais que l'arboricolisme est également bien présent. La bipédie est
révélée par les membres inférieurs et l'arboricolisme par les membres
supérieurs. Cela venait conforter ce que nous avions proposé dès la fin des
années 70 et qui donnait lieu à des débats assez violents. C'est d'ailleurs
grâce à des jeunes femmes qui étaient en thèse dans mon labo et qui ont bien
perçu tout de suite l'anatomie de Lucy et ce qu'elle signifiait en termes
fonctionnels. Nous avons avec Selam un squelette assez complet. Certains
éléments sont acquis mais n'ont pas encore été préparés parce qu'il s'agit
d'os très fragiles. Je salue d'ailleurs la patience d’Alemsegedqui a trouvé les premiers éléments en 2000 et n'a publié qu'en 2006
! »
LEXNEWS : « Les néophytes que nous sommes s’interrogent souvent sur
l’immense travail qui vous occupe non seulement dans la recherche et les
fouilles des préhominidés, mais également dans le travail non moins
considérable de traitement et d’analyses de vos découvertes. Pouvez vous
nous indiquer la journée « typique » d’une fouille sur le terrain et une
journée traditionnelle de recherches en laboratoire sur les échantillons
rapportés ? »
Yves COPPENS :
« Oui, bien sûr ! Sur le terrain, la recherche est d'abord une recherche de
prospection. Cette prospection peut être géologique c'est-à-dire trouver des
terrains sédimentaires adéquats. Elle peut être faite d'avion, car les
bassins sédimentaires se lisent bien en altitude et leurs âges apparaissent
grâce aux degrés d'érosion. Nous pouvons donc du ciel avoir une première
approche. Ensuite, au sol, la recherche passe par la compréhension de la
structure du bassin sédimentaire. Les couches peuvent en effet se superposer
simplement mais vous pouvez aussi avoir un bassin dans lequel les couches,
initialement superposées, ont pu subir des mouvements tectoniques variés.
Vous pouvez même avoir des charriages : le dépôt le plus récent peut se
trouver en dessous ! Il s'agit donc de comprendre la stratigraphie avant de
recueillir ce que ces couches contiennent. Si nous recueillons en effet les
objets sans les dater, nos sciences étant historiques, nous n'avons plus
l'ordre des événements et nous racontons n'importe quelle histoire. C'est
ici bien sûr que nous voyions que la géologie que nous évoquions tout à
l'heure est fondamentale. Ensuite, lorsque les terrains ont été identifiés,
lorsque nous savons dans quelle couche nous nous trouvons et que la carte
géologique a été établie, nous pouvons passer à la prospection des fossiles
ou à la fouille. Nous pouvons alors prospecter en fonction du repérage des
niveaux ou bien nous fouillons en établissant des coordonnées qui
permettront de repérer tout objet dans l'espace. Dans ce dernier cas, nous
pouvons faire de la taphonomie, c'est-à-dire l'étude des objets répartis de
manière naturelle (pluie, vents, courants des rivières,…) ou bien de
l'archéologie c'est-à-dire la répartition des objets faite de manière
culturelle. La fouille doit bien sûr être extrêmement précise car toutes les
informations qu'elle donne sont très précieuses. Lorsque vous démontez un
sol, c'est-à-dire lorsque vous l’avez bien étudié, que vous avez tout repéré
dans les trois dimensions et que vous commencez à enlever les objets pour
les emporter vous détruisez forcément quelque chose… Même si vous agissez de
manière très précise, il y a forcément des choses qui vous ont échappés d'où
l'importance d'être bien conscient de cela. »
LEXNEWS : « C'est très certainement ce qui nous distingue de l'archéologie
ancienne… »
Yves COPPENS :
« Absolument ! C'est la raison pour laquelle lorsque nous trouvons un
atelier, nous faisons des remontages, c'est-à-dire que nous recherchons les
éclats en fonction de leurs contacts avec la pièce d'aboutissement de cette
taille. Et lorsque nous les retrouvons, nous passons du dernier éclat,
c'est-à-dire du dernier coup donné au silex puis à l'avant-dernier éclat, et
ainsi de suite… Et parfois, c'est après 50 ou 60 contacts que nous arrivons
à reconstituer le caillou d'origine ! Une fois que nous possédons une telle
chose, c'est évidemment une information précieuse car nous pouvons repartir
dans l'autre sens et savoir où l'homme a donné le premier coup de percuteur
et ainsi de suite pour pouvoir déterminer le geste et savoir également ce
qui était prédéterminé dans sa tête ou a été opportuniste en fonction de ce
qui était cassé. C'est tout de même étonnant ! Nous arrivons à une sorte de
« paleopsychologie » en se mettant à la place du tailleur et en
s'interrogeant face au caillou pour retrouver la succession des gestes et
des intentions…
Nous
avons trouvé comme cela sur la Côte d'Azur, une zone qui était couverte de
petits coquillages dans un campement… Si nous avions ramassé ces petits
coquillages en tant que tel nous les aurions jetés. Puis un jour, en se
promenant sur la plage, nous avons vu les mêmes petits gastéropodes liés à
des algues. Nous nous sommes alors dit : c'est peut-être cela, il s'agissait
peut-être d'emplacements d'algues dont il ne restait que les petits
coquillages. En fait, au lieu d'être une zone de petits coquillages, il
s'agissait d'une zone de litières avec un matelas d'algues dont il ne
restait que les petites coquilles ! Et lorsque nous avons poursuivi la
fouille, nous avons trouvé des griffes de loup. Et ces griffes de loup
étaient toutes à l'extérieur de la zone de coquillages. La conclusion a été
la suivante : nous étions face à une litière où dormaient des individus en
son centre… il y a 80 000 ans tout de même ! Et ces personnes, pour
s'abriter du froid, se couvraient de peau de loup dont il plaçait les pattes
à l'extérieur parce qu'évidemment cela grattait… Nous avions ainsi
reconstitué un peu le lit de l'homme de pre-Néanderthal alors que nous
aurions très bien pu passer à côté de tout cela ! André LEROI-GOURHAN, qui
était mon grand prédécesseur ici au collège de France, parlait aussi de
traces fugaces, c'est-à-dire des traces que l'on voit mais qui, à peine
aperçues, se trouvent aussi détruites. Il faut d'ailleurs voir le film de
Fellini « Roma », qui montre bien la découverte dans le sous-sol de Rome de
fresques anciennes qui s'effacent au fur et à mesure de leur mise à jour.
C'est vraiment terrible pour un archéologue ! Un véritable cauchemar... J'ai
rencontré un jour Fellini à Rome et je lui avais raconté mon effroi quant à
cette scène. Elle mettait ainsi en avant le côté éphémère de la beauté et sa
disparition.
Le
travail sur le terrain se poursuit sous la tente-laboratoire par le
dégagement des fossiles, leur analyse sommaire, leur classement, leur
détermination. Il est déjà possible de faire un certain nombre de travaux.
J'ai été sur le terrain avec mon vieux patron, Camille Arambourg, qui avait
82 ans lorsqu'il est venu avec moi en Éthiopie, ce qui est extraordinaire
lorsque l’on connaît les conditions pénibles de travail sur site. Arambourg
et moi-même avions trouvé une mâchoire inférieure d'hominidé. Nous l'avons
étudiée sur place et nous avons fait un pli cacheté. Je dois vous expliquer
qu'un pli cacheté est une curieuse habitude de l'Académie des Sciences qui
consiste à recevoir les découvertes des découvreurs et de les cacheter, dans
la mesure où ils ne veulent pas les faire connaître tout de suite. Et ces
plis sont ouverts 100 ans après ! Il y a donc une commission d'académiciens
qui est chargée d'ouvrir les petits cachetés datés d’un siècle. Et comme
nous avons du retard, il nous reste des plis de plus de 150 ans… Et
d'ailleurs, lors d'une émission télévisée, j'évoquais cette pratique et le
fameux pli de 1967, lorsque la dame chargée de la gestion de ces plis le
ressortit en direct bien rangé dans les rayonnages, en attendant d'être
ouvert en 2067 !
Après ce
travail sur le terrain, il y a bien entendu le travail de laboratoire. En
laboratoire, un os s'étudie de manière comparée, d'où la présence de tous
ces « messieurs » que vous voyez dans ce bureau ! (Yves Coppens pointe
alors du doigt tous les crânes qui l’entourent dans son bureau du Collège de
France - ndlr) Depuis Cuvier, nous faisons de l'anatomie comparée,
c'est-à-dire que, par exemple, je trouve ce bout d’humérus, nous le
regardons tous les deux, on étale dans une salle plus grande que celle-ci
tous les humérus de tous les vertébrés qui existent ou ont existé. Et nous
allons d'humérus en humérus vers le plus ressemblant. La plupart sont alors
éliminés, et nous trouvons l'équivalent ou parfois quelque chose de voisin.
Ce travail d'anatomie comparée laisse une grande part à l'observation et
reste encore notre travail de base aujourd'hui.
Par la
suite, nous étudions les « trous » et les « bosses » parce que ces éléments
ont des liens avec la musculature. Si vous prenez ce crâne, qui a des
prémolaires et des molaires énormes, l'ouverture zygomatique est beaucoup
plus importante car il y a une mâchoire très puissante à faire fonctionner.
Tout le modelé de l'os est une information pour nous sur la musculature bien
sûr, mais également sur le comportement, mais aussi l'alimentation. Et après
avoir fait cela, et beaucoup d'autres choses, nous faisons des radiographies
qui aujourd'hui sont des tomodensitographies, c'est-à-dire des
scanographies, pour aborder l'étude de l'intérieur de l'os. Aujourd'hui,
l'imagerie est tellement superbe que l'on accède à l'intérieur d'une boîte
crânienne sans y aller. Nous pouvons ainsi voir le détail de tout ce qui est
imprimé à l'intérieur de la boîte, à la fois l'encéphale et ses différentes
circonvolutions et aussi une partie de l'irrigation qui s'inscrit sur la
face interne de la boite crânienne, laquelle irrigation est liée à une
demande accrue en oxygène donc une activité plus grande du cerveau en
question. Il y a donc toute une étude de cet ordre. Nous pouvons même aller
plus loin en faisant de l'analyse chimique de l'os, voire de l'analyse
moléculaire… Certains isotopes du carbone ou certains isotopes de l'azote
sont caractéristiques de l'alimentation. Nous avons ainsi par cette analyse
l'alimentation majoritaire de ces personnages. Nous pratiquons d'ailleurs
une comparaison avec les mêmes isotopes de la faune associée. Nous avons
appris par exemple que Neandertal aimait beaucoup la viande et que certains
d'entre eux d'ailleurs préféraient les steaks de bison aux steaks de rennes
! »
LEXNEWS : « Le rôle de la génétique semble en effet essentiel dans votre
discipline aujourd'hui. On vient en effet de comparer le patrimoine
génétique d’Homo sapiens et de Neandertal »
Yves COPPENS :
« Oui, nous progressons en effet beaucoup dans ce domaine. Les premières
études d'ADN de Cro-Magnon doivent remonter à une petite vingtaine d'années.
Celles de l'ADN de Neandertal datent de 1997. Cela a été fait en Allemagne
et on a retrouvé des brins d'ADN, puisque l'ADN est fragile. Nous n'avons
jamais la double hélice au complet. Nous avons cependant suffisamment de
brins pour avoir assez de paires de base et pouvoir les comparer. Cela a été
bien sûr très précieux dans la comparaison que vous évoquiez entre
Neandertal et Homo sapiens. Pour le moment, nous sommes un peu handicapés
pour la suite : nous sommes passés des hommes modernes, les Cro-Magnon de
20 000 ans à Neandertal de 50 à 100 000 ans, mais pour les formes les plus
anciennes nous avons beaucoup de mal à retrouver ces brins d'ADN qui sont la
plupart du temps détruits. La paléogénétique est naissante, brillante et
très importante pour nous. Nous nous cassons en effet la tête pendant des
dizaines d'années à reconstituer nos arbres généalogiques…Si la génétique
venait à notre secours, nous aurions la réponse magique, cela serait
formidable ! Vous vous rendez compte : savoir si Lucy est ancêtre de l'homme
ou non ! Même si je pense qu'elle ne l'est pas, c'est toujours bien de le
confirmer... Savoir quel pré- humain est à l'origine de l'homme reste un
problème entier : Est-ce Toumaï ou Orrorin, où les deux successivement, ou
bien s’agit-il du Kenyanthrope, pour le moment il n'y a pas de certitude.
C'est donc une très belle science née dans notre voisinage et nos
disciplines ont fait beaucoup de progrès grâce aux alliances avec la
biologie moléculaire, la physique, la chimie,… Nous essayons de tirer de nos
os le maximum d’informations possibles et je suis persuadé qu'il reste
encore dans ces os une mémoire extraordinaire que nous n'avons pas encore
envisagée ou pu percevoir. L'affinement des méthodes actuelles ainsi que la
découverte de nouvelles méthodes nous apprendront certainement beaucoup
d'autres choses. Lorsque je vois un fossile apparaître, j'ai toujours
l'impression qu'il m'arrive du Temps et est chargé de toute cette
information du Temps ! »
LEXNEWS : « C'est un livre qui vous appartient de déchiffrer ? »
Yves COPPENS :
« Oui, c'est cela dans la mesure où je peux le déchiffrer. Je vois bien ce
qui se passait il y a 50 ans et notre lecture de l’époque, et ce que nous
pouvons lire aujourd'hui grâce à l'imagerie, l’informatique, les
synchrotrons, c'est véritablement magique ! »
LEXNEWS : « Vous avez largement contribué à diffuser auprès des médias une
information accessible au grand public de vos recherches. Quels avantages et
quelles limites percevez vous quant à cette démarche ? »
Yves COPPENS :
« Je suis un scientifique. Et je ne suis que scientifique, c'est à dire que
je n'ai jamais eu de stratégie médiatique et de diffusion. Je n'y pensais
d'ailleurs pas du tout à l'époque. Lorsque l'on trouve des fossiles humains,
les médias se précipitent sur vous et à ce moment-là vous êtes disponible
pour répondre au pas. Et en ce qui me concerne, j'ai été disponible tout de
suite. Cela m'a plus. Je me suis dit deux choses : d'une part que c'était
mon devoir de chercheur et d'autre part que cela me plaisait bien. »
LEXNEWS : « Il y a certainement un souci pédagogique également ? »
Yves COPPENS :
« Oui ! Sûrement. J'aime bien les gens et donc j'aime beaucoup enseigner.
Mon fils est en sixième, il vient donc juste d'entrer dans un nouvel
établissement et j'ai déjà fait un exposé de deux heures pour les sixièmes
et d'autres pour les classes supérieures. C'est très enthousiasmant, il
suffit d'y croire et d'en faire sa passion. Je n'étais, bien sûr, pas
préparé à cela. J'ai pratiqué quasiment tous les sports de l'information
depuis le cours, la conférence, les expositions jusqu'aux émissions de
radio, TV ou la presse comme la votre. J'ai même été consulté par la
timbre-poste afin de faire des timbres de fossiles ! Mais j'ai toujours
souhaité conserver également une part de mes activités dans la recherche.
Mon emploi du temps était fait de trois tiers, pour ne pas dire quatre tiers
! Le premier tiers, c'est la recherche sur l'objet ou sur le terrain. Je
continue à aller en Chine, en Sibérie et en Patagonie dans quelques jours.
Le deuxième tiers est consacré à la formation des chercheurs, je dois en
être approximativement à 200 thèses soutenues... Le troisième tiers est
réservé à la diffusion de l’information. J'inclus dans la diffusion aussi
bien les cours au Collège de France que les exposés dont je vous parlais au
lycée, ainsi que la rencontre des publics quels qu'ils soient.
À partir
du moment où vous ne vous adressez pas à vos pairs, vous vulgarisez. La
simplification est plus ou moins avancée : votre public n'est pas forcément
dans votre domaine et j'ai donc toujours fait de l'information. Et bien sûr,
il y a eu un grand coup de culot avec les films ! Il s'agit des films
« L'Odyssée de l’Espèce » et le dernier : « Le sacre de l'homme » qui décrit
les 10 derniers milliers d'années de l'élevage, de l'agriculture, des
métaux, des alliages, des monnaies, de l’écriture, etc.
Il y a
eu un pas de franchi avec le film, un pas que j'ai franchi bien volontiers
et que j'assume, même si je n'étais pas parti pour cela. Je voulais faire
depuis longtemps un film très documentaire. Voir à travers le monde entier
tous les grands sites et raconter l'histoire de l'homme de manière un peu
classique. J'ai alors passé une quinzaine de pages que j'avais préparées à
un producteur. France 3 a été intéressée et à partir de là, tout a été
transformé. France 3 voulait bien sûr de l'audience, et cette audience ne
s'acquiert pas avec une simplification banale. Il fallait une simplification
extrême. Il fallait donc des « Préhistoriques sur pied » ce que j'ai proposé
moi-même d'ailleurs. La première partie de soirée était ainsi visée, ce qui
était courageux ! Je n'aurais pas osé moi-même... Le succès a été étonnant :
près de 9 millions de personnes, autant que la coupe du monde de foot de
1998 ! Il est vrai que des limites sont atteintes et dépassées dans ce genre
d’exercice. On ne peut faire état, en tant que scientifique, que de ce dont
on a eu la preuve, au-delà de cela, c'est de l'imagination. Pour faire vivre
des préhistoriques devant une caméra, il y a forcément beaucoup
d'imagination et beaucoup d'imagination, cela fait forcément grincer des
dents dans les chaumières des collègues. Cela n'a pas forcément plu à la
communauté scientifique, ce que je peux comprendre. Au bout de l'histoire,
je me rends compte tout de même que cette audace est payante en ce sens que
partout où je vais les retours que j'ai sont extraordinaires. Quelles que
soient les classes d'âge, quels que soient les milieux sociaux, le fait que
ces préhistoriques aient eu des sentiments, des passions, des tristesses,
des joies, des comportements identiques aux leurs, les a rapproché
considérablement de leur monde. De très nombreuses personnes n'avaient
aucune idée de cette évolution de l'homme et ne savaient pas qu'il avait pu
changer de tête en quelques centaines de milliers d'années. Cela a
considérablement élargi le public pour cette discipline ainsi que la
connaissance de ces personnes. Je pense donc qu'à terme c’est bénéfique même
si je reconnais que j'ai pu avoir moi-même des transpirations et des
frissons en voyant parfois certains morceaux de la réalisation parce que
c'était exagéré, extrapolé et que l'on n’en savait pas le quart… Il m'a
fallu du courage ainsi que le talent du réalisateur Jacques Malaterre pour
réaliser cette tâche. ».
LEXNEWS : « Il y a une vision artistique confrontée à une réalité
scientifique, et l’alchimie du film qui en ressort. »
Yves COPPENS :
« Oui, absolument. J'avais donné les éléments scientifiques au réalisateur
qui en a tenu compte. Il est ainsi parti avec la science « dans les bras »,
et je lui avais dit au-delà de cela tu t'envoles, je ne contrôlerai que les
anachronismes. J'ai fait pareil avec Pierre Pelot qui est un romancier, qui
voulait vraiment plonger dans la Préhistoire. Il recherchait quelqu'un qui
soit en Afrique orientale, il y a 1,7 millions d'années. Il s'installait et
pendant deux ou trois heures je lui racontai ce que la science croyait
pouvoir savoir. Et à partir de ces données, il réalisait son roman que je
relisais. Je m'amusais à dire que lorsqu'il mettait des lunettes à Lucy, je
les enlevais ! Il est vrai que cela se limitait à cela... Je crois que c'est
le rôle de la collaboration d'un scientifique qui est là comme un
conseiller, c'est tout, et un réalisateur qui est un artiste. Il ne faut pas
non plus lui barrer la route et le brider en permanence. C'est la raison
pour laquelle j'ai la plupart du temps refusé d'aller sur le terrain du
tournage.
LEXNEWS : « Où se porte votre regard aujourd’hui ? »
Yves COPPENS :
« J'ai plusieurs livres en cours dont un qui reprend les cours que j'ai
faits ici au Collège de France. Je vais également réunir en un livre les
chroniques que je fais pour France Info depuis quatre ans. Je suis en train
d'écrire une demi-douzaine de grandes problématiques archéologiques que j'ai
vécues de manière autobiographique. C'est d'ailleurs très amusant de
revenir en arrière et de voir ces bilans avec une perspective, d'autant plus
que d'autres ont quelquefois repris le sujet et l'ont complété, enrichi. »
LEXNEWS : « Yves COPPENS, merci une fois de plus pour votre générosité et le
talent avec lequel vous faites de la science une formidable aventure digne
des plus belles épopées ! »
Michel BRUNET est professeur à l'Université de Poitiers, où
il dirige le Laboratoire de géobiologie, biochronologie, paléontologie
humaine (UMR CNRS 6046). Il est également directeur de la Mission
Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT) qui regroupe soixante
chercheurs de dix nationalités différentes et conduit un programme
international de recherches sur l'origine et l'environnement des premiers
hominidés. Dans ses recherches, il collabore activement, entre autres, avec
le professeur David Pilbeam, de l'Université de Harvard à Cambridge, et le
professeur Tim White, de l'Université de Californie à Berkeley.
L'équipe du MPFT en pleine fouille dans le désert du Djurab
au Tchad
LEXNEWS
a eu le grand plaisir d’interviewer le fameux paléoanthropologuefrançais, découvreur d’Abel et de
Toumaï, et grâce à qui l’échelle chronologique de notre humanité a pu
remonter jusqu’à 7 millions d’années, une durée très courte si l’on pense à
l’échelle de l’univers, mais bien vertigineuse au regard de celle de notre
vie… Remontons le temps avec ce scientifique passionnant qui n’hésite pas à
rappeler que, indépendamment des distinctions de couleur de peau, l’origine
de l’homme démontre que nous sommes tous sœurs et frères, sans arrières
pensées idéologiques !
LEXNEWS : « Vous avez découvert et travaillé sur les témoignages les plus
anciens des origines de l’homme, quelle passion peut vous animer lorsque
votre regard se porte sur ces restes, souvent fragmentaires de l’aube de
l’humanité ? »
Michel BRUNET : « Je
vis un véritable métier de passion et pour moi ces choses se développent
assez naturellement. Je pense que la recherche est sûrement un métier
passion, et j'essaye de faire le moins mal possible mon travail de
chercheur. La paléontologie en général, et la paléontologie humaine en
particulier, appartiennent aux sciences de la nature. Ces sciences
naturelles sont dites d'observation et cette observation est basée sur les
fossiles et le contexte dans lesquelles on les trouve, c'est-à-dire le
terrain. Notre premier travail est ainsi d'aller sur le terrain. Si vous ne
faites pas cette démarche, vous amputez une partie de ce travail. Un certain
nombre de paléoanthropologues ne vont pas sur les sites. Ils n'auront ainsi
jamais trouvé un seul fossile de leur vie ! Je pense que c'est dommage parce
qu'ils se privent des joies de la découverte d'un nouveau spécimen. De plus,
je pense qu’il est indispensable d'avoir une idée précise du fossile et de
son contexte. Si nous parlons de notre histoire, de l'histoire de la famille
humaine, cette histoire est très liée à notre environnement. Nous sommes
certainement nés un jour pour cause d'environnement et peut-être bien qu'un
jour nous pourrions disparaître pour ces mêmes causes d'environnement ! Il y
a une sorte de dualité entre notre histoire et l'environnement. Les deux
sont intimement liés. Je ne pense pas qu'il soit bon de les séparer.
Récemment dans mon unité, j'ai eu un jeune qui a soutenu une thèse de
modélisation climatique en collaboration avec le CEA et le Laboratoire des
sciences du climat. Dès le départ, j'ai accepté cette collaboration à une
condition : qu'ils viennent aussi sur le terrain. C'est véritablement
indispensable. Il y a à l'heure actuelle, dans certaines écoles, des
paléoanthropologues que j'ai l'habitude de nommer des « armchair »paléoanthropologues,
c'est-à-dire des paléoanthropologues de salon ! Ils restent en effet dans un
fauteuil dans leurs bureaux, et attendent qu'on leur apporte des fossiles.
Aussi brillants soient-ils, ils se privent du contexte dans lequel ces
fossiles ont été trouvés. Cela a une très grande importance en raison de
l'extrême interdépendance entre notre histoire et notre environnement comme
je le rappelais tout à l'heure. Bien sûr, la technologie se diversifie, je
pense entre autres à l'imagerie à trois dimensions. Tout cela est parfait,
mais cela n'empêche pas de faire du terrain et de profiter de ces nouvelles
technologies. L'un complète l'autre. Il est clair qu'à partir de ces
techniques les plus sophistiquées et les plus modernes nous pouvons
apprendre des fossiles des choses que nous n'étions pas capables de voir
avant. Nous pouvons aller jusqu'à l'anatomie interne et découvrir une image
absolument parfaite, et ceci de manière absolument non invasive,
c'est-à-dire sans détruire quoi que ce soit. Il n'empêche que si vous partez
avec un fossile sans terrain, vous resterez à la fin toujours avec le même
fossile ; vous en saurez, certes, un peu plus sur lui, mais cela ne sera pas
suffisant. Imaginez quand mon ami Yves COPPENS a proposé son hypothèse East
Side Story, à ce moment-là, le plus ancien hominidé connu était un frère de
Lucy. Lucy remonte à 3,2 millions d'années et appartient à une espèce
Australopithecus afarensis, dont les plus anciens représentants à
l'époque étaient datés à 3,6 millions d'années. Lucy a été mise au jour en
1974. Yves COPPENS a proposé son paléoscénario dans les années 1980. À
partir de décembre 1994, nous avons commencé à trouver des hominidés
fossiles plus anciens. Nous sommes à l'heure actuelle à 7 millions d'années,
c'est-à-dire que nous avons doublé la longueur de nos racines dans le temps
et ceci en une douzaine d'années ! Si nous n'avions pas fait d’études de
terrain, nous serions toujours en train d'étudier des restes d'hominidés qui
nous apprendraient certainement plus, la technologie aidant, mais qui
resteraient toujours à une échelle de 3,6 millions d'années. À l'heure
actuelle, Lucy qui était dans les années 80 la grand-mère de l'humanité est
plus proche de nous qu'elle ne l'est de Toumaï ! Nous avons fait un bond
prodigieux dans le temps et tout cela est intimement lié au terrain. Ce que
nous savons de l'histoire de notre famille est intimement lié à la
découverte de nouveaux fossiles. Si l'on ne fait pas de terrain, il nous
manquera irrémédiablement toujours ces nouveaux spécimens qui font avancer
notre connaissance. »
LEXNEWS : « Avez-vous l'impression que ces premières années qui ont été les
vôtres, plutôt atypique par rapport aux autres adolescents de votre âge, ont
été déterminantes pour votre propre parcours ? »
Michel BRUNET : « Bien sûr,
c'est évident ! J'ai eu la chance de naître à la campagne et de pouvoir
découvrir la nature. J'ai eu cette chance d'être naturaliste très tôt, et je
le suis d’ailleurs resté. Je n'ai pas de mérite particulier, ce sont à la
fois les hasards de la vie et dans ce cas précis l'histoire. Je crois que
cet amour de la nature est resté totalement identique. Au mois de décembre,
j'étais en Libye dans un désert un peu difficile, j'étais avec des jeunes.
Un soir nous avons parlé ensemble et nous évoquions cette question que vous
me posiez. J'étais tout simplement en train de faire ma quarante cinquième
année de terrain ! Ce n'est pas beaucoup mais c'est déjà un peu...le début
de quelque chose… ! »
LEXNEWS : « La théorie de l’évolution est au centre de nombreuses critiques
portées par un courant bien particulier revendiquant la primauté du dessein
divin dans l’origine de notre humanité et une négation des thèses de Darwin,
notamment aux Etats-Unis, quelles sont vos réactions ? »
Michel BRUNET : « Ma réaction
est très simple : d'un côté, vous avez la science et la science est du côté
de Charles Darwin le Père de l’évolution, de l'autre côté, il ne s'agit pas
de science. Il s'agit d'une véritable escroquerie intellectuelle. Si vous
regardez notre histoire, elle est jalonnée d'un certain nombre de fossiles.
Nous avons montré que nos racines plongeaient de plus en plus profondément
dans le règne animal. Nous pouvons ainsi remonter jusqu'aux poissons et même
plus loin. Ceci n'est pas une théorie, nous avons des fossiles, c'est un
fait. En face, qu'avons-nous ? Rien ! Les instigateurs de ces courants
philosophiques se disent être les tenants de religions monothéistes. Je peux
essayer d'expliquer en tant que scientifique comment est née et comment a
évolué la famille humaine ; quant au pourquoi… . il sort du champ de la
science. L'escroquerie intellectuelle consiste dans le cas précis, qu'il
s'agisse du créationnisme, du néocréationnisme ou du dessein intelligent, à
maquiller le même courant de pensée de manière à essayer d'en faire une
science. Avec la science, il y a des faits, des éléments qui sont tangibles,
des résultats reproductibles. Dans le cas du dessein intelligent il n'y a
rien de tout cela. Dans l'évolutionnisme, vous avez de véritables preuves.
Si vous prenez, par exemple, Toumaï que nous décrivons à 7 millions
d'années, le fossile est bien présent, il existe, il est tangible.
Anatomiquement, nous pouvons montrer qu'il s'agit bien d'un hominidé, d’un
préhumain. En face, en revanche, nous n'avons rien. »
LEXNEWS : « Vous avez utilisé le terme de philosophie, c'est plutôt de cela
dont il s'agit ? »
Michel BRUNET : « Oui, il
s’agit en effet de courants de pensée. »
LEXNEWS : « Etes-vous confronté à ces questions dans votre travail quotidien
? »
Michel BRUNET : « Non ! Pas
dans mon travail mais plutôt lors de conférences lorsqu'elles ont lieu dans
des régions où ces théories sévissent. Je peux vous donner un exemple, aux
Etats-Unis, dans un État du Sud, la loi oblige à enseigner à parts égales la
théorie de l'évolution et celle du créationnisme ! Il est possible
d'ailleurs qu'en France ce mal soit plus insidieux qu'on ne l'imagine ! En
France, et il n'y a pas si longtemps de cela, une grande chaîne de
télévision publique a diffusé en prime time un film qui était à la
gloire du dessein intelligent... Je crois qu'il faut être vigilant, qu'il ne
faut pas tout confondre, qu'il y a la science d'un côté et ces courants
philosophiques de l'autre qui ne reposent sur rien de scientifique. Pendant
longtemps, on a confondu, avec ces courants de pensée, l'origine de
l'univers, l'origine de la Terre, l'origine de la vie et l'origine de
l'homme. On ne parlait que de l'origine. Depuis, la science moderne a montré
par l'étude de la lumière, l'étude des pierres, l'étude des fossiles que
tous ces événements que je viens de citer étaient séparés par des milliards
d'années. C'est un fait. Vouloir dire le contraire, c'est vouloir retourner
à un obscurantisme moyenâgeux, c'est tout ! »
LEXNEWS : « Vous avez lutté seul contre tous pour porter vos recherches de
terrain dans l’Ouest africain et non vers l’Est comme le proposait la
théorie dominante de « l’ East Side Story ». Pouvez-vous nous expliquer
pour quelles raisons et comment un chercheur de votre qualité peut ainsi
mener une telle entreprise dans cette situation ? »
Michel BRUNET : « J'étais en
effet le seul à aller dans cette voie. J'ai commencé à m'intéresser à cela
dans les années 75 à une époque où le berceau de l'humanité était au
Pakistan. Je suis parti en Afghanistan. Dans ce pays, nous sommes rapidement
arrivés à la conclusion que nous ne trouverions pas les mêmes fossiles qu'au
Pakistan à âge égal. Nous nous sommes alors dirigés au Pakistan, pour
rejoindre l'équipe de mon ami David PILBEAM, professeur à Harvard University,
qui a finalement mis au jour une face de cet hominoïde qu'ils appelaient
Ramapithecus et qui était censé être l'ancêtre de l'humanité. Cette face
qui était une découverte merveilleuse montrait que Ramapithecus était
la femelle de Sivapithecus, genre qui était apparenté à l’orang
outang actuel. À partir de là, j'ai convaincu David de partir en Afrique, et
plus précisément à l'ouest de ce continent. Pourquoi à l'ouest ? C'est tout
simple ! Avec la science, vous étudiez les phénomènes, vous observez des
choses, vous en tirez un certain nombre de données et à partir de ces
données vous faites des hypothèses. Ces hypothèses doivent être testées.
L'hypothèse de départ était que la rift séparait les humains à l'est et les
grands singes à l'ouest. Personne n'avait testé cela à l'ouest. Tout le
monde était à l'est ou au sud. C'est ce qui m'a déterminé à aller à l'ouest.
Je me souviens qu’avant de prendre l'avion avec David pour le Cameroun, nous
sommes passés au Musée de l'homme où Yves COPPENS, un excellent ami, était à
ce moment-là le directeur. Nous lui avons dit que nous allions à l'ouest et
il nous a répondu : vous avez raison, bonne chance et bon vent ! Il nous a
d'ailleurs aidé à trouver des fonds pour travailler à l'ouest. Vous savez
lorsque nous sommes partis la plus grande probabilité c’était de ne rien
trouver ! Cela a duré tout de même une vingtaine d'années avant la
découverte du premier reste de préhumain ! »
LEXNEWS : « Cela doit être une véritable épreuve ! »
Michel BRUNET : « Je demande
toujours en effet, lorsque je fais des conférences publiques, s’il y a des
chercheurs de champignons dans l'auditoire. Comme c'est souvent le cas, je
leur fais remarquer : imaginez que vous cherchiez des champignons et vous
mettez vingt ans à trouver le premier ! Ces personnes me regardent alors
autrement … À l'origine, nous allions à l'ouest dans le cadre d'une démarche
scientifique. Nous cherchions à valider ou invalider, peu importe, cette
hypothèse de départ sans préjuger du résultat. En 1995, nous avons trouvé
Abel, un australopithèque et non un singe. Cela montrait clairement
qu'il allait falloir revoir tout cela. »
LEXNEWS : « Etait-ce une intuition profonde ? »
Michel BRUNET : « Mon intuition
profonde était qu'il y avait sur le plan scientifique une hypothèse et que
cette hypothèse n'avait été testée par personne à l'ouest, ce qui n'était
pas normal. Cette hypothèse était en train de devenir dominante, j'allais
dire presque dogmatique pour certains chercheurs, ce qui n'était pas le cas
de Yves COPPENS. Il est important que les choses soient parfaitement
claires : lorsque Yves COPPENS a proposé cette hypothèse, les plus anciens
hominidés étaient connus à 3,6 millions d'années et ils se situaient à
l'est. 20 ans après, les plus anciens sont à l'ouest et ils sont 7 millions
d'années. Imaginez si c'était une enquête policière, si nous avions changé
autant d’indices, il faudrait alors sûrement changer de coupable ! Eh bien
nous avons changé d'hypothèse. Vous savez en sciences une hypothèse qui dure
20 ans, c'est déjà une belle performance. »
LEXNEWS : « Un jour mémorable du 23 janvier 1995, une découverte
essentielle dans le désert du Djourab du Tchad vient confirmer vos
intuitions : celle d’un hominidé très ancien auquel vous donnerez le prénom
d’un ami cher, disparu quelques années auparavant. En juillet 2001, un
membre de votre équipe la Mission Paléoanthropologique Franco-Tchadienne (MPFT),
Ahounta Djimdoumlabaye découvre Toumaï « espoir de vie », un nom prédestiné
dans le cadre de vos recherches ! Pouvez-vous nous faire revivre ces
instants et souligner l’importance de cette découverte ? »
Michel BRUNET : « Pour moi, il
s'agit de deux découvertes complémentaires. Il faut tout d'abord noter que
c’est un travail d'équipe qui s’inscrit dans le temps. Souvenez-vous, tout à
l'heure, je vous ai dit que nous avions commencé en 1975. Dans le premier
train que j'ai monté, je ne suis plus que le seul survivant. Ce train a
continué en Asie il a cheminé d’Afghanistan, au Pakistan, au Vietnam au
Kazakhstan, en Iran, en Irak…Il a fini par arriver en Afrique au Cameroun,
au Nigéria, au Togo, au Tchad et maintenant en Libye ! En cours de route,
mes collaborateurs ont changé. Nous avons commencé à deux et nous en sommes
aujourd'hui à une soixantaine... C'est une histoire humaine avec tout ce que
cela peut comporter. Que cela soit des joies ou des peines, de la profonde
amitié aux trahisons les plus basses. Si ce n'était pas cela, il y aurait
alors une profonde inégalité biologique. Quand j'ai commencé j'avais un but,
je l'ai poursuivi, peu importe qui trouve ceci ou cela dans l'équipe. Nous
avons tous trouvé des choses. Nous avons découvert plus de 15 000 spécimens
de mammifères. Nous sommes allés au Tchad en 1994. À cette date, j'ai acquis
la certitude que nous pouvions potentiellement trouver un frère de Lucy, ce
que je me suis bien gardé de dire. Nous l'avons trouvé en 1995. En 1997,
j'avais acquis la certitude que nous avions des niveaux à 7 millions
d'années et que nous pouvions trouver quelque chose. Ce fut le cas avec
Toumaï. Interrogez aujourd'hui les membres de mon équipe, je leur ai dit :
maintenant, je suis persuadé que l'on va trouver quelque chose en Libye. Je
m'y emploie et j'ai acquis la certitude que quelqu'un de mon équipe fera
cette découverte et cela suffit pour me faire avancer ! Tout le reste est
une histoire humaine. J'ai formé une équipe et cette équipe est ouverte. On
peut en sortir quand on le souhaite, et on peut y entrer quand on a un
projet scientifique. Cette équipe est ouverte à l'international, pour le
Tchad dans la MPFT il y a ainsi à l'heure actuelle 10 nationalités
différentes. Si quelqu'un ne s'y sent pas bien ou se sent frustré, cela peut
arriver, c'est possible. Mais dans ce cas cette personne doit en sortir et
remonter une équipe ! C'est un peu comme un skipper avec de grands voiliers,
et une équipe. Ils font le tour du monde, il y a des bateaux, il y a des
hommes, certains gagnent d’autres non. Quant à celui qui gagne, on parle
tout d’abord du nom du bateau et du nom du skipper et de son équipe. Si dans
l'équipe du skipper qui a gagné, il y a un marin qui croie que tout cela est
arrivé grâce à lui, à ce moment-là il doit faire un bateau, réunir une
équipe et faire le tour du monde à son compte. S'il n'est pas capable de le
faire, alors il n’a pas la carrure et il vaut mieux alors qu'il se taise ! »
LEXNEWS : « Comment jugez vous le genre documentaire dans votre discipline
et en règle général en sciences ? »
Michel BRUNET : « Je pense que
le genre documentaire fiction en sciences est une erreur. En disant cela, je
risque de ne pas faire plaisir au monde du spectacle et du cinéma ! C'est
une erreur en ce sens que dans le public vous avez au moins deux catégories
: le public averti, qui est minoritaire, et le public non averti. Pour cette
dernière catégorie, nous arrivons à faire des choses telles en fiction que
ce public est dans l'incapacité de distinguer ce qui est fiction,
c'est-à-dire ce qui n'est pas connu, ce qui est imaginaire voire dans
certains cas qui n'est pas scientifique du tout, de ce que l'on connaît ou
croit connaître. Il y a là un défaut dés le départ. Je serais prêt à parier,
cela commence d'ailleurs, que ce genre ne durera pas. Comment voulez-vous
qu'un enfant de collège ou de l'école primaire, arrive à faire la
distinction entre ces choses. J'ai été obligé de jouer à cela un peu malgré
moi et même beaucoup malgré moi… C'est un peu comme dans un jeu, vous êtes
obligé d'accepter certaines règles. Quand nous avons fait Toumaï,
l'alternative était la suivante : ou bien vous faites un documentaire
fiction qui vous permet de passer en prime time ou bien vous faites
un documentaire simple et vous passez à minuit ! Alors, vous vous dites : je
vais essayer de préserver les aspects scientifiques dans ce cadre. Et vous
vous rendez compte qu'il est extrêmement difficile de poursuivre cette ligne
parce qu'il y a énormément de facteurs qui interviennent. Quand vous n'êtes
pas Kevin Costner et que vous n'avez pas les moyens d'un budget de 30
millions d'euros, vous faites des images de synthèses qui sont mauvaises
pour des raisons simplement financières. Ni la chaîne de télévision qui vous
a commandé le produit, ni le producteur, ne sont capables de payer! Ce
dernier est largement déficitaire sur une opération comme celle-là, et
pourtant malheureusement les images de synthèse sont loin d’être
excellentes, j'en ai fait l'expérience. Je crois qu'il faut être extrêmement
prudent. Le terme documentaire est un document comme son nom l'indique où
l'on essaie de transmettre à la fois ce que l'on sait et ce que l'on croit
savoir, en quelque sorte ce qui est la vérité du moment. Alors quand vous
rentrez dans la fiction, vous êtes complètement dans l’imaginaire. Bien sûr
Il y a des rêves que l'on peut essayer d'imaginer à la lumière de ce que
l'on connaît, mais il y a un autre écueil : quand vous faites un film, et
que vous êtes scientifique, ce n'est pas le scientifique qui fait ce film,
c'est le réalisateur. Et ce dernier n'est pas un scientifique mais bien un
artiste. En tant que scientifique, vous êtes obligé de respecter l'artiste
et de lui laisser un certain degré de liberté… »
LEXNEWS : « C'est un exercice difficile pour ne pas dire impossible ? »
Michel BRUNET : « Cet exercice
est en effet extrêmement difficile et je ne crois pas que ce soit un
exercice approprié à la science. Cela ne veut pas dire que l'on ne puisse
pas proposer certains arguments, la science est en effet une suite
d'hypothèses et d'erreurs. Mais si l'on fait des hypothèses, encore faut-il
pouvoir les étayer…. Bien sûr, lorsque vous êtes un artiste vous n'avez pas
de telles limites. Vous me direz que la science, c'est du rêve ! Je me bats
en effet pour cette idée, mais ce rêve, vous devez le transmettre sans faire
n'importe quoi. Je suis toujours horrifié lorsque je vois dans des documents
de fiction la rencontre d'hominidés et de dinosaures ! Les dinosaures ont
disparu il y a 65 millions d'années, les hominidés les plus anciens ont 7
millions d'années, et entre les deux il y a près de 60 millions d'années
d'écart... Quand vous montrez ça à un gamin qui a sept ou huit ans, il n'est
pas capable de distinguer dans tout cela le bon grain de l’ivraie. Il n'y a
pas très longtemps est paru, dans la revue Nature, un article signé par des
collègues américains, biologistes moléculaires, concernant la différence
entre les chimpanzés et nous. Ils ont fait un travail formidable en
séquençant 20 millions de paires de base. Ils faisaient de la phylogénie
moléculaire, et ils savaient, comme nous-mêmes, qu'il est très important de
pouvoir dater les séparations entre deux groupes frères : les dichotomies.
Mis à part les fossiles ils n'existent rien qui leur permettent de dater
sinon à faire un postulat d'un taux d'évolution constant. Or, ils savent,
et nous savons aussi, que dans l’évolution il y a des périodes
d'accélération, des périodes de stases, etc. L’étalon, le marqueur du temps
si vous voulez, c'est le fossile. Selon le fossile que vous choisissez pour
enraciner votre arbre porteur des dichotomies, vous n'aurez pas le même
résultat. Dans le cas précis, ils enracinaient les premiers singes qu'ils
évaluaient à 30 millions d'années alors que les plus anciens singes connus à
l'heure actuelle sont à 40 millions d'années, ce qui fait 10 millions
d'années d'écart. Ils arrivaient à cette conclusion que la dichotomie entre
les chimpanzés et nous devait être à 6.3 millions d'années. C'est plutôt un
progrès parce que, globalement, les phylogénistes moléculaires proposent
plutôt vers 5 millions ! Mais il restait le cas de Toumaï. Ils ont alors
décidé de faire une hypothèse qu’ils qualifient de « provocative », ce qui
a d'ailleurs fait la une de la presse française ! A ce propos, je me
souviens d'ailleurs d'un quotidien, que je ne nommerai pas, qui avait titré
en première page : «Just Divorced ! » Et on voyait, autant que je m'en
souvienne, un chimpanzé qui tenait la main d’un sapiens… Il y a
alors deux hypothèses dans leur propre « explication provocative » : ou
bien Toumaï est plus jeune que l'on ne le pense, ou alors il y a eu une
première dichotomie à 7 millions d'années et entre 7 et 6 millions d'années,
il y a eu cette dichotomie mais ils ont continué à s'hybrider… À cela je
réponds : Toumaï est daté d’au moins 7 millions d ‘années, il est à côté de
moi, je le regarde dans le fond des yeux et il n'a vraiment pas l'air d'un
hybride ! Tout cela n'est basé sur rien, nous n'avons pas d'exemples d’une
telle hybridation chez des mammifères pendant plus d’un million d’années….
Nous sommes vraiment dans la science-fiction. »
LEXNEWS : « Vous avez décidé de porter vos recherches sur le territoire de
la Libye, suivant le fil directeur de vos précédentes recherches au Tchad.
Pouvez vous nous dire ce que vous en espérez et l’état actuel de vos
travaux ? »
Michel BRUNET : « Nous en
sommes déjà à quatre missions de terrain. L'idée de base est que nous avons
montré qu'entre la Libye et le Tchad au moment de l'époque de Toumaï, il y
avait un partage des mêmes animaux amphibies. L'eau leur permettait de
passer du bassin du Tchad au bassin de Syrte.
En regardant les choses de plus près, nous pouvions faire le pari
intellectuel que ce que l'on voyait au Tchad, à savoir une succession dans
les sédiments depuis au moins 7 millions d’années de périodes arides et de
périodes humides, pouvait être retrouvé en Libye. Dans notre dernière
mission, nous avons pu constater cela ! J’en suis très heureux. Nous en
sommes au début, au stade de la prospection. Une équipe va repartir dans
quelques jours en Libye et j’ai de grands espoirs en ce pays. C'est une
extension vers le nord des travaux que nous conduisons au Tchad avec la
MPFT en collaboration avec l’Université de N’Djamena et le Centre National
d’Appui à la Recherche (CNAR de N’Djamena). Et un jour nous essaierons de
les étendre en Égypte ! »
LEXNEWS : « Merci Michel BRUNET pour le récit de cette belle aventure qui se
poursuit dans les déserts de Libye et dont nous ne manquerons pas de faire
l’écho dans notre Revue ! »
Pour en savoir
plus, Michel BRUNET vous recommande les titres suivants :
« Aux origines de l'humanité », Yves Coppens, Pascal Picq, Fayard (2001)
« D’Abel à Toumaï, Nomade chercheur d’os » par Michel Brunet, Odile Jacob
(2006)
DVD
« Toumaï le nouvel Ancêtre », Production Gédéon Programmes Paris (2006).
Michel Brunet
« D’Abel à Toumaï, Nomade chercheur d’os »
Odile Jacob (2006)
Le titre
délibérément provocateur de l’ouvrage de Michel Brunet annonce le style du
livre : une démarche scientifique, une passion sans limites, une quête qui
n’a pas de frontières géographiques, le tout servi par un humour qui
n’hésite pas à emprunter à la dérision ! Michel Brunet est conscient de la
valeur de la démarche entreprise par lui, et son équipe, il y a plus de
quarante ans comme il le rappelle lui-même. Mais il n’hésite pas à rappeler
dans ces très belles pages, les moments de doute, de détresse et même de
peine dans les épreuves subies lors de ce parcours extraordinaire. Le grand
public ne perçoit souvent qu’au détour de quelques lignes le résultat final
d’une découverte de quelques morceaux d’os d’anciens hominidés, mais c’est
bien un parcours au long cours qui caractérise cette entreprise scientifique
qui ne peut être menée qu’en équipe mais avec un seul capitaine à bord,
Michel Brunet endossant parfaitement cette responsabilité. Découvrons avec
ce guide hors-pair les déserts africains, les difficultés du terrain qui ont
tant d’importance dans les découvertes ou les déconvenues. C’est à une
fantastique aventure humaine à laquelle nous invite l’auteur, avec ses
grandeurs mais aussi ses bassesses, parce que c’est avant tout l’homme qui
se regarde dans ce miroir lors de cette quête de notre origine…
DVD « Toumaï le nouvel Ancêtre »,
réalisateur
Pierre Stine, Production Gédéon Programmes Paris (2006).
France Télévisions
Distribution.
En
juillet 2002, le Paléoanthropologue Michel Brunet et son équipe, la Mission
Paléoanthropologique franco-tchadienne (MPFT), publient dans la revue
scientifique internationale Nature deux articles concernant plusieurs restes
d'hominidés dont un crâne surnommé Toumaï. L'ensemble a été découvert au
Tchad, dans le désert du Djourab, et daté de 7 millions d'années. Les
résultats publiés vont révolutionner l'histoire de l'origine de l'humanité.
Toumaï est-il véritablement notre nouvel ancêtre, à qui ressemblait-il, dans
quel environnement et comment vivait-il ?
Grâce à la magie des effets spéciaux, Toumaï va retrouver un corps, sa
forêt, son groupe, et même devoir affronter les terribles épreuves d'un
monde peuplé de redoutables prédateurs.
Ce film est le récit unique de cette découverte exceptionnelle.
En mêlant documentaire et fiction, science et action, humour et émotion,
cette histoire hors du commun vous fera revivre l'aube de l'humanité, il y a
7 millions d'années !
Dragon d'or, Festival
International du Film Scientifique de Pékin, Chine - 2006
Prix Spécial Image, HD Film Festival, Paris - 2006
Jean-Pierre Dupuy, professeur émérite à
l’École Polytechnique, professeur de philosophie, littérature et sciences
sociales à l’Université Stanford, l'un des esprits les plus éclairés de
notre époque, livre avec son dernier ouvrage un témoignage à la fois
personnel et élargi sur la crise sanitaire que nous connaissons. Rencontre
avec une personnalité sans concession sur notre temps...
Quelle est l’origine de cet essai « la catastrophe ou la vie », des
pensées recueillies par temps de pandémie ?
J.-P. Dupuy : "Replaçons-nous
au tout début de la pandémie en France. En avril 2020, une flopée de
pamphlets, sinon de livres, circulait déjà, mais aussi des interviews, des
prises de position dans les médias, chacun des auteurs assurant que ce qui
se passait confirmait ce qu’il avait depuis toujours annoncé et qu’il
fallait voir dans les événements, par eux-mêmes de peu d’importance, la
manifestation d’une crise globale tenant à la mondialisation capitaliste,
au changement climatique, à la perte de la biodiversité et aux inégalités
à l’échelle de la planète. L’épidémie, plongée ainsi dans quelque chose
qui la dépassait infiniment, paraissait ravalée au rang d’une vulgaire
grippe. Ce qui me frappait quant à moi, c’est qu’on n’en savait pas assez
sur ce virus pour pouvoir déjà se prononcer sur quoi que ce soit et
surtout, que ceux qui s’exprimaient ainsi, surtout des intellectuels,
brillaient par leur inculture crasse en matière de théorie biologique.
Je fus moi-même sollicité, mais uniquement en tant qu’auteur d’un seul
livre (Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002), déjà vieux de
vingt ans , et que je vais finir par renier tant il me colle à la peau et
alors que j’en ai écrit depuis une dizaine d’autres, qui affinent et je
l’espère clarifient mon diagnostic de départ. Je fus obligé de dire et de
répéter que ce travail ancien concernait la place des prophéties de
malheur dans les sociétés démocratiques, qu’il concernait donc le rapport
à une catastrophe à venir mais dont la date est inconnue, et que donc il
n’avait pas de pertinence pour la crise présente dans laquelle nous avions
été plongés sans crier gare du jour au lendemain.
Cependant, les semaines et les mois passant, je fus de plus en plus effaré
par ce que l’inculture scientifique, qui est celle non seulement de la
plupart de nos intellectuels mais aussi de nos dirigeants et leaders
d’opinion, amenait à dire de sottises au sujet de ce virus. Mais qui
suis-je pour proférer de tels jugements ? Je ne suis ni médecin ni
biologiste mais dans la partie de mes recherches qui concernent la
philosophie et l’histoire des sciences et des techniques, j’ai été amené
depuis 1975 à réfléchir aux rapports entre l’histoire des sciences
cognitives, de la cybernétique à l’intelligence artificielle
d’aujourd’hui, et la naissance et le développement de la biologie
moléculaire. Je sais ce qu’est l’ARN messager, pour avoir lu et médité les
livres de ces biologistes philosophes de l’Institut Pasteur qui en
découvrirent les propriétés, le baptisèrent et reçurent le prix Nobel de
médecine en 1965 pour cela, avec leur directeur de laboratoire André Lwoff
: j’ai nommé Jacques Monod (Le hasard et la nécessité) et François
Jacob (La logique du vivant). Il semble qu’on les ait déjà oubliés
dans leur pays qui a pourtant le cocorico facile. Je ne confonds pas le
nom d’un virus et celui de la maladie qu’il déclenche, à l’instar de cette
productrice influente de France Culture à la culture littéraire qui en
impose. Elle vient de découvrir quinze mois après le début des événements
que « le » COVID-19 n’était pas le nom du virus mais celui de la maladie.
Je parierais que la majorité de ses auditeurs font la même erreur. Est-ce
grave ? Oui, c’est très grave, car la maladie a des propriétés que le
virus seul ne permet pas de comprendre. Nous en parlerons tout à l’heure.
Pour répondre d’un mot à votre question, c’est la science, ou plutôt ma
désolation devant le fait qu’elle soit si peu diffusée et comprise, et non
la philosophie, qui m’a incité d’abord à prendre la plume".
Pour vous, alors que les
responsables de tout bord savaient que la catastrophe allait venir, un
déni manifeste s’est imposé longtemps avant la survenue de l’inéluctable.
Sommes-nous alors inexorablement face à l’éternelle position du prophète
annonçant l’imminence de la catastrophe et que personne n’écoute ?
J.-P. Dupuy : "Votre
question s’applique très bien à ces catastrophes dont les manifestations
les plus terribles sont encore à venir, comme le changement climatique.
Mais, on ne peut affirmer ni que la COVID-19 était inéluctable, ni que les
responsables de tous bords savaient qu’elle allait se produire. On ne peut
même pas dire, ainsi que le font les intellectuels sceptiques dont je
parlais en commençant, qu’elle participe d’un mouvement général vers
l’abîme qui, lui, serait observable dès aujourd’hui. Car, dans la mise en
circulation – je ne parle pas de son origine – d’un virus comme le
SARS-Cov-2, le hasard joue un rôle considérable. C’est comme un mécanisme
de percolation. Il y a un seuil critique au-delà duquel le virus se répand
comme un torrent en se mettant à franchir instantanément la distance entre
les individus ou bien, autre métaphore, quelques braises attisées
soudainement enflamment la forêt entière. Ces mécanismes d’autorenforcement
partent d’un rien et brusquement englobent le tout – ce qui est une des
définitions du hasard. On peut alors parler d’épidémie. Tous les virus ne
conduisent pas à une épidémie, encore moins à une pandémie. Aucune
nécessité, aucun destin n’est ici à évoquer.
Mais le déni existe néanmoins et il est encore plus irresponsable. Il ne
s’agit plus de l’avenir, mais du présent. On a la chose devant les yeux et
on dit qu’elle n’existe pas. L’aveuglement n’est plus celui du prophète
mais celui de l’observateur participant. Comment expliquer cette cécité ?
Chez les intellectuels européens, outre la vanité qui consiste à se
précipiter pour donner son avis alors qu’on n’a pas encore réfléchi
suffisamment ou qu’on n’a pas la formation pour le faire, joue
probablement un certain anarchisme, une critique systématique de l’État.
Le biopouvoir, concept flou emprunté à Michel Foucault et servi à toutes
les sauces, occupe dans leur critique une place de choix. Ce que j’ai
observé, dans les trois pays qui me sont chers, le mien, le Brésil, pays
de mes enfants, et les États-Unis d’Amérique, où je conduis mes recherches
et prodigue mon enseignement, c’est plutôt une discorde rageuse entre le
pouvoir politique et l’expertise médicale. Trump a tout fait pour mater le
Dr. Anthony Fauci et Macron pour remettre le Professeur Jean-François
Delfrayssi à sa place. Quant à Bolsonaro, la débilité faite homme, il
s’est bien gardé de prendre le moindre conseil.
Mais l’idéologie me paraît expliquer peu de choses finalement. Aux
États-Unis, ce sont des fascistes au service de Trump qui ont tenu des
discours analogues à ceux des intellectuels sceptiques européens, certes
avec des mots moins choisis. C’est avec des armes automatiques qu’ils ont
envahi les Capitoles de Lansing au Michigan et de la capitale fédérale.
Quant au récalcitrant professionnel qui en appelle aux droits de l’homme
lorsqu’on lui demande de mettre son masque ou de garder ses distances dans
la boulangerie ou l’épicerie du coin, ce serait lui faire trop d’honneur
que de lui attribuer la moindre idée, a fortiori une quelconque
idéologie".
La colère se fait sentir dans
votre réflexion face au déni de certains intellectuels et politiques,
cette colère peut-elle cependant être encore entendue dans notre société
surmédiatisée où le bruit couvre la plupart du temps la réflexion ?
J.-P. Dupuy : "La
colère plaît aux médias, elle augmente leur audience lorsqu’ils vous
invitent. Mais, comme vous dites, cette colère-là relève du spectacle et
elle est aussitôt engloutie dans la cacophonie ambiante. La colère que
j’invoque moi-même n’est pas de ce type. C’est une passion simulée,
presque au sens informatique du terme. C’est comme la peur au sens du
philosophe allemand Hans Jonas qui en a fait une heuristique, c’est-à-dire
une méthode d’exploration et de découverte. On ne fait pas l’expérience de
cette peur, on se demande ce qu’on comprendrait du monde et de ce à quoi
l’on tient si on l’éprouvait réellement face à la perspective de la perte.
De même, ma colère ne m’empêche pas de garder mon calme et de penser. Elle
est l’énergie que je retire de l’observation de l’imperfection du monde,
la mienne comprise. On ne devrait pas agir et penser comme cela ! C’est
cette énergie qui me donne le courage d’écrire".
Que révèle selon vous cette évolution quant à la connaissance du virus
et comment comprendre ces erreurs épistémologiques que vous soulignez ?
J.-P. Dupuy : "Il
faut d’abord saluer l’efficacité et la profondeur de la méthode
scientifique qui a de nouveau fait ses preuves avec cette pandémie. La
science se rapporte à la vérité, par essais et erreurs, conjectures et
réfutations.Elle ne progresse pas en ligne droite vers un point asymptote.
Prendre ses tours et détours pour une absence de science, c’est ne pas
comprendre ce qu’est la science. C’est très tôt par exemple que l’on a
fait l’hypothèse que le SARS-CoV-2 était un virus particulièrement
vicieux, obstiné et dangereux. Je précise tout de suite que je parle ici
par métaphores. Le virus n’a ni psychologie ni intentions, il n’est même
pas vivant. Il a besoin d’une cellule vivante pour devenir actif et se
multiplier. Les biologistes se permettent ce genre de métaphores parce
qu’ils disposent d’une explication purement mécaniste en arrière-plan : la
sélection naturelle. Ce virus est le parasite ultime. Mais il mute tout le
temps et les mutations qui le rendent plus apte à se reproduire sont
sélectionnées, ce qui veut dire qu’elles l’emportent en nombre d’individus
qui les incarnent. La direction prise par les mutations actuelles semble
confirmer que le virus a « compris » qu’en tuant son hôte il se tuait
lui-même et qu’il était bien plus intéressant pour lui de remplacer la
létalité par la contagiosité.
Autre conjecture formulée très tôt et qui fait l’objet de recherches
intenses et de controverses : la COVID-19 est-elle une maladie
auto-immune, du type SIDA ou hépatite C ? Si c’est le cas, dit en termes
brutaux, même quand le virus n’est plus dans nos cellules, notre système
immunitaire prend le relais et détruit nos organes, poumons, cœur et
cerveau, qu’il ne reconnaît plus comme faisant partie du même organisme,
et attaque donc comme s’il s’agissait d’une agression extérieure. De
l’élucidation de cette hypothèse dépend la mise au point de traitements
efficaces.
J’ai à peine besoin de mentionner la mise au point de vaccins à la fois
sûrs et efficaces en un temps record, exploit certes précédé de plusieurs
décennies de découvertes en biologie moléculaire.
D’où vient alors l’impression de chaos ? Du fait que la plupart de ceux
qui s’expriment dans l’espace public, y compris les gouvernants et les
faiseurs d’opinion, ne savent pas de quoi ils parlent. L’influence d’une
certaine conception de la science qui fait de celle-ci le lieu de
batailles rangées dont le vainqueur d’un moment dit ce qui passe pour être
la vérité, vérité qui sera contredite quand un nouveau vainqueur
l’emportera, montre ici son caractère pernicieux. Des controverses, il y
en a certes eu, même à foison, mais dans la plupart de celles qui ont fait
le bonheur des médias, l’une des positions était celle d’un farfelu
irresponsable, qui a vite été éliminé. Les vraies controverses,
inévitables dans la recherche de la vérité, sont restées en coulisses, à
l’insu du grand public".
Vous proposez dans votre ouvrage
de prendre un certain recul et d’inviter à une réflexion sur des questions
fondamentales comme la vie ou la mort par temps de pandémie. Sommes-nous
suffisamment préparés pour aborder de tels questionnements de fond à
l’heure où les perspectives sont la plupart du temps de l’ordre de la
semaine ou du mois à venir ?
J.-P. Dupuy : "Je
me permets de vous corriger sur un point important. Je n’invite personne
dans mon livre à se livrer à une méditation sur la mort. La mort dont je
parle n’est pas la mort en général, ce n’est ni la mort à la troisième
personne ni la mort à la deuxième personne, mais bien ma mort, la
mort à la première personne. Je dis que l’expérience de la pandémie, qui a
suivi pour moi une opération chirurgicale lourde sinon risquée, m’a fait
changer radicalement ma vision de la mort et, par voie de conséquence, de
la médecine. N’oubliez pas que ce livre a la forme d’un journal. Dans un
journal, on se livre à des considérations très personnelles, intimes, en
évitant l’exhibitionnisme. Des lecteurs m’ont dit que mes réflexions sur
mon expérience les avaient aidés mais je n’ai jamais eu l’intention
de faire du prosélytisme.
Pour répondre à votre question, le temps de la politique est celui du
divertissement au sens pascalien du terme, il est là précisément pour nous
éviter d’avoir à penser aux questions les plus fondamentales de notre
existence, celles dont je parle dans mon livre".
Quel regard portez-vous
aujourd’hui ? Les pensées et prises de positions ont-elles quelque peu,
selon vous, changé, évolué ? Vous écrivez que « le pire pourrait être
encore évité »… Quid alors du lien entre pandémie et les questions
écologiques et climatiques ?
J.-P. Dupuy : "Je
vous ai déjà répondu que ce lien me paraît un prétexte pour nier
l’importance de la pandémie. Il est invoqué par ceux qui entendent la
remettre à sa juste place, celle d’un « minuscule petit problème » selon
Bruno Latour (Cité par Bernard Perret, Quand l’avenir nous échappe,
Paris, Desclée de Brouwer, 2020, p. 21). Cela n’implique pas bien entendu
que la question climatique n’est pas à prendre très au sérieux. Je m’y
emploie depuis l’année 1975, alors que je travaillais avec Ivan Illich à
la version française de son livre plus que jamais d’actualité, Énergie
et équité ( Seuil, 1975). D’autres menaces me paraissent avoir encore
plus de gravité. J’ai beaucoup réfléchi depuis vingt ans au risque
nucléaire (Jean-Pierre Dupuy, La guerre qui ne peut pas avoir lieu.
Essai de métaphysique nucléaire, Paris, Desclée de Brouwer, 2018).
Mais il est finalement vain de vouloir comparer les diverses menaces qui
pèsent sur l’avenir de l’humanité. Quelle que soit la catastrophe, on peut
toujours en trouver une autre qui la fait paraître « minuscule ».
Qu’est-ce que le changement climatique comparé à la chute d’une énorme
météorite qui détruirait toute vie sur Terre ou même, éventualité beaucoup
plus probable, à une guerre nucléaire mondiale qui mettrait fin à notre
civilisation ?
Pour ce qui est de la pandémie, quand j’écris que « le pire pourrait être
encore évité », je veux dire par là qu’il ne tient qu’à nous, « les gens
», de faire non seulement que le pire n’ait pas lieu mais que l’épidémie
s’arrête. J’observe que la plupart des médias ne parlent que de l’incurie
du gouvernement : masques, confinements, vaccination, il a tout raté. Je
ne suis pas un thuriféraire du gouvernement français, qui n’a pas plus
démérité que maints autres, mais j’observe que jamais ou presque on n’ose
parler des comportements irresponsables que l’on voit un peu partout, et
cela au nom de la liberté. Mais de quelle liberté s’agit-il ? Celle de
s’exposer au virus en croyant que même si on l’attrape on ne tombera pas
malade, agrémentée de la liberté de le passer aux autres ?
L’erreur à ne pas commettre ici, quand on entend ce genre de critique,
c’est de croire que c’est l’ensemble du peuple français qui est mis en
accusation. Je ne vais pas utiliser le mot « exponentiel » qui doit être
étonné d’être mis à toutes les sauces, sujet à tous les contresens, alors
qu’il était de mon temps réservé aux candidats au brevet qui apprenaient
que la définition de la fonction exponentielle est qu’elle est identique à
sa propre dérivée. Pourquoi ne pas dire plus simplement comme je l’ai fait
ci-dessus que la circulation du virus peut être soumise à une réaction en
chaîne, s’alimentant à sa propre dynamique, et qu’il suffit d’un petit
germe fait de quelques rassemblements pour embraser la population tout
entière ? C’est dans l’œuf qu’il faut neutraliser toute reprise de
l’épidémie. Dit autrement, il ne faut pas plus qu’un faible pourcentage de
conduites inconscientes des conséquences qu’elles portent en elles pour
rendre la pandémie incontrôlable".
Vous avez longtemps réfléchi sur
la pensée de René Girard, quelle lecture en faites-vous à l’heure de ce
que nous vivons ?
J.-P. Dupuy : "Cette
pensée est en apparence absente de mon livre. Le nom de Girard n’y
apparaît pas, contrairement à celui d’Illich, mon premier maître. Cela ne
veut pas dire qu’elle n’irrigue pas l’étendue de mes réflexions. Le lien
le plus aisé à commenter est le suivant. Lisant le dernier livre de la
Bible, l’Apocalypse de Jean, Girard y voit décrit le sommet du processus
d’indifférenciation qui est le destin de l’humanité une fois que la
Révélation (sens du mot « apocalypse » en grec) a commencé à la travailler
en profondeur. Les catastrophes s’enchaînent et leurs causes immédiates se
mêlent, qu’il s’agisse de la nature ou de la culture, des guerres ou des
tsunamis, de l’action des hommes voulant le bien (techniques et
industries) ou de ceux qui ne cherchent qu’à détruire. L’extermination des
juifs d’Europe se dit Shoah, terme qui désigne une catastrophe naturelle,
un raz de marée. Le philosophe allemand Günther Anders, que l’on commence
à mieux connaître en France, de retour de son premier voyage à Hiroshima
et Nagasaki écrit un journal dans lequel il rapporte avec stupéfaction que
les survivants des bombardements atomiques, les hibakushas, c’est-à-dire
les irradiés, n’éprouvent aucun ressentiment à l’endroit de ceux qui les
ont décidés. Ils les comparent à un tsunami (Günther Anders, Hiroshima
est partout, Paris, Seuil, 2008.) Cette confusion des causes trouve
son degré ultime dans le changement climatique. Le climat, jadis considéré
comme échappant au vouloir des êtres humains, apparaît aujourd’hui comme
un produit de leurs actions. L’impact que les hommes ont sur la nature se
noie dans l’impact destructeur qu’ils ont sur eux-mêmes. Girard a raison :
nous avons pénétré, beaucoup plus que dans cet « anthropocène » dont on
nous rebat les oreilles, dans une ère apocalyptique".
Lexnews a eu le plaisir de rencontrer l'un
des paléogéniticiens les plus brillants à l'occasion de la sortie de son
dernier ouvrage aux éditions Odile Jacob. Ludovic Orlando, Directeur de
Recherches au CNRS et directeur du Centre d’Anthropobiologie et de
Génomique de Toulouse, chercheur infatigable d'une jeune discipline,
démontre avec virtuosité et didactisme toutes les richesses et facettes de
ce qui se trouve à la racine du vivant.
Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste
la recherche du paléogénéticien et comment cette discipline s’inscrit-elle
par rapport aux autres disciplines de la paléontologie ?
Ludovic Orlando :
" Un paléogénéticien recherche des molécules d’ADN préservées dans des
restes archéologiques. Ces restes peuvent tout aussi bien provenir de
squelettes, des dents ou encore des artefacts de l’homme, et sont
susceptibles de contenir encore des traces d’ADN. Ce n’est pas toujours le
cas, mais quand cela arrive, cela nous livre des enseignements sur notre
histoire et sur notre évolution".
Si l’ADN peut sembler familier grâce aux nombreuses recherches dont il
a été l’objet ces dernières décennies, parallèlement, cette micromolécule
recèle bien des secrets sur l’évolution des êtres vivants.
Ludovic Orlando :
" Des expressions comme « c’est dans mon ADN » sont en effet
récurrentes dans la vie quotidienne, mais aussi auprès des médias. Nos
cellules contiennent des chromosomes qui sont constitués pour l’essentiel
d’ADN. Comme nous avons plusieurs paires de chromosomes, il y a donc
différentes molécules d’ADN dans chacune de nos cellules. Notre corps
étant composé de plus de 75 000 milliards de cellules, cela fait au final
un grand nombre de molécules d’ADN constituant chacun d’entre nous.
La molécule d’ADN peut être décrite comme étant un texte qui, à la
différence des 26 lettres de notre alphabet, n’est composé que de quatre
lettres A-C-G-T. Ces quatre lettres mises bout à bout constituent le texte
de l’information génétique qui représente chez l’homme trois milliards de
lettres. Pour vous donner un ordre de grandeur, l’œuvre complète de la
Recherche de Marcel Proust contient 10 millions de lettres, ce qui
veut dire que nous avons dans notre corps l’équivalent de trois cents
exemplaires de cette œuvre pourtant déjà volumineuse ! Il s’agit donc
d’une masse phénoménale d’informations qui va varier d’une personne à
l’autre, ainsi que selon les espèces.
_________________
Cette molécule présente l’intérêt d’être
assez universelle. Dès lors que vous savez la lire chez un humain, un
mammifère ou un oiseau, vous pouvez également la lire sur pratiquement
tout ce qui a vécu
_________________
Ce sont dans les différences du texte même que vous allez pouvoir mesurer
la diversité génétique des peuples passés, et estimer quelle distance
évolutive sépare deux espèces. Ces différences vont être très informatives
pour un certain nombre de questions. Par exemple : est-ce que telle espèce
est plus proche de telle autre, ou d’une troisième ? Est-ce que cette
population humaine est très diverse ou au contraire homogène ? Ou encore,
est-ce qu’il y a à tel endroit du texte un changement qui rend par exemple
plus résistant à telle maladie qui a par ailleurs surgi dans la population
? Cette molécule présente l’intérêt d’être assez universelle. Dès lors que
vous savez la lire chez un humain, un mammifère ou un oiseau, vous pouvez
également la lire sur pratiquement tout ce qui a vécu. C’est une langua
franca quasi universelle".
Ces micromolécules présentent des caractères innés mais peuvent-elles
également révéler d’autres acquis ?
Ludovic Orlando :
" Il faut être très précis sur ces questions qui me tiennent à cœur. La
molécule d’ADN et son information génétique donnent la recette pour
fabriquer un être vivant. Sans que l’on en ait conscience, toute une série
d’opérations biologiques se déroule à l’intérieur de notre corps depuis
notre conception. Ce processus est codé en grande partie par l’information
génétique. Par contre, tout ce que nous sommes devenus depuis, à savoir
nos pensées, nos choix politiques, nos émotions se trouvent élaborés par
notre culture. Un grand nombre d’éléments ne résulte donc pas de notre ADN
dans ce que nous sommes et devenons. L’ADN n’est donc en rien absolument
déterministe, sauf pour certaines fonctions biologiques bien
particulières, mais en aucun cas pour la totalité de ce qui constitue
notre être. L’ADN peut même, dans certains cas, s’avérer être tout sauf
déterministe ; par exemple, lorsqu’on porte des mutations - c’est-à-dire
des changements de lettres - qui ne feront que changer le facteur de
risque nous avons de développer telle maladie si nous vivons dans tel ou
tel autre environnement. L’environnement dans lequel nous vivons, qu’il
soit physique, climatique, social ou culturel, a donc in fine bien
souvent son mot à dire".
Sur quelle échelle temporelle porte votre recherche à partir de l’ADN ?
Qu’en est-il des autres molécules telles les protéines ?
Ludovic Orlando :
" C’est une question très importante que j’aborde dans mon ouvrage.
J’avais arrêté le curseur à 700 000 ans, après avoir caractérisé le génome
le plus ancien jamais séquencé. Celui d’un cheval préservé dans le Yukon
canadien à cette date. Je pensais même que nous serions susceptibles de
dépasser le million d’années d’ici peu. Or, il y a 15 jours, une équipe
suédoise est venue confirmer cette prédiction et même la dépasser
largement en parvenant à 1,6 million d’années ! Cette prouesse n’est
cependant guère envisageable que dans les milieux très froids où les
molécules d’ADN ont pu être conservées sans altérations irrémédiables.
Au-delà de cette date, nous devons avoir recours, comme vous l’évoquez,
aux protéines qui survivent plus longtemps et qui sont fabriquées à partir
du message génétique. Ces protéines portent ainsi en elles une information
génétique très précieuse, les plus anciennes remontant à 3,8 millions
d’années. Cela signifie que nous pouvons couvrir non seulement la période
du quaternaire, mais également entrer dans le tertiaire, cette époque qui
a commencé il y a 65 millions d’années alors que les dinosaures venaient
tout juste de disparaître…"
Vous n’hésitez pas à comparer dans votre
dernier ouvrage l’ADN fossile à une machine à remonter le temps. Sans
donner dans de vaines espérances du type Jurassic Park, vos recherches ne
visent-elles pas en fait à mieux comprendre notre présent grâce à notre
passé ?
Ludovic Orlando :
" Nous menons une recherche rétrospective historique et archéologique
parce qu’il est très fascinant de comprendre le chemin que nos histoires
évolutives ont emprunté. Mais, en effet, cette recherche nous fascine
également par ses dimensions touchant à ce que nous sommes devenus
aujourd’hui.
Et même, dans certains cas, elle nous
invite à réfléchir à certaines prospectives d’avenir et éclairer un
certain nombre de nos choix politiques. Si nous pensons par exemple à la
crise climatique actuelle provoquée notamment par les activités humaines
depuis la Révolution industrielle, elle se trouve par sa vitesse sans
précédent. Mais, le passé révèle néanmoins que nous avons traversé bien
d’autres crises climatiques majeures, naturelles quant à elles, comme la
dernière grande glaciation qui s’est terminée il y a 19 000 ans. Nous
pouvons nous servir des enseignements de ces phénomènes du passé pour
mieux comprendre pourquoi certaines espèces ont survécu alors que d’autres
ont inexorablement disparu. Dans une autre optique, plus politique
celle-là, nos sociétés s’interrogent actuellement sur les notions de genre
et de racisme. En remontant le temps, nous réalisons combien nos ancêtres
qui vivaient par exemple dans le Bassin parisien il y a 5 000 ans
pouvaient pour certains d’entre eux avoir une peau noir ébène, une
constatation qui induit une tout autre perspective sur le mythe de nos
ancêtres !
_________________
Avant ces recherches menées sur l’ADN,
le portrait-robot que nous nous faisions de nos ancêtres n’était que le
fruit de nos représentations idéologiques
_________________
Dans le même esprit, et pour ce même
exemple du Bassin parisien, si vous vous placez à 5 000, puis à 3 000 ans,
vous n’obtenez pas du tout la même image génétique des hommes et des
femmes qui vivaient alors en raison des nombreux métissages dus aux
brassages des populations venues d’ailleurs. Nous comprenons alors de
facto que le mythe de l’ancêtre que nous nous représentons se trouve
dès lors tout à fait relatif. Il ne saurait en aucune manière être unique
dans son apparence, mais présente bien au contraire une diversité qui
correspond à la diversité humaine au cours du temps. Tout cela permet de
conclure qu’il n’y a aucun ancêtre qui soit en fait plus légitime qu’un
autre. Il convient toujours de le rappeler à l’heure où des théories
racistes refont surface. Avant ces recherches menées sur l’ADN, le
portrait-robot que nous nous faisions de nos ancêtres n’était que le fruit
de nos représentations idéologiques. Notre devoir en tant que scientifique
est de s’approcher le plus possible de la réalité et de rester dans le
monde de la mesure, sans jamais aller au-delà".
Cette recherche sur les plus anciennes traces de l’ADN réserve parfois
bien des surprises ainsi que le démontrent les exemples de votre ouvrage.
Ce que nous pensions être établis peut-il être remis en question grâce à
l’ADN fossile ?
Ludovic Orlando :
" Il est vrai qu’un grand nombre de recherches actuelles conduisent à
remettre totalement en question ce que nous pensions être établi. C’est le
cas récemment de l’origine du cheval. Le cheval de Przewalski s’avère non
pas être le dernier représentant des chevaux sauvages mais bien le
descendant des premiers chevaux que l’homme a domestiqué. Quand on sait
que ce sauvage peut tenir tête au loup, on voit bien que les notions de
domestique et de sauvage ont des frontières floues".
Que pensez-vous des tests d’ADN que chacun peut pratiquer sur soi ?
Sont-ils fiables et que révèlent-ils ?
Ludovic Orlando :
" J’ai fait le choix de ne pas les pratiquer sur moi, non pour des raisons
de fiabilité mais parce qu’au-delà de moi, ces tests concernent ma
famille, et celles et ceux avec lesquels je suis apparenté. Il faut bien
avoir présent à l’esprit qu’il ne s’agit jamais d’un choix purement
personnel, mais que celui-ci engage tout notre entourage biologique, nos
parents, nos enfants… Des sociétés proposent, en effet, une telle
recherche sans que l’on sache précisément ce qu’elles réalisent. La
plupart d’entre elles vont comparer votre ADN - et plus exactement des
parties bien connues de votre génome - à des banques de données de
populations et sauront donc vous dire desquelles vous êtes les plus
proches génétiquement. Ces sociétés peuvent réaliser des choses plus
compliquées et vous indiquer de quel métissage vous êtes issu. Ces tests
peuvent également déterminer quelle part de Néandertal vous êtes
susceptible de posséder. En quoi cela au final définit-il mon identité ?
Il faut être très prudent sur cette question car plus nous remontons dans
le temps, plus le nombre d’ancêtres que nous avons augmente (il double à
chaque génération) et la plupart ne nous ont légué aucun héritage
génétique".
Quel regard portez-vous sur le Coronavirus ?
Ludovic Orlando :
" Je tiens avant tout à rappeler que mes proches et moi-même n’ayant pas
contracté la maladie, je m’exprime d’un point de vue très privilégié par
rapport à ce que beaucoup de nos concitoyens traversent. Néanmoins, cette
épidémie me semble avoir révélé deux choses. En premier lieu, que la
démarche et le travail scientifique sont très méconnus par le grand
public. La réalité de ce travail a même échappé à pas mal de celles et
ceux qui nous gouvernent qui se rendaient compte que la recherche ne
s’improvise pas du jour au lendemain, sans moyens, mais s’inscrit sur le
long terme. Peut-être les scientifiques ont-ils eux-mêmes en partie raté
le virage dans l’explication de leur travail, surjoué les oppositions, ce
qui a laissé la porte ouverte à des théories que la raison défierait… Dans
tous les cas, tout cela nous révèle à quel point nos sociétés sont
fragiles et à quel point il est indispensable d’accroître la formation
scientifique dans les écoles pour développer le jugement critique et
d’investir dans la recherche. Par ailleurs, le paléogénéticien peut régler
sa machine à remonter le temps sur les épidémies du passé et tirer un
certain nombre d’enseignements sur les raisons qui ont fait que certains
fléaux ont été plus mortels que d’autres. Comme pour la Peste noire qui a
décimé la moitié de la population au XIVe siècle dont la bactérie
responsable n’était pas dotée d’un ADN la rendant particulièrement
virulente. C’était donc vraisemblablement l’organisation sociale,
l’hygiène et les comportements alors en vigueur qui ont causé le funeste
destin de cette épidémie à cette époque reculée du Moyen Âge".
_________________
Les dix dernières années de notre
discipline ont permis de réécrire complètement notre histoire commune,
celles des grandes glaciations, des chevaux, des maladies, des plantes et
de leur domestication
_________________
Quelles espérances portez-vous sur votre discipline, la paléogénomique.
Jean Guilaine qui signe la préface de votre ouvrage n’hésite pas à prédire
qu’une vraie révolution dans le domaine de la science est en marche à son
sujet.
Ludovic Orlando :
" J’adhère totalement à la position de ce grand scientifique qu’est Jean
Guilaine et je suis très confiant en l’avenir. Nous sommes au-devant de
grandes découvertes, même si je ne saurais en deviner la nature. Une chose
est sûre néanmoins : les dix dernières années de notre discipline ont
permis de réécrire complètement notre histoire commune, celles des grandes
glaciations, des chevaux, des maladies, des plantes et de leur
domestication, etc. À des échelles que nous n’osions même pas nous-mêmes
espérer. En continuant ainsi, et en favorisant toujours plus
d’interactions entre les différentes disciplines voisines de la
paléogénétique, voilà comment nous irons au-devant de grandes et belles
découvertes !"
"Sur les Traces de Toumaï - Michel Brunet Au nom de l'Humanité" ; Un
film de Aaron Padacke Zegoube ; Montage de Photine Carpentier ; Tchad -
2020 Documentaire - HD - Couleur - 90mn ; Production ONRTV et PATOU FILMS
INTERNATIONAL, 2020.
« Nous sommes tous frères et sœurs, nous avons tous la même origine
», c’est avec ces mots d’ouverture que Michel Brunet, paléoanthropologue
reconnu, à l’origine de la découverte d’Abel et surtout de Toumaï, , le
plus ancien représentant de l’humanité, introduit ce documentaire intitulé
justement « Sur les traces de Toumaï », un film réalisé au Tchad même par
Aaron Padacke Zegoube. Toumaï est, en effet, « le plus ancien d’entre
nous » rappelle le célèbre paléoanthropologue que l’on découvre dans
les premières minutes dans son village natal de Magné en Nouvelle
Aquitaine, lieu où jusqu’à l’âge de huit ans, avant de rejoindre la ville
de Versailles, il fera son premier apprentissage de la nature. Mais,
parallèlement aux reconnaissances officielles par les plus grandes
institutions universitaires et internationales (Collège de France,
Universités, CNRS…), c’est sur le terrain, en Afrique, et plus
particulièrement au Tchad au centre de l’Afrique, qu’une part essentielle
de ses missions du paléoanthropologue et de sa vie seront cependant
menées.
Plus que persuadé et convaincu qu’il y avait bien une recherche pleine de
promesses à mener au Tchad dès 1990, après le Cameroun, le Nigeria et le
Togo, c’est une histoire de cœur et d’âme qui unit, en effet, le Tchad à
Michel Brunet ; Un pays de contraste qui correspond à ce caractère
sensible et ouvert à l’esprit fraternel. Michel Brunet rappelle, amusé,
comment s’est fait le premier contact sur place lorsqu’on lui a demandé ce
qu’il faisait et qu’il répondit : « Je suis paléontologue », il lui
fut alors rétorqué : « Comment ? Mais, çà, cela n’existe pas au Tchad,
c’est un métier de riches ! »…
Que de chemin parcouru depuis, comme le démontre ce documentaire reposant
avant tout sur le récit de cette incroyable aventure humaine et recherche
scientifique, ces deux dimensions étant inextricables pour le
paléoanthropologue Michel Brunet.
Au cœur de l’Afrique, le Tchad connaît une diversité géographique
remarquable entre le nord avec le désert de la zone saharienne, la zone
sahélienne du centre, et la zone subsaharienne du sud. Pays contrasté, le
Tchad unifie cette diversité autour de sa capitale N’Djamena qui a très
tôt nourri une relation entre l’Université et le CNAR (Centre National
d’Appui à la Recherche) de N’Djamena et le centre de recherche alors
dirigé par Michel Brunet à l’Université de Poitiers (UMR CNRS 7262) ; Une
coopération Franco-Tchadienne qui allait vite porter ses fruits grâce à
une synergie et un partage d’information inédit jusqu’alors. Cette
collaboration reposant avant tout sur une dimension humaine et fraternelle
initiée par Michel Brunet fut particulièrement bien accueillie par ses
correspondants tchadiens, habitués jusqu’alors à des relations plus
unilatérales… Ce sera alors la création de la MPFT, la Mission
Paléoanthropologique Franco-Tchadienne composée d’une centaine de
chercheurs d’une dizaine de nationalités dont de nombreux Français et
Tchadiens, comme nous le découvrons dans le documentaire.
La connaissance du terrain, les difficultés de travail dans le désert
tchadien, les dangers inhérents à un univers souvent hostile et
immensément vaste de 2 millions de km², à savoir 5 fois la France,
composent le quotidien de nombreuses années de travail, ainsi que le
rappelle Michel Brunet.
Des années de recherches récompensées, d’abord, en 1995 ; Année qui verra
la découverte d’Australopithecus bahrelghazali , plus connu sous le
nom d’Abel, daté de 3,6 millions d’années, une découverte essentielle
alors que la communauté scientifique était persuadée qu’il n’y avait rien
à l’ouest du Grand Rift. Une fois de plus l’émotion transparaît
pudiquement lorsque Michel Brunet explique que le surnom Abel a été donné
en hommage à Abel Brillanceau, ce collègue et ami décédé lors d’une
mission de recherche au Cameroun…
Importance encore du lien avec notamment cette autre condition posée par
le paléoanthropologue que des chercheurs tchadiens soient formés et
puissent devenir docteurs dans cette discipline sous sa direction. C’est
avec cette généreuse initiative qu’ont pu naître une discipline et un
centre de recherche actif au Tchad (Université et CNRD) tel qu’il ressort
du documentaire. Collaboration scientifique, découvertes et diffusion sont
ainsi rappelées, allant des prestigieuses leçons enseignées au Collège de
France, les recherches menées au centre de l’Université de Poitiers,
jusqu’aux communications à l’Espace Pierre Mendès France de Poitiers
(Centre de culture scientifique de la Région Nouvelle Aquitaine), sans
oublier bien sûr les nombreuses interventions au Tchad.
Puis, surtout, en 2001 vient le point culminant de cette extraordinaire
aventure au désert du Djourab, une région aride et hostile qui livrera
grâce à la découverte par Ahounta Djimdoumalbaye de Sahelanthropus
tchadensis, le fameux Toumaï, le plus vieil hominidé connu à ce jour
avec 7 millions d’années, le plus ancien représentant de l’humanité et
père de tous les Tchadiens. Une formidable aventure d’hominidés, mais
avant tout d’êtres humains !
Interview
Jean Clottes
2 janvier 2020
Jean Clottes est l'un des meilleurs
spécialistes du Paléolithique et de l'art pariétal. L'accent chantant de
son Occitanie natale vibre avec les formes diaphanes gravées sur les
parois des cavernes, témoignages fragiles que ce scientifique passionné a
su toute sa vie non seulement préserver, mais également partager avec un
plaisir non dissimulé. Rencontre avec un ambassadeur inspiré de la
Préhistoire...
uelles
influences vous ont conduit à devenir l’un des meilleurs spécialistes du
Paléolithique et de l’art pariétal ?
Jean Clottes : "Ce sont
essentiellement de nombreuses découvertes qui m’ont conduit à me
spécialiser dans ces domaines. J’ai été nommé en 1971 directeur
d’antiquités préhistoriques pour la région Midi-Pyrénées. Jusqu’alors, je
n’avais pas du tout travaillé sur l’art préhistorique, d’ailleurs j’avais
réalisé ma thèse sur les dolmens. Alors que j’avais été nommé le 1er
janvier 1971, dès le 3 de ce même mois une importante découverte m’a été
signalée ! Celle du Réseau Clastres (Niaux), non loin de mon domicile…
L’année suivante, cela s’est reproduit, avec la grotte de Fontanet, là
aussi à une vingtaine de kilomètres du lieu où j’habite… J’ai donc été
obligé de m’occuper très activement de ces deux grottes et de l’art
préhistorique.
J’ai en fait abordé la Préhistoire par la spéléologie. Mon père pratiquait
cette discipline encore confidentielle avant la Seconde Guerre mondiale.
Je me souviens qu’il m’emmenait dans des grottes faciles d’accès alors que
je n’étais qu’un enfant. Nous avions trouvé à plusieurs reprises des os
travaillés, des fragments de poterie, etc. Ces trouvailles m’avaient
profondément intrigué alors même que mon père ne connaissait rien à la
Préhistoire. Cela a attisé ma curiosité et je me suis dit très tôt que je
souhaiterais en savoir davantage. Il s’est trouvé qu’à Toulouse un cours
de Préhistoire avait été organisé, ce qui était assez rare à cette époque.
Je m’y suis inscrit et constatant mon vif intérêt pour la discipline, mon
professeur, Louis-René Nougier, m’a proposé une thèse afin de prolonger
ces études. Je ne pensais pas à cette époque faire carrière dans ce
domaine, et c’est d’ailleurs pour cela que j’étais devenu professeur
d’anglais, après avoir passé trois ans en Angleterre pour perfectionner
cette langue…"
_________________
J’ai en fait abordé la Préhistoire par la
spéléologie. Mon père pratiquait cette discipline encore confidentielle
avant la Seconde Guerre mondiale
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Vous avez commencé vos recherches
sur le Néolithique notamment avec l’étude des dolmens.
Jean Clottes : "Il
se trouve que ma femme était originaire du Lot et cette région possède un
très grand nombre de dolmens. Aucun travail d’ensemble n’avait été mené
jusqu’alors dans ce domaine. Les mégalithes sont donc devenus mon sujet
d’étude. Ce fut un travail de longue haleine qui m’a demandé douze années
de recherches, car cela fut mené parallèlement à mes charges de professeur
d’anglais".
Grotte Chauvet, panneau des lions chassant des bisons,
Pouvez-vous rappeler ce qui
caractérise la période du Paléolithique et plus précisément le
Paléolithique supérieur qui est devenu par la suite votre principal
domaine de recherche ?
Jean Clottes : "Littéralement,
le mot Paléolithique signifie la pierre ancienne. Dès la fin du XIXe
siècle, le critère retenu pour la chronologie consistait dans la
différence du travail des pierres et leur rendu final. Le Néolithique ou
pierre nouvelle se caractérise par un polissage de la pierre, ce qui
n’existait pas au Paléolithique. Cela a correspondu à un changement
climatique à la fin de la dernière glaciation qui a introduit des
changements considérables dans la manière de vivre des hommes de cette
époque. Avant le Néolithique, vous avez le Mésolithique ou pierre moyenne,
où l’on a pu noter les premiers signes de cultures des sols et la
domestication de certains animaux comme le chien, puis les moutons,
parallèlement à la chasse et à la cueillette traditionnelles jusqu’alors".
_________________
la définition de l’art en général reste une
question très difficile dans le domaine de la Préhistoire. Il faut tout
d’abord avoir à l’esprit que cela dépend des époques, des lieux et des
cultures
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L’éternelle question se pose : à
partir de quand peut-on parler d’art en préhistoire et notamment d’art
pariétal ?
Jean Clottes : "On
parle d’art pariétal en présence de dessins réalisés sur les parois des
cavernes. Mais la définition de l’art en général reste en effet une
question très difficile dans le domaine de la Préhistoire. Il faut tout
d’abord avoir à l’esprit que cela dépend des époques, des lieux et des
cultures.
Pour certaines d’entre elles, il semble évident qu’il n’est pas question
d’art. Pour nous, l’art est une représentation de la nature créée par
l’homme sous une forme ou une autre, avec certains moyens techniques.
C’est nous qui voyons ces choses de cette manière ! Si vous prenez
certaines peuplades d’Amazonie qui se peignent le corps, il est évident
qu’il ne s’agit pas, là, d’art".
Vous n’avez pas hésité à évoquer
l’hypothèse de chamanisme avec ces représentations, hypothèse parfois
discutée par certains, comment – et faut-il – distinguer entre art et
religion ?
Jean Clottes : "Je
ne suis pas l’auteur de ces hypothèses, car elles remontent au milieu du
XXe siècle avec l’historien des religions Mircea Eliade. Cela a été repris
dans les années 80 par un de mes collègues David Lewis-Williams. Mais,
j’ai été très intéressé par les articles qu’il avait pu rédiger et cela a
donné lieu à de nombreuses discussions avec lui. En 1994, je l’ai invité à
venir dans les Pyrénées, afin de lui montrer les principales grottes et
discuter devant les peintures. Il a été ravi de cette proposition et nous
avons pu explorer pendant trois semaines Lascaux, Chauvet et bien d’autres
grottes… Cela a été à l’origine d’un ouvrage écrit ensemble. Lorsque cet
ouvrage a paru en français, il a provoqué un certain nombre de polémiques
! L’idée fondamentale est de voir dans certaines de ces représentations
autre chose qu’une expression artistique, mais bien des pratiques qui
s’apparentent aux rituels chamaniques que nous connaissons. Je vais vous
donner un exemple : on a pu constater combien les auteurs de ces peintures
ont pu tirer profit des nombreux reliefs des parois sur lesquels ils
dessinaient. Vu sous une optique chamanique, si ces peintres
préhistoriques dessinaient un bison avec une bosse visible sur la paroi,
pour eux le bison était alors dans la roche et en achevant cette
représentation, ils pouvaient dès lors entrer en contact avec ce bison. Il
s’agit donc de proposer l’interprétation de ces représentations par des
approches chamaniques, approches qui sont étayées par des études
ethnologiques menées dans le passé pour des sociétés traditionnelles et
que l’on peut encore constater dans quelques rares sociétés de nos jours.
La base du chamanisme repose sur l’idée d’entrer en contact direct avec le
monde surnaturel, pour certaines personnes et lors de certains rituels.
C’est une constante que l’on retrouve dans le monde entier. C’est quelque
chose que j’ai pu constater personnellement lors d’un séjour en Sibérie
avec un chamane. J’ai en effet participé à cinq cérémonies chamaniques,
dont une qui a été faite tout spécialement pour mon anniversaire ! Il
m’avait promis que je vivrais très longtemps et je viens d’atteindre
l’année de mes 87 ans ! (rires)….
Grotte Cosquer, panneau des chevaux, actuellement menacé
Pour répondre à la fin de votre question, il me semble évident qu’il ne
faut pas distinguer art et religion pour ces représentations
préhistoriques, même si tout ce que nous avançons ne sont que des
hypothèses proposées à partir d’expériences. J’ai travaillé dernièrement
pendant deux ans sur des tribus en Inde qui ont des pratiques bien
particulières, et j’ai pu notamment assister à trois cérémonies
funéraires. À chaque fois, un chamane était présent. Je me souviens qu’à
un moment donné, j’avais remarqué des peintures sur les façades de maisons
avec des mains positives comme symbole de protection, symbole que l’on
retrouve dans le monde entier. Il y avait également des dessins
géométriques qui répondaient à des fonctions de protection des personnes
et du bétail. Toutes ces expériences sont riches d’enseignements pour
comprendre les pratiques préhistoriques, tout en restant bien entendu
prudent quant aux conclusions que l’on peut en tirer".
Vous avez étudié les plus belles
grottes, Chauvet et Cosquer notamment, comment mène-t-on une telle
recherche qui de nos jours implique une démarche de plus en plus
collective ? Une révolution méthodologique – à la fois plus globale et
plus fine - a été accomplie ces dernières décennies si l’on songe à ce qui
était pratiqué jusqu’aux années 60.
Jean Clottes : "Absolument.
De nos jours un programme de recherche particulièrement exhaustif est mis
en œuvre avant toute chose. Si vous prenez l’exemple de la grotte Chauvet,
j’ai tout d’abord monté un programme de recherche et une équipe réunissant
de nombreux spécialistes de différentes disciplines (géologues,
spécialistes des charbons, etc.) avant d’entreprendre les premières
recherches. Mais avant de faire quoi que ce soit, nous avons protégé les
sols. Ce qui est à la base de tout, c’est en effet la protection du site.
Si on ne peut pas garantir cela, nous n’y allons pas ! Il y a alors des
alternatives comme explorer de loin, avec des caméras, etc. Toutes sortes
d’analyses sont pratiquées à partir du moment où elles n’ont pas une
emprise destructrice sur le milieu".
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Ces répliques permettent grâce à des
reproductions parfaites d’avoir une idée fidèle de ces lieux. Mais il
reste de très nombreuses grottes en France qui peuvent encore être
visitées
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Ancien conservateur général du
Patrimoine au ministère de la Culture, comment protège-t-on de nos jours
ces grottes souvent menacées par une ouverture au public ? Cela passe-t-il
obligatoirement par des répliques comme pour Lascaux II ? Quelles grottes
sont encore ouvertes au public et méritent d’être visitées ?
Jean Clottes : "Nous
avons la chance en France d’avoir un certain acquiescement à cette idée de
protection, il y a 100 ans, ce n’était pas du tout la même chose ! Si une
grotte ornée est découverte, la première chose est de protéger les lieux.
Je me souviens que lorsque Chauvet a été découverte, nous avons tout de
suite demandé que des gendarmes surveillent l’entrée jusqu’à ce qu’une
porte blindée interdise l’accès au lieu. J’avais malheureusement
auparavant pu constater en d’autres endroits un grand nombre de pillages.
L’idée de proposer au public des répliques de ces lieux est une bonne
chose selon moi, lorsque c’est réalisable comme en France ou en Espagne
avec Lascaux, Altamira, Niaux, Chauvet… Ces répliques permettent grâce à
des reproductions parfaites d’avoir une idée fidèle de ces lieux. Mais il
reste de très nombreuses grottes en France qui peuvent encore être
visitées comme celles de Niaux, Rouffignac, Combarelles, Font de Gaume…
Cela fait un bel échantillon représentatif de ce qui peut être découvert
!"
Jean Guilaine est l'un des meilleurs
spécialistes du Néolithique. Chercheur infatigable, c'est à partir d'une
enquête sur le long terme aux quatre coins du monde que cet esprit,
alliant en une rare symbiose terrain et théorie, s'est imposé également
comme un pédagogue apprécié à l'EHESS, puis au Collège de France, sans
oublier ses nombreuses publications. Rencontre avec une personnalité
attachante à la recherche des origines de notre monde historique.
Quel a été l’élément personnel
vous ayant conduit à consacrer toute votre vie à l’archéologie et
notamment à la protohistoire ? « Mi-citadin et mi-rural » avouez-vous dans
vos Mémoires parues chez Odile Jacob.
Jean Guilaine : "Mon père et un professeur d’histoire de
l’enseignement secondaire m’ont donné le goût de l’histoire et c’est par
celle-ci que j’ai découvert l’archéologie. Ayant d’autre part vécu une
partie de mon enfance et de mon adolescence à la campagne, ayant observé
les caractères, le contexte et les rythmes de la vie rurale en un temps
encore peu marqué par la mécanisation, je me suis intéressé aux racines
mêmes de cette civilisation agricole, c’est-à-dire au Néolithique. Sans
doute s’est-il opéré une conjonction entre une quête scientifique sur
cette période à partir de traces matérielles et une forme de nostalgie de
mes propres origines.
Le cœur de votre recherche a porté sur cette période cruciale de
transition de sociétés de chasseurs-cueilleurs à la révolution agricole et
sédentarisation.
L’expression « Révolution néolithique » est un raccourci pour résumer ce
grand changement qui a conduit certaines populations à se sédentariser
puis à domestiquer plantes et animaux, c’est-à-dire à modifier la nature à
leur profit. Mais la réalité archéologique est différente. Elle montre que
ce processus n’a rien de révolutionnaire mais a été un phénomène de temps
long, très progressif, puisque s’étant déroulé sur plusieurs millénaires.
Il puise ses origines dans la sédentarisation propres à certaines régions
du monde (Proche-Orient, Chine, Mexique) de sociétés de chasseurs. Cette
fixation au sol a poussé ces acteurs à modifier leur perception des
espèces végétales et animales et à accroître leur pression sur elles. Mais
il serait faux de ne voir dans le Néolithique qu’une mutation économique
car ce moment de la trajectoire humaine se confond aussi avec une
transformation sociale : un choix de vie dans un cadre géographique , le
regroupement volontaire de familles au sein d’une même communauté, la mise
en place de codes pour faire fonctionner la localité de façon cohérente,
la nécessité de respecter des règles de vie en commun, le recours à une
symbolique pour servir de cadre aux comportements individuels ou
collectifs, un sentiment d’appartenance identitaire".
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L’expression « Révolution néolithique » est un raccourci pour résumer ce
grand changement qui a conduit certaines populations à se sédentariser
puis à domestiquer plantes et animaux, c’est-à-dire à modifier la nature à
leur profit
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Comment expliquer cette révolution
néolithique ?
Jean Guilaine : "On n’exclut plus que des comportements de pouvoir
aient existé chez les chasseurs paléolithiques. Et d’ailleurs chez
certaines sociétés de chasseurs-cueilleurs sédentarisés, de gros dénivelés
sociaux sont observables entre des personnages importants et de véritables
esclaves. Mais, de façon plus générale, les chasseurs ne produisent pas
leur alimentation et se contentent de la prélever sur la nature pour la
consommer immédiatement : c’est du court terme. A l’inverse, le calendrier
agricole est un système de production à long terme : la récolte ne viendra
que bien après les semailles et le troupeau exige une politique de gestion
des bêtes selon diverses étapes. La consommation est différée de l’acte
qui l’initie".
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Très tôt, la société agricole a engendré des dominants et des dominés
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Avec la propriété, les notions de
pouvoir et de violence se sont développées. Comment l’archéologue peut-il
en retrouver les traces et les interpréter ? Sommes-nous certains que ces
conduites ne prévalaient pas autant auparavant ?
Jean Guilaine : "Très tôt, la société agricole a engendré des
dominants (les gestionnaires de l’économie ou des relations sociales, les
connaisseurs de l’histoire de la communauté et de ses traditions, les
maîtres des rituels, etc.) et des dominés. Et très vite sont apparus des
inégalités, des dénivelés sociaux dont témoignent les sépultures : les
élites y sont reconnaissables à la qualité de leurs équipements
personnels. S’élever dans la société impliquait une permanente compétition
entre individus. Les dominants essaieront de fixer leur statut personnel
en le rendant héréditaire.
Il est vraisemblable que le territoire était la propriété collective de la
communauté, des parcelles ou des secteurs étant affectés aux diverses
familles. Les dominants n’avaient sans doute pas intérêt à la création de
propriétés privées qui auraient échappé à leur contrôle.
La compétition pouvait aussi jouer entre localités voisines et donner lieu
à des conflits. On les reconnaît à partir de restes osseux percés de
flèches ou sur des représentations iconographiques de batailles d’archers
(Art du Levant espagnol)".
Votre démarche méthodologique témoigne d’un souci constant de
questionnement des scénarios historiques : comment le chercheur peut-il
être certain que sa démarche et ses recherches rendent compte fidèlement
du passé ? Et quels sont les pièges les plus récurrents de votre
discipline et comment les avez-vous surmontés ?
Jean Guilaine : "J’ai toujours porté intérêt aux scénarios
historiques « à grande échelle ». J’ai ainsi proposé un modèle de
diffusion du Néolithique à travers l’Europe selon un processus «
arythmique » (VII-VIe millénaires avant notre ère) : rapides mouvements
d’expansion de « migrants » suivis de phases de pauses, d’arrêts dans la
conquête de terres. De même, j’ai travaillé sur la question « campaniforme
» : une idéologie de glorification de l’individu qui, vers 2500 avant
notre ère, embrasse l’Occident et favorise la transition du Néolithique à
l’Âge du bronze. Les questions d’effondrement des civilisations m’ont
également retenu : la fin du néolithique précéramique à Chypre, le déclin
des Temples de Malte, la ruine des royaumes d’Orient vers – 1.200 et son
impact sur les cultures méditerranéennes. Il reste que les interprétations
sont toujours délicates (comme en histoire) et demeurent spéculatives car
les facteurs à l’œuvre sont divers : climatiques, économiques, sociaux,
politiques".
Les cadres temporels – une dizaine de millénaires – et spatiaux sont
immenses avec une grande partie de la Méditerranée, comment avez-vous
appréhendé une si vaste recherche ?
Jean Guilaine : "Je n’aime pas trop le terme « Préhistoire » : je
le considère comme un « fourre-tout » car il fait référence à des
situations économiques et sociales trop disparates, sans parler de son
étirement chronologique. C’est pourquoi je le réserve aux sociétés de
chasseurs-cueilleurs (Paléolithique et Mésolithique). En revanche,
j’utilise le terme « Protohistoire » pour couvrir le temps long (dix
millénaires) qui, à partir du Néolithique, conduira des premières sociétés
villageoises jusqu’aux premiers états ou empires de la planète. Il y a
dans cette acception une cohérence : c’est le temps des villages
exclusifs, antérieur aux manifestations urbaines. On n’est plus dans la
Préhistoire mais dans les premiers temps du monde rural historique. Je me
suis donc intéressé à toutes les facettes de cette Protohistoire, depuis
la constitution des premières localités paysannes jusqu’aux circulations
transméditerranéennes de l’Âge du fer quand les cités étrusques, puniques
ou grecques, commencent à se partager l’espace maritime. Ces dix
millénaires sont un tout".
Vos premiers chantiers ont porté sur
le Néolithique et sur l’Âge de bronze, en quoi vos recherches ont elles
contribué à changer ce qui était présenté jusqu’alors ? L’intégration des
sciences de l’environnement semble avoir été essentielle pour passer à un
autre niveau d’étude.
Jean Guilaine : "Dès mes premiers travaux, j’ai souhaité faire à
l’analyse de l’environnement une place essentielle. Car le Néolithique
c’est d’abord l’anthropisation du milieu, un comportement humain de
pression sur la nature. En France, une telle approche n’a commencé à
émerger que dans les années soixante-dix du siècle passé lorsque les
archéologues ont associé les naturalistes à leur démarche. Sans cette
collaboration, il était impossible d’appréhender l’histoire des paysages
et l’impact de l’homme sur l’environnement. Aujourd’hui la recherche
paléoécologique est devenue incontournable et on doit s’en féliciter".
_________________________
J’ai souhaité faire à l’analyse de l’environnement une place essentielle.
Car le Néolithique c’est d’abord l’anthropisation du milieu, un
comportement humain de pression sur la nature
______________________
Avec le recul, comment jugez-vous ce
travail sur le terrain et les fouilles menées en parallèle avec celui de
laboratoire ?
Jean Guilaine : "Ma génération a beaucoup œuvré sur le terrain et
j’ai moi-même travaillé aux quatre coins de la Méditerranée. Mais, en
symétrie, le laboratoire est incontournable dans la mesure où il apporte
datations, caractérisation des matériaux, analyses chimiques, génétiques,
etc. Le terrain c’est long, pénible, très coûteux en énergie mais combien
exaltant ! Le laboratoire a l’avantage d’apporter parfois des résultats
rapides et novateurs que les chercheurs d’aujourd’hui, dans une
perspective de carrière, s’empressent de publier dans des revues à large
impact. La discipline est devenue affaire d’analyses. Il est bon toutefois
de revenir au terrain qui permet de livrer des matériaux frais, à même de
renouveler des questions en suspens et qui, dans la vie d’un chercheur,
est une « fabrique » d’images et des souvenirs qui font la richesse d’une
existence".
LEXNEWS
a eu le grand plaisir de retrouver et d’interviewer le fameux paléoanthropologuefrançais, découvreur d’Abel et de
Toumaï, et grâce à qui l’échelle chronologique de notre humanité a pu
remonter jusqu’à 7 millions d’années. A l'occasion de la sortie de son
dernier livre "Nous sommes tous des Africains" (Odile Jacob
Ed.), remontons une nouvelle fois le temps avec ce scientifique
passionnant qui n’hésite pas à rappeler que, indépendamment des
distinctions de couleur de peau, l’origine de l’homme démontre que nous
sommes tous sœurs et frères, sans arrières pensées idéologiques !
D’où
viennent les premiers hommes ? À quoi ressemblaient-ils ? Pourquoi ont-ils
décidé de quitter l’Afrique, alors qu’ils y ont vécu plus de 5 millions
d’années ? À quel moment s’est faite, à partir d’une population ancestrale
commune, la séparation décisive entre les chimpanzés et les humains ?
C’est à une grande fresque de toute la famille humaine, s’étendant sur
plus de 7 millions d’années, que nous convie ici Michel Brunet. Découvreur
de Toumaï et grand explorateur, il nous expose dans ce livre, avec son
talent de conteur, les grandes découvertes de la paléontologie, à partir
de ses cours au Collège de France. Dans les déserts de sable ou de glace,
au Tchad ou en Antarctique, l’auteur nous fait assister à son travail de
fouilles. C’est à ses côtés, sur le terrain, que nous comprenons quelle
était la vie de nos lointains ancêtres. Voici donc retracé pour nous
l’incroyable chemin qui mène, sur plus de 500 000 générations, des tout
premiers hommes à l’Homo sapiens que nous sommes.
Michel Brunet est professeur au Collège de France et professeur associé à
l’université de Poitiers. Il est aussi directeur de la Mission
paléoanthropologique franco-tchadienne. Il est, avec son équipe, le
découvreur de Toumaï, le plus ancien représentant de l’humanité connu à ce
jour. Il a publié D’Abel à Toumaï. Nomade, chercheur d’os, qui a été un
très grand succès. (présentation de l'éditeur)
ous rappelez dans votre dernier livre Nous sommes tous des Africains
que sur une histoire longue de 7 à 8 millions d’années, cela fait
seulement un siècle et demi que nous avons pris conscience que nous avons
une histoire. »
Michel Brunet :
"Effectivement, notre histoire a
au moins 7 millions d’années, alors que pendant la quasi-totalité des
temps, nous avons pensé que nous n’avions pas d’histoire parce que nous
réfléchissions jusqu’alors en termes créationnistes. Tout cela reposait
sur la foi en une création de l’homme par Dieu, grand architecte qui
n’introduisait pas d’histoire dans ce schéma. La première fois que l’on a
trouvé des ossements humains, c’était en Belgique, en 1825, ils ont été
placés dans un tiroir et on n’en a plus parlé… Il a fallu les découvertes
de ce que l’on a appelé le Néandertal, près de Düsseldorf, pour qu’on
accepte de parler d’hommes fossiles. C’était alors le milieu du XIXe
siècle, ce qui correspond d’ailleurs au moment où Darwin publiait son
ouvrage magistral sur la théorie de l’évolution. Le premier pré-humain va
être décrit et publié en 1925, un australopithèque provenant d’Afrique du
Sud - Australopithecus africanus- présenté par Raymond Dart. La
première réaction a été de ne pas y croire, il était trop vieux, autour de
2 millions d’années. À cette époque, seuls étaient connus en France des
Néandertaliens classiques aux alentours de 100 000 ans. 2 millions
d’années, c’était beaucoup trop…
Et puis, les découvertes se sont succédé,
Mary et Louis Leaky ont commencé à travailler en Afrique occidentale. En
1959, Mary trouve le premier crâne, le célèbre crâne de Zinjanthropus
boisei nommé maintenant Paranthropus boisei. Les découvertes
vont se poursuivre en Afrique orientale jusqu’à la fameuse Lucy en 1974,
ce qui est très proche de nous si l’on y réfléchit ! Cette petite femme
fut mise au jour par une équipe que dirigeaient Maurice Taieb, Yves
Coppens et Donald Johanson. Pour la première fois, la communauté
scientifique internationale prenait conscience que nos racines sont non
seulement africaines mais profondes dans le temps (3,2 millions
d’années)".
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Nous avons 7 millions d’années d’histoire, dont 5 passées en Afrique, avec
une peau noire. Cela me semble un message essentiel de société à faire
passer
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Nous sommes dans les années 75 !
Michel Brunet :
"Oui, en effet, cela peut
paraître surprenant avec le recul : il y a moins d’un demi-siècle, et
qu’est-ce qu’un demi-siècle considéré sur une échelle historique d’au
moins 7 millions d’années… Yves Coppens va ensuite proposer dans les
années 80 sa théorie nommée East Side Story où les plus anciens
préhominidés seront à l’est du rift, et à l’ouest, de l’autre côté, les
grands singes. D’une hypothèse, on est progressivement passé à un dogme.
C’est dans ces conditions que j’ai eu envie d’aller vérifier sur site au
Tchad en 1994 après avoir travaillé 20 ans au Cameroun. Ce fut alors pour
nous la découverte d’un australopithèque, Abel, Australopithecus
bahrelghazali, daté de 3,5 millions d’années, plus vieux que Lucy.
Puis, en 2001, nous découvrions Toumaï, premier représentant de l’espèce
Sahelanthropus tchadensis âgé de 7 millions d’années. Cela a
évidemment bouleversé pas mal de choses, Toumaï devenait le plus ancien
pré-hominidé, et qui plus est, ne se trouvait pas à l’est. La théorie
East Side Story s’écroulait, tout en laissant un champ d’investigation
énorme. Ces exemples rapidement retracés démontrent combien dans la
science il y a des périodes de palier où il ne se passe rien, je
m’attendais d’ailleurs après la découverte de Toumaï, il y a 15 ans,
qu’elle soit suivie plus rapidement par d’autres découvertes. Mais si l’on
replace toutes ces découvertes en situation, nous réalisons qu’en quelques
années nous avons plus que doublé l’échelle historique concernant notre
origine. Lucy, qui était il y a encore peu de temps la grand-mère de
l’humanité, est plus proche de nous qu’elle ne l’est de Toumaï (Lucy
remonte à 3,2 millions et Toumaï à 7 millions ; 3,8 millions les séparent
donc !). En science, vous avez les découvertes attendues, et celles
inattendues qui font l’objet de controverses, ce fut le cas pour Toumaï.
C’est pour ces raisons que j’ai tenu à ce que mon dernier livre porte le
titre « Nous sommes tous des Africains », et je souhaitais même
ajouter : et des migrants !
Nous avons 7 millions d’années
d’histoire, dont 5 passées en Afrique, avec une peau noire. Cela me semble
un message essentiel de société à faire passer, surtout dans le contexte
troublé que notre société connaît actuellement. Les plus anciens Européens
se situent aux alentours de 2 millions en Géorgie au niveau du Caucase, et
lorsqu’ils sont arrivés dans ces terres leur peau ne pouvait qu’être
noire. Quand vous dites cela, vous sentez encore certaines réactions à ce
qui est pourtant une évidence scientifique. Je pense intimement qu’il y a
un net déficit d’information sur ces questions. Je tiens à rappeler sans
cesse que la peau de couleur noire s’explique par une répartition
différente de la mélanine qui se concentre au niveau de la peau afin de la
protéger des rayons solaires, mais un individu à peau noire n’a pas plus
de mélanocytes qu’un blanc de l’Alaska. Si vous prenez un peu de recul et
que vous réfléchissez à tout ce qu’a provoqué cette question de couleur de
peau, on reste effaré. Notre histoire, dès les premiers temps, n’est
qu’une histoire de migration en permanence.
« Notre histoire, insistez-vous, n’est pas celle d’une évolution
rectilinéaire qui partirait d’un ancêtre pour parvenir tout droit à nous «
en costume trois-pièces ». Les choses sont plus complexes et vous avez
souvent recours à cette image d’une évolution buissonnante. »
Michel Brunet :
"Un grand nombre de collègues
emploie encore le mot lignée humaine, y compris au sein du musée de
l’Homme. Mais, il faut savoir que l’idée d’une lignée humaine est
directement une réminiscence créationniste. De même, cette image d’Épinal
que vous évoquez avec l’homme en costume trois-pièces au terme d’une
évolution qui débute dans les arbres est une aberration. Scientifiquement,
cela ne tient pas. Elle est passée de manière parfaite dans le grand
public. Cette prétendue lignée implique qu’à l’instant T, vous avez une
espèce, c’est ce que vous disent les gens du « dessein intelligent
». Ces néocréationnistes affirment être évolutionnistes, mais ajoutent que
lorsque la vie est apparue, il était prévu que nous apparaîtrions
également, ce à quoi je m’oppose bien évidemment.
Lorsque je fais une
conférence, je montre souvent un tableau où je mets en ordonnée le temps,
et en abscisse, les espèces. Sur ce schéma, vous voyez, qu’à un moment
donné, sont en présence plusieurs espèces et non une seule. Il est
toujours possible de se tromper et avoir multiplié des espèces qui
n’existent pas, mais ma certitude est qu’il en existe que l’on n’a pas
encore trouvées ! Dans le même ordre d’idées, le débat qui a eu lieu sur
l’homme de Florès est significatif (squelette fossile d’un mètre dix
découvert dans une grotte de l’île indonésienne de Florès et que leurs
découvreurs ont estimé qu’il correspondait à une nouvelle espèce à part
entière N.D.L.R.). Il n’était pas concevable d’envisager un humain
avec un cerveau aussi gros que celui d’un chimpanzé. Mais Cuvier dans des
îles de la Méditerranée avait pourtant décrit des éléphants nains comme
pour notre homme de Florès. Pour toutes ces raisons, il est bien important
d’avoir à l’esprit cette évolution buissonnante avec, à un certain moment,
trois ou quatre espèces. Il ne faut pas oublier que nous sommes tout seul
depuis moins de 15 000 ans, les Néandertaliens se sont éteints il y a un
peu moins de 30 000 ans, à cette époque nous avions trois espèces, ce qui
met à mal cette histoire de la lignée unique… En tant qu’Homo sapiens,
nous sommes une forme singulière dans la mesure où nous avons ce cerveau
qui est capable d’inventer le meilleur comme le pire, mais notre évolution
est banale, notre histoire est également banale, c’est l’histoire d’un
groupe de mammifères. Cela n’a rien d’exceptionnel".
« Le travail sur le terrain, la recherche à partir de fossiles trouvés
en situation, sont au cœur de votre discipline, ce qui n’exclut pas à
partir de là d’être moins frileux dites-vous et même de retrouver
cette audace de rêver ».
Michel Brunet :
"Imaginons que nous n’ayons pas
de terrain, ce qui est d’ailleurs un peu le cas en ce moment en Afrique,
vous n’auriez ni Abel, ni Toumaï, et nous en resterions à East Side
Story. Nous pouvons certes étudier les fossiles existants à la lumière
des progrès technologiques, je pense notamment aux immenses progrès de
l’imagerie scanner… Il n’est pas question dans ce schéma d’être hostile à
tout ce travail de recherche, et si vous regardez derrière moi, ce crâne
de Toumaï tel qu’il était lorsque nous l’avons trouvé, c’est-à-dire
déformé par les sédiments, et sa reconstitution grâce à l’imagerie, le
résultat est parlant. Mais on a formé dans les écoles tout un bataillon de
jeunes qui ne savent faire que cela et qui n’ont jamais trouvé un fossile
de leur vie. Ils arrivent même à réclamer les fossiles que l’on a trouvés
! Pour moi ce sont des paléoanthropologues de salon. Je reste persuadé que
notre métier commence avant tout sur le terrain : sans fossiles, vous
n’avez rien. Si nous étions au stade d’avoir une excellente idée des
représentants de la famille humaine, on pourrait encore admettre cette
attitude, mais nous en sommes très loin. Il faut ajouter à cela un manque
de souplesse manifeste des institutions pour monter des opérations de
recherche, sans parler de la frilosité des budgets… Il est plus
confortable d’être derrière un écran que de subir des vents et des
tempêtes dans le désert !"
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J’espère que les collaborateurs de mon équipe pourront un jour retourner
dans ces régions, mais en ce qui me concerne, je ne me fais guère
d’illusions.
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« Nous vous avions laissé il y a presque dix ans alors que vous
commenciez à explorer les déserts de Libye, en envisageant également
l’Égypte, dans cet espoir de trouver des liens avec le bassin du Tchad de
même niveau de datation qu’avec Toumaï. Qu’en est-il de ces recherches
dans un climat politique qui a stoppé leur poursuite? »
Michel Brunet :
"J’espère que les collaborateurs
de mon équipe pourront un jour retourner dans ces régions, mais en ce qui
me concerne, je ne me fais guère d’illusions. Nous avions trouvé des
fossiles en Égypte, des niveaux intéressants, mais nous avons été obligés
de stopper au début de nos recherches. Concernant la Libye, nous avions un
projet à deux composantes, l’un concernant la famille humaine et la
recherche d’un des « frères » de Toumaï, mais nous n’avons pas trouvé de
bons niveaux, et je pense intimement que très probablement les niveaux
correspondants ne sont pas à l’affleurement et sont encore recouverts.
L’autre composante de nos recherches libyennes concernait les anthropoïdes
anciens avec des résultats plus favorables. Notre équipe menée par le
professeur Jean-Jacques Jaeger a pu montrer que les plus anciens
anthropoïdes n’étaient pas égyptiens, mais libyens avec des formes autour
de 39 millions d’années avec une description de trois espèces. Cette
découverte m’a mené à faire des recherches en Antarctique et me conduit à
essayer de monter actuellement un projet en Patagonie. Il faut bien
comprendre que nous sommes sur une échelle historique à 40 millions
d’années. Nous avions déjà trouvé avec la même équipe des anthropoïdes
anciens en Birmanie et en Thaïlande et à ce niveau de datation (40
millions d’années), nous sommes au dernier maximum climatique. Ces
découvertes en Birmanie et en Thaïlande se situent dans des mines de
lignite, c’est-à-dire là où vous aviez une forêt tropicale humide qui
descendait par l’Iran pour rejoindre toute l’Afrique, puis l’Antarctique
et remonter dans toute l’Amérique du Sud. Nous avons retrouvé sous
l’Antarctique – la calotte glaciaire se mettant en place autour de 35
millions d’années- la forêt tropicale humide, et j’étais il y a environ un
mois en Patagonie dans les mines de lignite. Quand nous avons trouvé à 39
millions des anthropoïdes en Libye, l’un d’entre eux était la copie
conforme de celui trouvé en Birmanie, même âge, même morphologie, même
espèce… Nous avions quatre formes, et au milieu de tout cela quelques
dents de rongeurs typiquement sud-américains, ce qui justifie les
recherches que je souhaite poursuivre. Mais il ne faut pas oublier que
lorsque nous recherchons des dents de l’ordre de 1 mm sous la calotte
glaciaire, tout cela prend bien du temps !"
Trinh Xuan Thuan est né en le 20 août 1948 à Hanoï (Vietnam). Il
quitteHanoi à l'âge de 6 ans. Sa famille s'établit alors à Sài Gon,
ancienne capitale du Sud du pays, qui était alors séparé en deux par le
17e parallèle, conformément aux accords de Genève signés en 1954. Là, il
fit des études, jusqu'au Bac, à l'école française Jean Jacques Rousseau.
C'est grâce à un riche vocabulaire de français acquis à cette époque qu'il
a pu écrire de grands ouvrages sur l'astrophysique, renommés tant en
raison de leur exactitude scientifique que de leur caractère poétique. Il
passe brillamment le bac en 1966 (mathématiques élémentaires mention très
bien) au lycée Jean-Jacques Rousseau de Saïgon.
Après une année en Suisse, à l’Ecole polytechnique de Lausanne, il
poursuit ses études dans les plus grandes universités américaines : au
California Institute of Technology (Caltech), puis à Princeton où il
obtient, en 1974, un Ph.D. en astrophysique sous la direction de l’éminent
astrophysicien Lyman Spitzer, père du téléscope Hubble et l’un des
pionniers de la physique du milieu interstellaire et des plasmas.
Depuis 1976 il est professeur d’astrophysique à l’université de Virginie à
Charlottesville, et partage son temps entre les Etats-Unis et la France.
En tant que professeur invité à l’université de Paris 7, à l’observatoire
de Meudon, au service d’astrophysique de Saclay et à l’IAP (Institut
d’astrophysique de Paris) du CNRS, il collabore régulièrement avec des
scientifiques français.
Spécialiste internationalement reconnu de l'astronomie extragalactique
(extérieure à la Voie lactée) il est l'auteur de plus de 230 articles sur
la formation et l'évolution des galaxies, en particulier celle des
galaxies naines, et sur la synthèse des éléments légers dans le Big Bang.
Ses articles font référence dans le monde entier.
Pour ses recherches astronomiques il utilise les plus grands téléscopes au
sol (Kitt Peak, Hawaï, Chili…) et dans l’espace (Hubble, Spitzer…). A la
fin de l’année 2004, grâce à des observations faites avec Hubble il a
découvert la plus jeune galaxie connue de l’univers (I Zwicky 18) –
découverte qui a été amplement discutée dans la presse internationale.
Par ailleurs il donne un cours à l'Université de Virginie qu'il a baptisé
"Astronomie pour les poètes". Les étudiants non-scientifiques ont ainsi le
plaisir de découvrir les merveilles de l¹Univers.
Les ouvrages de Trinh Xuan Thuan
Son dernier livre aux éditions Plon /
Fayard :
Trinh Xuan
Thuan a réussi ce pari extraordinaire de rendre l'astrophysique et les
origines de notre univers comme étant une mélodie familière à nos oreilles
! Le célèbre astrophysicien d'origine vietnamienne, professeur
d'Astronomie à l'Université de Virginie à Charlottesville, est également
un francophone convaincu puisqu'il partage sa vie
entre les Etats-Unis et la France. Il est auteur de nombreux ouvrages de
vulgarisation en français sur l'Univers et les questions philosophiques
qu'il pose.
Thuan est également chercheur à l'Institut d'Astrophysique de Paris.
Rencontre avec un grand scientifique, mais également avec un troubadour de
l'immensité galactique !
LEXNEWS : « Comment est né ce coup de foudre pour
l’astrophysique, début d’un vrai rapport amoureux à l’Univers ? »
Trinh Xuan Thuan : “ Vous avez raison,
c'est une passion, il est en effet possible de parler d'un véritable amour
du ciel. Lorsque j'étais enfant, j'étais toujours curieux de ce qui avait
trait à l'univers. Je m'intéressais toujours à la logique des choses,
comment elles fonctionnaient. Je réussissais en littérature, en
philosophie, mais les sciences m'attiraient le plus. Dès l'adolescence je
lisais beaucoup Einstein. C'était une véritable idole pour moi ! Cela vous
montre mon attirance très précoce pour la physique. Après mon bac français
au lycée de Saigon, je suis parti aux États-Unis dans l'une des plus
grandes universités scientifiques du monde, Caltech. J'ai donc suivi des
études de physique là-bas avec les plus grands noms. Le destin m'a
d'ailleurs amené à un endroit où se trouvait le plus grand télescope du
monde à cette époque, celui du mont Palomar, avec un diamètre de 5 mètres.
Mes professeurs de physique faisaient également, pour la plupart d’entre
eux, des recherches en astrophysique, domaine scientifique en plein essor.
Parmi ceux-ci, Maarten Schmidt avait découvert en 1963 les quasars, objets
les plus lumineux de l'univers. C'était également l'époque de la
découverte du rayonnement fossile et des pulsars. Caltech était associé
aussi au Jet Propulsion Laboratory qui envoyait des sondes spatiales vers
les autres planètes. Je me souviens encore de l’émotion que j’ai ressentie
à la vue des premières images de Mars prises par la sonde Mariner.
L’astrophysique traversait un âge d’or à la fin des années 60. Les
États-Unis étaient en pleine effervescence scientifique, mais également
sociale avec le mouvement hippie contre la guerre du Vietnam. Je suis donc
tombé en quelque sorte dans la « marmite de l'astronomie » à ce moment-là
! Imaginez un adolescent de 19 ans avoir accès au plus grand télescope du
monde et observer les confins de l'univers ! J'ai donc décidé de faire ma
thèse de doctorat en astrophysique à l'université de Princeton où j'ai
également eu de très grands maîtres. Mon directeur de thèse était Lyman
Spitzer, le père du télescope spatial Hubble. J’ai eu la très grande
chance d’avoir de grands professeurs qui m’ont appris à penser et créer.
L'astronomie était pratiquement inexistante au Vietnam et je suis
particulièrement reconnaissant à mes parents de m’avoir toujours soutenu
dans cette voie. »
LEXNEWS : « Acceptez-vous cette idée selon
laquelle vous seriez paradoxalement parti aux États-Unis séparé de votre
patrie d'origine pour aller mener une quête de nos origines et de celle de
l'univers ? »
Trinh Xuan Thuan : “ C’est une
interprétation possible. Je crois en effet que la quête des origines a
toujours été au coeur de mon parcours et pas seulement de mes propres
origines, mais aussi de manière beaucoup plus universelle, de l’origine
cosmique de l’homme. Nous sommes tous des poussières d'étoiles et donc
cette longue histoire de 14 milliards d'années qui aboutit à notre
humanité me fascine au plus haut point. »
LEXNEWS : « Vous conjuguez avec une facilité
déconcertante une approche scientifique de niveau international, une
vulgarisation appréciée d’un très large public et en même temps vous
introduisez une dimension poétique et même spirituelle toujours délicate
dans le domaine scientifique. »
Trinh Xuan Thuan : “ Absolument, c'est
une démarche peu fréquente dans le milieu scientifique et un grand nombre
de mes collègues se limitent à la pure science quand ils se mettent à
l’écriture. Ils estiment que la science n'a rien à dire sur les autres
domaines, position sur laquelle je m'inscris en faux. Je pense qu’au
contraire, la science peut jeter un éclairage sur notre condition humaine
et je suis contre le fait de compartimenter les choses. L'être humain est
un tout, il a besoin de comprendre le fonctionnement de la nature par une
approche scientifique, mais il se pose aussi des questions philosophiques
et spirituelles, et il ressent également des émotions poétiques et
artistiques… Pour quelle raison devrions-nous en écrivant un livre
d'astrophysique nous limiter à la seule science ? Cela dit, je comprends
très bien la réticence de certains de mes collègues : ils ne veulent pas
franchir le seuil de la pure science de peur que leurs propos ne soient
repris et déformés par des personnes ou des sectes voulant pousser telle
ou telle thèse, comme ce qui se passe aux Etats-Unis avec la thèse
créationniste par exemple. Ce qui fait que, dans leurs livres de
vulgarisation, la plupart de mes collègues se contentent de décrire les
phénomènes physiques, un point c'est tout. C'est au lecteur de faire sa
propre interprétation métaphysique. Je ne partage pas ce point de vue.
J'estime que lorsque j’écris, je dois aussi faire passer le message que la
description des phénomènes n'est pas mon seul point d’intérêt. J'attache
également beaucoup d'importance à réfléchir sur le sens de l'univers, sur
notre condition humaine dans cette vaste histoire cosmique. Je veux
également partager avec mes lecteurs les émotions d'un astronome quand il
contemple la beauté et l’harmonie de l’univers. Je veux leur communiquer
ce bonheur que je ressens lorsque je recueille avec mon télescope cette
lumière partie il y a des milliards d'années d’une lointaine galaxie,
avant même que les atomes de mon corps ne soient fabriqués par des
réactions nucléaires au coeur d'une étoile ! Bien entendu, l'intellect
vient après pour analyser les données, mais ce sentiment de connexion
cosmique est de l’ordre de l’émotion. »
LEXNEWS : « Il y a très certainement également un
souci de partage dans votre démarche où vous n'hésitez pas à citer des
oeuvres de Monet ou du poète Whitman... »
Trinh Xuan Thuan : “ C’est un point
très important, car c'est en effet un réel souci de partage qui m'anime.
Très souvent les sciences donnent l'impression au grand public d'être
arides, sévères et ennuyeuses. J'aime à montrer un aspect plus ludique,
plus émotionnel, plus poétique de la science pour la faire partager au
plus grand nombre. »
LEXNEWS : « Quelles sont les difficultés pour
mener une telle entreprise à une époque où les sciences sont de plus en
plus techniques et nécessitent une recherche de plus en plus détaillée ! »
Trinh Xuan Thuan : “ La quête et la
transmission de la connaissance sont au coeur de ma vie professionnelle.
Je partage mon temps de travail en trois domaines : il y a d'abord la
recherche, puis l'enseignement à l'Université de Virginie et enfin la
vulgarisation scientifique. Je me suis moi-même enrichi au contact de ces
différentes activités et je ne suis pas sûr que j'aurais eu les mêmes
satisfactions si j'étais resté enfermé dans une tour d'ivoire à ne faire
que de la recherche. Par mon activité de vulgarisation scientifique, j'ai
eu la chance et le bonheur de rencontrer des personnes de milieux
totalement différents du milieu scientifique, des hommes politiques et
d'affaires, des poètes, des écrivains, des artistes... qui ont
considérablement enrichi ma vision du monde et de l'humanité ainsi que mon
existence. Ces contacts ont renforcé ma vue bouddhiste que nous sommes
tous interdépendants les uns des autres, et que notre bonheur dépend de
celui des autres.
Le défi dans la vulgarisation scientifique est d'exposer la recherche et
la science de manière rigoureuse, mais sans équations mathématiques, dans
un langage simple et poétique, en ayant recours à des métaphores. Le but
est de communiquer au grand public des informations précises qu'un
scientifique ne pourrait contester. Si l'on peut ajouter à cela un aspect
ludique et plaisant, la transmission de l'information est réussie. »
LEXNEWS : « 96% du contenu en masse et en énergie
de l’Univers nous échappe encore totalement. Vous soulignez que les
passages de l’inanimé à l’animé ainsi que de l’instinctif à la conscience
restent un complet mystère pour nous. Cela ne pose-t-il pas des cas de
conscience aigus pour un scientifique au XXI° siècle ? »
Trinh Xuan Thuan : “ Vous avez mis le
point sur les grands problèmes contemporains de la science ! Pour moi, ce
sont plutôt des défis à l'esprit humain que des cas de conscience.
L'univers regorge de mystères. Je pense que l'humain va s'approcher
toujours plus de la vérité ultime sans jamais l'atteindre, surtout si l'on
n’utilise que la science. Pour moi, la mélodie de l'univers restera
toujours secrète. C'est d'ailleurs le titre de mon premier ouvrage. Un
univers dans lequel nous aurions la réponse à tout serait mortellement
ennuyeux ! J'ai choisi l'astrophysique somme sujet de recherche parce que
l'univers regorge de mystères à résoudre… C'est avec humilité que j'aborde
cet inconnu que vous évoquez. Il faut souligner ce miracle de cet univers
qui nous a créés avec une conscience suffisante pour se poser les
questions sur lui et parfois même y répondre. Il ne faut pas oublier que
la Terre n'est qu'un grain de poussière dans le vaste océan cosmique et
pourtant, avec cette petite masse grise entre nos deux oreilles, nous
avons pu déjà comprendre tellement de choses sur cet univers. Il ne faut
pas pour autant perdre l'humilité qui doit toujours accompagner cette
recherche et éviter toute arrogance de la science. La science n'est qu'une
manière parmi d’autres, certes quantitative et puissante, d'appréhender le
monde. Mais la spiritualité, la poésie ou l'art jettent aussi un éclairage
aussi précieux sur la réalité qui nous entoure.»
LEXNEWS : « Vous renouez d'une certaine manière
avec les humanistes de la renaissance. »
Trinh Xuan Thuan : “ Tout à fait !
Vous savez, je suis plein d'admiration pour des personnages de la
Renaissance tels que Léonard de Vinci ou Galilée: ils ne se sont pas
seulement intéressés à et excellés en science, mais également en art,
musique, et philosophie. L'idéal de l'honnête homme me manque beaucoup et
je déplore la spécialisation à outrance qui caractérise notre époque.
J'estime qu’il existe beaucoup trop de spécialistes qui connaissent tout
sur presque rien ! Aux États-Unis, on a tenté de remédier à ce problème de
la spécialisation, en obligeant les étudiants, au cours de leurs deux
premières années d'études supérieures, à s'ouvrir à d'autres disciplines
en prenant des cours dans d’autres domaines que celui dans lequel ils se
spécialiseront pendant les deux dernières années d'université. J’y
contribue en donnant un cours à l'Université de Virginie intitulé «
L'astronomie pour les poètes » destiné à des étudiants non-scientifiques.
Dans ce cours, je leur décris l'univers en termes non mathématiques. Je
leur explique la méthode scientifique et les implications métaphysiques et
philosophiques des découvertes scientifiques. Je pense que nous nous
rendons compte de plus en plus que l'hyperspécialisation peut être
dangereuse et risque de nous faire passer à côté de grandes découvertes.
Relier des domaines qui à première vue peuvent paraître très différents et
totalement déconnectés, peuvent amener à une nouvelle vision du monde et à
approche différente plus riche et plus fructueuse. Vive la
pluridisciplinarité !»
LEXNEWS : « Vous prenez soin régulièrement dans
vos écrits et vos interventions de souligner que le réglage qui a permis
l’émergence de la vie et de la conscience dans l’Univers est d’une
précision effarante ; et en même temps, vous n’hésitez pas à dire qu’il
est impossible de trancher entre un hasard difficile à admettre et une
nécessité invérifiable. »
Trinh Xuan Thuan : “ Pour illustrer la
précision de ce réglage, j'utilise souvent la métaphore d'un archer qui
devrait atteindre la cible de la taille d'un centimètre carré placé à une
dizaine de milliards d'années-lumière, aux confins de l'univers !En
termes de chiffre, c'est de l'ordre de 10 -60… Nous arrivons ainsi au
fameux pari de Pascal. Qui est responsable de ce réglage ? La théorie du
hasard est souvent proposée et, à l'opposé, un principe créateur est
également avancé. Je suis bouddhiste donc je ne parle pas de Dieu, mais
plutôt d'un principe qui aurait réglé les choses dès le commencement de
l'univers. C'est un pari entre le hasard et la nécessité pour reprendre la
fameuse formule du biologiste Jacques Monod. La science ne peut pas
distinguer entre ces deux hypothèses. Certaines théories avancent que
notre univers est parti d'une fluctuation quantique: l'espace était à
l'origine une mousse quantique agitée par d'innombrables fluctuations et
chacune de ces fluctuations s'est gonflée exponentiellement pour devenir
une bulle d'univers comme la nôtre. Notre univers ne serait ainsi qu’une
bulle parmi une infinité d'autres bulles dans un méta-univers. Les
physiciens appellent cet ensemble d’univers-bulles un « multivers ». Dans
ce schéma, tous les univers-bulles auront une combinaison perdante de
constantes physiques (comme la constante de Planck qui détermine la taille
des atomes, la constante de gravité qui détermine la force de gravité,
etc.) et de conditions initiales (la quantité de matière noire, d'énergie
noire, etc.). Ces univers seront vides et stériles, dépourvus de vie et de
conscience, sauf le nôtre où par hasard la combinaison gagnante est
sortie, et nous sommes le « gros lot » en quelque sorte. Il faut savoir
que toutes les propriétés de l'univers dépendent de ses conditions
initiales et d'une quinzaine de constantes physiques. Nous mesurons de
manière extrêmement précise la valeur de ces constantes dans nos
laboratoires, mais nous n'avons, en l'état actuel des lois de la physique,
aucune théorie pour expliquer pourquoi elles ont la valeur qu’elles ont
plutôt qu'une autre.
Pour expliquer le réglage inouï de l’univers pour que la vie et la
conscience émergent, nous nous trouvons devant deux cas de figure
possibles : dans le cas d'un multivers, le hasard fait que, parmi une
infinité d’univers, nous avons eu la combinaison gagnante dans notre
univers, alors que tous les autres univers ont eu une combinaison
perdante. Si vous jouez à la loterie une infinité de fois, vous finirez
par gagner. Par contre, dans le cas d'un seul univers, il est difficile
d'imaginer que le pur hasard pourrait être responsable de ce réglage si
fin. On serait plutôt conduit à un principe créateur. Le principe
anthropique fort (du grec anthropos, « homme ») dit que l'univers tend
vers l'homme. En d'autres termes, les conditions initiales et les
constantes physiques ont été réglées de manière extrêmement précise dès le
début de l’univers afin que les étoiles puissent naître et fassent leur
alchimie nucléaire. Celles-ci fabriquent les éléments lourds nécessaires à
la vie et à la conscience. Le big-bang n'a fabriqué que l'hydrogène et
l’hélium. Et avec ces deux seuls éléments, la complexité ne peut pas se
construire. Les éléments lourds ne forment pourtant que 2 % de la matière
des étoiles, mais sans eux il n’y aurait aucune vie et conscience possible
dans l'univers.
Je parie sur un principe créateur. Pour moi, le multivers n'est qu'une
théorie que les télescopes ne pourront jamais vérifier, car avec ceux-ci
nous pouvons seulement observer notre univers, pas d’autres univers. Or
une théorie qui ne peut pas être vérifiée par l’expérience et
l'observation, c'est de la métaphysique de nouveau ! Nous sommes donc
ramenés à un pari métaphysique pascalien, que nous choisissions l'un ou
l'autre cas de figure.»
LEXNEWS : « La cosmologie moderne interroge
souvent des domaines communs à la théologie. Comment se déroule cette
cohabitation aujourd’hui ? Avec votre expérience, la jugez-vous apaisée
par rapport à l’époque de Galilée ou notez-vous encore des débats qui vont
au-delà de la passion ? »
Trinh Xuan Thuan : Certains de mes
collègues font leur métier de scientifiques pendant la semaine et vont à
l'église le week-end sans jamais relier la cosmologie moderne à la
théologie, du moins en public. Ce sont des « séparationistes » : ils
construisent des cloisons étanches entre ces deux domaines. Mais, il
existe également un courant minoritaire de scientifiques qui essaient
d'instaurer une sorte de dialogue entre la science et la spiritualité,
surtout dans les pays anglo-saxons. En France, à cause de votre tradition
de laïcisme dans l’enseignement, il est beaucoup plus ardu d’instaurer un
tel dialogue. Ainsi, en 2002, j'ai été l'un des membres fondateurs de
l’International Society for Science and Religion, basée à l’université de
Cambridge, en Angleterre. Cette société rassemble quelques centaines de
scientifiques de haut niveau du monde entier (incluant des prix Nobel et
des membres des académies des sciences de divers pays), appartenant à tous
les domaines scientifiques et à des traditions spirituelles variées. Elle
entend favoriser et développer le dialogue entre science et spiritualité.
Il existe donc certainement une ouverture spirituelle chez certains
scientifiques de très haut niveau, universellement reconnus pour la
qualité de leurs travaux par leurs pairs, puisque c’est l’un des critères
pour appartenir à cette société. Il faut noter aussi qu’il existe un vif
intérêt, dans le grand public, pour ce genre de dialogue : le livre que
j’ai coécrit avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, « L’infini dans la
paume de la main », sur les relations entre science et bouddhisme a été un
best-seller dans divers pays.»
LEXNEWS : « L’Univers a presque 14 milliards
d’années depuis le big-bang initial. Quelles contraintes nous empêchent
encore de voir ce feu d’artifice originel dans nos télescopes ? »
Trinh Xuan Thuan : “ En astronomie,
voir loin c’est voir tôt. On peut donc penser qu’en construisant des
télescopes de plus en plus grands, on pourra voir de plus en plus faible,
donc de plus en plus loin et de plus en plus tôt. On pourra ainsi remonter
le temps jusqu’à l’instant originel. Pourtant, ce n’est pas le cas. Nous
ne pourrons jamais remonter le temps avec nos télescopes au-delà de l’an
380 000 après le big bang. Et cela, parce que dans les 380 000 premières
années, l'univers n’était pas transparent, mais complètement opaque. Il
était rempli d’une purée de particules élémentaires : électrons, protons,
noyaux d'hélium… La lumière ne pouvait pas se propager à travers la jungle
des électrons. C’était comme si l’univers était plongé dans un épais
brouillard. L'univers, en se diluant à cause de son expansion, se
refroidit de plus en plus et en se refroidissant, permet à des structures
de plus en plus complexes de se former. Pendant les 380 000 premières
années, la température de l’univers était tellement élevée, les mouvements
des particules élémentaires étaient tellement violents que les atomes
n’avaient aucune chance de se former. Dès que des atomes se forment, ils
s'entrechoquent et sont détruits instantanément. Il faut donc attendre
jusqu’à l’an 380 000 ans pour que l'univers se refroidisse assez pour
permettre la formation des atomes. Une fois formés, ceux-ci emprisonnent
les électrons en leur sein, et la lumière dont la propagation n’est plus
entravée par une multitude d’électrons peut désormais se propager
librement. L’univers devient transparent. La lumière qui nous vient de
cette période constitue ce qu’on appelle le « rayonnement fossile » de
l’univers. Il a été découvert en 1965 et a été étudié en détail par deux
sondes de la NASA, COBE et WMAP. L’observation de ce rayonnement fossile
nous fournit la plus vieille image de l’univers qui puisse être captée
avec un télescope, quand il n’avait que 380 000 ans.
Pour remonter plus loin dans le temps, il nous faut appeler à la rescousse
les accélérateurs de particules, comme le LHC du CERN qui a été remis en
marche il y a quelques mois, à la fin 2009, après une année de panne.
Quand le LHC sera pleinement opérationnel, il pourra atteindre des
énergies égales à celles qui existaient dans l’univers à environ un
milliardième de seconde après le big bang. Nous pourrions donc remonter le
temps jusqu’à une fraction de seconde après l’instant originel. J’attends
avec beaucoup d'impatience les résultats du LHC. »
LEXNEWS : « Pouvez-vous nous expliquer comment
appréhendez-vous l’univers tout d’abord avec votre regard de scientifique
puis votre approche en tant que bouddhiste ? »
Trinh Xuan Thuan : “ En tant que
Vietnamien élevé dans la tradition bouddhiste, je me suis toujours demandé
comment le réel vu par Bouddha il y a 2500 ans, au moment où il a atteint
l’Eveil, comparait avec le réel décrit aujourd’hui par les scientifiques
en ce qui concerne les questions de temps, d'espace, de matière, d'origine
de l’univers... Qu'est-ce que l'Eveil ? C'est l'accès à la connaissance
suprême et Bouddha percevait certainement des vérités qui nous échappent.
Ce questionnement répondait à un désir de cohérence intellectuelle.
Puisque chacun des deux systèmes de pensée, scientifique et bouddhique,
prétend décrire le réel, il me semblait que, s’ils sont tous les deux
cohérents et logiques, ils devaient se rencontrer quelque part.
Mais je ne connaissais pas les textes bouddhiques tibétains anciens du
VIIe siècle et mon questionnement demeurait sans réponse. Ce fut donc un
véritable bonheur pour moi d’avoir rencontré Matthieu Ricard en 1997 lors
de l’université d’été d’Andorre. Matthieu était la personne idéale avec
qui aborder ces questions. Non seulement il avait une formation
scientifique, ayant reçu son doctorat en biologie moléculaire de
l’Institut Pasteur, mais il connaissait bien la philosophie et les textes
bouddhiques, étant devenu moine bouddhiste et vivant a Népal depuis une
trentaine d’années. Nous avons eu de passionnantes conversations dans le
magnifique paysage des Pyrénées d’Andorre. Un livre, L'infini dans la
paume de la main, est né de ces échanges amicaux entre un astrophysicien
oriental né bouddhiste, et un scientifique occidental devenu moine
bouddhiste. A la fin de nos conversations, j'étais très réconforté de voir
que la vision scientifique contemporaine du monde n'entrait pas en
contradiction avec la vision de Bouddha d'il y a 2500 ans. Le bouddhisme
décrit le réel à l’aide de trois concepts fondamentaux. Le premier concept
est celui de l'interdépendance : rien ne peut exister de façon autonome et
être sa propre cause. Un objet ne peut être défini qu’en termes d’autres
objets, et n’exister qu’en relation avec d’autres entités. L’astrophysique
moderne nous dit que nous sommes tous interdépendants parce nous
partageons tous la même généalogie cosmique : nous avons des ancêtres
communs qui sont les étoiles et nous sommes donc les cousins des
coquelicots des champs et les frères des bêtes sauvages !
Le deuxième concept fondamental du bouddhisme est l’impermanence: tout
évolue, tout change, tout bouge à chaque instant. Ce concept de changement
perpétuel et omniprésent rejoint ce que dit la cosmologie moderne.
L’immuabilité aristotélicienne des cieux et l’univers statique de Newton
ne sont plus. Avec la théorie du big bang, l’univers a un commencement, un
passé, un présent et un futur. Toutes les structures de l’univers –
planètes, étoiles, galaxies ou amas de galaxies – sont en mouvement
perpétuel et participent à un immense ballet cosmique. Au moment même où
nous sommes en train de parler, la Terre tourne à 30 km/s autour du
Soleil, le soleil nous entraîne à 230 km/s autour de la Voie lactée et la
Voie lactée tombe vers Andromède à 90 km/s ! Les sens sont très trompeurs
comme disait Bouddha et nos yeux ne perçoivent pas tout ce qui se passe.
Cela est très différent de la pensée d'Aristote qui estimait que seules la
Lune et la Terre changeaient parce qu'elles étaient du domaine de
l’imparfait alors que le ciel lui ne changeait pas du fait de sa
perfection. Or, cette pensée a prédominé pendant près de 20 siècles en
Occident.
La vacuité est le troisième concept fondamental du bouddhisme. Elle ne
signifie pas le néant, mais l’absence d’existence propre. La physique
quantique nous tient un langage étonnamment similaire en ce qui concerne
la nature de la lumière. Celle-ci n’est pas intrinsèque, mais peut changer
par l’interaction entre l’observateur et l’objet observé. La lumière est
onde quand on ne l’observe pas, mais dès qu’il y a mesure ou observation,
elle prend l’aspect d’une particule. Etant à la fois onde et particule,
elle ne possède pas d’existence intrinsèque.
La science et le bouddhisme ont donc des vues convergentes du réel. Mais
il ne faut pas oublier que le but ultime respectif de la science et du
bouddhisme n’est pas le même. La science s’arrête à l’étude et à
l’interprétation des phénomènes, alors que pour le bouddhisme le but est
thérapeutique. En appréhendant la vraie nature du monde physique, nous
pouvons nous libérer de la souffrance engendrée par notre attachement
erroné à la réalité apparente du monde extérieur et progresser dans la
voie de l’Eveil.»
LEXNEWS : «Merci
Trinh Xuan Thuan pour ce généreux témoignage. Votre vision à la fois
scientifique et poétique de ce qui constitue votre vie et notre vie va
sans nul doute nous conduire à lever un peu plus notre regard vers notre
voûte céleste !"
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