Lettre apostolique Sublimitas et Miseria
Hominis Pape François
400e anniversaire de la naissance de Blaise
Pascal
Interview Jean de Saint-Cheron
Clermont Auvergne
Métropole
Bibliothèque
du patrimoine, GRA 6025
A l'occasion du 400e anniversaire de la naissance de Blaise Pascal,
Lexnews a eu le plaisir de recueillir le témoignage de Jean de
Saint-Cheron qui préface aux éditions Salvator la lettre apostolique du
pape François sur cet intellectuel et homme de foi incontournable du XVIIe
siècle.
Dans quel contexte avez-vous découvert la pensée de Pascal et par quel
ouvrage ?
Jean de Saint Chéron : "Il
me semble qu’en classe de première nous avions étudié le fragment «
Infini-rien », celui que nous appelons couramment le pari. Je n’en avais
pas gardé grand-chose, sinon une idée erronée de la foi de Pascal. Je ne
sais pas si cela vient seulement du fait que j’avais été inattentif en
classe, mais c’est bien possible. Bien des années plus tard, il y a une
dizaine d’années, j’ai lu les Pensées et en ai été ébloui. J’en garde le
souvenir d’une lecture grisante, même si je n’avais alors pas compris
grand-chose à la cohérence de l’ensemble, ni à la profondeur de certaines
réflexions".
Il peut paraître surprenant de
prime abord qu’un pape appartenant à la Compagnie de Jésus (plus
communément les Jésuites) tienne à célébrer le quatrième centenaire de la
naissance de l’auteur de Les Provinciales qui en dénonça les travers.
Jean de Saint Chéron : "
Cela peut paraître surprenant, mais
nous savions depuis 2017 au moins que le pape François avait pour Pascal
plus que de l’admiration (il avait alors évoqué la possibilité de sa
béatification).
Par ailleurs les charges de Pascal contre les Jésuites dans les
Provinciales sont liées à un contexte bien précis (la querelle de la grâce
et le jansénisme de Port-Royal), et la théologie et la morale auxquelles
il s’attaque (le molinisme et la casuistique relâchée) ne sont plus
nécessairement défendues aujourd’hui par les Jésuites (pas tous, en tout
cas !)".
Pouvez-vous nous rappeler quelle
fut cette polémique qui opposa jansénistes de Port-Royal, amis de Pascal,
et jésuites ainsi que la place occupée par la notion de miséricorde et de
la « grâce de Dieu » ?
Jean de Saint Chéron : "
Depuis saint Augustin et sa joute
avec Pélage au tout début du Ve siècle, la question de la grâce de Dieu
alimente le débat intellectuel. À l’époque de la nuit de feu, les
Jésuites, sous l’influence du défunt mais tenace Molina, ferraillaient
donc contre les Jansénistes à propos de la nature et de la grâce. Les
premiers défendaient une vision pélagienne, ou plutôt semi-pélagienne (le
libre arbitre jouant un rôle déterminant dans le salut, et la grâce,
comparativement, un rôle moindre), tandis que les seconds se situaient du
côté de l’augustinisme (la grâce est absolument première et nécessaire
pour permettre à l’homme de faire le bien et d’obtenir la vie éternelle).
À cela s’ajoute que les Jansénistes de Port-Royal contestaient la
casuistique morale des Jésuites, qu’ils taxaient de laxisme et
d’hypocrisie. Toute la Sorbonne en bruissait et – nous sommes sous Louis
XIV – le pouvoir politique s’y intéressait aussi, en particulier parce que
le jansénisme de Port-Royal était anti-absolutiste, et opposé à la
religion mondaine".
En quoi réside le génie de Pascal pour le pape François dans cette
lettre apostolique ?
Jean de Saint Chéron : "
Le pape souligne le génie
extraordinaire de Pascal dans bien des domaines (mathématiques, physique,
etc.) mais ce qu’il met particulièrement en lumière c’est la façon dont
Pascal a bien parlé de la condition humaine. Et s’il l’a fait, c’est pour
montrer que parler de l’homme est une introduction au discours sur Dieu.
Car « tout homme recherche d’être heureux », mais seul Dieu peut le
combler. En dehors de l’infini de l’amour divin, l’homme est incapable de
vérité et de bonheur.
Est-il encore possible de nos jours obnubilés de laïcité d’évoquer
encore cette figure qui sut allier avec un rare talent raison humaine et
recherche divine ?
Bien sûr qu’il est possible de l’évoquer ! Il suffit de regarder les
journaux qui ont paru depuis le 400e anniversaire de Pascal, le 16 juin
dernier (et même dans les mois qui ont précédé). À gauche, à droite, au
centre, croyants ou non, tout le monde en a parlé, et cela avec pas mal
d’honnêteté. La télévision et la radio s’en sont également emparées. Les
pascaliens ne cessent de parler sur les ondes en 2023".
Comment percevez-vous cet « esprit de finesse » du philosophe que salue
le pape François dans cette lettre ?
Jean de Saint Chéron : "
L’esprit de finesse, qui ne s’oppose
pas à l’esprit de géométrie (car on peut avoir les deux, et c’était
évidemment le cas de Pascal), mais s’en distingue, permet d’avoir une «
vue bien nette » des principes qui « sont dans l’usage commun et devant
les yeux de tout le monde. », écrit Pascal. Ici, pas de calculs
méticuleux, car ce serait impossible : « Il n’est question que d’avoir
bonne vue, dit Pascal. Mais il faut l’avoir bonne, car les principes sont
si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en
échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur. » C’est donc moins
la part du spécialiste ou du chercheur, que la capacité à voir « d’un seul
regard » une multitude de principes trop fins pour être maniés dans une
équation, un laboratoire ou un syllogisme, capacité qui permet d’avoir une
vue d’ensemble juste et certaine, mais qu’on ne saurait démontrer sur un
tableau noir, car « on les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les
voit, on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les
sentent pas d’eux-mêmes. Ce sont choses tellement délicates, et si
nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir et
juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent le
démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi
les principes, et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre. »
L’esprit de finesse qui permet de « voir la chose d’un seul regard » et de
la reconnaître pour vraie nous met par analogie, sans se confondre avec
lui, car la finesse relève bien de la raison spéculative, sur la voie de
comprendre ce que Pascal nomme le « cœur », qui se situe non plus du côté
de la raison, mais de la volonté : « Nous connaissons la vérité non
seulement par la raison mais encore par le cœur, c’est de cette dernière
sorte que nous connaissons
les premiers principes et c’est en vain que le raisonnement, qui n’y a
point de part, essaie de les combattre. » Or ce « cœur » est à la fois
l’organe par lequel nous connaissons les premiers principes (temps,
espace, mouvement, etc.), mais aussi celui par lequel, si la grâce nous en
a été donnée, nous avons la certitude de la foi, car le cœur est l’organe
de l’amour, hors de quoi on ne peut pas connaître Dieu".
Auriez-vous un conseil à donner
au jeune lecteur (ou moins jeune !) qui souhaiterait aborder la pensée ou
les « Pensées » de Pascal ?
Jean de Saint Chéron : "
Prendre une bonne édition, et une
introduction à Pascal qui permette de relire les textes dans leur
contexte, avec des clés de lecture. Celle que nous avons publiée avec
Salvator, Blaise Pascal. Voilà ce que c’est que la foi, n’est pas mal du
tout me semble-t-il !"
A l'occasion de la parution de son dernier
ouvrage "Par-delà la sagesse - Comment vivre ? " (Seuil), Lexnews a
rencontré l'essayiste et romancier Jean-Luc Giribone sur cette quête
spirituelle qui l'occupe depuis des années et qu'il partage généreusement
dans cet entretien...
Le « verbe » est-il suffisant
pour évoquer cette recherche de soi, thème de votre dernier ouvrage ?
Jean-Luc Giribone :
" Non, bien sûr. À commencer par le terme même de « spiritualité », mot
que je n’aime guère, car il est polysémique et flou. Je l’emploie
cependant parce que je n’en trouve pas de meilleur, pour désigner ce qui
n’est pas tout à fait une recherche de soi, mais plutôt une pratique,
voire une technique de soi - j’emprunte ces termes à Michel Foucault, qui
les emploie dans son Histoire de la sexualité. Destinée à quoi ? À
provoquer un changement intérieur. Aux difficultés coutumières à parler
d’une expérience intime, que ce soit la musique, la poésie, ou l’amour,
s’ajoute ici une difficulté particulière : les mots qu’il faudrait
employer ne prennent sens que dans et par l’expérience elle-même : c’est
le travail spirituel qui, par son avancée, fait comprendre ce qu’il y a
derrière tel ou tel mot. Les paroles de l’apprenti zen quand il atteint
l’éveil le montrent bien : elles sont souvent des variations sur « c’était
donc ça ! », accompagnées d’une surprise, ou d’une déception qui n’en est
pas une : Lin-Tsi, par exemple, s’écrie : « finalement, il n’y avait pas
grand-chose dans le bouddhisme de Houang-po ! » Cela arrive parfois dans
la vie : on comprend brusquement ce que veut dire tel mot, ou ce que tel
ou tel voulait dire en l’employant - on voit de l’intérieur ce qu’on
voyait de l’extérieur. Mais ici cette prise de conscience est centrale -
le mot « voie » par exemple, apparemment si clair, et pourtant très
difficile à comprendre dans sa profondeur. Quand on y parvient, on peut
dire (peut-être) que le travail spirituel sur soi est fini. Ce mot
apparaît alors comme riche, beau, et étonnamment approprié.
Quitter ses repères -
déséquilibre nécessaire - semble indispensable à toute recherche
spirituelle. Pourquoi ces « sauts » et autres « pas de coté » ? Sont-ils
nécessaires pour sortir de nos certitudes ?
Jean-Luc Giribone : "
Cette expérience intérieure commence par un
saut, parce qu’on ne peut pas, par définition, s’en représenter la fin -
si tant est qu’il y en ait une. Dans un apprentissage classique - celui du
piano, par exemple, on a une vague idée de ce qu’on atteindra. Rien de tel
ici. C’est impossible puisqu’on veut précisément provoquer un changement
intérieur. Comme dans une psychanalyse, on ne sait pas où on va, et le
premier pas consiste à accepter ce non-savoir, et à partir pour l’aventure
(au sens étymologique du terme) : c’est peu à peu que la fin (à la fois au
sens de terme et de but) se met en place, s’explicite, et qu’on se dit : «
C’est donc ça que je cherchais ! »
L’éveil est-il changement ?
Doit-il passer par ce vide si déterminant pour certaines spiritualités
extrême-orientales ?
Jean-Luc Giribone : "
Oui, l’éveil est un changement intérieur,
qui consiste au fond à voir… ce qu’on voyait déjà, à comprendre ce qu’on
savait déjà, faire attention à ce qu’on négligeait. Et l’un des signes les
plus sûrs qu’on commence à l’atteindre est qu’on cesse immédiatement de
s’ennuyer.
La vie devient une expérience passionnante, une succession colorée de
situations, dont chacune a sa spécificité. Pour parvenir à ce lieu
d’observation à partir duquel on voit les événements naître et se
dérouler, on s’efforce de s’affranchir de ce qui ordinairement fait
obstacle à cette vision. On découvre alors qu’il y a, au centre de la vie,
un vide d’où le sens apparaît fragile, mais aussi où il peut plonger ses
fondations… Souvent on en a peur, et on fait tout pour ne pas le voir, on
le comble par des objets qu’on ne cesse de remplacer, ou par des activités
frénétiques : la pratique spirituelle consiste au contraire à en faire son
lieu d’habitation".
Nul volontarisme dans cette
quête, mais une vigilance de ce qui pourra surgir « à la croisée des
chemins ? Est-il possible de parler d’une destinée ?
" Pourquoi pas ? On peut penser qu’en rejoignant ce lieu intérieur, on
s’accomplit authentiquement comme un être humain. On a le sentiment d’être
au cœur de la vie, de voir les choses naître, de les percevoir à partir de
leur présence. On atteint quelque chose de grave et d’important, qui est
en même temps léger et coloré. On est confronté à l’« essentiel » : c’est
le terme qui me vient spontanément à l’esprit".
Comment expliquer aux occidentaux
la notion centrale de voie ( « Do » en japonais) ? Ne peut-on lui trouver
des équivalents dans les trésors de la mystique rhénane ou encore dans la
rigueur cistercienne ?
Jean-Luc Giribone : "
À la première question, j’ai envie de vous
répondre : en lisant ce livre. Car il tente d’expliciter cette notion en
la faisant apparaître, telle que la pratique spirituelle la fait surgir.
On s’aperçoit alors que cette métaphore absolue, qui ne renvoie qu’à
elle-même, est une façon belle, simple et élégante de désigner le cœur de
l’expérience spirituelle. Dans les spiritualités occidentales, le terme de
« voie » est employé, mais la grande différence, c’est qu’elles supposent
Dieu. Le vide est rempli. Mais Dieu, personne ne l’a jamais vu, dit
l’Évangile de Jean, donc on ne sait pas non plus vers quoi l’on va".
« Par-delà » la spiritualité,
par-delà « les termes galvaudés »… Que trouve-t-on en fin de compte ?
Qu’est-ce, pour vous, ce « supplément d’âme » ?
Jean-Luc Giribone : "
Un supplément d’être. On est non seulement
à la lisière de l’esthétique, mais à l’orée de la métaphysique. Elle
apparaît, dans toute sa force. Faut-il faire un pas de plus, et y entrer ?
C’est à chacun de le découvrir, car, en fin de compte, c’est à lui de
forger ou de découvrir la réponse qu’il donnera à cette question. Ce livre
veut conduire le lecteur à l’endroit où il entrevoit la façon dont il
pourrait le faire".
Lexnews a eu le privilège d'interviewer une
grande personnalité japonaise, Masuno Shunmyō, prêtre bouddhiste zen,
paysagiste et designer de jardins japonais, connu dans le monde entier pour
la beauté et la pureté de ses créations puisées aux sources du Zen.
Rencontre avec un esprit qui invite à explorer le tréfonds de notre
non-pensée en nos temps troublés...
Comment les Occidentaux peuvent-ils considérer le Zen ?
Shunmyo Masuno : "Le
Zen relève du bouddhisme mahāyāna dont il est l’une des branches,
une branche héritée du Chán chinois. Cette pratique vise à
perpétuer le mode de vie originel de tout être humain et de nourrir cette
vie par une une pratique continuelle de la méditation. La condition de
novice ou Unsui peut s’avérer très difficile à ses débuts car il
est conduit à tâtonner et à prendre souvent des chemins détournés. Mais
cette expérience de l’initiation demeure unique et propre à chaque
personne, une formation qui permettra alors de réaliser par soi-même que
l’on est en vie et d’être reconnaissant de pouvoir vivre ainsi de cette
façon.
Le Zen peut être rapproché de la philosophie, mais s’en distingue
cependant en ce qu’il ne peut être appris et pratiqué qu’à partir de son
propre corps. Il est essentiel de comprendre qu’il s’agit d’une pratique
et non d’une discipline académique. D’ailleurs toute définition absolue du
Zen s’avère la plupart du temps vaine. Le Zen considère la vie quotidienne
elle-même comme une pratique, il ne s’agit donc pas de quelque chose à
part et de spécial.
En vivant une vie stable et équilibrée au quotidien selon les principes
zen, nous réduisons nos désirs. Et au fur et à mesure des entraînements,
nos divers attachements et notre ego s’amenuiseront au profit d’un cœur
apaisé et d’un esprit en paix. Le cœur de cet apprentissage réside donc
dans la pratique du « zazen », ou méditation assise, sans objectifs, ni
but précis".
« Dans la pratique du zen, le zazen est d’une importance fondamentale.
Impossible de parler du zen sans mentionner le zazen. Nous commençons nos
journées par le zazen. Et nous les terminons par le zazen. Telle est la
pratique du zen. Le mot zen vient du mot sanskrit dhyana, qui
signifie « contemplation silencieuse ». (…) Pour pratiquer le zazen, nous
commençons par adopter la bonne posture, puis nous nous concentrons sur
notre respiration, et enfin nous apaisons notre esprit. Une fois ces trois
éléments réunis, nous entamons la pratique du zazen » in Zen l’art d’une
vie simple p. 52, Marabout, 2019.
Cette compréhension peut-elle être complètement indépendante du
bouddhisme ?
Shunmyo Masuno : "Il
est important de comprendre que le Zen est l'une des dénominations et
branches du bouddhisme, cette méditation tend à mieux s’approcher de la
vérité de toute chose. Nous cherchons à approfondir sans cesse l'essence
même de ce qui nous entoure et de nous-mêmes. Ainsi, le Zen relève-t-il du
bouddhisme et "Zazen" demeure au cœur de sa formation.
Mais, de manière générale, toutes les pratiques ascétiques concernant le
Zen, le fait de marcher, s'asseoir, dormir, etc., touchent la vie
elle-même. Pour l’énoncer de manière moderne, on peut ainsi résumer :
"vivre de tout son cœur et de toute son aménité".
« (…)
être vivant signifie profiter au mieux de la vie qui nous a été confiée.
Nous ne sommes pas propriétaires de notre existence – elle est un cadeau
précieux, qu’il convient de traiter comme si on nous l’avait confié. Et
quelle que soit la durée de la vie qu’on nous a donnée, nous devons nous
attacher à la rendre. (…) Le bouddhisme nous enseigne que la valeur d’une
vie ne se mesure pas à sa durée. Ce qui est important, c’est l’usage que
nous faisons de l’existence qui nous a été confiée ». in Zen l’art
d’une vie simple p. 222, Marabout, 2019.
Est-il possible de pratiquer zazen seul chez soi ?
Shunmyo Masuno : "Pour
se former au zazen et bien comprendre le Zen, il est nécessaire d'avoir un
maître qui contrôle la pratique de la voie. Une fois que vous avez appris
les bases, vous pouvez poursuivre cette pratique par vous-même. Mais, il
est important de trouver un bon enseignant, un maître du plus haut niveau
afin de bénéficier pleinement de ses conseils".
Quelles recommandations pouvez-vous donner à vos lecteurs pour éviter
les pièges des mauvaises habitudes ?
Shunmyo Masuno : "Tout
d’abord, il est primordial de persévérer. Il faut vous fixer un objectif
de 100 jours. Si vous pouvez pratiquer zazen pendant 100 jours, visez
alors une période d’un an, puis trois ans. Si vous pouvez parvenir jusqu'à
ce point, ce sera déjà une habitude et alors vous devriez pouvoir
continuer pour le reste de votre vie. En second lieu, il est important
d’éviter toute dispersion ; notre société moderne surabonde
d’informations. Une fois que vous avez décidé par vous-même, il est
important de continuer sans détourner votre regard. Cette concentration
vous évitera de vous disperser ainsi que le font tant de nos contemporains
qui se perdent dans de multiples sources d’informations pour finalement
échouer et abandonner faute de persévérance et de dispersion".
« Dans le monde actuel, où nous sommes
submergés d’informations, nous avons tendance à négliger l’utilisation de
notre cerveau pour réfléchir. Et nous avons souvent le sentiment de
déborder de savoirs. Or c’est vous qui décidez de la manière dont vous
menez votre vie. D’où l’importance de la sagesse – qui vous aide à choisir
quelle vie avoir une fois que vous vous êtes familiarisé avec les
différentes manières de vivre. Voyez autant de choses que possible.
Ressentez autant de choses que possible. Et veillez à réfléchir par
vous-même ». in Zen l’art d’une vie simple p. 120, Marabout, 2019.
Nous avons eu
le plaisir de rencontrer une nouvelle fois le grand théologien Hans Küng
lors de sa dernière visite à Paris pour la sortie de son livre "Petit
traité du commencement de toutes choses" paru aux Editions du Seuil. Ce
dernier livre analyse de manière très rigoureuse les frontières toujours
fines et ténues entre foi et science. Récusant toutes les thèses
"créationnistes" en vogue actuellement, mais étant tout aussi sévère à
l'encontre de certains scientifiques qui franchissent allégrement les
limites de leur domaine sans une réflexion appropriée, le théologien
rebelle n'a pas baissé la garde ! Découvrons au travers de cette interview une des pensées les
plus fertiles de notre époque !
LEXNEWS : «
Le lecteur, habitué ou non de vos écrits, ne manquera pas de s’interroger
à la lecture de votre dernière publication de ce profond intérêt que vous
manifestez pour les sciences. D’où vous vient cette inclinaison pour la
démarche scientifique et l’étude des sciences en général ? »
Hans Küng : « C’est en effet un
intérêt très ancien. J'ai toujours été convaincu que l'évolution des
sciences est un fait fondamental pour la modernité. J'ai également
toujours admiré les découvertes et les inventions scientifiques. En 1977,
j'avais déjà prononcé un grand discours pour la célébration du 500e
anniversaire de l'université de Tübingen sur le problème de Dieu et des
sciences, ce qui était particulièrement intéressant, car le fait d'inviter
un théologien à représenter l'université devant le Président de la
République de l'époque pouvait surprendre. J'ai également écrit, dans le
livre « Dieu existe-t-il ? » un an plus tard, en 1978, un grand nombre de
développements sur la création et sur ces questions. Je parlais déjà avec
mes collègues de l'université des différents problèmes de l'astronomie
ainsi que des autres sciences, mais j'ai toujours voulu écrire un livre
comme celui-ci. Le défi du temps était décisif. Il ne faut pas oublier que
peu de temps après, on m'a enlevé ma mission canonique, ce qui est
particulièrement curieux en ayant rédigé le livre que j'évoquais tout de
suite. Cette intervention romaine a interrompu ma pensée et j'ai été
obligé de réorganiser toute ma recherche scientifique après 1980. Ce
furent, vous le savez, mes années les plus tristes… Il est vrai que les
religions du monde ainsi que la littérature ont plutôt occupé mon emploi
du temps ces dernières années (j'ai réalisé toute une série de conférences
sur les grandes figures de la littérature mondiale comme Blaise Pascal,
Lessing, Thomas Mann, Hermann Hesse,…). Je n'avais ainsi pas le temps de
poursuivre le plan d'un livre, mais j'avais réussi tout de même à faire un
séminaire avec mes collègues du département de physique. Ils furent
d'ailleurs très enthousiasmés par ces expériences. C'était audacieux, mais
en même temps je connaissais mes limites, c'est pour cela que j'ai attendu
quelque temps. Je me suis finalement décidé à écrire ce livre que j'avais
préparé pendant de si nombreuses années avant le deuxième volume de mes
mémoires. C'est en fait un livre très exigeant même s'il peut apparaître
accessible à une première lecture. Combiner le développement de la
philosophie, des sciences, de l'histoire, de l'éthique avec les données
les plus à jour de l'astrophysique, de la microbiologie, de
l'anthropologie culturelle… Cela exige beaucoup de travail !
Cette approche a déjà été réalisée par des scientifiques, mais trop
souvent cela conduit à des simplifications réductrices faute de connaître
suffisamment la théologie. Bien entendu, la grande difficulté pour moi
était de réunir tous ces matériaux dans les sciences. Cela a été pour moi
un voyage absolument fascinant parce que j'ai gardé la curiosité
intellectuelle de ma jeunesse. J'ai trouvé passionnant d'étudier comment
les scientifiques présentaient aujourd'hui le big-bang, l'évolution de ces
milliards d'années… »
LEXNEWS : « on a l'impression à vous lire, que vous auriez très bien pu
être un scientifique au lieu d'un théologien. »
Hans Küng : « Il y avait quand même un
obstacle : je n'aimais pas tellement les mathématiques. J’apprécie la
logique de René Descartes, mais je n'ai jamais aimé l'arithmétique ! »
LEXNEWS : « La notion de paradigme a été essentielle dans l’histoire de
nos civilisations dans leurs rapports avec la science. Vous soulignez les
nombreuses difficultés quant à ces changements de paradigmes lors de
grandes découvertes telles celle de Galilée par exemple donnant lieu à un
procès qui n’a jamais été vraiment clos. Estimez-vous possible un éventuel
changement de paradigme de nos jours dans une société en crise ? ».
Hans Küng : « Je pense que nous sommes
au milieu d’un changement de paradigme. Dans mon grand volume sur le
christianisme ainsi que dans mon livre sur l'islam, j'ai analysé ces
changements de paradigme du Moyen Âge, de la Renaissance, de la modernité
à la postmodernité. Pour moi la postmodernité n'a rien à voir avec le
postmodernisme littéraire français qui est quelque chose d'arbitraire.
C'est un développement qui a commencé avec la première guerre mondiale
avec la chute de la modernité. Au début du XXe siècle, on a pensé que tous
ces progrès seraient éternels, on a cru aux sciences... La Première Guerre
mondiale, le nazisme, tous ces mouvements réactionnaires ont déjà provoqué
un changement de paradigme qui a mis en doute les valeurs directrices de
la modernité : le progrès, la raison, la nation…. Pratiquement tout cela
était en crise. Ce qui apparaît clair aujourd'hui, l'était déjà après la
première guerre mondiale pour des esprits critiques. Nous sommes au milieu
donc de ce changement de paradigme même si on doit évidemment garder ces
valeurs. Il est en effet difficile aujourd'hui de remplacer la raison par
un irrationalisme, la nation par un Etat du monde, etc. Si l'on doit
promouvoir le progrès, il faut également souligner ses effets négatifs.
Dans ce sens, il y a un nouveau paradigme. Je pense que la fonction de la
religion a été trop longtemps ignorée, entre autres, à cause de l'église
elle-même. Il y a un retour à la religion qui est malheureusement
ambivalent puisque cela peut être fait d'une manière réactionnaire,
destructive, fanatique, mais également de manière libératrice comme en
Amérique latine, mais également en Pologne, en Allemagne orientale… Il n'y
aurait pas eu une révolution pacifique contre le système soviétique sans
les églises. Tout cela montre qu'il y a une possibilité d'une nouvelle
synthèse de la religion avec les sciences, avec la démocratie ainsi que
toutes les valeurs de la modernité. C'est précisément la postmodernité. »
LEXNEWS : « Vous critiquez la toute-puissance des sciences,
c'est-à-dire des scientifiques, lorsque cela conduit à une intransigeance
positiviste, de même que vous condamnez l’aveuglement dogmatique de la
religion dans ses positions arrêtées sur le contrôle des naissances, la
prévention du SIDA, l’euthanasie,… »
Hans Küng : « Oui, c'est en effet un
peu ma position générale. J'ai eu une éducation classique et je n'ai
jamais aimé faire des zigzags dans ma pensée. Vous savez il y a des
théologiens qui sont experts dans ces zigzags ! J'ai suivi plutôt une
ligne classique dans le sens d'Aristote qui a bien vu que la vertu est
toujours entre deux extrêmes. Heureusement, j'ai eu une éducation
classique reçue à Rome et aussi à Paris où j’ai fait ma thèse de doctorat
d'État en Sorbonne sur Hegel. Tout cela m'a donné des instruments
conceptuels pour analyser d'une manière très exacte les différentes
tendances qui se présentent. Je suis ainsi capable de prendre une position
équilibrée au meilleur sens du mot. Je pense que c'est aussi grâce à mon
éducation catholique que je suis plus intéressé à intégrer qu'à rejeter.
Jusqu'à maintenant, j'ai toujours aimé prendre le côté positif des
différents penseurs même si évidemment je reste toujours très critique
lorsque c'est nécessaire. C'est la même chose pour ce dernier livre dont
nous parlons. J'ai tendance à intégrer les extrêmes. »
LEXNEWS : « Vous avez cette phrase qui pourra surprendre notre XXI°
siècle habitué au discours de la science : « Une logique et une théorie
des sciences modernes ne doivent pas nécessairement se présenter sous une
forme antimétaphysique et antithéologique» (p. 44).»
Hans Küng : « Cela signifie qu'il faut
accepter la philosophie moderne depuis, disons, René Descartes, et
développée jusqu'à Nietzsche dans un sens antimétaphysique. Cela concerne
avant toute chose la position de l'église, mais également un certain
platonisme qui a placé la métaphysique comme quelque chose en retrait des
individus, une autre sphère... Sans faire de polémique, Joseph Ratzinger
est un platonicien. Moi, je suis plutôt aristotélicien dans ce sens-là,
j'ai toujours pris très au sérieux l'empirique. Dans cette même optique,
j'ai préféré saint Thomas d'Aquin à saint Augustin. J'ai toujours dit à
mes étudiants : les faits sont les faits, il ne sert à rien de nier les
faits. D'autre part, si l'on accepte tout cela, on doit tout de même voir
que la réalité a des dimensions différentes et qu'il est tout à fait
simpliste de penser que la réalité physique, que je prends très au
sérieux, est l'unique sphère, strate… Il y a parallèlement la sphère du
droit, de l'esthétique, de l'éthique et finalement de la religion. Il
n'est cependant pas obligatoire de parler d'une métaphysique, le terme de
métaphysique donne précisément l'impression de quelque chose de
platonicien, très éloignée. Pour moi, la réalité de Dieu comme je l'ai
présentée dans mon livre est dans l'univers et non pas au-delà ou
au-dessus des choses. Dans ce sens-là, je n'aime pas tellement le mot
métaphysique parce qu'il donne l'impression de ne pas prendre au sérieux
tous les doutes de Nietzsche, de Heidegger et de tous ceux qui ont
polémiqué sur la métaphysique. Je préfère parler d'une strate éthique
indéniable et je crois que cette idée ne pose pas tellement problème aux
physiciens ou aux chimistes des sciences dures. Nous avons plutôt des
problèmes avec les psychologues ! Les grands physiciens du XXe siècle tel
Einstein avaient déjà cette interrogation et avaient bien noté que la
réalité est bien plus grande que la physique. Dans ce sens-là, je pense
que je suis sur la bonne voie afin d’offrir une solution à tous ceux qui
sont profondément engagés dans les sciences modernes et qui estiment que
tout cela n'est pas le tout. Très souvent, il leur manque les mots pour
exprimer cela. Je me souviens d'un de mes collègues en médecine, expert en
radiologie, qui m'avouait prier encore avec les mots appris dans son
enfance à défaut d'autre expression. Je pense avoir fait un très grand
effort pour donner des concepts, des images, sur la réalité de Dieu qui
prennent non seulement en compte l'aspect personnel, mais également
impersonnel. La réalité de Dieu dans la lumière de l'évolution ne peut pas
être un être humain, mais d'autre part, on peut s'adresser à cette réalité
et pour cela, il faut des images. Je ne peux pas prier l'être suprême de
Robespierre ou bien esse ipsum ! Je pense que les termes de l'écriture
comme le mot «Père »sont nécessaires pour l'homme, mais il faut en même
temps prendre en compte les grandes images de Nietzsche dans ce fameux
récit en se demandant comment il était possible d'effacer l'horizon,
comment il était possible de vider la mer... La mer, le soleil sont de
très bons exemples, des images impersonnelles qui sont importantes pour
présenter la réalité de Dieu. Tout cela est bien mieux qu'une
métaphysique. Je veux prendre au sérieux tous les résultats
philosophiques. Je suis très rationnel, mais je ne suis pas un
rationaliste et dans ce sens-là il faut des métaphores. »
LEXNEWS : «
De même, vous proposez cette question essentielle : « N’y aurait-il pas
dans notre univers des entités, des évènements et des interactions qui
n’ont pas de figuration dans l’espace physique, qui donc d’entrée de jeu
se soustraient à la possibilité de la connaissance physique ? » (p. 75) ».
Hans Küng : « les sciences physiques
doivent suivre leur propre méthode, mais en faisant ainsi elles ne sont
plus compétentes dans les autres sphères. Elles ne peuvent pas étendre
leurs jugements au-delà de l'horizon de l'expérience. C'est déjà une idée
essentielle de Kant avec la raison pure fondée sur l'expérience qui n'est
pas capable de juger quelque chose qui est au-delà de l'horizon, de
l'expérience physique, de l'espace et du temps. Je pense que cela veut
dire d'une part que l'on ne peut pas exiger des sciences physiques de
parler de Dieu et d'autre part que ces sciences physiques ne s'autorisent
pas à parler de Dieu. Je crois que tout cela est dû aux limites des
connaissances. Je déplore beaucoup qu'un certain nombre d'intellectuels
fassent des jugements illégitimes sur des domaines dans lesquels ils ne
sont pas compétents. Ce que j'exige pour moi-même, je fais un effort
terrible pour comprendre les autres sciences, je crois qu'on peut
l’attendre des autres intellectuels avec un minimum de connaissances sur
les problèmes religieux… »
LEXNEWS : « De grands scientifiques hésitent de plus en plus à
intervenir sur le plan de la communication à proximité de questions
religieuses débattues de peur d’être confondus avec le néocréationisme et
autre dessein intelligent. Une telle confusion pouvant compromettre leur
crédibilité auprès de la communauté scientifique. »
Hans Küng : « Je comprends ces
difficultés, mais la réaction adéquate n'est pas de se taire, mais au
contraire de préciser ces distinctions. Je pense que les collègues des
autres sciences qui liront mon livre seront dans la position de répondre à
ce genre de questions. S'ils ne disent rien du tout, ils renforcent
précisément ces personnes qui pensent d'une manière un peu simpliste qu'il
faut un Intelligent design. C'est pour ces raisons que pour s’opposer à
ces forces, il faut donner une réponse construite et non un silence. Il
est vrai qu'au début avec mes collègues de la physique, il y avait une
certaine attente, une certaine réserve, surtout parce que certains
théologiens suivent le modèle, que j’évoquais tout à l’heure, de
l'harmonisation. Ils emploient les résultats des sciences de la nature
pour faire une synthèse facile. Cela agace à juste titre les
scientifiques. Dans la plupart des cas, c'est un manque de philosophie qui
est la cause de cette absence de dialogue. Si l’on n’a pas vu le problème
kantien, on est très gêné pour faire cela et l'on devient trop naïf… Très
souvent dans cet ordre d'idée, dès qu'il y a un processus en sciences, ces
personnes concluent à la nécessité d'un auteur ! Le fait de conclure à la
présence ou non d'un auteur est un jugement au-delà de l'expérience et
dans ce cas ce n'est plus l'homme des sciences qui est compétent. Je crois
que l'avantage de cette position, c'est de donner la pleine liberté pour
se décider. Cela m'a beaucoup aidé quand j'ai parlé aux hommes des
sciences en les rassurant et en leur disant n'ayez pas peur, je ne vous
forcerai en rien ! »
LEXNEWS : « Si l'on résume, lorsque vous proposez ces idées, vous ne
proposez pas une science. Vous ne faites pas un discours scientifique.
Vous vous placez à un niveau méta, au-dessus de la science. »
Hans Küng : « Oui absolument, et là
réside la liberté. Il y a énormément de raison pour s'opposer à l'idée de
Dieu, mais il y a également beaucoup d'arguments pour affirmer sa
présence. Je pense en dernière analyse qu'il est plus raisonnable
d'accepter qu'il y ait un sens à tout cela que de dire : ça n'a aucun
sens. C'est plutôt cette dernière position qui est irrationnelle. J'ai
expliqué cela dans le livre "Dieu existe-t-il ?» d’une manière plus
concrète. Finalement, nous avons assez d’arguments pour affirmer librement
l'existence de Dieu. Je pense que mon livre permet de lutter contre l'idée
de fondamentalisme. Ces positions renforcent l'idée selon laquelle il n'y
a pas de position intermédiaire comme la mienne. La simplification des
choses encourage cela et les extrêmes se touchent. »
LEXNEWS : « L’éthique a un rôle essentiel à jouer dans nos sociétés
contemporaines et vous concluez votre réflexion sur cet enjeu."
Hans Küng : « Une question
fondamentale se pose lorsque l'on réfléchit à l'homme dans le cadre des
sciences : comment l'être humain a appris à être humain ? C'est évidemment
la question de la différence entre les animaux et l'homme. L'éthique est
une différence essentielle. On ne peut pas attendre d'un animal qu'il
suive une éthique malgré toutes les similarités entre ces deux espèces.
Pour moi, il est très important de comprendre ce processus très long qui
porte sur des milliers d'années. C'est pour ces raisons que les cultures
primitives m'ont toujours beaucoup intéressé. Il y a donc une éthique de
l'humanité qui s'est développée à travers les millénaires, mais il y a
aussi une certaine universalité de ces normes qui n'est pas accidentelle.
Ce sont certaines sphères essentielles comme préserver la vie, l'honneur,
la propriété, l'intégrité sexuelle… Ce sont déjà les impératifs très
élémentaires : ne pas tuer, ne pas mentir, ne pas abuser de la sexualité…
Tout cela a un aspect universel avec bien sûr des spécificités selon les
cultures. Le projet d'une éthique planétaire prend donc en compte la
dimension du temps et de l'espace. Si l'on arrive maintenant au temps
présent, nous constatons un problème fondamental dans toutes les régions
du monde : les normes sont de plus en plus vidées de leur sens. Le
développement de la modernité a produit beaucoup de normes, mais je pense
que Nietzsche avait raison : si l’on supprime la valeur suprême, il est
illusoire de croire que toutes les autres valeurs demeureront. Il y a
vraiment du fait de la perte de la religion une remise en cause des autres
normes. Pendant un certain temps, la coutume a maintenu un certain nombre
de traditions en Europe chrétienne. Mais de plus en plus, ces traditions
s'évanouissent et laissent place à des phénomènes que nous ne connaissions
pas auparavant. Des enfants qui tuent leurs instituteurs, la corruption
généralisée dans des pays dits civilisés, tout cela montre qu'il y a une
érosion de la moralité qui détruit les fondements de la société. Les
sciences elles-mêmes ne sont pas en dehors de cela. Il n'y a pas encore
très longtemps, on pensait qu'il n'y avait pas de mensonges dans la
physique ou dans la biologie. Or aujourd'hui, on constate beaucoup de
tricheries dans ces domaines. Il nous faut de nouveau une éthique qui ne
soit pas un système éthique. J'emploie d'ailleurs plutôt le terme éthos
plutôt qu'éthique, car il ne s'agit pas d'un nouveau système éthique au
sens d'Aristote, de saint Thomas d'Aquin ou encore de Kant. Il s'agit
d'impératifs de l'humanité assez simples à l'image des quatre exemples
susmentionnés. Il y a deux principes fondamentaux qui sont supportés par
toutes les religions du monde : la règle d'or que l'on trouve déjà chez
Confucius, ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas que l'on fasse à
toi-même ; c'est le principe de la réciprocité, cette règle d'or, ainsi
que le principe également fondamental de l'humanité c'est-à-dire que
chaque être humain doit être traité de manière humaine. Même les
États-Unis, exemple de la démocratie, ont été capables de comportements
inacceptables en Irak, dans des prisons… Tout cela montre que la situation
est sérieuse. Il y a maintenant en face de nous deux possibilités qui sont
des extrêmes et qui sont ni l'une ni l'autre des solutions : le
cléricalisme et la rechristianisation à la Karol Wojtyla qui pense
remplacer le paradigme moderne par le paradigme de la Pologne médiévale
antimoderne. Je pense que le pape actuel malheureusement ne voit pas
suffisamment que cela ne fonctionnera pas. Il me semble que toutes ces
manifestations sont des villages Potemkine, ce n'est pas la solution ! La
laïcité à la française n'est pas non plus la solution.
Le projet d'une éthique interplanétaire permet aux individus de garder
leurs convictions fondamentales. Le catholique reste catholique, l’athée
reste athée mais chacun doit au moins suivre ce minimum d'attitudes et de
normes éthiques, ces impératifs de l'humanité. Cela doit faire l'objet
d'un enseignement à l'école dès le plus jeune âge. J'ai proposé une
coalition entre les croyants et les non-croyants. On ne doit pas faire une
alliance contre les athées, c'est toute autre chose que je propose. Il
faut une reconnaissance de ces problèmes. Vous avez l'avantage en France
d'être la nation des droits de l'homme et de la Révolution française,
mais, parfois, on a l'impression que cet héritage est un peu loin. Il est
important aujourd'hui de penser aux devoirs de l'homme pour éviter
l'individualisme, cause de ce que nous constatons aujourd'hui. Robespierre
en son temps s'était opposé à cette déclaration. J'ai fait un essai pour
le Parlement des religions (citer la source en lien) ainsi que le propos
que j'ai fait pour les anciens premiers ministres et chefs d'État pour une
déclaration universelle des devoirs de l'homme. Je préfère d’ailleurs le
mot des responsabilités, car le mot devoir peut paraître trop prescriptif.
Cette déclaration est opérationnelle et elle peut servir dès aujourd'hui,
cela n'est pas le produit d'un théologien qui serait dans l'abstrait, mais
d'une personne qui a beaucoup discuté avec de grands responsables
politiques et religieux et qui suit l'actualité au quotidien. Je crois que
j'ai fait en sorte de conserver le coeur même de ma théologie et de ma foi
chrétiennes, mais j'ai élargi l'horizon de manière assez importante même
si ce n'était pas le plan initial. Mais avec les défis du temps, je suis
arrivé en partant de l'unité des églises à la paix entre les religions et
finalement à la communauté des nations, trois cercles si vous voulez de
plus en plus larges.»
Lexnews a eu le privilège de rencontrer Mgr
Patrick Chauvet, recteur de Notre-Dame de Paris à l'occasion de la
parution de son dernier ouvrage «
Notre-Dame d’espérance » aux Presses de
la Renaissance qui devait sortir initialement avant le terrible incendie
du 15 avril 2019. Alors que des restaurations étaient en cours,
l'archiprêtre de la cathédrale offrait dans ce livre le témoignage de ses
années passées au coeur de la cathédrale ayant traversé 850 années
d'Histoire. Tout d'abord ébranlé, comme l'édifice, par cette expérience,
c'est un message fort d'espoir, en fait, qu'il nous livre dans cet
entretien marqué d'humilité devant ce qui nous dépasse. Rencontre avec un
homme de foi.
L'expression fondatrice du catholicisme Tu es Petrus prononcée
par Jésus vient immédiatement à l’esprit après le terrible incendie ayant
ravagé Notre-Dame de Paris. Comment avez-vous perçu cette fragilité de ce
monumental édifice de pierre au regard de cette métaphore de la pierre
évoquée par les Évangiles ?
Mgr Patrick Chauvet : "Oui,
en effet la première impression qui vient à l’esprit est une idée de
fragilité… Lorsque l’on observe ce monument vieux de 850 années, ravagé
aussi rapidement par le feu alors que Notre-Dame avait traversé tant de
guerres et de révolutions, toujours debout, cela nous renvoie à notre
propre fragilité ! Le recteur, croyez-moi ! sur le parvis, vivait cette
fragilité en se disant : voilà, tu es à la tête de cette cathédrale qui
devant toi s’en va, qu’est-ce que le Seigneur veut te dire… Il est
vrai que ma première réaction a été de dire : pourquoi Seigneur ?
Je savais très bien, pour avoir prêché un certain nombre de retraites, que
nous n’avons jamais les réponses immédiatement. À travers cela, nous
sommes très certainement renvoyés à un chemin d’humilité, un chemin de
dépossession et de désert. Le chemin d’humilité vaut également pour ces
beaux édifices, car ce qui prime avant toute chose, dans notre foi, c’est
le corps du Christ, même si cette cathédrale est là pour le louer. Ce qui
importe, c’est que Notre-Dame soit dans notre cœur. Le temps de
dépossession s’avère également important car cet édifice n’appartient à
personne. Et si Notre-Dame est le fruit du travail des hommes, cela a
toujours été pour la gloire de Dieu. Il y avait peut-être un peu trop de
caractère possessif dans notre rapport à ce monument, notre
affaire, notre cathédrale… Ces événements m’ont appris à dire
qu’elle était avant tout la cathédrale du Seigneur. Quant au temps de
désert, il surgit lorsque vous vous levez le lendemain et que vous vous
surprenez à dire : tiens, je vais dire la messe de huit heures et
que vous vous apercevez que la cathédrale est fermée, sous les décombres…
Pour un prêtre, c’est véritablement un temps de dépossession même s’il est
certainement important de savoir vivre ces instants. Car c’est une manière
d’ouvrir les yeux et de comprendre que l’église ne nous appartient pas et
que nous sommes un peu des âmes errantes. Il faut bien comprendre que nous
avons été ordonnés prêtres pour un peuple et ce dernier ne peut plus venir
en ces murs. Nous sommes comme veufs parce que l’église n’est pas là".
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Il peut suffire d’un événement comme
celui-là pour que nous nous réveillions. C’est cela à mon avis
l’apocalypse et non les peurs millénaristes
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Comment réagissez-vous à l’égard de ces lectures « apocalyptiques » qui
ont pu être données ?
Mgr Patrick Chauvet : "Je
pense qu’il faut se méfier de toutes ces interprétations, même s’il y a
certainement un signe à distinguer quant à ces événements que nous avons
vécus. Mais je crois qu’à vouloir trop interpréter, cela devient
insignifiant. Quels sont les signes que j’ai pu percevoir ? Lorsque vous
entrez dans cette cathédrale où beaucoup d’éléments se sont effondrés et
que vous apercevez la Vierge Marie au pilier tout entourée de
pierres effondrées et qu’Elle est restée, intacte, debout, de même lorsque
vous observez au fond la Croix Glorieuse également préservée, vous
vous dites : ça, c’est un signe ! La mère de Jésus était encore là
et pour moi c’est une lecture qui révèle – signification du mot
Apocalypse – le sens de ce drame. Vous savez combien j’aime l’écrivain
Bernanos et je pense qu’il aurait dit : voilà, réveillez-vous ! Et
si vous ajoutez à cela cette extraordinaire solidarité internationale qui
a surgi, le fait que croyant ou non, tout ce monde ait été touché par cet
incendie, il me semble - et je suis désolé pour cette métaphore – qu’il
suffit qu’un léger souffle se fasse sur la braise de notre pays pour que
la foi reprenne... Cette épreuve va peut-être permettre à la France, pays
de mission, de retrouver ses racines chrétiennes. Il peut suffire d’un
événement comme celui-là pour que nous nous réveillions. C’est cela à mon
avis l’apocalypse et non les peurs millénaristes".
L’idée d’une cathédrale éphémère a justement surgi après ces
évènements, en quoi consiste-t-elle deux mois après les évènements ?
Mgr Patrick Chauvet : "Cette
idée est née de la conviction que cet édifice demeure la cathédrale, quel
que soit son état actuel ; son recteur y demeure également affecté, même
en l’état actuel. Aussi, ai-je voulu essayer de faire un pont entre la
cathédrale que nous sommes en train de réparer et le parvis. Les
cathédrales ont toujours eu besoin de parvis dans l’Histoire. Il s’agira
d’un sanctuaire placé sur le parvis, tout simple et tourné bien entendu en
direction de la cathédrale avec une reproduction de la Vierge au pilier.
Cette cathédrale éphémère sera destinée à être un lieu d’accueil avec des
cierges, des intentions de prière et la possibilité d’y déposer des
fleurs, ce qu’un grand nombre de personnes font actuellement sur les ponts
adjacents à la cathédrale. Il nous semble important de faire sortir
Notre-Dame sur le parvis comme on le faisait naguère lors de processions
avec cette reproduction de la Vierge qui provient de la maison
Marie-Thérèse accueillant des prêtres âgés qui ont accepté spontanément ce
prêt. Cette cathédrale éphémère prendra ainsi la forme de cette statue de
la Vierge Marie qui attend ses enfants...".
Peut-on étendre ce concept de cathédrale éphémère à ce qui s’est
spontanément accompli jusqu’à maintenant avec tous ces offices qui ont eu
lieu depuis dans différentes églises telle Saint-Sulpice, une manière de
dire : la messe n’est pas finie !
Mgr Patrick Chauvet : "Oui,
absolument, la messe n’est pas finie ! À partir du 1er septembre, l’église
Saint-Germain-l’Auxerrois sera le lieu de la liturgie cathédrale sans pour
autant devenir une « sous cathédrale ». Saint-Sulpice sera, elle, réservée
pour les très grandes célébrations. Tous ces lieux sont reliés par Marie !
Mais le 16 juin, jour de la dédicace de Notre-Dame, l’archevêque de Paris
va, avec une vingtaine de prêtres, célébrer dans la cathédrale même une
messe pour rappeler qu’aujourd’hui Notre-Dame est toujours le lieu de la
louange du Seigneur, même si ce jour-là, au lieu d’avoir sa mitre,
l’archevêque portera un casque ! Il faut bien comprendre que la cathédrale
est unique, car c’est le lieu de la cathèdre (siège de l’évêque
qui préside l’assemblée liturgique ndlr)".
Quelles différences majeures vous viennent à l’esprit entre la
nécessité d’une reconstruction de la cathédrale dont le début de
l’édification remonte au XIIe siècle et l’esprit qui animait ces mêmes
bâtisseurs ?
Mgr Patrick Chauvet : "Je
vous remercie pour cette question, car elle est importante. C’est, en
effet, un point crucial que je vis depuis le Samedi Saint où nous avons
déjà commencé les travaux. Ce sont des Compagnons du Devoir qui
travaillent actuellement sur le chantier, nous n’avons bien évidemment
retenu que des spécialistes. Ils ont tout quitté pour venir à Notre-Dame
et je peux témoigner qu’il y a véritablement un même esprit de fond qui
anime ces personnes à l’image des bâtisseurs du Moyen Âge. Ces bâtisseurs
du XIIe et XIIIe siècle s’inscrivaient dans un témoignage de foi et je
suis certain que pour ces Compagnons, il y a également un témoignage de
foi, certes différent, mais vous ressentez immédiatement cette fierté de
travailler pour Notre-Dame, un chantier qu’ils reconnaissent être celui de
leur vie. Il y a véritablement une communion qui s’accomplit entre eux et
avec eux depuis ces deux derniers mois".
Quels souhaits formez-vous pour cette
restauration et pouvez-vous dresser un rapide bilan de ce qui doit advenir
pour les prochains mois ?
Mgr Patrick Chauvet : "Aujourd’hui,
cela fait deux mois que le drame est arrivé et nous sommes dans une phase
de consolidation. C’est une étape importante parce que, après l’incendie
et la chute des deux voûtes, le bâtiment a bougé et se trouve donc
fragilisé. Les deux collatéraux au-dessus des roses se sont un peu
inclinés, ce qui fait que nous avons été obligés d’enlever les statues.
Les tours ont dû être consolidées, notamment la tour Nord qui a pris feu.
Il faut à l’intérieur dégager toutes les pierres, la charpente qui a
brûlé, des tonnes de plombs… Il a fallu enlever les vitraux afin de placer
un plancher à l’intérieur et un autre à l’extérieur pour enlever
l’échafaudage qui est encombrant et trop fragile après l’incendie. C’est
un travail qui devrait nous mener jusqu’à la fin août. À cette date, si la
cathédrale est restée debout, on pourra considérer qu’elle est
définitivement sauvée, ce que l’on ne peut pas tout à fait dire
aujourd’hui à 100%, mais à 90% !".
__________
À cette date, si la cathédrale est restée
debout, on pourra considérer qu’elle est définitivement sauvée, ce que
l’on ne peut pas tout à fait dire aujourd’hui à 100%, mais à 90% !".
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Nous sommes donc encore dans une phase conservatoire…
Mgr Patrick Chauvet : "Absolument,
et cette phase encore conservatoire est menée par quatre architectes dont
l’un est le spécialiste de la cathédrale. Nous n’allons pas trop vite,
mais suffisamment pour protéger l’édifice. L’importance des dons que nous
avons reçus a permis d’éviter un certain nombre de lenteurs
administratives et de commissions. Je pense qu’à partir de janvier de
l’année prochaine, nous serons en mesure de commencer la reconstruction à
proprement parler qui consistera à refaire les voûtes, la toiture, la
charpente…".
En tant que recteur de la cathédrale, vous êtes un bâtisseur d’âmes,
notamment sur le plan de l’éducation et de la transmission, quelle est
précisément votre mission, vous qui dirigez la plus ancienne PME de France
?
Mgr Patrick Chauvet : "Nous
sommes au cœur du monde avec Notre-Dame, même si nous ne sommes pas du
monde. Il faut donc bien prendre en compte les contingences. Il est vrai
que je suis à la tête d’une véritable PME ; PME qu’il faut faire tourner
avec un budget et des salariés devant être payés à chaque fin de mois,
c’est une de mes préoccupations, même si j’ai bien évidemment des gens
compétents qui m’aident dans ces tâches. Les questions financières sont
toujours au service de la pastorale. Je ne suis pas là pour faire de
l’argent pour l’argent, mais plutôt pour réfléchir à la manière dont ces
ressources peuvent contribuer à cette mission d’évangélisation qui est la
mienne, cette mission de l’accueil des paroissiens, des touristes… Il ne
faut pas oublier que j’ai été curé avec une grande paroisse, celle de
Saint François-Xavier à Paris ; or, ici même à Notre-Dame, la plupart des
personnes sont de passage mis à part un petit noyau de fidèles. J’ai un
peu plus de 3 000 fidèles à la messe du dimanche habituellement, mais
aujourd’hui ces personnes ne peuvent plus se retrouver dans ces murs. De
même, les fidèles réguliers tournent très souvent comme des âmes en peine
autour de la cathédrale dans laquelle ils ne peuvent plus entrer. Il faut
savoir être présent avec un geste, un sourire... La transmission est, en
effet, également un pôle très important de ma mission, comme pour tous les
prêtres d’ailleurs. J’ai commencé comme professeur de lettres, et je reste
persuadé que la transmission de la foi est liée à celle de la culture".
__________
L’art est, selon moi, un chemin privilégié
pour poser la question de Dieu
__________
Quel regard portez-vous sur l’art sacré en contrepoint de la phrase
d’André Malraux : Le seul domaine où le divin soit visible est l’art,
quelque nom qu’on lui donne, quelle place ce dernier a-t-il au cœur de
Notre-Dame ?
Mgr Patrick Chauvet : "L’art
est, selon moi, un chemin privilégié pour poser la question de Dieu. La
beauté touche le cœur sans pour autant dévier vers le seul esthétisme. Si
vous prenez la beauté de Notre-Dame, vous êtes en un lieu qui
immanquablement élève l’âme et vous fait regarder vers le ciel, que vous
soyez croyant ou non. Avec ce drame, malheureusement, la nef est devenue
béante et je me souviens qu’avant cet incendie, en présentant l’église, je
soulignais combien ces piliers devenaient de plus en plus fins à force de
s’élever pour conduire le regard vers le ciel, et aujourd’hui… on voit
véritablement le ciel ! Je reste persuadé que l’art a un sens et lorsque
l’artiste fait une œuvre, il s’en trouve en quelque sorte dépossédé, elle
n’est plus à lui. Chacun pourra à partir de cette œuvre faire une
interprétation. Selon moi, une véritable œuvre d’art transcende et pose la
question de Dieu. En cela Malraux avait raison : le divin est visible dans
l’art…".
Les évènements de ce mois d’avril 2019 ne doivent pas faire oublier les
défis qui les transcendent et notamment cet impératif d’évangélisation sur
lequel vous insistez à l’heure du relativisme et de la mondialisation
sauvage ?
Mgr Patrick Chauvet : "Je
suis frappé lorsque je vois ces visiteurs étrangers, notamment des Chinois
qui entrent dans notre cathédrale, dans un monde que, souvent, ils ne
connaissent pas. Ils font le tour de l’édifice souvent en deux minutes et
s’arrêtent la plupart du temps devant la chapelle de saint Paul Chen en
s’interrogeant sur la signification de cette Vierge Marie avec des yeux
bridés ! J’ai pu constater que c’était une manière de transmettre un petit
quelque chose du Seigneur. Car, là où ces visiteurs s’étaient arrêtés
parce qu’ils avaient aperçu des inscriptions en langue chinoise, cela
était en fin de compte le point de départ de la découverte de la vie d’un
martyre, Paul Chen, séminariste des Missions Étrangères de Paris qui
voulait convertir la Chine au XIXe siècle. Il a été décapité avec un
certain nombre de ses compagnons et nous conservons ses reliques dans
cette chapelle, reliques qui ont fort heureusement été préservées de
l’incendie. Nous avons ainsi, là, devant cette Vierge Marie une prise de
conscience qu’un de leurs frères est mort martyr au nom de la foi
chrétienne. C’est pour moi quelque chose de merveilleux que des touristes
habituellement pressés prennent le temps de découvrir cela.
Mon idée a toujours été de convertir à partir du parvis, préparer les
cœurs comme un préambule à la foi. Pour les croyants, c’est également très
important, car nous avons besoin d’être réévangéliser sans cesse, en
référence au texte de saint Paul, pour fortifier l’être intérieur. Venir
dans une cathédrale, c’est peut-être pour certains se rappeler leur
baptême, leur catéchisme, et qu’ils ont laissé passer trop d’années sans
entrer dans une église. D’autres ont oublié de se confesser pendant des
années, voire des décennies, et ne savent même pas parfois pourquoi ils
sont là. Et, souvent, je leur réponds : si vous êtes là, c’est que la
Sainte Vierge vous a pris au collet et vous a amené devant son fils ! Je
crois que cette évangélisation passe par cette idée de purification des
images que nous pouvons avoir de Dieu. Notre-Dame est associée à l’idée de
maternité et cela aide à se dire : finalement Dieu m’aime, malgré mes
pauvretés et mes péchés. Il n’est plus question d’un Dieu père fouettard
et moralisateur, c’est un Dieu qui veut que nous soyons saints et qui nous
donne les moyens de grandir dans cette sainteté".
Cette amitié sacerdotale prônée par le pape François
remplit-elle ce rôle et comment s’inscrit-elle à Notre-Dame ?
Mgr Patrick Chauvet : "Cette
idée d’amitié sacerdotale est très importante et à Notre-Dame j’ai la
chance d’avoir neuf prêtres avec moi, des chapelains qui sont par ailleurs
la plupart professeurs aux Bernardins. Et même si nous ne sommes pas
toujours d’accord, nos repas pris ensemble sont des partages très
fructueux. Nous commençons l’Office divin ensemble à 7h30 et cela est
quelque chose d’essentiel qui crée cette amitié sacerdotale. Nous n’avons
pas ce sentiment de solitude du curé de campagne de Bernanos !".
A l'occasion
de la publication d'un ouvrage monumental sur Jésus aux éditions Albin
Michel, Monseigneur Joseph Doré a généreusement accepté de répondre à nos
questions sur un thème qui l'occupe depuis des décennies dans ses
recherches théologiques et dans son ministère.
Interview Père Pedro
26 mai 2017 Paris
Le Père Pedro est un infatigable titan,
bravant l'adversité du consumérisme international et ayant consacré sa vie
intérieure aux plus démunis. Contredisant le défaitisme et le
découragement, c'est pierre par pierre, au sens propre et figuré, qu'il a
reconstruit la fierté des plus pauvres de Madagascar. Rencontre avec un
personnage hors du commun, un exemple de sainteté vécue au quotidien et
non sans humour !
nsurgez-vous
! est le titre de votre dernier livre, un titre qui semble bien
résumer l’action de toute votre vie mue par la foi et l’amour des plus
petits. Quand avez-vous ressenti cette vocation en Argentine, votre pays
natal ? »
Père Pedro :
"C’est
une vocation qui est intervenue très tôt dans ma vie. Je suis issu d’une
famille de migrants, mon père et ma mère sont slovènes et ont fui le
communisme dans la Yougoslavie de l’époque. Ils sont arrivés en Argentine,
sans parler la langue, totalement démunis. Ils ont eu huit enfants, je
suis le deuxième et premier garçon. Lors des vacances, mon père me disait
tous les jours : « Fils, viens aider tes petits frères et sœurs !
». À neuf ans, lors de vacances, j’ai commencé à travailler avec mon père
dans des chantiers de maçonnerie. Ma vie a toujours été austère, dure,
difficile, mais pleine de joie, car dans la maison la foi de mes parents
était une foi vécue. Mon père était d’une honnêteté extraordinaire, je ne
l’ai jamais vu tromper quelqu’un, voler dans les chantiers. Il m’a appris
très tôt ce sens des valeurs. De même, ma mère nous disait que lorsqu’un
pauvre frappe à la porte, il faut partager car il y a toujours plus pauvre
que soi. Après avoir exploré l’Évangile de manière plus profonde, vers
15-17 ans, Jésus l’ami des pauvres m’a conquis, et je me suis dit que
j’allais essayer de l’imiter. J’ai donc eu très tôt conscience que si
j’entrais dans le sacerdoce, c’était pour aider les pauvres, et non pour
devenir un fonctionnaire ou un professeur. C’était la théologie sur le
terrain qui primait et me semblait plus vraie, une théologie née de la vie
réelle ! Même si les études sont importantes, et que la théologie peut
apporter un grand nombre de choses, Jésus ne doit pas devenir qu’un objet
d’études, une analyse pour l’analyse, car lui-même n’a pas voulu cela,
mais il s’est engagé auprès des plus démunis. Et c’est ce Jésus-là qui m’a
conquis, je suis entré alors dans la congrégation de Saint-Vincent de
Paul, Saint-Vincent de Paul étant un des pionniers en France au XVIIe
siècle pour rendre la dignité aux pauvres par l’école, la formation, le
travail, la responsabilité…".
__________
Lorsque notre pape dit que ses prêtres
doivent avoir l’odeur de leurs brebis, ce n’est pas qu’une image, c’est
très fort !
__________
« Vous partagez avec un autre argentin célèbre, le pape François, un
élan vital vers les périphéries comme il les nomme. Pouvez-vous
nous les décrire, vous qui les vivez au quotidien depuis si longtemps ? »
Père Pedro :
"Je
suis content qu’au sommet de l’Église, aujourd’hui, nous ayons un pape qui
soit un vrai pasteur, engagé et qui veuille purifier notre conception de
l’Évangile. L’Évangile, ce n’est pas que crier « Seigneur, Seigneur !
», c’est aussi s’engager auprès des plus pauvres. Il y a tant de choses
qui sont devenues dans l’Église des habitudes qui ne parlent plus aux gens
d’aujourd’hui. Pourquoi dès lors les conserver ? Il faut ouvrir l’Église
aux jeunes, aux enfants. Lors de mes séjours en France, comme en ce
moment, je suis toujours surpris du peu de jeunes que j’observe lors des
célébrations dans les églises, contrairement à nos messes à Madagascar où
il y a 75 % de jeunes et qui participent ! Je pense que le pape François
aujourd’hui est sincère, authentique, bien au-delà du protocole.
L’Évangile n’a jamais été une question de protocole et c’est ce que
signifie : aller aux périphéries. Lorsque notre pape dit que ses
prêtres doivent avoir l’odeur de leurs brebis, ce n’est pas qu’une image,
c’est très fort ! C’est quelque chose que je connais pour avoir travaillé
longtemps dans la boue, jusqu’à la poitrine, dans les rizières. J’ai
pourtant été malade pendant sept ans suite à cela, et jamais je n’ai
regretté d’avoir fait cette expérience…"
Ces périphéries sont entendues au sens large, et au pluriel, l’Occident
en connaît également…
Père Pedro :
"Absolument,
il y en a partout, et il ne s’agit surtout pas de mettre sur cette idée de
nouvelles frontières. La misère existe dans les banlieues des grandes
villes occidentales, sans oublier tout de même qu’il y a des degrés dans
la pauvreté, des plus pauvres parmi les pauvres. Il faut savoir qu’à
Madagascar, la plupart des personnes dont nous nous occupons vivent
au-dessous du seuil de la pauvreté. Il y a alors des priorités à établir
sans exclure personne. On doit saisir cela dans son cœur, dans son âme et
dans son esprit. La foi est une question d’esprit et non une question de
dogme. C’est l’esprit de l’Évangile, l’esprit de la parole de Dieu. Et
cela, il faut des années et des années pour le comprendre… C’est pour ces
raisons que je ne désespère pas lorsque je vois un confrère qui est trop
attaché aux conditions matérielles de la liturgie, aux ornements et à la
manière de les disposer, tout cela n’est pas important. Ce qui est
important, c’est l’esprit : est-ce que dans cette église où nous allons
célébrer l’eucharistie, il y a de l’amour, de la fraternité, du partage,
est-ce qu’il y a la vie… S’il n’y a que des gens tristes, c’est dommage !"
__________
Il faut que ce véritable message de
fraternité, de partage soit plus clair et plus compréhensible pour les
gens d’aujourd’hui, et notamment les jeunes.
__________
Vous partagez ainsi les thèses de la Théologie de la Libération.
Père Pedro :
"La
théologie de la Libération a été très mal comprise en raison de sa
dimension politique, d’ailleurs qu’est-ce qui n’est pas politique ? Moi
aussi dans ce livre, je critique les politiciens qui mentent et qui
masquent la vérité. Ce masque-là, même l’Église peut parfois l’utiliser.
Si nous sommes de vrais chrétiens, il n’y a pas de masque. Il faut que ce
véritable message de fraternité, de partage soit plus clair et plus
compréhensible pour les gens d’aujourd’hui, et notamment les jeunes. C’est
ce que nous faisons à Madagascar, et c’est bien pour cela que les jeunes
viennent à nous".
« Le pire, insistez-vous, c’est l’indifférence, nos sociétés soi-disant
modernes étouffent de cette surdité collective ».
Père Pedro :
"Oui,
c’est une maladie, un véritable cancer de la société moderne. On a
vraiment l’impression qu’aujourd’hui, le seul horizon pour un jeune, c’est
de se gaver de tous les gadgets de la technologie. C’est une véritable
perte de l’individu, l’illusion d’une communauté et d’une communication
qui s’avèrent souvent illusoires et trompeuses. Pour moi, il n’y a pas de
vérité dans tout cela, et seule la vérité nous rendra libres. Il n’est pas
question pour moi de dire que telle ou telle personne est dans la vérité,
c’est moi-même qui dois être authentique et vivre cette vérité, là où je
suis. Mais je ne suis pas naïf non plus ! (rires) on m’a souvent
mené en bateau… et même, en paquebot parfois, mais je suis toujours
debout, j’y crois !"
__________
L’insurrection, c’est agir, alors que
lorsque vous êtes indigné, vous en restez souvent là, un constat mais sans
action
__________
« Quelle différence faites-vous entre l’indignation si en vogue ces
dernières années et cette insurrection à laquelle vous invitez ? »
Père Pedro :
"L’insurrection,
c’est agir, alors que lorsque vous êtes indigné, vous en restez souvent
là, un constat mais sans action. L’insurrection amène nécessairement
l’action, sans pour autant mener à la révolution. Ce n’est pas une
question de violence. Je pense que nous avons perdu beaucoup trop de temps
dans l’Église à réfléchir, faire des réunions, des colloques, des
mémoires, au lieu d’agir. Nous avons eu de grands docteurs de l’Église
mais qui n’ont jamais mis les pieds dans un bidonville… Je ne compte plus
les fois où on m’a réveillé à deux heures du matin pour amener une femme
enceinte accoucher dans un hôpital, car j’étais le seul à avoir une
voiture, ce qui me donne un peu le droit aujourd’hui d’élever la voix, non
? !
Le bien que l’on peut faire à nos frères les plus démunis passe tout
d’abord par l’éducation, c’est-à-dire créer des écoles, trouver des
fournitures scolaires, assurer la santé en payant les opérations et les
médicaments. Les gens vivent dans la rue, il faut donc construire des
logements, tout cela implique d’agir. Tous ces droits que je viens
d’énumérer que l’on retrouve dans la charte des Nations Unies ont besoin
de trouver une application concrète, sinon il ne s’agit que de principes
abstraits. J’estime que lorsque vous vous retrouvez devant un enfant qui a
faim, c’est un crime que de constater cette situation et de ne pas agir.
Les belles paroles ne rassasient pas les affamés, c’est ce qui motive
cette insurrection à laquelle j’appelle. Je ne peux concevoir l’Évangile
d’une autre manière que celle suivie par Jésus, qui ne possédait rien, qui
allait de village en village, et sa force venait de sa parole, qui venait
elle-même de son action. C’est ce qui m’a motivé dans le fait de
transformer cette décharge en oasis d’espérance. Et nos enfants, qui
étaient autrefois des mendiants, vont à l’école, leurs parents ont un
travail et ont retrouvé la joie de vivre et le respect".
« Plutôt que les multiples discours creux des politiciens et
organisations internationales, vous appelez à une action rapide, reposant
sur des microprojets, comme vous avez pu en faire l’expérience à Akamasoa
à Madagascar».
Père Pedro :
"J’estime
qu’il n’est pas possible de venir avec de grandes idées élaborées en
Europe ou aux Nations Unies, et de les parachuter ainsi dans les pays
pauvres. Je regrette que les aides des organismes internationaux prennent
autant de temps à arriver, parfois jusqu’à trois ans ! Que va-t-on faire
pendant ce temps-là, laisser mourir les gens de faim ? Il faut aider tout
de suite, c’est pour cela qu’aujourd’hui je ne demande plus d’aides aux
grandes institutions.
La dernière aide internationale que j’ai demandée m’a pris 18 mois de mon
temps en constitution de dossiers, pour m’entendre dire finalement qu’elle
n’était pas acceptée ! Chaque fax que j’envoyais à cette époque pour une
pièce complémentaire demandée me coûtait le prix d’un salaire d’un
instituteur, vous en rendez-vous compte !… Depuis cette triste expérience,
je vais directement chez les gens, les citoyens, les frères, pour leur
expliquer qu’il y a urgence. Grâce à cette prise de conscience, et aux
dons, nous pouvons immédiatement agir à Madagascar en mettant en œuvre
tous ces projets. C’est pourquoi je tiens à dire merci à tous les
donateurs, merci à toutes ces personnes qui ont du cœur et qui permettent
de réaliser tous nos projets. Nous veillons à ce que les sommes soient
directement attribuées à chacun des projets concrets que nous réalisons,
et tous nos donateurs peuvent en suivre la réalisation. Chez nous, un euro
est multiplié par 10 !"
__________
Il faut apprendre à se débarrasser de son
superflu, ne pas tomber dans les pièges de la société de consommation qui
nous impose toutes ces tentations
__________
« Vous invitez à changer notre regard, à nous insurger sur le sens de
nos vies toutes tracées par le consumérisme international, et de retrouver
le sens des valeurs dès le plus jeune âge, de la véritable communion
plutôt que l’illusoire communication des nouvelles technologies ».
Père Pedro :
"Saint
Paul rappelle cette joie que l’on peut recevoir lorsque l’on partage avec
les plus démunis. C’est quelque chose que j’ai vécue, et vis encore,
chaque jour personnellement depuis le début de ma vocation. J’ajouterai
également qu’il est très important de ne pas rechercher une
reconnaissance, un remerciement. Il faut bien savoir que lorsque l’on
donne, c’est aussi un devoir. Je me souviens d’une dame de 80 ans en
Slovénie qui nous a donné 40 000 €. Elle était dans une maison de
retraite, et lorsqu’elle a appris que j’avais eu en main propre cette
enveloppe, elle a ressenti un immense bonheur à cette idée. Lorsque je
l’ai vue un peu plus tard pour la remercier, elle avait un sourire qui m’a
laissé dire qu’elle était déjà au ciel, parce qu’elle savait partager ! Il
faut apprendre à se débarrasser de son superflu, ne pas tomber dans les
pièges de la société de consommation qui nous impose toutes ces
tentations".
"Insurgez-vous !" Père Pedro et
Pierre Lunel, Yann Arthus-Bertrand (Préface) Editions du Rocher, 2017.
Le cardinal Gerhard Müller est une haute figure de l'Eglise et de la
théologie. D'origine modeste, il a su atteindre les sommets de la
hiérarchie en étant nommé préfet pour la Congrégation pour la doctrine de
la foi en 2012 par le pape Benoît XVI et créé cardinal par le pape
François en 2014. L'homme reste les pieds sur terre tout en maîtrisant les
subtilités qu'impose sa fonction, passant aussi facilement des questions
les plus ardues de la théologie aux problèmes posés par la pauvreté la
plus extrême en partageant discrètement cette pauvreté à l'occasion de ses
congés. Rencontre avec une Eminence à l'écoute de l'homme et de Dieu à
l'occasion de la parution des œuvres complètes du pape émérite Benoît XVI
aux éditions Parole et Silence.
ous dirigez l’édition des œuvres complètes de Joseph Ratzinger,
théologien et pape émérite. Vous soulignez combien son auteur a souhaité
ouvrir un débat profond sur Jésus de Nazareth, débat qui s’adresse non
seulement aux croyants, mais également au plus large public possible en
raison du thème choisi par rapport au reste de son œuvre.
Cardinal Müller
: "Le pape Joseph Ratzinger,
comme pape et comme chrétien, est un homme de foi, et il souhaitait
présenter Jésus non seulement comme un personnage historique, à l’image
des historiens qui s’intéressent à Alexandre le Grand ou des philosophes à
Platon, mais aussi en tant que figure spirituelle centrale de la religion
chrétienne. Jésus dépasse très largement le cadre de la religion
chrétienne ; il suffit pour s’en convaincre de voir comment les autres
religions s’y sont toujours référées. Les juifs s’interrogent depuis
longtemps sur la messianité de Jésus ; de même les musulmans l’évoquent
dans le Coran en tant que prophète et messie. Ainsi, les trois grandes
religions du monde accordent une place importante à Jésus, place accentuée
par l’universalisation du christianisme. C’est donc bien une recherche qui
intéresse un grand nombre de nos contemporains. Mais le pape Benoît XVI
souhaitait aller au-delà, en présentant le visage, l’identité de la
personne de Jésus, non seulement pour une reconstruction historique et
théorétique, mais également pour analyser le message qu’il a apporté sur
terre. Pour nous les chrétiens, le même Jésus est présent par le moyen de
sa parole, des sacrements et de la communauté des croyants.
Il faut aussi tenir compte d’une difficulté méthodologique de l’exégèse
avec la séparation instaurée entre le Jésus de l’Histoire et le Christ de
la foi et du dogme. Le pape a vivement souhaité, avec ses écrits, établir
une nouvelle synthèse qui dépasse cette opposition. Tous les hommes qui
sont à la recherche du sens profond de la vie peuvent trouver en Jésus le
médiateur universel. Ce rapport est d’ailleurs très intéressant, si l’on y
réfléchit, car il existe entre toutes les personnes de l’humanité et la
seule figure de Jésus. Cette démarche intellectuelle a pour effet
d’élargir considérablement les destinataires de cette œuvre. Savants et
lecteurs ordinaires trouveront matière à une réflexion toujours dynamique
sous forme d’une méditation sur Jésus à partir des recherches menées
depuis des décennies par l’auteur, d’abord en tant que théologien, puis
grâce à son expérience pastorale et, pour finir, avec son magistère en
tant que successeur de Pierre. Pour ces raisons, il ne s’agit donc pas
d’une vie de Jésus supplémentaire, ni même d’une christologie.
Le pape a souhaité d’ailleurs que cette publication ne soit pas un acte
de magistère, mais donne lieu à des débats, voire même à des critiques.
Cardinal Müller :
"C’est bien évidemment une
question délicate, puisque le pape reste toujours le pape, même lorsqu’il
est l’auteur d’un écrit qu’il présente comme privé. Il est difficile
d’écarter son autorité magistérielle de celle qu’il a acquise en tant que
théologien incontournable de notre époque. Malgré ces difficultés, il a
souhaité maintenir cette distinction et a encouragé la critique de ses
écrits sur Jésus. Joseph Ratzinger a conçu ces méditations comme un
témoignage en tant que successeur de saint Pierre et théologien et non
comme un acte ayant autorité. Nous pouvons à ce sujet relire la première
lettre de saint Pierre dans laquelle l’apôtre rappelle qu’il faut toujours
se préparer à donner une réponse à tous les hommes souhaitant connaître le
fondement de notre espérance (1 P 3, 15), et la foi accompagnée de la
raison sont les deux faces de cette réponse. Il n’est donc pas question
avec ces écrits de Joseph Ratzinger d’un acte relevant de l’infaillibilité
pontificale, mais d’un témoignage du pape au niveau scientifique et
intellectuel.
« L’interrogation sur Jésus de Nazareth donne souvent lieu à un traitement
aux antipodes : à la vulgarisation à sensation révélant de prétendus
secrets inédits font face des analyses théologiques relevant d’une
christologie souvent peu accessible au néophyte."
Comment jugez-vous l’angle retenu par le
pape et théologien pour ce gros volume réunissant les trois ouvrages sur
Jésus parus précédemment pendant son magistère ?
Cardinal Müller :
"La parole de Dieu s’adresse à tous les hommes, non au vulgus ! La
vulgarisation mal menée conduit souvent à énoncer des choses incorrectes.
C’est d’ailleurs souvent une attitude qui relève du populisme que de
déconsidérer les personnes en leur servant des contre-vérités grossières.
Nous devons, à l’inverse, en tant que chrétiens, apôtres, évêques et
personnes de bonne volonté, prendre au sérieux tous les hommes à qui nous
nous adressons, sachant que les auditeurs de la parole sont d’origines
diverses, géographiquement et socialement : vous avez des professeurs,
vous avez aussi des ouvriers. Il s’agit d’unir ces différents niveaux sans
pour autant faire des réductions. La pensée de Benoît XVI se place à un
très haut niveau de discussion, mais il a ce charisme de rendre
accessibles les questions les plus compliquées, offrant ainsi une pensée
non seulement aux théologiens et aux scientifiques, mais également au plus
grand nombre. C’est une parole du cœur qui est ainsi accessible à tous."
_______________________
Il faut partir de ce qu’a dit Jésus et
qui a été rapporté par ses disciples pour considérer le christianisme
comme une religion révélée, et c’est cette recherche qui est au cœur du
travail mené dans ce livre.
_______________________
Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, Dieu
s’auto-révèle en son Fils comme vous le précisez dans votre préface à
ces Opera omnia. Avec l’Incarnation, il n’est plus question de
mandat ou d’investiture, mais d’un homme à la fois historiquement
identifié et choisi par Dieu pour être le Rédempteur de l’humanité.
Comment Benoît XVI a-t-il appréhendé ce point crucial qui va au-delà de
l’exégèse historique, sans pour autant la renier ?
Cardinal Müller :
"Votre question est au cœur de l’interrogation menée par le pape Benoît
XVI avec cette trilogie. Considérer le Jésus de l’histoire comme Fils de
Dieu incarné et Rédempteur ne peut bien évidemment faire l’objet d’une
vérification empirique. Il faut partir de ce qu’a dit Jésus et qui a été
rapporté par ses disciples pour considérer le christianisme comme une
religion révélée, et c’est cette recherche qui est au cœur du travail mené
dans ce livre. Il est donc nécessaire d’adopter une nouvelle attitude – ce
qu’a proposé Joseph Ratzinger dans son œuvre – en réduisant l’opposition
Jésus historique/Christ de la foi pour lui préférer une réflexion
historique transcendantale. L’auteur de cette réflexion sur Jésus dépasse
alors l’histoire et le dogme, le sujet et l’objet. Le regard se porte sur
la confession de Jésus comme Christ, médiation entre le plan terrestre et
divin ainsi que sur le témoignage des disciples qui fait de Jésus crucifié
et ressuscité le seul médiateur incontournable du règne de Dieu, ce dont
témoigne la confession de foi des disciples par l’action de l’Esprit
Saint. À partir de ces données fondamentales, l’auteur du volume que nous
évoquons sur Jésus étudie et analyse cette confession de foi primitive et
toujours actuelle entre histoire et transcendance."
Eminence, en plus de vos fonctions en tant que théologien, vous êtes
également le Préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi (Congregatio
pro Doctrina Fidei), naguère nommée Sainte Inquisition. Le rôle de
cette institution appartenant à la Curie romaine a beaucoup évolué avec
l’Histoire.
Cardinal Müller :
"Lorsque j’ai été nommé Préfet
de la Congrégation pour la doctrine de la foi, le rôle qui allait
m’incomber m’a été rappelé : aider le Saint-Père dans sa mission de
promouvoir et de protéger la foi révélée. Il est certain que dans le
passé, au Moyen Âge notamment, diverses situations historiques et
intellectuelles ont étroitement associé le religieux et le politique.
Les dernières parutions du cardinal
Müller
_______________________
Depuis ce Moyen Âge, nous avons assisté à une diversification de la foi et
de la chrétienté avec les grandes hérésies. L’idée était pour les États
européens une unité entre l’État, la société et la religion, religion
catholique ou protestante, comme fondement de la société et principe de
l’action de l’État.
Cette forme d’Inquisition existait également dans les États protestants,
et il faut garder à l’esprit que l’Inquisition romaine était bien
différente de celle qui sévissait en Espagne à la même époque.
Aujourd’hui, depuis le concile Vatican II, notre mission essentielle est
celle de promouvoir la foi, de nous protéger des erreurs du temps moderne
avec l’absolutisme, le totalitarisme, le libéralisme sauvage comme le
communisme qu’a connus le XXe siècle. Cette démarche collective doit être
menée en associant foi et raison dans la liberté. Il s’agit donc de
promouvoir positivement l’Évangile et la foi en évitant d’avoir recours à
la propagande, au populisme et encore moins à une forme moderne
d’Inquisition ! (rires)… "
Votre formation vous a conduit à être un théologien dans les plus
hautes sphères de cette discipline, et en même temps vous avez gardé une
proximité remarquée pour les plus démunis, notamment avec votre
implication dans les favelas et votre sympathie pour la Théologie de la
libération.
Cardinal Müller :
"Comme
vous le savez, je ne suis pas né dans une famille de professeurs, mais
d’ouvriers ; mon père travaillait chez Opel. J’ai donc pu connaître très
jeune la condition du peuple dans ses couches sociales les plus simples,
pauvres, mais avec dignité. Lorsque j’ai eu la vocation du sacerdoce, je
ne pensais pas du tout me diriger vers le professorat. Ma vocation
centrale était de devenir apôtre, pasteur et prédicateur. Mais mes
professeurs ainsi que l’évêque m’ont clairement fait comprendre que je
devais étudier encore plus ! Grâce à leur encouragement, je suis devenu
professeur de théologie sans pour autant perdre de vue cet élément central
de ma vocation qui consistait à représenter Jésus-Christ. Selon moi, il
n’y a pas de contradiction entre ces deux dimensions ; elles doivent
plutôt conduire à une unité substantielle. À l’opposé, je vois plus de
contradictions à distinguer toutes ces sphères de la vie intellectuelle,
de la philosophie, de la théologie, de l’histoire, de la culture… Il ne
s’agit pas d’isoler une classe d’intellectuels dans un statut particulier,
mais bien plutôt de considérer les charismes pour l’édification de toutes
ces considérations. Cette attitude m’a bien évidemment aidé pour aborder
les plus démunis, dans la dignité. La mission de l’Église contredit les
positions qui ont pu être celles du communisme ou des opposants aux
religions ; pour nous chrétiens, les deux dimensions horizontale et
transcendantale forment une unité, un tout. Il est bien évident qu’à la
fin des temps la dimension transcendantale sera beaucoup plus large. Un
chrétien est dans l’obligation de s’engager pour le bien commun en tenant
compte des situations existantes.
_______________________
C’est en visitant les slums de la
périphérie de la ville de Lima que l’on peut prendre pleine conscience de
la rencontre avec Jésus.
_______________________
C’est ce que vous avez trouvé dans la théologie de Gustavo Gutiérrez
qui a pu faire l’objet par le passé de critiques injustes ?
Cardinal Müller :
"En effet, il ne s’agit pas d’un
immanentisme de la foi catholique, mais d’une proposition de l’intégralité
du royaume de Dieu. Le chrétien ne peut pas aller à la messe le dimanche
et oublier tout ce que cela implique les autres jours ! Nous avons une
responsabilité à l’égard du prochain avec Dieu comme critère et ultime
juge. Il est vrai que ma rencontre avec la théologie du prêtre péruvien
Gustavo Gutiérrez a été très importante dans cette optique. C’est en
visitant les slums de la périphérie de la ville de Lima que l’on
peut prendre pleine conscience de la rencontre avec Jésus. Il ne s’agit
pas là d’une théologie « passive » universitaire, mais bien de cette
rencontre unitaire que j’évoquais précédemment entre dimension
transcendante et dimension immanente du Salut. À l’image du bon
Samaritain, c’est ici et maintenant que cela doit se réaliser. C’est la
raison profonde de cet engagement pour les pauvres. Nous ne pouvons pas
une fois de plus parler de Jésus et détourner notre regard de ces
situations qui contredisent l’Évangile. C’est cette Église pour les autres
qui est au cœur de la théologie de la libération et qui s’inscrit dans le
monde. À partir du moment où nous croyons que l’homme a été créé à l’image
de Dieu, comment ne pas voir face à ces situations effroyables une
obligation d’aide et d’assistance non seulement individuelle – pour chaque
chrétien – mais aussi pour toutes les communautés humaines ? Il ne s’agit
pas pour autant de se limiter à une assistance économique ou technique,
mais bien de s’impliquer entièrement pour rétablir la dignité de la
personne humaine atteinte par ces conditions de vie.
Vous avez très bien connu le pape émérite Benoit XVI en faisant partie
de la Congrégation et en étant vous-même un théologien enseignant la
dogmatique. Aujourd’hui, le pape François vous a désigné à la tête de
cette institution essentielle. Comment percevez-vous, de l’intérieur,
l’évolution du Saint-Siège sur ce court laps de temps ? Estimez-vous qu’il
y a un décalage entre ce que l’opinion publique et les médias présentent
et la réalité des choses ?
Cardinal Müller :
"Il est évident que le fait que
le pape actuel soit populaire est une bonne chose pour l’Église, à la
condition que cela ne reste pas superficiel à la manière d’une star des
médias. Si cela permet de mieux écouter le message de l’Évangile, avec
cette rapidité extraordinaire de diffusion, une fois de plus c’est
bénéfique. Mais il ne faut pas ignorer, d’un autre côté, le risque
toujours sous-jacent d’une superficialité souvent indissociable de cette
vitesse de l’information. Il faut une certaine profondeur, et du temps
pour cela. On évoque souvent dans les gros titres des journaux la
révolution du pape François, mais cela fait vingt siècles que l’Église
révolutionne les mentalités, une révolution qui n’est pas synonyme de
destruction comme au siècle passé par exemple, mais au contraire une
proposition constructive, une invitation salutaire à s’opposer à l’égoïsme
du monde, et aux intérêts particuliers. L’Église invite toujours à
dépasser cet aspect auto-référentiel de l’être humain. Il s’agit tout
d’abord de mettre en avant la dignité de la personne humaine et non pas sa
fonctionnalité, ce à quoi il peut servir dans une économie. L’homme ne
peut pas être conçu comme un client, un fonctionnaire, un consommateur…
L’homme est une personne avec sa dignité et est responsable de cette
valeur solidairement avec les autres personnes. On peut noter le même
souci de la dignité de la personne humaine chez Benoît XVI et chez
François, mais ce dernier a le charisme de présenter cette même chose
d’une autre manière, plus simple, alors que Benoît XVI l’a exprimée à
l’aide de la théologie. Chaque pape a le droit et l’obligation de se
sacrifier de manière absolue, avec son propre charisme, histoire et
identité personnelle, à cette mission. Ainsi, les 265 papes ont œuvré,
chacun avec sa personnalité, à cette mission.
Lexnews remercie Monseigneur P.
Descourtieux, les éditions Parole & Silence, ainsi que le Collège des
Bernardins où a eu lieu cet entretien.
Interview André Paul
Paris, 18 décembre 2014
André Paul fait partie de ces grandes figures intellectuelles dont
l'esprit pétille alors qu'il vous expose des courants de pensée hérités de
la plus ancienne antiquité, mais aussi d'une curieuse actualité... L'homme
est autant à l'aise dans les arcanes les plus reculées de l'Histoire que
dans celle du judaïsme ancien et rabbinique ou encore dans les subtilités
de la théologie. Passant dans la conversation du grec au latin, sans
oublier l'araméen, nos racines les plus anciennes défilent à une vitesse
vertigineuse avec ce maître qui aime parfois provoquer, faire réfléchir
toujours. Son dernier livre porte le titre polémique Eros enchaîné,
un thème qui n'est pas toujours facilement appréhendé dans l'Eglise et
dans la société moderne contrairement à ce que la libéralisation des mœurs
a laissé croire. Rencontre avec un esprit libre et exigeant qui invite à
repenser nos catégories à la lumière de l'Histoire.
ous avez connu dans votre toute jeune enfance, les valeurs directement
héritées du XIXe siècle, elles-mêmes remontant à un passé plus ancien
encore. Parallèlement, votre parcours vous amènera aux plus hautes sphères
de nombreuses disciplines pour lesquelles vous n’hésitez pas remettre en
question les idées reçues, les idées que vous avez pu vous-même recevoir.
»
André Paul : "Je suis, en effet, le produit d'une société qui
n'existe plus. Je suis né dans une famille ultra-catholique vivant selon
les critères du XIXe siècle. Mon père exploitait une petite ferme avec
trois hectares de terre. Il y avait un certain déterminisme dans cet
environnement familial dans lequel il fallait à tout prix préserver
l'unité et la perpétuité de ce petit moyen de production. J'ai été plus ou
moins poussé vers la prêtrise. Je suis alors entré au Séminaire, mais je
n’aspirais pas néanmoins aux privilèges séculiers tel que devenir un curé
de paroisse. Le Supérieur du Séminaire sulpicien de Toulouse m'a demandé
pour quelle raison j'avais décidé d'y entrer et j’ai été incapable de lui
répondre ! C'est dans cette ville que j'ai découvert les Sulpiciens qui
avaient en charge l'enseignement, la formation, cela m'a tout de suite
plu, car ils n'étaient pas religieux, mais, en même temps ils vivaient en
communauté et faisaient des études. Je me suis alors mis à apprendre
l'hébreu, j'ai poursuivi à Paris puis à Rome pour me retrouver en fin de
compte professeur à la Catho et éditeur, sans que je n’aie cherché quoi
que ce soit ! Je me suis ainsi retrouvé habitant chez moi, sans pratiquer
aucun acte cultuel requis. Je vivais effectivement comme un laïque, mais
j’estimais cependant que cela n’était pas tout à fait normal. J'ai alors
demandé à régulariser cette situation en rédigeant une lettre au pape par
l'intermédiaire du cardinal Marti dont l’aide a été précieuse. Il n'y
avait nulle récrimination dans cette démarche et dans ce courrier, je
rendais grâce d'ailleurs à l'ensemble des personnes que j'avais pu
rencontrer jusqu'alors et qui avaient contribué à ce que j'étais devenu,
mais je ne me sentais fondamentalement pas prêtre et me demandais même si
j'avais pu l'être dans ma conscience. J'ai eu une réponse favorable à
peine trois mois après cette demande. J'ai gardé par la suite de grandes
amitiés avec des personnalités de l’Église, même après mon mariage. C'est
une question sur laquelle je suis très à l'aise, je n'ai pas le complexe
du défroqué !"
_______________________
Le mythe révèle en fin de compte, avec
cette mise en perspective, un monde autre et donne ainsi sens à une
recherche qui concerne tant les athées que les croyants.
_______________________
« Vos travaux et vos recherches vous ont la plupart du temps incité à
repenser la place et l’importance du mythe dans notre Histoire, et
notamment dans la religion chrétienne, l’origine des origines comme
vous le nommez».
André Paul : "C’est au moment de mes études bibliques que j’ai
découvert la place du mythe. J’avais pourtant fait de longues études
auparavant en philosophie et en théologie, mais personne ne m’avait parlé
de cela si ce n’est dans des contextes de polémiques pour réfuter la
théorie de Bultmann de la démythologisation. Ce n’était pas ainsi que l’on
pouvait s’initier sérieusement à l’essence ni à la pertinence et à la
permanence pour ne pas dire l’éternité du mythe. Dieu n’existerait pas -je
précise que Dieu existe à partir du moment où un homme a historiquement
dit Dieu- sans cette recherche des origines des origines. C’est une
chose que j’ai découverte en étudiant la Bible, les civilisations
babyloniennes et sumériennes dans le contexte assez étriqué du
comparatisme des sources religieuses. Continuant mes études, j’ai
découvert par la suite tout un univers, dont la culture judaïque
préchrétienne. Que cela soit en araméen, en hébreu ou en grec, nous
retrouvons ici de nombreuses références, la chute des anges, la
littérature apocalyptique, la représentation de voyages célestes, toute
une littérature d’ordre mythique qui a donné lieu dans la tradition
judaïque et chrétienne à une littérature de révélation, c’est-à-dire
visionnaire. À partir de cela, je me suis intéressé au mythe en tant que
tel, ce procédé qui consiste à donner sens et à problématiser l’expérience
humaine dans la mesure où celle-ci est en contraste ou en conflit entre le
bien et le mal, la souffrance et le bonheur. Il faut dépasser cette
dialectique pour aboutir en d’autres termes à ce qu’on peut appeler la
synthèse finale. Le mythe révèle en fin de compte, avec cette mise en
perspective, un monde autre et donne ainsi sens à une recherche qui
concerne tant les athées que les croyants. Ce n’est plus alors l’origine
des origines, mais bien la fin de la fin, à savoir un nouveau
commencement. Ce sont des choses que j’ai travaillées toute ma vie et dans
un souci d’interdisciplinarité - ce que j’appelle la transversalité des
savoirs- même si j’ai fait également des thèses et conduit des travaux de
recherche spécialisés dans des disciplines précises, avec un travail de
première main. Mais, ce qui m’intéressait était surtout la synthèse et la
communication, ce qui entraîne et sollicite la réflexion, pour pouvoir
écrire des livres qui soient lisibles par le plus grand nombre. Selon moi,
le mythe est quelque chose de nécessaire. Je crois qu’actuellement nous
sommes dans une sorte d’indigence doctrinale, ce qui est paradoxal alors
qu’on assiste à un retour conservateur dans un certain milieu qui
s’enrichit d’un regain souvent surprenant de modes de piété caduques
depuis longtemps. Toujours selon moi, cette indigence morale et doctrinale
se caractérise pour ces personnes par un refus du mythe. Le mythe arrache
et est un vecteur de transcendance, alors que la piété mal vécue enferme
paradoxalement dans l’immanence."
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Il est certain qu’une personne comme Philon
d’Alexandrie est le grand commentateur de la Torah et allait déjà vers le
concept en transformant le mythe en spéculations assez conceptualisées
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Ces identités du mythe ont-elles permis de donner une certaine force à
cette idée même du mythe dans vos travaux et recherches ?
André Paul : "Absolument, même si mes sources et ma documentation
ont été limitées à ce que j’appelle l’intertestament, c’est-à-dire
l’espace social du livre. Cet univers de culture étiqueté judaïque part du
troisième siècle avant Jésus-Christ jusqu’au deuxième siècle après où se
sont manifestés des courants de pensée que j’ai appelés tout à l’heure
visionnaires et d’une certaine façon mythique par leur inspiration et
leurs schèmes de représentation, l’équivalent de ce que l’on pourrait
appeler en philosophie une conceptualisation. C’est par le récit et par la
scène que l’on exprimait implicitement le concept. Il faut bien comprendre
que la Bible, comprenant l’Ancien et le Nouveau Testament, s’est trouvée
enrichie des manuscrits de la Mer Morte, manuscrits qui étaient eux-mêmes
les rescapés d’une bibliothèque certainement beaucoup plus vaste. Cela
fait donc une masse très importante d’informations à partir desquelles il
est possible de reconstituer petit à petit ce qui n’est parvenu jusqu’à
nous. La Bible a émergé de tout cela et c’est pourquoi j’ai parlé de l’intertestament,
l’univers social du livre, il faudrait ajouter également culturel. À
partir de là, qui est juif ? qui ne l’est pas ? même si cela était écrit
en grec par des personnes qui habitaient à Alexandrie ou Antioche,
connaissaient-ils l’hébreu ? Il est certain qu’une personne comme Philon
d’Alexandrie qui est un des grands témoins de ce que nous évoquons -
philosophe de formation, platonicien, précurseur du néoplatonisme- est le
grand commentateur de la Torah et allait déjà vers le concept en
transformant le mythe en spéculations assez conceptualisées. Cela permit
d’ailleurs aux Pères de l’Église d’avoir un certain nombre de pistes
ouvertes grâce à ses réflexions."
« Votre expérience personnelle vous a conduit à de nombreuses
interrogations dont une d’elles structure nos sociétés sans toujours en
apprécier la juste place, cet éros enchaîné, comme vous le nommez
dans un récent ouvrage ».
André Paul : "Ma réflexion est partie de quelques conférences que
j’avais données, dont une sur la naissance virginale de Jésus. J’ai
beaucoup travaillé sur cette question en retrouvant un certain nombre de
légendes et de mythes, ce qui n’était guère original puisque ce modèle
existait déjà avant le christianisme dans les univers judaïques et grecs.
Mais la naissance de Jésus par Marie, du fait de l’action du Saint-Esprit,
est véritablement le dogme central sur lequel repose tout l’édifice
chrétien. C’est à partir de l’auteur que nous évoquions tout à l’heure,
Philon d’Alexandrie, que j’ai travaillé. J’ai trouvé des démarches, des
spéculations, des représentations, et des mouvements de l’homme vers
l’unité divine. Il y a même un texte fameux que j’ai cité dans mon livre
sur le fait de « devenir » vierge, et cette vierge peut être paternelle ou
maternelle, on ne sait plus. Il y a une équivalence à partir du moment où
l’on atteint un certain sommet de progression de l’anthropos vers
Dieu. La pensée de cet auteur repose sur des vues de l’antiquité qui sont
pour certaines d’entre elles encore les nôtres. Il faut bien comprendre
qu’à cette époque, ce qui était le plus proche de l’anthropos,
c’était l’homme viril dans le sens de vir en latin. Dans l’échelle
verticale qui nous mène vers les cieux et Dieu, plus on est mâle ou vir,
plus on est anthropos ou homo, ce qui n’exclut pas les
femmes, bien au contraire, lorsqu’elles possèdent ces valeurs. Je me suis
donc intéressé à cette anthropologie antique dans cette préparation
évangélique chez Philon d’Alexandrie. J’ai également porté mon intérêt sur
la question du divorce à l’époque de Jésus, notamment dans quelques textes
découverts dans la grotte de Qumran. Un courant majoritaire prévoyait à
cette époque le divorce selon un certain nombre de conditions, ce qui
passera d’ailleurs par la suite dans la littérature rabbinique et le
Talmud. J’ai découvert qu’il y avait déjà dans le prophète Malachie des
formules comme « Je hais le divorce ». On a l’impression qu’à
l’époque de Jésus, la loi autorisait le divorce, mais il y avait une sorte
de contrepoint, plus prophétique, pour l’exclusion de ce divorce. Tout ce
que j’évoque donc dans ce livre est tiré de source vérifiable, et je peux
d’ailleurs vous confier que j’ai donné ce texte à lire un certain nombre
de grands théologiens qui ont été enthousiastes quant à ces idées."
C’est la première fois qu’une telle réflexion est menée ainsi sur ce
sujet ?
André Paul : "Absolument, j’ai constitué un corpus de textes à
partir desquels j’ai pu tisser tout un réseau de correspondances sur la
famille, la sexualité, la reproduction, le mariage, etc. Tout cela me
ramenait à Platon et j’ai donc relu les grands textes du philosophe sur
ces questions."
Les dernières parutions d'André Paul
Quand et
comment la religion d’amour annoncée par Jésus est-elle devenue l’ennemie
de l’éros ? André Paul situe le fait bien avant saint Augustin, dès la
préhistoire culturelle du christianisme. Théologien à la parole libre,
auteur d’une œuvre importante et reconnue, l’historien des doctrines et
des textes antiques juifs, grecs et chrétiens, décrypte la façon dont un
philosophe juif quasi contemporain de Jésus, Philon d’Alexandrie, a
déterminé en profondeur tant la doctrine que l’éthique chrétiennes.
Empreint de culture grecque, cet éminent esprit minimise le mythe de
l’androgyne originel au profit d’un modèle opposé, lui-même hérité de
Platon, qui dévalorise la femme. À sa suite, reprenant son interprétation
biaisée de la Genèse, les Pères de l’Eglise enchaîneront l’éros à la
nécessité de la procréation, et figeront une conception restrictive de
l’union conjugale
Cet essai passionnant, où l’auteur s’engage personnellement sur ce qu’il
appelle les « maladies sexuelles de la foi », remet en cause nombre
d’idées reçues. À l’heure où un moralisme volontiers virulent refait
surface autour des thèmes de l’homosexualité et des fondements de la
famille, il fait œuvre salutaire. (présentation de l'éditeur)
Cet
ouvrage contient de nombreuses informations synthétiques sur le monument
littéraire qu’est la Bible : ses origines, son histoire et ses
interprétations.
Il présente ce grand témoin de l’Antiquité classique dans sa dimension
culturelle, sans omettre la mémoire sacrée, en partie commune, des juifs
et des chrétiens.
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Vous soulignez à partir de Platon cette option entre deux voies
possibles.
André Paul : "En effet, je connaissais bien entendu le mythe de
l’androgyne chez Platon, mais en réalité le philosophe nous présente deux
mythes en apparence contradictoires. L’un, que j’appellerai le mythe
égalitaire, dans lequel il y aurait trois types d’hommes ou plutôt d’homidiens
à savoir : l’androgyne (deux fois homme et deux fois femme), ensuite il y
a l’homme double et la femme double. Comme ils prenaient de plus en plus
de puissance, Zeus a décidé de les couper et de les séparer en deux. À
partir de là, il n’y a plus eu que des moitiés, y compris pour
l’androgyne. D’où l’aspiration à l’unification de toutes ces entités,
c’est ainsi que cette béance a généré l’amour, l’éros, ce désir de
se retrouver et de se compléter. Une moitié d’homme pouvait s’unir avec
une moitié d’homme, une moitié de femme avec une moitié de femme, et une
moitié d’homme avec une moitié de femmes ou vice versa, c’est pourquoi je
dis qu’il y a quatre genres ! C’est ce que j’appelle le genre pluriel.
Autre conséquence de ceux-ci, c’est l’égalité. Si vous regardez ce modèle,
il n’y a pas d’avant ou d’après. La simultanéité des sexes apparaît avec
la simultanéité des genres. Vous avez ensuite le modèle du Timée
qui est proche du récit de la Genèse. Les démiurges, ces dieux
subalternes - que l’on va retrouver d’ailleurs chez les gnostiques- ont eu
pour mission de la part des dieux suprêmes de fabriquer le mâle, ensuite
la femme, puis les animaux. Si vous observez ce schéma, la femme apparaît
dans un second temps et est le fruit d’une déchéance puisque moins
parfaite que la première création, déchéance accentuée avec l’apparition
des animaux. C’est le modèle que l’auteur de la Genèse a reproduit,
et c’est toujours notre modèle d’une certaine façon… Philon reprend tous
ces éléments et garde un peu à l’esprit le texte du Banquet, mais
il y imprime surtout le modèle du Timée. Je démontre alors combien
depuis cette époque le modèle du Timée joint à celui de la Bible
n’a cessé d’être hégémonique ; ce qui n’empêcha pas au schéma du
Banquet de se risquer à des revanches dans l’histoire, aujourd’hui
plus que jamais. Celui qui a fait la transition entre Philon et la
tradition chrétienne, c’est Clément d’Alexandrie. Ce dernier était un
grand esprit qui, en philosophe chrétien, a repris les thèses de Philon en
allant beaucoup plus loin, jusqu’à la codification de l’usage du sexe :
une première dans l’histoire."
« Cette image du Christ – vrai homme
– peut surprendre, voire choquer (ce que vous expliquez très bien dans
votre livre). En quoi cette évocation possible du Jésus historique en dit
plus long sur nous-mêmes que sur celui crucifié par Ponce Pilate ? »
André Paul : "Pour le croyant chrétien, Jésus est le fils de Dieu.
Il est à la fois vrai Dieu et vrai homme, et l’on oublie souvent cette
dernière donnée. Je dois vous avouer que c’est quelque chose qui
m’interroge toujours et je suis particulièrement mal à l’aise le Vendredi
Saint, le jour où l’on évoque Jésus sur la croix, ce qui est paradoxal si
l’on regarde mon parcours. Lorsque j’assiste à cet office, j’ai vraiment
l’impression que l’on s’émeut devant une représentation qui est
complètement factice. Il ne faut pas oublier qu’à l’époque de Jésus, les
autorités romaines crucifiaient des hommes par dizaines. Pour l’historien,
il s’agit là d’un acte banal de tous les jours, et ces condamnations ne
donnaient pas lieu aux représentations que l’univers chrétien en a faites
depuis. C’est un peu la même idée d’ailleurs concernant la crèche où nous
sommes dans le domaine de la piété populaire, parfois de l’art, et non pas
dans la réalité historique. J’essaie d’avoir une perception à la fois de
l’homme entier, complet, et d’autre part d’une autre réalité
extraordinaire à laquelle on a décidé de croire. La foi a besoin de
médiation, de révélations, d’origines… mais, pour moi, l’erreur consiste à
oublier l’un pour l’autre ou l’autre pour l’un !"
« Par votre réflexion, vous invitez également à reconsidérer la pensée
de saint Paul, considéré à tort dites-vous comme une pensée allant à
l’encontre du corps et des femmes. »
André Paul : "On a fait à tort de saint Paul un homme triste,
pessimiste même, et plus encore misogyne. Dans mon livre Éros enchaîné,
j’ai démontré le contraire. Paul, ou peut-être - ce qui assainira le
problème - le groupe de maîtres que cette signature représente, a bien
valorisé l’amour charnel. Plusieurs passages de la Première lettre aux
Corinthiens le prouvent. Par ailleurs, celle-ci ne cesse de défendre
l’égalité de l’homme et de la femme dans la relation matrimoniale. Elle
s’inscrit ainsi dans le sillage direct des annonces de Jésus, rompant avec
la Loi de Moïse, laquelle fait la part belle au mari. Ce que montre
nettement la réglementation du Deutéronome (ch. 24) sur le divorce,
toujours conclu au détriment de la femme. Si Paul s’inscrit contre le
divorce, comme Jésus déjà, mais non sans discernement ni nuances, dans la
ligne du prophète Malachie dont l’un des oracles fait dire au Dieu
d’Israël : « Je hais le divorce », c’est tout d’abord pour rendre à
l’épouse ses droits fondamentaux à l’égalité. Voilà ce que l’on omet
habituellement de voir. Et l’on impute à Paul des raidissements voire, des
déviances venues tardivement.
Il faut ajouter que saint Paul situe le mariage d’un homme et d’une femme
dans une relation mystique avec l’union du Christ et de l’Église. Ainsi se
trouve fondé ce que l’on appellera plus tard, quand le sacrement de
mariage sera institué, en plein Moyen Âge, l’« indissolubilité » du
mariage. Mais le célibat se trouve valorisé tout spécialement par Paul, ce
qui peut surprendre. Il convient de prendre ce genre de proposition pour
ce qu’elle est vraiment : une vision, à savoir la projection prophétique
dans l’au-delà du monde et des conditions terrestres de la vie, de
l’existence humaine transformée, transfigurée, à l’image même du Christ
ressuscité. Dans le Royaume des cieux, a dit Jésus, « il n’y a ni mari ni
femme ». Comprenons cette grandiose anticipation comme il se doit. Ce qu’a
fait saint Paul, le tout premier à réfléchir sur cette annonce."
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J’ai le sentiment que nous en sommes
restés aux représentations anthropologiques des Grecs, avec la séparation
du corps ou sôma et de l’âme ou psychè
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« Le corps fait peur, rappelez-vous, tout autant celui du Christ
ressuscité que de Jésus vrai homme. Pensez-vous qu’il faille
chercher là les raisons de notre rapport au corps dans notre société
moderne et cela expliquerait-il toutes ces inclinations à manipuler
le vivant ? »
André Paul : "J’ai le sentiment que nous en sommes restés aux
représentations anthropologiques des Grecs, avec la séparation du corps ou
sôma et de l’âme ou psychè. Avec la suprématie de celle-ci,
volontiers considérée comme immortelle, sur celui-là. Philon d’Alexandrie,
et à son école des philosophes chrétiens imbus de culture grecque, Clément
d’Alexandrie le premier, ont repris et transmis ce schéma, encore tenace
chez nous. D’où la tendance, chez les prédicateurs dominicaux par exemple,
à considérer la résurrection comme de nouvelles retrouvailles du corps et
de l’âme (la conception étant la première). Ce discours n’est pas
chrétien. Il n’est ni celui de Jésus ni celui de Paul. Car c’est le corps
qui ressuscite, dans une substance spécifique pourrait-on dire
transfigurée. L’« âme » n’est pas concernée. Dans la Première lettre aux
Corinthiens (ch. 15), saint Paul présente la résurrection comme l’état du
sômapneumatikon ou « corps dans l’esprit ». M’inspirant
d’une formule stoïcienne, je traduis : « corps dissout dans l’esprit ». «
Corps spirituel » comme proposent nos Bibles, ne veut rien dire. Or, ce
qu’il y a de plus « charnel » dans l’homme, n’est-ce pas le sexe ? Et ce
dernier n’est-il pas à la vérité un producteur de mort, l’être de chair
dont il permet l’engendrement étant voué à la mort ? S’il assure
l’immortalité de l’humanité, comme dit Platon, n’est-ce pas au moyen d’une
chaîne de morts ? Et de là à reléguer le sexe et tout ce qui le touche
dans le domaine du mal, et d’un mal génétique, il n’y avait qu’un pas."
« Comment votre réflexion sur ces questions a-t-elle été perçue dans le
monde catholique et à l’extérieur ? »
André Paul : "J’ai été surpris de deux choses. D’abord, l’accueil
très favorable, plus encore, chez certains théologiens, et non des
moindres. J’en ai pour preuve l’excellent article du jésuite Pierre Gibert
dans les Études de janvier 2015. J’y ajoute les invitations à de
belles émissions de radios instituées comme « le Grand témoin » de Radio
Notre-Dame, « Libre essai » de RCF » et « Midi Magazine » de Fréquence
protestante. J’ajoute de très chaleureuses sinon enthousiastes recensions
dans Le Monde des religions ou dans le quotidien de Montréal Le
Devoir. Etc. En revanche, je note le silence de journaux pour ainsi
dire institutionnels comme La Croix. Je regrette le manque de
débat. J’ai l’impression que les personnes gênées ont préféré s’abstenir
que de prendre le risque de croiser le fer. Pour ma part, j’aurais préféré
prendre des coups et débattre."
Monseigneur Joseph Doré nous avait déjà
fait l'honneur de présenter, ici même, dans dans ces colonnes sa
collection La Grâce d'une cathédrale publiée aux éditions La Nuée Bleue.
L'archevêque émérite de Strasbourg revient aujourd'hui sur sa vie et son
engagement au service des femmes et des hommes de notre temps en une
Eglise qu'il a toujours servie avec honneur, passion et fidélité.
L'intellectuel évoque avec nous un parcours riche en découvertes et
productions, le théologien n'écarte pas les questions brûlantes de notre
temps et l'homme livre un témoignage engagé et entier qui dépasse le cadre
de la foi et des croyants pour toucher tout à chacun. Rencontre avec une
grande figure de la foi.
n
récent livre de vous porte le titre À cause de Jésus en référence à saint
Paul, là où le lecteur s’attendrait plutôt à Grâce à Jésus. Si la "cause",
dans son étymologie latine, a souvent un rapport avec le langage
judiciaire romain dont nous avons hérité, elle renvoie également à la
notion d’origine et de source.
Joseph Doré : J’ai retenu la formulation "à cause
de" plutôt que "grâce à », alors même que cette dernière me
tient particulièrement à cœur, comme vous le savez* . C'est un fait qu'en
réfléchissant aux différents sens du mot "grâce" en français : cadeau,
pardon, élégance… j’ai été conduit à valoriser beaucoup ce mot. Il m’a
permis de faire apparaître qu’au fond, dans le mystère de Jésus-Christ, ce
qui se révèle c’est à la fois le splendide cadeau que Dieu nous fait, le
pardon qu’il veut bien nous offrir (ne parle-t-on pas de la grâce du
condamné ?)... et avec quelle élégance tout cela, puisqu’Il ne le
fait pas en restant à distance de nous, mais en se faisant l’un de nous !
Pourquoi me suis-je alors déterminé à retenir plutôt l’expression "à
cause de Jésus" ? - C’est que cette autre expression m’a permis de
souligner l’aspect de la motivation. La grâce est quelque chose qui
vous advient du dehors : elle vous arrive, elle est là, elle s’offre à
vous. Devenir évêque m’a certes été offert comme une grâce – mais j’avais
besoin d’être motivé pour accepter de le devenir, car cela n’allait pas de
soi pour moi. J’étais théologien et désireux de le rester, et voilà que
soudainement on me demandait de devenir autre chose… à quoi je n’étais pas
porté. Si j’ai finalement donné mon accord, c’est précisément parce qu’est
intervenue pour moi une motivation forte : marcher à la suite de Jésus,
répondre à son appel – et à cause de cela, accepter d’y aller…
Dans le langage théologique au sens large, on parle par ailleurs
volontiers de ''la cause de Jésus", désignant globalement par là tout ce
au service de quoi Jésus s’est mis par son message et par son action dans
l’humanité, tout ce qu’il a invité les hommes à faire à sa suite : amour
des autres, espérance en l’avenir, lutte contre le mal, etc. J’ai aussi
pensé à cela en préférant l’expression "à cause de". Et puis comme vous le
rappeliez, cette expression "à cause de Jésus" ou "à cause de
l’Évangile" revient très fréquemment chez saint Paul, et cela a aussi
compté pour moi. Peut-être puis-je du reste dire que c’est précisément par
là que l’on rejoint la motivation que j’évoquais : au fond, ce qui m’a
fait accepter de devenir évêque, c’est que j’en suis venu à y voir un bon
moyen de soutenir à mon tour dans le monde la cause de Jésus comme cause
de l’Évangile. Mais je n’ai pas pour autant oublié la thématique de la
grâce !
(*Mgr Doré a initié une
série de publications de livres d’art sacré, portant sur les plus grandes
cathédrales de France : "La grâce d’une cathédrale", Ed. La Nuée Bleue,
Strasbourg (ndlr).
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D'UNE CERTAINE FORME DE COMBAT
À UNE CERTAINE IDÉE DU SERVICE
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On a l’impression, en suivant votre parcours,
qu’y apparaît l'idée d’un combat, un combat au sens justement paulinien du
terme… alors que vous semblez plutôt être une personne à caractère
conciliant.
Mgr Doré : "On m’a souvent considéré, oui, comme conciliant, et
j’accepte qu’il puisse en être ainsi (mon signe astral est d’ailleurs la
Balance !). L’idée du combat ne m’en anime pas moins profondément par
ailleurs. L’idée d’un combat "pour", "au nom de", plus que "contre"
; mais la distinction que je tente ainsi d’introduire ne va pas de soi ;
elle ne suffit pas à permettre d’éviter tous les affrontements ! En tout
cas, c’est au nom d’une certaine conception de l’homme et de l’existence
humaine que, y compris dans l’Église d’ailleurs, je pars en guerre contre
un certain nombre de choses. Je me dis souvent que la vie est courte et
qu’il faut s’efforcer de la rendre utile au plus grand nombre. Or, cela
implique un certain nombre de rappels et d’exigences à adresser à autrui,
mais aussi une certaine forme de lutte contre nos propres facilités,
endormissements et autres a priori.
En cela, je rejoins encore saint Paul, qui ira jusqu’à évoquer ces
"puissances", ces démons qui nous tiennent captifs. C’est en ce sens, par
exemple, qu’il parle de "la chair", qui ne désigne pas chez lui notre
corps, ni même notre sexualité, mais tout ce qui peut faire obstacle à la
vie véritable, tout ce qui porte dans la direction de ce qui va mourir.
Par nos complicités, y compris dans l’ordre de l’esprit, il nous arrive
d’œuvrer de sorte que ce que nous faisons aille et entraîne de fait vers
la mort. Paul n’hésitera pas en ce sens à imputer à "la chair" des défauts
comme l’orgueil, la jalousie, la haine… J’estime que tout cela mérite bel
et bien un grand combat, et je le mène pour ma part comme je le peux, en
sachant bien que j’ai tout d’abord à le mener contre moi-même. On peut
alors progresser et aider à progresser dans le sens de ce qu’on appelle la
"conversion". On peut aussi assister à des transformations étonnantes chez
des personnes ou très accablées ou, au contraire, très sûres d’elles. Il
s’agit finalement, on le voit bien, d’un combat spirituel, car les
pires ennemis du grandissement de l’homme, en nous-mêmes et dans les
autres, se trouvent dans notre cœur. Il y a beaucoup à faire certes, mais
ma conviction est qu’on peut vraiment faire quelque chose... si on
lutte assez – et assez bien !"
Ainsi ne souhaitez-vous pas ainsi laisser au seul
mouvement dit des indignés le monopole de la réaction.
Mgr Doré : "Tout à fait, et merci de faire cette remarque ! Je
crois que l’indignation peut être un bon moteur car il y a, de fait, bien
des choses intolérables, qu’il s’agit donc de dénoncer. Mais après, que
fait-on avec cela ? Après la prise de conscience et la protestation, il ne
faut pas laisser toute la place à la dureté du cœur, à l’incompréhension,
à l’hostilité – que sais-je ? Après l’indignation, il y nécessité d’un
engagement ; il faut se mettre soi-même en mesure de résister
efficacement à ce qui mérite notre indignation et de le faire reculer en
luttant résolument à son encontre. Tout n’est pas dit avec l’indignation."
Votre enfance vous a non seulement
révélé votre propre fragilité, mais également toutes les richesses de
votre caractère sensible, qui sera à la base de votre foi, de votre
vocation et de votre sacerdoce.
Mgr Doré : "J’ai vécu dans un milieu où l’on était éduqué à un vrai
réalisme face aux conditions de la vie. Je suis né en 1936 ; j’ai donc
pris très tôt conscience de ce que peut être l’existence humaine dans une
situation historique de fait marquée par la pénurie, la peur, les
difficultés de tous ordres. Il y a là en effet quelque chose qui a marqué
toute ma jeunesse, à une époque où il ne s’agissait pas seulement de
s’indigner, mais également de retrousser ses manches. C’est le premier
aspect : il faut s’y mettre, y aller, se donner de la peine. Mais il y en
a un second : on considère d’emblée que la cause n’est pas désespérée ! Il
y a en nous quelque chose de profond, de fondamental, qui porte envers et
contre tout à l’espérance : une confiance radicale dont on est soi-même
l’objet et que l’on sait aussi pouvoir faire à ses proches. C’est quelque
chose de très fragile assurément, mais, dans la mesure où c’est cela même
qui vous donne courage et détermination pour vous battre là où il le faut,
cela vient en même temps tempérer tout ce qui pourrait être de l’ordre de
la dureté – et, tout à coup, cela même qui pouvait apparaître comme une
réelle faiblesse devient une vraie force. On sait alors pourquoi on se
bat, et qu’on a bien raison de le faire. J’ai découvert que la confiance
en soi nécessaire à tout combat ne peut vraiment vous venir que de la
confiance que d’autres personnes estiment pouvoir vous faire.
J’étais un enfant chétif, intellectuellement doué sans doute, mais si je
réussissais dans mes études, c’était tout de même avec des efforts et des
combats ! Vous évoquiez mes fragilités : il est vrai que toute ma vie sera
tout particulièrement parsemée de difficultés physiques. C’est néanmoins
un fait que j’ai pu tirer profit malgré tout de mes faiblesses de
constitution ! Au lycée, mes professeurs disaient de moi, paraît-il : «
Doré, sa lampe est trop forte pour ses accus ! » Mais la grâce m’a été
donnée de "tenir le coup". Ici, on peut faire le lien avec l’amour : c’est
une force extraordinaire, c’est même la plus grande force que l’on puisse
expérimenter ; en même temps pourtant, quelle faiblesse, quelle
vulnérabilité il entraîne chez celui qui le vit ! C’est en fonction de
tout cela que j’ai découvert que réussir sa vie en étant utile à autrui,
suppose évidemment une vraie détermination et un certain combat, mais
suppose surtout un engagement de fait motivé par des raisons profondes,
des raisons profondément spirituelles qui sont finalement de l’ordre de
l’amour… Car, n’est-ce pas, seul l’amour peut sauver."
Un événement aussi tragique que la guerre
d’Algérie va paradoxalement déterminer une véritable renaissance après que
vous aurez rencontré la mort. Vous prononcerez même, au seuil de cette
mort que vous sentez proche de vous, ces termes du psalmiste qui seront
prophétiques concernant votre future responsabilité d’évêque : Ô Seigneur,
sois près de moi ; que ton bâton, ta houlette me soutiennent !
Mgr Doré : "J’ai véritablement fait l’expérience du risque et de la
peur, lors des opérations de cette vraie guerre qui ne disait pas son nom…
et à laquelle je participais : il y avait les mines sur les pistes et les
embuscades au fond des oueds ; j’y ai perdu plusieurs amis très chers.
Puis, j’ai connu une douloureuse expérience à l’hôpital militaire de Sétif
où, autrement encore, j’ai de tout près frôlé la mort. Je me souviens très
bien d’un dimanche soir, dans une grande salle dont chaque lit était
occupé par un blessé. Des copains étaient venus me rendre visite. Ils sont
passés devant mon lit sans s’arrêter : ils ne m’avaient pas reconnu, tant
j’étais mal en point ! J’ai alors eu l’impression qu’en somme, j’étais
rayé de la carte des vivants… C’était la fin, quoi ! J’ai donc estimé
qu’il ne me restait plus qu’à me recommander au Dieu de ma foi : « Ô
Seigneur, sois près de moi ; que ton bâton, ta houlette me soutiennent.
» Je vous avouerai que je n’avais jamais fait le lien jusqu’à ce que vous
le fassiez vous-même aujourd’hui, entre ce bâton, cette houlette du
psalmiste que j’évoquais, et ma future crosse d’évêque…
Cela me parle d’autant plus, maintenant que je tiens effectivement la
crosse pour le symbole le plus important de la charge d’évêque… et
d’autant plus encore que j’en ai eu en réalité trois ! La première m’a été
remise dans le cadre de la célébration même de mon ordination : une crosse
de la fin du XVIIIe siècle qui me renvoyait à toute la filière historique
des évêques de Strasbourg, dans laquelle je venais m’insérer. Mais une
deuxième crosse m’a ensuite été remise, au moment de l’offertoire ; ayant
été faite par des prisonniers, elle me renvoyait, elle, à tous ces membres
du Peuple de Dieu qui sont de fait loin de nos églises mais dont il
m’incombait aussi, comme pasteur, de me préoccuper. Une troisième me fut
enfin remise par mes proches et amis, par mes collègues ou confrères de
toutes les étapes antérieures de ma vie. Ces trois crosses ont chacune
leur signification : si la première m’évoque, bien sûr, la verticalité de
la succession apostolique à travers les siècles, et si la troisième
symbolise l’horizontalité de l’Église présente dont je suis membre, la
deuxième me renvoie au vaste monde de ceux qui sont ailleurs et que, pour
autant, il ne saurait être question d’oublier.
Mais n’anticipons pas ! J’en reviens plutôt à cette époque, véritablement
décisive de ma vie, que nous étions en train d’évoquer. À son sujet, je
dirais surtout que c’est elle qui m’a fait découvrir que la vie est une
grâce : que, puisque vous ne vous la donnez pas à vous-même et qu’elle ne
vous appartient jamais, c’est que, fondamentalement, vous ne faites
toujours que la recevoir, qu’elle représente toujours pour vous un pur
don reçu et que, par conséquent, la seule question qui se pose ensuite
à son sujet, c’est de savoir à qui et à quoi – et subsidiairement comment
– vous pourrez la donner.
En le sinistre hôpital militaire de Sétif, il m’a été donné de vivre un
merveilleux matin où s’est allègrement murmurée en moi l’exaltante
conviction du psalmiste : « Non, je ne mourrai pas ; je vivrai ! » Tout le
reste de ma vie s’en est trouvé marqué, comme il arriva à Jacob après sa
longue nuit de combat au gué du Yabbok. Et j’ose dire qu’à partir de ce
moment-là s’est incrustée dans ma vie cette insistante interrogation : à
quoi vraiment consacrer ma vie, à qui la donner – et, plus simplement : à
quoi la "faire servir" ?"
Votre vocation sera fondamentalement assise sur
l’idée de service au profit des hommes et des femmes en pleine humanité,
mais il s’agira d’un service guidé par la raison.
Mgr Doré : "Effectivement, à la suite de tout ce cheminement, mon
désir était bien de "servir". J’ai envie de vous dire de manière un peu
triviale : servir, oui mais, si j’ose dire, "en servant à quelque chose" !
C’est cela et rien d’autre qui m’a conduit à faire pour mon avenir
successivement deux hypothèses : soit devenir médecin pour servir à guérir
ou soulager la vie personnelle des souffrants, soit m’engager d’une
manière ou de l’autre au plan politique, afin de contribuer à un meilleur
vivre-ensemble dans la société qui est la nôtre. C’est cependant
autre chose qui m’a finalement motivé, quoi que toujours bien évidemment
dans le sens du service. "À cause de Jésus et de l’Évangile", je me suis
orienté plutôt dans un service d’ordre proprement spirituel : j’ai
décidé de me proposer pour devenir prêtre… et je suis entré au Grand
Séminaire de mon diocèse, celui de Nantes.
Mais, pour reprendre les termes de votre question, il est vrai que ce
service devait être tout entier "guidé par la raison". Ce n’était ni le
désir de fuir le monde, ni la passion de la mystique qui m’avaient poussé
en ce sens, mais le souhait de contribuer pour ma part à la diffusion de
cet Évangile qui m’avait moi-même éclairé. Or je me suis vite rendu compte
que, loin d’empêcher la réflexion, une telle disposition d’esprit la
stimulait au contraire fortement. J’ai en effet découvert dans le même
temps que la foi se donnait elle-même à comprendre et qu’elle
permettait de comprendre des choses qui, sans elle, me restaient
totalement incompréhensibles…
Ce fut, je dois le dire, un véritable émerveillement. Deux brèves
citations d’auteurs qui ont compté pour moi à cette époque suffiront, je
pense, à faire saisir ce que je veux dire. Péguy tout d’abord, lorsqu’il
fait dire à Dieu : « Quand on a connu ce que c’est que d’être aimé par
des hommes libres, les prosternements d’esclaves ne vous disent plus rien.
» Kierkegaard ensuite, disant : « On n’existe toujours que dans ce
qu’on a compris. » Ayant compris qu’il existe aussi une réalité
appelée Dieu, j’avais découvert que je pouvais donc exister aussi
"en fonction" de Lui… et j’ai eu alors le souhait immédiat de permettre si
possible à d’autres d’exister eux-mêmes de la même manière. Il a en effet
tout de suite été essentiel pour moi de faire partager cette découverte au
plus grand nombre possible, et d’inviter à prendre conscience que Dieu
n’est pas une entrave de plus dans la vie quotidienne, mais bien au
contraire une grâce, un bonheur, qui peut donner tout son sens à la vie. À
partir de là, je me suis littéralement mis en chasse de tous les moyens
susceptibles de m’aider à mieux percevoir et faire percevoir que la foi et
la vie de foi sont aussi une affaire d’intelligence, de réflexion et de
compréhension. C’est dans cet esprit que je suis, sur cette lancée, devenu
un théologien."
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LA VOCATION
ET LA TÂCHE DE LA THÉOLOGIE
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Comment présenteriez-vous aujourd’hui ce qu’est
un théologien, en une époque où cette fonction est souvent ignorée ?
Mgr Doré : "Il est vrai que de nos jours, lorsqu’on emploie
l’adjectif "théologique", c’est souvent pour caractériser des débats qui
n’ont aucun intérêt – en tout cas aucun intérêt "réel" pour "les gens"… Je
ne nie pas qu’il y a eu, et qu’il peut encore y avoir aujourd’hui, des
discours théologiques qui relèvent à bon droit d’un tel jugement ; mais
pour moi en tout cas, ne peut être baptisé du beau nom de "théologie"
qu’un discours, qu’une réflexion systématique à la fois "critique et
confessante", portant sur ce qu’on appelle "la foi", considérée
inséparablement dans sa teneur la plus authentique et dans l’intérêt
qu’elle est susceptible de présenter dans le monde d’aujourd’hui.
C’est bel et bien une démarche critique car elle s’évertue à mettre
en œuvre toutes les procédures scientifiques dont on dispose aujourd’hui.
Lorsque, par exemple, on se propose de traiter de Jésus, il est clair
qu’on devra bien recourir à la science historique, puisque la foi
elle-même nous dit qu’il s’agit avec lui d’une personnalité ayant
réellement vécu la condition humaine en ce monde. De la même manière, une
théologie de la paternité de Dieu ne peut pas faire l’impasse sur les
apports propres de la psychologie. Semblablement encore, lorsqu’on
réfléchit à l’organisation de l’Église, gagnera-t-on à s’en rapporter aux
analyses de la sociologie. Ainsi, le théologien a-t-il toujours le souci
de recourir à la philosophie et aux sciences humaines – à commencer
d’ailleurs par l’histoire, la toute première d’entre elles – pour
progresser dans l’intelligence de ce qu’annonce la foi. Il ne
s’agit pour autant pas pour lui de devenir un sociologue ou un psychologue
de plus, mais de recourir aux compétences propres des approches
scientifiques spécialisées pour identifier avec plus de précision ce que
peuvent être aussi bien la proposition ecclésiale de la foi que la
démarche personnelle qui est censée pouvoir/devoir lui répondre.
La tâche du théologien est de faire apparaître, autant que faire se peut,
qu’il est toujours possible de confesser la foi apostolique et ecclésiale,
non seulement en tenant compte des situations d’aujourd’hui, mais en
s’éclairant aux moyens nouveaux dont nous a dotés l’évolution de la
culture. On peut dire, pour résumer, que la théologie exerce sa
responsabilité sur deux fronts : elle doit se montrer capable de
répondre de la foi reçue de la Tradition en répondant aux
questions qui sont celles d’aujourd’hui."
La seule limite que l’on peut souligner dans
cette démarche concerne l’indépendance de ces théologiens : peut-elle
vraiment s’exercer dans ce cadre confessionnel ?
Mgr Doré : "À vrai dire, mon problème personnel a toujours été
davantage de savoir à quoi je pouvais acquiescer plutôt que de déterminer
ce à quoi je devrais dire non… J’ai sur ce point été très influencé par la
pensée de Nietzsche faisant aux chrétiens le reproche d’être souvent dans
le non. On peut en effet à bon droit estimer que le problème décisif et
même l’essentiel ne se tient pas dans la possibilité de dire non, mais
bien plutôt dans la capacité de dire oui… quitte, bien sûr, à poser les
"non" qui, de ce oui, conditionnent le réalisme et la validité. Bien
entendu, ce à quoi je dis oui et à quoi je fais donc allégeance, je le
reconnais plus grand que moi.
Il y a d’ailleurs là une question qui me préoccupe d’une manière tout à
fait générale aujourd’hui : dans quelle mesure nos contemporains sont-ils
toujours capables de dire oui et de s’engager, de vraiment s’engager sur
leur oui ? Plus profondément encore, je me demande : à quoi sont-ils
vraiment susceptibles de se reconnaître capables de dire vraiment
oui ? J’estime même que c’est une très bonne manière de se poser la
question de l’annonce de la foi chrétienne aujourd’hui, compte tenu de ce
que sont les conditions culturelles et sociales, économiques et politiques
qui sont les nôtres."
De manière un peu provocante, on a envie
de vous demander : qu’en a-t-il été, qu’en est-il d’une telle démarche,
par exemple, pour la théologie de la libération : n’a-t-elle pas été
largement censurée par les autorités de l'Église en raison d’une trop
grande proximité avec le fait politique ?
Mgr Doré : "Il me semble que, globalement, la théologie de la
libération n’a pas été l’objet d’une adéquate compréhension dans l’Église.
Si elle a certes été reçue par un certain nombre de théologiens et
d’évêques, l’impression est cependant qu’elle n’a pas été réellement
entendue, même si l’on doit admettre que, des deux ''instructions''
romaines qui lui ont été consacrées, la seconde a de fait adopté une
attitude plus positive à son égard. L’intention fondamentale de cette
théologie était de prendre réellement en considération les conditions
historiques concrètes dans lesquelles vivent les hommes, en s’aidant au
besoin des analyses proposées par les sciences sociales – y compris
lorsqu’elles étaient développées dans une perspective marxiste. Cela
pouvait théoriquement se faire, et a été effectivement fait par un certain
nombre de théologiens, sans acquiescer au matérialisme dialectique et à
toutes ses conséquences ! Mais là, certaines distinctions n’ont pas été
faites, certains responsables hiérarchiques ont été trop vite, ont été
trop loin dans la suspicion, le refus et la condamnation… quand bien même,
à l’inverse, il y a eu chez un certain nombre de pasteurs et de
théologiens une trop facile propension à tellement mettre en avant les
conditions matérielles, que la dimension spirituelle de la démarche de foi
s’en trouvait réduite voire compromise. Il y avait en réalité là matière à
un véritable débat, et l’on voit bien qu’il n’a guère eu lieu. Je ne
reproche à personne, dans l’Église, de ne pas avoir été intéressé par les
idées de la théologie de la libération ; je regrette en revanche que
certains de ceux qui ont eu à en connaître n’aient pas même cherché à
comprendre ce que pouvait être ici l’enjeu du combat théologique chez ceux
qui le menaient.
Il faut que les chercheurs, y compris théologiens bien sûr, puissent
exprimer librement dans l’Église les résultats de leurs recherches. À eux
alors d’être, corrélativement, dans une attitude de dialogue qui accepte
d’être interpellée. Il m’est arrivé à moi-même de l’être à plusieurs
reprises par "ma hiérarchie", comme on dit du reste même dans les
entreprises. J’ai toujours joué le jeu et l’on m’a toujours permis de
m’expliquer.
Mais, puisqu’on y est, on peut aussi évoquer ce qui représente un autre
type de partenariat pour la théologie, à savoir le champ intellectuel de
la culture et, plus précisément, de l’Université dont, en France en tout
cas (mais pas en Alsace !), la théologie se trouve de fait comme a priori
exclue. Il n’en va pas du tout de même, par exemple, en Allemagne : la
théologie y est présente dans de nombreuses universités d’État, ce qui
n’est pas le cas chez nous, comme l’on sait. Tout se passe comme si, dans
notre France laïque et républicaine, on avait de la peine à comprendre que
ce n’est pas forcément faire le lit de la réaction et de l’obscurantisme
que de faire place aux instances théologiques dans les espaces
universitaires. Grâce à un contrat qu’à l’Institut catholique de Paris
nous avions pu passer avec Paris I–Sorbonne, j’ai, comme d’autres
collègues, participé à un certain nombre de soutenances de thèses de
doctorat commun. C’était merveilleux ; mais, en France du moins encore une
fois, c’est rare ! On ne peut que récuser, en ce domaine comme en
d’autres, tout ce qui peut résulter d’un certain cléricalisme... même s'il
faut également souligner qu’un grand nombre de réticences que l’on déclare
à l’égard de la réflexion théologique peuvent également tenir à un
anticléricalisme tout aussi peu défendable."
Votre vocation de théologien, de prêtre
et même de croyant, a su résister à de nombreuses tempêtes, et non des
moindres si l’on pense à la crise sociale et intellectuelle contemporaine
de 1968.
Mgr Doré : "À cette époque, j’avais été déjà bien formé aux
différentes disciplines théologiques, y compris celles de l’Ancien et du
Nouveau Testament, à Paris, à Rome et en Allemagne. J’étais rompu à toute
une pratique historique et spéculative de la théologie. Mais, en effet,
quand je suis nommé dans le 6e arrondissement de Paris, peu après 68, j'ai
débarqué dans les évolutions générales de la société que vous savez ; je
me suis retrouvé alors au beau milieu des contestations sociétales
majeures et des remises en cause intellectuelles fondamentales qui avaient
cours à l’époque. Qu’allais-je faire ? Me bétonner dans les certitudes
acquises ? Ou bien aller sur le terrain, pour chercher à mieux comprendre
ce qui était en train de se passer ? Je n’ai pas hésité longtemps. J’ai
décidé de retourner sur les bancs de l’université, alors même que j’étais
pourtant déjà à l’époque un enseignant confirmé. J’ai écouté de nombreux
cours ; j’ai lu de nombreux auteurs : Lévi-Strauss, Barthes, Foucault,
Derrida, Althusser, Macherey… Parallèlement, je me suis remis à relire
Descartes, Kant, Hegel et tous ces auteurs qui avaient conduit à
l’émancipation du sujet, aux critiques radicales de la pensée, de la
société et de la religion puis à la ''déposition'' du sujet.. Ces
nouvelles fréquentations m’ont obligé à m’atteler à la (re)construction
d’un "discours du sujet" éclairé, passé au crible de la critique, et apte
pour autant à répondre de cette foi qui, bien entendu, continuait de
m’importer par-dessus tout.
(...)
Monseigneur Doré en quelques lignes...
Mgr Joseph Doré, né en 1936, ordonné prêtre à Nantes en 1961, est
entré la même année dans la Compagnie des Prêtres de Saint-Sulpice. Après
une formation théologique à Nantes, Paris, Rome et Münster/Westf., il a
été successivement directeur/professeur au Grand Séminaire de Nantes, puis
au Séminaire Universitaire des Carmes à Paris. À l'Institut catholique de
Paris, il a enseigné une trentaine d'année à la Faculté, dont il a été le
Doyen de 1988 à 1994 avant de diriger, pour l'ensemble du même Institut le
Département de la Recherche. Il a été membre de la Commission théologique
internationale (Rome) de 1991 à 1997 et président de l'Académie
Internationale des Sciences Religieuses (Bruxelles) de 1993 à 1999. Il a
été archevêque de Strasbourg de 1997 à 2007.
Ayant publié nombre d'ouvrages et d'articles spécialisés, il a fondé et
dirigé aux Éditions Desclée-Mame, Paris la collection Jésus et
Jésus-Christ (1976-2009 : 100 volumes) ; il a fondé et dirige depuis 2007
la collection « La grâce d'une cathédrale » aux Éditions La Nuée Bleue,
Strasbourg.
Il est commandeur de la Légion d'honneur et chevalier des Arts et des
Lettres.
Les dernières parutions de Mgr Doré
_______________________
(...)
Or, paradoxalement, ma foi et ma
tradition chrétienne m’ont permis non seulement de traverser les critiques
qui étaient celles de la contemporanéité, mais également de voir s’ouvrir
des possibilités nouvelles bien au-delà de celles auxquelles m’avaient
ouvert la philosophie et la théologie classiques dans lesquelles nous
avions été formés. Ce fut une grande aventure, et qui m’a pris bien dix
ans ! Mais j’avais d’autant plus de cœur à l’ouvrage que ce combat, je le
menais non seulement pour moi mais également pour ces jeunes auxquels
j’avais été envoyé : étudiants en recherche d’intelligence de la foi et,
pour un certain nombre, candidats au sacerdoce, par rapport auquel ils
étaient appelés à décider de l’ensemble de leur vie."
Votre enseignement en tant que
théologien vous engagera également sans limites. Vous n’avez pas hésité à
dresser devant vos étudiants le constat de l'état de la foi dans votre
siècle, tout en n’éludant pas les zones d’ombre de l’histoire de l'Église
du passé.
Mgr Doré : "Effectivement, quand on a traversé – avec difficulté
mais aussi avec efficacité – les remises en cause du "sujet", c’est-à-dire
de cette instance unique qui est apte à dire je, lorsque laréflexion a réussi à éclairer et conforter sur ce point
l’expérience personnelle, alors on a retrouvé la possibilité
d’adhérer, avec une réelle lucidité et vraie liberté, au terme d’un
sérieux discernement, à ce qui se présenterait comme un choix véritable.
On est en mesure de choisir vraiment ce qu’on va faire, ce qu’on va
pouvoir servir, ce pour quoi on va vivre.
En ce qui me concerne, c’est la foi chrétienne qui s’était – j’ai dit
comment – présentée à mon adhésion. Je me suis donc mis en devoir de
l’interroger avec soin, à partir de tout ce que j’avais été conduit à
découvrir. Il est clair que la proposition chrétienne tout entière se
rattache à Jésus, en référence à l’Ancien Testament bien sûr mais à
l’époque, un certain nombre de gens avaient, dans le "camp chrétien"
lui-même, mis le doigt sur des limites, des difficultés, des objections
que l’on pouvait opposer non seulement au message chrétien, mais aussi à
l’Église et même à ce Jésus qui était à son origine.
Je me suis donc lancé sans plus attendre dans une grande enquête sur Jésus
dans son rapport à l’ensemble du fait chrétien, qui tout entier dépend de
lui. Or il se trouve qu'un courant très important de la science biblique
d’alors, sans nécessairement aller jusqu’à affirmer que Jésus était un pur
mythe, aboutissait à la conclusion suivante : au fond, lorsqu’on prend les
témoignages concernant Jésus (ils se résument pratiquement au Nouveau
Testament), on rejoint sans doute la foi des communautés qui nous ont
parlé de lui, mais on ne l'atteint pas lui-même. Quelles garanties peut-on
avoir, alors, le concernant ? La grande enquête que j’ai entreprise à
partir de là a eu, entre autres, pour résultat une série éditoriale de
cent volumes, publiée de 1976 à 2011 chez Desclée & Cie : la collection
"Jésus et Jésus-Christ". Sans entrer ici en trop de détails, je puis au
moins dire que, concernant donc la réalité historique de Jésus, il a été
possible de mettre au point une méthodologie fort précise où joue un rôle
majeur ce qu’on a pu appeler un ''principe de différence". Quand, à propos
de Jésus, les communautés disent et les évangélistes écrivent quelque
chose qui n’est pas susceptible de soutenir immédiatement leur foi en sa
divinité mais paraît bel et bien aller à son encontre, on ne peut à
l’évidence pas les suspecter d’avoir inventé ce qu’ils disent alors ; on
doit au contraire admettre qu’ils rapportent quelque chose qui s’est
imposé à eux et qu’ils restituent en somme par souci d’honnêteté.
Semblablement, lorsque des propos de Jésus sont en décalage par rapport
aux mentalités qui sont celles de son environnement et du judaïsme
traditionnel de son époque, il y a des chances pour que cela remonte à
Jésus lui-même : un exemple nous en est fourni par les fameuses antithèses
du sermon sur la montagne. La mise en œuvre de ce genre de méthodologie
produit suffisamment de résultats pour que l’on puisse aboutir à une
suffisante clarté à la fois sur le Jésus historique lui-même et sur
ce qui a conduit ses disciples à le reconnaître comme le Christ –
c’est-à-dire, pour résumer : le Fils de Dieu et le Sauveur du monde.
Mais il n’y a pas à se préoccuper que de Jésus le Christ ! Il a bien fallu
aussi se responsabiliser par rapport à l’Église, et plus généralement par
rapport à ce que j’appelle le "fait chrétien" qui, à la fois, dépend
radicalement de lui et représente notre accès obligé à lui. Or là aussi,
certaines impasses étaient exclues : il a bien fallu affronter également
les "zones d’ombre" que vous évoquez. Dans mon livre À cause de Jésus,
je me suis tout particulièrement concentré sur quatre cas répartis sur
l’ensemble de la durée chrétienne : le "constantinisme", avec ce blocage
entre la puissance temporelle et la responsabilité spirituelle qui a pu
entraîner certaines "compromissions" de l’Église ; les Croisades, avec des
tentations de conquête totalement déviées par rapport aux nobles
intentions qui les avaient déclenchées ; l’Inquisition, de si sinistre
mémoire ; et enfin l’attitude d’"intransigeance", qui a souvent tenu à se
substituer au pourtant toujours nécessaire dialogue. Pouvoir, conquête,
répression, fermeture sur soi : il était d’autant plus nécessaire de
s’interroger en tous ces domaines, qu’il s’agit de tentations non pas
seulement historiquement datées mais récurrentes jusqu’à aujourd’hui. Sur
ce chantier aussi, il s’agissait bien toujours pour la foi, et pour la
théologie de répondre de la foi que nous avons reçue en répondant
aux questions que nous impose l’aujourd’hui.
J’ai toujours eu du goût et pour un tel travail, et pour l’enseignement où
je le monnayais, et pour les échanges de tous ordres auxquels il
m’invitait et qu’il me rendait possibles. J’oserai dire que j’y ai surtout
appris qu’il ne suffit jamais, pour témoigner crédiblement de la foi,
d’affirmer des vérités ; encore faut-il qu’elles puissent être
reçues comme telles ! La question de la réceptivité s’est ainsi
trouvée au cœur de mes préoccupations, aussi bien dans l’enseignement que
dans la communication en général. Moyennant quoi, je n’ai aucunement eu à
me forcer pour déclarer que j’ai été un professeur heureux – très heureux.
Une fois devenu doyen, les nombreuses tâches administratives et
académiques me sont apparues comme un moyen tout indiqué pour, au-delà de
l’engagement individuel, agir sur les structures et les conditions
générales de notre enseignement théologique. Les responsabilités
auxquelles j’ai été appelé sur le plan international (j’ai dirigé une
Académie de Sciences religieuses internationale et interconfessionnelle à
Bruxelles, et j’ai été membre de la Commission théologique internationale
à Rome) m’ont apporté, comme s’il en était besoin, la confirmation et de
l’importance de la théologie et du bonheur qu’il pouvait y avoir à la
cultiver à un plan véritablement collégial."
_______________________
LA RESPONSABILITÉ D'ÉVÊQUE
DANS L'ÉGLISE
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Après un si riche parcours et à
l’âge où l’on est proche de la retraite dans le domaine civil, vous êtes
appelé à la fonction épiscopale, appel qui sera d’ailleurs répété jusqu’à
ce que vous donniez votre accord !
Mgr Doré : "Je n’étais évidemment, comme croyant, aucunement opposé
à l’exercice de la fonction épiscopale dans l’Église ! J’avais par
ailleurs beaucoup apprécié comme théologien ce qu’avait dit à son sujet le
concile Vatican II : elle représente vraiment un degré – le premier – du
sacrement de l’ordre, et elle ne peut s’exercer que dans la
collégialité. Je n’en dois pas moins à la vérité de dire que je
n’avais ni envie ni, à plus forte raison, volonté de devenir évêque –
disons qu’être théologien me suffisait !
Or voilà qu’un beau jour, je suis convoqué à la nonciature. J’avais sans
doute un petit pressentiment… mais le nonce me parla de choses et d’autres
– pour finalement me laisser repartir, tout guilleret, sans proposition
particulière. Quelque temps après cependant, je reçois une nouvelle
convocation. Je m’y rends sans me douter de rien. J’étais à peine assis
que le nonce me dit : « Le Saint-Père vous demande de devenir
archevêque de Strasbourg. »
Complètement abasourdi, je suis resté un long moment sans voix, avant de
répondre, très gêné, que je n’étais pas sûr de pouvoir donner réponse
positive à cette demande... Le nonce m’ayant accordé un généreux temps de
réflexion, je suis resté très divisé jusqu’au moment où – fait assez
inhabituel, si je vois bien – j’ai été convoqué, cette fois, à Rome. Ayant
fini par déclarer ma disponibilité, je dois bien avouer que je ne l’ai
jamais regretté.
Ma priorité a alors été de faire autant que possible profiter mon exercice
de la fonction épiscopale, et notamment ses aspects pratiques, de tout ce
que la théologie m’avait appris auparavant. Simplement, si lorsque j’étais
théologien j’avais pu parfois écarter certains thèmes d’enseignement qui
m’attiraient moins, en tant qu’évêque une telle attitude ne m’était
évidemment plus possible. Il fallait bel et bien alors accepter d’être
confronté à toutes les questions qui pouvaient vous être posées, même
celles qui ne figuraient pas parmi vos priorités. Par ailleurs si, lorsque
vous êtes théologien, vous visez nécessairement un certain type de
partenariat intellectuel, vous n’avez plus du tout à choisir vos
interlocuteurs quand vous êtes sur le terrain pastoral : il vous revient
de parler aussi bien à de petits enfants et à des adolescents qu’à des
malades et à des personnes âgées… Vous avez de plus à rencontrer des
responsables politiques, des chefs d’entreprise et, finalement, des
personnes de toutes professions… Deux exemples de la nécessité où vous
êtes comme évêque de pratiquer, si je peux dire, une "ouverture tous
azimuts". Tout d’abord, lorsque j’étais théologien, j’étais certes informé
des positions des milieux les plus conservateurs et même traditionalistes
de l’Église ; je dois pourtant vous avouer que je ne m’en préoccupais que
fort peu ; quand je suis devenu évêque, il n’était plus possible de les
ignorer. Second exemple, les prisonniers : c’est un fait que je ne m’étais
jamais rendu dans une prison avant de devenir pasteur d’un diocèse ; il y
en avait cinq en Alsace : je les ai toutes fréquentées – et pas seulement
une fois ; je n’ai jamais pu oublier par la suite ce que j’ai ressenti
lorsque j’ai rencontré des personnes ''condamnées à perpétuité'' !
Votre expérience en tant qu’évêque de Strasbourg vous fera directement
ressentir l’assemblée chrétienne dont vous avez eu la charge comme Corps
du Christ.
Mgr Doré : "En effet, et une illustration me vient tout de suite à
l’esprit pour faire écho à votre belle remarque : la célébration
liturgique, qui atteint son point culminant dans la cathédrale dont
vous êtes devenu l’évêque. Là et alors, vous avez réellement le sentiment,
oui, d’être en présence du Peuple de Dieu rassemblé en un corps vivant. De
ce point de vue, l’expérience du Notre Père chanté en ces lieux par toute
la communauté restera à jamais gravée dans ma mémoire. À vrai dire, il y a
très peu d’occasions où autant de personnes chantent ensemble d’un même
cœur – sauf, peut-être, à faire état de rares circonstances où retentit La
Marseillaise ? Or, à Notre-Dame de Strasbourg comme dans toute l’Église
d’Alsace, c’était, semaine après semaine, chose régulière pour moi.
Une seconde illustration de la découverte et du service du Peuple de Dieu
que vous permet l’exercice de la mission épiscopale vous est fournie par
les "visites pastorales". Vous vous rendez dans tous les secteurs
pastoraux d’une zone du diocèse, l’un après l’autre. Vous rencontrez alors
chacun des prêtres (même ceux qui sont à la retraite, bien sûr) et tous
les laïcs, chrétiens et chrétiennes engagés dans la vie de l’Église
locale, mais aussi les responsables municipaux ou associatifs ; vous
visitez les établissements scolaires, sanitaires et de personnes âgées,
les centres de recherche, que sais-je ?
Par ailleurs, le contexte très particulier de l’Alsace m’a également amené
à rencontrer souvent les responsables et membres des autres confessions
chrétiennes – l’Alsace compte la communauté luthérienne la plus importante
en France –, les communautés très actives des juifs, des musulmans et des
bouddhistes, etc. Plus largement encore, le patrimoine, l’art et la
culture ont enfin été pour moi des domaines où j’ai multiplié contacts,
initiatives et réalisations. Je peux dire qu’à cause de tout cela et
mutatis mutandis, j’ai été plus heureux encore dans mon ministère
d’évêque que dans mes pourtant passionnantes activités de théologien. Je
le confesse avec un sourire : il m’est arrivé de penser que, tout compte
fait, évêque, c’était finalement le plus beau métier du monde !"
Vous avez pourtant côtoyé, et
subi dans votre personne, les ravages que produit le mal dans le cœur de
l’homme. Comment le théologien, l’homme de foi et l’humaniste
appréhendent-ils ce "mal" que notre société veut trop souvent classer au
rang des archaïsmes de bigots ?
Mgr Doré : "Oui, j’ai connu le mal sous un certain nombre de ses
formes. Le mal physique tout d’abord, car après l’Algérie déjà évoquée, il
y a eu les immenses fatigues puis le cancer qui m’ont au bout du compte
obligé à renoncer prématurément à ma charge d’évêque. J’ai beaucoup appris
de ces épreuves personnelles qui concernent également tant et tant
d’hommes et de femmes de tout milieu et de tout âge. J’oserai dire que j’y
ai beaucoup gagné, tout simplement, en "humanité".
Une autre forme de mal et d’épreuve a été pour moi celle de la méchanceté
ou, en tout cas, celle de la calomnie, sinon de la haine voire du rejet…
parce que je n’étais pas Alsacien, parce que j’étais "trop à gauche",
parce que ceci et parce que cela… Je me suis vraiment demandé comment de
tels comportements étaient possibles et, à certains moments, j’ai été
vraiment affecté, vraiment secoué. Tout le problème est alors de ne pas
fléchir sur ce que vous estimez être juste, tout en évitant pourtant de
fermer définitivement la porte… et en allant même, si vous le pouvez – je
veux dire :si la grâce vous en est faite – jusqu’à pardonner… Je pense
sincèrement que je n’aurais pas pu personnellement subsister si je n’avais
pas effectivement pardonné. Je sais bien qu’on dit souvent que vous n’avez
pas à accorder votre pardon à qui ne vous l’a pas demandé, mais je ne suis
pas vraiment d’accord avec cette idée ; j’estime même que je n’aurais pas
pu porter et traverser ces situations si intolérables, si je n’avais pas
effectivement puis le parti de pardonner.
Il ne m’échappe évidemment pas que, lorsque l’on est chef d’un
gouvernement par exemple, on n’est pas, du point de vue que j’évoque ici,
dans la même situation que lorsque l’on est père ou mère de famille. Je
n’en suis pas moins convaincu qu’à l’échelle des individus comme à celle
des peuples, il n’y a, dans les cas extrêmes, pas d’autres moyens de "s’en
sortir", comme on dit, que de se réconcilier, et donc de se pardonner. Or,
permettez-moi de le préciser, cette conviction n’est pas seulement le
fruit de mon expérience personnelle intime. J’ai vu – de mes yeux vu – et
j’ai vécu la réconciliation historique de ces deux peuples et nations qui,
de chaque côté du Rhin, se sont entre-tués par centaines de milliers
durant des siècles – et qui ne le font plus."
Cela ne rejoint-il pas également
cet individualisme que nos sociétés modernes connaissent, et qui est
souvent le terreau d’un grand nombre de maux ?
Mgr Doré : "Absolument ! Cela peut donner n’importe quoi : aussi
bien déclencher des bagarres sur un terrain de foot ou un quai de métro,
qu’entraîner des manifestations violentes dans la rue ou le lancement de
missiles sur le territoire des peuples voisins… Il y a en effet une sorte
de dynamique du mal qui se met systématiquement en œuvre dès qu’il y a
fermeture sur soi et égoïsme cultivé, refus buté de faire confiance,
négation de l’autre, hostilité entretenue à son égard, etc. C’est cela le
péché, tel qu’il se déclare non seulement à l’égard de Dieu mais aussi à
l’encontre de ''son semblable''. Je n’aime pour autant pas conclure trop
vite à l’action de Satan... Il me semble en effet que le point de départ
reste l’homme et la "mauvaiseté" qui peut parfois habiter son cœur. Cela
n’écarte pas pour autant ce que l’Écriture appelle le "mystère
d’iniquité", par lequel on a quelquefois l’impression d’être environné
voire envahi. C’est une question difficile que cette connivence avec le
mal qui semble parfois se déclarer chez certains de nos semblables, cette
transmission d’hostilité qui paraît passer de génération en génération
comme un enchevêtrement qui empêtre et déborde tout le monde…
Alors me sont souvent venues à l’esprit les paroles du psaume : « D’où
viendra notre salut ? » Comment, par quoi, par qui et comment,
pourrions-nous être délivrés de cet enchevêtrement indémêlable de
responsabilités et de culpabilités, mais aussi de démissions et
d’aveuglements ? Il me paraît essentiel en tout cas de pouvoir ne pas se
laisser dominer ni contaminer par tout cela, de s’efforcer de discerner
autant que possible quelles sont les responsabilités identifiables et,
pour finir, de se poser la question : qu’est-il possible d’envisager
ensemble comme moyens de lutte contre un tel envahissement du mal ? Sur
cette dernière question, tout le monde sait que les religions prétendent
avoir des propositions à faire. Je le dis comme je le pense : il faut bien
reconnaître qu’ici, Jésus montre un exemple et ouvre un chemin unique
entre tous. À aucun moment il n’a invité à autre chose qu’à l’amour de son
prochain quel qu’il soit, en commençant par le plus pauvre et le plus
petit ; il a même prôné l’amour de l’ennemi ; et il a été le premier à
mettre jusqu’au bout son enseignement en pratique. Moyennant quoi, non
seulement il a résolument combattu la violence, les conflits et la guerre,
mais le seul sang qu’il a pris le risque de voir versé, c’est le sien."
Sermon sur la montagne, Carl Heinrich Bloch, 1877,
Museum of Natural History, Copenhague
Votre témoignage est marqué d’une
grande liberté au regard de votre charge institutionnelle directement
conférée par le pape. Vous n’hésitez pas à souligner les
dysfonctionnements d’un gouvernement romain trop centralisé, et vous
intervenez sur des questions particulièrement sensibles de la foi
catholique.
Mgr Doré : "En tant que je suis non seulement théologien mais
évêque catholique, j’appartiens non seulement à l’Église mais à sa
hiérarchie. Il n’a jamais été question pour moi de ne pas assumer de mon
mieux cette situation. Cela ne signifie aucunement que je n’aurais jamais
eu à me poser de questions, que j’aurais toujours été d’accord avec tout
ce qui se pratiquait dans mon Église, que je n’aurais pas trouvé des
choses intéressantes aussi ailleurs, etc. Si, par exemple, j’ai beaucoup
étudié le bouddhisme (sans parler du judaïsme et de l’islam, que j’ai bien
sûr dûment fréquentés), c’est de fait en Jésus que j’ai reconnu mon Maître
et Seigneur unique. C’est en lui que, comme saint Paul, « j’ai mis ma
confiance ». À cause de Jésus, j’ai engagé ma vie et mon
intelligence. Or cela même ne m’a pas empêché – au contraire – d’être
critique sur bien des comportements ecclésiaux... et pas seulement ceux
des Croisades et de l’Inquisition.
On a tout à fait le droit de s’interroger et d’interroger les positions
officielles de l’Église (la question des personnes divorcées, celle de
l’ordination d’hommes mariés, etc.), sans pour autant vouloir tout brader
– au contraire ! Pour mon compte, en tout cas, s’il m’est arrivé de
formuler, selon les modalités que j’estimais appropriées, perplexités,
réticences et interrogations, je n’ai jamais rencontré ni hostilité ni
rejet de la part de "ma hiérarchie", et l’on ne m’a jamais interdit
d’enseignement. On m’a même – avant de m’appeler par après à l’épiscopat –
fait l’honneur de me nommer membre de la prestigieuse (et romaine !)
Commission théologique internationale, à laquelle présidait le cardinal
Ratzinger, alors préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la foi, et
qui participait bel et bien intégralement à toutes nos sessions plénières.
Je me souviens même que ce théologien de haut vol, qui allait bientôt
connaître de plus grandes destinées encore, m’avait une fois crédité d’un
« véritable charisma gubernandi » dans la façon dont, cette
année-là, j’avais animé toute notre semaine de débats !
Que, quelque temps après, j’aie pu être nommé archevêque de Strasbourg a
confirmé qu’il n’y avait pas là que paroles de "convenance".Laissez-moi
donc vous le déclarer pour terminer : je suis pour ma part heureux et fier
de notre Église pour la confiance qu’elle m’a, de la sorte,
toujours manifestée – et que je ne puis dès lors, bien sûr, que m’efforcer
de lui rendre."
A l'occasion
d'une nouvelle collection de livres d'art sur les cathédrales aux éditions
La Nuée Bleue, collection dirigée par Monseigneur Joseph Doré, nous avons
eu l'honneur de rencontrer celui qui est depuis longtemps "habité" par les
murs et les voutes de la cathédrale de Strasbourg dont il est aujourd'hui
l'archevêque émérite. Il était donc normal que le premier volume soit
consacré au fameux édifice sacré de la ville de Strasbourg. Ouvrons
ensemble les portes de cette cathédrale en compagnie de Monseigneur Doré,
guide prestigieux pour nos lecteurs à cette occasion !
LEXNEWS : « Pouvez-vous nous rappeler quel fut
l’esprit qui anima les bâtisseurs de cathédrales et est-il encore possible
d’en saisir toute la portée en notre XXI° siècle ? »
Joseph Doré : « C'est un chantier
gigantesque que celui des cathédrales ! À partir du moment où l'on a
commencé à construire des édifices autour de la cathèdre – le siège de
l’évêque qui leur a valu leur nom –, les cathédrales se sont multipliées à
travers les siècles : on en compte une bonne centaine pour le seul
territoire français. On peut dire que trois facteurs principaux ont défini
l'esprit dans lequel elles ont été à la fois bâties et entretenues.
Il faut tout d'abord mentionner l'intention essentielle, qui est de
rassembler les croyants autour de leur évêque pour les célébrations
majeures à l’occasion desquelles s'exprime la foi chrétienne en
Jésus-Christ comme Sauveur et en Dieu comme Père, Fils et Saint-Esprit. Il
a fallu pour cela des édifices appropriés, capables d'accueillir le nombre
croissant des fidèles. Le premier facteur est ainsi la foi et son annonce
ou sa proclamation, avec le rassemblement au nom de cette foi, pour la
célébrer.
Un deuxième facteur réside dans la situation économique et dans les
techniques qui ont pu être mises au point au cours des siècles. Nous avons
tout d'abord, sur le schéma des grandes basiliques romaines, de grands
édifices rectangulaires … que transformeront plus tard les voûtes en plein
cintre, les ogives, les arcs-boutants, etc. Tout cela a évidemment une
influence sur le déroulement de ce qui se passe à l'intérieur. Par
exemple, dans le cas des premières basiliques, on peut constater une
organisation de l'espace qui se calque sur celle du Sénat romain. En tout
cas, c'est aussi l'affinement des moyens techniques, en même temps que la
diversification et l'appropriation des matériaux qui permettra d'aboutir à
ces immenses cathédrales dont les murs sont à la fois de pierre et de
verre – ce qui était évidemment impensable à l'époque originelle. Mais
cette évolution n'a par ailleurs été possible que dans des conditions
économiques précises : il fallait bien financer ces vastes entreprises !
Nous avons la chance d'avoir ici et là de précieuses archives ; or, pour
certaines cathédrales, elles concernent les salaires distribués aux
différents corps de métiers engagés sur les chantiers. Contrairement en
effet à ceux qui sont intervenus dans la construction des pyramides, les
ouvriers des cathédrales n'étaient pas des esclaves, mais bien des hommes
libres, appréciés pour leurs compétences et rémunérés en conséquence. Les
financements étaient de divers ordres, à l'initiative la plupart du temps
des évêques, car ils bénéficiaient souvent d’importants moyens, même s'il
s'y ajoutait la plupart du temps des aides venant de seigneurs et princes
de tout rang.
Un troisième élément, et non le moindre, est le sens esthétique, jouant
comme champ et lieu d'expression de la foi à travers les moyens de la
technique. Les bâtisseurs des cathédrales ont eu à cœur de faire
apparaître dans la pierre, le bois, ou le verre que si l'existence humaine
est certes logée à l'enseigne du corps, du monde et de la matière, elle
est aussi appelée à des expériences de type spirituel, voire mystique. Or
l'expérience de la beauté a toujours été tenue, en christianisme, pour
essentielle à l'expression de la foi.
Conviction croyante, conditions techniques et économiques, sens esthétique
: tels sont donc les facteurs à travers lesquels s'est exprimé ce qu'à
juste titre vous appelez « l'esprit » des bâtisseurs des cathédrales.
Puisque ces dernières sont toujours là parmi nous, il est essentiel de ne
pas oublier le jeu de ces facteurs, si nous voulons avoir accès aux
trésors dont elles demeurent porteuses pour nous. »
LEXNEWS : « Une cathédrale est avant tout une
litanie architecturale, en quoi se distingue-t-elle des autres édifices
légués par le passé le plus ancien tels les pyramides,
les temples ou autres ziggourats ? »
Joseph Doré : « Lorsque vous regardez une pyramide, elle vous
apparaît comme un édifice complètement « plein » … et si, cependant, on y
fait de la place, c'est pour y mettre un cadavre ! Une cathédrale est, au
contraire, largement ouverte, et non pas seulement à qui souhaite y
entrer, mais également vers le haut. Quand on en franchit les portes, on
entre dans un espace qui n'en finit pas de s'élargir, et de se déployer
vers le haut. Et plus se développe leur histoire, plus elles
s'agrandissent et s'amplifient. Faire place à la lumière et entraîner à
regarder vers le ciel : l’idée est d'accueillir dans un espace de beauté
qui à la fois parle au cœur et enchante l'esprit. »
LEXNEWS : «Cette idée d’horizontalité et celle de
verticalité se rejoignent ainsi dans la cathédrale en parfaite communion
avec le symbole de la croix. »
Joseph Doré : « Tout à fait ! C’est extrêmement suggestif, et
c'est d'ailleurs cette idée qui a été au cœur de mes pensées lorsque nous
avons eu à faire des travaux dans le chœur de la cathédrale de Strasbourg.
Cela m'a conduit à proposer à l'architecte de placer tout au fond de
l'abside, et bien visible, une grande croix dorée. Nous sommes dans un
lieu où l'horizontalité de notre monde, de notre histoire et de nos vies
se croise avec la verticalité du Dieu tout puissant et tout bienveillant
qui s'est porté à notre rencontre, et nous accueille chez lui.
Il me semble essentiel de garder à l’esprit cette idée de croisement, que
vous releviez vous-même à juste titre. Imaginez la cathédrale de
Strasbourg lors des grandes célébrations de l'année, avec deux ou trois
mille personnes réunies sous ses voûtes ! C'est un espace très largement
ouvert, à la différence des pyramides, des ziggourats, de la muraille de
Chine, ou des aqueducs romains … C'est un édifice fait pour rassembler un
peuple uni, heureux, et chantant. Y a-t-il tellement de lieux dans le
monde où, quels que soient l'âge, la nationalité ou la classe sociale, on
se rassemble en foule pour chanter ? Une cathédrale est au summum de ce
qu'elle est et est appelée à être, lorsque l'évêque y préside, entouré de
son presbyterium et des fidèles, et lorsque les orgues se mettent à sonner
pour accompagner, et amplifier le chant de toute l'assemblée. À ce
moment-là, la cathédrale n'est plus seulement un monument prestigieux ;
c'est alors un édifice constitué de « pierres vivantes » comme dit
l'Écriture, et dont toutes les pierres chantent. »
LEXNEWS : « Comment le jeune homme, puis le
théologien et l’archevêque appelé aux plus hautes fonctions pastorales
ont-ils successivement perçu ces édifices éternels ? »
Joseph Doré : « Votre question me touche beaucoup ! Je n'aurais
pourtant pas eu grand-chose à y répondre pendant de longues années de ma
vie. Dans ma jeunesse, ce genre d'édifice ne m’était bien entendu pas
inconnu, à cause de la cathédrale de Nantes, la ville de mes origines. Je
connaissais du reste également un peu d'autres édifices comparables, tels
ceux de Chartres ou de Paris ; mais à vrai dire, tout cela m'apparaissait
bien grand, bien loin, et bien froid.
Á mon entrée au Séminaire, c'est par la figure de l'évêque que,
progressivement, j'ai découvert la cathédrale comme le lieu d'une vie
spécifique, d'ailleurs très largement dépendante de ce personnage que
j'apprenais à situer. C'est à travers de grandes célébrations avec la
maîtrise de la cathédrale de Nantes, à laquelle j'appartenais, que j'ai
pu, d'une certaine manière, entrer un peu plus dans la compréhension de ce
genre si remarquable de monument. Peu à peu, ma familiarité avec lui s'est
développée, toujours lors de grandes célébrations, notamment à l'occasion
de la Semaine Sainte. Ces bâtiments lointains ont ainsi fini par prendre
pour moi une signification ecclésiale précise, autour de l'évêque qui y
officiait.
Un troisième
élément est cependant intervenu ensuite : ma spécialisation de théologien
et d'enseignant de théologie pendant plus de trente ans. Je me suis en
effet rendu compte que l'art avait à apporter sa contribution à la
réflexion de la théologie, et cela m'a même conduit à fonder, un Institut
des Arts sacrés, dans le cadre de la Faculté de théologie et de sciences
religieuses de l'Institut catholique de Paris lorsque j'en étais le Doyen.
Car il me semblait que l'art, à commencer par celui qui, justement,
resplendit dans les cathédrales, pouvait et devait être mis à contribution
aussi bien pour la compréhension que pour l'annonce de la foi.
Par contraste, j'ai été de plus en plus étonné de la distance qui
m'apparaissait exister entre ces édifices si chargés de sens, et nos
contemporains. Les grandes cathédrales restent certes de nos jours bien
présentes dans le quotidien de nos villes, mais en même temps, comme elles
apparaissent éloignées sinon scellées à tant d'hommes d'aujourd'hui ! Il
m'a en conséquence semblé essentiel de fournir à qui le voudrait bien des
clés pour leur compréhension. Il y a tant de choses à dire sur elles (y
compris au plan théologique !)
Pour autant, mon chemin ne s'est pas arrêté là, puisque j'ai moi-même été
appelé à l'épiscopat. Or devenir évêque est bel et bien, d'une certaine
manière, se trouver « incorporé » à l'édifice appelé cathédrale : c'est
précisément le fait de vous asseoir sur la « cathèdre » qui, au cœur du
rituel de l'ordination, vous établit dans votre charge. Pour mon compte,
j'ai de surcroît été ordonné évêque dans la cathédrale même du diocèse du
diocèse de Strasbourg, auquel j'étais envoyé. Cela veut dire qu'avant de
m'asseoir sur la cathèdre, j'ai eu à m'allonger de tout mon long à même le
sol de la cathédrale, pendant que tous les présents suppliaient tous les
saints du ciel de m'assister dans la charge en laquelle j'entrais ... Et
voilà qu'à ce moment-là, j'ai réalisé qu'en cet endroit même je serai un
jour enterré, puisque les caveaux des évêques défunts du diocèse se
situent sous ce dallage du choeur sur lequel j'étais prosterné.»
LEXNEWS : « Votre émotion est particulièrement
perceptible à cette seule évocation. »
Joseph Doré : « Oui, en effet. Vous réalisez alors que votre
existence se trouve en quelque sorte incorporée non seulement à l'édifice,
mais également à l'Église diocésaine elle-même dont la cathédrale est le
symbole. À ce moment-là, toute votre existence change de sens. Désormais,
elle sera fondamentalement liée à celle du peuple tout entier auquel vous
avez été envoyé, et que représente par excellence l'assemblée au sein de
laquelle vous venez d'être ordonné évêque.
LEXNEWS : « Votre témoignage démontre s’il en
était besoin que la cathédrale reste une réalité extrêmement vivante. »
Joseph Doré : « Absolument ! Ces monuments sont porteurs d'une
grande richesse de vie toujours actuelle. Certes, il y a les messes qui y
sont célébrées ou la confession qu'on peut y pratiquer ; il y a surtout
les grandes célébrations épiscopales que sont avant tout les ordinations
de prêtres et de diacres et, chaque année, la messe chrismale. Je me
réjouis bien évidemment de tout cela ; mais j'ai aussi à cœur que le plus
grand nombre possible de personnes puisse avoir accès, avec mon aide si
possible, au prodigieux héritage à la fois esthétique, artistique,
culturel, et donc largement humain, que nous ont légué les siècles – et
qui est là, en ces cathédrales, offert à tous et disponible à tous,
croyants ou non, visiteurs d'un jour et touristes de passage. »
LEXNEWS : « Nous semblons de plus en plus avoir
des difficultés à lire cette théologie minérale. En quoi la vaste
entreprise lancée avec la collection « La grâce d’une cathédrale » des
Editions La Nuée Bleue peut-elle atténuer ce hiatus ? »
Joseph Doré : « Il me semble important, reprenant votre
expression de théologie « minérale », de souligner qu'avec la cathédrale,
le minéral devient vivant ! Nous avons certes la pierre dès le
commencement, et rien ne se fera sans elle. Mais si vous considérez les
choses de plus près, vous vous apercevez que cette pierre a été dès la
carrière l'objet d'un choix soigneux : les trois ouvrages déjà parus à ce
jour dans notre collection (sur les cathédrales de Strasbourg, de Reims et
de Lyon) le montrent bien. Qu'il s'agisse du grès rose de la cathédrale de
Strasbourg, de la lave si noire de celle de Clermont-Ferrand ou de la
pierre tout ensoleillée d'Albi, vous avez, après la sélection dans la
carrière, un traitement tout aussi soigneux qui, d'une certaine manière,
va aboutir à « humaniser » cette pierre. En particulier, elle va faire
l'objet d'une taille rigoureuse, où l'artisan – l'artiste plutôt – va
étroitement dialoguer avec elle. Ensuite, l'assemblage de toutes les
pierres ainsi travaillées va lui-même donner une vie à la construction,
lui imprimer une certaine dynamique. Une fois édifié, le bâtiment pourra
ensuite prendre pleinement vie grâce au peuple qui, après l'avoir
construit, le fréquentera. Et le son des orgues pourra alors faire entrer
assemblées et édifice en une profonde résonance.
Et puis, à la pierre, viendront s'ajouter les vitraux ; grâce à eux, la
cathédrale, édifice de pierre, sera aussi foyer de lumière, chatoiement et
rayonnement de couleurs. Ajoutez à cela les sculptures, les peintures, les
tentures ... et vous aurez une véritable transfiguration de cette vaste
construction de pierre. Si l'on peut dire que l'être humain est corps et
âme, on peut aussi considérer que les cathédrales ont elles-mêmes un corps
et une âme : un corps de pierre, et une âme de lumière et de couleurs,
d'harmonie et de musiques.
Puisque telle est la richesse des cathédrales, on comprend bien que des
clés soient utiles pour accéder à leur mystère, à leur âme. En proposer à
un large public est justement l'intention qui anime la nouvelle collection
que j'ai lancée avec les éditions La Nuée Bleue. Toute l'histoire sainte
de Dieu avec son peuple, Ancien et Nouveau Testament, mais aussi toute
l'histoire de l'Église et de ses Saints, sont inscrites dans les
cathédrales. Ces dernières se présentent dès lors comme de véritables
livres ouverts qu’il nous appartient de savoir lire et de donner à lire.
Or, pour un grand nombre, une telle lecture n'est-elle pas devenue
aujourd'hui quasiment impossible ? J'enrage – excusez l'expression – de
constater que tant de gens manquent des indications et informations qui
leur ouvriraient les portes de tant de trésors accumulés. Environ quatre
millions de visiteurs entrent chaque année dans la cathédrale de
Strasbourg. Or, malgré les nombreux guides et les nombreuses études
techniques, malgré les albums de belles photos et les beaux livres tout
pleins d'images, il n'y avait pas, me sembla-t-il, d'ouvrage suffisant
pour permettre une véritable initiation à toutes les richesses d'un tel
chef-d’œuvre. Aussi ai-je eu l'idée de proposer moi-même, avec l'aide
d'une vingtaine de collaborateurs choisis, un livre qui fournisse toutes
les clés de lecture nécessaires à une vraie découverte.
Cela m'a conduit à estimer utile de commencer par l'histoire de la
construction de l'édifice ; on continue en présentant l'état actuel de la
cathédrale sous tous ses aspects ; en troisième lieu, on fait état de tous
les événements majeurs qui se sont déroulés dans l'édifice à travers plus
de dix siècles. Inutile de vous préciser que la matière est ample,
d'autant qu'on se trouve alors inévitablement conduit à évoquer toute
l'histoire de la ville et même de la province environnantes – ce qu'aucun
autre édifice ne permettrait pareillement !
LEXNEWS : « Les cathédrales ne sont pas que des
sanctuaires historiques de la foi, elles ont un rôle à jouer dans une
époque où le mot même de transcendance est quasi absent de notre
vocabulaire. »
Joseph Doré : « Je pense qu'avant toute chose elles sont un
lieu de beauté, un lieu du Beau. De l'extérieur, vous les voyez de loin,
mais vous ne les voyez pas sans tout ce qui les entoure. Certes, on s'est
habitué à leur présence, mais lorsque vous en franchissez le seuil, vous
êtes littéralement saisi ! Il y a là une richesse qu'il convient de mettre
à portée de qui voudra bien les fréquenter. Je constate du reste avec joie
que l'on s'y intéresse de plus en plus, y compris parmi les jeunes. Y
compris aussi dans les sphères gouvernementales (n'oublions pas en effet
qu'il s'agit de monuments historiques classés et dont, en France, le
propriétaire est l'État lui-même).
Quand, même en dehors des célébrations liturgiques, vous entrez dans une
cathédrale, vous pouvez y faire une expérience assez unique, et si de
surcroît vous avez alors la chance que l'organiste joue pendant votre
visite, vous avez tout à coup le sentiment d'être comme environné, saisi,
emporté. Quelque chose vient vers vous, que vous n'avez manifestement pas
construit vous-même et qui vous parle à la fois à l'esprit et au cœur.
Vous êtes muet d'étonnement et d'admiration, et en même temps quelque
chose vous dispose à l'écoute, à l'accueil, quelquefois même à
l'exultation. Vous êtes environné de beauté, et cela vous « prend », vous
« transporte », et vous met en paix avec vous-même et avec tout ce qui
vous environne. Vous êtes comme visité par la grâce. Ce n'est pas pour
rien, vous pensez bien, que j'ai souhaité retenir pour notre collection le
titre « La grâce d'une cathédrale ».
LEXNEWS : « Et il est important de souligner que
ce que vous évoquez se fait librement, sans contraintes… »
Joseph Doré : « Absolument ! Il n'y a pas, là, de propagande ;
et dans cette découverte, personne ne vient vous faire du prosélytisme. Il
n'y a pas besoin de faire une profession de foi pour s'estimer « concerné
», et c'est bien pour cela que je parle ici de grâce. Grâce à cette
cathédrale que je visite aujourd'hui dans ma misère ou dans ma joie, je me
découvre moi-même visité par quelque chose qui à la fois me déborde,
m'apaise et m'enchante – bref, j'expérimente qu'une grâce m'advient. Et
cette grâce peut de fait se renouveler en chaque cathédrale.
Je souhaite de tout cœur que quiconque fréquente les cathédrales fasse
pour lui-même l'expérience de la grâce à laquelle elles peuvent donner
accès tout simplement parce que, ayant présidé à leur construction, cette
même grâce continue de les habiter, et qu'elles ne cessent jamais de
l'offrir et de la diffuser. »
Mgr Doré est
également l'auteur d'une autobiographie "A cause de Jésus" parue chez Plon
sur laquelle nous reviendrons très prochainement.
Strasbourg, la grâce d’une cathédrale
sous la direction de Mgr Joseph Doré
Editions La Nuée Bleue, 2010.
Surgie du sol par la grâce, élevée vers le ciel avec grâce, la cathédrale
de Strasbourg est la première architecture de pierre à honorer la nouvelle
collection dirigée par Monseigneur Joseph Doré aux éditions La Nuée Bleue.
Et pourtant, les nombreux familiers de ce vénérable édifice multiséculaire
auraient pu conclure trop rapidement : était-ce bien nécessaire ? Le
monument si connu des Strasbourgeois avait-il encore besoin d’un livre de
plus ? Si l’on interroge l’un de ceux qui la connaît le mieux, Joseph
Doré, archevêque de ces dentelles de pierre édifiées depuis la fin du XII°
siècle, les écrits, bien que nombreux, ne pouvaient satisfaire
l’intelligence de la globalité de la cathédrale. Le pari audacieux et fou
de cette nouvelle collection est en effet de réunir tous les points de vue
imaginables afin d’édifier un livre à la manière des bâtisseurs de
cathédrales. Pas moins de vingt-deux auteurs sont mis à contribution pour
livrer leur lecture de la vaste construction.
La ligne droite, rappelle Georges Duby, est au cœur même de la cathédrale
gothique et s’avère être le vecteur de la chrétienté en ces temps
mouvementés. Il suffit pour s’en convaincre de regarder la magnifique
vision offerte par ce livre d’art et d’histoire du portail principal de la
façade occidentale dont les portes sont exceptionnellement ouvertes pour
l’occasion. Si les ogives assouplissent parfois la ligne, tout n’est
qu’ode à la verticalité, à commencer par l’émouvante statue de la Vierge à
l’Enfant sur qui repose l’ensemble du tympan du portail, juste en dessous
du Christ en croix. Derrière cette statue emblématique, cathédrale à elle
seule, se dessine dans la pénombre une véritable fugue de l’ordre divin,
dont seule la musique sait en partager les échos.
Le lecteur, soucieux de mieux comprendre l’art des cathédrales, aura grand
intérêt à partager l’avant-propos qui retrace en quelques pages concises
et agréables à lire le phénomène unique des cathédrales, depuis la
reconnaissance constantinienne de la religion chrétienne jusqu’à la
cathédrale d’Evry terminée en 1995.
Une cathédrale
avant d’être un édifice est tout d’abord un vaste chantier, au sens propre
et figuré du terme, objet de la première partie du livre. Nous avons la
chance de posséder de nombreuses archives qui ont rendu possible son
histoire et la diffusion de nombreux détails sur l’art des cathédrales à
partir des temps les plus anciens. Si une cathédrale est « élevée » de
terre, il faut à jamais écarter de nos esprits ces fausses vues qui
apparenteraient cette construction à celle des pyramides ! Nul esclave
ici, point de longues cordées tirant des pierres à coup de fouet… Nous
apprenons à notre plus grande surprise que le chantier médiéval ne
réunissait guère plus qu’une cinquantaine de personnes, à peine plus que
pour un vulgaire immeuble de trois étages en notre XXI° siècle… Et à
partir de ces archives, nous feuilletons littéralement les pages de la
cathédrale, qu’il s’agisse de son enfantement, du IV° au début du XIII°
siècle, avant l’apothéose gothique des XIII° et XIV° siècles. Si l’on
souhaite être encore surpris, ce ne sera pas la dernière fois, on
découvrira les dessins d’architectures du XIV° siècle qui constituent un
ensemble de plus de quatre mètres de hauteur ! Et là, le regard découvre,
médusé, une cathédrale de papier où la rose et la galerie se dessinent en
un subtil lavis rehaussé par de l’encre noire et de délicates couleurs qui
soulignent les drapés des statues…
La grâce d’une cathédrale, c’est d’être ainsi le miroir
de la beauté divine, le reflet de ce qui est impensable à l’homme et
improbable aux éléments. Et pourtant, la cathédrale de Strasbourg a
réussi, grâce à la foi de ses artistes, à dépasser ces limites humaines.
Toutes les parures dont se revêt la cathédrale, qu’elles soient de pierre,
de verre, d’or ou de bois, ont un lien avec la transcendance, celui de la
beauté de ce qui dépasse l’homme et pourtant le constitue de la manière la
plus intime. L’amour, dans un don absolu, a fait naître la beauté pour la
magnifier et c’est cette intelligence de ce qui grandit toute œuvre qui a
littéralement inspiré tous ces trésors habillant l’Eglise de pierre et
l’Eglise humaine. Les pages qui constituent cette deuxième partie
pourraient faire partie d’un musée si elles n’étaient le reflet d’une
réalité bien vivante qui se renouvelle chaque jour, lorsque nos pas nous
guident vers une cathédrale. Bien entendu, la cathédrale est vivante
(troisième partie) notamment lors de ses instants les plus forts, ceux de
ses célébrations liturgiques. Toutes les pages d’une année peuvent se
vivre dans une cathédrale, à l’ombre des fêtes des saints et des martyrs,
des grandes fêtes liturgiques (Avent, Noël, Pâques) et des grands moments
de la vie de chacun, baptême, mariage, obsèques. La cathédrale n’est pas
un musée, elle est au cœur de la cité avec laquelle elle a su toujours
entretenir des liens privilégiés. Ces liens ont été tissés par des hommes
qui ont marqué sa vie, notamment les évêques de la cathédrale qui ont su
et savent encore – ce livre en témoigne - la préserver même pendant ses
heures les plus sombres tel Mgr Ruch qui pendant la Seconde Guerre
mondiale refusera de livrer son trésor aux nazis menaçants. Pour
Monseigneur Doré, la cathédrale de Strasbourg est avant tout une présence
incontournable de la ville qui attire puissamment le touriste tout aussi
bien que le croyant. Elle est ainsi un lieu de convergence où le
rassemblement est rendu possible avec toutes ses diversités. Pour ces
seules et importantes raisons, il importe à l’homme du XXI° siècle de
mieux connaître un lieu aussi symbolique…
Notre revue
tient à remercier tout spécialement Soeur Odette Sarda d'avoir accepté de
rédiger cet article à l'attention de nos lecteurs.
Généralement, les chrétiens connaissent
bien la messe mais la liturgie des heures, pourtant destinée à tous les
baptisés, est moins pratiquée par eux (cf. Constitution sur la Sainte
Liturgie, chapitre IV). La Liturgie des heures est la prière officielle
de l’Eglise. Quant aux livres, elle se présente sous deux formes, soit
Prière du Temps présent (en un volume), soit Liturgie des Heures
(en quatre volumes). Prière du Temps présent a le même contenu que la
Liturgie des heures sauf les lectures bibliques et patristiques de
l’Office des lectures.
Dans l’Eglise, la prière s’exprime de diverses manières : le chrétien peut
faire oraison et y progresser vers le silence profond ; il peut nourrir son
recueillement par la répétition incessante de brèves formules (cf. la prière
de Jésus) ; il peut pratiquer la lectio divina et s’y imprégner de la
Parole de Dieu ; il peut aussi partager l’Evangile avec d’autres ou
pratiquer les dévotions dites « populaires ».
1. La Liturgie des heures est une
prière de louange et d’action de grâce
La Liturgie des heures est une forme de la
prière à un titre tout à fait particulier et important : elle est reconnue
comme le moment privilégié où le croyant reçoit dans l’Eglise le don de
s’entretenir avec Celui qui l’a créé et sauvé. Elle comprend tous les actes
par lesquels Dieu notre Père nous conforme à son Fils et nous habilite à la
« louange de sa gloire », selon la belle et forte expression de saint Paul.
L’Eglise y vit un moment important de son existence : la rencontre de Dieu
et de son peuple pour la célébration de l’Alliance. Cela s’exprime
particulièrement dans les psaumes qui sont une grande partie de la
célébration des heures.
Temps présent, heures, désignent bien ce qui spécifie cette prière
liturgique. L’Eucharistie et les autres sacrements transmettent la vie de
Dieu sous des signes visibles, la Liturgie des heures est une Liturgie de la
Parole déployée tout au long de la journée (et de la nuit), de la semaine,
et de l’année pour les sanctifier dans la louange, l’adoration, l’action de
grâce et l’intercession.
2. La Liturgie des heures est une prière communautaire dans le Christ
Nous pouvons évidemment, seuls, rendre
grâce à Dieu sous différentes formes. Mais le devoir de la louange ne
s’impose pas seulement aux individus : il s’impose à l’Eglise comme telle,
et normalement il s’exprime dans la parole et le chant, et donc à des
groupes. C’est bien le propre de la liturgie. L’étymologie de ce mot évoque
une œuvre populaire, une action sacrée accomplie par le peuple (laos)
de Dieu. Il n’y a liturgie que lorsque la communauté agit en tant qu’Eglise,
et cela parce que l’Eglise elle-même le reconnaît, sous la motion du
Saint-Esprit, qui est son âme et sa conscience : tel est le cas de la
liturgie des heures comme de la messe. Et lorsque l’Eglise célèbre la
liturgie, le Christ y est réellement présent (cf. Mt 18, 20).
3. La Liturgie des heures s’inscrit
dans l’histoire du Salut
Quand l’Eglise, et le Christ présent en
elle, célèbre la Liturgie des heures, nous ne nous contentons pas
d’entretenir un souvenir et de célébrer jour après jour le même mystère, de
redire la même prière. Par cette célébration qui se fonde et s’enracine
pourtant dans un mémorial, l’Eglise vit, progresse, invente, prend
conscience de sa situation présente et s’avance vers son avenir. Elle a
ainsi une dimension universelle dans le temps et dans l’espace.
4. La Liturgie des heures donne un
avant-goût du ciel
La Liturgie des heures nous fait louer
Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit en union avec le ciel. Toutes celles et
ceux qui célèbrent la Liturgie des heures, qu’ils soient moines, ministres
ordonnés ou laïcs, ne se contentent pas d’accomplir un exercice de prière
qui sanctifie leur vie terrestre et où ils trouveraient force et consolation
: ils anticipent la vie du ciel et en savourent déjà un avant-goût.
(Constitution sur la Liturgie, n. 83)
5. La Liturgie des heures est une école de prière
Dire que la liturgie des heures est la prière officielle pourrait faire
croire à certains qu’elle est impersonnelle, ritualiste et dépourvue de
sentiments. Il n’en est rien ! Il est vrai qu’elle est structurée et qu’elle
existe avant de devenir la prière de chaque personne. Nous la recevons d’une
Eglise de baptisés qui nous ont précédés : c’est en cela qu’elle est une
école de prière. Elle est un trésor incomparable pour toutes celles et ceux
qui la pratiquent et un modèle extraordinaire pour la prière privée. Elle
nous forme comme à notre insu. Plus on la célèbre avec une communauté ou une
autre plus on éprouve la joie profonde de faire partie de ce peuple de
croyants qui loue son Seigneur.
Comment prier l’Office divin ou
Liturgie des heures ?
La Liturgie des heures en 4 volumes a été réalisée par l’A.E.L.F.
(Coéd. Cerf-Desclée-DDB-Mame 1996-1998)
- tome I : Avent-Noël-Temps Ord 1 à 9 (6 août 1980), 1799 p.
- tome II : Carême-Temps pascal (24 décembre 1979), 1718 p.
- tome III : Temps Ord 7 à 21 (25 avril 1980), 1620 p.
- tome IV : Temps Ord 22 à 34 (1erjuin 1980), 1492 p.
Cette réalisation importante de quatre volumes de plus de 6000 mille pages
est incontournable pour tous ceux et celles qui veulent faire au quotidien
cette prière. La longue présentation générale dans le premier volume (Avent-Noël-Temps
Ord 1 à 9) fournira une aide précieuse aux lecteurs sur l’origine, les
caractéristiques et l’importance de cette liturgie remise en avant par le
Concile Vatican II. Chaque volume comprend les lectures bibliques et
patristiques, l’Ordinaire, les temps spécifiques aux grandes fêtes de
l’année, le choix des hymnes, les fêtes des saints, les propres nationaux,
ainsi que les références des lectures bibliques. Cette édition exclusivement
en français, très répandue, est celle retenue par de nombreux religieux.
(La version en un seul volume Prière du Temps Présent offre l’avantage de sa
légèreté et d’un coût moindre, mais elle n’inclut pas les lectures
bibliques).
INTERVIEW HANS
KÜNG
11 avril 2007
Biographie
Né en
1928 à Sursee (Suisse), Hans Küng fait ses études de philosophie et de
théologie à l'Université grégorienne de Rome. Il est ordonné prêtre en 1954.
Assistant à Münster (1959-1960), professeur de théologie fondamentale
(1960-1963), puis professeur de théologie dogmatique à Tübingen. Il dirige
depuis 1980 l'Institut de théologie œcuménique rattaché à l'université de
Tübingen.
Il
consacrera une partie importante de ses travaux théologiques à l’œcuménisme
et au dialogue interconfessionnel. Il participe activement en tant qu'expert
aux travaux du IIe concile du Vatican, notamment sur les questions
d'ecclésiologie à incidence œcuménique.
Ses
thèses sur l'infaillibilité de même que son livre Être chrétien nourriront
de vives controverses. Hans KÜNG se verra adressé en 1975 une mise en garde
par la Congrégation pour la doctrine de la foi. En 1979, la Congrégation le
sanctionnera canoniquement en lui enlevant le droit d'enseigner. L'institut
qu’il dirigeait sera alors détaché de la faculté de théologie catholique et
placé directement sous l'autorité de l'Université de Tübingen. Ces épreuves
le conduiront à la publication, en 1990, du Projet d'éthique planétaire,
donnant une dimension plus universaliste à ses recherches. Une institution
naîtra de ces travaux : en 1995 sera créée la Fondation Weltethos (Éthique
mondiale). Hans KÜNG est l’une des figures marquantes de la théologie
contemporaine.
______________
A l'occasion de la sortie de son
premier volume de Mémoires (Éditions du Cerf), LEXNEWS a eu l'immense
plaisir d'interviewer l'une des figures marquantes de la théologie en la
personne de Hans KÜNG. Témoin et acteur du Concile Vatican II, intellectuel
aussi raffiné que redoutable, Hans KÜNG ne peut laisser indifférent. Son
parcours exceptionnel retracé dans ses Mémoires démontre que le courage de
l'action ne va pas sans sacrifices, sacrifices qui paradoxalement peuvent
amener à des voies supérieures. Démonstration avec un homme d'intelligence !
* * *
* *
*
LEXNEWS :
« Votre formation au Pontificum Collegium Germanicum nous apparaît
en ce début de XXI° siècle comme particulièrement rigoureuse, comment la
jugez-vous aujourd’hui (au sens large) en comparaison à l’éducation des
jeunes d’aujourd’hui ? Et en quoi a-t-elle été déterminante dans vos
recherches futures ? »
Hans
KÜNG :
« La méthode pédagogique du Collège germanique des années 48-55 est
aujourd’hui tout à fait dépassée, y compris dans le cadre de ce même
collège. Les belles soutanes rouges ont été abolies et pratiquement rien
n’est resté tel que c'était à l'époque. Je dois préciser deux ou trois
choses. Tout d'abord, je suis très heureux d'avoir reçu cette éducation tout
à fait classique, non seulement du point de vue théologique, mais aussi du
point de vue spirituel. Je me demande si l'on ne néglige pas trop
aujourd'hui cette formation spirituelle qui était très importante pour nous
à l'époque. Je vous donne un exemple : Je viens de recevoir aujourd'hui un
très beau livre sur Ignace de Loyola et cela m'évoque immédiatement cette
pratique des exercices spirituels, qui a été si importante pour moi.
Précisément du fait de certaines contraintes, mais également à cause des
conflits vécus, j'ai pu mûrir et d'une certaine manière être bien mieux
préparé. Dans ce sens-là, pour citer Édith Piaf, je ne regrette rien !
Un
certain climat d'ouverture d'esprit régnait à l'Université Grégorienne et
dans notre Collège. Je n'ai eu aucune objection au choix de Jean-Paul Sartre
comme sujet de petite thèse en licence de philosophie. On a trouvé cela
assez normal et c'est d'ailleurs à ce moment que des cours spécifiques ont
été créés pour répondre à des problèmes de l'époque. Ainsi, je me souviens
d'un Père Arnou, un Français, qui faisait à l'époque des développements sur
la nouvelle anthropologie, et en ce sens, il n'y avait pas de restrictions.
Je crois
qu'il n'est pas possible de renouveler aujourd’hui cette même éducation qui
nous avait été dispensée à l'époque. Néanmoins, je regrette beaucoup
l’aspect universel de cette éducation, une éducation profondément humaniste
que j'avais déjà reçue à Lucerne, au lycée. Je pense que l'on a trop négligé
les oeuvres classiques pour être trop moderniste au bénéfice de la
littérature triviale. Et il me semble que l'on n'a pas fait cet effort de
poursuivre l'enseignement de ces humanités. J'ai gardé personnellement cet
enseignement comme une dimension de ma vie tout entière. J'ai pu écrire tout
autant sur l'origine de notre humanité, sur la biologie moléculaire,
l'astrophysique, mais aussi sur la musique avec Mozart, Wagner, Bruckner,…
et, entre la musique et la physique, j’ai traité presque tous les problèmes
sur Dieu et le Monde. Cela présupposait déjà une éducation générale mais
également une curiosité intellectuelle sans limite que j'ai gardée jusqu'à
aujourd'hui. »
___________
« Vous n'êtes pas né pour ce Collège, vous
êtes né pour la vie ».
___________
LEXNEWS :
« Vos premiers écrits revendiquent une rare liberté d’esprit pour un
jeune théologien formé à l’école romaine. De même, votre volonté
d’œcuménisme tranche sur un très grand nombre de vos contemporains suivant
une voie plus « docile »… »
Hans
KÜNG :
« je pense que ma nationalité suisse, mes expériences pendant la seconde
guerre mondiale, mon esprit antinazi, mon sens de liberté ont fortement
influencé cette liberté. Cela a grandement joué dans ma résistance face à
Rome lorsque l'on a cherché à me former d'une certaine manière excessive.
Nous avions heureusement à l'époque au Collège un directeur spirituel
jésuite qui a approuvé mon chemin. Il ne m'a jamais dit « non » ou « que
cela était impossible ». Très tôt, il m'avait dit : « vous n'êtes pas né
pour ce Collège, vous êtes né pour la vie ». Il signifiait par là, qu'il
était tout à fait normal que je sois de moins en moins à l'aise dans le
cadre de cet enseignement. Grâce à cela, j'ai trouvé mon chemin et
évidemment, j'ai toujours été très heureux d'avoir reçu tous les talents
nécessaires pour faire ce chemin. Cela m'a aidé également à ne pas me
révolter dans les conditions très difficiles que j'ai pu connaître par la
suite avec un Dieu qui exige de trop, même si je connaissais déjà la réponse
: tu as reçu tout ce qu'il te faut, ne te complains pas ! »
LEXNEWS :
« Pourriez-vous nous rappeler l’importance de la question de la doctrine
chrétienne de la justification à laquelle vous avez consacré un important
travail de recherche et qui conduira à la publication d’un livre essentiel
portant ce titre ? »
Hans
KÜNG :
« Cela n'est en fait pas si difficile que cela à comprendre. Un catholique a
appris évidemment que les bonnes oeuvres sont importantes et que la foi sans
les oeuvres n'est rien. J’ai tout d'abord étudié le Concile de Trente, puis
la théologie de Karl Barth, et j'ai découvert une dimension [spirituelle]
qui m'a beaucoup aidé dans la vie, et qui me semble également importante
pour l’homme d'aujourd'hui. Il ne s'agit plus, de nos jours, des oeuvres
pieuses comme au Moyen-Âge mais des oeuvres tout court, en allemand nous les
nommons « Leistung », c'est-à-dire un accomplissement. Un homme
aujourd'hui qui n'est pas performant n'est rien. J'ai appris que, devant
Dieu, la perspective est différente. Cela ne dépend pas de vos
accomplissements, même s'ils sont nécessaires. Ce n'est pas le critère
majeur. Le critère final, et ce point est très important, c’est une
confiance radicale en Lui, à l'image de Saint-Pierre sur l'eau. On ne va pas
s’attacher aux tempêtes, mais on doit regarder le Seigneur et aller de
l’avant. Pour moi, il était très important de savoir que j'avais cette
relation immédiate qui me rend libre vis-à-vis des autorités
ecclésiastiques, et de toute autorité de manière générale, ma dernière
responsabilité étant celle de ma conscience envers Dieu. Mon attitude
fondamentale est celle d'une conscience raisonnable, mais inébranlable, en
Dieu. »
___________
«Je pense sincèrement que tous ces compromis
ont joué dans les difficultés que connaît l'Église aujourd'hui».
___________
LEXNEWS :
« Le Concile Vatican II, auquel vous avez participé activement en tant
que conseiller, vous laisse à la fois l’impression d’œuvre inachevée, fruit
de trop grands compromis, et en même temps, le sentiment d’être parvenu à un
stade nouveau de non-retour dans l’évolution de l’Eglise. Quels sont vos
sentiments aujourd’hui face aux difficultés de l’Eglise du XXI° siècle ? »
Hans
KÜNG :
« Oui, cela a été un changement fondamental pour l'Église catholique par
rapport à deux autres changements de paradigme : à savoir celui de la
Réforme et celui des Lumières. Je crois qu'il ne sera pas possible de
revenir là-dessus. Certaines personnes évidemment à Rome essayent d'aller à
contresens mais il ne sera jamais possible de revenir de nouveau au latin
comme langue dominante de la messe. D'autre part, je dois dire que la Curie
romaine, malheureusement, fait tout pour éviter que ce changement de
paradigme soit pleinement réalisé.
Nous avons
partout des compromis, des demi-mesures. L'exemple classique concerne
précisément le latin. Il n'a pas été dit clairement : voilà nous célébrerons
désormais en langue populaire. Déjà à l'époque, j'avais précisé que cela
conduirait à une très grande confusion. Le deuxième exemple concerne le
contrôle des naissances. Nous étions à l’époque totalement ambiguë quant au
texte lui-même, ainsi que dans les notes où a pu être citée l'encyclique
contre la contraception. Et il était évident à l'époque que cela
entraînerait à l'avenir de nombreuses difficultés. D'autres sujets cruciaux
ont été écartés comme ceux du célibat des prêtres et de l’intercommunion
entre catholiques et protestants ; Je pense
sincèrement que tous ces compromis ont joué dans les difficultés que connaît
l'Église aujourd'hui. Si nous avions eu une discussion ouverte sur la
contraception, je suis sûr que nous aurions eu le même vote que celui
concernant la liberté religieuse. Cela avait été une très grande bataille et
je pense que nous aurions pu obtenir le même nombre de voix pour un célibat
volontaire. Mais, la Curie romaine savait cela à l'avance et a tout fait
pour défendre une position conservatrice. Il était en effet prévisible que
cela aurait des conséquences sérieuses après le Concile. J'étais très tôt
convaincu que cela était catastrophique, et même suicidaire, pour l'Église
elle-même. On voit très bien de plus en plus que cela conduit à une
diminution des vocations et à des scandales sexuels dans le clergé. Même si
cela n'est pas le seul facteur, cela reste un point central et symbolique de
ne pas vouloir donner la liberté aux jeunes gens de choisir s'ils souhaitent
être mariés ou pas. »
LEXNEWS :
« Que pensez vous de la position du pape Benoît XVI, que vous avez bien
connu, dans son exhortation Sacramentum caritatis sur la
confirmation de la doctrine de l’Eglise en matière de célibat sacerdotal ou
l’impossibilité de sacrements aux divorcés remariés tout en saluant
l’importance des réformes de Vatican II. De même, comment réagissez vous à
la condamnation du théologien jésuite Jon Sobrino pour ces études sur Jésus
manifestement peu appréciées du Vatican? »
Hans
KÜNG :
« J'ai beaucoup loué l’Encyclique sur la Charité, c'était surprenant,
positif et constructif. Mais, je pense en même temps que cette exhortation
Sacramentum caritatis ne tire pas suffisamment les conséquences que
j'avais souhaitées en proposant une seconde encyclique sur les structures de
l'église, sur le personnel,... C'est même plutôt le contraire, et
malheureusement le Pape Ratzinger n'a pas cette liberté que l'on avait pu
souhaiter. Nous attendons encore une action courageuse de lui.
Quant à
Jon Sobrino, je le connais très bien. Il a participé à une série de 7
documentaires, qui existent d'ailleurs en français, sur les grandes
religions du monde. J'ai précisément commencé le film sur le Christianisme
au Salvador parce que j'ai voulu montrer que le Christianisme est une
pratique et pas seulement une théorie. Lors de la réalisation du film, nous
avons tourné dans une région très pauvre proche de l'église où l'évêque
Romero avait été assassiné. J'ai alors demandé à mon ami Jon Sobrino s'il
voulait lui-même célébrer la messe. Et alors qu'il avait été très
enthousiasmé, il a fini par refuser de peur que cela lui nuise ! Évidemment,
je connais ce genre de problème, et je comprends sa réaction. En fait, on
reproche à Jon Sobrino les mêmes choses que l'on reprochait à mon livre « Etre
chrétien ». Je pense fondamentalement qu'il faut annoncer au monde Jésus
Christ et non un énième concile ou une formule toute préparée. J’estime que
cette démarche est courageuse, qu'il a fait un très grand effort pour
présenter la figure de Jésus Christ dans le contexte de L'Amérique latine.
Je trouve assez stupide de réagir aujourd'hui contre un livre publié il y a
vingt ans ! Il est très décevant de constater que sous Benoît XVI, nous
avons encore les mêmes méthodes inquisitoriales. Heureusement, aujourd'hui,
tout cela a moins de portée qu'autrefois, ces mesures ne sont plus
véritablement efficaces et n'empêchent nullement la parution de livres. Qui
plus est, Il y a aujourd'hui toutes sortes de possibilités de parler, à la
radio, à la télévision, sur Internet... »
___________
«J'ai
été confronté très tôt à la nécessité d'un dialogue entre les religions.»
___________
LEXNEWS :
« Nous passerons sur les nombreux conflits et trahisons qui ont jalonné
votre vie, prix à payer d’une liberté chèrement acquise, pour souligner vos
combats actuels. Vous insistez très tôt, dés vos premiers cours à
l’Université de Tübingen (1960) sur l’évolution majeure de l’existence
humaine ainsi que sur le changement essentiel de paradigme au cours du XX°
siècle. En ce début de XXI° siècle, votre Fondation Weltethos pour une
éthique planétaire poursuit-elle, et de quelle manière, cette profonde
conviction ? »
Hans
KÜNG :
« Les choses ont changé. Dans mon second volume de mémoires que je
viens de terminer et qui paraîtra en septembre en allemand sous le titre « Umstrittene
Wahrheit », « Mon combat pour la vérité », on lira que mon histoire va
devenir tout à fait dramatique. Je dois en effet raconter cette grande
confrontation que j'ai dû subir face au Vatican en 1979. À cette époque, par
un coup de force, on m’a enlevé le droit canonique d’enseigner. C'est une
histoire très triste mais à la fin glorieuse parce que cela m'a libéré de
beaucoup de choses et cela m'a donné des possibilités tout à fait nouvelles.
Rome n'est pas arrivé à me dépouiller totalement de ma position à
l'Université, j'ai gardé ma chaire, j'ai pu garder mon Institut ainsi que
mon équipe et j'ai ainsi pu me diriger vers de nouvelles frontières. Dans ce
sens, j'ai été confronté très tôt à la nécessité d'un dialogue entre les
religions. Dès les années 80, j'ai pu mettre les fondements de toute la
théorie en réalisant un dialogue concret avec le Judaïsme mais aussi l'Islam
ainsi que les religions indiennes et chinoises. J'ai ainsi pu être très bien
préparé pour une période nouvelle, et dans ce sens, ces quatre mois, même
s’ils ont été les plus tristes pour moi en 1979, ont été la condition d'une
liberté inouïe par la suite. Cela m'a en effet permis d'ouvrir des horizons
vraiment nouveaux et d'aller plus loin. Si le dialogue des religions
implique une dimension politique, cela va encore plus loin. J'ai en effet
fait une découverte décisive : les différences dogmatiques, par lesquelles
j'ai évidemment commencé venant de la discipline théologique, sont beaucoup
plus grandes que dans l'éthique. Dans mes premiers livres, je n'avais pas
fait beaucoup attention à l'éthique, on trouvait cela normal. Ce n'est que
plus tard que j'ai observé que les échelons éthiques [élémentaires] dans les
différentes religions étaient à peu près les mêmes : vous avez la règle d'or
chez Confucius, vous avez tous ces grands impératifs humains pour que
l'homme soit vraiment homme. Vous constatez ainsi dans toutes les grandes
traditions religieuses les mêmes préceptes : ne pas tuer, ne pas mentir, ne
pas voler, ne pas abuser de la sexualité,... Cela a été à l'origine de
l'idée d'une éthique planétaire qui peut être aujourd'hui la solution, y
compris en France où il y a encore cette séparation très malheureuse opérée
par la révolution française entre les cléricaux catholiques et les laïques.
L'éthique planétaire donne pratiquement raison aux deux parties. Vous pouvez
garder votre foi chrétienne, catholique, mais cela ne vous empêche pas non
plus d'appliquer ces principes éthiques communs. Le pape Benoît XVI avait
partagé cette opinion lorsque nous en avions parlé ensemble à Castel
Gandolfo. D'autre part, les laïques qui sont toujours nerveux sur ces
questions des religions pourraient accepter cette éthique planétaire sans
être obligés d'accepter une religion. Un agnostique, un athée ou un laïc
peuvent également adhérer à cette idée. »
LEXNEWS :
« Est il possible de dire que par cette démarche vous allez encore plus
loin que l’œcuménisme ? »
Hans
KÜNG :
« Oui, c'est en effet un oecuménisme entendu dans son sens le plus large. En
fait j'ai travaillé en trois étapes. J'ai tout d'abord réfléchi à l'unité
des églises puis, dans la deuxième période, j’ai travaillé pour la paix
entre les religions et, finalement, mes dernières recherches ont porté sur
la communauté des nations. J'ai en effet beaucoup travaillé avec les Nations
Unies, pour l'Unesco…Si vous voulez du latin je pourrai ainsi résumer mon
action : Unitas Ecclesiarum, Pax Religionum, et Unitas
Nationum qui forment en fait pratiquement trois cercles de plus en plus
élargis. »
LEXNEWS a rencontré un grand
penseur à la croisée des chemins de la Foi à l'occasion de la sortie de son
dernier livre chez ALBIN MICHEL, "Jésus dans la tradition soufie"
(voir compte rendu après l'interview). Grand spécialiste du Soufisme, cet
universitaire réputé a fait sienne une démarche consistant à rapprocher ce qui
pourrait, par de mauvaises interprétations, séparer les cultures spirituelles.
Découvrons, avec ce penseur captivant, des horizons riches d'enseignements qui
feront voler les frontières de l'obscurantisme...
* * *
Faouzi SKALI « Jésus dans la
tradition soufie » ALBIN MICHEL SPIRITUALITES,
C’est un livre qui surprendra plus d’un lecteur pensant
être au fait des questions spirituelles. La couverture déjà invite à la
réflexion avec une représentation de Jésus sous forme de miniature turque où
l’on peut découvrir deux anges ailés transporter le Christ au dessus de la ville
de Damas.
Les découvertes seront nombreuses et auront toutes pour but
d’ouvrir notre esprit, rétréci par le matérialisme ambiant, afin de regarder
au-delà de nos dogmes absolus et réaliser que les traits communs entre le
Christianisme et l’Islam sont bien plus nombreux que leurs seules différences.
Il ne s’agit pas ici de prôner un quelconque syncrétisme réducteur et trop
souvent constaté. Le respect de la foi est intact et le regard porté de part et
d’autre est respectueux des convictions profondes de chacune des religions. Mais
il est des ponts que l’homme du XXI° siècle ne saurait ignorer alors même que
les premiers siècles de l’Islam en avaient fait une donnée manifeste.
Redécouvrons avec Faouzi SKALI, ces surprenantes passerelles, les témoignages
aussi profonds qu’émouvants sur le rôle de Marie essentiel pour l’Islam, mais
également Jean Baptiste, l’Ange Gabriel et bien sûr la personne centrale de
Jésus. Cette comparaison éclairée par un auteur qui puise sa foi au plus profond
de l’expérience mystique a non seulement valeur d’authenticité mais également de
témoignage d’un message d’espoir dans un monde où les différences exacerbées
comptent bien souvent plus que les vérités primordiales communes.
LEXNEWS : « Comment la
tradition soufie peut elle être appréhendée et dans quelle mesure se
distingue-t-elle de l’Islam ? »
Faouzi SKALI : « la
tradition soufie est une tradition spirituelle qui s’inscrit au cœur même de
l’Islam, et qui est la dimension intérieure de cette religion. Je pense que
toutes les religions revêtent un aspect extérieur caractérisé par un ordre, un
corpus théologique, un aspect institutionnel, etc. et parallèlement un vécu
spirituel dont rendent compte par exemple les saints, les mystiques et tous ceux
qui sont parvenus grâce un cheminement personnel à cette quintessence du message
religieux. Cela n’est possible qu’à partir d’une expérience personnelle, un
approfondissement personnel. Et cette voie de l’approfondissement personnel au
sein de l’Islam s’appelle le soufisme. Evidemment, il est clair que ce processus
se retrouve dans n’importe quelle religion où certaines personnes décideront
d’aller jusqu’au bout d’une expérience personnelle vécue intérieure. A partir de
cette expérience, il sera possible de constater que ces pratiques ces attitudes
sont porteuses de messages et d’enseignements universels. Je pense que tous les
grands messages des traditions spirituelles convergent. Si l’on part du principe
qu’il y a une vérité, cette vérité est une et elle est la même pour tout le
monde ; Simplement, il y aura plusieurs chemins différents par lesquels
l’appréhender. C’est un chemin qui ne revient pas seulement à donner des
interprétations à sa propre tradition, mais bien plus généralement d’essayer de
parvenir à une véritable sagesse et clarté intérieure, une certaine intelligence
spirituelle. Assez singulièrement, plus cette expérience est personnelle et
authentique et plus elle aura un caractère universel. C’est ainsi que l’on
retrouve les grands traités de spiritualité qui ont été écrits par différents
maîtres de spiritualité : des traités de métaphysique, des traités d’itinéraire
spirituel, de la poésie spirituelle… Tout cela peut avoir une résonance auprès
d’hommes de traditions différentes.
Il est certes possible de se contenter d’une adhésion
conventionnelle à une religion : cela peut être une adhésion à la fois sociale,
culturelle,…Mais, dès lors que l’on a une pratique et en même temps une certaine
expérience, cela peut donner lieu à un approfondissement. Et c’est pour cela
qu’on appelle cela la voix du cœur. A partir de cette expérience spirituelle, il
sera possible d’accéder à une meilleure connaissance de soi.
D’une certaine manière, cette démarche va permettre de
conduire vers l’essence de soi. Ces choses-là sont évidemment à l’origine même
de toute expérience spirituelle, mais c’est quelque chose qui nécessite un
certain enseignement. Cela nécessite une certaine initiation. Il y a un cercle,
un certain nombre d’exercices spirituels sont pratiqués, il y a tout un
apprentissage, toute une évolution qui se déroule au sein d’un groupe,…
De nombreux pièges et obstacles parsèment ce cheminement,
il devient indispensable de prendre conscience des infirmités de son âme et de
son ego, de toutes ces choses qui permettront d’aller vers cette vérité
intérieure. C’est évidemment quelque chose qui n’est pas tout de suite
accessible. »
LEXNEWS : « Cette dimension ne
prend-elle pas une certaine part de mystère aux yeux des occidentaux dont cette
foi mystique est très souvent éteinte par rapport au passé ? »
Faouzi SKALI : «Je
pense, que ce type d’expérience raisonne au cœur de chacun, même si en effet
elle peut prendre parfois une dimension un peu mystérieuse aujourd’hui. Je crois
en effet que c’est au cœur de l’expérience humaine, plus ou moins enfouie, plus
ou moins consciente, mais bien présente, que tout être humain aspire à mieux se
connaître et à réaliser sa nature. C’est quelque chose que l’on retrouve bien
évidemment dans l’enseignement de la tradition chrétienne avec Jésus. Son
enseignement est tout à fait similaire à l’enseignement des maîtres du soufisme
par rapport à leurs disciples. Cette façon de dire les choses en parabole
conduit les gens à mener eux-mêmes leur propre chemin et à une certaine
introspection. L’allusion est là pour donner une certaine indication, une
certaine orientation vers un chemin qui reste à faire. Le fait de travailler sur
l’intériorité, sur le cœur, sur la clarification intérieure, toutes ces
choses-là se retrouvent tout à fait dans l’enseignement christique. Il est vrai
que dans toute voie religieuse, il y a un moment où ce dynamisme peut se
transformer en quelque chose d’institutionnalisé et qui se fige et qui perdra
cette vitalité, ce sens premier que nous évoquions. Il est alors normal qu’il y
ait une certaine volonté d’aller au-delà de cette chape et de retrouver le
message profond. Je pense en effet que cette vitalité spirituelle a été un petit
peu occulté ces derniers siècles en Occident.
LEXNEWS : « Quels sont les
préjugés entretenus à l’égard du soufisme, et quelles seraient les meilleures
clefs d’introduction à cette pensée ? »
Faouzi SKALI :
« il y a
beaucoup d’ouvrages qui sont traduits aujourd’hui et écrits directement en
français sur le soufisme à l’image des autres voies spirituelles. De nombreux
traités fondamentaux et de nombreuses études sur ce mouvement ont été écrits, et
il y a un véritable public qui est de plus en plus intéressé par cela. La
visibilité auprès des médias n’est pas forcément en corrélation avec cet
intérêt. Dans les médias on ne parle que des mouvements politiques,
idéologiques, extrémistes, etc. Ce sont pour la plupart du temps des mouvements
qui ont perdu toute orientation spirituelle. Cette actualité occulte
malheureusement la vraie spiritualité. Je crois que c’est un amalgame dangereux
et qu’il est important aujourd’hui de revenir vers ces textes, vers ces
témoignages de sainteté, de spiritualité, de sagesse. On s’intéresse plus à ceux
qui posent les bombes qu’à ceux qui sont porteurs de message spirituel ! S’il
est tout à fait normal qu’un individu soit tenté par une dimension politique, il
n’est par contre pas souhaitable que cette dimension soit celle de la religion.
C’est la profanation de n’importe quelle religion. Et ces dérives que nous
observons actuellement, non seulement dans le monde musulman, mais également aux
Etats-Unis au plus haut niveau, sont loin d’être majoritaires même si elles font
beaucoup de mal. Ses minorités agissantes sont omniprésentes, et à force de ne
parler que de cela, elles prennent une existence plus importante. L’aspect
qualité n’a pas besoin d’être médiatisé : les personnes qui vivent
spirituellement choisissent spontanément une attitude de recueillement et non
une manifestation spectaculaire. Cet écueil est important, or pour beaucoup de
gens n’existe que ce qui est visible. Cela a une répercussion sur la mentalité
et la perception des gens et l’on finit par se trouver en porte-à-faux. Une
mission biaisée qui repose sur des stéréotypes conduit obligatoirement à une
incompréhension et à des situations conflictuelles extrêmement dangereuses.
Prendre connaissance des textes fondamentaux et de la
pensée des grands auteurs permet incontestablement cette meilleure compréhension
gage de la connaissance de l’autre. Des textes comme ceux de Rûmî, Ibn ‘Arabî,
….des études comme celles de Corbin, Massignon,…
sont essentiels pour aborder cette tradition. »
LEXNEWS : « ces textes
peuvent-ils être abordés par un lecteur néophyte ? »
Faouzi SKALI : « Il est
vrai qu’il reste encore à faire un effort de vulgarisation. Cette densité
d’expérience de maîtres s’étalant sur plusieurs centaines d’années n’est pas
forcément facilement accessible. Cette richesse et cette densité inouïe doivent
faire l’objet d’une véritable initiation. Quelques livres comme celui de Martin
Lings « qu’est-ce que le soufisme ? », ainsi que « Le soufisme »
de Jean Chevalier peuvent apporter des réponses. Mais je pense que la meilleure
manière d’approcher le soufisme est d’approcher directement ceux qui le
pratiquent. Cela ne conduit pas obligatoirement à embrasser cette croyance.
C’est quelque chose qui existe déjà en France, et l’on peut dire que c’est l’un
des effets de cette fameuse mondialisation pour une fois bénéfique ! Permettre
ce genre de contact était impossible jusqu’alors. Les cultures coexistent
partout aujourd’hui et il y a effectivement des confréries soufies qui sont
largement répandues en Occident. »
LEXNEWS : « Est-il possible
d’avoir un contact avec le soufisme à partir de sa propre foi, autre que celle
de l’Islam, comme cela est couramment pratiqué avec le Zen par exemple ? »
Faouzi SKALI :
« Tout à
fait, comme pour le Zen, il y a plusieurs degrés d’intérêt ou même d’adhésion,
et il est tout à fait possible de s’enrichir par la fréquentation d’une
tradition spirituelle sans pour autant y adhérer totalement. Prenez l’exemple du
yoga qui est quotidiennement pratiqué sans pour autant être hindouiste ! Bien
sûr, si l’on souhaite pleinement s’intégrer à la foi soufie, la tradition de
l’Islam s’avère vite essentielle. »
LEXNEWS : « Comment êtes vous
venu au soufisme et quelle part représente-t-il dans cette volonté de rapprocher
des cultures qui s’ignorent encore trop souvent ? »
Faouzi SKALI :
« le
soufisme est intervenu à un moment assez important de ma vie. La spiritualité
était une donnée très importante que j’avais trop longtemps méconnue et
délaissée. C’est à une période de ma vie où il m’est apparu très clairement que
sans spiritualité ce que je faisais n’aurait plus aucun sens. Je me suis rendu
compte que la raison même de notre naissance tendait vers cette spiritualité.
C’est une expérience de foi, il est vrai que je suis né dans une famille
imprégnée de la culture soufie. J’ai passé mon enfance dans cet environnement,
j’en ai gardé des souvenirs très très marquants sans pour autant pouvoir placer
des mots sur ces expériences qui m’avait beaucoup frappé. Plus tard, lorsque
j’ai laissé tout cela de côté et que je me suis tourné vers des études
scientifiques où la religion n’avait pas une place sérieuse, c’est avec
l’abandon et l’éloignement que j’ai senti tout l’intérêt et toute la
signification de cette dimension spirituelle. Je me suis rendu compte qu’en
définitive la raison et la rationalité étaient de bonnes choses mais ne
répondaient pas aux questions existentielles. Tout cela s’est réalisé avec une
certaine prise de conscience, une certaine « illumination ». J’ai ressenti le
besoin à un moment donné de mon parcours de me rapprocher de l’humain et par là
même de quitter les études scientifiques. La recherche universitaire et la
recherche intérieure ont coïncidé. Et j’ai, pendant l’année 1977, rencontré mon
maître au Maroc et progressé dans cette voie. A partir de cette période, j’ai
parallèlement mené une voie universitaire et la pratique de ma foi, et
d’ailleurs cette dernière dimension intérieure a particulièrement servi la
compréhension de la dimension religieuse. Rendre compte de l’expérience
religieuse est pour moi quelque chose d’essentiel. C’est ainsi que j’ai pu
écrire mes premiers livres.
Mon expérience de la voie soufie m’a particulièrement aidé
dans cette direction. Dans un premier temps, j’avais tendance à me retirer du
monde extérieur et de me focaliser beaucoup plus sur ce travail de dimension
intérieure. Au bout de plusieurs années, j’ai eu ce sentiment que cette
spiritualité devait être partagée sur la place publique. Il m’apparut évident
que la dimension religieuse était indispensable au monde. Je peux dire qu’elle
fut un véritable retour vers ce qui se passait dans le monde alors même que je
me désintéressais de l’actualité jusqu’alors. Je me suis profondément interrogé
sur ce que la spiritualité pouvait apporter au monde et à une très modeste
mesure j’ai initié le Festival de Fès des Musiques Sacrées du Monde au
Maroc. Je souhaitais mettre l’accent sur les enjeux culturels et religieux
mondiaux face à la mondialisation politique et économique trop souvent évoquée.
Je crois que le fait de résister à un matérialisme pur et dur a été au centre de
cette réaction. Les questions religieuses sont revenues au centre de la scène.
L’anthropologie est une science d’actualité alors qu’auparavant elle pouvait
être considérée comme une science du passé. Elle est même devenue une science
nécessaire pour décrypter ce qui se passe aujourd’hui. A partir de ce moment-là,
faire un festival comme celui-ci devenait une sorte d’anthropologie appliquée et
en même temps un acte de politique majeur. Nous souhaitions par cet acte
exprimer une certaine vision du monde. Nous pensons que des religions
différentes ainsi que des cultures différentes peuvent coexister, chacune dans
sa singularité, et peuvent s’enrichir mutuellement. Elles peuvent même apporter
quelque chose à la marche du monde. C’est pour cela que parallèlement au
Festival, nous avons institué un colloque qui s’intitule les Rencontres de
Fès - « Une âme pour la mondialisation » qui devrait aboutir d’ici l’année
prochaine à la création d’un Institut de Diplomatie Interreligieux et
Interculturel. Nous pensons à travers cet Institut réaliser des recherches afin
de mieux appréhender les évolutions actuelles.
LEXNEWS : « Avec votre livre,
Jésus peut il être ce pont qui rapprocherait Islam et Chrétienté ? »
Faouzi SKALI :
« Tout à
fait, lorsqu’on réalise la proximité et sur de nombreux points même la quasi
identité des enseignements qui sont relatifs au personnage de Jésus aussi bien
dans la Chrétienté que dans l’Islam tout aussi bien dans le Coran, dans la
tradition prophétique ou bien dans la tradition spirituelle du soufisme, on se
dit qu’il est invraisemblable que cette réalité soit méconnue ! Si l’on porte le
regard habituel sur les deux religions, trop souvent nous avons la fausse
impression de deux univers totalement séparés voire même opposés quant à leur
Dieu…Ces traits communs quant à la figure de Jésus dans les deux religions est
la preuve même que cette position est fausse. Cette dernière image ne prend pas
en compte ce patrimoine commun qui est si puissant et constitue une réalité
intangible et fondamentale. A contrario, cela prouve la distance invraisemblable
imposée par l’ignorance. Le rythme effréné a réussi à masquer ces évidences, nos
contemporains n’ont plus souvent le temps de découvrir ces choses-là. Je pense
qu’il est essentiel de pouvoir rétablir ce type de vérité parallèlement à ce
déferlement d’idées toutes faites et cela à partir de la vérité historique des
textes.
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