Le professeur Antonio Paolucci est une personnalité incontournable dans le
paysage de l'histoire de l'art en Italie et à l'étranger. Figure tutélaire
respectée et énergique, il a été nommé par le pape Benoît XVI au poste
prestigieux de directeur des musées du Vatican, une fonction qui couronne
un riche parcours de la Surintendance des biens culturels de la Vénétie à
la direction des musées de Florence en passant par un poste de ministre de
la culture... Présent dans tous les grands débats touchant l'histoire de
l'art, il a su s'impliquer avec énergie dans de grandes actions ainsi que
dans un nombre important d'ouvrages et de contributions scientifiques.
Rencontre avec un guide exceptionnel pour mieux comprendre l'un des plus
grands musées du monde !
ous dirigez l'un des musées les plus prestigieux du monde, comment
conciliez-vous vos fonctions avec votre formation d'historien de l'art ? »
Antonio Paolucci :« Les musées
du Vatican représentent l’une des institutions du Saint-Siège les plus
connues et, le public a, en effet, immédiatement à l’esprit la Chapelle
Sixtine, les nombreux tableaux, sculptures et statues lorsque sont évoqués
ces musées prestigieux. Il faut également souligner que cette richesse est
le fruit de siècles de collections réunies par les Pontifes Romains, un
legs inestimable non seulement en tant que tel, mais également pour ce
qu’il signifie quant à l’histoire. Comme vous le savez, j'étais
surintendant des beaux-arts à Venise, à Mantoue, et surtout à Florence,
poste qui m'a occupé pendant plus de 20 années. À la fin de ma carrière,
le Saint-Père Benoît XVI m'a fait l'honneur de me nommer à la direction
des musées du Vatican. C'était un très grand honneur, et un grand
privilège pour un historien de l'art comme moi. C’était également une
immense responsabilité, car je devais avoir à l’esprit, dans l’exercice de
mes fonctions, plusieurs priorités indissociables : conserver, garder,
étudier, valoriser et rendre accessible cet immense patrimoine. C'est sans
doute l'un des musées les plus visités en Italie chaque année avec 5
millions de visiteurs. Face à cette tâche immense, je ne conçois pas mes
fonctions autour de ma seule personne et j'ai à mes côtés une équipe très
riche de collaborateurs, d’archéologues, d’historiens de l'art, des
spécialistes en ethnographie… Je peux ainsi compter sur le concours des
meilleurs spécialistes des différentes disciplines. Il y a également dans
cette équipe une part importante tenue par l’administration, des
techniciens, des personnes chargées d'assurer le bon fonctionnement de ces
musées. Pour répondre directement à votre question, il est vrai que ma
formation d'historien de l'art est importante si l'on pense à tous les
plus grands chefs-d’œuvre présents autour de nous au Vatican. Imaginez un
peu, vous avez tout prêt de nous les fameuses Stances de Raphaël, la
Chapelle Sixtine avec Michel-Ange,… On peut dire que les musées du Vatican
représentent d’une certaine manière le livre d'histoire de l'art le plus
important non seulement en Italie, mais sans doute également en Europe. »
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la Chapelle Sixtine est un lieu consacré, un lieu
identitaire de la religion catholique et un passage quasi obligatoire pour
les catholiques
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« Vous avez évoqué récemment la difficulté de conservation et de
l’accès des œuvres au public, vous avez une position très nette sur la
question. »
Antonio Paolucci :« Oui, vous
avez raison d'insister sur cette question qui me tient à cœur, et
notamment en ce qui concerne la Chapelle Sixtine. Je tiens à rappeler à
vos lecteurs qu’un immense dépoussiérage de la Chapelle qui a pris fin en
2010 a permis de se débarrasser de nombreuses poussières accumulées par
les années. Mais le problème réside surtout dans le fait que, comme je
vous le disais tout à l'heure, 5 millions de visiteurs passent dans ce
lieu chaque année. C'est un chiffre périlleux, car toutes ces personnes
apportent de l’extérieur des germes, produisent de l'humidité et rejettent
une quantité importante de dioxyde de carbone. Cela conduit à une pression
anthropique qui met en péril sur le long terme ces fresques inestimables.
Or, à l'heure actuelle, il n'y a pas de mécanisme efficace de contrôle de
la température et de l'humidité. C'est un très gros problème qui n'a pas
encore fait l'objet de mesures comme c'est le cas pour la Cappella
Scrovegni à Padoue. Ces mesures conservatoires à prévoir ne concernent pas
seulement Michel-Ange, mais également Botticelli, Ghirlandaio, Le Pérugin,
etc.
(...) Face à
cette situation, il n'y a que deux possibilités : soit établir un nombre
limité d'entrées ce qui est une solution difficilement envisageable, car
la Chapelle Sixtine est un lieu consacré, un lieu identitaire de la
religion catholique et un passage quasi obligatoire pour les catholiques,
l'autre solution, que je préfère, est de renouveler totalement le système
de climatisation de la Chapelle Sixtine. C'est ce nouveau projet qui
m'occupe actuellement, avec un contrôle de la température, de l'humidité,
l'élimination des pollutions atmosphériques, etc. Nous envisageons la mise
en place d’un long tapis d’une centaine de mètres devant l’entrée de la
Chapelle qui devrait permettre de nettoyer les chaussures des visiteurs
et, parallèlement, nous installerons un système d’aération sur les côtés
afin d’aspirer la poussière contenue sur les vêtements. La température
sera également abaissée afin de réduire l’humidité corporelle »
« Votre
priorité est donc bien de maintenir à tout prix l'accès à ce symbole
religieux »
Antonio Paolucci :«
Absolument, c'est une priorité indispensable surtout à notre époque. Cela
ne peut évidemment se faire sans cette autre priorité indispensable qu’est
la préservation de ces chefs d’œuvre pour les générations à venir. Nous
avons dernièrement commémoré le cinquième centenaire de l’achèvement des
fresques de la voûte de la Chapelle Sixtine par Michel-Ange. Le 31 octobre
1512, le pape Jules II présidait alors des vêpres solennelles de la
Toussaint qui marquaient également la fin d’une aventure extraordinaire :
celle qui occupa l’un des plus grands artistes pendant quatre ans sur une
superficie de 40 mètres de long et de 13 mètres de large… Il ne saurait
donc être question d’empêcher le public de voir ce chef d’œuvre sans pour
autant le mettre en péril, c’est toute la difficulté de la tâche… »
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Il s'agit d'approcher la foi avec la raison, la culture,
les livres, la philosophie, mais également avec une attitude qui permet de
comprendre l'absolu, la profondeur de la foi, grâce à l'aide des artistes
qu'il s'agisse de Michel-Ange, Raphael, Grünewald ou de Nicolas Poussin.
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« Nous sommes
au Vatican, et ces musées ne peuvent être dissociés de la foi dans
laquelle ils s'inscrivent. Le message de Benoît XVI semble très clair à ce
sujet. »
Antonio Paolucci : "Benoît XVI a en
effet une idée très claire sur la question qui s'avère très forte et
efficace. On peut parler d’un langage universel de l’Art susceptible de
parler au plus grand nombre indépendamment des nationalités, des langues
ou des cultures. Ce langage est dès lors un moyen non seulement de
s’enrichir intérieurement, mais également un outil idéal de communication
entre les hommes. Notre pape parle souvent de Via pulchritudinis -
la voie de la beauté - et lorsqu'il évoque cette direction, c'est selon
une démarche métalogique. Il s'agit d'approcher la foi avec la raison, la
culture, les livres, la philosophie, mais également avec une attitude qui
permet de comprendre l'absolu, la profondeur de la foi, grâce à l'aide des
artistes qu'il s'agisse de Michel-Ange, Raphael, Grünewald ou de Nicolas
Poussin. C’est ainsi, comme il le dit lui-même, l’une des voies qui permet
de conduire à Dieu et aide à le rencontrer. Benoît XVI prend souvent cet
exemple que tout un chacun peut faire en présence d’un tableau, d’une
poésie ou d’une musique à savoir celle d’éprouver une profonde émotion
intime. Et si l’on interroge cette expérience, on réalise alors que ce
n’est pas seulement les pigments, les notes ou la matière aussi habilement
soient-ils utilisés par l’artiste qui nous remuent intérieurement, mais
quelque chose de bien plus grand. Toute personne qui pénètre dans la
Chapelle Sixtine ressent plus ou moins intimement qu’il est en présence
d’un immense héritage à la fois culturel, mais surtout théologique. Nous
sommes bien au-delà d’un musée classique, car en ces lieux consacrés,
riches d’histoire - mais également d’actualité puisque c’est ici que les
papes sont élus - la théologie délivre sa plus belle expression grâce à
l’art."
« Ces œuvres d’art sont alors d’une certaine manière une échelle vers
la transcendance ? »
Antonio Paolucci :« Oui, on
peut en effet retenir cette image, une échelle bien spéciale pour accéder
à la transcendance, c’est la pensée du pape et c’est également un point de
vue que je partage. »
Antonio
Paolucci « Pensieri d’Arte – Dentro e fuori i Musei Vaticani » A cura di
Paola Di Giammaria, Libreria Editrice Vaticana, 2012.
En couverture du dernier livre de l’historien de l’art et directeur des
musées du Vatican Antonio Paolucci figure un détail d’une œuvre de Melozzo
da Forli, ce peintre italien du XVe siècle qui anticipera la Renaissance
avec ses audacieuses perspectives. : Il s’agit d’un ange musicien qui joue
d’un tambour et lève les yeux vers la voute, sur un fond d’un bleu soutenu
de l’abside de la Basilica dei Santi Apostoli de Rome. La musique
céleste, écho de celles des psaumes, a toujours été présente ou suggérée
chez les plus grands artistes de la péninsule italienne et le lecteur
comprendra pourquoi en lisant ces pensées sur l’art par ce grand
spécialiste qu’est Antonio Paolucci.
L’ouvrage recueille un grand nombre d’articles parus dans l’Osservatore
Romano de 2008 à 2011, articles qui ont tous en commun un émerveillement
pour l’art italien de la Renaissance qu’Antonio Paolucci a servi tout au
long de sa vie, que cela soit en tant que directeur de l’Office des
pierres dures, directeur des Offices, ministre de la Culture et depuis
2007 directeur des musées du Vatican. Le sous-titre de ce recueil fait
directement allusion au fait que cette réflexion porte non seulement sur
les incontournables collections des musées du Vatican, mais est également
en syntonie avec l’ensemble de l’histoire de l’art non seulement de
l’Italie, mais également du reste de l’Europe. Il suffit d’entendre une
fois le professeur Paolucci décrire une œuvre ou un édifice sacré pour
être convaincu que ses analyses sont le fruit d’une curiosité insatiable,
aiguisée et affûtée par les années, une curiosité guidée par l’analyse et
les comparaisons avec l’ensemble du contexte de l’œuvre. Le regard ne
cherche pas à être exhaustif, mais à appréhender, toucher l’essentiel par
ce petit détail qui amplifie l’identité de l’œuvre d’art ou encore cette
évocation qui manifeste une tendance plus générale. Antonio Paolucci lit
une œuvre d’art comme certains musiciens décryptent une partition, en
visant juste. Cette qualité est d’autant plus manifeste qu’elle s’avère
indispensable lorsqu’on découvre au fil des pages le quotidien d’un
directeur d’un des plus prestigieux du monde !
Antonio Paolucci n’hésite
pas à dire qu’être à la direction d’un tel musée, c’est être un peu dans
une régie qui doit veiller et coordonner mille et une choses, rôle qui
peut donner le vertige. Mais l’homme nommé par Benoît XVI en 2007 pour
assurer cette fonction a les pieds sur terre, même si son cœur est plus
proche de la voûte de la Chapelle Sixtine !
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le premier article
analyse les émotions du tumulte d’un cœur, celui de Thérèse d’Avila touché
par la lame d’or enflammée de l’ange peint par Guido Cagnacci. Certains
thèmes surprendront avec plaisir le lecteur comme cette réflexion
volontairement provocante : le Pop Art serait né à Varallo avec le
développement des monts sacrés au début du XVI° siècle ! L’historien
traque chaque élément constitutif de cette beauté de l’art ainsi, Andrea
Palladio qui a rayonné dans le monde entier à partir de la Vénétie du XVIe
siècle, Le Caravage qui capta le mieux la spiritualité moderne avec cette
Deposizione de la Pinacoteca des musées du Vatican si humaine pour
mieux souligner le don absolu, ou encore le génie du sculpteur du
moyen-âge d’un florentin Arnolfo di Cambio, essentiel pour sa
transfiguration de l’art antique…
On le voit, les thèmes abordés par ce recueil sont multiples et variés,
mais au-delà de cette diversité de ces pensées d’art, il apparaît très
nettement au terme de leur lecture que leur auteur façonne inconsciemment
notre manière d’appréhender une œuvre d’art, qu’elle soit picturale,
gravée dans le marbre ou fondue dans le bronze. L’œuvre devient alors un
miroir dans lequel nous apprenons progressivement à regarder cette autre
création sans cesse en devenir...
Lexnews a eu le plaisir d'interviewer Pierre-Yves Le Pogam,
conservateur en chef au département des Sculptures du musée du Louvre et
grand spécialiste des oeuvres d'art et monuments médiévaux, et de leur
contexte. Alternant vision globale et érudition du détail, l'acuité de ses
analyses n'a d'égal que la formidable somme sans équivalent sur la
sculpture gothique qui vient de paraître en collaboration avec Sophie
Jugie.
Le XIIe siècle marque une période clé pour la sculpture avec
l’influence d’un personnage essentiel, l’abbé Suger.
Pierre-Yves Le Pogam : "En
premier lieu, la question de la validité de cette date emblématique du
milieu du XIIe siècle à Saint-Denis comme acte de naissance de la
sculpture gothique s’est posée, mais j’ai clairement pris parti pour cette
option dans cet ouvrage. Et il est vrai que l’abbé Suger s’avère être dans
ce contexte un personnage fascinant. Alors même qu’il était physiquement
et socialement une personne humble, d’une stature modeste, Suger a su
dépasser cette condition pour devenir le deuxième personnage du royaume.
Son immense ambition pour la gloire de Dieu et du royaume constitue un
élément fondateur pour Saint-Denis. Cette volonté s’inscrit parfaitement
dans le contexte politico-culturel de cette époque avec une royauté
française qui se reconstruit après l’éclatement féodal. Suger parvient à
traduire non seulement ses ambitions, mais aussi celles de l’ordre
monastique bénédictin, sans oublier cette religion politique au service
des rois de France et de leur primauté en Occident. Cette dimension
s’ajoute à celle, mythique, de Saint-Denis comprenant les instruments du
sacre, les tombeaux des rois et tous ces éléments participants à une
religion royale".
Cette révolution s’inscrit dans
un cadre géographique bien précis, pour rayonner par la suite dans toute
l’Europe.
Pierre-Yves Le Pogam :
"Je ne suis pas partisan de cette idée d’une France à partir de laquelle
tout serait parti avec un foyer unique et qui se serait imposé aux autres
nations. Je préfère plutôt l’idée d’une évolution relevant de l’histoire
de l’art, selon laquelle en un certain moment, et en un certain lieu, des
éléments révolutionnaires surviennent, et à partir desquels les foyers
artistiques voisins réalisent leur propre réinterprétation. Il ne faut pas
oublier qu’à cette époque, il n’est pas question d’innover en ces
matières. Une personne comme Suger ne tient pas à bouleverser l’ordre
établi, mais au contraire, à revenir en arrière et à l’Antiquité ! Mais en
fait, paradoxalement, avec ce retour vers le passé, des éléments
révolutionnaires surviendront néanmoins. Lorsque les autres pays et
mécènes vont constater ce qui se déroule à Saint-Denis, ils n’auront de
cesse alors de reproduire cette tendance, tout en produisant eux-mêmes des
éléments novateurs, avec leur voix propre, souvent différente de ce «
point de départ ». L’Allemagne, l’Italie, etc. participeront chacun à ce
concert avec un art réellement européen et des dialogues très fructueux
entre ces différents pays".
Comment avez-vous conçu cet
ouvrage afin de rendre compte de cette impulsion étonnante et irréversible
sur toute l’Europe jusqu’au XVe s. ?
Pierre-Yves Le Pogam :
"Si, à l’origine, la démarche retenue s’inscrivait dans une optique
chronologique quant à cette évolution, il est apparu rapidement qu’il
s’avérait aussi nécessaire d’aborder les questions thématiques générales
de la création, des discours, du fond et de la forme… Il convenait
également aborder toutes les nuances et précisions nécessaires afin
d’offrir des clés de lecture pour ces trois siècles couverts par
l’ouvrage. De plus, une idée à laquelle je tenais beaucoup était de
montrer que cet art n’était pas exclusivement religieux. Si tout était
religieux à l’époque, tout était également profane ! Sans remettre en
cause la profondeur de la foi des commanditaires et des artistes qui ont
produit ces œuvres, il faut souligner qu’un grand nombre de ces dernières
manifestent également le désir d’un commanditaire ou la transmission d’un
savoir de l’artiste".
Peut-on parler d’une ou des sculptures gothiques ?
Pierre-Yves Le Pogam :
"Nous avons préféré garder la terminologie traditionnelle au singulier de
« sculpture gothique ». Il n’était pas question, selon nous, de réinventer
d’autres subdivisions, comme cela a pu être fait pour l’architecture avec
le gothique « primitif », classique, rayonnant, flamboyant, etc. Il ne
faut pas oublier que cette expression de « sculpture gothique » est due à
Vasari, plusieurs siècles après. Cependant, pour nuancer, il est légitime
de se poser cette question : ce qui se passe en Île-de-France, à
Saint-Denis, au XIIe siècle pour la sculpture relève-t-il du même ordre à
Champmol en 1400 ? La réponse est clairement négative. Si des
problématiques communes peuvent être relevées, ainsi que nous le montrons
dans les premiers chapitres, nombreuses sont les évolutions divergentes
avec des styles se renouvelant fréquemment et profondément".
Les diversités géographiques et
les sensibilités des artistes ont-elles compté quant aux programmes
iconographiques réclamés par les commanditaires ?
Pierre-Yves Le Pogam :
"Je suis, en effet, persuadé que cette dimension a beaucoup compté, même
si nous n’avons pas beaucoup de sources permettant de l’attester. Dans de
nombreux cas, nous ne savons pas qui étaient ces artistes, mais à voir la
façon dont ils traitent un certain nombre de thèmes, leur personnalité est
forcément entrée en ligne de compte. Et si nous pouvons constater le génie
de certains artistes comme Sluter, des artistes moins doués sont également
à relever, ce qui est instructif car par leur contribution bien
particulière à l’iconographie, nous prenons conscience de cette
implication. Je pense par exemple à cette statue de la synagogue dans la
basilique Saint-Seurin de Bordeaux. Cette œuvre s’avère être plus drôle
qu’effrayante, avec ce serpent qui barre les yeux du sujet. Si l’idée
exégétique pouvait être intéressante, sa réalisation demeure plus
discutable ! "(rires…)
Quelles sont les fonctions
principales de ces sculptures qui se rapprochent plus du réel pour mieux
souligner leur dimension spirituelle ?
Pierre-Yves Le Pogam :
"L’image ne fait qu’accompagner le culte, sans s’y substituer. Cependant,
sa place demeure non seulement omniprésente, mais également essentielle.
Vous avez dans les églises gothiques un véritable dispositif scénique de
prière, avec sur chaque autel, des retables, des statues avec des
baldaquins… Le regard est ainsi guidé, de même que le fidèle est aidé dans
sa compréhension du texte biblique. Certes, Grégoire le Grand avait évoqué
cette idée « des images pour les illettrés », mais la réalité est toute
autre. Ces images vont plus loin, et expriment souvent autre chose, d’une
autre manière. Leur perception n’est pas la même que celle des mots, plus
immédiate et discursive. Plus qu’une aide - ce qui me semble réducteur -
ces sculptures accompagnent le fidèle dans sa foi".
Des sentiments comme la violence,
la souffrance ou encore la laideur s’immisceront parmi ces œuvres, comment
expliquer une telle évolution ?
Pierre-Yves Le Pogam :
"Si vous prenez l’exemple des sculptures du Christ douloureux au XIVe
siècle, il est aisé de conclure à un lien direct avec le contexte troublé
de ce siècle avec les nombreuses famines, guerres et épidémies, mais cela
semble hâtif et non convaincant ! Cela commence bien avant… dès 1304, et
les éléments ne peuvent pas être liés ainsi de manière aussi mécanique. Le
regard sur la souffrance s’aiguise, il est vrai, à cette période au XIVe
siècle, après une période tendue vers la beauté au siècle précédent. Mais,
pour comprendre ces changements, il faut se tourner vers les mystiques
rhénans qui vont influencer, plus ou moins directement, les artistes de
cette époque. Des Dominicains, des Chartreux, des religieuses vont jouer
pour beaucoup un rôle déterminant. Je pense que les œuvres d’art ne sont
pas réductibles aux seuls discours qu’elles portent".
L’iconographie retenue pour cet
ouvrage est exceptionnelle. Quels choix ont présidé à celle-ci ?
Pierre-Yves Le Pogam :
"J’ai tenu à ce que des œuvres très connues coexistent avec d’autres
représentations plus nouvelles. Si nous avons montré un grand nombre
d’œuvres françaises, nous avons également souhaité élargir à des
sculptures d’autres pays comme l’Espagne, l’Europe centrale, la
Scandinavie, etc. J’ai également souhaité pour cet ouvrage, écrit alors
même que la cathédrale Notre-Dame de Paris se trouvait ravagée par le
terrible incendie, retenir un grand nombre d’illustrations sur ce monument
emblématique si fragilisé et qui part de l’époque gothique pour aller
jusqu’à nous".
(La sculpture gothique, Pierre-Yves Le Pogam, Sophie Jugie, Hazan,
2020. )
Joel Shapiro compte parmi les plus grands
artistes contemporains, mondialement connu pour ses sculptures angulaires
qui défient les lois de la pesanteur en une attraction- équilibre
entre espace et formes. Lexnews a eu le privilège de recueillir en
exclusivité son témoignage sur son parcours et sa conception de l'art.
Quelle voie vous a conduit à l'art
contemporain ? Vous revendiquez un héritage des constructivistes russes
que vous avez voulu transgresser, pour quelles raisons ?
Joel Shapiro : « L’art s’élabore en lien avec le présent, mais
c'est une conversation qui s'est développée au fil du temps. Il y a
toujours une antériorité. J'ai côtoyé l'art dès mon plus jeune âge et
lorsqu’il s’est agi pour moi de travailler sérieusement, j'ai entamé cette
conversation engagée avec mes contemporains, et ai ainsi commencé à
évoluer en interaction. C'était à la fin des années 60, lorsque le
minimalisme était omniprésent…
Quant aux constructivistes, j'étais particulièrement intéressé par le
niveau d'abstraction sans précédent de leur tentative de créer un langage
visuel radical nourri par la révolution naissante et idéalisée. Il n'y
avait presque aucune représentation, aucune référence - historique,
figurative ou autre. Ce niveau d'abstraction nécessitait un grand acte de
foi. Cette haute exigence n'a pas duré longtemps, et tout cela est
finalement devenu une propagande illustrative. Je ne pense pas que ce
niveau d'abstraction aurait existé sans un programme social radical.
Remettre en question la croyance fait partie intégrante de l'abstraction.
L'œuvre doit avoir une signification interne et un sentiment de nécessité.
Et je pense que c’est précisément cela qui m’est resté du constructivisme
».
untitled, 1996-99
Bronze - 4’ x 14’ 3” x 11’ 5 ½” | 731.5 x 434.3 x 349.3 cm
Installation view, Joel Shapiro on the Roof, Iris and B. Gerald Cantor
Roof Garden,
Metropolitan Museum of Art, New York, May 1 – November 18, 2001
L'exposition de 1969 au Whitney Museum of American art a marqué une
étape importante dans vos débuts, comment percevez-vous cet événement
aujourd'hui ?
Joel Shapiro : «
C'était la première fois que j'exposais mon travail en public, et aussi
l'une des premières fois que des artistes de ma génération étaient
présentés en groupe, une présence essentielle qui comptait. Élaborer une
œuvre relève du travail intime et exige une grande réflexion personnelle.
Exposer en public est, bien sûr, tout à fait différent. C'était
terrifiant. Cet évènement fut très important et j'ai eu cette chance d'y
participer ».
Installation view, Joel Shapiro: Floor Wall Ceiling, Kunstmuseum
Winterthur,
Quel est votre rapport aux matériaux pour vos œuvres ? Avez-vous
remarqué une évolution dans vos choix ?
Joel Shapiro : « Mon
approche des matériaux est fondée sur la rapidité et l'aspect pratique.
J'utilise le bois le plus souvent, car je peux générer une forme
rapidement à l'aide d'une agrafeuse, de colle chaude ou d'autres outils.
De là, je peux être amené à couler une forme en bronze ou en augmenter la
taille en bois si cela me semble approprié et prometteur. Dernièrement, je
me suis tourné vers la peinture… Quel que soit le matériau, l'œuvre prend
sens à partir de la manière dont elle a été réalisée et, espérons-le, des
fondements sur lesquels elle a été créée ».
Vous êtes célèbre pour vos sculptures monumentales, notamment en
bronze. Quel est le lien entre vos œuvres, l'espace et la forme ?
Joel Shapiro : «
L’atelier d’un artiste conditionne la taille et la nature de la forme. Si
vous travaillez dans un contexte différent - par exemple, dans une
situation ou une installation spécifique à un site - vous tenez compte de
tout ce que cela va impliquer dans votre travail. Cela étant dit, l'œuvre
doit avoir sa propre entité et fonction par rapport à l'architecture et à
l'environnement. La sculpture n'a pas une finalité pratique ; son but
n'est pas fonctionnel. Elle doit avoir sa propre intériorité et présence,
ce qui est difficile à réaliser à grande échelle ».
Untitled, 2002-07 - Bronze
13’ 4” x 27’ 9 ½” x 12’ 11” | 406.4 x 847.1 x 393.7 cm
Une certaine idée de suspension et d'équilibre (proche de la rupture)
préside nombre de vos créations.
Joel Shapiro : « La vie
est fragile, nous sommes fragiles. Les moments inspirés sont l'exception -
le ravissement est l'exception. Je pense que c’est cette dualité qui
nourrit l’œuvre, et peut-être, tout l'art. Nous avons besoin de soutien
pour rester équilibrés. Il y a des moments de ravissement et des moments
de rupture. Il n’y a rien d'autre qui ne soit aussi important ».
Vous avez convoqué l'émotion et les sens pour vos œuvres.
Joel Shapiro : «
Lorsque vous travaillez à une œuvre, il y a un transfert d'émotion et de
sens vers cette création. Le travail qui m'intéresse repose toujours sur
une présence ou un noyau émotionnel et sensuel ».
La musique, la littérature et autres arts ont-ils une place dans votre
processus de création ?
Joel Shapiro : « J'aime
beaucoup lire. Cela garde l'esprit actif. L’émotion suscitée par un opéra
peut aussi avoir des effets spectaculaires. C’est ce que je souhaite dans
mon travail. La musique possède un langage vraiment abstrait et peut être
fascinante. Les films sont également captivants. La danse et le théâtre
ont lieu en public et sur une certaine durée, ce que je trouve souvent
difficile, mais néanmoins inspirant. Peut-être que la poésie est la plus
proche de la sculpture ? Toute forme d'art lorsqu'elle transcende
l'ordinaire peut être source d'inspiration. Il peut en être de même pour
l'excellence atteinte au baseball ».
Quels sont vos projets pour les mois à venir ?
Joel Shapiro : « En ce
moment, nous sommes tous en quarantaine et recroquevillés. Tous les plans
sont en attente. J'ai hâte de profiter de la liberté ».
20 Elements, 2004-05
Wood and casein - 10’ 2” x 11’ x 7’ 1” | 309.9 x 335.3
x 215.9 cm
Installation view, Correspondances: J
Joel Shapiro is one of the greatest
contemporary artists, known worldwide for his angular sculptures that defy
the laws of gravity in an attraction-balance between space and forms.
Lexnews had the privilege of exclusively collecting his testimony on his
career and his conception of art.
What path has led you to contemporary art? You claim a legacy of
Russian constructivists who you wished to transgress, for what reasons?
Joel Shapiro : «You make art
in relationship to the present, but it is a conversation that has
developed over time. There is always precedent. I was exposed to art from
a young age. And so eventually, when I began to make work in earnest, I
entered the conversation, engaged with my contemporaries, and began to
develop in public. This was the late sixties, when minimalism was
pervasive…
Untitled (end of summer), 2012 Wood, casein and cord
Installation dimensions variable Installation view, Galerie Templon,
Paris, 2012
As for the constructivists, I was particularly interested in the
unprecedented high level of abstraction in their attempt to create a
radical visual language informed by the nascent, idealized revolution.
There was almost no depiction, no reference – historical, figurative, or
otherwise. That level of abstraction requires a great leap of faith. That
level of faith did not last for long, and the work eventually became
depictive propaganda. I don't think that level of abstraction would have
existed without a radical social agenda. Questioning belief is integral to
abstraction. The work has to have some internal meaning and a sense of
necessity. And I think what remains with me from constructivism is
precisely that".
Installation view, Joel Shapiro, Pace Gallery, New York, April 17 – May
15, 2010
The 1969 exhibition at the Whitney Museum of American art marked an
important stage in your beginnings, how do you perceive this event today?
Joel Shapiro : «It was the
first time I exhibited my work in public, and also one of the first times
that artists of my generation were shown as a group and a presence to be
reckoned with. Making work is intimate and requires a great deal of
self-reflection. Exhibiting in public is of course entirely different. It
was terrifying. That show was a big deal, and I was fortunate to be
included".
How do you relate to the various materials? Have you noticed an
evolution in their choices?
Joel Shapiro : «My approach
to material is based on speed and practicality. I use wood most often
since I can generate form rapidly with the assistance of a pin gun, hot
glue, and other tools. If I think it appropriate and that it might have
potential, I might cast the form in bronze or expand the size in wood.
Lately, I’ve been painting work... Regardless you sense the material. The
work retains a reference back to how and, hopefully why, it was made".
Installation view, Joel Shapiro, Nasher Sculpture Center, Dallas, Texas,
May 7-August 21, 2016 - Photo: Kevin Todora
You are famous for your monumental sculptures, especially in bronze.
How do your works relate to space and form?
Joel Shapiro : «One’s studio
conditions the size and nature of form. If you’re working in a different
context – for instance, in a site-specific situation or installation – you
factor all that it implies into the work. Regardless, the work has to be
its own entity and function in relation to the architecture and surround.
Sculpture is not practical; its purpose is not functional. It has to have
interiority and presence, which is challenging to accomplish on a large
scale".
A certain idea of suspension and
balance (close to rupture) presides over many of your creations.
Joel Shapiro : «Life is
fragile, we are fragile. Inspired moments are the exception – rapture is
the exception. I think that duality informs the work, and perhaps all art.
We need support in order to stay balanced. There are moments of rapture
and moments of rupture. Nothing much else that is particularly important".
Now, 2013
Painted aluminum
22’ 7” x 24’ 3” x 15’ 10 ½” | 688.3 x 739.1 x 483.9 cm
Installation view, American Embassy, Guangzhou, China
Commissioned by the Foundation for Art and
Preservation in Embassies for the US Consulate in
Guangzhou, China
You have summoned emotion and the senses
to your works.
Joel Shapiro : «When you work,
there is a transference of emotion and sense into the work. The work that
interests me always has some emotional, sensual presence or core".
Do music, literature and other arts have a place in your creative
process?
Joel Shapiro : «I tend to
read a lot. It keeps the mind active. The emotionality of opera can be
spectacular. I want that in my work. Music is a truly abstract language
and can be brilliant. Movies are engaging. Dance and drama unfold in time
and in public, which I frequently find challenging but are nonetheless
inspiring. Perhaps poetry is closer to sculpture? Any art form when it
transcends the ordinary can be inspirational. So can a play at third base
in baseball".
What are your plans for the coming months?
Joel Shapiro : «"Right
now, we are all in quarantine and hunkered down. All plans are on hold. I
look forward to enjoying freedom".
Installation view, Joel Shapiro: Work in Wood, Plaster and Bronze: 2001 –
2005,
8’ 9 ½” x 11’ 7” x 11’ 6” | 268 x 353.1 x 350.5 cm (left) -
untitled, 2014 -Plaster
15 ¼” x 34 3/8” x 15 ½” | 38.7 x 87.3 x 39.4 cm (right) -
Installation view, Joel Shapiro: Wood Plaster Paint,
Galerie Karsten Greve,
Paris, France, May 3-August 23, 2014
« Joel Shapiro; Sculpture and Works on Paper,
1969-2019. », Richard Shiff, Editions Scheiddeger & Spiess, 2020.
Vient de paraître aux éditions Scheidegger et Spiess une très belle
monographie consacrée au célèbre sculpteur Joel Shapiro. Un ouvrage qui
devrait séduire plus d’un amateur d’art puisque celui-ci couvre en ses
pages l’ensemble de l’œuvre de l’artiste, sculpture et travail sur papier
de 1969-2019.
Signé de l’historien d’art, Richard Shiff, l’auteur offre, ici, une
profonde et riche analyse du travail et de l’œuvre de l’artiste, une étude
intitulée avec pertinence « L’indiscipliné Joel Shapiro ». Richard Shiff y
développe une passionnante aventure, renouvelant ainsi les anciennes
études qui avaient pu être réalisées, et livrant surtout une vue
d’ensemble actualisée jusqu’à nos jours de l’ensemble de l’œuvre et de la
carrière de l’artiste (complétée en annexes par une liste des nombreuses
et principales expositions de l’artiste, et par des repères
biographiques).
A ce titre, ce bel ouvrage consacré à ce grand artiste américain ne peut
que faire date et s’imposer en ouvrage de référence.
Né, en effet, à New York en 1941, Joel Shapiro se définit plus volontiers
comme sculpteur, dessinateur, graveur et coloriste. Son art et talent,
aujourd’hui reconnu internationalement, fut remarqué et reconnu dès 1969
lorsqu’il participa à la célèbre exposition « Anti-Illusion » au Whytney
Museum of American Art. Depuis lors, l’artiste n’aura eu de cesse de voir
son art présenté dans les plus grandes expositions et galeries au travers
le monde, et aujourd’hui encore son œuvre et méthode de travail ne cessent
d’interpeller.
Refusant l’idée d’un minimalisme outrancier, Joel Shapiro sera surtout
connu pour ses objets ou meubles du quotidien en taille réduite ;
Cependant, cette première approche ne saurait traduire l’ensemble de son
œuvre. Ses nombreuses sculptures de ces dernières années viennent
largement en témoigner.
Un art volontiers tendu vers un effacement des frontières classiques,
notamment celles trop souvent abusivement mises entre figuratif et
abstraction. Mais, ce que l’artiste au travers de son œuvre n’aura de
cesse assurément de chercher sera avant tout cette dimension humaine,
subjective et chargée d’émotion. Une approche personnelle qui le
distinguera toujours des autres artistes de sa génération. Le lecteur
demeure ébahi devant ces sculptures, vivantes de couleurs et de matières,
et s’échelonnant jusqu’en 2019, notamment à Paris. Brisant les structures,
les lois et règles, ses œuvres se créent et se réinventent, donnant au
terme « intrépide » retenu par l’historien d’art son plein sens. Des
sculptures telles ces pyrites qui fascinaient tant Rogers Caillois.
Appuyé par pas moins de 300 illustrations, Richard Shiff livre, en effet,
en ces pages une analyse dynamique et passionnante du processus créatif de
Joel Shapiro, retenant une féconde mise en relief des points de force et
influences de l’artiste. Repoussant toujours plus loin les limites
matérielles, multipliant les matières, Joel Shapiro a toujours su réaliser
et se positionner dans un processus créatif inlassable, perpétuel, offrant
une œuvre en mouvement, dynamique, multiforme, et pourtant marquée de
cette griffe, de ce point d’unité et de cohérence jamais démenti, et
faisant de lui un des plus grands artistes de sa génération.
Interview Philippe Luez
Directeur Musée national de Port-Royal
des Champs
Exposition Sébastien Bourdon
À l’occasion de l’exposition consacrée au peintre protestant Sébastien
Bourdon qui s’est tenue au Musée national de Port-Royal des Champs, nous
avons rencontré son dynamique directeur Philippe Luez qui a bien voulu
nous présenter un sujet de recherche passionnant : comment lire des œuvres
datant de l’époque de Louis XIV en les replaçant dans leur contexte
politique et religieux, contexte souvent oublié de nos jours ? Plus
précisément, existe-t-il une grille de lecture des œuvres catholiques et
protestantes au-delà des idées préconçues ?
Quel est le contexte politique et
religieux de l’exposition consacrée au peintre protestant Sébastien
Bourdon ?
Philippe Luez :
"Tout est parti d’un questionnement sur la représentation de la
confession dans l’image. En travaillant sur la peinture du XVIIe siècle de
l’Europe du Nord, j’ai trouvé - contre toute attente - un grand nombre de
tableaux dans les églises luthériennes. Ainsi, contrairement à ce que l’on
pense souvent, il y a bien des peintures chez les protestants ! Et ce
constat nous a amenés à de nombreuses autres interrogations dont une
principale et passionnante : qu’est-ce qui distingue une image catholique
d’une image protestante ? Nous avons ainsi élaboré toute une grille de
lecture permettant de déterminer les éventuelles distinctions, sans
oublier les nombreux entrecroisements qui peuvent intervenir entre ces
deux confessions, notamment dans cette période du début règne de Louis XIV,
époque où les deux confessions cohabitent encore ; ce qui ne sera plus le
cas dans les années 1668 comme nous le verrons en fin de parcours.
Cela nous a conduits pour aborder cette vaste question à retenir, en
premier lieu, un seul peintre, Sébastien Bourdon, qui a donné lieu à un
colloque parallèlement à l’exposition installée à Port-Royal. Ce peintre
est intéressant à plus d’un titre : Le premier étant que protestant, tout
un discours en a découlé après la mort de l’artiste et avec la révocation
de l’Édit de Nantes, discours qui a estimé qu’étant protestant, cet
artiste contredisait ses convictions lorsqu’il abordait la peinture
religieuse. On l’a accusé d’être fourbe, même avide d’argent et intéressé.
Et cela va plus loin, on l’accuse même d’être un artiste sans
personnalité, imitant Poussin lorsqu’il croise son travail, Véronèse
lorsqu’il regarde cet artiste, etc… Or, si l’on pousse un peu plus loin
l’analyse, nous réalisons à la lecture de ces attaques que cette prétendue
fourberie de Bourdon est très étroitement associée à sa confession
protestante ; une manière de décrédibiliser un artiste qui avait eu une
carrière prestigieuse, membre fondateur de l’académie et son recteur dans
les années 1660.
Après la mort de Louis XIII et de Richelieu, en effet, Mazarin s’est
souvent appuyé sur les protestants pour les institutions royales. Il y a
là un paradoxe, le dévot catholique dans les années de l’entrée en guerre
de la France contre les Habsbourg est un sujet qui n’est pas sûr, alors
que le protestant est quant à lui loyal. Ces éléments sont importants pour
comprendre le contexte de cette époque".
Comment cette confession
s’immisce-t-elle dans les représentations de Bourdon ?
Philippe Luez :
"Si vous prenez cette tenture « Moise devant le buisson ardent
» commandée à Bourdon par le baron de Vauvert, vous avez directement un
discours religieux et protestant dans l’œuvre. Le commanditaire était un
magistrat protecteur des protestants de Montpellier. Cette commande était
destinée à accueillir les magistrats languedociens, la figure du bon
magistrat étant traditionnellement associée à Moïse. Ainsi, vous pouvez
observer deux éléments protestants sur l’œuvre : Tout d’abord, on y
retrouve le cuivre de Mathieu Merian pour la Bible de Luther ; cette
représentation était tellement connue à l’époque que le parallélisme
s’impose immédiatement. Deuxième élément de confession protestante, Dieu
est représenté par le tétragramme et non comme le ferait Poussin avec un
visage humain. Nous retrouvons donc l’un des cas d’interdit par Luther qui
exclut un certain nombre de représentations et notamment la représentation
de Dieu le Père barbu héritée de la fin du Moyen Âge. De même, cet autre
tableau représentant Abraham et les trois anges (musée de
Saint-Germain-en-Laye) a probablement été commandé par un catholique, mais
révèle des éléments protestants. La différence majeure entre le corpus
religieux catholique et protestant réside dans le lieu retenu pour la
représentation. Rappelons que pour les catholiques, le lieu saint est
essentiel, mais demeure absent chez les protestants. Or, si dans cette
œuvre, la référence au lieu est catholique, la source originale de ce
tableau se trouvant à l’évidence dans Les Loges de Raphaël à Rome.
Bourdon comme Champaigne suit cependant de manière littérale la Bible qui
n’évoque pas trois anges avec des ailes sous le chêne, mais bien trois «
envoyés » ou « messagers ». Vous pouvez constater l’absence d’ailes sur
les trois personnages représentés sous le chêne de Mambré… Un lieu
catholique mais des éléments protestants".
Quelle était l’attitude de Luther et de Calvin quant à l’image ?
Philippe Luez :
"Dans une lettre absolument étonnante pour l’histoire de la peinture,
Luther ne s’est pas opposé à ce qu’il y ait des peintures dans une église,
mais que si l’on souhaitait mettre un tableau sur l’autel, il fallait
qu’il représente de préférence la Cène. Luther commanda d’ailleurs au
peintre Cranach lui-même des œuvres qu’il n’hésita pas à faire corriger
lorsqu’elles ne correspondaient pas à ses attentes. Calvin exclut, quant à
lui, les images qui pourraient conduire à l’idolâtrie, ce qui ne veut pas
dire non plus qu’il écarte systématiquement toute image. Ainsi, nous
trouvons des thèmes récurrents dans la peinture protestante,
principalement la Cène et le baptême. Les deux confessions se retrouvent
également sur le thème de la Passion avec quelques variantes de détail.
Une figure comme celle de Madeleine est bien évidemment impossible chez
les protestants. En revanche les scènes de la vie publique de Jésus,
singulièrement rares dans le monde catholique, sont privilégiées par les
protestants car elles sont associées avec l’idée dominante de
l’enseignement. Par réaction, les catholiques retiennent l’enfance du
Christ et la figure de la Vierge (...)
(...) Nous constatons également au XVIIe siècle une inflation des
représentations protohistoriques de l’église et qui donne lieu là un
véritable discours politique et presque subliminal. Dans l’idée de
l’iconographie de l’époque, l’église est une institution du Christ qui est
donc parfaite dès son institution. Tous les réformateurs chercheront à
revenir à cette église pure des temps primitifs. Nous trouvons dans ce
contexte la figure majeure du martyre, thème évoquant la résistance aux
païens et aux hérétiques. C’est ce que nous retrouvons dans ce tableau
avec la représentation de saint Martin, commande pour une Église
catholique de Cologne réalisée par Bourdon protestant... encore un
paradoxe !".
Comment « fabrique-t-on » les
images religieuses au temps de Louis XIV ?
Philippe Luez :
"Pour vous répondre, je dois rappeler que Bourdon fait partie des
douze fondateurs de l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1648,
pour en devenir le recteur, du milieu des années 1650 jusqu’à sa mort. Il
est ainsi représentatif de l’enseignement académique du début du règne de
Louis XIV. Nous sommes à une époque-charnière où il est indispensable de
créer un art français en prenant un artiste français de référence, en
l’occurrence Nicolas Poussin, le moins Français d’ailleurs des artistes
français ! La Couronne achète tout ce qui est disponible du peintre qui
vient de mourir, ce sont les grands tableaux de Poussin du Louvre.
L’Académie est le lieu d’interminables débats et controverses comme pour
cette toile de Poussin représentant Éliezer et Rebecca, certains
contestant l’idée même du thème en l’absence de chameaux ! La Bible
indique en effet qu’Éliezer reconnaît Rebecca par ce qu’elle fait boire
ses chameaux au puits de Jacob... Bourdon, le protestant et Champaigne, le
janséniste, iront systématiquement à la source du texte biblique dans tous
ces débats, contestant ainsi la liberté de création prônée par Le Brun. Si
vous prenez l’iconographie de la Cène représentée par Champaigne, elle est
directement influencée par la Cène luthérienne, un tableau flamand du XVIe
siècle. Alors que pour le tableau de Poussin commandé par la Couronne pour
le maître-autel de Saint-Germain, c’est l’institution de l’Eucharistie,
non la Cène - dernier repas du Christ avec ses disciples, mais le Christ
reproduisant le geste du prêtre. Vous avez là ces entrecroisements souvent
oubliés de nos jours, mais qui sont bien réels au XVIIe siècle".
Comment s’inscrivent les
Œuvres de miséricorde de Bourdon dans ce schéma que vous venez de
rappeler ?
Philippe Luez :
"Nous avons mis en parallèle deux séries, de même format, les Sept
sacrements de Poussin et les Sept œuvres de miséricorde de Bourdon. Dans
l’esprit de ce que je vous rappelais tout à l’heure, évoquer les sept
sacrements correspond à une démarche catholique. Mais, dans ce jeu de
miroirs protestants/catholiques, l’idée était de se dire que pour un
protestant convaincu et sincère, cette série sur les œuvres de miséricorde
devrait a priori s’inscrire dans la même démarche. Cette démarche pose, en
fait, une véritable question de fond : celle de la justification par les
œuvres. Développons !
En premier lieu, la source commune des catholiques et protestants était,
en fait, à rechercher dans le Nouveau Testament dans l’Évangile de
Matthieu au chapitre 25 qui distingue six œuvres de miséricorde, le Moyen
Âge en rajoutera une septième et les protestants et catholiques garderont
ces sept oeuvres.
En second lieu, après recherches, il nous est apparu que nous nous sommes
rendu compte que la source iconographique qui permet d’illustrer les
œuvres de miséricorde en utilisant des scènes de l’Ancien Testament
provient des Jésuites !
Mais, et ici se trouve le point achoppement : Une huitième sera ajoutée
aux sept premières par les catholiques avec Le Jugement dernier,
alors que les protestants rejetant l’idée de justification par les œuvres
lui préfèreront la parabole des vierges saintes évoquée juste avant le
chapitre de Mathieu".
Comment représente-t-on ces
Œuvres de miséricorde ?
Philippe Luez :
"Les œuvres de miséricorde peuvent être représentées de trois manières
différentes : « j’avais faim et vous m’avez donné à manger » où le
Christ est le bénéficiaire de l’œuvre. Autre manière de faire, celle par
exemple de Martin De Vos, un protestant converti au catholicisme qui
représente, lui, le Christ comme un témoin et non le bénéficiaire. Vous
avez, enfin, une troisième manière de faire qui s’inscrit dans le
quotidien, sans aucune manifestation surnaturelle, ce qui est
particulièrement visible dans la superbe série d’Abraham Bosse du Louvre
présente dans l’exposition. Certaines références discrètes sont insérées
dans les gravures tel ce Décalogue accroché au mur de la chambre d’un
malade, référence directe au protestantisme. Toutes ces références
témoignent jusqu’au début du règne de Louis XIV de cette entente des
confessions qui s’entrecroisent dans ces représentations, ce qui sera
impossible par la suite. La série des Oeuvres de miséricorde de
Bourdon, dont les plaques magnifiques exposées à l’occasion de cette
exposition sont d’une fraîcheur remarquable, permet d’identifier les
œuvres en latin et leur parallèle vétérotestamentaire (référence à
l’Ancien Testament ndlr) offrant un jeu de miroirs classique dans la
théologie protestante. Nous sommes ici dans les toutes dernières années de
la vie de Sébastien Bourdon avec un testament non seulement artistique
mais également religieux et politique. Avec les années 1668, les premières
mesures restrictives contre les communautés protestantes sont mises en
oeuvre, et une ambiance menaçante particulièrement perceptible se révèle
sur certaines gravures de Bourdon telle celle intitulée « Libérer les
captifs ». La suite lui donnera raison…"
Pour
aller plus loin...
Sébastien Bourdon, Peintre Protestant ? Catalogue réalisé par Anne
Imbert et Philippe Luez, RMN, 2018.
Ordonné en 1979 dans l'archidiocèse de Milan, Mgr Gianantonio Borgonovo,
docteur en théologie, a réalisé de nombreuses recherches en exégèse
biblique à l'Institut Biblique Pontifical de Rome et à l'Université
Hébraïque de Jérusalem. C'est ainsi en qualité d'expert non seulement du
texte biblique mais aussi de la culture chrétienne qu'il a été nommé par
le cardinal Angelo Scola en décembre 2012 archiprêtre du Duomo de Milan.
Il a présidé de 2014 à 2017 la Veneranda Fabbrica del Duomo. Il dirige
aujourd'hui le musée de la Veneranda Fabbrica, musée exceptionnel que tous
les touristes visitant Milan se pressent de découvrir tant ses trésors
sont nombreux et permettent de mieux comprendre ce prestigieux édifice au
coeur même de la ville. Rencontre avec une personnalité attachante et ouverte
aux réalités actuelles.
ous êtes né en Lombardie et
toute votre formation a été influencée par le diocèse de Milan, le plus
grand d’Italie. Quelle est la spécificité et l’identité de cette entité
géographique, fortement influencée par l’héritage ambrosien ?
Mgr. Gianantonio Borgonovo : "Nous
avons en effet le plus grand séminaire ici à Milan. Lorsque j’y suis
entré, il y avait alors plus de 1800 séminaristes, aujourd’hui nous n’en
comptons plus que 150… De grands changements sont survenus ces derniers
temps. Néanmoins, ce diocèse bénéficie toujours d’excellents instituts
théologiques qui ont hérité du legs ambrosien. C’est cette riche
expérience dont j’ai pu bénéficier également qui m’a permis de poursuivre
mes études à Rome puis à Jérusalem. Indéniablement, le fait, pour moi,
d’avoir étudié au préalable ici à Milan a été une grande opportunité.
C’est ici que j’ai pu, en effet, acquérir toutes les bases qui m’ont été
utiles et indispensables par la suite. Célébrer selon les rites ambrosiens
offre certaines particularités quant à la liturgie, les prières et même
quant aux études de l’héritage patristique. Cet héritage ambrosien a été
fondamental pour l’ensemble de ma spiritualité".
Quel est votre souvenir du
cardinal Carlo Maria Martini, haute figure de l’Église et notamment de
Milan ?
Mgr. Gianantonio Borgonovo :
"Carlo Maria Martini a été une
figure très importante pour moi, car il était professeur, puis recteur à
l’Institut Biblique Pontifical et recteur de l’Université Grégorienne.
Lorsque je suis allé à Rome, il résidait là, mais a été nommé archevêque
de Milan, la même année, ce qui fait que je n’ai pas eu cette chance de
l’avoir comme professeur. C’était un expert en études bibliques et a été
le conseiller important pour de nombreux chercheurs. Carlo Maria Martini
avait institué un cursus d’études à l’Université Hébraïque de Jérusalem et
il m’a par la suite vivement encouragé à le suivre, ce que j’ai fait".
Vous avez très tôt mené en effet
des recherches à l’Institut Biblique Pontifical et à l’Université
Hébraïque de Jérusalem, que vous a apporté cette connaissance au plus près
du texte biblique ?
Mgr. Gianantonio Borgonovo : "Cette
période que j’ai passée à Jérusalem a été très importante pour ma
formation et mes études, sans oublier, bien entendu, la dimension
culturelle. L’apprentissage de l’hébreu moderne et ancien, les contextes
historique et géographique ont beaucoup compté lors de mes études à
l’Université Biblique de Jérusalem. Mais de manière plus générale, toutes
les personnes que j’ai eu l’occasion de rencontrer là-bas m’ont apporté
cette sensibilité me permettant de mieux comprendre la culture et
l’histoire hébraïques. J’ai pu constater par la suite des différences de
sensibilité avec mes compagnons d’étude, et ces différences trouvaient
leurs origines dans ce séjour à Jérusalem. Le fait d’avoir vécu intimement
différents rites juifs au sein de familles chez lesquelles j’étais invité
m’a ouvert le cœur à cette sensibilité, ce que l’étude de livres seuls ne
saurait faire".
Vous dirigez le museum de la
Veneranda Fabbrica, pouvez-vous nous expliquer l’origine et les fonctions
de cette institution étroitement liée au Duomo de Milano ?
Mgr. Gianantonio Borgonovo :
"L’origine de la Veneranda Fabbrica
est étroitement associée à celle du Duomo, car elle a été en quelque sorte
son guide. Le Duomo a été conçu par le seigneur de Milan Gian Galeazzo
Visconti, il y a 631 années, mais il a rapidement réalisé qu’il était
impossible d’accomplir à lui seul cette immense tâche. Il a ainsi compris
la nécessité d’une administration et d’une organisation des travaux qui
ont pris la forme de la Veneranda Fabbrica. Ainsi pour résumer rapidement,
la naissance de la Veneranda Fabbrica demeure toujours étroitement
associée à celle du Duomo et à la vie de la ville.
Ce sont donc des raisons pratiques qui ont présidé à sa création : trouver
des architectes compétents, des artisans provenant non seulement d’Italie
mais également de tout le nord de l’Europe… La création du musée est
beaucoup plus contemporaine puisque son projet a été discuté en 1910, et
qu’il n’a ouvert ses portes qu’en 1953.
L’idée était que le Duomo avait mis dans ses réserves depuis le XVIIe
siècle un grand nombre d’œuvres d’art : statues, colonnes, objets
décoratifs… qu’il n’était pas possible de présenter dans la cathédrale. Il
a donc été décidé de créer un musée où exposer ces pièces souvent
exceptionnelles, une manière de représenter l’histoire du Duomo au travers
des siècles par ses œuvres d’art. Vous pouvez en effet y découvrir des
statues du XVe, XVI et XVIIe siècles et avoir ainsi une meilleure idée de
la vie de ce splendide édifice à travers les différentes périodes
artistiques qui l’ont caractérisé. C’est quelque chose de très important
pour mieux comprendre non seulement l’histoire de l’édifice mais également
sa vie. Très souvent, lorsque vous visitez des cathédrales dans d’autres
pays, vous avez seulement un monument, alors qu’ici, le visiteur a
véritablement l’impression de quelque chose de vivant. Sa nature même est
d’évoluer au fil des siècles, il n’y a rien de statique. Ma charge
principale est de coordonner le musée, les archives, la chapelle musicale
ainsi que d’autres activités culturelles. C’est dans le lien de toutes ces
activités que s’accomplit ma mission. Plus qu’un directeur, c’est plutôt
en tant que coordinateur de la culture du Duomo que je place mon activité
essentielle ! (rires)…"
Comment percevez-vous la place
des arts sacrés à Milan et en Italie comparée au reste du monde ?
Mgr. Gianantonio Borgonovo :
"Pour vous répondre, je débuterai
par ce problème initial hérité de la pensée cartésienne, et cette
dialectique entre la pensée et la réalité. Les arts sacrés, au fil des
siècles, ont toujours été des moyens figuratifs pour mieux comprendre et
représenter la Bible. Les arts modernes aux XIXe et XXe siècles ont
progressivement abandonné cet idéal initial et cherché à instituer un
monde nouveau, un monde où la pensée prédomine sur la représentation. Pour
représenter la réalité, de nos jours, nous avons la photographie ou les
données numériques, les arts quant à eux ne sont plus figuratifs. Les arts
sacrés modernes ont eu cette difficulté à se connecter et à comprendre
cette évolution. Même de nos jours, nous sommes encore confrontés à ce
problème, nous n’avons pas franchi le pont, et je pense que nous demeurons
face à cette question non résolue. Le pape Paul VI a été le seul à
comprendre que même les arts sacrés devaient appréhender cette
interrogation. Nous devons travailler beaucoup plus cette idée qui me
semble essentielle, car sur ce point nous sommes deux siècles en retard,
même au regard des créations contemporaines en ce domaine.
Vous avez soit
des œuvres d’art figuratives mais qui ne sont pas de l’art moderne, soit
des œuvres d’art contemporain qui ne correspondent pas à notre manière de
penser et à notre compréhension de la réalité d’aujourd’hui. Nous ne
pouvons penser aujourd’hui avec une mentalité de plusieurs siècles en
arrière, c’est tout le problème ! Notre muséum offre aux visiteurs
différents chemins pour découvrir la Bible, siècle après siècle. Une
statue est actuellement installée près de l’église de Saint Gothard
réalisée par l’artiste britannique Tony Cragg qui est une évocation de la
Madonnina du Duomo, la célèbre statue qui orne la flèche de la cathédrale.
Il est certain qu’une telle œuvre n’est pas facilement compréhensible pour
le plus grand nombre. Mais je pense qu’il est très important de faire cet
effort d’appréhender cette manière de voir l’art contemporain parce que
c’est le langage artistique d’aujourd’hui. Nous offrons cette richesse,
par différents cheminements, afin de mieux considérer cette même réalité.
Il me semble que grâce à cette approche, les personnes découvrant notre
musée pourront mieux apprécier les problématiques de l’art de nos jours et
peut-être mieux réfléchir à celles de demain".
Le Museo dell’Opera de Florence vient de rouvrir dans une toute nouvelle
organisation : un espace plus vaste qui a doublé par rapport à sa version
antérieure, une remarquable muséographie repensée grâce à l’impulsion de
son dynamique directeur, l’historien de l’art Timothy Verdon. Sorti de sa chrysalide de plâtre et d’échafaudages, ce tout
nouveau musée se caractérise tout d’abord par une nouvelle mise en
l’espace et conception dans la présentation des œuvres majeures détenues
par ce musée situé au cœur de la ville, à l’arrière de la cathédrale Santa
Maria del Fiore. Imaginez un instant un espace dont la monumentalité va
enfin correspondre à celle des œuvres exposées et plus proche de celui
d’une église de taille respectable que celui d’un musée classique. Car là
est le cœur du projet enfin abouti ainsi que le souligne Timothy Verdon :
« Il s’agit avec ce musée de repenser notre rapport aux œuvres et que
celles-ci retrouvent leur pleine expression originelle ».
Signe éclatant de cette démarche novatrice, l’ancienne façade gothique de
la cathédrale qui avait été remplacée à la Renaissance par celle que nous
lui connaissons retrouve une nouvelle vie grâce à une reconstitution
moderne qui sert d’écrin à une nouvelle présentation de la riche
collection de statues, écrin qui était le sien à l’origine. C’est la
première fois au monde qu’une telle restitution est mise en œuvre,
bouleversant ainsi la muséographie traditionnelle.
« Nous offrons au public avec notre nouveau musée un espace divisé en
28 salles sur trois niveaux distincts, espace qui abrite la plus grande
concentration au monde de sculptures florentines du Moyen-âge et de la
Renaissance.
(...) 750 œuvres dont certaines comptent parmi les chefs d’œuvres de
l’histoire de l’art couvrent ainsi une période de 720 années de l’histoire
de l’art. » précise encore Timothy Verdon.
Une des dernières Pieta de Michel-Ange, la Marie-Madeleine
de Donatello trouvent enfin en ces lieux un espace adéquat et adapté à la
majesté de ces créations réalisées par les plus grands artistes tels
Arnolfo di Cambio, Andrea Pisano, Lorenzo Ghiberti, Luca della Robbia,
Antonio Pollaiuolo, Andrea del Verrocchio... Les fameuses portes du
Baptistère de Lorenzo Ghiberti redeviennent ces livres de la foi que les
visiteurs pourront redécouvrir, comparer aux œuvres voisines et repenser
grâce à une information accompagnant la visite.
« Notre musée invite à une nouvelle attitude non seulement sur la place
de chaque œuvre dans un tout général rendu plus compréhensible, mais
également, et par là même, inviter le visiteur à s’intégrer activement
dans ce nouveau rapport tel que pouvaient le faire les contemporains de
ces œuvres passées à la postérité » indique Timothy Verdon. La tâche
réalisée est titanesque, les moyens mis en œuvre gigantesques, mais il est
fort à parier que cette nouvelle manière d’exposer un patrimoine
incontournable de l’histoire de l’art occidental devrait recueillir une
large adhésion et servir d’exemple à l’avenir. Le nouveau Museo dell'Opera
del Duomo emportera à n’en pas douter l’adhésion et l’admiration générale
; A découvrir donc, et sans tarder.
La rencontre d’un homme, d’un lieu et
d’une collection
Florian Rodari, conservateur de la Fondation Jean et Suzanne Planque, a
eu l'extrême gentillesse de bien vouloir ouvrir les portes de la Chapelle
du musée Granet d'Aix en Provence pour nous en présenter non seulement la
riche collection de la fondation Planque, mais également nous rappeler l'histoire d'un homme, Jean
Planque, et de sa passion pour Cézanne et la peinture.
Comment est né ce dépôt de la collection Jean
Planque, conseiller de la galerie Beyeler, à Aix-en-Provence dans cette
chapelle du musée Granet ?
Florian Rodari :
Nous devrions, à l’heure où je vous parle, contempler les œuvres que vous
découvrez ici, à Aix-en-Provence, sur les murs d'un nouveau musée cantonal des beaux-arts de Lausanne,
lequel aurait dû être édifié sur les rives du Lac Léman. Or, en 2008, les
électeurs vaudois ont rejeté cette construction qui avait pourtant été
envisagée plusieurs années auparavant. C’était la fin d’une belle idée, et
du même coup, pour notre fondation, la nécessité de trouver un autre lieu
afin d’abriter la prestigieuse collection de chefs-d’œuvre réunis de son
vivant par Jean Planque. Plusieurs facteurs ont alors concouru vers une
ouverture aixoise : le prêt de deux œuvres de Picasso de la collection
pour l’exposition Picasso-Cézanne au musée Granet en 2009, une
rencontre avec la fille de Jacqueline Picasso, Catherine Hutin, qui avait
bien connu Jean Planque et souhaitait réaliser des expositions dans son
château de Vauvenargues. Sans oublier, bien entendu, l’histoire intime qui
unissait Jean Planque au maître d’Aix et à la montagne Sainte-Victoire au
pied de laquelle ce peintre amateur avait choisi de se retirer à la fin
des années 40 pour tenter « d’ y refaire Cézanne sur nature ». Planque a
en effet peint dans ce lieu farouche plusieurs toiles inspirées par le
peintre aixois, notamment un Cabanon dans les arbres. A leur tour
sollicités, le musée Granet et les autorités d’Aix-en-Provence surent
manifester un enthousiasme sans faille à l’idée d’accueillir la collection
: de telle sorte qu’en 2010 un accord était passé entre la Communauté du
Pays d’Aix et la Fondation Jean et Suzanne Planque pour un dépôt d’une
durée de quinze ans de la collection au musée Granet. Depuis de nombreux
témoignages très touchants de l’amour que Jean Planque porta très tôt au
pays aixois, à son peintre et à son musée, ont été retrouvés dans les
archives. Eléments qui viennent justifier pleinement a posteriori le choix
que nous avons fait.
Il fallait cependant un lieu à même d’abriter une telle réunion de
chefs-d’œuvre, comment le choix s’est-il porté sur cette Chapelle des
Pénitents blancs qui a connu dans l’histoire bien des vicissitudes ?
Florian Rodari :
Il ne faut pas oublier que la ville qui a
vu naître Cézanne l’a aussi, étrangement, longtemps boudé. Au cours de ces
dernières années, la ville d’Aix-en-Provence, le musée et de son
directeur, ont manifesté une claire volonté de faire évoluer les choses,
en organisant des expositions autour du peintre, en remettant en valeur
des demeures et des sites en lien avec la vie de l’artiste. Accueillir un
nouvel ensemble riche de plus d’une centaine de tableaux n’allait
cependant pas de soi. Il fallait trouver un lieu exceptionnel pour cet
ensemble rattachant Cézanne à sa ville par le biais de nombreux artistes
qui, à l’instar de Picasso, admiraient son talent.
Le choix se porta finalement sur une chapelle depuis longtemps désaffectée
au culte, et qui avait connu bien des vicissitudes architecturales depuis
son édification en 1654 par les Pénitents blancs des Carmes. L’austérité
et en même temps l’élégance baroque des lignes donnaient à la construction
un charme idéal en vue de sa nouvelle destination. Je dois préciser ici le
travail remarquable réalisé tant dans la restauration du bâtiment que dans
l’aménagement des espaces qui font de cette chapelle – extension du musée
identifiée sous son nouveau nom, Granet XXe – un lieu culturel unique
mettant en valeur les chefs-d’œuvre réunis par Jean Planque tout au long
de son existence.
Pouvez vous nous présenter justement Jean Planque, cet amateur impénitent de
Cézanne, ce passionné de peinture, celui qui fût le conseiller irremplaçable du
marchand d'art Ernst Beyeler, et qui entreprit de réunir cette fabuleuse
collection ?
Florian Rodari :
Pour vous répondre, j’ai envie de vous
inviter à vous placer au seuil de la chapelle devant l’accrochage que nous
avons réalisé dans ce bel espace après bien des temps de réflexion. Vous
avez devant vous, dans la nef et dans les bas-côtés de cette étroite et
haute chapelle, un bel aperçu des choix faits par Jean Planque, à une
époque où certains de ces artistes n’étaient pas encore les « vedettes »
qu’ils sont devenus par la suite. Jean Planque, né en 1910 dans la
campagne vaudoise, n’avait reçu aucune formation particulière mais il
était doté d’une sensibilité aiguë face à la peinture qui lui permit
d’approcher très vite les grands peintres vivants. Son « œil » était
redouté. Une seule anecdote vous convaincra, s’il en était encore besoin,
de cette acuité exceptionnelle.
Photo prise à la Californie par Jacqueline
Picasso le 7 juillet 1960 - Courtesy Catherine Hutin
En 1960, Picasso avait repéré en 1960 dans le catalogue de la galerie
Beyeler un Portrait de Madame Cézanne réalisé par Cézanne et qu’il
avait cherché à acquérir cinquante ans auparavant. Jean Planque était à
cette époque le collaborateur de cette galerie, installée à Bâle. Ernst
Beyeler dépêcha alors son associé à La Californie, afin qu’il aille
montrer cette toile au maître que Jean Planque admirait intensément mais
qu’il n’avait encore jamais rencontré. Sur le chemin de La Californie, son
tableau de Cézanne sous le bras, Jean Planque
fit cette remarque au chargé de l’affaire qui l’accompagnait dans le taxi
: « Vous savez, je vais vous dire une chose : Picasso n’achètera jamais
ce tableau ». Quelle ne fut pas la surprise de cette personne lorsque
Picasso découvrant l’œuvre s’écria aussitôt avec stupeur : « Mais, bon
sang qu’est-ce que c’est que cette histoire, qu’avez-vous fait à ce
tableau ? ». En réalité, la toile de Cézanne avait été sauvagement
restaurée et l’œil de l’artiste, comme celui de Planque quelques mois plus
tôt, avait immédiatement détecté les dommages que l’œuvre avait subis.
Cette rencontre animée fut le point de départ d’une collaboration
fructueuse entre la galerie Beyeler et l’artiste espagnol. Cette faculté
remarquable de Jean Planque qui n’avait pourtant pas fait d’études
spécialisées en histoire de l’art ni suivi de formation aux beaux-arts, se
manifesta non seulement à l'égard des grands maîtres de la peinture mais
également envers des artistes moins connus, voire totalement inconnus au
moment où il les découvrait. Ainsi, pendant quelque vingt années, Jean
Planque conseillera l’achat d’œuvres majeures pour le compte de la Galerie Beyeler.
Planque se disait fier, plus encore que de sa collection de tableaux, de
son destin qui lui avait permis, lui parti de rien, de nouer des relations
amicales et profondes avec des artistes majeurs de son siècle, comme
Picasso, Dubuffet ou encore son compatriote Alberto Giacometti. Mais en
outre, le travail réalisé pour Beyeler sera pour lui l’occasion de
constituer cette merveilleuse collection personnelle, dont vous avez une
large partie exposée devant vous. (Nos regards croisent alors de
fabuleux Bonnard, Picasso bien sûr, des Rouault dont cette magnifique tête
de Jeune Pierrot, mais aussi Dufy, Léger, Braque ou encore Delaunay).
Le visiteur est impressionné en effet non seulement par la qualité des
œuvres réunies ici, mais aussi par leur mise en valeur dans ce bel endroit (...)
Florian Rodari : Il est vrai que la
mise en valeur des œuvres réunies par Jean Planque par un accrochage qui
reflète ses goûts et son histoire ont été nos priorités. La luminosité des
espaces, la fluidité des passages et leur rythme ont été l’objet de toute
notre attention. J’ai tenu à adopter ici un éclairage qui associe une
diffusion à la fois suffisante pour autoriser une lecture idéale des
œuvres – même celles qui exigent un minimum de lumière, à l’exemple des
aquarelles de Cézanne ou des pastels de Degas et Redon – et en même temps
suffisamment discrète pour ne pas créer un effet « projecteur » sur les
toiles, une tendance que je déplore trop souvent de nos jours, y compris
dans les grandes institutions. J’espère que nous sommes parvenus à un
juste
équilibre, toujours délicat à réaliser dans des lieux inspirants comme
celui-ci, entre la singularité des œuvres accrochées et leur diversité, de
manière, de format : nous devions à la fois faire sentir aux visiteurs le
fil directeur qui a guidé le collectionneur et rendre manifeste les
cohérences qui unissent de manière parfois occulte les artistes réunis.
Je me permets de revenir sur la qualité des œuvres qui composent la
collection Planque. Celle-ci dérive de la passion que Jean Planque a très
tôt éprouvée envers la peinture de Cézanne et sa leçon, décisive pour l’art
moderne : fascination pour la construction du tableau, d’une part, avec
les peintres cubistes présents ici, Braque, Léger, Laurens, Juan Gris,
Delaunay ; amour de la matière, de l’autre, avec des peintres qui y sont
très diversement sensibles, comme de Staël, Clavé, Tapiès ou Toledo.
Amour, enfin, de la couleur, des rythmes, de la musique, comme chez
Bonnard, Klee, Bissière, et même… Dubuffet. La passion pour Cézanne se
nourrit ainsi d’un amour profond pour les paysages de Provence, ces roches
à la fois austères, brutes et capables des évocations les plus nuancées.
Ce regard porté sur la nature trouve encore des correspondances de manière
bien différente, certes, mais avec un fonds commun, chez Monet ou chez Van
Gogh dont quelques œuvres ont pu être acquises par Planque de manière
toujours inattendue. Et plus directement encore, chez un artiste tel René
Auberjonois – souvent qualifié de Cézanne suisse – qui est l’un des
premiers peintres ayant encouragé Planque à exercer son œil et qui a bien
entendu sa place dans cet accrochage aixois. Enfin de manière évidente,
c’est au chœur de la chapelle qu’est exposée la dizaine de toiles de
Picasso que Jean Planque a pu acquérir durant les quelques années où il a
fréquenté leur auteur. Aux yeux du collectionneur, Picasso est l’artiste
qui sut faire la synthèse entre la leçon de Cézanne, les audaces du XXe
siècle et la grande tradition.
Lorsque l’on quitte cette grande nef de la chapelle, pour se déplacer
dans les plus petites salles attenantes, on reste surpris par des choix
une fois de plus d’une rare lucidité pour des artistes encore inconnus à
son époque.
Florian Rodari :
Absolument, et c’est là la raison majeure
qui fait de Jean Planque un découvreur hors pair qui ne
s’attachait pas à la notoriété d’un artiste mais essentiellement au
langage employé pour traduire ce que ce dernier avait à dire. Planque
était un homme d’une extrême sensibilité, pratiquant l’amitié avant toute
chose dans ses relations. De manière la plupart du temps inconsciente, il
était irrésistiblement attiré par l’œuvre, la rejetant parfois à la
première vision, puis y revenant, établissant entre ses choix des parentés
secrètes. C’est cette découverte permanente du mystère de la peinture, cet
éblouissement jamais blasé devant la création que nous avons cherché à
mettre en évidence, ici, à Aix.
Après la découverte des impressionnants Picasso au rez-de-chaussée, le
visiteur ne pourra qu’être marqué par le nombre saisissant des œuvres de
Dubuffet réunies dans la collection.
Florian Rodari : C’est en effet, le
deuxième point fort de la collection, avec une vingtaine de toiles de
l’artiste, qui s’échelonnent sur une période allant de 1949 à 1984. Les
relations de Jean Planque avec l’artiste furent étroites et
enrichissantes, même si elles ne furent jamais empreintes de la même
confiance qu’avec Picasso. Au-delà d’un sentiment de méfiance à l’égard
d’un artiste qui souhaitait tout contrôler, Planque admirait le génie de
Dubuffet et avouait avec la modestie exagérée qui était la sienne : «
Il s’est approché du pauvre bougre que je suis. Je lui dois tout ce que
j’ai pu faire par la suite […] Il m’a tout appris. Il m’a donné les
clefs pour analyser une œuvre. Savoir voir. » Planque recommandera
l’œuvre de Jean Dubuffet à Beyeler qui, à la fin des années cinquante,
pensait que son associé était fou de faire ce genre d’acquisition, que
personne à Bâle n’était prêt à acheter dans sa galerie des œuvres d’un tel
inconnu… Après ces débuts difficiles, Beyeler et Planque collaboreront de
manière intime avec Dubuffet, dans une aventure qui durera plus d’une
dizaine d’années et avec un succès qui se concrétise largement
aujourd’hui. On reste en effet impressionné par la qualité et l’étendue
des œuvres réunies ici à l’étage, qui illustre, une fois de plus, la
sagacité des choix de Jean Planque, face à une œuvre provocatrice et qui se
remettait sans cesse en question au fil des années. Planque soutint à bout
de bras la peinture de Dubuffet lorsqu’elle prit le chemin de l’Hourloupe
et décontenança ses amateurs. Il résistait pourtant à la volonté affichée
par Dubuffet de saboter la « culture asphyxiante ». Aux yeux de Planque,
l’œuvre d’art, même la plus audacieuse, ne pouvait céder à la seule
invention. Elle devait pouvoir toujours « parler » à celui qui la
contemplait. Elle devait également "nourrir le regard comme un champ de
pommes de terre devait nourrir une famille de paysans", répétait cet homme
élevé durement à la campagne. Aussi bien a-t-il très peu échangé ses
tableaux : une ligne de conduite qui explique en bonne partie la qualité
de sa collection.
A côté de l’ensemble des Dubuffet on peut également découvrir les œuvres
de quelques représentants de l’art brut, et surtout de Kosta Alex, un très
proche ami de Jean Planque, lequel ayant découvert par hasard ses travaux
l’encouragea à exposer ses sculptures à la galerie Claude Bernard et lui
présentera Dubuffet qui était passionné par ses constructions en carton
découpé. Alex restera jusqu’au bout fidèle au collectionneur et, à sa
mort, il offrira à la Fondation une trentaine de sculptures en mémoire de
son ami.
Pour conclure ce riche parcours, nous avons également tenu à réunir sur
l’autre plateau de la mezzanine quelques œuvres marquantes de la main de Jean Planque
qui, ne l’oublions jamais – c’est d’une importance décisive pour
l’exigence de son « œil » –, était peintre. On peut admirer notamment une
« Fenêtre sur le Luxembourg », une des rares compositions qu'il ait
acceptée de signer de sa main, que d’éminents
spécialistes venus visiter la collection prenaient pour un Matisse
méconnu… !
Kosta Alex, Tête de mort, 1967,
carton-relief peint, 65,5x56,3 cm,
Ces compositions sont entourées de toiles de ses premiers amis suisses
auxquels il est toujours resté fidèle. Depuis que la Fondation existe,
certains artistes qui avaient connu Jean Planque ou que ce dernier
appréciait, mais dont il n’avait pu acquérir de son vivant des œuvres, sont venus enrichir la collection de leurs
dons. D'autres ont tenu à lui rendre hommage. Je pense notamment à la famille de Hans Berger qui nous a confié le
dépôt d’une toile superbe, Le Bain, que Planque avait autrefois admirée
dans l’atelier de l’artiste. Je pense au généreux Alexandre Hollan qui
nous a offert une dizaine de dessins, à Sorel Etrog, à d’autres encore à
venir… Tout en respectant les affinités de Jean Planque, et sans avoir la
prétention de vouloir se substituer à son regard, c’est là pour nous une manière
heureuse de faire évoluer cette collection.
directeur du Museo dell'Opera di Santa Maria del Fiore di Firenze
“Comment votre vie a-t-elle rencontré l’art de
manière générale et plus précisément les arts sacrés ?”
Mons. Timothy Verdon :
"C'est un chemin à la fois compliqué et en même temps assez
simple. Je suis né aux États-Unis et à l'âge de 18 ans je suis arrivé à
Venise où je suis tombé follement amoureux de l'Italie et de son art. J'ai
eu cette sensation étrange d’une familiarité immédiate, ce sentiment
d'être un peu chez moi au contact de cette culture. Ma formation
catholique m'avait déjà donné un grand nombre de références qui me
permettaient de reconnaître certaines des représentations que je
découvrais alors, avant même de recevoir une formation spécifique. Ainsi,
lorsque je me trouvais dans la basilique Saint-Marc, les images que je
voyais avaient déjà, me semblait-il, un sens pour moi. Cette lecture a
créé en mon for intérieur la nécessité de comprendre non seulement le
message, mais également les motifs et les moyens mis en œuvre par les
artistes pour rendre ce message d'une manière ou d'une autre. C'est à ce
moment-là que j'ai commencé à étudier l'histoire de l'art. Ma vocation et
ma formation d'historien de l'art sont ainsi nées d'une expérience de
l’art sacré qui était très simple, puisqu’elle reposait essentiellement
sur le plaisir même de réaliser que je possédais déjà un moyen pour
déchiffrer ces images. Par la suite, en étudiant l'histoire de l'art, je
me suis toujours trouvé de plus en plus attiré par ces connexions entre le
message et le choix des moyens expressifs. J'ai ainsi dans cette optique
fait des études d'histoire de l'art, mais également d’histoire de
l'iconographie. J'ai alors compris très tôt qu'il y avait un rapport
extrêmement riche non seulement entre la Bible et le sujet de l'art, mais
aussi avec le contexte même pour lequel l'art sacré avait été créé avec
l'intérieur de l'église et le lieu de la célébration. Progressivement,
j'ai orienté ma carrière dans l’étude de ce rapport extrêmement riche
entre la liturgie et les images créées pour la représenter en une
dimension visuelle, soit pour communiquer de façon très simple, mais aussi
pour le christianisme de manière beaucoup plus essentielle. J'ai dit
volontairement « de façon simple » parce que tout le monde comprend
évidemment une image, mais j'insiste aussi sur la profondeur de
l'utilisation par l'Eglise de cette forme expressive universelle. Presque
toutes les grandes religions officielles ont employé l'art et l'art
monumental. Mais la plupart du temps, les œuvres d'art appartenant à ces
autres religions expriment bien évidemment le sens de cette foi, mais de
l'extérieur, alors que dans le christianisme, il y a un lien étroit avec
l'essence même de la foi. En effet, il ne faut jamais oublier ce fait
essentiel selon lequel le Christ est la parole de Dieu qui s'est fait
chair et s’est incarnée pour être vue selon le Prologue de l’Evangile de
saint Jean. Dans le christianisme, l'image accompagne donc le rite qui est
le centre même de la foi - Dieu qui se rend présent dans ce vin et dans ce
pain - et, le croyant participe à cette incarnation, se produit alors une
visualisation dans le temps de l'église de ce que les premiers apôtres ont
expérimenté à l’origine. J'ai orienté ainsi mes études d'histoire de l'art
afin de mieux comprendre ce rapport même, et dans les années 80, j’ai été
invité, ici à Florence, comme laïc en tant que Professeur d'histoire de
l'art."
« Quelle a été cette intimité de la Beauté que vous avez alors côtoyée
? »
Mons. Timothy Verdon : "C'est une
question importante et cela a eu une place essentielle chez moi. Vivre
toujours concentré sur ce sujet me conduisait irrémédiablement à une
attitude de prière, c'est assez inévitable ! (rires) Et, cela a été pour
moi une forme de réalisation d'une vocation, car pendant ma jeunesse,
j'avais déjà vécu quatre ans dans un monastère bénédictin. J'ai toujours
su dans mon for intérieur qu'une partie de ma vie se réaliserait dans une
dimension contemplative. Même ici en Italie, j'ai pu réaliser que ce
patrimoine extraordinaire n'était pas assez reconnu et identifié comme
tel, l'Eglise ayant en effet en partie accepté cette lecture banale de ces
œuvres en les qualifiant de chefs-d’œuvre de grand attrait pour les
touristes. Or, à un certain moment, j'ai senti comme une vocation
spécifique de me rendre utile en enseignant ces choses. Je me souviens
très bien d'un épisode dans la cathédrale de Milan où, à un certain moment
de l'année, sont accrochés des grands tableaux. Il y avait là un évêque
auxiliaire dans une réunion avec des jeunes gens et qui tentait
d’expliquer des idées abstraites. J'ai alors soudainement pensé combien
son discours aurait eu plus de portée s'il s'était servi des
représentations qui l'entouraient. J'ai vraiment pris conscience de ce
qu'il fallait faire à partir de cet épisode."
« Vous êtes très impliqué dans la communication et la diffusion des
arts sacrés par le biais de l’édition, de la télévision… Comment
considérez-vous la communication et les médias aujourd’hui quant à la
diffusion des arts sacrés ? »
Mons. Timothy Verdon : "C’est de
nouveau une question difficile parce que les médias catholiques sont à la
fois ouverts à cela et en même temps ont une certaine difficulté à
accueillir toute l'étendue de cette initiative. Très souvent, des journaux
ou des entretiens télévisés finissent par réduire le travail que je
cherche à faire en une sorte de passion personnelle pour la beauté
esthétique de ces choses qui, dans mon cas, est cependant accompagnée de
cette foi religieuse. Il y a une difficulté à rendre compte que cette
grande beauté esthétique ne peut s'expliquer qu’au travers d’une autre
beauté qui est celle d'un système intellectuel de la foi. Cela s'observe
au Moyen Âge, à la Renaissance et jusqu’au début du XVII° siècle au moins,
durant toute cette période s'est développé un merveilleux système qui
semblait exprimer toute la réalité que l'homme pouvait connaître. Je
cherche donc à mieux faire connaître ces interconnexions qui ne doivent
pas être réduites à une simple admiration esthétique. Cette dimension est
évidemment plus facile à faire partager par le canal des médias
catholiques. Pour les autres, le risque est de passer tout simplement pour
un enthousiaste qu'il faudra tempérer voir écarter…
Ce que je cherche à faire avec notre art catholique peut également être
mis en parallèle avec n’importe quel art exprimant un système de foi.
Cette démarche méthodologique doit beaucoup à l'un de mes professeurs à
Yale qui étudiait l'art africain et était assez atypique dans les années
60 puisqu'il était communiste ! Il m'a communiqué cette méthode inspirée
du marxisme qui consiste à étudier le contexte qui a présidé à la création
des œuvres artistiques de la même manière qu’on le fait pour les données
économiques. Je pense que je perpétue cette vision pour l'étude des
œuvres d'arts sacrés encore aujourd'hui, ce qui m'apparaît être un
paradoxe très amusant ! (rires)"
« Vous insistez sur l'importance de la qualité des homélies à travers
le filtre de l'art sacré. Est-ce que l'inspiration de l'artiste lui-même
inspiré par Dieu peut être un moyen renouvelé d'évangélisation au XXIe
siècle ? Et pensez-vous que c'est une manière performative de diffuser la
Bible ? »
Mons. Timothy Verdon : "Oui, car dans
le passé, comme vous le savez, un grand nombre de croyants ne lisaient pas
la Bible et les arts sacrés étaient un moyen extrêmement efficace pour
diffuser non seulement les histoires bibliques, mais aussi le sens profond
de la foi. Et aujourd'hui, alors même que tout le monde sait lire, très
peu le font et il demeure encore vrai, comme Benoît XVI le rappelle dans
l'introduction au Compendium du Catéchisme, que l'art sacré est une
forme de prédication très importante. L'art est aujourd'hui essentiel pour
communiquer le contenu de l'Évangile, des Saintes Ecritures, ainsi que la
tradition de l'Eglise. L’art transmet presque mieux que la parole écrite
ou la parole prononcée. L'œuvre d'art laisse un grand espace de réflexion
aux spectateurs. À notre ère de l’omniprésence de l'image, ce média parle
plus que le reste. Après les grandes illusions qui ont suivi la fin de la
Seconde Guerre mondiale, nous sommes parvenus à une situation où personne
ne croit plus en rien, ni en personne. Prenez le plan politique par
exemple, plus personne n’adhère aux programmes énoncés par la parole de
ces responsables politiques. L'image dans sa simplicité et avec son effet
immédiat est plus convaincante. Aujourd'hui, cette image qui parle de la
foi sans affectation, sans présomption, doit se libérer de toute une
tradition magnifique, mais qui ne correspond plus aux réalités
d'aujourd'hui. L'artiste doit trouver son langage, un langage qui doit
être compréhensible à nos contemporains et être profondément personnel. Il
doit réfléchir à sa foi individuelle, mais en même temps avoir cette
qualité de lingua franca en la communiquant aux autres. Il n'y a
pas beaucoup d'artistes qui aient trouvé et réuni ces éléments, mais
lorsque cela se produit, le spectateur a bien conscience que l'artiste a
recherché cette authenticité dans l'image et le rapport est alors
immédiat. Même les non-croyants sont alors émus par cette recherche
physique et matérielle de transcendance, ce fait de croire en quelque
chose, de s'inscrire dans une tradition de foi… L'artiste a assurément un
rôle à jouer pour parler et témoigner de cette recherche, ce qui a alors
une grande force à notre époque. Les jeunes sont absolument enchantés par
les rencontres avec ces artistes qui, comme eux, ne sont pas encore
arrivés et poursuivent une quête non seulement personnelle, mais également
communautaire."
« Mais d’une certaine manière, ne risque-t-on pas de donner une trop
grande force à ces mêmes images comme le soulignait de manière radicale
saint Bernard en son temps ? »
Mons. Timothy Verdon : "Saint Bernard
était lui-même excessif dans son jugement quant à la force des images !
(rires), Mais il est vrai qu’aujourd’hui, il y a une urgence avec notre
époque de relativisme, et cette force de l’image ne saurait être écartée
au motif qu’elle pourrait être une réduction de la profondeur de la foi.
Cela dit, votre remarque souligne en effet une question qui se pose au
sein de l'Eglise aujourd'hui. Beaucoup prétendent que seule l'image
figurative devrait être retenue pour l’exercice de la foi. Et sur ce
point, je ne suis pas d'accord. Il est vrai que l'Eglise a donné une place
d'honneur à la figuration, mais il est vrai aussi qu'en différentes
périodes, surtout au début, l'Eglise a également accepté l'abstraction,
avec un art qui ne représente pas, mais qui communique avec ses moyens
propres sans obligatoirement y voir une mimèsis de notre monde. Si
le lieu le plus important de l'art sacré se trouve être le lieu
liturgique, la liturgie même n'est pas représentative : si vous prenez
l'exemple du Moyen Âge, la liturgie insistait sur le fait que pendant le
déroulement de la messe, lorsque le prêtre élevait l'hostie et le calice,
on devait y voir le Seigneur mis en croix et lorsqu'il redéposait ces
mêmes espèces sur l’autel, il fallait les voir comme la déposition du
corps du Christ au pied de la Croix. C'était une aberration, car la
liturgie n'est pas une sorte de mimétique ou de pantomime, mais nous fait
voir des choses, du pain et du vin, en vous disant que ce sont vraiment
d'autres choses. La liturgie est donc déjà un processus non figuratif. Et
dans ce contexte liturgique, l’art non figuratif fonctionne aujourd'hui
probablement mieux. Il n'est pas ici question de relativisme à partir du
moment où vous avez un prêtre qui célèbre sur un autel, personne ne peut
imaginer qu'il s'agit de l'art pour l'art. L'Eglise doit ainsi aujourd'hui
revendiquer sa propre tradition avec non seulement la figuration qui a
toute sa place - notamment pour la catéchèse –, mais également de façon
mystique, presque sacramentelle, à travers les seules couleurs et les
seules formes qui révèlent les choses de l’au-delà."
« Quelle est la réaction de l’historien de l’art
à l’égard de ces créations artistiques qui ont parfois un caractère
blasphématoire ? Ne sommes-nous pas, dans certains cas, dans une dimension
où le sacré se cache profondément dans le profane ?»
Mons. Timothy Verdon : "C'est un
phénomène très ancien, que l'on retrouve déjà dans l'antiquité, et
notamment dans les catacombes, où l'on peut observer la célèbre image d'un
âne crucifié, afin de tourner en ridicule le christianisme. C'est toujours
un signe de la force de notre foi, car cette détestation, et parfois même
la haine, s'avère être tellement forte qu’elle traduit parfois un doute ou
une interrogation pour celui qui s’y prête. Le blasphème trahit en effet
un témoignage négatif d’une sorte de croyance en Dieu : si la croyance
n’avait pas de poids, elle ne ferait pas l’objet d’une telle attaque. De
même que le poète Térence affirmait « Homo sum ; humani nihil a me
alienum puto » (rien de ce qui est humain ne m’est étranger), le
chrétien peut également dire que tout ce qui est authentiquement humain
nous appartient. Jean-Paul II dans la lettre aux artistes affirme la même
chose en disant que même l'art qui semble exprimer des croyances ou une
attitude aux antipodes de notre foi, s’il est un art authentique, doit
nous intéresser. Cet intérêt se pose également sur un plan
anthropologique. Dans la recherche de l'artiste pour trouver quelque chose
d’humainement significatif et le communiquer aux autres, il y a
certainement une recherche de vérité, d'humanité, qui pour nous implique
une recherche inconsciente du Christ. Si vous prenez le grand art sacré,
avec le grand maître de l'iconographie religieuse qu’a été Léonard de
Vinci par exemple - un artiste qui n'était probablement pas du tout
croyant- vous avez cependant grâce à tous ses chefs-d’œuvre, l’évocation
de tous les grands sujets chrétiens : la maternité, le don de la vie du
Christ, etc. Léonard nous enseigne quelque chose de notre humanité qui est
tellement importante que Dieu lui-même a voulu la partager avec nous de la
manière la plus saisissante. Vous avez là également un exemple inverse du
profane vers le sacré !
L'œil pétillant et alerte a vu tant de chefs d'œuvre que l'on se
demande toujours à rencontrer l'académicien Pierre Rosenberg s'il peut
encore s'émerveiller. La réponse est immédiate, la même passion
communicative est intacte, si ce n'est plus grande encore, tant l'homme
souhaite transmettre aux générations futures cette curiosité pour l'art
qu'il juge tant menacée si l'on n'y prend garde. Comment aborder l'art,
comment regarder un tableau, quel est le rôle des musées, celui de l'Etat
pour l'enseignement de l'art aux jeunes générations, c'est à autant de
questions et bien d'autres encore que répond avec fougue et générosité le
grand académicien à l'écharpe rouge !
uelle a été l’éducation de votre regard, celui qui a fait de vous le
meilleur spécialiste du peintre Nicolas Poussin et de la peinture
française et italienne des XVIIe et XVIIIe siècles plus généralement ?
Pierre Rosenberg :
"Ce n’est pas l’école, mais bien mes
parents qui ont contribué à ouvrir mes yeux à l’art. Après la guerre, et
notre retour à Paris, j’ai commencé grâce à eux à découvrir ce monde.
J’avais un grand-père maternel qui collectionnait un petit peu, et mon
père et ma mère avaient également un fort attrait pour le monde de l’art.
Cette chance m’a été donnée grâce à un milieu social aisé et instruit sans
lequel cela n’aurait pas été possible. C’est toujours une donnée qui m’est
très sensible : combien de jeunes n’ont pu et ne peuvent encore avoir
accès à l’art et à la culture de manière générale faute d’un milieu
éducatif et parental sensibilisés à ces questions. Je me souviens encore
d’avoir acheté à l’âge de douze ou treize ans une gravure de Lurçat, un
artiste quasi oublié de nos jours. Mais malheureusement, comme souvent en
France, c’est de manière empirique que j’ai commencé à me former. Je me
souviens avoir eu deux passions à cette époque : tout d’abord les
Primitifs Italiens que j’ai beaucoup oubliés depuis, et puis l’Égypte.
J’ai failli choisir l’égyptologie comme discipline, aidé en cela par la
grande dame de l’époque, Christiane Desroches Noblecourt. Mais au même
moment a éclaté une guerre israélo-égyptienne qui m’a dissuadé d’aller
travailler dans ces directions. Vous voyez ainsi que le XVIIe siècle est
en fin de compte arrivé un peu plus tard lorsque j’avais plus de 20 ans."
___________________________
L’enseignement de l’art dans les lycées est
une vieille bataille qui avait été déjà menée par André Chastel, bataille
que j’ai poursuivie après lui
___________________________
Cette éducation à l’art est au cœur de vos préoccupations pour les
générations présentes et à venir pour lesquelles vous semblez vous
inquiéter.
Pierre Rosenberg :
"Absolument, c’est une réelle inquiétude.
La différence avec l’Italie est flagrante où l’histoire de l’art est
enseignée obligatoirement, ce que les historiens de l’art italiens
maintiennent contre vents et marées. Leurs manuels scolaires sont
remarquables et nous voyons bien toute la différence lorsque l’on
fréquente les musées. Si vous prenez le Louvre par exemple, et que vous
observez un groupe d’Italiens devant un tableau venant de leur pays ils
n’hésitent pas à faire remarquer : « e nostro » -« il est de chez
nous ! ». On sent bien en France que cette absence d’éducation artistique
plombe la classe politique par exemple qui est souvent ignorante de ces
choses-là avec heureusement quelques exceptions. L’enseignement de l’art
dans les lycées est une vieille bataille qui avait été déjà menée par
André Chastel, bataille que j’ai poursuivie après lui lorsque je lui ai
succédé à la tête du Comité Français de l’Histoire de l’Art. Et si cela se
passe un petit peu mieux qu’avant c’est grâce à une certaine pression des
parents d’élèves, tout cela est bien relatif, car ceux qui enseignent
aujourd’hui l’histoire de l’art dans les lycées ne sont pas des historiens
de l’art, mais viennent des lettres ou de l’histoire. Il faut savoir qu’à
l’heure actuelle en France, il n’y a toujours pas d’agrégation en histoire
de l’art, ce qui est absurde. Nous nous rendons bien compte que,
contrairement à ce que l’on dit aujourd’hui, les musées sont vides et vous
avez un public venu en nombre pour certaines expositions médiatisées. Pour
quelle raison ? Tout simplement parce qu’il manque à ces visiteurs une
éducation leur permettant de comprendre les œuvres de ces musées. La
plupart ne connaissent pas plus la Bible que la mythologie, et ils
observent dès lors des tableaux dont les représentations leur échappent.
Si un effort n’est pas fait afin de comprendre ce que l’on voit, je crains
en effet que les musées connaissent des jours difficiles."
Comment comprendre qu’une personnalité comme celle d’André Malraux qui
a été à l’origine de votre nomination n’ait pas réussi à imposer cette
éducation alors qu’il était ministre de la Culture ?
Pierre Rosenberg :
"C’est une question que je me suis souvent
posée sans avoir réellement de réponse. J’ai pourtant connu Malraux à
cette époque et j’ai été très étonné qu’il n’ait pas également profité de
son passage aux affaires pour ne pas revenir en arrière sur le fameux
échange espagnol de 1941, il lui aurait été facile pourtant de le briser.
L’Espagne a alors conservé les œuvres qu’elle avait reçues de Pétain à
cette époque et parallèlement le Louvre les siennes avec un échange plus
que disproportionné. J’en parlais récemment avec le conservateur qui vient
de réaliser l’admirable exposition Vélasquez au Grand Palais. Sur un autre
point, Malraux aurait pu réunir les Monuments Historiques et les musées
qui restent toujours à l’heure actuelle distincts et éloignés. Mais, par
ailleurs, il ne faut pas oublier son immense legs avec de grandes
réalisations en matière culturelle, et notamment ce fameux ministère de la
culture qui, quoi qu’on en dise, garde toujours une certaine utilité."
Pour poursuivre ce que nous venons d’évoquer, quels conseils
donneriez-vous à des non-spécialistes afin de lire correctement un
tableau ?
Pierre Rosenberg :
"C’est une bonne question ! Je pense qu’il
faut absolument aller dans les musées, s’arrêter longtemps devant une
œuvre, s’interroger sur son sujet, chercher ce que le peintre a voulu
dire. Il me semble que la musique est plus passive, sans que cela soit
péjoratif pour autant. Il faut faire un plus grand effort vers la peinture
et avoir une démarche active. Il est évident que certains artistes sont
plus faciles que d’autres et que des peintres académiques du XIXe siècle,
les Pompiers par exemple, racontent des histoires plus accessibles aux
néophytes et sont ainsi une manière d’entrer dans le monde de la peinture.
La peinture impressionniste, en un certain sens, peut-être plus facile
d’accès que la peinture ancienne. Les sujets y jouent un moindre rôle, et
son exécution est évidente. Je pense que lorsque cela est possible il faut
commencer ces découvertes au plus jeune âge, car si l’on attend trop, une
certaine appréhension peut limiter cet élan vers l’art de peur de ne rien
y comprendre."
___________________________
nos contemporains ont pris l’habitude de
regarder les choses trop vite. C’est d’ailleurs une habitude dont nous
avons hérité depuis les tableaux impressionnistes et l’art contemporain
___________________________
Vous venez d’évoquer deux attitudes importantes pour aborder l’art :
regarder une œuvre et longtemps.
Pierre Rosenberg :
"Oui, en effet, nos contemporains ont pris
l’habitude de regarder les choses trop vite. C’est d’ailleurs une habitude
dont nous avons hérité depuis les tableaux impressionnistes et l’art
contemporain. Auparavant, les tableaux faisaient l’objet d’une étude
beaucoup plus minutieuse, car la plupart du temps les personnes qui
faisaient un voyage de Londres à Rome pour étudier une peinture de Raphaël
savaient qu’ils ne la reverraient probablement pas. Par conséquent, le
souvenir était primordial et l’examen approfondi s’imposait d’autant plus
à une époque où il n’y avait pas de cartes postales ni d’albums et encore
moins d’Internet."
Vous avez à ce sujet rappelé par ailleurs le cas du Bernin venu à Paris
qui observe pendant plus d’une demi-heure une seule œuvre de Poussin…
Pierre Rosenberg :
"C’est en effet absolument symptomatique de
ce que j’évoquais. Lorsque Le Bernin arrive à Paris, il avait déjà 67 ans.
Louis XIV avait réussi ce tour de force sur le pape d’obtenir la venue de
cet artiste dans son royaume. À cette époque, le monarque souhaitait faire
du Louvre le plus beau palais, Versailles n’était pas encore en projet. Il
arrive donc à Paris pour faire des plans du Louvre ainsi qu’un buste de
Louis XIV, et alors même qu’il a un guide parlant parfaitement l’italien
et qui le promène dans tout Paris, Bernin n’a qu’une seule idée en tête :
voir des tableaux de Poussin ! Cet exemple met à mal les catégories trop
figées de l’histoire de l’art qui divise en baroque et classique ces deux
grands maîtres en pensant abusivement qu’ils appartiennent à des mondes
différents. On réalise très rapidement qu’il n’en est rien. Bernin a une
véritable passion pour Poussin dont il comprend parfaitement les œuvres.
Et en effet, lorsqu’il aperçoit Les Sacrements de Poussin, il est
très ému, prend tout son temps pour les observer, se met à genoux devant
l’un d’eux. Il reconnaît à cette occasion que le grand maître français est
un artiste intellectuel. Il est amusant de noter qu’après le départ du
Bernin, Louis XIV fera acheter des œuvres de Poussin qui n’était pas
encore dans ses collections royales… Ces deux artistes que l’on croyait
aux antipodes l’un de l’autre manifestent un amour commun pour la peinture
et une connaissance profonde de ce qu’elle est capable d’obtenir :
l’émotion, les grands sentiments, des questions un peu compliquées parfois
: « qu’est-ce que la Providence ? ». Pour revenir à votre question
initiale, il faut du temps pour saisir tout cela. Il y a encore quelques
rares visiteurs au Louvre qui ne viennent que pour voir un seul tableau.
Il est évident que vous avez une tout autre approche lorsque vous
focalisez votre attention sur un seul tableau. Vous en apprenez plus sur
l’auteur, l’époque de la composition du tableau, comment est-il arrivé
dans les collections, quel en est le support, sa restauration… Il y a
ainsi un grand nombre de manières d’entrer dans un tableau, chose
impossible avec une multitude. Selon moi, la curiosité s’éveille beaucoup
plus facilement, des détails apparaissent avec le temps."
Votre riche expérience à la direction du
Musée du Louvre vous a permis de mieux comprendre le rôle de cette
institution et des musées de manière plus générale. Comment percevez-vous
les rapports entre le musée et les expositions, ces dernières semblant
nettement prendre le dessus en popularité ?
Pierre Rosenberg : "Nous
sommes en effet dans une période où l'éphémère l'emporte sur le permanent.
J'ai vécu au Louvre pendant quarante ans et j'ai vécu son passage d'une
époque un peu poussiéreuse à celle d'un musée moderne. Ce musée n'a pas
été conçu en pensant au succès qui serait le sien. Le musée que vous
visitez aujourd'hui pouvait accueillir 5 millions de visiteurs alors que
de nos jours le chiffre de 10 millions est atteint. Il semble alors
évident que certaines choses ne peuvent plus fonctionner comme c'était le
cas auparavant. Cela va du détail trivial des toilettes qui ne
correspondent plus au flux quotidien des visiteurs à la trop grande
proximité des trois chefs-d’œuvre les plus populaires que sont la Vénus de
Milo, la Victoire de Samothrace et la Joconde qui concentrent un trop
grand nombre de visiteurs dans un espace voisin (...)
Biographie
Né à Paris, le 13 avril 1936, Pierre Rosenberg passe les années de la
guerre dans le Lot-et-Garonne et en Gironde. Il doit la vie aux paysans
qui abritèrent ses parents et surent le protéger. Il fait ses études
secondaires au lycée Charlemagne à Paris. Licencié en droit, diplômé de la
section supérieure de l’école du Louvre, il entre au département des
Peintures du musée du Louvre en 1962. Il y fera toute sa carrière, du
poste d’assistant à celui de conservateur du patrimoine chargé du
département des Peintures. En octobre 1994, il sera nommé
président-directeur du musée du Louvre, devenu établissement public en
1992. Il le quittera le 13 avril 2001. Il a été, de 1981 à 1993,
conservateur du musée national de l’Amitié franco-américaine de
Blérancourt. Ses travaux d’historien de l’art portent essentiellement sur
le dessin et la peinture française et italienne des XVIIe et XVIIIe
siècles ainsi que sur l’histoire du collectionnisme. Pierre Rosenberg a
organisé un grand nombre d’expositions en France, en Italie, en Allemagne,
en Angleterre, aux États-Unis, au Canada, et en a rédigé, parfois
intégralement, les catalogues. Il a été élu à l’Académie française, le 7
décembre 1995, au fauteuil d’Henri Gouhier (23e fauteuil). (source :
Académie française)
______________________
(...) Nous pensions à l'époque que le Grand Palais serait le lieu des
expositions et le Louvre celui du musée, ce dernier ayant suffisamment à
offrir pour ne pas avoir besoin d'espaces d'exposition. Sous la pression
de la demande du public, nous nous sommes retrouvés dans l'obligation de
faire également au Louvre de grandes expositions dans des espaces qui ne
sont pas tout à fait heureux, sans lumière du jour. À ce sujet, des
travaux vont bientôt commencer pour rectifier ces choses dans le hall
Napoléon notamment. Quant aux expositions, je dois plaider coupable, car
j'ai beaucoup aimé en faire et à en rédiger les catalogues, mais nous
pensions à l'époque qu'elles serviraient de relais pour aller vers les
musées et on s'aperçoit qu'aujourd'hui ce n'est pas le cas. Les visiteurs
découvrent les expositions et ne vont plus dans les musées. La situation
est encore plus grave pour les musées de région qui, s'ils ne font pas
d'expositions, n’accueillent plus de visiteurs, mais en intégrant ces
expositions dans leurs programmes sont ainsi obligés de décrocher des
œuvres de leur collection permanente que des visiteurs étrangers peuvent
pourtant toujours souhaiter découvrir lors de leur venue en France. C'est
un dilemme auquel sont confrontés la plupart des jeunes conservateurs qui
tentent de trouver des solutions qui ne sont jamais faciles. Pensez que
j'ai connu le Louvre à une époque où l'idée de mécénat était totalement
incongrue… Pour toutes ces raisons, les musées ne sont plus des
institutions figées, mais bien vivantes. Cependant, la pression extérieure
augmente également en conséquence pour ses responsables."
Il ne s’agit pas pour autant que les musées perdent leur âme…
Pierre Rosenberg :
"Absolument, et c'est pourquoi j'estime que
les musées doivent être aux mains des conservateurs. Autant il est
indispensable que le patron d'un musée ait à ses côtés un énarque pour son
administration, mais celui qui dirige se doit d'être conservateur. Il y a
une tendance actuelle à diviser les fonctions entre un président et un
directeur, ce qui n'est pas une bonne idée, je suis plus favorable à la
tendance du Louvre et d'Orsay d'avoir un président-directeur qui soit un
scientifique. Si l'on est bien conseillé, il n'est pas vrai qu'un
conservateur ne peut pas mener à bien sa charge d'autant que selon mon
expérience personnelle, on apprend très vite !"
___________________________
Lorsque nous allons au-delà de ces
barrières placées par Poussin, nous parvenons à d'autres horizons
___________________________
Pouvons-nous partir de votre amour précoce pour la peinture de Nicolas
Poussin, comment cet attrait s’est-il matérialisé ? Pensez-vous que la
peinture de ce peintre soit encore accessible en notre XXIe siècle et de
quelle manière ?
Pierre Rosenberg :
"J'ai fait ma thèse sur les tableaux
français et italiens du XVIIe siècle du musée de Rouen. En 1960, il y a eu
à Paris une immense exposition Poussin organisée par le meilleur
spécialiste du peintre Sir Anthony Blunt, par ailleurs espion pour le
compte de l’Union soviétique… À la suite de cette exposition, j'ai eu la
charge de faire une plus petite exposition sur le thème de Poussin et son
temps. Ont suivi des expositions à Rome que m'avait demandé Balthus ; en
1994 a eu lieu à Londres et à Paris, l'exposition la plus grande qui ait
été faite sur ce peintre, puis une dernière à Bilbao et au Metropolitan
qui s'appelait Poussin et la nature. Poussin ne m'a jamais quitté
et j'ai fait avec Louis-Antoine Prat le catalogue de ses dessins. Je viens
d’achever le catalogue raisonné des quarante Poussin du Louvre et, avant
de mourir, j’aimerai terminer le catalogue raisonné de l’œuvre peint de
Poussin, une tache qui m’occupe jour et nuit. C'est en effet le peintre
qui m'est le plus cher même si j'ai travaillé notamment sur Chardin et
Fragonard que j'apprécie beaucoup. Comme je le soulignais tout à l'heure,
Poussin est un peintre difficile qui a mis la barre très haute. Or,
paradoxalement, j'ai pu constater très souvent qu'il suscitait des
passions une fois ces difficultés d'accès levées. Lorsque nous allons
au-delà de ces barrières placées par Poussin, nous parvenons à d'autres
horizons et si vous prenez par exemple Les Saisons, vous identifiez
bien entendu les quatre épisodes bibliques, mais aussi les quatre âges de
la vie sans oublier les quatre moments du jour, du matin à la nuit, avec
une fin dramatique, Le Déluge, c'est-à-dire la fin du monde ! Et
même dans cette dernière œuvre, ce qui peut apparaître comme une fin n'en
est pas forcément une avec cette petite arche au fond qui laisse encore un
espoir… Vous voyez que tout son art pose des questions essentielles. On
peut affirmer que c'est notre plus grand peintre, plus que Cézanne ou
Seurat ou encore Matisse. Mon dernier rêve serait de pouvoir réaliser un
grand musée Poussin aux Andelys, son lieu de naissance. Même si c'est une
lourde bataille, financièrement parlant notamment, je n'ai pas encore
perdu espoir ! Et même si il a vécu longtemps en Italie, il est toujours
resté français dans l'âme avec même, si j'ose dire, quelque chose d'un peu
chauvin. C'est un peintre qui a une très haute idée de lui-même, de son
art, et en cela il est émouvant et fait rêver. Il y a au XVIIe siècle
quelques grands génies de la peinture : Rembrandt, Vélasquez, Rubens, sans
oublier Caravage et Bernin et chacun de ces grands génies n'ont pas
d'équivalent et ont apporté à la peinture quelque chose d'extraordinaire.
On a bien entendu le droit de préférer Vélasquez à Poussin, mais on a
aussi le choix de préférer Poussin à Vélasquez !"
Claude Lévi-Strauss évoque chez Poussin une tridimensionnalité, une
manière de peindre presque sculptée certainement influencée par ses
maquettes d’atelier. Les différences avec l’école italienne de la même
époque semblent flagrantes si l’on compare la représentation du fameux
thème Et in Arcadia ego chez Giovanni Francesco Barbieri, le
Guerchin, et celles chez Poussin.
Pierre Rosenberg :
"Quand Poussin arrive à Rome, il a tout à
apprendre même s'il arrive déjà formé dans la ville éternelle. Pendant un
temps, il se met en concurrence avec les maîtres italiens jusqu'en 1640,
notamment Pierre de Cortone et Guido Reni. Certains de ses tableaux sont
presque des tableaux italiens avec ce qualificatif « baroque » que je
déteste, je pense par exemple à cette commande pour Saint-Pierre de Rome,
Le martyre de saint Erasme, certainement le tableau le plus
berninien de Poussin. Mais à partir d'un certain moment, il devient libre
de faire ce qui lui plaît. Il a ses commanditaires et n'a pas de gros
besoins d'argent. Il mourra d'ailleurs assez riche, moins que Le Lorrain
tout de même. Avec cette liberté gagnée, il va montrer que la peinture
peut aborder des sujets que l'on pensait hors du champ de cet art. Il va
peindre des sujets bibliques ou mythologiques et les réinterpréter avec
une leçon morale, il ne faut pas oublier que Poussin était un grand
lecteur de Montaigne. Ce sont alors des tableaux qui nous obligent à nous
interroger sur nous-mêmes et qui font réfléchir. Il est vrai
qu'aujourd'hui nous avons tendance à considérer Poussin selon un angle
trop intellectuel et on oublie que malgré des dons techniques limités - il
n'a pas les facilités des grands maîtres italiens de son temps - c'est un
peintre merveilleux dans sa gamme des couleurs, et en surmontant ses
difficultés, il est parvenu à en faire des atouts. Ces maladresses
deviennent chez lui des traits de génie. Il a toujours été conscient de
ses limites et c'est pour ces raisons d'ailleurs qu'il n'a que très
rarement abordé de grands formats ou des plafonds. Mais chaque tableau est
le résultat d'une manière de repenser ce qui a été peint. Il y a chez lui
une chose très importante : rien n'est laissé au hasard. Lorsqu'il y a
quelque chose dans un tableau de Poussin que l'on ne comprend pas, un
drapé rouge par exemple, il y a toujours une raison. Et lorsqu'on trouve
cette raison, on s'aperçoit qu'elle est en harmonie avec tout le tableau.
Poussin a toujours cru en l'homme, cet homme de l'antiquité. Pour lui, le
monde idéal est celui de ces temps antiques qu'il a toute sa vie cherché à
imiter sans toujours, disait-il, y parvenir. A un moment de son œuvre, cet
homme passe au second plan au profit des forces de la nature qui le
domine. L'homme reste toujours présent, mais il laisse l'impression d'être
un jonc qui se balance au gré des éléments que sont la foudre, la tempête,
les vents… il est réduit à peu de chose."
L’Antiquité est omniprésente chez Poussin, elle semble à la fois offrir
une assise aux représentations du peintre et en même temps suggérer dans
certaines œuvres un mouvement si perceptible par exemple dans
L’enlèvement des Sabines.
Pierre Rosenberg : "Comme je
le soulignais tout à l'heure, l'Antiquité, romaine bien sûr ou « grecque »
dans une certaine mesure, a été pour lui une sorte de monde évanoui qu'il
ne serait plus jamais possible d'égaler. C'est la fameuse idée d'un âge
d'or qui nourrit, par des allusions avec des motifs faisant référence à
ces temps révolus, un grand nombre d'œuvres. Le mouvement chez Poussin est
une chose assez particulière. Parfois les œuvres se figent en donnant
l'impression d'un bas-relief. Contrairement à ce qu'affirment certains
professeurs d’université, je pense à un récent article de Philippe Dagen,
il est faux d’estimer qu’il n’y a pas d’émotion dans les tableaux de
Poussin. Il suffit d'aller à Chantilly pour y observer Le Massacre des
Innocents et comprendre combien ce jugement n'est pas valide. C'est bien
entendu une émotion contrôlée, dominée, mais elle n'en est que plus forte.
Certes, elle n'est pas expressive, Poussin est le contraire d’un peintre
expressionniste, l’émotion est sous-tendue. Il n'est pas un peintre froid,
cela n'est qu'une apparence. Cette rigidité que l'on peut percevoir
parfois n’est présente que pour mieux troubler et toucher. Il y a toujours
chez Poussin une extraordinaire pudeur et une volonté de ne pas mettre ses
tripes au soleil, ce qui est une constante d'ailleurs dans la peinture
française. Cette fuite du mouvement, ces gestes à l'arrêt existaient déjà
avant Poussin et continueront après lui au XVIIIe siècle. Je crois que
Poussin s'est condamné à n'être admiré que par une élite même si je n'aime
pas ce mot pour tout ce qu’il exclut."
Nicolas Poussin n’en est pas pour autant un peintre de paysage comme
vous le rappelez, mais plutôt de la nature. Comment s’opère la différence
entre ces deux notions proches au XVIIe siècle ?
Pierre Rosenberg :
"Peindre un paysage consiste à représenter
ce que l'on voit et Poussin ne peint jamais ce qu'il voit. Il représente
ce que l'on ne voit pas : le cycle des saisons, cette nature qui renaît au
printemps, ces dieux qui deviennent des fleurs en mourant, toutes ces
idées qui font qu'un paysage qui est une chose banale masque la vie, notre
vie qui est là. Il met l'accent sur toutes ces choses du quotidien que
nous ne voyons pas assez même lorsque nous regardons un paysage. Je crois
aussi que c'est un peintre parfaitement moderne. J'en ai pour preuve qu'il
est adulé par les peintres les plus variés. Bacon ou plus récemment, Cy
Twombly, Markus Lupertz, Martial Raysse, Jeff Koons sont des passionnés de
Poussin. Pour quelles raisons ces peintres d'horizons si variés lui
vouent-ils une réelle admiration ? Selon moi, la réponse est assez simple
: Poussin a abordé les thèmes que tous les peintres voudraient peindre. En
représentant ces choses que l'on ne voit pas - la vie, la mort, la
charité, l’amour…-, il a d'une certaine manière réussi cela avec une
ambition unique dans l’histoire de l’art. Ainsi, si Poussin est un peintre
d'élite, il est aussi un peintre pour les peintres."
Qui d'autre que Jean-David Jumeau-Lafond aurait pu mieux parler de son
arrière-grand-père, Carlos Schwabe, l'un des peintres symbolistes les plus
brillants de son temps ? L'historien de l'art lui a consacré une grande
part de sa vie et de ses recherches, et lorsque l'on rencontre l'homme, on
comprend pour quelles raisons. Une même intériorité nourrit l'amoureux non
seulement des beaux arts, mais également de la littérature, de la musique,
avec un goût tout particulier pour ce XIXe siècle qu'il chérit tant, sans
exclusivité pour autant. Si l'on regarde le portrait de Carlos Schwabe,
une même lueur anime le regard de son descendant, passion qu'il nous
propose de partager dans les propos qu'il a bien voulu accorder à notre
revue ...
Comment vous êtes vous intéressé à l’œuvre de votre arrière-grand-père
et avez-vous rencontré des membres de votre famille l’ayant connu de son
vivant ?
Jean-David Jumeau-Lafond :
"J'ai connu
l'artiste avant de m'y intéresser, dans la mesure où depuis mon enfance,
ma grand-mère, qui était l’une de ses filles, ainsi qu’une de mes
grand-tantes, m’ont souvent parlé de Carlos Schwabe, mais une grande
partie de son atelier avait cependant été donnée par la famille après sa
mort. Il ne nous restait donc pas grand-chose de lui en termes d’oeuvres,
mais parmi celles-ci, j’ai souvenir depuis toujours d’une des versions des
Noces du poète avec la muse, qui se trouvait chez ma grand-mère ;
lorsque cette dernière est venue vivre chez nous après la mort de mon
grand-père, cette grande toile a pris place dans ma chambre : elle ne m’a
plus quitté.
Les Noces du poète et de la muse, ou L'Idéal, 1910, Huile sur toile, Paris
coll. particulière photo DR
J'ai eu ainsi,
très jeune, ces images à l'esprit, ainsi, bien sûr, que celle de La
Mort et le fossoyeur, le chef d’œuvre de l’artiste (conservé au Musée
d’Orsay), dont j'avais vu des reproductions et dont la figure de la mort a
été posée par mon arrière-grand-mère Maria. Je me souviens également de
discussions de ma famille au sujet de Schwabe, bien avant que je ne fasse
des études d'histoire de l'art. Son art m'a immédiatement fasciné, alors
même qu'il y avait d'autres œuvres d’art chez mes parents, d’esthétiques
plus classiques. C’est donc bien avant mes études d'histoire de l'art que
j'ai spontanément commencé des recherches sur l’artiste ; j’en avais le
temps car j’avais quitté très tôt, à quinze ans, le système scolaire qui
m’ennuyait passablement. Je me souviens d’avoir écrit vers mes 17 ans au
musée de Genève afin de pouvoir visiter le fonds Schwabe que ma famille
avait donné à ce musée en 1927 et qui était majoritairement en réserve,
dans les sous-sols du Musée de l’Ariana. Les témoignages familiaux,
cependant, au-delà de l’affectif et de quelques informations, n’ont pas
toujours été très utiles : souvent, dans les familles encore trop proches
des événements, on fait passer l'anecdote avant l'information cruciale, et
cela est d'autant plus difficile lorsqu'il s'agit de personnes d’un grand
âge, dont on sait qu’elles possèdent une mémoire très riche mais qui n’ont
pas toujours une conscience sélective de ce qui est important ou pas. De
plus, vous avez affaire parfois à des tabous ; ainsi, ma grand-mère était
persuadée que Schwabe était né à Genève, ce que l’on trouve dans de
nombreuses notices biographiques des années 1920, alors qu'il était né à
Hambourg, naturalisé suisse à 18 ans. Mais le contexte de 14-18 était là,
et Schwabe avait caché à ses enfants qu'il était né allemand. En fait,
avec mes recherches, c'est moi qui leur ai plus ou moins appris la chose…
non sans précautions : l’aversion pour l’Allemagne était resté vivace
jusqu’au bout pour ces femmes qui avaient vécu durement la cataclysme de
la Grande guerre... Beaucoup de personnes, qui ne sont pas toujours bien
intentionnées ou qui vivent de préjugés, ne sont pas toujours très tendres
avec les descendants d’artistes ; ainsi certaines sont persuadées qu'il
m'a été facile de réaliser mon travail sur Schwabe du fait de la proximité
familiale, ce qui n'est absolument pas le cas ; ma thèse résulte de vingt
ans de recherches... De fait, il ne restait que deux ou trois œuvres dans
la famille et absolument aucune archive car l'hôtel particulier et
l’atelier que Schwabe habitait rue Louis-David avaient été occupés et
saccagés par les Allemands en 1940. L’artiste était mort depuis 1926 et
personne dans la famille de sa seconde épouse, n’a pu sauver ce fonds qui
eût été essentiel. Les seules archives que j'ai pu retrouver sont les
lettres de Schwabe destinées à ses amis mécènes et bibliophiles, certaines
dans des collections publiques en France et en Suisse, d’autres qu’il m’a
été possible de racheter dont la fameuse lettre à Zola."
« Zola et Schwabe ont collaboré ensemble pour le Rêve. »
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Absolument, et il s’agit d’un très bel échange. Zola avait vu ce que
Carlos Schwabe avait réalisé auparavant, notamment l'Évangile de
l'enfance, et l’écrivain voulait faire un roman à contre-pied de ce
qu'il faisait habituellement, dans la tendance idéaliste. Schwabe n'a
d’ailleurs pas pu finir ce travail, car il était en retard. Le Rêve
écrit par Zola a été bien diffusé à l'époque avec des gravures assez
médiocres en noir et blanc alors que Schwabe avait conçu des aquarelles
d’une grande subtilité. On ne savait pas exactement ce qui s'était passé,
pourquoi ce retard, jusqu'à une communication que j’ai faite au CNRS au
centre Zola en 1987. Le docteur François-Emile Zola, petit-fils de
l’écrivain, disparu depuis, était présent. Le soir de la communication, ce
dernier, rentré chez lui, prit dans sa bibliothèque un exemplaire du
Rêve de Zola illustré par Schwabe. Tombe alors à ses pieds une longue
lettre de Schwabe à Zola qui explique toutes les raisons de son retard !
Cette lettre était là, inconnue, depuis 1892…"
« Ce manque d’information est d’autant plus surprenant que Carlos
Schwabe a été en son temps un artiste renommé. »
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Il a connu
une reconnaissance assez rapide, en effet, puisqu'il est arrivé en 1888 à
Paris, et qu’il a commencé à exposer en 1890. Il a débuté par
l’illustration de l'Évangile de l'enfance, un apocryphe traduit par
Catulle Mendès pour la Revue Illustrée avec un dessin très
archaïque, très personnel, plein de maladresses, des maladresses qu’il a
su utiliser d’ailleurs pour accentuer le caractère « primitif » de ces
images.
La Nativité, chant de l'aurore, couverture de L'Evangile de
l'enfance, 1890, aquarelle et encre de Chine sur papier, 32 x 22, Rio de
Janeiro, Musée national des Beaux-Arts
Carlos Schwabe
avouait lui-même à ce sujet qu'il avait eu une formation en grande partie
autodidacte. Par la suite, il a reconnu et écrit dans une lettre à Gabriel
Séailles qu'il avait eu l'impression d'avoir fait tout le parcours de
l'histoire de l'art dans sa propre vie d'artiste. Ses œuvres de l'époque
avaient cependant une certaine raideur et étaient marquées par de très
nombreux détails, mais cette esthétique était en adéquation avec le
mouvement symboliste naissant. Ces images ont beaucoup frappé à l'époque,
elles ont été exposées à la Rose-Croix en 1892, et c'est là que Zola les a
vues et qu’il a alors demandé avec Flammarion à Schwabe ses illustrations
pour le Rêve. Ces deux livres ont eu un énorme retentissement. On a
parlé d’une « révolution dans l’histoire de l’illustration ». Il faut se
souvenir qu'à l'époque les illustrations étaient assez académiques, et
collaient au texte de manière platement narrative. Un témoin évoque
d’ailleurs que Zola lui-même fut très surpris par le résultat et
remarquait qu'il n'avait pas « mis tout cela dans son livre », ce à quoi
Schwabe répondit qu'il aurait dû le faire !
Le Rêve, couverture, 1891, aquarelle, plume, encre de Chine,
rehauts de gouache et d'or sur carton, 44 x 27, Paris, Musée d'Orsay.
Ce mélange
propre à Schwabe de symbolisme et d'éléments décoratifs a eu un énorme
impact avec beaucoup de commandes, illustrations et de critiques quant à
son travail. Il est alors reconnu comme faisant partie du milieu
artistique de son temps et il fréquente les réseaux les plus avancés du
moment. L’essentiel de son travail a été réalisé en tant qu'illustrateur
de livres de haute bibliophilie, avec des ouvrages rares et coûteux. Il
fallait souvent plusieurs années pour réaliser ces livres dont la gravure,
le papier et la reliure étaient d'exception. Carlos Schwabe a dû en
réaliser à peu près une quinzaine, ce qui est à la fois peu, et en même
temps beaucoup du fait de l'ampleur du travail évoqué. Son style est bien
propre à lui, avec une imagination débordante et des idées très naïves,
conjuguées à une complexité symbolique comme il le reconnaît lui-même dans
ses écrits. Il ne voyait pas l'intérêt de redire avec l'illustration ce
que le texte énonçait déjà. À ce sujet, il rejoint d'une certaine manière
Mallarmé qui ne voulait pas d'illustrations pour ses propres textes de
peur de les dénaturer. Les images naissent de la lecture des livres par
Carlos Schwabe, images qui sont souvent décalées par rapport au texte. Par
exemple, il ne connaissait pas Les Fleurs du mal de Baudelaire
avant d’en entreprendre l'illustration, mais cette poésie l'a visiblement
inspiré : il interprète spleen idéal dans son illustration avec un
ange qui se débat contre un monstre marin : toujours cette bipolarité que
l'on note souvent dans son oeuvre.
Spleen et idéal, 1907, Huile sur toile, Bruxelles, Musées royaux des
Beaux-Arts.
On peut dire
qu'il comprend Baudelaire intuitivement. Son travail pour Haraucourt a été
plus difficile, car il a rencontré certains obstacles pour les images de
ce texte qui n’était pas poétique, mais plus moralisateur. Schwabe a
également illustré un exemplaire unique des Poésies de Mallarmé ;
il s’agissait d’une commande d'un bibliophile qui tenait à ce que le texte
soit illustré dans les marges. C'est bien évidemment un livre
particulièrement précieux et rare. Schwabe avoua à son mécène qu'il ne
comprenait pas le texte, mais ce dernier lui a néanmoins laissé une
liberté totale avec au final un résultat absolument magnifique. Vous avez
un frontispice inspiré par « Sainte » qui représente un vitrail et un
ange, et le reste est symbolico-décoratif, c’est-à-dire une succession de
plantes spiritualisées, des étoiles, des ailes d’anges, des iris qui
pleurent… Il invente ces arrangements et ces couleurs, à l'aquarelle, en
regard du poème. Mais même à ce niveau de son art, il ne perd jamais de
vue le sens du texte qu’il illustre. Tout cela lui a valu à cette époque
une heure de gloire, alors même qu'il était très scrupuleux et qu'il
travaillait lentement. Il a toujours eu des difficultés financières, avec
une famille nombreuse et un lourd train de maison, difficultés augmentées
par une grande fatigue nerveuse parce qu’il créait dans l’exaltation et la
souffrance. On a parfois l’impression que Schwabe a peu produit mais c’est
une illusion parce que parallèlement à ce travail d’illustration, souvent
pléthorique, ou de petites aquarelles très poussées, il n’a cessé de
concevoir des œuvres autonomes, grandes aquarelles symbolistes ambitieuses
et un certain nombre d’huiles très saisissantes. Mais il est vrai que
c’est son dessin, d’une pureté et d’une virtuosité extraordinaires, qui
frappe le plus le public. Schwabe était sans doute l’un des plus grands
dessinateurs de sa génération."
___________________________
être à la fois au cœur de ce contexte avec
des préoccupations communes comme le rejet d'une société matérialiste, le
renouveau d'une spiritualité au-delà de la religion, et une sacralisation
de l'art avec une opposition marquée à l'académisme, et parallèlement
cette quête du monde intérieur qui mène vers une grande solitude
___________________________
Carlos Schwabe s’inscrit dans l’esprit de son temps où symbolisme,
spiritualisme et idéalisme marquent cette fin du XIX° siècle et il est en
même temps un artiste solitaire, sceptique à l’égard des tendances et
profondément indépendant.
Jean-David Jumeau-Lafond :
"C'est
exactement le cas de ces artistes, la plupart du temps, à cette époque, et
c’est en même temps un paradoxe : être à la fois au cœur de ce contexte
avec des préoccupations communes comme le rejet d'une société
matérialiste, le renouveau d'une spiritualité au-delà de la religion, et
une sacralisation de l'art avec une opposition marquée à l'académisme, et
parallèlement cette quête du monde intérieur qui mène vers une grande
solitude ; il partageait cette vision avec un grand nombre d'artistes, de
musiciens et de poètes de son époque. Il participe alors à certains
cénacles comme la Rose-Croix où il n’expose qu'un an, ou les Artistes de
l’âme en 1896. Il fait aussi partie de certains réseaux telles La Plume,
L’Action morale, mais en même temps, effectivement, c'est un
solitaire et il n'est pas un mondain, en dépit de ses relations avec des
mécènes importants comme la comtesse de Béarn ou le baron Henri de
Rothschild. Cela ne l'empêchera pas plus tard de s'associer à certaines
entreprises à vocation sociale, là encore avec une certaine contradiction.
On note chez tous ces artistes ce sentiment d'être un « initié » pour
reprendre l’expression d’Édouard Schuré, d’ailleurs ami de Schwabe ; pour
eux, l'art est une chose élevée et que l'on ne doit pas trahir, tout en
ayant cette volonté de le transmettre avec une sorte de messianisme.
Carlos Schwabe a eu cette vocation très jeune avec une hypersensibilité
particulièrement caractérisée. Un solitaire qui veut penser à l’universel,
comme ses amis Guillaume Lekeu, Gabriel Séailles ou Paul Desjardins."
Guillaume Lekeu, Gabriel Séailles, Paul Desjardins (de gauche à droite)
« L’influence de Dürer et des Préraphaélites semble manifeste dans son
œuvre. »
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Je pense
qu'il y a quelque chose de l’âme germanique qui s'est transmise plus ou
moins directement chez Carlos Schwabe. Il a connu indéniablement les
œuvres gravées de Dürer qui circulaient à son époque, et certains de ses
dessins, dans les années 1890, démontrent en effet cette angulosité et
cette acidité des traits, des lignes très pures qui à mon avis ne
correspondent pas à une recherche consciente. Est-ce que cela vient de la
vue de ces œuvres ou de son « âme germanique », ou des deux ? En même
temps, ce n'est pas quelqu'un d'une très grande culture livresque, ce qui
le sauve de l’imitation ou de la citation.
« Cela relèverait plus d’un inconscient collectif ? »
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Oui, me
semble-t-il. Il a un côté gothique manifeste et un possède un héritage
indéniable, pour ne pas dire une hérédité, même si ces mots ne plaisent
plus à tout le monde. Pour les préraphaélites, c'est un peu différent.
Philippe Saunier a démontré dans un article de La Revue de l’art
que les oeuvres des Préraphaélites circulaient beaucoup par la
reproduction ou la photographie à l'époque de Carlos Schwabe. Si l'on
regarde la manière dont il traite les plis des vêtements, les cortèges de
personnages, l'influence d'un peintre comme Burne-Jones, qu’il a
d’ailleurs rencontré, semble caractérisée. Il faut à ce sujet préciser que
de nombreux symbolistes ont également pratiqué un retour aux sources
italiennes directement, et pas nécessairement par le truchement des
préraphaélites ; c’est le cas d’Armand Point. Dans une lettre inédite que
j’ai retrouvée récemment, Joséphin Péladan explique d’ailleurs que les
artistes de la Rose-Croix n’étaient pas des « préraphaélites français » et
qu’au moment de créer ses Salons, il n’avait même pas lu Ruskin.
Concernant Carlos Schwabe, nous savons qu'a priori, il ne s'est pas rendu
en Italie, mais les collections du Louvre étaient à portée de main ! D'une
manière générale, je suis toujours partisan du fait que l'on ne peut pas
toujours tout expliquer, et concernant les « influences » reçues par
Carlos Schwabe cela me paraît particulièrement évident. L’irréductibilité
de l’essence de l’œuvre d’art à l’analyse, ou tout du moins à une analyse
définitive, est évidemment une de ses spécificités. Aujourd’hui, dans un
contexte de véritable offensive contre l’histoire de l’art en tant que
discipline autonome et contre l’esthétique, on prétend réduire
utilitairement l’art à des considérations sociales, politiques et à des
études de Genre, mais la pauvreté de ces approches instrumentalistes est
confondante : elle nous en apprend en général beaucoup plus sur leurs
auteurs, leurs ambitions personnelles ou leur soumission à des idéologies
à la mode que sur les œuvres…"
Cette personnalité complexe peut-être mieux comprise si l’on se penche
attentivement sur les travaux préparatoires à La Vague qui révèlent sa
haute conception du rôle de l’artiste à l’écoute du monde et de la société
dont il traduit les soupirs et les aspirations les plus secrètes ?
Jean-David Jumeau-Lafond :
"C’est en
effet une œuvre qui est très révélatrice. Il s’agit en premier lieu de
dessins qui ont été faits en 1906-1907. Son style a évolué vers une
souplesse, avec un côté plus charnel. Il ne faut pas oublier que n'ayant
pas étudié aux beaux-arts, cette évolution est pour lui synonyme de
progrès. Si l'on ne possède pas la source de ses illustrations, on ne
comprend pas pour quelle raison il a fait cela. On a demandé à Carlos
Schwabe d'illustrer Les Paroles d'un croyant de Lamennais – fameux
ouvrage du Catholicisme social - et c'est une de ces planches qui a donné
naissance à ce fameux tableau.
Illustration pour Les Paroles d'un croyant de Lamennais, 1907, crayon sur
papier, Paris, collection particulière.
C'est Charles
Meunier, un ami éditeur, qui a publié le livre avec une préface de Gabriel
Séailles, ce qui n’est pas un hasard puisque ce dernier, d’ailleurs ami de
Schwabe, était un philosophe socialement très engagé. Il a fait alors une
illustration très importante, véhémente et impressionnante, avec une
dénonciation de la tyrannie, la quête de la liberté et même avec une
mention des droits de l'homme sur l'une des planches !
Etude pour La Vague. Figure fémine dans le fond à droite (n° 7), 1907,
fusain, crayon gras, sanguine, crayons de couleurs, rehauts de pastel et
estompe, 67 x 48,5, Genève, Musée d'art et d'histoire.
Lors de
l’exposition Crime et châtiment à Orsay, quatre de ces dessins
voisinaient avec la guillotine et le Lucifer de Franz von Stuck :
je peux vous dire que le mur ne déméritait pas ! Une des planches pour le
livre de Lamennais illustre un passage qui dit approximativement : «
préparez-vous, les temps approchent », avec cette idée de révolte et de
révolution sociale. Schwabe décida alors d'illustrer ces paroles fortes
avec une vague impressionnante qui va déferler et qui est constituée de
trois femmes qui pointent le spectateur. Il y a donc un enracinement de
cette image dans un texte et un contexte bien précis, et non pas une
simple évocation de la mer. À partir de cela, il décida de peindre un
grand tableau dans lequel il s’investira beaucoup. Dessinateur avant tout,
Schwabe se livra à des travaux préparatoires pour réaliser cette grande
œuvre. C’est à cela que l’on doit les sept études, presque grandeur
nature, correspondant aux sept femmes du futur tableau. À cette occasion,
il fera poser ses filles et utilisera une technique très simple aux trois
crayons : sanguine, fusain et craie, mais avec un résultat qui va bien
au-delà de cette simplicité initiale. Ces études sont extrêmement
réalistes par rapport à ce qu'il faisait auparavant, avec une vision
presque clinique. L'effet de série de ces femmes qui sont complètement
déchaînées et hurlantes, avec cette lumière qui vient du dessus et qui
souligne les traits et les grimaces, donne un effet très photographique
mais qui atteint à un fantastique par l’excès même de réalisme ; dès 1987,
j'ai rapproché ces œuvres incroyables de l'iconographie de la Salpêtrière
avec ses femmes hystériques. Je ne pense pas que Carlos Schwabe se soit
rendu personnellement aux séances assez théâtralisées du bon docteur
Charcot, contrairement à certains autres artistes, mais ces images
d’hystériques, souvent publiées dans la presse, étaient dans l'esprit du
temps. J'ai également rapproché ce travail des héroïnes d'opéra avec la
création d’Elektra de Strauss en 1907 et les hystériques de la scène qui
par le don d'une certaine folie ont une vision supérieure ; il y a aussi
bien sûr Salomé et Kundry.
Il ne faut pas
non plus oublier que Schwabe réalise cette création à un moment où il
ressent plusieurs déconvenues, et notamment les conséquences de l'affaire
Dreyfus, car il était très épris de justice et le fit savoir bien que
n’étant pas juif. Cet engagement lui a valu de perdre un certain nombre de
ses mécènes qui appartenaient à l'aristocratie antidreyfusarde et ne
partageaient pas ses opinions sociales et politiques. Schwabe n’a pas
signé les listes et pétitions lors de « l’Affaire », bien qu’il ait été
proche de Mathias Morhardt, l’un des fondateurs de la Ligue des Droits de
l’homme, mais il faut comprendre que les préoccupations de Carlos Schwabe
allaient bien au-delà de la politique, et concernaient plus la condition
de l'artiste. Celui-ci est un être qui doit souffrir pour la réalisation
de son art et de son idéal ; on trouve par exemple le motif récurrent de
la ronce qui blesse dans les dessins ornementaux de Schwabe, donnant
parfois ce côté christique à l’artiste. Dans l'une des planches des
Paroles d'un croyant, on peut même apercevoir un véritable autoportrait du
peintre dans une représentation du Christ. Mais parallèlement, il
revendique pour l'artiste l'idée de respect, et au fond cette vague
synthétise toutes ces questions. Il ne faut pas ainsi réduire l'oeuvre à
un seul aspect des choses. Aujourd'hui, le travail de Schwabe est de
nouveau reconnu non seulement pour sa virtuosité, mais aussi pour sa force
évocatrice et visionnaire ; Schwabe est un créateur d’images qu’on
n’oublie pas. Ses oeuvres sont régulièrement présentes dans de nombreuses
expositions.
Carlos Schwabe, La Vague, 1907, Huile sur toile, 196 x 116 cm
Genève, Musée d’art et d’histoire
La Vague a été
exposée en 1907, au Salon où elle n'a d'ailleurs pas été comprise. Un
amateur l'a acquise à cette époque, mais l’a finalement rendue parce
qu'elle faisait peur à sa femme ! (rires). Le Petit palais devait aussi
l’acquérir mais les fonds ont manqué. (...)
Jean-David Jumeau-Lafond...
Né à Paris, Jean-David Jumeau-Lafond a
étudié l'Histoire de l'art aux Universités de Clermont-Ferrand II et Paris
I. Son intérêt pour l'art contemporain l'a amené à prendre part à diverses
publications et expositions ainsi qu'à organiser plusieurs manifestations
dans les domaines de l'édition d'art et du soutien aux jeunes artistes. Il
a été pendant plusieurs années membre du Comité de rédaction de la revue
L'Ecrit-Voir (Publications de la Sorbonne). Son principal centre d'intérêt
est l'étude de l'art du XIXe siècle, et tout particulièrement du mouvement
symboliste. Arrière-petit-fils de Carlos Schwabe (1866-1926), peintre et
illustrateur, figure importante de la « fin-de-siècle » (Schwabe fréquenta
le « Tout-Paris symboliste » de Rodin à Vincent d'Indy et Guillaume Lekeu
en passant par Roger Marx, Jean Dolent, Edouard Schuré, Jules Bois, la
comtesse de Béarn et le Sâr Péladan, et illustra les textes de Mallarmé,
Maeterlinck, Haraucourt, Baudelaire, Samain, Zola..), Jean-David
Jumeau-Lafond lui a consacré plus de trente ans de recherches et a publié
sa première monographie (avec le soutien de la Fondation Pro Helvetia) en
1994. Cet ouvrage était issu d'une thèse de Doctorat ( reçue la même année
à l'Université de Clermont II sous la direction du Professeur Jean-Paul
Bouillon ) : Carlos Schwabe, peintre symboliste, thèse qui comprend le
catalogue raisonné de l'oeuvre du peintre suisse.
L'œuvre est donc restée à l'atelier jusqu'à la mort de Carlos Schwabe
puis, elle a été donnée par notre famille au musée de Genève. Il est
souvent affirmé que le symbolisme s'arrête au tout début du siècle, mais
on réalise avec cette toile exposée en 1907 que l'artiste a encore de
nombreuses ressources et un imaginaire qui est loin d'être en déclin."
« L’eau
apportée par la vague ne fait-elle pas référence à l’univers biblique de
l’eau purificatrice ? »
Jean-David Jumeau-Lafond :
"En effet,
les références bibliques sont omniprésentes chez Lamennais et ont eu très
certainement une grande influence sur l'imaginaire artistique de Carlos
Schwabe. On retrouve d'ailleurs chez un grand nombre de symbolistes cet
élément de la mer déchaînée qui peut incarner plusieurs types de
significations. Cela me fait penser également à une illustration non
publiée que Schwabe a faite en 1893 pour le poème de Baudelaire La
Barque de Don Juan. Dans cette illustration, on aperçoit la barque de
Don Juan avec la statue du Commandeur et les flots sont uniquement
constitués par les femmes et les enfants abandonnés par Don Juan, ce qui
est une trouvaille extraordinaire de la part de l'artiste.
Don Juan aux Enfers, 1899, essai de gravure inemployé pour Les Fleurs du
mal,
Genève, bibliothèque publique et universitaire.
Vous retrouvez
ainsi cet élément de justice revendiquée dans l'oeuvre du peintre. Dans
l’huile, c'est particulièrement frappant avec ce grand format vertical, où
vous pouvez voir un peu d'écume au premier plan, puis un creux de vague où
il ne se passe pas grand-chose, puis survient le surgissement en haut, ce
qui donne immédiatement au spectateur l'impression d'être dominé par ces
femmes sur fond de crépuscule. Mais il ne s'agit pas pour autant d'une
oeuvre noire si on fait l'effort de revenir à l'oeuvre, de l'observer avec
soin d’en étudier les sources, ce que les historiens de l'art pratiquent
de moins en moins. Et il me semble que, lorsque l'on regarde ces femmes,
on réalise alors qu'elles sont effrayées elles-mêmes par leur vision,
elles ne sont pas là comme des accusatrices ou des furies, mais plus comme
des médiums d'une révélation effrayante. Il est intéressant de relever
qu'avec les hystériques de Charcot, on a souvent noté lors de crises
aiguës des cas fréquents de vision avec l'annonce de catastrophes, de
guerres…"
Quelle est la place de la musique dans l’univers artistique de Carlos
Schwabe ? Et en quoi cette sensibilité aux profondes évolutions musicales
se traduit-elle dans ses œuvres marquantes ?
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Nous
n'avons pas de détails précis sur ce qu'il aimait écouter, mais il
connaissait bien Vincent d’Indy dont il réalisa le frontispice de l’opéra
Fervaal, et il est certain que Guillaume Lekeu a eu une grande
importance pour Schwabe.
Fervaal, frontispice pour l'opéra de Vincent d'Indy, 1895 Durand & Cie,
Paris coll. particulière.
Il se sont
rencontrés chez Gabriel Séailles à Barbizon au début de 1893. Ils ont
immédiatement lié amitié, sur plusieurs plans sans doute, et la musique
bien sûr. Il entendra la plupart de la genèse des dernières oeuvres de
Lekeu. On sait aussi que Schwabe aimait Pelléas et Mélisande, qu’il
assista à des représentations des Ballets russes, qu’il connaissait le
Prélude à l’après midi d’un faune, etc. Un de ses mécènes, Robert
Brussel, a d’ailleurs été une personnalité importante dans le monde de la
musique. C’est tout un contexte mais les liens Schwabe-Lekeu revêtent une
importance particulière ; nous avons ce magnifique témoignage sur cette
amitié qui le liera avec Lekeu dans une lettre du musicien à sa mère
publiée dès 1923 par Marthe Lorrain : « un changement capital s’est
produit dans ma vie » écrit le jeune homme pour décrire sa rencontre avec
Schwabe. Dans des lignes exaltées, le jeune compositeur cite le peintre
qui vilipende ceux « qui prostituent l’art », les « menteurs » et l’on
comprend le partage par les deux hommes d’une conviction à la fois humaine
et artistique très caractéristique du contexte symboliste. Cette lettre
est particulièrement émouvante parce que nous sommes au cœur d'une
réflexion sur la vie de l'artiste, la manière dont ces deux jeunes
créateurs partagent leurs émotions, cette passion de suivre un but commun
et de poursuivre la réalisation d'œuvres sans compromission, vers un idéal
toujours plus exigeant. Mais Lekeu meurt en quelques jours d'une typhoïde
foudroyante à l'âge de vint-quatre ans. Sa disparition prend la forme d'un
symbole pour Schwabe avec un aspect sacrificiel, cette idée de quête
inachevée, même si Lekeu laisse plusieurs chefs d’œuvre absolus comme la
Sonate pour piano et violon qui a peut-être inspiré Proust pour
Vinteuil.
Il ne faut
pas oublier que pour tous ces artistes, la musique reste l'art suprême
avec cette immatérialité qui est au-delà de tout. Un comité va alors se
constituer pour publier les œuvres ultimes du jeune musicien. Carlos
Schwabe fera bien entendu parti de ce comité avec Gabriel Séailles, le
violoniste Eugène Ysaÿe et Vincent d’Indy. Il dessinera le frontispice des
partitions inédites qui seront publiées dans le cadre de ce Comité.
Schwabe fera également une aquarelle, LeDestin, au centre de laquelle
Guillaume Lekeu est représenté avec cette idée du destin de l'humanité, de
l'artiste qui vogue vers la mort sur le fleuve de la vie, vers une grotte
où les Parques tissent et tranchent leurs fils.
Le Destin, 1894, aquarelle et gouache sur papier, 44,7 x 67,5, collection
particulière.
Toute une partie de
l'œuvre de Carlos Schwabe va découler de cet événement tragique. La
musique est ainsi au coeur de son oeuvre directement ou indirectement. Il
suffit de prendre par exemple Le Faune de 1923 - manifestement inspiré de
l'oeuvre de Debussy - et vous avez là toute la complexité de l'influence
de la musique dans le processus créatif de Schwabe : c'est une sorte
d'autoportrait ultime et monstrueux, un personnage solitaire qui n'est pas
flatté mais dont la présence poétique et tragique est proprement
hallucinante. Nous rejoignons également la vision de Baudelaire avec cette
image de l’artiste qui est toujours dans un ailleurs, rejeté et même
martyrisé comme dans le poème Bénédiction, mais aussi adulé."
Le Faune, 1923, sanguine, fusain, crayons de couleurs, 115 x 145,
Genève, Musée d'art et d'histoire.
___________________________
Il ne s'agit pas chez lui d'un cri
existentiel ni même d'épouvante, c'est plutôt un sentiment d'injustice, un
appel qui doit être entendu de manière positive… On a l’impression d'une
irruption, d’une sorte d'inquiétude
___________________________
Le cri d’un monde en proie à l’angoisse et aux menaces semble caractériser
un grand nombre de créations artistiques, celle de Carlos Schwabe bien
entendu, mais aussi l’œuvre fameuse de Munch ou l’Elektra de Strauss.
Jean-David Jumeau-Lafond :
"C'est une question assez difficile dans la mesure où Munch a écrit dans le
détail ce qui s'est passé au moment de la gestation de sa toile, ses
souvenirs sur cette jetée… Il me semble que chez Schwabe, le cri est moins
métaphysique et plus articulé du point de vue du sens, mais nous n'avons
aucun écrit de lui sur cela. Il y a, certes, un contexte de revendications
dans l’entourage de l’artiste et parallèlement la figuration d'un cri est
quelque chose d'assez surprenant puisque habituellement la peinture est
par essence silencieuse. Ainsi, figurer le cri n'est pas chose aisée en
peinture et Schwabe a véritablement excellé dans cet exercice périlleux. À
la différence de Munch et de l’expressionnisme, Schwabe n’extériorise pas
le cri avec toutes ces ondes qui se matérialisent sur la peinture. Il ne
s'agit pas chez lui d'un cri existentiel ni même d'épouvante, c'est plutôt
un sentiment d'injustice, un appel qui doit être entendu de manière
positive… On a l’impression d'une irruption, d’une sorte d'inquiétude."
En 1907, nous ne sommes en effet qu’à quelques années du premier conflit
mondial…
Jean-David Jumeau-Lafond :
"En effet, il est possible qu’il ait ressenti ces tensions et les ait
traduites de cette manière. Je pense que les femmes représentées par
Schwabe sont en quelque sorte son propre cri avec une théâtralité, une
scène mystique d'où surgit cette invocation. L'artiste confie à ces femmes
son sentiment d'injustice."
Nous rejoignons également l’Elektra de Strauss.
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Oui, l'Elektra, mais aussi la Kundry de
Parsifal avec laquelle la folie
permet la vision puis le rachat. C’est une idée également soulignée par
Freud lui-même lorsqu’il souligne que les fous ne sont pas fous mais
qu’ils possèdent un autre savoir. La danse finale de l'Elektra est une
libération cathartique qui va loin puisqu'elle meurt de désespoir, c’est
une œuvre extraordinaire. Pour Kundry, c'est la même chose, avec cette
hystérie visionnaire, cette ambivalence. Je ne pense pas que Schwabe ait
pu voir Parsifal puisqu’il n’a pas été à Bayreuth, mais pour Lekeu en
revanche c’est certain."
La présence de la mort est manifeste chez l’artiste et dans ses
représentations. Pourrions-nous commenter cette belle phrase de Carlos
Schwabe à sa femme : « Et je m’en irai (…) là-bas, dans les régions
ignorées mais pressenties et qui doivent être douces et clémentes ».
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Je pense que Carlos Schwabe était croyant, peut-être avec une foi de
charbonnier, mais au-delà de cela, pour écrire une telle phrase. Cela
dépasse la dimension strictement religieuse, la promesse du paradis, etc.
D'ailleurs, il s’intéresse plutôt à l’évocation des champs élyséens
homériques qu’à la peinture du paradis. Son au-delà n'est pas de l'ordre
théologique, je pense que cela va plus loin. Effectivement, il n'a pas une
image de la mort négative. La figure de la mort apparaît dans une de ses
illustrations de l’Effort d’Haraucourt dès 1894, illustration dans
laquelle l'ange de la mort se penche sur les corps qui ont poursuivi
l'effort de la vie. De cela a été tiré Un ange de la mort qui a été perdu,
puis le fameux La Mort et le fossoyeur, conservé au Musée d’Orsay.
Carlos Schwabe (1866-1926)La Mort et le fossoyeur1895-1900 Aquarelle, gouache et
mine de plomb
Dans Les Fleurs du mal, il y a également une mort qui illustre les poèmes La
Mort, avec une mort sanglante parée de la faux parce qu'il suit fidèlement
l'oeuvre de Baudelaire, mais ce n'est pas sa propre représentation de la
mort. Dans Le Rêve de Zola, dans une planche qui est au musée de Genève,
Angélique est évanouie - elle n'est pas encore morte, mais Schwabe a
ajouté un ange de la mort qui s'approche et qui ne restera pas puisqu'elle
survivra. Et cet ange qui apparaît ne relève pas d’une vision macabre,
mais plutôt d’une vision rédemptrice et prometteuse qui s’explique par
l’environnement philosophique de l’artiste avec des penseurs comme Paul
Desjardins ou Gabriel Séailles.
___________________________
cette peinture montre bien l'interprétation
de la mort faite par les idéalistes, une mort évoquée comme un passage et
non une rupture
___________________________
Si nous regardons d’ailleurs le tableau La Mort et le fossoyeur, nous
remarquons que l’homme dans la fosse parait surpris de ne pas être surpris
par cette apparition de la mort…
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Oui, tout à fait. C'est d'ailleurs comme cela que la critique l’a perçue
unanimement à l'époque. Le fossoyeur ne voit habituellement que l'envers
des choses puisqu'il creuse les tombes des autres et là, dans ce tableau,
il creuse une tombe sans savoir encore que c'est la sienne. La mort
apparaît, et c'est une apparition merveilleuse. Le fossoyeur a en effet un
visage émerveillé et il lâche d'ailleurs sa bêche. La mort a un côté
impérieux - et c'est d'ailleurs Maria, la femme de l'artiste, qui posa
pour ce tableau – elle ne sourit pas, mais elle exprime une bienveillance
et ses ailes enveloppent l’homme au fond de la fosse d’une façon
protectrice et non menaçante. Cela me fait penser d'ailleurs à l’admirable
sculpture de Paul Landowski au columbarium du Père-Lachaise, Le Retour
éternel ; ce grand groupe très émouvant représente une femme monumentale,
une incarnation de la Nature, qui reçoit dans ses bras le défunt comme un
enfant. L’ange dans le tableau de Schwabe a une main qui désigne le ciel –
un peu comme le saint Jean-Baptiste de Vinci - et de l'autre main il tient
une flamme verte, symbole de l'espérance et de l'immortalité. Le froid est
omniprésent avec cette neige sur les tombes et l'on peut noter la présence
d'un saule, sorte de coupole végétale de la déploration que Schwabe
associe toujours à la mort et à la tristesse. Tout cela contribue à rendre
encore plus lumineuse cette femme qui désigne un ailleurs salvateur. Cela
n'a rien à voir avec une œuvre de Puvis de Chavannes comme La mort et les
jeunes filles, tableau dans lequel on aperçoit les innocentes victimes
enjouées en plein milieu d'un champ d'été dans lequel rampe la mort sous
la forme d’un vieillard terrifiant avec sa faux.
Pierre Puvis de Chavannes : La Mort et les jeunes filles. 1872.
Huile
sur toile, 146 x 107 cm. Williamstown (Massachusetts),
Sterling and Francine Clark Art Institut
Chez Schwabe, il y a
littéralement une beauté de la mort dans ce personnage remarquable avec
cette lumière verte qui irradie sur son visage, ce qui est sur le plan
technique très étonnant, une sorte de mélange d’aquarelle et de gouache
presque phosphorescente. De manière plus générale, cette peinture montre
bien l'interprétation de la mort faite par les idéalistes, une mort
évoquée comme un passage et non une rupture. Ainsi, lorsque cette œuvre a
été choisie comme affiche de l’exposition L’Ange du bizarre, au musée
d'Orsay – ce dont je me suis réjoui évidemment pour l’artiste - on ne
pouvait pas dire qu'elle correspondait à l’une des accroches de
l’exposition : « nous n'avons que le choix du noir ». C'était d'une
certaine manière un contresens puisque Schwabe avait justement fait le
choix du vert qui est « une autre lumière », une lumière spirituelle. Sa
mort n’est pas macabre mais transcendante."
Ces régions évoquées par la mort posent inévitablement le traitement de la
nature par Carlos Schwabe qui dépasse largement le seul traitement
décoratif pour embrasser une dimension idéaliste d’un avenir que l’œuvre
suggère.
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Tout est symbolique chez Schwabe et, bien entendu, la nature au premier
plan. La montagne symbolise le lieu le plus élevé que l'on peut atteindre
avec cette idée de parcours. Tous ses détails, même les plus infimes, ont
une valeur symbolique. Dans une des planches qu'il a dessinées pour l'oeuvre
d’Haraucourt, on aperçoit un arbre fruitier qui pousse à travers des
ronces et dont les tiges se blessent laissant apparaître du sang, sang qui
tombe en un ruisseau qui irrigue les racines. Grâce à ce sang – la
souffrance - la plante parvient à dépasser les ronces et à donner des
fruits.
Illustration pour L'Immortalité, IIIe chapitre de L'Effort de Edmond
Haraucourt, Les Bibliophiles contemporains, 1894. Coll particulière.
Le message est très clair : la souffrance est ainsi nécessaire à
la création. Dans son œuvre peinte, les chemins, les rochers, tout prend
une valeur symbolique. Carlos Schwabe développe ses propres évocations
symboliques sans nécessairement reprendre systématiquement le legs du
passé. C'est quelque chose qui avait frappé Gabriel Séailles lors de sa
première rencontre avec l'artiste dans un dîner. Il avait remarqué en
effet que Schwabe était une personne dont la pensée était d’emblée
visuelle, avec des images produites par une pensée symbolique et
originale, dans un mélange de complexité et de naïveté voulue. Les arbres,
les racines, le saule que j'évoquais tout à l'heure sont ainsi convoqués
dans une réinterprétation symbolique. Bien entendu, son style évoluera,
car il sait que les temps changent et que le symbolisme est moins prisé,
il peindra alors plus à huile avec un certain nombre de paysages. Et même
lorsque la vague symbolique s’estompera avec l’évolution de la société, il
restera toujours chez Schwabe une nette présence de cette approche dans le
traitement des nuages, de la mer, ou des fleurs. Même lorsque son œuvre
sera plus sensuelle avec la pratique régulière de très beaux nus, une
étude attentive montre qu'il y a encore là une sacralité de la beauté et
de la création et non un travail de nature académique."
Comment pouvons-nous lire et recevoir l’œuvre de Carlos Schwabe en notre
XXI° siècle qui connaît également des inquiétudes face à la postmodernité
?
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Ce qui est frappant - à l'image de tout le mouvement symboliste- c'est le
purgatoire si long qui a frappé son œuvre. Depuis une vingtaine d’années,
on note en effet une redécouverte des œuvres de Schwabe et du symbolisme
en général. Nous avons, nous aussi, connu une « fin de siècle » et les
inquiétudes d’une nouvelle ère. Nous revivons sans aucun doute des
tendances similaires à celles perçues de leur temps par ces artistes :
déspiritualisation, matérialisme, égoïsme généralisé et donc, besoin de
mysticisme, y compris avec des engouements pour des religions de
pacotilles ou de circonstance… Mais vivons-nous réellement aujourd’hui une
réaction similaire au sursaut idéaliste des années 1890 ? Et non pas une
docilité consentante ou une indifférence lasse ? L'art contemporain
n’apporte certainement pas de réponse à ces questions si ce n'est en
provoquant souvent d’autres incompréhensions. Il désigne un vide, quand il
n’est pas le vide lui-même, mais il ne propose certainement pas de voie
rédemptrice. C’est d’autant plus frappant que la plupart des jeunes «
plasticiens » ne font que répéter un siècle plus tard l’héritage affadi et
vidé de sens de Mondrian, Malévitch, Kandinsky et quelques autres qui eux,
s’enracinaient dans le spiritualisme et le symbolisme. Mais cet art
contemporain ayant perdu en quelque sorte ce « corps spirituel », n’est
plus qu’un cénotaphe ; rien ne l’habite, que la mémoire d’une perte. C’est
l’antithèse du symbolisme qui lui, était hanté."
Pensez-vous que cet art symbolique puisse parler à notre XXIe siècle ?
Jean-David Jumeau-Lafond :
"On dit souvent qu'il s'agit là d'un art cultivé et donc élitiste, mais
l'art médiéval ou celui de la Renaissance sont des arts qui sont également
codés et il est d'ailleurs tout à fait possible de les apprécier, sans
forcément tout connaître de ces derniers ; ceci dit, si l’on n’enseigne
plus les sources littéraires, mythologiques et bibliques sous prétexte de
faciliter le travail des élèves, on ne voit pas ce qui échappera à
l’élitisme. Le nivellement par le bas ôte à toute une génération l’accès
aux œuvres. À quoi bon amener de force des classes dans les musées lorsque
les élèves, voire les enseignants, seraient bien incapables de nous dire
ce qu’est une Annonciation ou le Veau d’or.. C’est quand on prive les
serrures de clé que les portes restent fermées. Malgré cela, lorsque l'on
montre les œuvres symbolistes, ce que j'ai contribué à faire avec
l’exposition Les Peintres de l’âme, qui a voyagé dans de nombreux pays de
cultures très différentes dont le Japon, le Danemark, la Finlande,
l’Allemagne ou l’Espagne, les réactions ont toutes été assez proches avec
une fascination pour ces images qui parlent et qui questionnent, au-delà
parfois des codes nécessaires. Ces œuvres symbolistes, lorsqu'elles sont
de qualité, touchent par leur authenticité et communiquent. Il y a un côté
primordial dans cet imaginaire qui remue nos consciences. Il ne faut pas
oublier que les symbolistes ont puisé de différentes manières dans une
histoire, des mythes, qui, réinterprétés par chacun, très loin de leur
signification académique, et avec une invention plastique souvent
saisissante, rejoignent un fonds commun…"
Encore cet inconscient collectif ?
Jean-David Jumeau-Lafond :
"Oui, cela ne sort pas de nulle part et on ne
saurait résumer ces thèmes à quelques clichés faciles tels que la femme
fatale, etc. Si l'Impressionnisme est plus que limité en termes de
questionnement métaphysique, Schwabe – et les autres Symbolistes - peuvent
offrir des images frappantes – si on les montre !".
Jean Clair a commis un journal atrabilaire, il y a quelques années ;
L'homme aurait-il l'humeur noire, comme aurait pu le craindre Ambroise
Paré en son temps ? Certes non ! Si l'Académicien, historien de l'art
réputé et craint pour ses mouvements d'humeur, n'a rien d'un agneau, il
est cependant mû par un profond amour de la beauté, de l'art, de la vie et
de toutes leurs intrications. Jean Clair fait peu de concessions à la
bêtise et il ne s'en excuse pas. Il pourfend les faux prophètes qui se
pâment sur un art plus marchand que créatif et soutient qu'une urgence
s'impose en notre époque : prendre garde de ne pas perdre définitivement
ce qui nous a été légué par les siècles passés. Conservateur Jean Clair ?
Oui, sans aucun doute, mais au sens où l'entendait Cicéron, à savoir
sauveur de notre culture !
ous insistez dans vos propos et vos écrits pour ne pas détacher l’Art
de l’Histoire. En quoi votre propre parcours a-t-il encouragé l’historien
de l’art que vous êtes devenu, parcours que vous évoquez dans votre livre
autobiographique Dialogue avec les morts ? »
Jean Clair : « J'ai eu cette chance de
conclure mes études d'Histoire de l'Art aux États-Unis, à Harvard, et
c’est là-bas que j'ai pu enfin profiter d’un enseignement sous forme
d’ouverture que j'attendais depuis longtemps. C’était un enseignement qui
n’était pas refermé sur lui-même comme dans la tradition de
l’historiographie française, où l’histoire de l'art engendre en quelque
sorte l'histoire de l'art. Aux États unis, bien au contraire, c’est bien
l'histoire des formes comme témoignage de l'histoire des idées
généralement parlant qu’il m’a été donné d’étudier. C'est également
d'ailleurs la tradition de la philologie allemande, en particulier celle
de Warburg à Hambourg, une tradition que j’ai retrouvée à travers
l'enseignement des élèves de Panofsky, lui-même élève de Warburg à
Harvard. J'ai retrouvé là un enseignement qui n'était pas bêtement
sociologique, faussement marxiste aux États-Unis, mais bien tourné vers
l'histoire de la philosophie et les sciences. Nous y découvrions que
l’objet d’art n'était pas seulement un objet abstrait fait de couleurs et
de traits savamment disposés sur une surface plate, mais qu'il y avait une
imagerie extrêmement précise, une iconologie dira Panofsky plus tard, dont
il fallait expliquer le fonctionnement. À partir de cette étape, j'ai
compris, en dépit de mes origines populaires, que je pouvais trouver dans
l'art, non pas une espèce de satisfaction hédoniste comme c'est souvent le
cas, mais bien un autre chemin d’accès à la compréhension du monde ;
compréhension pour laquelle l'art était sans doute une forme privilégiée
et que l’on ne pouvait pas aborder sans passer par l’histoire de l’esprit,
des sciences, de la médecine, de la psychologie… C'est devenu quelque
chose d'extrêmement passionnant et je me suis alors lancé à monter des
expositions très extravagantes et ambitieuses et qui, je l'espère, n'ont
pas été trop à côté du résultat souhaité ! »
« Votre
enfance que vous avez évoquée dans l’un de vos derniers livres a-t-elle
joué un rôle important dans cet émerveillement au spectacle de la nature ?
»
Jean Clair :
« J'ai été longtemps honteux de sortir de ce milieu et j'étais d'ailleurs
perçu à l'époque comme une personne un peu frivole alors même que ces gens
vivaient dans un entourage de très beaux objets : les lampes à pétrole,
les bougeoirs, la table et les chaises étaient faits de très beaux
matériaux. À me le rappeler aujourd'hui, j'éprouve encore une satisfaction
visuelle extrêmement forte. Par ailleurs, ces objets servaient à quelque
chose. C'est en quittant ce monde, que j'ai eu l'impression d'entrer dans
un univers extrêmement frivole qui se servait des images avec une légèreté
et un manque de sérieux que je ne comprenais pas. J'ai été réconcilié avec
moi-même et mes origines le jour où j'ai compris que les œuvres d'art
elles aussi avaient un poids, une consistance, une matière et renvoyaient
à une conception du monde profonde. »
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Il me semble qu’à notre époque la chose importante n'est
plus de progresser, mais de conserver le monde tel qu'il est encore
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« Vous êtes souvent présenté comme un pourfendeur
de l’art contemporain, volontiers polémiste, ce qui vous a valu les
qualificatifs peu aimables de réactionnaire et de conservateur. »
Jean Clair : « Ce qualificatif de
réactionnaire qui m’est attribué date de 20 ans et, à l’époque, cela
m'avait profondément gêné. C'était d'ailleurs le qualificatif le plus
aimable qui ait été formulé à mon égard ! J'avais même été traité de
fasciste parce que j'avais monté une exposition à Beaubourg sur le
réalisme entre les deux guerres où je montrais la peinture italienne sous
la période fasciste, alors même que ces peintres n’étaient pas tous
nécessairement fascistes. Et même pour un peintre fasciste comme Sironi,
la critique en Italie reconnaissait en cet artiste l'art de mieux
représenter la condition ouvrière de son époque… À partir de là, j'ai
commencé à comprendre que les opinions tranchées n'avaient en fait aucun
sens et qu'il fallait être un peu plus attentif intellectuellement et plus
généreux spirituellement. Aujourd'hui, j'accepte et je revendique même ce
qualificatif de réactionnaire. Il me semble qu’à notre époque la chose
importante n'est plus de progresser, mais de conserver le monde tel qu'il
est encore. Le réactionnaire est celui qui réagit et qui réagit face à ce
que l'on ne peut pas ne pas reconnaître comme une immense catastrophe vers
laquelle on se dirige. Mon métier pendant 40 ans a d'ailleurs porté le
titre de « conservateur »… Il faut d'ailleurs noter que ces critiques se
sont atténuées au fil du temps, car le nombre des réactionnaires a
lui-même augmenté ! »
« Quelle sorte d’angoisse cela révèle-t-il ? »
Jean Clair : « Je pense que c'est en
effet le signe d'un désarroi profond et que ces critiques ne peuvent plus,
comme il y a 30 ans, froidement assumer l'idée que l'art doit être
d'avant-garde et éclairer la société sur les chemins des lendemains
glorieux. Cette idée de l'avant-garde servait de marque mercantile à tout
ce qui se produisait dans les années 70 et cela a été très vite une
imposture. On s'est rendu compte que ce qui s'appelle réellement
l'Avant-garde est très historiquement daté : entre 1905 et 1915, après on
ne peut plus parler d'avant-garde ! Il y a eu une tromperie intellectuelle
énorme qu’il est de plus en plus difficile d'assumer. Et on a inventé
aujourd'hui un nouveau sigle - l'art contemporain - pour mettre sur le
marché des produits d’un certain art contemporain… Le terme « contemporain
» est encore plus stupide, car ces artistes sont bien évidemment
contemporains les uns des autres. »
« Quelle idée
de l’art est au cœur de votre vie et pensez-vous qu’elle puisse avoir une
valeur universelle et atemporelle à une époque où le relativisme et le
court terme semblent prédominer. »
Jean Clair :
« La question est très délicate, car la vision héroïque de Malraux
-qui m’est par ailleurs très cher et que j’ai connu - n’est pas une vision
à laquelle je pourrai encore souscrire aujourd’hui. Cette idée d'une
rédemption par l'art, du destin mortel de l’homme, cette vision héroïque
métaphysique ne me semble plus être acceptable aujourd'hui, moins encore
l'idée d'une universalité de la beauté ou de l'art qui permettrait un
dialogue entre les cultures. Cela étant dit, où va-t-on ? Pour aller très
vite, je n'imagine pas une création artistique qui ne serve pas à quelques
propos transcendants à sa fabrication. La notion d’art est une notion tout
à fait récente à savoir une création de la modernité tardive. Elle
consiste à dire qu’un bel objet existe par lui-même, est replié sur
lui-même, et n'a pas le devoir de rendre des comptes à une mission
transcendante ou immanente. Cette vision des choses me paraît être le
début de la fin. Et cette fin, on est bien obligé de la constater
aujourd'hui. Le début a commencé lorsqu'on a prétendu que l'art était
l'expression d’une singularité individuelle, du psychisme d’un individu
nommé le peintre, doté de pouvoir et d'une immunité à l’égard de la
société absolument extraordinaire. Il devient d'ailleurs lui-même une
figure sacrée, mais qui rejoint l’autre aspect du sacré dans la société
romaine à savoir le sacer, l’assassin qui est banni de la société
et que l’on ne touche pas… Tout ce côté obscène, sombre et inquiétant de
l'artiste livré à lui-même dans la délectation de lui-même me semble
aujourd'hui éclater de façon spectaculaire. »
___________________________
toute une culture qui a été la nôtre est en train de
disparaître, ce qui est une vision très pessimiste, cette civilisation vit
ses derniers feux
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« Cet
éclatement permettrait-il justement en faisant le chemin inverse de
retrouver… »
Jean Clair :
« … retrouver un but, une certaine verticalité ? J’ai du mal à le
penser, dans une société qui est devenue tout à fait horizontale et qui ne
débouche plus sur un quelconque futur radieux. L'idée qu'il puisse y avoir
une nouvelle verticalité quelle qu'elle soit me paraît difficile à
imaginer. Si vous vous me poussiez à bout, je dirai que toute une culture
qui a été la nôtre est en train de disparaître, ce qui est une vision très
pessimiste, cette civilisation vit ses derniers feux. Mais, il y a
d'autres sociétés beaucoup plus fortes que la nôtre qui prendront notre
place. Cela s'est déjà produit… et pour dire les choses très crûment, il
est évident que notre rapport à l'image est un rapport d'une frivolité
extravagante parce que nous avons oublié que l'art d’Occident, à mon avis
le plus bel art qui ait été créé sur cette terre, a été bâti sur le
pouvoir des images. Or, ces images ne peuvent pas être utilisées,
présentées n'importe comment et pour n'importe quel but. Et, il se trouve
qu'il y a encore aujourd’hui des cultures qui ont sur ce point une extrême
conscience de la puissance des images et qu'elles en interdisent l'usage
en dehors d'un cadre extrêmement précis. Je pense évidemment à l'Islam,
mais également à la religion judaïque. »
« Nous serions par là même des apprentis sorciers de l’image… »
Jean Clair : « On a en effet libéré le
pouvoir de l'image, mais cette libération, qui s'est concrétisée dans
l'art moderne, est en même temps la fin de l'image et la fin de notre
culture même, par une réaction en chaîne. C'est en effet une vision assez
sombre, je vous l'accorde ! »
« Par
contraste, vous évoquez souvent la beauté incarnée. Comment comprendre ces
deux concepts du beau et de l’incarnation associés ? »
Jean Clair : « Selon un point de vue
théologique, la culture en Occident est la seule qui au fond se fonde sur
ce phénomène extraordinaire d'un Dieu qui s'est incarné dans un homme,
le verbe s'est fait chair. Cela est particulièrement étonnant, car
cela ne se retrouve pas dans d'autres religions. Cette incarnation a été
posée comme point de départ d’une longue histoire de l’image, qui est
notre histoire, non seulement du point de vue de l'esthétique, mais
également du point de vue du développement des sciences, l’artiste
acquérant rapidement autant de connaissances scientifiques que la
connaissance le permettait à cette époque (...)
Né le 20 octobre 1940 à Paris 6e (de son
vrai nom Gérard Régnier). Études aux Lycées Jacques Decour et Carnot à
Paris, Faculté des lettres et sciences humaines à la Sorbonne et Institut
d'Histoire de l'Art (Professeurs : André Chastel et Jean Grenier), Fogg
Art Museum de l'université Harvard aux États-Unis. Docteur ès
lettres, Doctor of Philosophy in Art. Conservateur assistant des Musées de
France (1966-69), Conservateur au Musée national d'art moderne (MNAM)
(1969-79), Professeur à l'École du Louvre (1977-80), Conservateur du
cabinet d'art graphique du Musée d'art moderne du Centre national d'art et
de culture Georges Pompidou (1980-1989), Conservateur général du
Patrimoine (1989), Directeur du musée Picasso (1989-2005), Directeur de la
Biennale de Venise (Italie) (1994-1995).
Lauréat de la fondation Fritz Winter (1988), prix Psyché (1992), Médaille
de l'histoire de l'art de l'Académie d'architecture (1993). Lauréat de la
Fondation Cino del Duca (2007). Élu à l’Académie française, le 22 mai
2008, au fauteuil de Bertrand Poirot-Delpech (39e fauteuil).
(sources : Académie française)
____________________
(...) Dans notre
tradition, je trouve merveilleux, au-delà de la beauté des corps à l'image
de la tradition grecque, qu’il y ait une représentation du corps qui
relève d'une autre vertu que celle du sens esthétique, mais plutôt de la
piété. Les êtres difformes, estropiés ou bossus ont tous droits à
l'existence et méritent d'être représentés au lieu d'être éliminés de la
société selon un critère esthétique. Par ailleurs, je ne connais pas non
plus d'autre culture au monde qui ait à ce point accepté l'image de
l'enfant, je pense bien entendu aux multiples représentations de la Madone
à l'enfant. C'est quelque chose d'extrêmement précieux, une tendresse au
cœur de l'art occidental, du respect du monde visible en détaillant tous
les stades allant de la plante jusqu'au vieillard en passant par le
nourrisson. »
« La beauté
viendrait-elle de cette faiblesse incarnée, source d'amour ? »
Jean Clair : « Oui, on peut exprimer
les choses ainsi. Cette acceptation de la misère au cœur même de la
splendeur… »
« Votre dernier livre Hubris s’intéresse en revanche à la
fabrique du monstre dans l’art moderne. Cette démesure, condamnée par les
classiques et notamment par les Grecs, serait-elle devenue une nouvelle
norme pour la création artistique ? »
Jean Clair : « Le monstre est devenu la
norme dans le domaine scientifique c'est-à-dire qu'à partir du moment où
on a commencé à étudier les monstres, non plus comme des objets de
curiosité, d'exposition et de collection, mais comme des objets relevant
des sciences naturelles, le monstre a cessé d'être un monstre pour devenir
un cas expliquant la normalité. C'est avec l'apparition du monstre que
l'on a pu expliquer les lois naturelles de cette normalité. Le monstre
devient une espèce d'outil privilégié pour la science. Mais, au même
moment, les pratiques des artistes se séparent complètement des pratiques
scientifiques. L'anatomie n'est plus étudiée par les artistes, ces
artistes sont livrés à eux-mêmes et comprennent que le polymathēs
est un rêve forclos. Ces artistes vont alors suivre leur propre voie, mais
une voie d’un immense désarroi : comment peindre encore le monde à partir
du moment où ce monde est devenu pour l'essentiel invisible ? L'artiste
est absolument livré à lui-même, sans aucune méthode pour peindre et
travailler, délivré - du moins pense-t-il – de ses modèles habituels. ll
ne lui reste plus que la jouissance de lui-même en tant qu'artiste :
s’exprimer soi-même. Cela ne peut qu'aboutir à la monstruosité, une sorte
d'enflure narcissique qui va jusqu’au bord de la folie. Et en effet, l'Art
moderne est dans la majorité des cas l'expression morbide et parfois
psychotique de l’individualité de l'artiste, génie tout-puissant. Dans ce
cas, la monstruosité n'est plus le cas biologique qui permet aux
scientifiques de comprendre la normalité, mais cela devient au contraire
l'expression singulière et infiniment précieuse d’un individu, c’est une
monstruosité qui ne relève pas d’un canon ou à d’une règle. Les deux
disciplines se séparent complètement, et on aboutit finalement comme
aujourd'hui à une espèce d'adoration des humeurs du corps, la passion des
excréta, c'est-à-dire le retour sous le fouet d'une libido
déchaînée aux pulsions les plus archaïques de l'enfance et le cercle se
referme sur lui-même. C'est un mouvement interne très puissant, et si l'on
suit Freud, et je pense qu'il avait raison, l'art est né de la sublimation
des passions et de l'éloignement des besoins originels. On passe du
tableau à fond d’or au dépôt d'excréments… »
« Comment
réfléchir à cette notion de monstruosité qu’implique souvent la démesure
dans ses rapports avec la laideur, qu’elle semble appeler, et la beauté,
qu’elle semble éloigner ? »
Jean Clair : « La démesure peut tout
d'abord être formelle, c'est ce que j'étudie dans mon livre Hubris
avec le thème du géant. Ce géant peut prendre une forme très menaçante si
l'on pense au Colosse de Goya, mais cette démesure s'exprime aussi
dans la folie de la démarche même de l'artiste qui est toujours à la marge
de la psychopathologie, dans l'exaltation même de ce qu'il est. Ma
réflexion dans Hubris est partie d’une idée très naïve si l’on y
pense : Pourquoi l’art d’aujourd’hui est-il laid alors que pendant des
siècles il a été beau ! Cela semble affligeant dit ainsi, mais cela m’a
fait penser à un proverbe italien que l’on peut encore entendre de nos
jours à la naissance d’un enfant : e bello come un Giotto, e brutto
come un Picasso ! Il est beau comme un Giotto ou il est laid comme un
Picasso. Tout cela est bien entendu dit avec un sourire, puisque la
personne qui prononce cela sait très bien que Picasso est malgré tout un
génie. En même temps, la comparaison est faite et elle a beaucoup de
saveur. Même lorsque l’effroi est représenté dans l'art classique, tout
cela correspond à des règles très précises. Les archanges n'ont pas le
même nombre d'ailes que les séraphins, les couleurs sont disposées
différemment, même Satan est représenté avec des règles bien précises, ce
qui n'empêche pas les variantes dans lesquelles le génie de l'artiste
s'exprime. Plus les contraintes étaient fortes, plus le tableau pouvait
ressortir comme un chef-d’œuvre unique. Aujourd'hui il en va tout
autrement, chaque œuvre d'art doit être une singularité de l'artiste y
compris dans sa propre production ! Cela aboutit à des extrémités telles
que nous ne pouvons plus nous-mêmes les supporter. »
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si un artiste essaie de représenter le corps humain avec
une certaine vérité et une certaine sincérité, cela met en règle générale
mal à l'aise les spectateurs
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« Vous
expliquez très clairement que notre vision du monde a basculé depuis deux
siècles vers le psychologique, changement qui a bouleversé la vision de
l’artiste. Lorsque ce dernier se projette ou se regarde dans ses œuvres,
parvient-il encore à impliquer le spectateur ? »
Jean Clair : « Le problème est que le
public ne fuit pas ! (rires…) Personne ne les y oblige, mais il y a
toujours un certain attrait du morbide et du difforme. Vous constatez
d'ailleurs la même tendance au cinéma avec tous ces films de violence qui
ne cessent d'attirer des foules nombreuses. C'est un appel aux instincts
les plus bas de la nature humaine et, cela, l'art contemporain sait très
bien le faire avec succès ! Par contre, curieusement, si un artiste essaie
de représenter le corps humain avec une certaine vérité et une certaine
sincérité, cela met en règle générale mal à l'aise les spectateurs. Je
pense par exemple à tout le travail de Lucian Freud, Bacon ou encore
Balthus. Ce sont pourtant des peintures admirables… La plupart du temps
ces artistes ont œuvré dans l'incompréhension totale de nos contemporains.
Ils ont essayé de garder un accès véritable à l’intériorité de la personne
et de sa figuration incarnée qui est son corps. »
« Cette exposition du refoulé semble incroyable en contrepoint de
l’essor des sciences à la même période. Cherchons-nous paradoxalement à
nous rassurer dans la part sombre qui nous habite ? »
Jean Clair : « Il est vrai qu'en
observant tant de nos contemporains se délectant de ces spectacles, on
peut se poser la question… Les recherches les plus aiguës dans le domaine
de la psychologie ont manifestement influencé le développement de l’art
actuel. Les artistes les plus subtils ont compris qu'il se passait quelque
chose. Toutes ces avancées scientifiques ont pu montrer aux artistes qui
pouvaient le comprendre que le corps humain n'était pas en effet celui
dressé par les canons esthétiques traditionnels. Si l'on tient compte de
toutes les impulsions qui traversent notre corps et notre psyché, il est
certain que la représentation du corps humain peut prendre une autre
dimension, c'est quelque chose de très bien perçu par Miro, Max Ernst ou
Dali par exemple. Il semble important de tenir compte du fait que les
théories de Freud sur les trois couches superposées de la conscience
depuis l’inconscience jusqu’au surmoi a donné là aussi l'idée d'un flux
perpétuel qui interdit la perfection de l'homme inscrit dans un cercle de
Vitruve. Cela aboutit donc à la convulsion, à l'admiration par exemple de
l'épilepsie… C'est un bouleversement du territoire de l'art qui s'est
peuplé de formes dans des métaphores assez curieuses.»
« L’homme ne
crée-t-il pas ainsi une nouvelle transcendance dans cette exploration sans
fin de sa psyché ? »
Jean Clair :
« Oui, et c'est le reproche que l'on a adressé à Freud dès le début.
L'homme n'agit plus il est agi. Je ne pense pas, je suis pensé.
L'homme devient un instrument, une marionnette des forces obscures sur
lesquelles il n’a qu’une vague échappée de temps en temps ; c'est si vous
voulez une certaine transcendance, mais qui pointe plutôt vers les
bas-fonds que vers les hauteurs éthérées des cieux d’autrefois ! Nous nous
trouvons donc de nouveau face à la même interrogation : comment faire
revenir le beau dans une société où le mouvement est nécessairement
orienté vers le creusement d’un psychisme de plus en plus sombre…? »
« Ces convulsions de l’art sont-elles alors le signe d’une société dont
le terme est annoncé ? »
Jean Clair :
« J'hésite à dire cela et encore plus à l'écrire, car je me
transformerai dans ce cas-là en une sorte de prophète de mauvais augure.
Je ne sais absolument pas de quoi demain sera fait et en plus de cela ce
n'est jamais univoque. Il ne s'agit pas de tomber dans les théories
terroristes. Les collections d’art des grands musées ont pris une
importance qu’elles n’avaient pas jusqu’alors et il est incontestable que
diriger un musée aujourd'hui est une activité considérée, ce qui n'était
pas le cas il y a 40 ans, et c’est un fait positif. L'art n'a plus aucun
sens entendu comme pratique communautaire et servant les fins d’une
société, et en même temps vous voyez apparaître de temps en temps des
artistes, j’ai cité le nom de certains d’entre eux tout à l’heure, qui
laissent derrière eux un travail admirable et qui ne cèdent en rien aux
œuvres des plus grands peintres du passé. Je reste persuadé que la tâche
prioritaire aujourd'hui se situe au niveau de la conservation, au sens
noble du terme comme nous l'évoquions au début de cet entretien. Il faut
par exemple veiller à ce que les écoles des Beaux-Arts continuent à donner
des leçons de dessin et de gravure et que la technique ne disparaisse pas.
L'idée que l'on puisse apprendre des choses comme la gravure ou le dessin
tout seul est une véritable folie. Il y a une transmission patrimoniale du
savoir, mais également technique. Ces choses-là s’imposent dans la musique
ou la danse, pourquoi penser qu’il pourrait en être autrement dans les
Beaux-Arts ? »
Un mot de Jean
Clair tout spécialement rédigé pour les lecteurs de Lexnews !
Interview Petros
vendredi 24 juillet 2009
Milan, Italie.
A la première rencontre, Petros fait immédiatement penser à un génie de
la mythologie grecque qui, par delà les siècles, serait resté dans notre
quotidien pour nous rappeler ce que nous avons oublié depuis longtemps :
la puissance vitale. Une puissance de vie née dans les marbres et les
pierres chauffés aux soleils incandescents de la Grèce depuis l’aube des
temps. Les yeux enflammés transmettent encore la vivacité des récits de
l’Olympe, la voix déterminée tel un oracle raconte ce que les humains ne
sauraient voir…
Le pinceau de Petros ouvre notre regard à l’impensable et à l’improbable,
qu’il s’agisse de sa période mécanique ou bien de ses œuvres plus
récentes. Ce témoin de l’atelier de Vulcain sait bien de quel métal est
fait l’homme. La semence originelle est à la base de son travail qui en
quelque sorte narre l’inénarrable. D’où venons-nous ? Où allons-nous ?
Telles sont les interrogations qui constituent le pigment des toiles du
maître qui fut l’ami de Chirico et figure parmi les plus grands artistes
contemporains.
S’il est impossible d’appréhender immédiatement la force créatrice de cet
homme, il nous est seulement donné d’entendre l’écho ancien qu’il nous
fait parvenir au travers de ses toiles et qui souligne ce qui fonde notre
humanité. Suivons l’artiste dans les méandres de sa pensée pour mieux
imaginer ceux de notre esprit et de nos rêves !
LEXNEWS : « Comment peut-on présenter votre
travail qui court sur une longue période et qui a revêtu différentes
périodes ? »
Petros : « La poésie a souvent été au
cœur de mon travail, une poésie qui est à rattacher à mes origines et à la
terre de mes ancêtres, la Grèce. Toutes mes oeuvres sont au-delà de la
réalité et se rattachent à une certaine complexité. Différents éléments
entrent en scène et la musique a un rôle essentiel. Il y a dans mon
travail un instant où la peinture se confond avec la musique. La peinture
se fond dans l'espace, dans une autre dimension, une dimension d’ordre
poétique. La musique, pour moi, c'est de la peinture ! La couleur est là,
et comme dans les pianissimos, la peinture oeuvre de la même façon… Quand
j'avais 20 ans, j'avais un ami qui était pianiste et qui interprétait
principalement la musique de Franz Liszt. Cela m'avait profondément
bouleversé. Je suis moi-même devenu un passionné de la musique de Liszt.
J'ai ainsi écouté beaucoup de musique et cela a représenté une part très
importante dans mon travail d'artiste. Cette fleur née de la rencontre
entre la peinture et la musique a progressivement poussé pour devenir
finalement une fleur céleste... Liszt avait d'ailleurs un coeur
profondément tourné vers la métaphysique. Le divin avait une grande
importance dans son art et, les années passantes, je le vois d'ailleurs
lui-même dans une dimension divine. C'est un véritable dieu !
Dans un tout autre domaine, si vous prenez les icônes de l'art byzantin,
vous avez cette même légèreté associée au divin qui est rendu par l'or
utilisé. Pour réaliser une oeuvre d'art, vous devez prendre l'âme dans vos
mains comme le faisaient les Byzantins et ce que Liszt avait lui aussi
bien compris. Je pense que d'une certaine manière je suis aussi un peu
byzantin... Le poids du corps s'estompe, seuls les drapés et les vêtements
apparaissent dans ce dessin de l'icône. L'or byzantin représente
l'infinité du ciel… Je me suis alors dit : si je veux montrer l'âme de
Liszt dans mes peintures, je dois utiliser de l’or. Mais comment faire ?
En écoutant le Mephistopheles de la Faust-Symphonie de Liszt,
j'avais l'impression d'une mer avec des vagues et lorsque je travaillais
l’or, c’est une sensation d'ondulations qui s’imposait à moi. Finalement,
je suis parvenu à une surface plus plane, proche d'une planète. Je pense
avoir ainsi saisi l’âme de Franz Liszt, elle se trouve au septième ciel
avec Dante, Béatrice, Orphée… Nous sommes d’ailleurs tous appelés à cette
ascension, car nous avons tous ce fragment de divin en nous. »
LEXNEWS : « Quelle influence a eu sur vous la
philosophie et notamment celle des présocratiques ? »
Petros : « C'est une très belle
question concernant mon art. À l'image de Picasso, j'ai eu une période
mécanique avec plusieurs centaines d'oeuvres qui sont aujourd'hui
dispersées. Ce fut une très belle période pour moi et là encore cela me
rattachait à la période byzantine. Cette inspiration est née un jour où je
pêchais. Je vis alors une personne qui regardait la mer et les éléments
aux alentours. J'engage alors la conversation, pensant qu'il avait
peut-être besoin d'aide. Ce personnage m'affirma qu'il n'était pas un
homme, mais une machine. J'approchais alors mon oreille près de son coeur,
et celui-ci ne battait pas ! Je suis rentré dans mon atelier et cette
période mécanique a commencé avec cette expérience étrange…
Pour en revenir à votre question, chez les Grecs, il y a le centaure,
mi-homme, ni cheval, et partant de cette analogie, j'ai eu l'idée de faire
une femme moitié machine, moitié femme. C'est ainsi qu'a commencé cette
mythologie moderne avec cette idée des machines qui prennent de plus en
plus le pas sur l'homme. Le passé le plus ancien hérité de la philosophie
présocratique vient en résonance dans les problématiques les plus
contemporaines évoquées dans mes œuvres. Notre époque présomptueuse a
beaucoup à apprendre de cet héritage, je ne cherche pas à imposer quoi que
ce soit, mais mon travail tente de renouer ce dialogue trop souvent
étouffé par la modernité. Ces philosophes présocratiques ont tenté de
donner une vision rationnelle du monde de leur époque, qui même si elle
n’écartait pas certains éléments poétiques, introduisait l’importance des
éléments tels que l’air, l’eau, la terre, le feu comme l’avait souligné
Empédocle au V° siècle avant Jésus-Christ ! L’atomisme de ce courant
philosophique antique a joué un rôle important dans mes créations
picturales. J'ai eu le sentiment d'avoir trouvé une nouvelle voie. Lors
d'un concours à Barcelone, j'ai étendu cette vision mécanique en
présentant des oeuvres figurant des voitures dans l'espace, une sorte de
marathon spatial. Lorsque j'ai reçu le prix international de Barcelone, la
personne qui m'a remis le prix a souligné que c'était une bonne chose
qu'un artiste grec soit récompensé pour cette évocation moderne du
marathon. Par la suite, j'ai créé de nombreuses oeuvres qui sont en effet
entrées dans ce que j'appelle ma période présocratique. L'évolution, le
commencement, toutes ces questions ont été très importantes dans mes
oeuvres de cette période. »
LEXNEWS : « quelle est la place de l'ordre au
contraire du hasard dans vos créations ? »
Petros : « La terre et son évolution
sont au coeur de mon travail. La désagrégation ou au contraire
l'agrégation des éléments répondent à une certaine logique précise, à un
ordre des choses qui relève du divin. Cela n'écarte pas la théorie de
l'évolution de Darwin sans pour autant tout faire dépendre de la science,
car la transcendance et le souffle divin sont à la base de tout. Et c'est
ce que j'essaye de rendre dans mes tableaux. La complexité organique du
monde est un réel sujet d’inspiration dans mon travail depuis de
nombreuses années. Cet ordre est nourri par une énergie vitale au cœur de
tout. Cela n’écarte pas du tout l’imprévisible et ce que vous évoquez «
hasard » ! En fait, comme le dit Parménide : « Il m’est indifférent de
commencer d’un côté ou de l’autre ; car en tout cas, je reviendrai sur mes
pas ». !
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