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Édition Semaine n° 49 / Décembre 2023

 

 

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Dossier Romain Gary

(1914-1980)

 

 

La vie de Romain Gary est un roman, à moins que l’inverse ne soit plus proche de la réalité. Véritable caméléon posé sur un tartan écossais comme il aimait à le faire remarquer, l’écrivain et l’homme se confondent au point parfois de ne plus se distinguer. Romain Gary, Émile Ajar, Fosco Sinibaldi, Shatan Bagat, tels sont les multiples pseudos et facettes de cet homme insaisissable. Gary a toujours reconnu avoir deux amours dans sa vie, celles de la littérature et des femmes.

 

 

Amour de sa mère tout d’abord, personnage truculent auquel l’écrivain rendra hommage notamment dans « La promesse de l’aube » récit « autobiographique » - l’adjectif est toujours délicat avec Gary – haut en couleur qui retrace à grandes lignes le destin écrit à l’avance par la mère du futur écrivain, ambassadeur, héros de guerre et bien d’autres titres honorifiques qu’il accomplira consciencieusement ( ouvrage qui sera idéalement complété par le long entretien « La nuit sera calme »)…
 

 

Dès le plus jeune âge, Romain souhaite écrire, inscrire son nom dans le panthéon des lettres et c’est avec « Éducation européenne » qu’il entamera cette longue carrière d’écrivain, un récit publié après la Seconde Guerre mondiale à laquelle Gary participera activement en ralliant le général de Gaulle dès la première heure. Ses multiples identités, russe de naissance, puis polonaise et enfin française à partir de 1928 façonneront son écriture à la fois précise et tendue, incisive et toujours attendrie par la matière humaine.

Biographie et littérature tisseront dès lors des liens étroits, « les Racines du ciel » consacre l’écrivain avec le prix Goncourt en 1956 et témoigne d’une conscience précoce de l’écologie avant l’heure par sa défense des éléphants, métaphore élargie à toutes les menaces pesant sur le vivant. L’humour – noir parfois, grinçant, souvent – vaut à Romain Gary la réputation d’un électron libre, à la fois fidèle en amitié – soutien indéfectible au général de Gaulle - tout en dénonçant impitoyablement la bêtise humaine.

 

 

 « La Vie devant soi » lui vaut un second prix Goncourt en 1975 sous le pseudonyme d’Émile Ajar, un pavé jeté alors dans la mare qui provoqua plus d’un remous dans le monde littéraire ; On mettra longtemps à lui pardonner ce canular…

 


(auto)-dérision (« Au-delà de cette limite »), profondeur des sentiments (« Clair de femme »), sagacité sur le phénomène humain (« Les oiseaux vont mourir au Pérou »), ironie et lucidité (« Les clowns lyriques »), nombreux sont les thèmes qui accompagnent et entrelacent l’écriture toujours juste de l’écrivain, une flèche incisive frappant droit au cœur de la cible. Romain Gary s’est essayé à de nombreux métiers, de scénariste-réalisateur au diplomate, en passant par le garçon de café, le résistant de la première heure et bien d’autres encore, mais c’est avant tout en fabuleux conteur de l’âme humaine qu’il a toujours su exceller et dont ses nombreux romans disponibles en poche Folio témoignent !

 

 

 

Dossier Marcel Proust

« Les Amis de Marcel Proust » de Georges Cattaui ; Avant-propos de Jean-Yves Tadié, Éditions de L’Herne, 2021.
 


Avec un avant-propos signé Jean-Yves Tadié, spécialiste incontournable de Proust, c’est un ouvrage exquis que nous proposent les éditions de L’Herne. Tel un album de photographies d’antan que l’on constituait dès le plus jeune âge des enfants et que l’on poursuivait sa vie durant, cet ouvrage à la couverture bleue soignée livre, en effet, à la rêverie, à l’observation, mais aussi à la découverte plus d’une centaine de photographies consacrées à l’univers de Marcel Proust. « Famille, amis, enfance, âge adulte, biographie ordonnée par la chronologie des poses, parfois dues à des photographes connus, Otto, Nadar fils. Pas d’instantanés ici. Et des mystères (…)» souligne Jean-Yves Tadié.
Nous devons cette inestimable réunion de photographies à Georges Catttaui qui la fera paraître - il sera l’un des premiers, à Genève sous le titre « Proust documents iconographiques » chez l’éditeur d’art Pierre Cailler en 1956 ; divisé en deux parties, le lecteur y retrouvera à la fois les proches de Marcel Proust – son frère Robert, sa grand-mère, bien sûr, mais aussi un grand nombre de ses amis dont le fameux comte Robert de Montesquieu ou encore Reynaldo Hahn devant son piano. « Les Maîtres, les modèles et les amis » de l’écrivain s’y croisent au gré des pages. Photographies, toiles avec notamment le célèbre portrait de Proust par Jacques-Emile Blanche qui ouvre l’album, croquis, dessins et reproductions jalonnent ainsi le siècle de Proust et celui d’ « A la recherche du temps perdu ».
Mais, cet ouvrage offre au lecteur bien plus qu’un pur album photographique, il nous redonne à lire ou relire cet admirable texte, sensible et profond, écrit par Georges Cattaui lors de la première parution de l’ouvrage. Un subtil alliage d’observations, de réflexions et de subjectivité conférant à ces photographies, telles des pierres précieuses serties, une profonde et délicate lumière. C’est le monde de Marcel Proust mais aussi celui quelque part de « A la recherche du temps perdu » qui se dévoilent... « La littérature est une hallucination, ce que nous allons entendre, ce sont les phrases d’A la recherche du temps perdu. » écrit Jean-Yves Tadié.
 

L.B.K
 

Marcel Proust : « Lettres à Horace Finally » ; Edition établie par Thierry Laget ; Avant-propos de Jacques Letertre ; Collection Blanche, Gallimard, 2022.
 


Horace Finaly compte parmi ces grands banquiers d’affaires de l’entre-deux-guerres ayant joué un rôle essentiel à la Banque de Paris et des Pays-Bas. Curieusement, son nom tombé dans l’oubli resurgit aujourd’hui par le truchement de son célèbre camarade de classe au Lycée Condorcet, un certain Marcel Proust…
Devenu personnage de roman pour Giraudoux dans « Bella » et pour certains identifié à Bloch dans la « Recherche », cet ami de toujours, disponible alors que son agenda ne le permettait guère, aidera Proust dans les problèmes rencontrés avec son encombrant compagnon de l’époque Henri Rochat. Sollicitant les relations du banquier pour lui trouver un poste au lointain Brésil, Finaly s’exécutera généreusement malgré les déconvenues survenues par l’attitude de l’encombrant personnage, ainsi que le rappelle Jacques Letertre en avant-propos.
Le présent recueil de cette correspondance inédite s’ouvre sur une lettre datée de 1920, le reste de la correspondance de jeunesse étant malheureusement perdue. L’auteur de la « Recherche » s’adresse à son « cher ami d’autrefois et de toujours » en souvenir des années passées à Condorcet. Proust au fil des lettres égrène ses chers souvenirs même si les « espérances ne se réalisent pas », le passé n’étant jamais perdu pour l’écrivain. La maladie de Proust, cloué maintenant la plupart du temps au lit, est omniprésente, ce qui ne l’empêche pas pour autant de « caser » son protégé loin de l’Hexagone grâce à l’influence et relations de son vieil ami.
Pointent quelques traits d’humour « proustiques » ainsi qu’il se qualifie lui-même. Rochat se trouve finalement envoyé en Amérique du Sud par Finaly, au lieu de la Chine initialement prévue. Puis viendront les tendres et touchants témoignages d’amitié lors du décès de l’épouse tant aimée d’Horace en mai 1921, témoignages émaillés par les frasques de Rochat au Brésil, sans oublier les multiples fièvres de la santé déclinante de Marcel Proust au terme de sa vie. Durant ces derniers mois qui lui restent à vivre, l’écrivain adressera en avril 1922 un dernier témoignage à son ami de toujours sous la forme d’un envoi autographe sur la page de garde du tome I de « Sodome et Gomorrhe » paru le même mois. Dans cette ultime adresse, Marcel Proust, même s’il « n’aime pas mêler de la littérature à un souvenir douloureux et vivant en moi » pense une dernière fois à son fidèle ami sous le signe de l’amitié et du souvenir de sa défunte épouse. Un vibrant et ultime témoignage un siècle exactement après la disparition de l’écrivain.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

 

« Proust, la fabrique de l'œuvre » sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fait et Nathalie Mauriac Dyer, catalogue d’exposition BNF, 240 pages, Gallimard, 2022.
 

 

 


Vaste entreprise que d’explorer la fabrique de l’œuvre de Marcel Proust ! Mais, une heureuse initiative entreprise aujourd’hui sous la direction d’Antoine Compagnon de l’Académie française à l’occasion de l’exposition éponyme actuellement à la BnF. A l’image d’un abécédaire littéraire des plus nourris, le présent catalogue présente de A à Z, la création littéraire proustienne avec des entrées aussi variées et pittoresques que « Water-closet », « Zut, zut, zut, zut » ou « Kapitalissime »… Derrière l’apparent farfelu de certaines de ces thématiques se trouve cependant développé avec brio et passion le véritable laboratoire d’écriture de l’auteur de La Recherche. Ainsi que le relèvent Antoine Compagnon, Guillaume Fait et Nathalie Mauriac Dyer « la vision de l’écrivain au travail dans ses manuscrits s’impose aussitôt au lecteur », évoquant les fameuses paperoles qui accompagnaient ce travail souvent long et répété de rédaction se nourrissant de multiples références croisées. Comment cependant recoller tous ces morceaux accumulés par ce long processus de composition ? Quelle relation entretenait l’écrivain avec le temps, ce fameux « Temps », tout au long de la genèse de l’œuvre à accomplir ? Comment avons-nous reçu ce legs un siècle après et que faire de ces multiples manuscrits constituant la création proustienne ? C’est à ces questions auxquelles répond avec précision et clarté ce riche catalogue illustré, bien sûr, par de nombreuses reproductions des manuscrits de Marcel Proust, mais aussi de photographies d’époque et autres œuvres d’art. Pour les amateurs du célèbre écrivain, mais aussi pour les esprits curieux souhaitant vagabonder de page en page dans l’immense laboratoire de la création littéraire d’A la recherche du temps perdu, cet abécédaire réservera bien des agréments et exquises surprises.
 

 

« Jacques-Emile Blanche – Portrait de Marcel Proust en jeune homme » ; Préface de Jérôme Neutres ; Éditions Bartillat, 2021.
 


À souligner, en cette année 2022 marquant le centenaire de la mort de Marcel Proust, la réédition de l’ouvrage intitulé « Portrait de Marcel Proust en jeune homme » aux éditions Bartillat ; un ouvrage réunissant quatre textes signés Jacques-Emile Blanche, tous consacrés à l’auteur de « À la recherche du temps perdu ». Peintre, critique et écrivain, aujourd’hui certes moins connu que son contemporain, Jacques-Emile Blanche fut, cependant, un peintre réputé ; on lui doit notamment des portraits de Liszt, Montesquiou, Gide, Cocteau ou Mauriac… Il est surtout l’auteur du fameux portrait de Marcel Proust, jeune homme, en 1892 ; un des rares portraits qui nous soit parvenu de Proust, que ce dernier conserva près de lui toute sa vie, aujourd’hui au Musée d’Orsay et qui illustre la couverture de cet ouvrage.
Jérôme Neutres revient dans sa préface sur ces deux destins qui n’ont eu de cesse de se croiser sans jamais avoir cependant la même trajectoire. Marcel Proust, de dix ans son cadet, connut enfant Jacques-Emile, fils du célèbre psychiatre Blanche. Se retrouvant étudiants, ayant des amis en commun dont Robert de Montesquiou ou encore François Mauriac, ils se croisèrent et se brouillèrent à maintes reprises ; si leur amitié fut, ainsi que le souligne Jérôme Neutres, asymétrique, Blanche vouera cependant une amitié et admiration indéfectibles envers le jeune homme, le dandy et l’auteur de la Recherche… « Le succès de Proust ne signe-t-il pas le seul vrai accomplissement de Blanche qui aura été de peindre et de révéler le plus grand écrivain du XXe siècle ? » interroge le préfacier. Aussi est-ce avec un intérêt certain que le lecteur pourra découvrir ces délicieux écrits de Jacques-Emile Blanche.
Deux ont été rédigés du vivant même de Proust dont l’un daté de 1914 ; publié dans « L’Écho de Paris » à l’occasion de la parution l’année précédente « Du côté de chez Swann », Jacques-Emile, en visionnaire, y loue ce premier volume « sans précédent dans notre littérature ». Les deux autres textes ont été écrits par le critique et ami après la disparition de Proust ; le premier est un émouvant témoignage paru dans le numéro spécial de la NRF, « Hommage à Marcel Proust », en 1923 ; le dernier écrit, plus qu’élogieux et touchant, est extrait de l’ouvrage de Blanche « Mes Modèles » paru en 1929.
Un portrait et quatre textes qui dépeignent ce même jeune homme à l’orchidée qu’admira toute sa vie le peintre et écrivain. « (…) Blanche aura au fond recommencé toute sa vie le portrait de Proust en jeune homme. Il aura remis régulièrement son plus célèbre tableau sur son chevalet, pour le décrire et le commenter avec des mots. » souligne encore en sa préface Jérôme Neutres.
 

L.B.K.

 

Jean-Yves Tadié : « Proust et la société », Éditions Gallimard, 2021.
 


C’est à la recherche d’un Proust dans son temps, dans sa société auquel nous convie Jean-Yves Tadié avec cet ouvrage « Proust et la société » qui vient de paraître aux éditions Gallimard. L’auteur nous dévoile, tour à tour, un Marcel Proust sociologue, géographe, historien ou encore psychologue. Le lecteur retrouvera ainsi Proust dans son milieu avec ses domestiques mais aussi le dandy regardant la société et « le peuple ». En ce tournant du siècle, on découvre également un Proust bien ancré dans le monde de la finance même si ses placements seront souvent malheureux et que l’écrivain se dit plus d’une fois exagérément ruiné… L’auteur revient ainsi sur les rapports que l’écrivain entretenait avec l’argent.
Mais, pour cet ouvrage, Jean-Yves Tadié ne s’est pas limité à nous révéler un Marcel Proust en son temps, il a également entendu faire dialoguer cette société contemporaine avec celle-là même de A la Recherche du temps perdu. Ce monde que dépeint et fit vivre avec sa sensibilité et ses émotions l’écrivain en des pages mémorables, modifiant, changeant noms et lieux tout en leur laissant une certaine part de réalité. Ce n’est pas un regard, mais des regards que livre la Recherche. Ainsi, Jean-Yves Tadié analyse-t-il « La France de 1871 et la famille de Marcel Proust » ou ces « Figures de la modernité », que l’on retrouve tout au long de la Recherche et que Marcel Proust, Alfred Agostinelli, mais aussi Albertine, connurent en leur temps. L’auteur ne souligne-t-il pas en son introduction que Marcel Proust fut « un prodigieux observateur, et, d’après les souvenirs de ses amis, dans les salons, les restaurants, voire les maisons closes, un enquêteur infatigable ». La Recherche rend compte d’une société, celle dans laquelle l’écrivain non seulement évolua, celle qu’il observa, scruta, mais aussi celle qu’il écrivit et imagina. Or, « la société décrite et analysée par Proust, parce qu’elle est représentée de manière symbolique, est encore vivante, et même « créatrice ». Les structures profondes échappent au temps et aux modes. Il y a une mode des modes qui, elle, ne se démode pas. », ajoute Jean-Yves Tadié.
Qu’il soit boursicoteur peu chanceux, technophile amoureux, géographe des lieux…, c’est le portrait d’un Marcel Proust moins connu, parfois inédit que convoque en ces pages Jean-Yves Tadié, et ce, pour le plus grand plaisir du lecteur.

 

L.B.K.

 

« PROUST, Le Concert Retrouvé / Un concert au Ritz à la Belle Époque » ; Théotime Langlois de Swarte (violon), Tanguy de Williencourt (piano) ; CD, Stradivari Musée de la musique Paris, Harmonia Mundi, 2021.
 


Le temps d’un enregistrement – ce temps si précieux à Marcel Proust –c’est l’univers de la Recherche qui vient occuper tout l’espace sonore subtilement déployé par deux musiciens talentueux, Théotime Langlois de Swarte au violon et Tanguy de Williencourt au piano. Le disque paru chez Harmonia Mundi s’intitule en effet « Proust, le concert retrouvé ». Il n’est cependant pas ici question de quelques vagues programmes « à la manière de », mais bien d’une véritable recherche musicale sur un concert ayant réellement eu lieu, le 1er juillet 1907 à l’hôtel Ritz de Paris.
C’est une lettre écrite par Proust deux jours après ce fameux concert à son ami Reynaldo Hahn qui nous en dévoile toute la saveur, saveur qui fait l’objet du présent enregistrement. L’univers musical des salons parisiens se trouve spontanément révélé, dépassant la chronologie, pour composer de véritables tableaux de musique.

Proust avait des choix bien arrêtés en matière d’art, en témoignent ses nombreuses références à la peinture et à la sculpture dans son œuvre, et la musique ne faisait pas exception. Il retint lui-même le programme de ce concert ainsi que le choix de ses interprètes. Son amour pour la musique de Fauré n’a d’égal que son admiration pour les choix révolutionnaires introduits par Wagner, Proust n’hésitant pas à faire des parallèles entre la mort d’Isolde et celle de la grand-mère dans la Recherche

(...) Nos deux interprètes ont su se saisir de cette « matière » musicale ample et disparate pour en restituer toute l’unité féconde qu’avait souhaitée l’écrivain en concevant ce programme. Proposant ces œuvres sur des instruments d’époque, le fameux « Davidoff », l’un des cinq Stradivarius de la collection du Musée de la musique de Paris, ainsi qu’un généreux Érard datant de 1891 restituant fidèlement et avec rondeur ces morceaux choisis.

Dans ce « Concert retrouvé », un arrangement de la fameuse pièce « A Chloris » ouvre tout en sensibilité ce disque. Ravissement également pour cette séduisante interprétation de la Sonate pour violon et piano n° 1 en La majeur op. 13 de Fauré, une œuvre au charme spontané et aux « hardiesses les plus violentes », ainsi que le souligna en son temps Camille Saint-Saëns. Saut dans le temps voulu par Proust avec Couperin et « Les Barricades mystérieuses » qui ne pouvait que séduire par son style luthé l’écrivain amoureux de Versailles. Mais aussi, l’incontournable Chopin, omniprésent dans les salons parisiens, Robert Schumann et « Das Abends » dont le mélomane n’aura aucune peine à imaginer l’effet sur les heureux invités de ce concert. Un merveilleux enregistrement, qui en plus d’être un hommage inspiré à Marcel Proust en cette année anniversaire, offre ce portrait délicieux de toute une époque saisie avec talent par les deux interprètes.

 

« Marcel Proust – Une vie de lettres et d’images » de Pedro Corrêa do Lago ; Préface de Jean-Yves Tadié ; 19.5 x 25 cm, 288 pages, Editions Gallimard, 2022.
 


Parmi les nombreuses publications consacrées à Marcel Proust, l’ouvrage « Marcel Proust – Une vie de lettres et d’images » retiendra assurément l’attention, offrant à la lecture un fécond et foisonnant dialogue. Plaisir, en effet, que d’ouvrir ces pages et de se promener dans ces multiples entrées où biographie, photographies, manuscrits et documents se répondent tels des échos infinis de la « Recherche ». Plus de 300 documents y sont réunis et présentés par les plus grands soins de Pedro Corrêa do Lago, passionné par Marcel Proust depuis plus de quarante ans. L’auteur n’a pas hésité pour cet ouvrage préfacé par Jean-Yves Tadié à ouvrir au lecteur sa propre collection privée, l’une des plus grandes collections au monde de lettres et manuscrits autographes. Cet ouvrage construit de manière chronologique propose de nombreuses entrées et thèmes abordés qui interpellent ou surprennent au gré de ces lettres, billets, dessins ou photographies rarement montrés en un vertigineux kaléidoscope ; le lecteur parcourt ainsi, sur plus de 260 pages de documents pour la plupart inédits, tant la vie de Marcel Proust, sa famille, ses amis, ses goûts et déceptions et sa « Conquête du grand monde », mais aussi, en contre point, la fabrication de la « Recherche » et la reconnaissance de l’un des plus grands écrivains français… C’est tout l’univers proustien, passionnant et tourbillonnant, qui se donne ainsi à voir, à lire et à découvrir telle une merveilleuse lanterne magique…
 

L.B.K.

 

Jean-Yves Tadié : « Proust et la société », Éditions Gallimard, 2021.
 


C’est à la recherche d’un Proust dans son temps, dans sa société auquel nous convie Jean-Yves Tadié avec cet ouvrage « Proust et la société » qui vient de paraître aux éditions Gallimard. L’auteur nous dévoile, tour à tour, un Marcel Proust sociologue, géographe, historien ou encore psychologue. Le lecteur retrouvera ainsi Proust dans son milieu avec ses domestiques mais aussi le dandy regardant la société et « le peuple ». En ce tournant du siècle, on découvre également un Proust bien ancré dans le monde de la finance même si ses placements seront souvent malheureux et que l’écrivain se dit plus d’une fois exagérément ruiné… L’auteur revient ainsi sur les rapports que l’écrivain entretenait avec l’argent.
Mais, pour cet ouvrage, Jean-Yves Tadié ne s’est pas limité à nous révéler un Marcel Proust en son temps, il a également entendu faire dialoguer cette société contemporaine avec celle-là même de A la Recherche du temps perdu. Ce monde que dépeint et fit vivre avec sa sensibilité et ses émotions l’écrivain en des pages mémorables, modifiant, changeant noms et lieux tout en leur laissant une certaine part de réalité. Ce n’est pas un regard, mais des regards que livre la Recherche. Ainsi, Jean-Yves Tadié analyse-t-il « La France de 1871 et la famille de Marcel Proust » ou ces « Figures de la modernité », que l’on retrouve tout au long de la Recherche et que Marcel Proust, Alfred Agostinelli, mais aussi Albertine, connurent en leur temps. L’auteur ne souligne-t-il pas en son introduction que Marcel Proust fut « un prodigieux observateur, et, d’après les souvenirs de ses amis, dans les salons, les restaurants, voire les maisons closes, un enquêteur infatigable ». La Recherche rend compte d’une société, celle dans laquelle l’écrivain non seulement évolua, celle qu’il observa, scruta, mais aussi celle qu’il écrivit et imagina. Or, « la société décrite et analysée par Proust, parce qu’elle est représentée de manière symbolique, est encore vivante, et même « créatrice ». Les structures profondes échappent au temps et aux modes. Il y a une mode des modes qui, elle, ne se démode pas. », ajoute Jean-Yves Tadié.
Qu’il soit boursicoteur peu chanceux, technophile amoureux, géographe des lieux…, c’est le portrait d’un Marcel Proust moins connu, parfois inédit que convoque en ces pages Jean-Yves Tadié, et ce, pour le plus grand plaisir du lecteur.

 

L.B.K.

 

« Marcel Proust » ; Cahier de l’Herne dirigé par Jean-Yves Tadié, 304 pp., Éditions de l’Herne, 2021.
 

 


Ces deux dernières années se présentent décidément riches en inédits ou documents rares proustiens. Avec la parution des soixante-quinze feuillets, le somptueux Cahier des éditions de l’Herne consacré à l’auteur de la Recherche s’avère non seulement l’occasion de revisiter l’œuvre du grand écrivain, mais aussi d’entrer au cœur même de la création proustienne, démarche exigeante ainsi qu’en témoignent les études et documents réunis.

Jean-Yves Tadié, grand spécialiste de Proust et coordinateur de cette édition, ouvre son avant-propos en rappelant que « le grand mystère de la littérature véritable, c’est, comme disait Saint-John Perse (…) l’obscure naissance du langage ».

Une conception qui s’entend de manière plurielle, qu’il s’agisse de cette hypersensibilité de l’écrivain au monde qui l’entoure ou de son rapport à l’histoire de l’art, de la musique, et bien entendu, la littérature. Ce Cahier ouvre ses pages aux témoignages moins connus, une cousine, Valérie Thomson, des amis, les Schiff, son dernier secrétaire, Henri Rochat. Tous ont en commun d’avoir connu l’écrivain et d’en livrer l’une des nombreuses facettes à l’image de la fameuse lanterne magique… Ainsi que le souligne très justement Jean-Yves Tadié, cette impressionnante réunion d’études vise moins à « accroître nos connaissances que de maintenir une œuvre en vie et de lui garantir la jeunesse et une forme d’immortalité ». À l’heure de la sollicitation incessante de nos contemporains par le monde numérique qui entraîne souvent une perte de concentration pour aborder de grandes œuvres volumineuses, cette tentative s’avère non seulement non seulement plus que louable, mais aussi indispensable au risque de perdre encore tout un pan de la culture classique déjà bien entamée.
De nombreux inédits puisés dans les Cahiers de Marcel Proust, un article inconnu de Reynaldo Hahn, grand ami de Proust, des témoignages de nombreux contributeurs sur la manière dont ils considèrent l’écrivain, habile façon de le découvrir sous d’autres angles, telles sont les multiples entrées de ce Cahier incontournable pour les amoureux de Proust et de la littérature !

 

 

Marcel Proust : « Les soixante-quinze feuillets. Et autres manuscrits inédits » ; Édition de Nathalie Mauriac ; Préface de Jean-Yves Tadié, ; Collection Blanche, Éditions Gallimard, 2021.


 

 


Véritable coup de tonnerre dans l’univers proustien, la publication inédite des « Soixante-quinze feuillets » de Marcel Proust aux éditions Gallimard met en émoi chercheurs et passionnés pour ce qui peut être considéré comme les prémices de la Recherche… Ces soixante-quinze feuillets anticipant la Recherche sont conservés aujourd’hui à la Bibliothèque nationale après que l’éditeur Bernard de Fallois en ait fait la donation à sa mort.
La dimension autobiographique récurrente de cette première ébauche élaborée entre la fin 1907 et le début de l’année 1908, qui s’estompera par la suite dans la version définitive du roman, retiendra à l’évidence l’attention des littéraires. C’est en effet avec émotion que le lecteur attentif relèvera, dans ces feuillets la présence des prénoms effectifs de sa mère, Jeanne, de sa grand-mère, Adèle, sans oublier le frère de l’écrivain, Robert, qui disparaîtra quant à lui par la suite dans le roman. Le tableau familial et les repères de l’écrivain trouvent ainsi dans ces textes leur première expression avant de constituer le terreau fertile duquel fleurira la grande œuvre.
Cette « découverte » grâce à la remarquable édition réalisée par Nathalie Mauriac Dyer, arrière-petite-fille de Robert Proust, vient aussi lever le voile sur ce que beaucoup pressentaient. La genèse de l’un des plus grands romans du XXe siècle prend bien ici la forme d’une ébauche, à l’image des sinopie pour les fresques italiennes. Couchée sur de larges pages de 36 x 23 cm, la fine écriture de Proust anticipe les futurs Cahiers que l’écrivain retiendra pour la rédaction définitive de son roman. Si de nombreuses ratures témoignent des balbutiements du chef-d’œuvre futur, il n’y a guère encore de paperolles, ces célèbres bouts de papier collés et corrigeant presque à l’infini le manuscrit final. Seuls quelques dessins et surtout les fondations du futur monument littéraire occupent l’espace des soixante-quinze feuillets dont les titres ont été ajoutés.
Quel paysage ressort de ces ébauches ? Avant tout celui de l’enfance chérie de l’écrivain et notamment cette « Soirée à la campagne » qui ouvre le récit : « On avait rentré les précieux fauteuils d’osier sous la vérandah car il commençait à tomber quelques gouttes de pluie et mes parents après avoir lutté une seconde sur les chaises de fer étaient revenus s’asseoir à l’abri »… Dès les premières lignes, cette sensibilité à fleur d’encre fait avouer au narrateur - qui demeure l’écrivain – ses tremblements, ses fureurs et ses pleurs. Ces premiers feuillets sont l’occasion d’introduire des thèmes qui seront chers à Marcel Proust et qui les développera par la suite avec le génie que l’on sait. La campagne, le charme de ses jardins, l’esquisse de la fameuse scène du coucher et du baiser tant espéré. Cette sensibilité qui a fait la fortune, et les peines, du romancier apparaît en contre-jour d’un univers composé de nostalgie encore autobiographique, mais que le génie de l’écrivain métamorphosera pour la ciseler en roman. Ce thème de l’enfance si précieux à Proust occupe ainsi déjà l’espace de ces feuillets, une enfance aux accents souvent malheureux alternant avec des rayons de bonheur. Transcendant l’exercice des mémoires – déjà si souvent abordés par ses illustres prédécesseurs – Proust espère encore avec ces brouillons faire œuvre à l’image de Balzac ou Dostoïevski, avant de les abandonner, déçu. Cette germination du futur roman s’accomplira cependant subrepticement, à son insu, à partir de l’évocation de ces instants vécus et relatés comme pour mieux les sublimer par la suite.
Ce sont ces piliers essentiels de la Recherche soutenant l’architecture à venir, l’enfance à la campagne, les séjours à la Mer, les jeunes filles, Venise ou encore cet attrait pour la noblesse que le lecteur aura le bonheur de découvrir dans ces « Soixante-quinze feuillets. Et autres manuscrits inédits »… C’est, en effet, du dépassement de l’élément autobiographique en façonnant de véritables personnages autonomes de roman que résidera le génie du futur roman.
Il faut encore souligner pour conclure l’immense travail critique réalisé en un temps record par Nathalie Mauriac Dyer sur près de 200 pages de notice et de notes offrant ainsi différents niveaux de lecture de cette unique introduction à la Recherche !

 

Marcel Proust : "A la recherche du temps perdu" - nouvelle version en 35 CD MP3 et 7 petits coffrets ; Présentation de Jean-Yves Tadié dans le livret d'accompagnement ; lu par : André DUSSOLLIER, Lambert WILSON, Denis PODALYDÈS, Guillaume GALLIENNE, Robin RENUCCI, Michaël LONSDALE, Editions Thélème.

 


Les éditions Thélème ont réussi ce pari impensable d’enregistrer l’intégralité d’un des romans les plus connus de la littérature, A la recherche du temps perdu de Marcel Proust. L’entreprise étonne et surprend tant l’ampleur de la tache aurait pu dissuader d’enregistrer une œuvre aussi importante. Pour relever ce défi, les plus grands acteurs ont été invités à cette réalisation exceptionnelle : André DUSSOLLIER, Lambert WILSON, Denis PODALYDÈS, Guillaume GALLIENNE, Robin RENUCCI, Michaël LONSDALE prêtent ainsi leur voix au narrateur de la Recherche. Et la magie opère, car comme le soulignait justement Raphaël Enthoven dans l’entretien accordé à notre revue «… la Recherche est une machine à éterniser les instants, même les plus insignifiants » et les voix de ces enregistrements, faisant revivre les évocations de Marcel Proust dans sa grande œuvre, offrent à leur tour de nouveaux éclairages, une nouvelle manière de percevoir le style, les images et les tonalités du roman. Toujours dans le même entretien, Jean-Paul Enthoven reconnaissait : « A chacune de ses lectures, il me paraît nouveau. Si je relis Voyage au bout de la nuit de Céline ou Une ténébreuse affaire de Balzac, j’ai le sentiment de lire toujours la même œuvre. Il y a chez Proust quelque chose de très mystérieux qui fait que ce qu’il écrit entre toujours en résonance avec l’état d’esprit du lecteur et l’état de son développement sentimental, psychique, intellectuel. C’est une magie. » Et répétons-le, c’est bien justement cette fabuleuse magie qui opère à l’écoute de ces CD. Le grand spécialiste de Proust, Jean-Yves Tadié, note également combien il est difficile de résumer une telle œuvre aussi vaste tant en raison du déroulement qui n’est pas linéaire chez l’écrivain que par les impressions et souvenirs du narrateur qui comptent souvent autant que les actions. Ces enregistrements réunis dans un luxueux coffret sont divisés en sept parties correspondant aux sept romans du cycle. Pour chacun d’entre eux, les personnages sont présentés, ce qui est une aide précieuse pour se familiariser avec les protagonistes de l’œuvre. De même un index détaillé permet de retrouver immédiatement un passage de l’œuvre dans chacun des CD par le recours au système des pistes audio. Par cette initiative des éditions Thélème, les amoureux de Proust pourront ainsi retrouver à tout instant avec un lecteur MP3, un lecteur CD ou un autoradio, ces voix magiques qui évoquent les nuits d’insomnie, la chambre du Grand Hotel de la Plage à Balbec avec les reflets de la mer ponctués par les plinthes en acajou ou encore le passage guetté de la duchesse de Guermantes et les désirs voluptueux du souvenir…

 

 

 

Littérature - Poésie - Romans

 

"Le Corbeau - E. A. Poe, C. Baudelaire, S. Mallarmé, gravures de Gustave Doré » ; Broché, 138 x 204 mm, 160 pages, Éditions de l'Escalier, 2022.
 


Trois incontournables poètes et un non moindre grand graveur pour un même et seul animal, tel est le choix fait par les éditions de l’Escalier pour cette mise en rapport originale du célèbre poème d’Edgard Poe « The Raven » ou « Le Corbeau ». On y retrouve cette atmosphère singulière et irréelle si chère à Poe. Un poème à la métrique stricte traduit, en effet, non seulement par Charles Baudelaire, mais aussi par Stéphane Mallarmé, et même gravé par Gustave Doré…
Ces relectures transversales qu’autorise ce recueil bien mené devraient attirer l’attention de tous les amateurs de poésie, de traductions, mais aussi de variations autour d’une même œuvre. À partir de quel point de rupture le traducteur s’éloigne-t-il, en effet, de l’intention de l’auteur ? Existe-t-il d’ailleurs une intention unique de l’œuvre qui resterait indissociable de son créateur ? Ces éternelles questions se poseront irrémédiablement aux lectures successives de ce poème écrit en anglais par l’écrivain américain Edgard Poe en 1845.
Là où Baudelaire débute par :
« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »
Mallarmé propose :
« Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié, — tandis que je dodelinais la tête, somnolant presque, soudain se fit un heurt, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre, — cela seul et rien de plus ».
Le lecteur se passionnera ainsi à passer d’une version à l’autre en l’agrémentant de ses contemplations des gravures de Gustave Doré conférant à leur tour au poème un éclairage encore autre et nouveau. Cette richesse et ces ouvertures laissent une petite idée de la fécondité d’un thème, lui-même emprunté par Poe à Charles Dickens avec le corbeau parlant Grip dans « Barnaby Bridge » !

 

Régine DETAMBEL « Sarah quand même », Editions Actes Sud, 2023.
 


Susan claque la porte de Sarah Bernard, elle est épuisée par le caractère de cette artiste, si grande soit-elle, dont elle rêvait d’être la secrétaire particulière. Durant vingt ans, c’est ce rêve qui est devenu réalité, Susan sera auprès de Sarah, dans son intimité jusqu’à en connaître les moindres recoins, ses amours multiples hommes et femmes (elle en fera l’expérience éphémère), sa famille, ses amis, ses rôles, ses voyages, ses finances, ses contrats, sa santé, ses passions, ses colères et son extravagance… Elle sera de tout. Et tout deviendra aussi son cauchemar. « J’ai une chambre de domestique dans son hôtel de l’avenue Pereire. Je n’ai plus d’autre chez-moi depuis vingt ans. Je n’ai pas d’autre argent que celui qu’elle me donne. Je suis la personne la plus proche de Sarah. Après son fils. Après toute une kyrielle d’autres esclaves de Sarah. » . Sarah fait d’elle son souffre-douleur et le témoin de sa très grande liberté. « Je suis donc la dame de compagnie et la comédienne à domicile qui lui donne la réplique, la copiste ordinaire, la costumière et la maquilleuse, parfois la cuisinière et même la confidente… Parce que Sarah déteste être seule… Seule, elle deviendrait suicidaire. Il lui faut toujours des adorateurs et adoratrices pour passer ses nerfs. » Cette femme si chérie et admirée serait-elle finalement trop grande pour ses épaules ? Les contorsions de la vie théâtrale de Madame Bernhardt, ses déboires avec les nouveaux comédiens et comédiennes qui juste par leur jeunesse et l’inventivité d’un autre jeu théâtral mettent en péril sa vie avec un grand V, dévouée corps et âme pour la scène, avec ses interprétations de personnages masculins ; des rôles qui, certainement, ont fait avancer une certaine cause des femmes dans ce milieu mais ont également déclenché et entretenu de la moquerie et presque du rejet. C’est sans connaître la Bernhardt qui même amputée d’une jambe (son choix conscient et éclairé, le 22 février 1915) poursuivra jusqu’au bout sa vie de femme libre. « - Vous jouez depuis combien de temps ? – Depuis que Victor Hugo m’a offert un diamant. – Et quand est-ce que vous allez arrêter ? – Jamais.» Si même, parfois, dans un moment de tristesse ou de désespoir Sarah raconte sa vie à Susan, ce en quoi l’auteur, Régine Detambel, nous régale d’anecdotes sur sa vie tant historiques que privées. C’est la version de Sarah qui restera « elle aura toujours été au plein milieu de sa vie, sans aucun sens de la mort à préparer ou de la nécessité de s’arrêter pour contempler le chemin parcouru… D’ailleurs non, elle n’était pas au milieu de sa vie, elle en a toujours été à l’extrémité la plus piquante, à la pointe violente et capricieuse, fougueuse et séductrice de la vie. » Écrit Susan dans ce texte rédigé comme un journal à rebours, de sa première rencontre avec son idole jusqu’à la déchirante rupture, question de survie… « En arrivant à New York j’ai trouvé le courage de la quitter. Je file sans un mot. » Là, dans tout ce tourbillon Susan aurait tellement voulu que Sarah l’aime…
« Je ne veux pas être normale, je veux être extraordinaire. » et « Quand même » était la devise de Madame Sarah Bernhardt.


Sylvie Génot Molinaro

 

Sébastien de Courtois : « L'ami des beaux jours », Collection « La Bleue », Éditions Stock, 2022.

 


Si nous connaissions le journaliste et talentueux animateur de l’émission « Chrétiens d’orient » sur France-Culture, Sébastien de Courtois, c’était sans compter ses qualités de romancier, ainsi qu’en témoigne cet ouvrage « l’ami des beaux jours » paru chez Stock. Happant le lecteur dès les premières pages, ce récit d’une rare sensibilité ne pourra laisser indifférent, tant un véritable scénario de film naît immédiatement et spontanément dans l’esprit du lecteur de ces pages inspirées. L’histoire est pourtant banale, celle d’une amitié entre deux jeunes étudiants de province et d’un amour commun naissant pour une jeune femme de quelques années plus âgée. Ce trio romanesque conduira le lecteur dans les tréfonds de l’identité, une quête éperdue de l’être et du soi. Frédéric, « L’ami perdu », à la recherche duquel le narrateur part sur le tard, posant ainsi la question de l’altérité, mais aussi de celle de la communion si chère à Montaigne et à de La Boétie. Et parce que justement c’était lui, Frédéric, Sébastien le narrateur n’a de cesse de s’interroger tout au long de ces pages au style incisif et percutant, des mots qui claquent tout autant qu’ils font couler du miel. Cette introspection à la fois douloureuse et cathartique questionne le sens de nos vies, entre idéaux et contingences, passions et abandons… Et si « L’ami perdu » était en réalité le double du narrateur ? Celui que nous possédons toutes et tous en nous et que nous oublions trop souvent. C’est Sophie, anima du narrateur, qui le conduira à cette prise de conscience…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Cedar Bowers « Astra » Éditions Gallmeister, 2022.
 


Astra ! Avec un tel prénom, une petite fille peut-elle vraiment grandir sur terre avec d’autres personnes de son âge ou bien être une sorte d’électron libre sans limites entourée d’adultes tout aussi éloignés de la réalité ? C’est là le récit de Cedar Bowers qui pour son premier roman brosse le portrait de cette petite sauvageonne devenue adulte et mère à travers le regard et les sentiments de différentes personnes qui lui ont été ou qui lui sont proches. Des regards croisés pour comprendre la vie d’Astra qui a grandi sans entrave dans l’ouest du Canada et qui en gardera toute sa vie les cicatrices psychiques comme physiques. De petite fille sauvage à l’adolescente fugueuse, puis à la femme séductrice et néanmoins vulnérable, chacun la décrit dans un parcours personnel, jusqu’au témoignage de son fils Hugo qui la vénère. Mais ce portrait de femme nous livre bien autre chose. Ce récit nous pose cette question qui nous taraude tous : Connaît-on vraiment et complètement une personne ?
Dès la première phrase du livre, « Raymond Brine ne veut pas penser au bébé à venir… Il ne veut pas penser aux liens du sang, ni à la filiation, ni à la tendance irrépressible de l’humanité à surpeupler cette planète exsangue. » Et pourtant c’est bien lui Raymond, le père d’Astra.
À partir de là, quel sera le futur d’Astra dont Gloria, sa mère, va mourir trop vite ? Qui va entourer cette enfant dans cette ferme communautaire nommée Celestial ? Quels seront ses repères à la réalité alors qu’elle n’a cessé d’entendre cette phrase à la fois poétique mais destructrice de tout équilibre possible pour une enfant : « N’oublie jamais qui tu es, Astra. L’étoile du cosmos, l’impératrice des cieux. Tu es libre de tes actes. » Mais « Elle n’est pas autonome, Raymond. Et tu ne devrais pas lui dire qu’elle appartient au cosmos. C’est faux. Elle est ta fille. » C’est là la source de tout ce que va vivre Astra, de ses choix instinctifs d’enfant comme de ceux qu’elle fera une fois adulte. Astra est-elle une enfant comme une adulte abandonnée à cette liberté trop grande pour elle ? « Qui est cette fille, au fond ? Comment est-elle devenue ce qu’elle est ? » Un constat dérangeant tout autant que fascinant entre mensonges, imagination, violence, désordres, vérités et résilience. Lire Astra, c’est essayer de déceler les fissures de son histoire, celles qu’elle-même a racontées avec des chapitres manquants, d’autres modifiés, avec des phrases bancales et des mots clés dispersés aux quatre coins de sa vie. Lire Astra, c’est faire le chemin avec elle en la regardant de loin.
 

Sylvie Génot Molinaro

 

Liane de Pougy : « Dix ans de fête – Mémoires d’une demi-mondaine », Editions Bartillat, 2022.
 


Les mémoires de la célèbre demi-mondaine Liane de Pougy (1869-1950) viennent enfin d’être publiées, réunies en volume pour la première fois par les soins d’Eric Walbecq, spécialiste notamment de Jean Lorrain, aux éditions Bartillat ; pas moins de dix années du début du siècle précédent vues par le bout de la lorgnette dorée de celle qui aurait pu être désignée par Proust de « cocotte » à l’image d’Odette de Crécy dans la Recherche… Car c’est bien le milieu de ces femmes oscillant entre mondanités et plaisirs de luxe qui se trouve en ces pages décrit par le menu détail par une femme qui semblait plus gouter les charmes féminins que les amours tarifées de ses riches amants !
Les âmes dévotes et sensibles devront peut-être s’abstenir dans ces pages parfois crues qui évoquent sans pudeur ce que pouvait être le quotidien de ces femmes faisant vaciller le cœur des plus grandes fortunes de l’époque et souvent plus attirées par les amours saphiques…
Mais de tels souvenirs pourraient être d’un intérêt limité s’ils ne faisaient intervenir quelques grands personnages de cette fin du XIXe et début du XXe s. notamment des écrivains tels Gabriele d’Annunzio ou encore Jean Lorrain ; ce dernier subjuguera littéralement cette femme pourtant guère impressionnable et dont le lecteur apprendra quelques révélations étonnantes !
Celle qui naquit Anne-Marie Chassaigne rendra son dernier souffle en tant que sœur Anne-Marie de la Pénitence après s’être convertie et avoir prononcé ses vœux. Toute la vie de Liane de Pougy sera pétrie de paradoxes, sa dernière chambre d’un palace à Lausanne ayant été par ses soins transformée en cellule monacale…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

 

Amos Oz : "Les terres du chacal" ; Traduit de l'hébreu par Jacques Pinto ; Folio Folio N° 7151 Gallimard, 2022.
 


Ce recueil de nouvelles de jeunesse signé de l’écrivain israélien Amos Oz et aujourd’hui réédité en Folio par les éditions Gallimard devrait ravir les lecteurs fidèles de l’écrivain, mais également ceux découvrant son œuvre.
L’univers des kibboutz à la fois clos, mais confronté à un extérieur souvent menaçant constitue la trame de fond de ces courts récits de jeunesse réunis sous le titre « Les terres du chacal » dans la belle traduction de Jacques Pinto. L’animal, lui-même, sera également, en effet, omniprésent dans ces récits trempés à l’encre déjà affirmée du romancier Amos Klausner, mort en 2018, et plus connu aujourd’hui sous son nom d’auteur Amos Oz. Ayant rejoint jeune le kibboutz de Houlda, c’est de l’intérieur que le nouvelliste a pu s’imprégner de ces couleurs, ces sonorités et senteurs qu’il parvient à rendre avec une rare acuité et une sensibilité à fleur de peau. Cette hypersensibilité qui irise chaque description, des plus triviales aux plus complexes, n’écarte pas pour autant la dureté qui règne dans ces collectivités à l’image de la description de ce jeune chacal pris au piège en un parallèle saisissant avec la jeune Galila tombant dans la toile tissée par Matatyanou et dont elle apprendra le terrible secret dans la première nouvelle « Les terres du chacal », récit ayant donné son nom au recueil. La stupeur d’instants de tensions mis en suspens se trouve en écho avec les éléments naturels eux-mêmes tendus aux extrêmes qu’il s’agisse de la nuit, du jour, du soleil ou encore de la pluie. Ces points d’intrications extrêmes se prolongent jusqu’au moment où tout bascule, emportant avec soi le destin des êtres en une fatalité parfois déroutante. Pour ces courts instants inouïs d’introspection et de descriptions ciselées, le recueil de nouvelles « Les terres du chacal » mérite d’être (re)découvert.

 

Albane Prouvost : « renard poirier », collection Poésie, 88 pages, La Dogana, 2022.
 


Albane Prouvost poursuit la longue maturation de son travail poétique. Ainsi, après « meurs ressuscite », la poétesse a retenu pour titre de son dernier recueil paru aux éditions de La Dogana, « renard poirier », une réminiscence du poète russe Ossip Mandelstam et de « le poirier a tiré sur moi » ou encore « le merisier et le poirier m’ont pris pour cible »… En un long poème s’étirant tout au long du livre, « renard poirier » suscite tour à tour étonnement, perplexité et fascination, à l’image d’une longue litanie répétée à partir de quelques notes ou mots épars. Passée la surprise, les associations de mots créent un climat – glacé ou brûlant tour à tour – syntaxique envoûtant, sorte d’état extatique dans lequel le lecteur se surprend à réciter ces mantras d’un autre temps. En rapprochant de manière inhabituelle certains mots, puis en les recomposant encore en autant d’autres manières, de nouvelles associations surgissent et se créent, des sensations émergent subrepticement ou submergent, comme celles ressenties à l’écoute de contes anciens surgis des temps, voir même de certains accents pauliniens :


« les poiriers seront de la neige pour les pommiers

le renard croit le poirier
aussi le poirier croit le renard embrasé

poirier embrasé croit tout pardonne tout
espère tout
»

Tel un rite initiatique, le poirier révèle ce qu’il suggérait jusqu’alors, à l’image de l’identité d’Ulysse aux yeux de son père Laërte lors de son retour à Ithaque à l’évocation des arbres de son verger dont il lui fit présent. L’arbre chétif peut il espérer couvrir l’étendue de la neige sans pleurer ?, questionne Alban Prouvost ; quel départ et quelle arrivée nos souvenirs enneigés sont-ils capables de susciter comme nouvelles interrogations ? La longue quête de la poétesse nous invite à dépasser les contingences et nos propres limites pour élargir notre regard au-delà « des barrières de fleurs », un merveilleux cheminement en compagnie des goupils et des poiriers…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Mario Andrea Rigoni : « Colloques avec mon Démon », Editions Arcadès Ambo, 2022.

 


Mario Andrea Rigoni, professeur à l’université de Padoue et grand spécialiste de Léopardi, était aussi poète. Disparu en 2021 alors qu’il venait de confier aux éditions Arcadès Ambo son recueil « Colloques avec mon Démon », il n’aura malheureusement pas eu le plaisir de le voir publié.
Son pessimisme l’avait rapproché de la pensée de Cioran qui correspondait à sa vision lucide du tragique de la vie. L’homme de lettres cultivait également un jardin secret, celui de Calliope. Dans les dernières années de sa vie, son goût s’exacerba pour les éléments, tectoniques, minéraux, mais aussi quelque peu plus immatériels tels le vent ou la brume dont il sut saisir l’impermanence dans des évocations délicates : « Je l’aime parce qu’il effleure la terre et ne l’habite pas. »…
Au fil des pages de ce recueil, sa poésie s’ouvre aux échos mythiques du temps, souvenances à peine voilées de ces témoins du passé si présents à celles et ceux qui peuvent encore y prêter attention. Cette pensée symbolique qui l’occupa sa vie durant transparaît ici ou là, toujours de manière diaphane à l’image même de sa poésie. Tendue vers l’infini, l’écriture poétique de Rigoni n’en dédaigne pas pour autant les gouffres vertigineux, démarche fragile entre ces extrêmes.
C’est entre ces lignes ténues que parfois se tapit son démon intérieur, double du poète ou esprit rencontré au fil de ses cheminements antiques ? Cette éternelle question, le poète se la pose et nous questionne, à nous d’y réfléchir grâce à ce beau et sensible recueil.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Très russe » de Jean Lorrain suivi de son adaptation théâtrale par Oscar Méténier. Édition établie, présentée et annotée par Noëlle Benhamou, Honoré Champion Éditions, 2022.
 


Avec « Très russe », Jean Lorrain (1855-1906) signe son deuxième roman qui eut, entre autres effet, de provoquer la colère de Maupassant qui crut se reconnaître sous les traits du ridicule Beaufrilan, amoureux transi et quelque peu ridicule de la délicieuse Madame Livitinof. Le duel fut évité in extremis, Lorrain ayant préféré les excuses au fleuret… L’action se déroule entre Yport et Fécamp, sur la côte normande, lieu de villégiature de cette société de la fin de siècle. Ce roman fut complété d’une pièce de théâtre avec la collaboration d’Oscar Méténier, pièce représentée le 3 mai 1893 au Théâtre d’Application.
Les éditions Honoré Champion offrent ainsi la première édition jointe de ces deux œuvres grâce à l’heureuse initiative de Noëlle Benhamou. C’est en effet un délicieux récit que livre en ces pages un Jean Lorrain plus caustique que jamais sur la société de son temps. Le roman est celui d’une femme fatale – Madame Livitinof, Sonia pour ses nombreux intimes – autour de laquelle gravitent des amoureux transis, Mauriat, Beaufrilan sans oublier le narrateur Jacques Harel.
En hommage à Flaubert et Elémir Bourges, Lorrain souhaitait livrer avec « Très russe » un récit à la croisée du roman réaliste, du roman décadent et du dialogue, ainsi que le rappelle Noëlle Benhamou dans son introduction à cette édition soignée. Ce roman aux multiples références musicales est également émaillé des nombreux coups de griffe et portraits au vitriol qu’affectionnait l’auteur de Monsieur de Phocas. L’humour corrosif du dandy qui en quelques mots parvenait à rabaisser ses adversaires réussit également en ces pages alertes à dresser le portrait de ses contemporains et de la société dans lequel il évoluait avec un plaisir manifeste. Donnant lieu à de véritables pamphlets que Molière n’aurait pas reniés – Lorrain n’hésite pas à citer explicitement quelques vers du Misanthrope dans ce récit – « Très russe » sait également saisir les emportements du cœur de ces âmes souvent tourmentées. Allant de la diatribe acerbe dans laquelle crut se reconnaître Maupassant jusqu’à ce touchant portrait du couple âgé, les Alexander, Lorrain enchante en passant en quelques lignes de l’émotion à l’humour corrosif, ce qui n’est pas la moindre des qualités de ce roman à découvrir.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Louis-Ferdinand Céline : « Londres » ; Edition établie et présentée par Régis Tettamanzi, nrf, Gallimard, 2022.
 


Inutile de rappeler les conditions pour le moins rocambolesques par lesquelles ce manuscrit fait enfin l’objet d’une publication des décennies après sa rédaction, le lecteur se rapportera pour cela à la préface de Régis Tettamanzi. Au-delà, « Londres » dévoile le laboratoire brut de la création célinienne, au sens propre et figuré. Non expurgé de ses scories, l’écrivain qui aimait pourtant lire et corriger jusqu’à l’épuisement ses manuscrits parvient avec ce récit, se situant juste après « Guerre » chronologiquement, à rendre les grouillements de ses protagonistes dans la capitale anglaise pendant la Première Guerre mondiale. Les personnages qui pour certains d’entre eux apparaîtront par la suite dans les futurs romans tel Guignol’s band errent, ici, dans les bas-fonds londoniens, de bordels en bars louches, formant ainsi un univers interlope dans lequel Céline nage comme un poisson, entre mémoire autobiographique et fantaisie du romancier. Les traits sont forcés, à l’image du vocabulaire ayant appelé pour le lecteur moderne un glossaire en fin d’ouvrage… Malgré les imperfections d’un manuscrit livré tel quel, la verve célinienne transparaît de ces lignes souvent crues et ardues à lire. Cet élan vital qui émerge de ces immondices, la lumière qui peut se dégager des états les plus désespérés, captent l’attention du lecteur jusqu’à ne plus le quitter, la dernière page tournée… Si cette promenade dans le Londres du début du XXe siècle passée en compagnie de Ferdinand, la prostituée Angèle, le souteneur Cantaloup, sans oublier des morceaux d’anthologie avec Bijou et Borokrom, n’a rien de commun avec celle de Joyce dans le Dublin d’Ulysse, elle offrira bien des déambulations initiatrices dont le lecteur ne sortira pas indemne…

 

A lire également de Céline en Folio :

 

 

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Louis-René des Forêts — La terre tourne et la flamme vacille » ; édition établie par Guillaume des Forêts et de Dominique Rabaté ; 21 x 25 cm, 256 p., L’Atelier contemporain éditions, 2021.
 


Lorsque le verbe ne parvient plus à traduire l’indicible, pinceau et mines prennent alors le relais de la plume… C’est tout au moins l’expérience vécue par Louis-René des Forêts entre 1968 et 1974. Cette longue parenthèse ouverte par la disparition tragique de sa fille se refermera avec la publication d’Ostinato, l’une de ses œuvres les plus personnelles et étroitement associée au style. « Je vois ces tableaux comme des fragments de rêve » souligne Dominique Rabaté en introduction à ce superbe ouvrage publié aux éditions de L’Atelier contemporain, catalogue raisonné de l’œuvre peint de l’écrivain.
Celui qui avait pourtant fait métier et passion d’écrire ne s’est jamais exprimé sur ce passage – temporaire – à un autre médium afin de confier ses pensées. Relais impromptus, cette cinquantaine d’œuvres allait occuper tout son temps d’écriture, sans chercher à en livrer un quelconque témoignage écrit, sinon celui légué par ces tableaux et dessins. La force onirique qui se dégage de ce travail singulier ne surprendra pas les lecteurs familiers de Louis-René des Forêts. Quelques discrètes références à Matisse dans « Les Avatars de l’autorité », désordres tempétueux à la Giorgione et détours dans l’inconscient qui ne sont pas sans évoquer certains dessins du psychiatre suisse Carl Gustav Jung, chaque œuvre fait sens, au singulier comme au pluriel.
Avec les contributions de Pierre Bettencourt, Pierre Klossowski, Nicolas Pesquès, Pierre Vilar et Bernard Vouilloux, ce sont les liens ténus entre écriture et dessin qui sont ainsi étudiés et révélés dans cet ouvrage remarquablement mis en page avec ses illustrations soignées et son format large. Page après page, l’univers dressé par Louis-René des Forêts gagne subrepticement le lecteur, laissant l’impression de paysages déjà vus, dans sa mémoire ou dans ses rêves. Cette force expressive, dont il ne manque que la musique tant elle est suggérée, tisse un dialogue non seulement entre l’artiste et sa toile, mais également entre le lecteur et ces œuvres. Cette conversation attire en autant de songes qu’elle génère et l’on se prête à se demander : quel commentaire Louis-René des Forêts aurait pu donner de cette création ? Cet ouvrage contribue admirablement à imaginer quelques réponses…
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Stéphan Huynh Tan : « Le Silence de la Cathédrale », 136 pages, Arcades Ambo Editeurs, 2022.
 


Il est des lieux comme des personnes qui attirent et voient converger vers eux toutes les attentions et passions. Notre Dame de Paris compte assurément parmi ces lieux, et le regrettable incendie de la cathédrale en 2019 a révélé combien cet édifice au cœur même de la capitale suscite encore de nos jours d’émotions palpables à une époque où pourtant le patrimoine religieux ne semble plus guère être la priorité. Car Notre-Dame de Paris dépasse les convictions de chacun, rallie à elle ce que certains historiens, tel Pierre Nora, ont nommé lieux de mémoire et Notre-Dame n’en manque assurément pas. C’est à ce puits sans fonds auquel a puisé Stéphan Huyn Tan, avec ce petit ouvrage soigné, paru aux éditions Arcades Ambo.
L’auteur délaisse quelque peu les chemins déjà bien pratiqués avec la figure imposante de Victor Hugo et de son célèbre roman. Plus pérégrination de lettré qu’étude exhaustive, « Le silence de la cathédrale » emporte son lecteur à la découverte d’une histoire, notre histoire, gravée dans la pierre et le vitrail, le bronze et le marbre. Chaque infime partie de cette cathédrale emblématique de la foi qui anima ses bâtisseurs constitue une page de cet immense livre de pierres que nous n’avons pas fini de feuilleter. Stéphan Huyn Tan nous en dévoile justement quelques belles pages, chapitres souvent méconnus de sa longue histoire et que nous découvrons avec un même plaisir. Et si l’auteur en une conclusion un brin atrabilaire et bien compréhensible rappelle que la grammaire est elle-même une cathédrale, l’ouvrage démontre agréablement que la réciproque est également vraie. Rufus, Catherine, Bernon, tous ces personnages auquel l’auteur donne vie parlent de et pour Notre-Dame, concert non de louanges mais de vie, celle qui siècle après siècle a insufflé à l’édifice cette personnalité qui nous fait la considérer comme une réalité animée.
Depuis l’ecclesia originelle du VIe siècle composée de trois bâtiments jusqu’à l’incendie de 2019, que de pages lumineuses ou plus sombres se sont accumulées dans ce Livre ouvert que représente Notre-Dame de Paris. Le présent ouvrage nous en livre quelques monologues originaux à découvrir pour sortir des sentiers battus.

 

Philippe-Emmanuel Krautter
 

Frédéric Vitoux : « L’Ours et le Philosophe », Éditions Grasset, 2022.
 


Avec « L’Ours et le Philosophe », l’académicien Frédéric Vitoux évoque les relations singulières qui unirent quelque temps deux personnalités du Siècle des Lumières, à savoir le philosophe Diderot et le sculpteur Falconet. Sous la forme de digressions, cet ouvrage tisse progressivement un réseau de liens rattachant ce XVIIIe siècle à la raison et à la modernité. Le récit alerte et non dénué d’humour n’hésite pas à opérer régulièrement des allées et venues avec notre époque présente, des souvenirs personnels de l’auteur tout autant que son rapport à cette époque révolue où deux fins esprits pouvaient se chamailler – à l’époque le terme de disputatio convenait mieux – sur la notion de postérité jusqu’à se brouiller définitivement…
Frédéric Vitoux se délecte manifestement de ces subtilités moins prisées de nos jours, ces raffinements sur d’infimes nuances qui semblent à mille lieues de nos réalités augmentées par les réseaux sociaux. Et, pourtant cette évocation passionnante des liens complexes et sensibles unissant les deux hommes trouve bien des échos avec l’époque moderne. Quel rapport avons-nous avec ce qui occupe la plupart de notre quotidien et de notre vie ? Quel legs souhaitons-nous laisser après notre vie ? Comment considérer l’absolu et selon quel dessein ? Derrière ces doctes questionnements file une réflexion alerte et jamais ennuyeuse, Frédéric Vitoux s’y entend pour évoquer la pensée de Diderot sans jamais perdre son lecteur médusé par cet esprit volubile face à l’atrabilaire Falconet aux allures d’ours mal léché.
Nous voyageons de Paris à Saint-Pétersbourg via La Haye au rythme des calèches, nous ouvrons l’immense ouvrage de l’Encyclopédie que le philosophe peine à conclure en un siècle où l’absolutisme n’a pas encore dit son dernier mot. Falconet préparant sa grande œuvre – la statue équestre de Pierre le Grand - oursifie plus que de raison, au désespoir de son patient ami. Chaque page avec ses renvois rythmés à notre siècle transportera le lecteur en une époque révolue qui l’enchantera pour ses impromptus comme pour ses réalisations magistrales, un temps impensable de nos jours et sur lequel l’académicien parvient à lever le voile grâce à cet ouvrage jubilatoire.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Jacques-Emile Blanche – Portrait de Marcel Proust en jeune homme » ; Préface de Jérôme Neutres ; Editions Bartillat, 2021.
 


À souligner, en cette année 2022 marquant le centenaire de la mort de Marcel Proust, la réédition de l’ouvrage intitulé « Portrait de Marcel Proust en jeune homme » aux éditions Bartillat ; un ouvrage réunissant quatre textes signés Jacques-Emile Blanche, tous consacrés à l’auteur de « À la recherche du temps perdu ». Peintre, critique et écrivain, aujourd’hui certes moins connu que son contemporain, Jacques-Emile Blanche fut, cependant, un peintre réputé ; on lui doit notamment des portraits de Liszt, Montesquiou, Gide, Cocteau ou Mauriac… Il est surtout l’auteur du fameux portrait de Marcel Proust, jeune homme, en 1892 ; un des rares portraits qui nous soit parvenu de Proust, que ce dernier conserva près de lui toute sa vie, aujourd’hui au Musée d’Orsay et qui illustre la couverture de cet ouvrage.
Jérôme Neutres revient dans sa préface sur ces deux destins qui n’ont eu de cesse de se croiser sans jamais avoir cependant la même trajectoire. Marcel Proust, de dix ans son cadet, connut enfant Jacques-Emile, fils du célèbre psychiatre Blanche. Se retrouvant étudiants, ayant des amis en commun dont Robert de Montesquiou ou encore François Mauriac, ils se croisèrent et se brouillèrent à maintes reprises ; si leur amitié fut, ainsi que le souligne Jérôme Neutres, asymétrique, Blanche vouera cependant une amitié et admiration indéfectibles envers le jeune homme, le dandy et l’auteur de la Recherche… « Le succès de Proust ne signe-t-il pas le seul vrai accomplissement de Blanche qui aura été de peindre et de révéler le plus grand écrivain du XXe siècle ? » interroge le préfacier. Aussi est-ce avec un intérêt certain que le lecteur pourra découvrir ces délicieux écrits de Jacques-Emile Blanche.
Deux ont été rédigés du vivant même de Proust dont l’un daté de 1914 ; publié dans « L’Écho de Paris » à l’occasion de la parution l’année précédente « Du côté de chez Swann », Jacques-Emile, en visionnaire, y loue ce premier volume « sans précédent dans notre littérature ». Les deux autres textes ont été écrits par le critique et ami après la disparition de Proust ; le premier est un émouvant témoignage paru dans le numéro spécial de la NRF, « Hommage à Marcel Proust », en 1923 ; le dernier écrit, plus qu’élogieux et touchant, est extrait de l’ouvrage de Blanche « Mes Modèles » paru en 1929.
Un portrait et quatre textes qui dépeignent ce même jeune homme à l’orchidée qu’admira toute sa vie le peintre et écrivain. « (…) Blanche aura au fond recommencé toute sa vie le portrait de Proust en jeune homme. Il aura remis régulièrement son plus célèbre tableau sur son chevalet, pour le décrire et le commenter avec des mots. » souligne encore en sa préface Jérôme Neutres.
 

L.B.K.

 

« Pierre Loti - Le marabout, la perruche et le singe » ; Collection « Un endroit où aller », Editions Actes Sud, 2021.
 


Voici une charmante anthologie de textes courts sur la place des animaux dans l’œuvre de Pierre Loti qui au fil de ses nombreux voyages a porté une attention et une curiosité sur ces animaux qui l’ont fasciné, dérangé, qu’il a espionné, observé, et que lui-même a parfois adopté et soigné. Toutes ces petites histoires, véritable tour du monde animalier, sont extraites des grands textes, récits d’aventures, conférences et autres fragments d’articles de Pierre Loti, réunis ici par Alain Quella-Villéger, spécialiste de la vie et de l’œuvre de ce grand écrivain et officier de marine. Souvent les aventuriers, munis d’un carnet de croquis dessinaient ce qu’ils voyaient de cette faune nouvelle et curieuse pour en compléter les collections des musées de magnifiques planches colorées… Ici, ce sont de fabuleuses descriptions et textes que nous livre Pierre Loti, des écrits qui nous font voyager au plus près de ce l’écrivain aura vécu aux quatre coins du monde, dans ces terres lointaines et océans pleins de surprenantes vies. Phoque de Patagonie, baleine des Malouines, chat de Stamboul, vieux cheval d’Espagne, écureuils de New York, âne d’Égypte, chouette du désert ou chameaux à Tanger… Que de belles lettres consacrées aux animaux ! Loti décrit aussi ici un monde écologique dont il ne pouvait penser qu’un jour il serait en danger de disparition. Qu’il représente des mondes lointains ou proches, chaque animal convoqué laisse ses empreintes au fil des phrases et des pages de tous ces voyages qui peuvent bien se lire chaque soir ou d’une traite, au fil de nos envies de découvertes !


Sylvie Génot Molinaro

 

Roberto Calasso : « Ce qui est unique chez Baudelaire » ; Traduit de l’italien par Donatien Grau ; 112 pages, Éditions Les Belles Lettres / Musée d’Orsay, 2021.
 


Roberto Calasso nous a quittés et chacun a encore en mémoire ces merveilleuses pages de « La Folie Baudelaire ». Aussi, quel n’est pas notre réconfort que de découvrir aux éditions des Belles Lettres cet essai inédit de Roberto Calasso publié sous le titre « Ce qui est unique chez Baudelaire ». En ces pages, entre courts essais et réflexion, le lecteur retrouvera la profondeur de pensée de l’intellectuel italien et toute la singularité du poète. Calasso aimait à ce que les livres se fassent écho (lire notre interview).
C’est à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Baudelaire que l’intellectuel avait accepté à invitation du musée d’Orsay et des Belles Lettres cet essai sous-tendu par des décennies passées en compagnie de Baudelaire. Comme toujours, l’Italien éblouit par ses analyses. C’est un Baudelaire intime, « mis à nu » qui à chaque page se dévoile dans ce Paris du XIXe siècle. Des facettes contradictoires, moins connues, parfois surprenantes : Le critique d’art et Constantin Guys, peintre de la modernité ; Le dandy et poète chez Madame Sabatier semi-mondaine, mais aussi muse ; mais aussi Baudelaire en auteur dramatique… C’est un Baudelaire unique qui parcourt les rues et faubourgs de la capitale, ceux qu’immortalisera Charles Meryon. Car ainsi que le souligne l’auteur : « Baudelaire s’est trouvé vivre au carrefour de la Grande Ville, qui était le carrefour de Paris, qui était le carrefour de L’Europe, qui était le carrefour du XIXe siècle, qui était le carrefour d’aujourd’hui ». Un carrefour sous la plume de Roberto Calasso fascinant, éblouissant.
 

L.B.K.

 

Théocrite : « Les Magiciennes et autres idylles » ; Présentation, édition et traduction du grec ancien de Pierre Vesperini ; Coll. Poésie/ Gallimard, n°564, Éditions Gallimard, 2021.
 


Plaisir que de découvrir « Les Magiciennes et autres idylles » du poète hellénistique Théocrite dans cette nouvelle traduction du grec ancien de Pierre Vesperini. Théocrite, l’un des plus grands poètes grecs antiques, offre, ici, en ces textes ou idylles une poésie travaillée d’une belle variété allant de cette poésie bucolique à laquelle il fut - pour en être l’inventeur, trop souvent enfermé, à une poésie épique ou sensuelle où se mêlent chants et dialogues cocasses. Un univers poétique qui fut célébré aussi bien du vivant de Théocrite que par les plus grands dans toute l’Europe, on songe notamment à Flaubert ou Leopardi, sans oublier Maurice Chappaz. Pierre Vespiri, sémiologue et chercheur au CNRS, souligne dans sa présentation : « Nous avons perdu bien sûr la musique de Théocrite : les sonorités, les rythmes, le chant même. Mais on peut encore, je crois, faire passer quelque chose de la beauté du texte. »
Pour cela, le traducteur a fait choix d’une traduction aussi alerte qu’accessible. Le lecteur d’aujourd’hui croisera ainsi enchanté bergers, moissonneurs et pêcheurs, mais aussi déesses et dieux dans la lumière et les reflets antiques si beaux de la Méditerranée. Méditerranée autour de laquelle le poète grec naquit et vécut. Bien que sa biographie demeure lacunaire, il semble cependant attesté que ce dernier fut né en effet vers 310 av.J.-C. à Syracuse, et vécut à Cos, puis à Alexandrie.
Cette traduction restitue toute la beauté et la poésie du monde antique. Vie quotidienne, mythes, dieux et rêves s’entremêlent et chantent admirablement dans cette poésie lyrique appuyée, ici, pour chaque idylle par un riche et bien venu appareil critique.
Et ainsi qu’aime à nous le rappeler Pierre Vespiri : « La poésie de Théocrite concerne tout le monde, parce que le droit à la beauté, comme le droit au bonheur, est un droit universel. »
 

L.B.K.

 

Fouad El-Etr : « En mémoire d'une saison de pluie », Gallimard, 2021.
 


Le poète et homme de lettres Fouad El-Etr signe avec « En mémoire d’une saison de pluie » aux éditions Gallimard un singulier roman. À mi-chemin entre évocation poétique et réminiscences puisant à un passé immémorial, ce récit débute par un poème et une adresse d’une jeune fille au poète. Une jeune fille dont la beauté n’a d’égal que la fraîcheur, cette fraîcheur qui ponctuera tout le récit où la nature baignée d’une saison de pluie envahit ces pages inspirées. Des pages entre songes et réminiscences réunissant hier ou peut-être aujourd’hui, une femme et un homme, un trio à la fois mystérieux et amoureux « comme dans un rêve »… La dimension onirique de ce roman saisit le lecteur au détour d’un chemin mousseux aux parfums de fougères et de roses sublimés par le poète qu’est Fouad El-Etr. Ce récit sensible désemparera certainement, car ces affinités ne sont point celles électives auxquelles nous a habitués Goethe mais relèvent plus d’une poésie initiatique qui sera perpétuée au-delà de la vie des protagonistes. Cette plongée dans les souvenirs du narrateur happe le lecteur à l’image des Années de Pèlerinage de Franz Liszt, nature et sentiment ne faisant plus qu’un. La présence si forte des arbres et de la forêt, la compagnie si proche de l’eau et ce silence à peine troublé par les émotions des cœurs composent un cadre à la fois prégnant et évanescent. Dans cette spirale sans contours, le lecteur se laisse mener par le poète et narrateur, sans présager une quelconque issue. Le style de Fouad El-Etr ajoute au charme de cette évocation où la poésie afflue comme les parfums. Diane, la jeune femme, retrouve les élans mythologiques de son prénom à l’affut du brame d’un cerf avant de connaître les émois de l’amour. « Dans la forêt profonde », le narrateur poursuit ses rêves sans savoir si l’écriture les devançait ou les recueillait. Le lecteur de ce roman initiatique fera de même, longtemps après avoir tourné la dernière page…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Jacques LACARRIÈRE : "Le géographe des brindilles" ; 14 cm x 21 cm, 288 p., Éditions Hozhoni, 2018.
 


Jacques Lacarrière compte assurément parmi ces pèlerins de la nature trouvant à chaque détour de chemins, qu’il arpenta sa vie durant sous le soleil de Grèce ou de France, le sens de la vie, ou tout au moins ses voies possibles. Avec ce recueil inédit se déploie la pleine saveur de ces lentes pérégrinations, sans autre objectif que la poésie du paysage, le goût exacerbé des rencontres et cette idée de partage toujours sensible en ces pages.
Cet insatiable marcheur aiguise sa curiosité non seulement dans les espaces géographiques parcourus, mais aussi dans les méandres de la langue. Tout fait signe avec Jacques Lacarrière, qu’il s’agisse des arbres qu’il chérissait tant, des vents ou de la botanique, véritable grammaire du sensible. Ces petits riens pour le commun se métamorphosent en véritables dialogues de sagesse, sans rhétorique stérile, mais mus par ce goût de la nature tel qu’il ressort de ces textes oubliés, rares ou inédits réunis par sa femme Sylvia Lipa-Lacarrière.
L’auteur de « Chemin faisant » et de « L’été grec » sait mieux que quiconque que des trésors nous environnent, sans que nous les distinguions suffisamment à leur juste valeur. Si le regard du poète jette sur les êtres et les choses un jugement non dénué de sensibilité, l’approche du botaniste, de l’entomologiste ou du géologue ne sont également jamais très loin. Les descriptions se veulent précises et rigoureuses :
« À quoi donc servirait de parcourir le monde si j’ignore tout de la colline qui jouxte ma maison ? Enfant, je voulais déjà inventorier toutes les fleurs, toutes les plantes de mon jardin. En surveiller les moindres insectes. Dénombrer l’infini en somme, le grouillement, énumérer la multitude, apurer la profusion des choses. Il m’est resté de cette époque un goût microscopique pour le monde, la passion de l’infime, le désir de devenir un jour le géographe des brindilles. » écrit Jacques Lacarrière dans Sourates.
C’est à cette géographie poétique absente des manuels officiels à laquelle nous convie Jacques Lacarrière en ces belles digressions sur ces espaces de l’oubli.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Elizabeth von Arnim : « Elizabeth et son jardin allemand » ; Traduit de l’anglais par François Dupuigrenet Desroussilles ; 178 p., Éditions Bartillat, 2021.
 


« Elizabeth et son jardin allemand » relate l’histoire d’une passion, celle pour un jardin que la narratrice créa en un an seulement. Un jardin de poésie conçu comme un monde unique, idéal et protecteur, le seul refuge qu’Elizabeth trouva face à la solitude de sa vie de cours et mondaine et où s’exprimèrent tout autant l’amour auquel elle aspira que la liberté d’une femme qui se voulut indépendante.
Écrit sous pseudonyme, sur fond de pseudo journal intime, l’ouvrage paru à Londres en 1898 est, en fait, l’œuvre de la comtesse Mary von Arnim Schlagenthil, née Mary Anne Beauchamp, dite May. Cette dernière après avoir épousé le comte prussien Henning von Arnim Schlagenthil, veuf qui nourrit une vive passion en Italie pour l’Anglaise qu’elle était, connut cependant une triste et mélancolique déconvenue conjugale lors de leur installation en Allemagne. Bien qu’aimant cet époux qu’elle désignera comme « l’Homme de Colère », elle se retrouva, en effet, fort seule à Berlin parmi ses domestiques de langue allemande et ses multiples grossesses donnant naissant à trois filles, sans l’héritier souhaité qui ne naîtra qu’en 1902. Après cinq longues années, elle songea à s’occuper du jardin de leur vaste domaine délaissé de Nassenheide, en Poméranie (Pologne). « Elisabeth et son jardin allemand » se révèle donc être plus biographique qu’il ne veut à premier abord le laisser paraître. « En y repensant, il me paraît à peine croyable, et à vrai dire tout à fait incompréhensible, d’avoir tant tardé à découvrir que mon royaume céleste se trouvait dans cet endroit perdu. », écrit-elle.
L’ouvrage rencontra dès sa parution un immense et immédiat succès. Il fut réédité maintes et maintes fois, traversant les frontières. Détail quelque peu cocasse, ce sera l’éditeur anglais « Virago Press » qui en 1973 donnera à l’auteur le nom sous lequel elle est de nos jours connue internationalement, « Elizabeth von Arnim ».
« Elizabeth et son jardin allemand » par son origine autobiographique, véritablement et émotionnellement vécue, s’avère être un roman empli de sensibilité, de poésie et de passion à l’image d’un british « cottage garden » laissé à la liberté des saisons, du vent et du temps. Ce que souhaita justement Elizabeth pour son jardin en réaction aux jardins classiques anglais aux plates-bandes victoriennes jusqu’alors trop figées. Mêlant ainsi fleurs sauvages et vie mondaine, rosiers grimpants et confidences, Elizabeth ouvre à ses lecteurs un monde enchanté et enchanteur en réponse à une impitoyable réalité. Non dénué d’humour (anglais), Elizabeth s’impose en ces pages non seulement en jardinière hors pair, en femme convaincue et combattante, mais surtout en un esprit libre et en un merveilleux écrivain. Un écrivain entraînant son lecteur dans un autre et fabuleux univers, celui fait de feuilles et de couleurs, de vert, de jaune et de rêves qu’elle sut avec passion créer… « Je veux créer une bordure entièrement jaune, où seraient représentées toutes les nuances de cette belle couleur, de l’orange le plus flamboyant jusqu’au blanc cassé, et seuls les jardiniers débutants comprendront les lectures infinies auxquelles je dois procéder. Il y a des semaines que j’y travaille, et rien n’est encore arrêté. Je veux en faire un feu d’artifice ininterrompu, de mai jusqu’aux gelées d’hiver (…) ». Elizabeth von Arnim écrira et publiera de nombreux autres romans à succès jusqu’à sa disparition en 1941 en Caroline du Sud.
Cette dernière publication « Elizabeth et son jardin allemand » vient après trois autres titres (« L’Été solitaire », « En caravane », « Le jardin d’enfance ») confirmer l’heureuse initiative des éditions Bartillat de faire redécouvrir en langue française les œuvres d’Elisabeth von Arnim.
 

L.B.K.

 

Cees NOOTEBOOM : "Venise - Le lion, la ville et l'eau", traduction Philippe Noble, Editions Actes Sud, 2020.
 


À l’heure où Venise semble s’être enveloppée d’un silence singulier, le témoignage livré par le grand écrivain néerlandais Cees Nooteboom sur la Sérénissime ne pourra que réchauffer les cœurs. Cet ouvrage offre en effet près d’un demi-siècle de confessions vénitiennes, aveux d’un amour jamais démenti pour cette ville qu’il découvrit en 1964, un amour qui ne cessera plus.
De déambulations en pérégrinations, cette ville à la superficie pourtant limitée s’avère être un voyage au long cours pour l’écrivain qui s’accompagne de celles et ceux qui ont incarné ces lieux, au fil des siècles, les peintres, bien sûr, mais aussi les écrivains, sans oublier les historiens… Coincé entre deux colonnes d’une étroite venelle comme Venise en a le secret, Cees Nooteboom accueille le lecteur sur une photographie qui anticipe « cette première fois », ce jour béni où l’écrivain arrivant d’un train brinquebalant de la Yougoslavie communiste débarqua au terminus de Venise en 1964. Puis, un saut dans le temps, nous transporte en 1982, autre date, autre voyage, pour une même destination, mais cette fois-ci avec l’Orient Express. Curieusement, et savoureusement, l’auteur ne retient pas les conditions luxueuses de son voyage mais ces ruptures du temps, ces interstices qui ne cesseront de façonner ses souvenirs et d’y introduire des brèches.
Ces notes éparses laissent de côté les rues bondées de touristes, pour leur préférer une Venise moins galvaudée, l’hiver notamment, avec ses murs transis et ce froid qui s’introduit dans tous les ruelles de la ville. Des peintres s’invitent dans ces vagabondages, certains mondialement connus comme les incontournables Tiepolo, Véronèse ou encore Giorgione, d’autres plus secrets tel Bonifacio de’ Pitati dont l’Apparition, de l’Éternel au-dessus du Campanile retient surtout son attention… Nooteboom n’est jamais où on l’attend, surtout dans cette ville où les poncifs sont légion. Il faut lire les multiples questionnements de l’auteur avant de prendre un traghetto, cette gondole ne servant qu’à traverser d’une rive à l’autre le canal. Le trajet ne dure que quelques minutes et les hésitations de Nooteboom plus du double. La curiosité ne saurait être rassasiée à n’importe quel prix et son témoignage dépasse celui habituel du livre de voyage, pour ouvrir à une étonnante digression où les repères s’estompent. Le XXIe siècle ne semble guère convenir à l’écrivain avec son politiquement -correct et autres fondamentalismes de tous genres ; retrouver l’esprit du XVIIIe avec Casanova, prolongé par celui de Fellini qu’il interviewa naguère, correspondrait plus au credo de Nooteboom. Si ce dernier aime passionnément cette ville pour son caractère singulier, unique, le témoignage qu’il livre à son encontre l’est agréablement tout autant, celui d’une âme désirant plus que tout les impromptus, vénitiens, bien entendu.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

William Shakespeare : « Œuvres complètes, VIII, « Sonnets et autres poèmes » ; Trad. de l'anglais par Jean-Michel Déprats ; Édition publiée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet, Bibliothèque de la Pléiade, n° 655, 1120 p., rel. Peau, 104 x 169 mm, Éditions Gallimard, 2021.
 


Ce huitième volume des « Sonnets et autres poèmes » conclut l’édition de longue haleine des Œuvres complètes de William Shakespeare dans la collection de la Pléiade. Si le poète s’est parfois quelque peu effacé devant le génial homme de théâtre, son œuvre lyrique témoigne cependant de l’inspiration fertile de son auteur quant au choix des mots et figures de style qui cisèlent ses créations. Curieusement, les Sonnets édités en Angleterre en 1609 ne furent découverts en France qu’au milieu du XIXe siècle. Cette belle édition réalisée sous la direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet fait la démonstration que le poète mérite tout autant d’être lu et relu que le dramaturge. Au-delà des traits biographiques qui peuvent transparaître sur la vie bisexuelle de William Shakespeare dans les « Sonnets », cette poésie vaut avant tout pour les questions morales et esthétiques qu’elle sublime notamment dans ce cinquante-cinquième sonnet :

« Ni le marbre ni l’or des effigies princières
Ne survivront au pouvoir de ces vers,
Mais tu brilleras plus vivement dans ces strophes
Qu’en ces pierres encrassées, entachées par le temps »


Les affres du temps ne sauraient avoir de prise sur cet amour évoqué au fil de ces sonnets très personnels adressés à cet anonyme MR. W. H. – probablement le jeune comte de Southampton Henry Wriothesley - et à l’image d’un philosophe stoïcien, Shakespeare souligne :

« Contre le cruel couteau de l’âge destructeur.
Il peut trancher la vie de mon amour, jamais
La beauté remémorée de ce doux amour ». (Sonnet 63)


Les jeux de dédoublement se multiplient tout au long de ces « sonnets », imprimant ainsi au texte une valeur androgyne qui invite au dépassement de la recherche d’identité. L’auteur s’adresse à une autre personne tout en jouant des ambiguïtés et confusions : « C’est toi (moi-même) que je loue au lieu de moi ». Shakespeare s’éloigne ainsi de toute une tradition héritée de Pétrarque visant à la sublimation après les erreurs de jeunesse. Les multiples relations de duo (homme-homme ; homme-femme) et trio (homme-femme-homme), loin de conduire à la dispersion stimulent la veine créatrice du poète, ainsi que le souligne Anne-Marie Miller-Blaise en son introduction.
Les recueils « Vénus et Adonis » et « Le Viol de Lucrèce » également réunis dans ce volume connurent quant à eux un véritable succès lors de leur publication contrairement aux « Sonnets » restés plus confidentiels. Alors que ces poésies adoptent la forme classique de l’épyllion – épopée brève à thème mythologique – Shakespeare s’amuse à les émailler d’éléments subversifs. La provocation s’introduit dans ces vers en d’ironiques interversions entre Vénus et Adonis notamment dans l’épisode de leur monture respective. Selon le puritanisme de ses lecteurs, cette poésie de Shakespeare séduit ou choque, mais ne sauraient laisser indifférent, ce qui n’est pas le moindre des mérites de cette très réussie édition bilingue de la poésie de William Shakespeare.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Rûmî : « Cette lumière est mon désir. Le Livre de Shams de Tabrîz », Trad. du persan par Jean-Claude Carrière, Mahin Tajadod et Nahal Tajadod, Édition de Nahal Tajadod, Préface de Jean-Claude Carrière, Collection Poésie/Gallimard (n° 556), Édition Gallimard, 2020.
 


Jalâl al-din Mohammad Balkhi, plus connu sous le nom de Rûmî (1207-1273) compte parmi les plus grands poètes de la littérature persane. Sa mystique est issue de la confrérie des derviches tourneurs et du soufisme et rayonne dans toute sa poésie. Jean-Claude Carrière a entrepris avec Mahin Tajadod et Nahal Tajadod la traduction de pas moins de cent poèmes sous le titre « Cette lumière est mon désir » extrait du Livre de « Shams de Tabriz ». En cette poésie, c’est la force de la lumière qui abonde en des vers initiatiques, prenant toute leur valeur en nos temps troublés, tel le poème « Médicament de joie » ; un poème que nous pourrions lire avec ravissement lorsque le poète relève :

« Quand pareil au soleil,
Tu t’élèves de l’est,
Là, tu envoies la vie
À ce monde ignorant »


Quelle est-elle cette ignorance ? Rûmî sait plus que tout autre qu’elle est fruit de l’ignorance de l’amour et consomme l’homme jusqu’à la maladie. Le remède ? Point de médication, mais « sauter hors de ce monde » en une transe délicieuse, qui ignore les peines d’hier et néglige celles de demain. L’instant, sublimé par le verbe et la danse, scande toute la poésie de Rûmî en d’inoubliables vertiges que les traducteurs ont su rendre en une langue à la fois poétique et musicale.
La présence du grand prédicateur nommé Shams de Tabrîz fut déterminante auprès de Rûmî. Le mystère de sa venue au monde ainsi que celui de sa disparition ajoutent au merveilleux de son influence sur le poète. Jean-Claude Carrière a manifestement été ébloui par cette lumière qui n’attend qu’une marche encore pour se manifester pleinement, révélation ultime.
Ce voyage initiatique et mystique dans la poésie de Rûmî aura beaucoup à transmettre aux âmes en peine en nos temps difficiles. Une grande poésie offrant une lecture apaisante, à découvrir dans cette très belle édition.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Claude Askolovitch : « À son ombre », Éditions Grasset, 2020.

 


Elle s’appelait Valérie et était la femme de Claude. Ensemble, ils ont eu deux enfantse, Camille et Théo. « Valérie souriait en deux fois, une esquisse timide d’abord, puis un mouvement plus affirmé qui animait ses lèvres, comme s’il fallait hésiter à la frontière de la joie. » Mais Valérie, percluse de migraines, un jour à l’hôpital tire sa révérence, et Claude n’arrive pas à temps. Valérie à peine morte, Claude rencontre et aime Kathleen plus jeune de vingt ans. Comment ses grands enfants perçoivent-ils cette « remplaçante » qui déboule dans leur vie et qui donnera deux autres enfants à Claude, déjà vieillissant ? Claude, lui est déjà dans un processus de déprime, et il sait que son comportement change et l’isole de ses amis comme des ses collègues professionnels. Devenait-il son propre prédateur et celui des autres ? Va-t-il aussi mettre en péril ce fragile équilibre amoureux, lui et le fantôme de Valérie que ressent Kathleen, et ces quatre enfants qui doivent s’apprivoiser. « J’effleure et j’embrasse mon amour enfoui. J’appartiens à deux temps parallèles. Autrefois et aujourd’hui ont la même réalité. » Claude retrouvera-t-il une vie un peu plus dans la norme alors qu’il semble vivre entre deux mondes qui le détruisent autant qu’ils le maintiennent à flots pour ses enfants, pour les enfants de ses deux femmes aimées… « J’imaginais qu’elle (Valérie) flotterait sans cesse au-dessus de nos vies. Nous pourrions vivre à son ombre protectrice. Elle ne serait jamais loin de pouvoir revenir. » Sans rien cacher de ses doutes, colères, de son égoïsme, de sa judaïcité, ses pleurs, ses rêves, son analyse, ses envolées amoureuses, la perte de considérations des autres et de lui-même, le chômage, les piges, les nouveaux contrats, la descente et la remontée, la résilience, le bonheur possible malgré tout, Claude Askolovitch raconte sans filtre, dix ans après la mort de Valérie tout ce qu’il a vécu. Des mots tendres, des mots durs, des faiblesses et des forces qui le poussent à continuer de vivre car on ne sait jamais ce qui peut se passer, alors pourquoi se laisser engloutir par le chagrin… « Pour pouvoir vivre, j’étirais mon âme. Je n’avais pas le choix », confie-t-il.
 

Sylvie Génot Molinaro
 

Robert Walser : « Seeland. » ; Préfacé et traduit de l’allemand par Marion Graf ; Poche, Éditions Zoé, 2020.
Robert Walser : « Petite Prose. » ; Postface de Peter Utz ; Poche, Éditions Zoé, 2020.
Robert Walser : « Le Territoire du crayon. » ; Traduit de l’allemand par Marion Graf ; Choix des textes et postface de Peter Utz ; Poche, Éditions Zoé, 2020.

 


À noter la réédition aux éditions Zoé en version Poche de trois nouveaux recueils du talentueux écrivain et poète suisse Robert Walser (1878-1956), traduits par Marion Graf.
« Seeland », tout d’abord, réunit six longues proses merveilleusement écrites que Walser entreprit lors de son retour dans sa ville natale de Bienne en 1913. Il y restera sept années, des années de solitude partagées entre écriture et longues promenades idylliques sur les routes et sentiers biennois. En ces années 1913- 1920, l’écrivain traverse, en effet, une période dépressive et avoue avoir besoin de calme après ses succès dans les avant-gardes Berlinoises. Ce qui explique que l’on retrouve en ces pages à l’écriture élégante, fine et minutieuse, à la fois, la douceur et la spécificité de cette région de Seeland au pied du Jura alliée aux rêveries, mais aussi aux songes ou cauchemars de l’auteur. Toute la sensibilité et finesse d’écriture de Walser se glisse, ici, dans des scènes anodines de la vie ou de cette terrasse de café ombragée. Des pages enchantées par l’étrange beauté du monde, mais aussi habitées de cet incessant questionnement comme pour mieux capturer un ineffable mystère. « Seeland » n’est cependant pas qu’une « Promenade » mais une longue réflexion, à la fois nostalgique et mélancolique, dans laquelle se révèle l’écrivain lui-même, ses liens intimes avec les mots et l’écriture, mais aussi ses relations professionnelles et sociales ou son statut d’écrivain. Ce recueil à l’écriture délicate et sensible, à la fois léger, mélancolique et profond, sera le dernier de cette période biennoise et paraîtra en 1921.

 


Paru en 1917, le recueil « Petite Prose » livre toutes les facettes et l’immense talent de Robert Walser. Écrit au début des années biennoises de l’écrivain, le lecteur découvrira au travers de proses brèves, vingt et un textes précisément, une galerie de savoureux portraits alliant tout à la fois fiction et réalité, imaginaire et éléments autobiographiques, réflexions méditatives et cette ironie ou dérision qu’aimait tant également manier l’écrivain suisse. S’enchainent alors une virtuose et vivante variation de surprises, d’étonnements et d’éblouissements. L’écriture de Walser y danse selon une chorégraphie littéraire personnelle sans limites. « Petite Prose » révèle, en effet, tout le talent littéraire de Walser alternant les rythmes et les styles, de la phrase courte aux accélérations intempestives. Rappelons que l’écrivain et poète suisse fut largement salué par F. Kafka, R. Musil, E. Jelinek ou encore Susan Sonntag. À ces courts textes viennent s’ajouter et clore le recueil, deux écrits quelque peu plus longs dont « Tobold », une réminiscence par l’auteur d’un temps passé en tant que laquais dans un château de Silésie.
Robert Walser mourut un soir de Noël en 1956 après avoir marché jusqu’à épuisement dans la neige.

 


« Territoire du crayon » paru à titre posthume renferme de multiples proses inédites qui ont été lors de leur publication rangées par thèmes, écriture, la Suisse, promenades, les écrivains au travail, etc. Le lecteur y retrouvera, outre les thèmes de prédilection de l’auteur, toute la virtuosité littéraire de l’écrivain, que ce soit dans les plus menus détails que dans ses profondes réflexions. Surtout, « Le Territoire du crayon », ainsi qu’il l’avait - semble-t-il - surnommé lui-même, relève d’une très jolie histoire que l’on se doit, ici, de souligner.
Si de 1920 à 1933 à Berne, Walser écrit de nombreuses proses et poèmes pour des revues et grands journaux germanophones, parallèlement, l’écrivain suisse prit aussi l’habitude d’écrire plus librement des notes ou nouvelles d’une écriture extrêmement fine, microscopique, au crayon à papier, sur de vulgaires bouts ou morceaux de papier, enveloppes, feuilles d’agenda… Véritable « Territoire du crayon » secret, il ne recopiait ses écrits à l’encre que lorsque ces derniers étaient prêts, selon lui, à être publiés. Après sa disparition et pendant des années, ces notes, soigneusement dissimulées, à l’écriture minuscule demeurèrent telles quelles sans que personne n’y touchât. Il fallut de longues années avant que quelqu’un ne réalise que ces fameux bouts de papier au crayon, que l’on nomma microgrammes, constituaient en réalité de véritables nouvelles et écrits à part entière. Ainsi furent rassemblées les proses qui constituent aujourd’hui « Le Territoire du crayon » publié aux éditions Zoé pour la première fois en langue française en 2013.

Trois merveilleux recueils de Robert Walser venant idéalement compléter la réédition de « Histoires d’images » également en poche par les éditions Zoé.
 

L.B.K.

 

Florence Fix : « Henrik Ibsen », Coll. “Le théâtre de…”, Editions Ides et calendes, 2020.

 


Reconnu et salué de son vivant, le célèbre écrivain norvégien Henrik Ibsen (1828-1906) demeure encore de nos jours l’un des auteurs scandinaves les plus lus et joués, ses œuvres faisant aujourd’hui encore une large place aux débats, interprétations et créativité des mises de scène ou réalisations. Mais, connaît-on pour autant l’auteur d’« Une maison de poupée » ou des « Revenants » ?
Florence Fix, professeur de littérature comparée à l’Université de Rouen-Normandie, nous dresse dans cet opuscule de la collection « Le Théâtre de… » aux éditions Ides et Calendes, un portrait, tant de l’écrivain que de l’homme qu’il fut, vivant, saisissant et complexe.
Sous la plume de l’auteur, c’est en effet un homme aux multiples facettes et paradoxes qui se révèle. Patriote convaincu, ayant quitté la Norvège pendant plus de vingt-sept ans, il fut cependant extrêmement sévère et critique envers sa terre natale et a laissé des portraits au vitriol de ses compatriotes. Conservateur, mais prêt à défendre l’émancipation féminine ; Autodidacte, bourgeois, mais défendant également la condition ouvrière… la complexité de la personnalité du dramaturge déroute.
Si les œuvres d’Ibsen ont, en effet, suscité de leur temps réactions et échos, faisant souvent scandale à son époque, l’écrivain ne cesse encore de nos jours de nous surprendre. Donné pour maître du drame moderne, traduit notamment par le célèbre et regretté Régis Boyer, son œuvre demeure « éminemment hors frontière », souligne Florence Fix. Là, réside assurément la profondeur et la force de ses œuvres.
Celui que l’on surnomma souvent le « Zola du Nord » a, en effet, laissé une œuvre offrant un imaginaire marqué par les sagas scandinaves et la dureté du climat nordique portant à la solitude. « Le seul auteur norvégien du XIXe siècle célèbre dans le monde entier transporte avec lui les brumes du nord et un imaginaire voué aux paysages âpres, aux âmes fortes et solitaires qu’une terre inhospitalière porte à la bravoure autant qu’au mysticisme. », écrit l’auteur en son introduction.
Une riche et complexe personnalité ayant suscité tout autant la plus vive admiration que la critique la plus acerbe de ses contemporains au même titre que Zola ou Victor Hugo, et que Florence Fix cerne en ces pages avec beaucoup de subtilité.

L.B.K.

 

« Cahier Paul Celan » Dirigé par Bertrand Badiou, Clément Fradin et Werner Wögerbauer, 256 pp.
Cahier de l’Herne, 2020.

 


En cette année 2020, le poète allemand Paul Celan aurait eu cent ans… Mais le destin tragique de cet homme allait en décider autrement. Si ce grand poète est aujourd’hui largement reconnu et salué, reste que son écriture demeure jugée souvent hermétique appelant une porte d’entrée. Ce dernier Cahier de l’Herne qui lui est entièrement consacré est donc particulièrement bien venu pour aborder une œuvre à la fois exigeante et d’une acuité implacable.
Le destin du peuple juif au XXe siècle gravera inexorablement non seulement le style mais aussi l’âme de son écriture. Cette cicatrice portée par le réel avec la Shoah accompagnera, en effet, Paul Celan tout le reste de sa vie jusqu’à sa mort volontaire en 1970. Et pourtant rien ne destinait le jeune Paul à cette destinée. Plein d’espoirs et très tôt porté vers la poésie, Paul Celan a nourri un souvenir ému pour sa ville natale de Tchernowitz où il mena une vie d’adolescent plein de vie. Mais, très tôt le poids de l’antisémitisme pointe et gagne sa poésie dès les années 30. Cette menace nazie n’est cependant pas encore blessure dans la chair, tout juste une sourde inquiétude. La mère tant aimée de Paul est abattue d’une balle dans un camp de concentration alors que son père y décédera du typhus. La malédiction est définitive et ne quittera dès lors plus les poèmes de Paul Celan.
Viendront après les années d’exil à Bucarest et Vienne, qui ne parviendront pas à apaiser cette âme blessée à jamais, même si nait durant ces années un amour indéfectible pour Ingeborg Bachmann. Paris sera, cependant, la ville du refuge après le désastre et l’horreur, mais le poète continuera de chercher dans la langue le moyen de traduire l’indicible, juguler le mensonge.
Le choix des mots, leur sonorité et allitération, sont autant de vecteurs que Paul Celan ne cessera d’explorer ainsi qu’il ressort des études rassemblées dans ce Cahier. Ces années parisiennes enfin seront celles aussi des caves de jazz, des logements de fortune dans de petits hôtels jusqu’à sa rencontre avec Gisèle de Lestrange qu’il épousera en 1952.
Le Cahier de l’Herne Paul Celan dirigé par Bertrand Badiou, Clément Fradin et Werner Wögerbauer dresse un portrait transversal et riche de cette personnalité si complexe à partir de nombreux documents inédits (lettres, traductions et notes privées). La fascination pour de grands poètes comme Hölderlin, ses nombreuses correspondances, les crises récurrentes qu’il connaîtra tout le reste de sa vie, et avant tout sa poésie, sont en ces pages analysées par les meilleurs spécialistes du poète.
Une approche aux facettes multiples qui parvient à rendre plus « familière » et accessible l’écriture de Paul Celan, un défi réussi.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Frédéric Jacques Temple : « La Chasse infinie et autres poèmes. », Édition de Claude Leroy, Coll. Poésie/Gallimard, NRF, Éditions Gallimard, 2020.
 


« La Chasse infinie et autres poèmes » de l’écrivain et poète Frédéric Jacques Temple, dans cette édition établie par Claude Leroy, est un moment inouï et rare de poésie. Frédéric Jacques Temple a traversé le siècle passé à la manière de sa poésie parcourant les lieux et les espaces sans jamais de frontières. Le monde, du nord au sud, d'est en ouest, sera pour lui le plus bel espace de liberté et de poésie, « Faire voyage de tout », retiendra pour titre de sa préface Claude Leroy. L’ouvrage s’ouvre par « Foghorn », tels des messages venus de loin, des cartes postales, balises, bouées, « le plus souvent corne de brume », dira le poète.
Proche de Cendrars, de Joseph Delteil, d’Henry Miller, de Lawrence Durrell, Richard Aldington (Les Cinq) ou encore d’Edmond Charlot, le poète aime les rencontres, les liens cosmopolites que sa poésie a su si bien traduire. Des conversations au-delà des conventions et des mots, pour des poèmes toujours dédiés à un ami. Claude Leroy souligne combien Temple « se présente comme une longue invitation au voyage. Sous le patronage de Jules Verne qui lui a ouvert le monde des livres, et de l’Oncle Blaise, qui l’a initié au livre du monde, et désormais porté par la confiance du groupe des cinq. » Liens et partage indissociablement reliés, partage des rencontres, des souvenirs et de la mémoire sur les ailes du temps. Pour le poète, « Le monde se feuillette comme un livre ouvert qu’une vie, aussi gorgée de lectures, de voyages et d’aventures qu’elle puisse être, ne suffira pas à déchiffrer. », écrit encore Claude Leroy.
Convoquant les sens, les harmonies et les correspondances, la poésie de Frédéric Jacques Temple est habitée d’affinités, de liens avec ses amis, mais aussi avec les plantes qu’il collectionne, les pierres, les livres, les voyages et les Mondes. « La Chasse infinie », recueil qui donne son titre à cette édition. Des espaces ouverts qu’il parcourt, arpente et sillonne, des mondes qu’il découvre, déchiffre, des présences qu’il cherche, convoque et retrouve ; voyage dans le temps fait d’amis, d’ombres et de mots. Secret alliage de passion, de magie et de la présence des esprits. Le poète occitan n’a-t-il pas été nommé « Celui qui vient avec le soleil » par les Indiens du Nouveau-Mexique ?! Le Midi et le Sud, ensorcelant, désolé, désolant, mais emplis de cette lumière des réminiscences impriment la poésie de Temple, la guerre aussi, et en contrepoint, les insectes, les oiseaux, les fleurs et les arbres, tel ce poème « Beija-Flores » extrait du recueil « A bord du Mélusine » :

« Abeille
Oiseau
Vibrion de lumière
Immobile désir
Frémissant
Sur les lèvres
Des fleurs
»

Envers et contre tous courants, tendances ou modes, Temple a su toujours regarder son phare, son étoile, celle de mer, de sable ou du berger, et avancé en voyageur ou pèlerin sur le long chemin de la vie…

« J’ai marché très longtemps
Dans les poèmes de Longfellow.
»
(Ombres)

Ouvrant cette édition, qui fête presque le centenaire du poète né en 1921 à Montpellier, iI ne faut pas dissocier l’homme, l’ami, le voyageur et le poète ; Sa poésie est sa respiration et le « Kaléidoscope » son existence même. « Le plus étonnant des voyageurs, le seul qui mérite pleinement ce nom, est celui qui sait faire voyage de tout », rappelle Claude Leroy. Et Temple, c’est cela.

 

L.B.K.

 

« Paul Valéry – La renaissance de la liberté ; Souvenirs et réflexions » ; Édition établie par Michel Jarrety, 208 p., Coll. Omnia Poche, Editions Bartillat, 2019.
 


C’est toujours avec curiosité et un plaisir certain que le lecteur entreprend la lecture de textes inédits ou rares de Paul Valéry (1871-1945). Et, tel est bien le cas avec cette réédition dans la collection Omnia Poche de « Paul Valéry ; La renaissance de la liberté ; Souvenirs et réflexions » proposée par les éditions Bartillat. L’opuscule livre en effet à la lecture et connaissance pas moins de vingt-cinq écrits de l’écrivain s’échelonnant des années 20 à la fin des années 30. Des lettres, discours ou textes destinés pour beaucoup à des revues ou quotidiens, mais qui pour certains et pour diverses raisons ont été écartés ou non repris ultérieurement. À cette époque de l’entre-deux-guerres, l’écrivain a acquis une renommée certaine qui ne devait jamais plus se démentir ; Il entrera à l’Académie française en 1927, et à cette occasion sera créée à sa demande une chaire de « poëtique ».
Présentés et accompagnés d’un appareil critique concis et rigoureux par Michel Jarrety, professeur à la Sorbonne et spécialiste de l’œuvre de Paul Valéry auquel il a déjà consacré une belle biographie, l’ouvrage se révèle sur nombre de points abordés par l’écrivain et poète d’une acuité, modernité ou actualité troublante. Littérature, poésie, Europe, mais aussi théâtre ou encore cinéma, peu de domaines échappent à son grand angle de réflexion et d’analyse.
L’ouvrage s’ouvre par une série de lettres ou d’hommages que rédigea Paul Valéry pour des amis proches ou que le temps a éloignés ; Des écrits conjuguant à la fois souvenirs du poète et les liens que ce dernier a pu entretenir avec de grandes figures de la littérature française ou du monde diplomatique ou politique, notamment sa rencontre avec Pierre Louÿs, Gide, puis Mallarmé… Occasion pour le lecteur de retrouver les années de jeunesse de celui qui deviendra Paul Valéry, telle cette première lettre de 1923 dans laquelle il revient sur « Le Montpellier de 1890 », ce Montpellier de la fin du XIXe siècle qui fut le sien.
Le lecteur pourra également apprécier une analyse de la poésie du XIXe siècle et l’incomparable influence de Baudelaire. Un texte qui ouvre une série d’écrits à forte valeur littéraire notamment « Mon œuvre et moi » dans lequel Paul Valéry y révèle son propre rapport à l’écriture, à l’œuvre, son développement et parcours poétique. Le lecteur y découvrira également un texte sur « L’avenir de la littérature », l’avenir du livre papier, de la langue, publié dans le New York Herald Tribune de 1928 et d’une saisissante modernité… Avec un siècle d’avance, Paul Valéry y expose pour le livre et la littérature les plus « sinistres prophéties » appuyées sur une longue série de faits et d’arguments. Relisant ces pages d’un sombre avenir littéraire, ne peut-on être tenté – ou rêver – de penser que la survie du livre, soumis à plus d’un siècle de doutes et questionnements, révèle peut-être à elle seule, en fin de compte, toute la spécificité, la force et valeur de ce « non-objet » nommé livre donné depuis si longtemps pour mort ?
Dans « Préambule », écrit en 1928 pour l’ouvrage « Poësie », mais qui sera édité sans, l’écrivain se penche sur la question délicate de « Comment expliquer la poésie elle-même ? » Comment définir le poète, la vertu ou « le tempérament poétique » ? On ne peut que mesurer la difficulté de la tâche ardue que Paul Valéry s’était alors assigné…
Enfin de nombreux textes de ces années d’entre-deux-guerres sont consacrés à l’Europe, ou plus précisément, ainsi que le soulignait Paul Valéry lui-même, à « La question de l’Europe » ; Un « esprit européen » qui lui tenait particulièrement à cœur (lui, qui était entré dès 1922 à la SDN - au Comité National Français de Coopération Intellectuelle), et sur lequel il revient, en ces textes, à maintes reprises.
L’angle de réflexion de Paul Valéry est assurément un grand angle, tourné tant vers le passé que l’avenir, et ouvert sur l’Europe et le monde. Tel un « L’homme d’Univers », cette notion que lui inspira Goethe, et que l’écrivain développera dans un texte de 1932 donné, ici, à lire (Goethe, dont Paul Valéry n’avait pu lire, à cette époque, que les rares traductions existantes en langue française, dont « Le Faust » de Nerval).
Que de réflexions et « Vie de l’esprit » en ces pages ! Mais la boutade préférée de Paul Valéry n’était-elle pas : «C’est intéressant, il faudrait y réfléchir… »

L.B.K.

 

Paul Valet : « La parole qui me porte », Préface de Sophie Nauleau, Coll. Poésie/Gallimard, 224 p., n°549, 2020.

 


Lire Paul Valet (1905-1987), c’est sombrer dans un vertigineux gouffre poétique, un abîme hanté d’insoumission et de refus dont on ne saurait ressortir indemne. La poésie de Paul Valet offre cette concentration rare et intense de mots, des vers puisant à l’impensable humain et livrant une poésie de l’inconcevable où la puissance de vie du poète souffle, en dépit de tout, l’extrême force du désespoir ; En témoigne ce court poème « Pour survivre » ouvrant « Le Refus » du recueil « Table rase » :


« Dans ce monde clos de morts
Où l’espoir enterre l’espoir
Il me reste le Refus
Pour survivre »


Ces vers disent à eux seuls le parcours libre et singulier du poète, de son vrai nom Georges Schwartz ou Grzegorz Szarc, marqué du fer de l’insoumission et de révolte contre toutes les formes d’oppression. Fuyant la Russie de 1917 à l’adolescence pour la Pologne, puis la France en 1924, il verra tous les siens disparaître à Auschwitz ; Grand résistant sous l’Occupation, il deviendra médecin des pauvres après-guerre à Vitry. La biographie établie par son fils pour Jacques Lacarrière en 2001 - « Soleil d’insoumission » - le dit mieux que tout autre et par son seul titre le grave à jamais. Les vers du poète sont forgés au fer rouge, des mots écorchés, des aphorismes aux plaies béantes, stigmates de cette poésie singulière et puissante. Écoutons encore ces vers venant refermer le dernier recueil «Paroles d’assaut » :


« La pensée qui se pense
Dévore ses entrailles

Quand tout croule
L’Écroulement se fige

Infaillible est le regard
De l’Oubli qui survit »


Paul valet arrache sa force au désastre, au chaos et au néant, des antinomies implacables, des mots incisifs, pour résister et survivre dans une ultime et désespérée communion, tel un chemin de croix. Une poésie née sur les cendres des moribonds et des morts-vivants. Ce sont les ultimes cris du désespoir des rescapés et survivants qui s’y lisent. Musicien, peintre, repéré par Henri Michaud, le poète se liera avec Eluard, Prévert, mais aussi Char ou encore Cioran. Nul nihilisme ni dépit chez Paul Valet, mais une force de vie aux racines nues, telle une épiphyte, cette orchidée aux racines suspendues au-dessus du néant, un « courage d’exister » que Sophie Nauleau souligne dans sa préface et qui aurait dû être le thème du printemps des Poètes en cette année 2020. Qui mieux que Paul Valet pourrait par ses vers nous dire cette force de poésie qu’il a fait sienne en dépit de tout ?


« J’épelle dans le chaos
Ma liberté première

Ma poésie
Riposte à l’existence

Dernier rempart vivant
De l’insécurité

Puissant contrepoison
De toute prédication

Virus insupportable
Pour le néant souriant »

(Extrait de « Ma part » du recueil « La parole qui me porte »).


La poésie de Paul Valet est un gouffre abyssal où se crie dans le chaos un élan vertigineux. Un chaos - « l’Élu du chaos», ainsi que le surnommera son ami Guy Benoît - ou cet incommensurable « Vertige », titre qu’il donnera au dernier recueil publié de son vivant, qu’il verra publié - presque déjà de trop loin - la veille de sa mort ; Paul Valet s’éteindra le 8 février 1987.
Cette dernière parution aux éditions Poésie/Gallimard consacrée à Paul Valet, qui suit la parution en début d’année de « Que pourrais-je vous donner de plus que mon gouffre ? » aux éditions du Dilettante, n’offre pas moins de quatre recueils majeurs du poète, « Lacunes », « Table rase » et « Paroles d’assaut » précédé de « La parole qui me porte », recueil qui donne son titre à l’ensemble de l’ouvrage.
 

L.B.K.

 

Guy Goffette « Pain perdu », Nrf, Gallimard, 2020.
 


L’homme ne cesse de questionner la valeur symbolique du pain dans notre culture depuis qu’un premier paysan de l’orient lointain eut l’idée de recueillir la farine de cette graminée sauvage afin de « réjouir le cœur » comme le scande la Bible, un « panem nostrum » qui rime avec vie dans notre mémoire. Quelle quête poursuit dès lors l’un des plus fameux poètes contemporains lorsque son dernier recueil prend pour titre « Pain perdu » ? Une recette de vie, de l’enfance ? Poésie, assurément…
C’est en gare d’Épernay et de la Champagne crayeuse, que le poète aperçoit sur le quai un pêcheur hissant avec peine sa barque, scène ouvrant vers des horizons lointains sur les ondes, tout en demeurant dans son compartiment, évasion quotidienne que les vers accompagnent comme un voyage au long cours. Le temps précieux, un temps doré inaltérable, court en filigrane dans la poésie de Guy Goffette. « Tempus fugit » aurait pu dire « Ulysse à jamais ébloui », si Virgile ne l’avait fait pour lui quelque temps, et vers, plus tard. Il s’agit alors d’« ouvrir la porte de l’aube et suivre l’ivresse de son chien vers les collines qui délacent les vertèbres d’un ciel trop longtemps pris aux grilles des forêts ». « Un temps manœuvre dans le temps à quoi rien ne résiste » pour un printemps précoce ; « Le temps nous use » confie encore le poète. Il peut être compagnon de route, souriant ou ombrageux, mais poursuit toujours sa course.
Lorsqu’il neige au dehors et que « l’aube piétine et regarde sa montre », quelques vers plus loin, « le temps manœuvre dans l’espace de l’hiver » ; Comment rester lucide lorsque « nous avançons à tâtons dans le labyrinthe des jours » ? Tout en ne voulant rien perdre et en ne gagnant rien ?

Souvenirs éperdus perdus comme un rubis
jeté dans l’herbe haute au fond des corridors
voilà bien la mémoire elle renverse tout…

(Les Cercles)

« Ite missa est », allez, la messe est dite, lorsque le destin frappe par trois coups et que la scène de nos vies s’avère bien vide. Alors, il faut faire le premier pas, celui qui fait mal, « dans le feu du matin ». Guy Goffette, loin de se complaire dans la nostalgie dessille nos yeux sur ce qui est précieux, trésors des enfants trop vite devenus adultes, « tous nous reviendrons un jour dans la cuisine d’enfance »…
Redécouvrons alors cet « Art de peu », ces mots qui claquent et qui brillent, « de bric et de broc », tout ce que la vie laisse à notre portée – comme un « Pain perdu » – et que nous pourrons retrouver et goûter grâce à la poésie de Guy Goffette !

 

Philippe-Emmanuel Krautter


"A la merci du désir" de Frederick Exley, Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2020.

 


C'est une écriture cash ! Avec « À la merci du désir », Frederick Exley ne laisse pas le lecteur bien tranquille dans ses pantoufles, il dépote et parle de cette Amérique puritaine qui à littéralement explosé après la guerre du Vietnam, mais aussi avant, dans la jeunesse de Exley (1929-1992). « Je ne cesserai jamais de hurler à que point le monde des années quarante et cinquante pouvait être étouffant, pétrifiant, à quel point on sentait peser sur la moindre de nos paroles, le moindre de nos actes, la moindre de nos pensées mêmes, une effrayante chape de plomb qui nous menaçait des pires rétorsions pour tout acte ou toute pensée atypique, à quel point nous finissions tous, d'une manière ou d'une autre, par vendre nos âmes à cette rigide image puritaine que la société avait d'elle-même... » Alors est-ce pour cela que Frederick Exley, auteur d'un chef-d’œuvre qu'il déteste « Le dernier stade de la soif », pourtant couronné en 1969 du prix Rosenthal - « Si l'on est pas écrivain, il est difficile de comprendre avec quelle passion profonde on en arrive à haïr sa propre création... Ce bouquin, cela faisait des années que je n'en avais pas gardé un seul exemplaire dans un rayon de deux kilomètres autour de moi... » - décide de nous raconter sa propre expérience, sa vie, par le biais de la vie de son frère, « le Général », militaire qui souffre d'un cancer en phase terminale et va mourir. Il est paranoïaque, alcoolique, refusant rarement une dose de drogue, il a fait quelque séjours en hôpital psychiatrique, il mène une drôle de vie où pratiquement rien de ce qu'il pourrait prévoir ou vouloir dans ses moments de lucidité ne se passe en réalité. Il fait des rencontres hallucinantes, se laisse embarquer dans des amours impossibles, se fait manipuler par un Irlandais à moitié dément, réclame son dû de sexe et d'amour, tombe amoureux frénétiquement de nymphomanes, il est à un stade ou réalité et fantasmes se mélangent joyeusement ou dangereusement, et le secours de sa psychiatre ne lui sauve pas toujours la mise, voire jamais. Bref, il n'a pas de limites et vit dans une sorte de colocation avec lui-même à la merci de ses désirs et des dangers attenants... seul le sport, le football américain, lorsqu'il était jeune, semble lui avoir apporté une illusion d'équilibre « Mon gourou, c'était mon entraîneur de football au lycée... »
La famille, les relations avec la fratrie, la folie qui cogne à la porte, les copains, les filles, les pulsions de tous ordres, incontrôlables, la violence sociale de cette Amérique en déclin et sa jeunesse qui veut se libérer, voilà cette vie couchée sur le papier ; Une vie donnée comme une confession ou un testament…

 

Sylvie Génot Molinaro

 

Federigo Tozzi : « Les choses, Les gens », Traduction de l'italien et postface de Philippe Di Meo, Éditions La Baconnière, 2019.

 


Federigo Tozzi traverse le paysage littéraire italien comme un astre éphémère, concluant le XIXe siècle et ouvrant le XXe, mort prématurément à l’âge de 37 ans. Cette fugacité explique peut-être sa relative méconnaissance hors des frontières de son pays, méconnaissance à laquelle vient remédier une belle édition réalisée par Philippe Di Meo aux éditions La Baconnière à Genève. 2020 marque le centenaire de la disparition de l’écrivain, ses œuvres complètes en italien viendront également célébrer cet anniversaire. Federigo Tozzi naît à Sienne en 1883 dans un milieu de la petite bourgeoisie mais la disparition de sa mère et ses rapports conflictuels avec son père marqueront à jamais son adolescence. Cette fragilité cisèlera la plume de l’écrivain-poète en d’inoubliables efflorescences dont le présent volume réunit quelques beaux fragments, l’auteur ayant conçu une trilogie dont « Les Bêtes » paru de son vivant constituait le premier volet, suivi de « Les choses » et « Les gens » réunis dans cette présente édition. Auteur salué par le grand Italo Svevo, la valeur de Federigo Tozzi commença à être soulignée à partir des années 60 en Italie, et nul doute qu’aujourd’hui en France, un grand nombre de lecteurs trouveront dans ces pages le plaisir d’une écriture singulière et d’une âme à la sensibilité bouleversée.
Le présent recueil débute par « Les choses », une réunion de fragments épars qu’une surprenante lucidité éclaire dans les affres les plus profondes pour celui qui avouait : « Nous avons en nous une existence faite de musiques silencieuses qui donnent à nos mots la sonorité de notre humanité individuelle… ». Cette sensibilité exacerbée permet au poète ces fulgurances : « On entend naître les roses, derrière le mur ». Il y a une beauté certaine chez Tozzi avec cette « Tristesse des choses que j’aime ! », une pénombre qui pourrait, à tort, être perçue comme une noirceur irréversible. Car, ces nuages ne parviennent pas pour autant à dissimuler cette couleur bleu turquin récurrente en ces pages, une espérance azuréenne qui tient lieu de respiration à l’auteur. La nature est omniprésente pour celui qui a grandi dans la campagne siennoise, une nature qui s’immisce dans l’intimité de sa poésie à un point tel que cette porosité laisse croire parfois à une disparition du sujet qui chancelle et tremble jusqu’en ses plus intimes perceptions. Mais ce discours intérieur réserve toujours des surgissements inattendus : « Là-bas, au loin, il y a une écharpe de mer qui semble être une chose sèche ». Le rapport au sacré est tendu, récurrent, fait d’attractions et de répulsions, une scansion indicible et incontournable dont le poète ne saurait se départir. La fragilité invite aux réunions des contraires, « Je sens en moi une ferveur de réalité… », confie-t-il comme un testament dans ce questionnement incessant du monde. Une écriture, un style et une profondeur dont Philippe Di Meo a rendu toute la délicatesse avec ce beau volume d’aphorismes poétiques et ciselés.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Pier Paolo Pasolini : « Dialogues en public » ; Traduction de François Dupuigrenet Desroussiles avec une préface de Florent Lahache, Collection « penser-situer », Editions Corti, 2023.

 


Nous connaissions Pasolini poète, cinéaste, critique, romancier… mais une autre facette se dévoile avec cette parution « Dialogues en public », celle d’un intellectuel de haut vol se prêtant à une correspondance publique « en direct » dans l’hebdomadaire communiste Vie Nuove entre 1960 et 1965. Sans fards et avec une rare liberté de parole, l’homme de lettres correspond spontanément avec des mineurs, de jeunes adolescents, des mères de famille, des catholiques. Cette liberté de ton étonnera autant qu’elle séduira… Car Pasolini en ces pages ne cède ni à la facilité et encore moins à la démagogie. A ses correspondants qui lui reprochent parfois un vocabulaire trop savant et des idées difficiles à saisir, l’intellectuel répond sans hésiter qu’il leur faut faire un effort, que la condition ouvrière ne saurait à elle seule justifier de les maintenir à un niveau élémentaire. Ces lettres qu’il reçoit parvenues de l’Italie entière – à l’image de ce Tour d’Italie que le cinéaste réalisa pour son enquête sur la sexualité des Italiens – dressent un portrait vivant des années 60 par le biais des interrogations des lecteurs du journal communiste.
Et si certains clichés du marxisme de l’époque peuvent, certes, ressortir, ces échanges révèlent autant la personnalité des correspondants que celle du prestigieux épistolier qui leur répond. Véritable mosaïque de la pensée des années 60 vue par un intellectuel engagé, « Dialogues en public » ne pourra que ravir les amateurs de l’écrivain-cinéaste et de l’Italie de cette époque.

 

Joris-Karl Huysmans : « À Rebours », édition de Pierre Jourde, Folio, Gallimard, 2022.
 


Avec « À Rebours », J.-K. Huysmans sonne en quelque sorte le glas du naturalisme de Zola et ses proches porté jusqu’alors aux nues. Ce dernier lui fit d’ailleurs cet amical reproche lors de la publication de l’ouvrage en lui faisant remarquer, souligne Huysmans dans sa Préface écrite vingt ans après le roman, qu’avec ce livre « je portais un coup terrible au naturalisme, que je faisais dévier l’école… » ; Instillant, sans le savoir exactement, les germes de ses futurs ouvrages dans chacun des chapitres, Huysmans avec « À Rebours » pose de nouveaux jalons, rompant avec la tradition, ce que certains de ses contemporains ne comprendront pas telle la Revue des Deux Mondes qui compara « À Rebours » aux vaudevilles de Waflard et Fulgence… Seul Barbey d’Aurevilly fut plus perspicace en louant l’auteur et en reconnaissant : « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix »…
« A Rebours » ouvre ainsi les fenêtres de la création littéraire pour un auteur qui estimait étouffer dans son milieu et souhaitait secouer les préjugés. Autant confesser que Huysmans réussit son pari, balayant l’intrigue traditionnelle pour ouvrir autour du personnage central de son héros, Des Esseintes, son roman à l’art, à la musique, la littérature, la science, la théologie et bien d’autres domaines qui deviendront des figures à part entière du roman…
Délaissant le naturalisme et ses intrigues traditionnelles et souvent prévisibles, Huysmans plonge dans les arcanes de la névrose et de l’esthétisme, des bas-fonds et des sublimes sommets incandescents à la lumière d’un Baudelaire qu’il vénère et selon une poésie qui place Mallarmé au panthéon des lettres. Écrit alors que l’auteur n’avait pas encore opéré sa conversion au catholicisme, « A Rebours » anticipe également sur un grand nombre d’ouvrages que le romancier écrira par la suite et les dernières lignes de ce roman atypique font figure d’annonce sans qu’aucune aile d’ange n’y soit pourtant présente : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! ». Quels sont-ils ces consolants fanaux ? Huysmans en une inspiration prémonitoire nous en montre les faux éclats à partir d’une vertigineuse plongée dans les affres de l’esthétisme, joyaux pourtant déterminants qui seront repris par la suite pour la plus grande gloire du Dieu de l’auteur.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Pierre Voélin : « Quatre saisons, plusieurs lunes – Les poèmes trop courts », 112 p., 12 x 18 cm, Éditions Empreintes, 2022.
 


Combien de lunes ont-elles ciselé ces vers épris de nature comme certains de liberté ? Le poète Pierre Voélin (lire notre interview) n’est point ici en quête de bucolisme, ni de cette forme de poésie japonaise nommée haïku, même si certains chemins parfois peuvent converger avec ceux de l’auteur de « Quatre saisons, plusieurs lunes » :


« Juillet sur les bords de l’étang,
la pluie s’avance penchée
mais droit – et digne
le héron solitaire
».

Le poète semble plutôt attiré, telle la phalène vers la flamme, par l’union de la forme et de l’instant, une quête subreptice qui opère par touches diaphanes, la clarté n’est jamais loin, même en pleine nuit :


« A chaque lune d’allumer l’incendie !
Une fois le feu lancé, vite,
aux humbles feuillages
de l’éteindre
»

Cette saisie de l’instant se manifeste en ces infimes moments du quotidien que le poète traque tel l’entomologiste aux détours des forêts et jardins, aux aguets de ces manifestations éternelles du fugitif. Sa démarche tient également du peintre qui parvient à immortaliser parfois l’impermanence, quête délicate dans laquelle Pierre Voélin excelle sans affect. Tous les sens sont à l’affût de ces infimes bribes qu’il réussit à cristalliser dans ses vers placés sous l’égide de Villon, de La Fontaine, de Nerval ou encore Jean Grosjean. Une poésie où parfois des nuages se profilent et quelques angoisses pointent, noirceurs vite dissipées par cette poétique approche des éléments sublimés par le verbe.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Mario Vargas Llosa : « L’appel de la tribu », Coll. Folio, Gallimard, 2022.

 


Dans cet ouvrage « L’appel de la tribu », réédité aujourd’hui en Folio, Mario Vargas Llosa (tout récemment élu à l'Académie française) nous donne à lire le portrait de sept penseurs ou intellectuels décisifs ayant marqué ses propres convictions libérales. Des économistes, bien sûr, Adam Smith et Hayek sans oublier Karl Popper, mais aussi des intellectuels notamment français – on songe à Raymond Aron ou encore à l’académicien Jean-François Revel ; des penseurs ou philosophes libéraux également dont Sir Isaiah Berlin ou quelque peu plus connu, et pour un libéralisme plus culturel, José Ortega y Gasset. Le libéralisme, la libre concurrence, la liberté des marchés, le seul système ou mode de pensée (économique, philosophique, moral…) capable, pour l’auteur, de garantir la liberté et la démocratie : « …ce qui nous a le mieux défendus contre l’inextinguible « appel de la tribu. », souligne d’emblée dans sa préface Vargas Llosa.
Un ouvrage roboratif qui, quelles que soient les convictions du lecteur, laisse à penser, à réfléchir, car derrière le terme même de libéralisme, se cachent bien des variations, nuances, précisions, paradoxes ou même contradictions assumées ou non. Sans céder à la facilité, Mario Vargas Llosa mêle à grands traits et avec un rare bonheur vie et œuvres de ces grands penseurs formant son panthéon libéral ; des figures majeures révélant non seulement l’évolution du libéralisme – du père du libéralisme avec Smith au néo-libéralisme, mais aussi le propre parcours intellectuel et politique de Vargas Llosa, ce grand écrivain péruvien, Prix Nobel de littérature en 2010. « Le parcours qui m’a mené du marxisme et de l’existentialisme sartrien de ma jeunesse au libéralisme de ma maturité… » écrit encore en sa préface Mario Vargas Llosa.
Sans adopter un style hagiographique, mais sans renoncer pour autant à une approche parfois subjective ou à des anecdotes cocasses, l’auteur souligne les thèses, points forts et faiblesses de ces auteurs libéraux ayant chacun marqué de leur plume leur siècle, du XVIIIe avec Smith jusqu’au XXe-XXIe siècle pour Jean-François Revel. En contrepoint, des pages ou critiques des systèmes totalitaires, qu’il s’agisse du nazisme, marxisme, communisme ou encore des intellectuels de gauche ; Un « appel de la tribu » qui, selon l’auteur, verra l’individu disparaître englouti dans la masse ; un appel ou des convictions depuis longtemps abandonnées par Mario Vargas Llosa. Se glissent ainsi dans ces pages, notamment celles consacrées à Raymond Aron, des lignes acerbes et sans appel à l’encontre de J.-P. Sartre, celui qui « déjà aveugle, hissé sur un bidon, (…) pérorait aux portes des usines de Billancourt ».
Quelles que soient les convictions du lecteur, cet ouvrage au style impeccablement fluide - et dont on ne peut que saluer la traduction par Albert Bensoussan et Daniel Lefort, se laisse dévoré ou du moins si agréablement lire.

 

L.B.K.

 

« Sénèque - Tragédies complètes" ; Édition et traduction du latin par Blandine Le Callet, traduction inédite, Collection Folio classique (n° 7143), Gallimard, 2022.
 

Si l’on connaît bien Sénèque pour son fameux De Brevitate Vitae (De la brièveté de la vie), les tragédies du grand philosophe stoïcien restent, il faut l’avouer, plus méconnues. C’est cette lacune que vient combler avec bonheur la réunion des « Tragédies complètes » de Sénèque en Folio par Blandine Le Callet avec une traduction inédite et un appareil critique complet.
Paradoxalement, ces tragédies jouissaient d’une grande notoriété à la période de la Renaissance avant de perdre les faveurs du public aux siècles suivants. Et pourtant, ainsi que le souligne Blandine Le Callet en préface, « Les tragédies de Sénèque apparaissent, en effet, comme de véritables manifestes politiques et philosophiques, nourris du stoïcisme de leur auteur et de son expérience du pouvoir ». Peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles ces œuvres parfois subversives ont pu être écartées à une époque où l’absolutisme voyait d’un mauvais œil toute critique du pouvoir ? Sénèque connaissait, en effet, intimement les arcanes du pouvoir et ses noirceurs, cette fameuse « tête hideuse de la Gorgone » qu’évoquait le théoricien du droit Hans Kelsen. Le philosophe était le précepteur du jeune Néron qui sut rapidement se départir de la sagesse de son mentor pour devenir le monstre que l’on sait (même si cette dérive se trouve quelque peu atténuée par les recherches de ces dernières années). Témoin vivant des intrigues de cet empereur responsable de folies (on lui prête le fameux incendie de Rome en 64 dont l’empereur aurait jeté la responsabilité sur les chrétiens), Sénèque a matière pour composer des tragédies nourries de ces horreurs, véritable anthologie des sombres turpitudes dont l’homme peut se rendre coupable.
Bien évidemment, il ne faut pas voir dans ces pièces ayant pour nom « Œdipe », « Hercule furieux » ou encore « Agamemnon », un goût complaisant pour le morbide, mais bien une invitation à la réflexion sur la nature de l’homme et ses dérèglements. Soulignons que la noirceur de ces tragédies révèle cependant en contrepoint la lumière qui peut entourer celles et ceux qui consacrent leur vie à la philosophie et aux préceptes stoïciens d’une vie simple.
En cela, et pour bien d’autres raisons, cette édition des Tragédies complètes de Sénèque constitue une belle invitation à la sagesse, toujours d’actualité…

A noter le remarquable travail réalisé par Blandine Le Callet en fin d’ouvrage avec un précieux et volumineux dictionnaire de la mythologie plus qu’utile à la pleine compréhension de ces tragédies.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Raymond Queneau : « Ma vie en chiffres » ; dessins de Claude Stassart-Springer ; Fata Morga éditions, 2022.
 


Avec ces quelque vingt-quatre pages consacrées à une digression sur la vie en chiffres, Raymond Queneau se joue des conventions sociales plus que des équations dans lesquelles il excellait. Cet amoureux de sciences et de pataphysique se révélait « à l’étroit dans le sens commun » ainsi que le résume très justement Pierre Bergounioux en avant-propos à ce petit livre soigné et illustré par les virevoltants dessins de Claude Stassart-Springer.
Queneau s’amuse et nous divertit sur notre quotidien souvent trop pesant, une apesanteur que l’écrivain et cofondateur du groupe Olipo se faisait un plaisir de cultiver dans ses digressions byzantines. S’évader du quotidien par le truchement de ses bizarreries, tel pourrait être le credo de Queneau dans ce court récit.
Lorsque le narrateur se risque à évoquer sa vie selon le filtre des chiffres, tout paraît soudainement étrange alors qu’il ne s’agit pourtant que de notre propre quotidien. Le nombre de secondes occupées par notre travail, les grammes d’azote, de carbone et ses deux croissants religieusement absorbés chaque jour (5 372 croissants au 29 mars 1957…), tout prend ainsi un autre éclairage sous la plume de Queneau trempée dans l’encre numérique. Le tourbillon des chiffres s’emballe, devient prétexte à quelques rencontres amoureuses que ne renierait pas Cervantes, pour finalement livrer une autobiographie « trafiquée », le qualificatif étant faible, même si l’exercice s’avère être d’une redoutable efficacité.
A découvrir dans cette exquise édition de 112 grammes exactement, soit un peu plus de deux croissants !

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Marcel Proust : « Lettres à Horace Finally » ; Edition établie par Thierry Laget ; Avant-propos de Jacques Letertre ; Collection Blanche, Gallimard, 2022.
 


Horace Finaly compte parmi ces grands banquiers d’affaires de l’entre-deux-guerres ayant joué un rôle essentiel à la Banque de Paris et des Pays-Bas. Curieusement, son nom tombé dans l’oubli resurgit aujourd’hui par le truchement de son célèbre camarade de classe au Lycée Condorcet, un certain Marcel Proust…
Devenu personnage de roman pour Giraudoux dans « Bella » et pour certains identifié à Bloch dans la « Recherche », cet ami de toujours, disponible alors que son agenda ne le permettait guère, aidera Proust dans les problèmes rencontrés avec son encombrant compagnon de l’époque Henri Rochat. Sollicitant les relations du banquier pour lui trouver un poste au lointain Brésil, Finaly s’exécutera généreusement malgré les déconvenues survenues par l’attitude de l’encombrant personnage, ainsi que le rappelle Jacques Letertre en avant-propos.
Le présent recueil de cette correspondance inédite s’ouvre sur une lettre datée de 1920, le reste de la correspondance de jeunesse étant malheureusement perdue. L’auteur de la « Recherche » s’adresse à son « cher ami d’autrefois et de toujours » en souvenir des années passées à Condorcet. Proust au fil des lettres égrène ses chers souvenirs même si les « espérances ne se réalisent pas », le passé n’étant jamais perdu pour l’écrivain. La maladie de Proust, cloué maintenant la plupart du temps au lit, est omniprésente, ce qui ne l’empêche pas pour autant de « caser » son protégé loin de l’Hexagone grâce à l’influence et relations de son vieil ami.
Pointent quelques traits d’humour « proustiques » ainsi qu’il se qualifie lui-même. Rochat se trouve finalement envoyé en Amérique du Sud par Finaly, au lieu de la Chine initialement prévue. Puis viendront les tendres et touchants témoignages d’amitié lors du décès de l’épouse tant aimée d’Horace en mai 1921, témoignages émaillés par les frasques de Rochat au Brésil, sans oublier les multiples fièvres de la santé déclinante de Marcel Proust au terme de sa vie. Durant ces derniers mois qui lui restent à vivre, l’écrivain adressera en avril 1922 un dernier témoignage à son ami de toujours sous la forme d’un envoi autographe sur la page de garde du tome I de « Sodome et Gomorrhe » paru le même mois. Dans cette ultime adresse, Marcel Proust, même s’il « n’aime pas mêler de la littérature à un souvenir douloureux et vivant en moi » pense une dernière fois à son fidèle ami sous le signe de l’amitié et du souvenir de sa défunte épouse. Un vibrant et ultime témoignage un siècle exactement après la disparition de l’écrivain.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« André Suarès – Vues sur Baudelaire » ; Préface de Stéphane Barsacq, Coll. Portraits, Éditions des Instants, 2022.
 


Comment ne pas saluer cet ouvrage « Vues sur Baudelaire » qui vient de paraître aux éditions des Instants regroupant six textes, articles ou préface, consacrés au poète maudit et signés de la main d’André Suarès ?!
Suarès, écrivain et poète assoiffé de liberté, vouera une admiration indéfectible à Baudelaire ; il fera partie de son Parnasse avec Mallarmé et Rimbaud, se disputant la première place avec Verlaine. Suarès sera, surtout, l’un des premiers écrivains à consacrer au poète et à sa poésie de véritables analyses ; études qu’il n’hésitera pas à renouveler sa vie durant – le premier de ces textes paru dans « La Grande Revue » datant de 1911, le dernier de 1940. « Baudelaire est pour lui une figure tutélaire, presque une obsession. » écrit André Guyaux dans « Le Baudelaire de Suarès ».
Mais, en ces écrits, Suarès n’entend nullement cependant livrer une biographie ou une chronique nécrologique du poète disparu deux ans avant sa naissance en 1868. Non, Suarès tourne et retourne autour de Baudelaire, inaccessible et pourtant si fascinant, comme pour mieux entrer dans son âme de poète maudit ou dans « ce pays de son génie » écrira Marcel Proust dans « Contre Sainte-Beuve » ; c’est son « Cœur mis à nu » plus encore que Suarès souhaite approcher, presque disséquer comme pour mieux en percer le mystère. Baudelaire, « le plus nu et le plus vrai des poètes, en son temps » écrira-t-il.
Et si bien des points de contact existent entre eux, Suarès se garde bien pour autant de faire de mauvaises ou d’orgueilleuses projections ; non, ici encore, il tourne, soulignant les multiples visages mais tenant ses distances préférant rapprocher les plus grands astres entre eux : Keats et Baudelaire, Baudelaire et Wagner. Baudelaire poète, mais aussi critique d’art, puisqu’il « manifeste en tout cette nature noble et rare, faite pour les plus hauts entretiens de l’intelligence, et pour les soucis de l’art. » écrira encore André Suarès.
Convoquant Gracq, Bonnefoy, Pierre Jean Jouve et bien d’autres encore, ce sont également quelques-uns de ces multiples portraits ou visages de Baudelaire mais aussi d’André Suarès que Stéphane Barsacq a souhaité livrer dans sa longue et riche préface. Le préfacier revient ainsi sur ces incontournables thèmes que sont celui du double, Doppelgänger, si cher à Dostoïevski, ou encore celui du masque renvoyant à Roger Caillois… mais comment ne pas également songer à Jean Starobinski…
Dans ces jeux de miroirs, chaque grand écrivain, poète ou penseur ne semble avoir échappé à cette fascination baudelairienne, à cette « Folie Baudelaire » ainsi que l’a nommée Roberto Calasso et cet ouvrage regroupant ces écrits d’André Suarès viennent avec une singulière puissance en témoigner.

L.B.K.

A noter, également aux éditions des Instants, d’André Suarès : « Sur Molière suivi de Clowns ».

 

Dexter Palmer : « Mary Toft ou La reine des lapins », Éditions Quai Voltaire, 2022.
 


« Les lecteurs du présent ouvrage auront compris que j’ai traité mon sujet avec la liberté du romancier : certains personnages incarnent des acteurs de l’histoire vraie de Mary Toft et d’autres sont inventés… »
Nous voilà prévenus ! Un fameux mélange de réalité et d’imaginaire dans ce conte réjouissant de Dexter Palmer nous projette dans un contexte historique vrai, en plein 18e siècle, lorsque les cabinets de curiosités médicales étaient un spectacle de foire où de pauvres personnes difformes, naines, siamoises à deux têtes ou souffrant d’autres infirmités régalaient l’imaginaire des populations des villes provinciales comme des capitales. Londres in situ, lorsqu’un phénomène incroyable se produisit dans la petite ville de Godalming et suscita toute l’attention de John Howard, médecin et chirurgien de son état, ainsi que du jeune Zachary Walsh, le fils du pasteur et apprenti médecin aux côtés du docteur Howard. Mary Toft accouche dans d’atroces souffrances d’un lapin morcelé et démembré et pleurant des larmes de sang d’après les dires de Joshua, son époux, venu en catastrophe chercher le secours du bon docteur. À cette époque de croyances et de légendes multiples, les interprétations pouvaient aller bon train surtout lorsque « l’événement » ce reproduisit à intervalles réguliers… « Peut-être allons aujourd’hui être témoins d’un prodige. » se dit John Howard en préparant sa sacoche et embarquant avec lui son apprenti. Là, Mary donna naissance à un premier lapin et le docteur aura beau relire ses livres de médecine rien ne pourrait expliquer cette anomalie de la nature. Le diable serait-il passé par là ? Nul ne saurait le dire. Les prières ou incantations du pasteur n’eurent aucun effet et laissent supposer que Mary si elle n’est pas possédée aurait peut-être un don divin, supposition qui au fur et à mesure des nouvelles naissances de morceaux de lapins dépassera les frontières de Godalming. Cette curiosité arrive aux oreilles du Roi Georges qui demande alors expertises et rapports à différents médecins londoniens dépêchés sur place, et qui finirent sur ordre royal par faire venir à Londres cette curieuse femme pour études et observations médicales approfondies. Si elle était déclarée miraculeuse, qu’au moins cela se passe au plus près du Roi. Ainsi Mary, son mari, John et Zachary partent pour Londres, après que les journalistes du British Journal se soient mêlés du sujet en publiant quelques articles, on pourrait alors dire que c’est ainsi que les ennuis commencèrent pour John Howard mais également pour Mary Toft.
Dexter Palmer nous fait partager à la fois les recherches et explications médicales des plus douteuses aux plus sérieuses ainsi que le pouvoir de l’imagination populaire. Tout le monde veut avoir un avis sur cette étrangeté, des avis qui baignent dans des croyances et des illusions qui font la richesse de ceux qui exploitent la crédulité des plus naïfs. On aimerait tant que ce soit vrai et en même temps, qui, sinon le diable autoriserait cela ? Réalité, supercherie ou miracle ? « L’affaire Toft agissait comme une sorte de turbine, attirant à elle vérités et mensonges et les mélangeant tant et si bien que toutes choses étaient vraies et aucune ne l’était. » Écrit comme une aventure et enquête étayée de la véritable histoire de Mary Toft dont l’auteur nous conseille dans une bibliographie très fournie, la lecture d’articles et de confessions de Mary Toft alors qu’elle était retenue dans les geôles de la prison de Bridewell, ce roman/conte raconte dans ce 18e siècle cette éternelle histoire où les hommes de science, de religion et autres recherchent la reconnaissance, la notoriété, et ce presque à n’importe quel prix. Et rien n’interdit d’y trouver une forte résonance actuelle… « En quoi importe-t-il qu’une assertion ne soit pas prouvée, s’il se trouve assez d’individus pour croire en sa vérité ? » CQFD


Sylvie Génot Molinaro

 

Alain Dulot : « Tous tes amis sont là », Editions La Table ronde, 2022.
 


« Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! » Ainsi commence le célèbre poème « L’enterrement » de Paul Verlaine.
« C’est alors que du silence jaillit une voix. Une voix de femme, une voix qui porte, ardente et claire celle-là… Cri déchirant en ce qu’il déchire le dernier silence, et pourtant cri d’exultation : six mots, six pauvres mots surgis du fond d’un cœur et jetés au vent et à l’Histoire :- « Regarde, tous tes amis sont là !... » crie Eugénie Krantz, l’ex-courtisane, la pocharde de la rue Saint-Jacques, mégère de la rue Descartes, harpie épiant sa rivale, la femme détruite par les alcools et les années… ».
Eugénie, dernière compagne de Paul Verlaine, aujourd’hui au cimetière des Batignolles. Oui, tous les amis de Verlaine, le « Prince des poètes », sont là, suivant le cortège mortuaire, ce vendredi 10 janvier 1896, à travers Paris. Deux jours avant, le mercredi 8, Paul Verlaine surnommé « le Villon des temps modernes » meurt chez lui au 39 rue Descartes, Paris où il s’était installé quelques semaines plus tôt avec sa compagne, Eugénie Krantz. Alain Dulot fait parler les hommes qui ont entouré Verlaine de son vivant, qui l’on soutenu, aidé financièrement, affectivement et admiraient son œuvre poétique si nouvelle, si moderne, si dérangeante, si loin de l’académique… Oui, l’académie où comme Baudelaire, il ne sera jamais admis, car les mœurs de ce poète n’ont jamais été du goût des immortels. Qu’à cela ne tienne, l’hommage, le vrai se joue ici, à travers les rues de Paris, où se masse une foule de gens, des curieux comme tous ceux et celles qui savaient qui tu étais, toi à qui Victor Hugo mort dix ans plutôt, écrivait après avoir lu les Poèmes saturniens : « Une des joies de ma solitude, c’est, Monsieur de voir se lever en France, dans ce grand dix-neuvième siècle, une jeune aube de vraie poésie. Toutes les promesses de progrès sont tenues et l’art est plus rayonnant que jamais(…) Certes, vous avez le souffle. Vous avez le vers large et l’esprit inspiré. Salut à vos succès. »
L’auteur lui-même, Alain Dulot, se mêle à cette foule qui défile dans ces rues parisiennes où se sont déroulés tant d’événements de la vie du poète, sa mère, ses études, ses amours, ses souleries, ses amitiés, ses publications, les critiques de certains, ses moments intimes ou publics jusqu’à sa mise en abîmes, ses dérives, la maladie et la mort, celle qui est si banale qui que l’on soit. L’auteur est aux côtés des amis fidèles, comme François Coppée, Edmond, Lepelletier, Catulle Mendès, Robert de Montesquiou, Mallarmé, Frédéric-Auguste Cazals, Albert Cornuty et tant d’autres qui soutiennent Eugénie et Charles, seul Georges, son fils n’est pas là… Les fantômes de Rimbaud et Baudelaire survolent la cérémonie, les discours flottant dans les limbes verts de l’absinthe pour l’éternité.
« Vous êtes prié d’assister au convoi, service et enterrement de M. Paul Verlaine, poète, décédé le 8 janvier 1896, muni des sacrements de l’Église, en son domicile, rue Descartes, 39, à l’âge de 52 ans, qui se feront le vendredi 10 courant, à dix heures très précises, en l’église Saint-Etienne-du-Mont, sa paroisse. De profundis
On se réunira à la maison mortuaire.
De la part de M ; Georges Verlaine, son fils, de M. Charles de Sivry, son beau-frère, de son éditeur, de ses amis et admirateurs.
L’inhumation aura lieu au cimetière des Batignolles. »
Ainsi commence ce roman touchant d’Alain Dulot, ainsi s’achève la vie de Paul Verlaine.


Sylvie Génot Molinaro
 

John Ruskin : « Écrits naturels » ; Illustrations de John Ruskin ; Préface, traduction et notes de Frédérique Campbell ; Livre broché, 12 x 18 cm, 224 pages, Éditions Klincksieck, 2021.
 


Belle initiative des éditions Klincksieck et Frédérique Campbell que de rendre disponible ces courts textes du grand poète et critique d’art anglais John Ruskin (1819-1900). L’auteur, bien connu pour son célèbre « Les Pierres de Venise », cultivait également un jardin secret avec l’observation de la nature. La géologie, la botanique et la zoologie avaient très tôt attiré la curiosité de cet esprit vif à l’analyse pénétrante. Ces « Écrits naturels » regroupent justement quatre textes accompagnés d’un appendice mettant en avant cet attrait fécond pour l’Histoire naturelle. Celui dont le regard aiguisé sur les arts avait attiré l’attention et l’admiration d’un Oscar Wilde et d’un Marcel Proust s’intéressait également aux choses de la nature tels les Arachnés, le rouge-gorge, le crave à bec rouge ou encore les ondes vivantes. Cette étonnante diversité - dans l’esprit victorien tout en demeurant opposé au darwinisme ambiant – force l’admiration non seulement pour le fond, mais surtout la forme, tant le style de ces conférences s’avère ciselé de manière cristalline, ce qu’a admirablement rendu Frédérique Campbell dans sa traduction.

 

Nathaniel HAWTHORNE : “La Lettre écarlate”, Coll. Totem roman, Éditions Gallmeister, 2021.
 


Nathaniel Hawthorne naquit en 1804, il publia « La lettre écarlate » en 1850. Il traversa le 19e siècle, avec tous ses événements politiques et culturels, tout en publiant quelques livres. Celui-ci fut son avant-dernier et le voici réédité aujourd’hui dans une nouvelle traduction par François Happe.
Sur la place du marché de cette petite ville de Nouvelle- Angleterre, une jeune femme Hester Prynne et sa toute jeune petite fille Pearl, font face à la foule, huées, vilipendées, insultées, mises au banc de cette société pieuse et puritaine à souhait dans les apparences sociales. Elle aurait même pu être condamnée à une mort certaine pour son forfait, avoir mis au monde, en prison, une enfant dont elle continue de taire qui fut le père alors qu’elle était liée par le mariage avec un homme bien plus âgé qu’elle et absent depuis son arrivée en Nouvelle-Angleterre. Mais va-t-elle avouer ? Non, alors elle se retrouve affligée d’une lettre brodée sur sa robe, une lettre rouge écarlate « Sur le corsage de sa robe, apparut, en belle étoffe rouge, rehaussée d’une broderie délicatement élaborée et d’extraordinaires arabesques en fil d’or, la lettre A », plus brûlante que si elle avait été marquée au fer sur sa peau blanche et douce, un A comme adultère qu’elle portera visible de toutes et de tous, reconnaissable comme la pécheresse qui rappellera à tous le péché de chair… Fantasme pour les uns et les autres, mais bien enfouis dans les prières et les confessionnaux. Elle partira vivre dans une petite maisonnette en bordure de forêt où elle éduquera se fille ange ou démon, et où elle brodera pour les autres, de ses mains agiles de magnifiques broderies de cérémonies. Elle portera sa lettre bien plus comme un bijou que comme une marque d’infamie gardant longtemps son secret, celui du père de son enfant, jusqu’ au jour où son vieux mari réapparut sous le nom de Roger Chillingworth, médecin de son état. « Je te demande une chose, toi qui fus ma femme, poursuivit le savant. Tu as gardé le secret de ton amant. Garde le mien également ! Personne dans ce pays ne me connaît. Ne souffle à âme qui vive que tu m’as jamais appelé ton mari ! » En jurant, Hester ira-t-elle au-devant de sa perte, la vengeance de ce mari sera-t-elle plus déterminée ?
À travers ce récit qui décrit la société de cette époque, le pouvoir de la religion et les terreurs qu’elle pouvait engendre, l’histoire d’amour impossible à découvrir, les conséquences de l’inconséquence des troubles intérieurs de la nature humaine, les choix d’une vie de femme libre, Nathaniel Hawthorne donne à lire un extraordinaire roman sur fond de vérité mêlant croyances, mythe, réalité et machiavélisme qui porte l’envie de vivre ou de mourir à son firmament. Se pourrait-il qu’il s’agisse juste d’une légende ? Un ouvrage qui fut salué en son temps par Melville, Poe ou encore James.


Sylvie Génot Molinaro

 

Paul Valéry : « Regards sur la mer », Éditions Fata Morgana, 2021.

 


Merveilleux opuscule paru aux éditions Fata Morgana offrant à la lecture l’écrit « Regards sur la mer » de Paul Valéry. Dans une édition soignée et joliment illustrée par Paul Valéry lui-même, le lecteur retrouvera en ces pages toute la délicatesse et la poésie de l’auteur. Ce dernier face à la mer déplie sa pensée suivant vents et marées. Des idées qui naissent de « l’onde et de l’esprit ». La vie des ports, l’horizon, les brises et les vents libèrent une poésie au gré non du regard mais des « Regards sur la mer ». « Comment se détacher de tels regards ? » se demande le poète poursuivant cette « rêverie à demi-savante ». Magie de la pensée lorsque les mots rencontrent la houle, les vagues et l’infini… Un merveilleux texte du poète sétois, publié en collaboration avec le musée Paul Valéry, et dans lequel se déploie son amour de la mer, du sud et de la Méditerranée.

 

« Paul Valéry – L’homme et la coquille et autres textes », Folio Sagesse, Gallimard, 2021.

 


Un Folio Sagesse regroupant trois textes, Paul Valery (1871-1945) y déploie - que ce soit sur les mythes, les rêves ou sur ce fameux coquillage, toute la finesse et la poésie de sa pensée. Dans « Petite lettre sur les mythes », lettre adressée à une amie et extraite de « Variétés II » , l’auteur enchante par son recul et son humour sur cette délicate question « Qu’est-ce qu’un mythe ?» « L’homme et la coquille », texte issu de « Variétés V » entraîne le lecteur dans un délicat émerveillement, celui que n’a eu de cesse d’appréhender et de comprendre Paul Valery, la nature et le fonctionnement de la pensée, notamment lorsque cette dernière s’empare d’un coquillage… « (…) sous le regard humain, ce petit corps calcaire creux et spiral appelle autour de soi quantité de pensées, dont aucune ne s’achève… » souligne Paul Valéry.
 

Louise Labé : "Œuvres complètes" Édition de Mireille Huchon, Bibliothèque de la Pléiade, n° 661, 736 pages, ill., rel. Peau, 104 x 169 mm, Gallimard, 2021.
 


L’identité de la poétesse Louise Labé demeure quelque peu mystérieuse, cette femme ayant vécu au XVIe siècle et se serait fait passer pour un homme, militaire de surcroît, afin de suivre son amant au siège de Perpignan… Mais son œuvre poétique demeure quant à elle plus certaine et fait aujourd’hui l’objet d’une édition soignée par Mireille Huchon dans la collection de La Pléiade. Personnage débordant de vitalité et de passions, Louise Labé a su retranscrire ce goût pour la vie en des poèmes sensuels. Qui n’a jamais entendu ces quelques vers encore osés à nos oreilles « Baise m’encor, rebaise-moy et baise » ? Mais la poésie de Louise Labé ne se résume pas à une truculence impertinente, tant s’en faut. Sa poésie s’inscrit dans le contexte d’un cercle de lettrés de l’École lyonnaise comptant des poètes connus tels Maurice Scève et Pernette du Guillet. Ainsi que le souligne Mireille Huchon en introduction, Louise Labé se fait écho des chants de Sappho, chants de désir ardent. Quelques digressions féministes animent la dédicace alors que ses détracteurs eurent tôt fait de déplorer sa trop grande liberté nuisant à sa réputation. Parallèlement aux pièces poétiques qui établiront définitivement sa notoriété, ses œuvres comprennent également des « Escriz de divers Poëtes » rendant hommage à la poétesse. Le lecteur réalisera ainsi que ce personnage entre histoire et légende fait l’objet de riches éclairages, tel un diadème révélant des facettes différentes. Chaque siècle depuis leur redécouverte au XIXe s. révélera chacune d’entre elles, signe de la complexité du personnage et de son œuvre.
Le recueil de Louise Labé s’inscrit en une période faste de la fin de règne de François Ier, protecteur des arts. Cette richesse se ressent à chaque instant de ces poésies et autres textes dont il importe peu de traquer la plume exacte. Il demeure en effet que cette poésie ne cherche qu’à s’épanouir entre références antiques et humanistes. Incandescence et pénombre alternent dans les Sonnets de Louise Labé ainsi que le révèlent ces quelques vers :


« Tant que mes yeux pourront larmes espandre,
A l’heur passé avec toy regretter :
Et qu’aus sanglots et soupirs resister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre »


Florilège et portraits accompagnent cette poésie et prose d’avant-garde, en éclairent la portée, portée d’un siècle ouvert aux novations, telles celles apportées par la « Belle Cordière » et autres plumes.
 

Gianfranco Calligarich : « Le dernier été en ville » ; Traduit de l’italien par Laura Brignon, NRF, Éditions Gallimard, 2021.
 


« Le dernier été en ville » signé de Gianfranco Calligarich, écrivain et scénariste italien, est un roman offrant une puissance d’attachement rare. Un roman dans lequel on entre dès les premières pages et qui sait à merveille tenir son lecteur jusqu’à la fin. L’auteur y développe un style bien à lui, décontracté à l’image de son narrateur, mais non dénué pour autant de profondeur, et surtout d’humour. Le récit se déroule dans les années 1960, à Rome, dans cette Rome qui se désillusionne et voit les années d’insouciance de la Dolce Vita s’éloigner…
Léo Gazzara, d’origine milanaise, vit tant bien que mal de piges dans quelques journaux romains. Gianfranco Calligarich laisse glisser avec beaucoup de talent son lecteur dans le désarroi et désœuvrement de son narrateur. Des journées de déprime faites plutôt de nuits, de bars romains et d’alcool. Tristesse, mélancolie, angoisses et douleurs hantent ses jours, et entre intellectuels et cercles mondains, Léo tente de surnager et de trouver désespérément un sens à sa vie désordonnée…
« Le dernier été en ville », premier roman de Calligarich, traduit aujourd’hui en langue française par Laura Brignon, fut publié pour la première fois en Italie en 1973. L’auteur nous promene dans les multiples quartiers, rues et célèbres places de Rome, dessinant une ville contrastée, ensommeillée ou brulante, écrasée sous des pluies orageuses ou immobile… Rome, à la fois énigmatique et sous le sceau de la solitude de Léo, mais demeurant le point d’ancrage de la dérive du narrateur et du roman. La Ville Éternelle saura-t-elle pour autant sauver du naufrage Léo Gazzara ? À moins que ce ne soit la belle mais tout aussi énigmatique, imprévisible et évanescente Arianna ?
Mais, l’auteur sait qu’un récit n’est jamais aussi simple, que la marquise sort toujours à cinq heures… Et si la fantasque Arianna bouleverse le morne quotidien de Léo, c’est aussi pour mieux savoir en disparaître. « Elle est belle, très cher, et les gens beaux sont toujours imprévisibles. Ils savent que quoi qu’ils fassent ils seront pardonnés. », lui avait pourtant dit Viola. Faudra-t-il renoncer pour autant à cet amour éperdu ? Y survivra-t-il ?
Un récit où l’amour côtoie le vide existentiel, une lutte sans merci entre désœuvrement et boutades exquises que livre un roman ayant, presque 50 ans après, gardé toute sa plaisante et puissante force d’attraction.

L.B.K.

 

Jean d’Amérique : « Soleil à coudre », Éditions Actes Sud, 2021.
 


Jean d’Amérique est poète. Son récit transpire cette forme de langage jusque dans les facettes les plus sombres des hommes. Les personnages de ce premier roman n’y échappent pas, tant de mots, tant de douleurs, tant de violence… mais toujours à travers un chemin de poésie, entre romance et fable moderne, de celle de la bouche qui dit et de l’oreille qui écoute. « Tu seras seule dans la grande nuit. Ce n’est pas la première fois que j’entends cette phrase. Elle démange mes veines. J’ai toujours cherché, cherche encore, à saisir son sens. Papa me la répète souvent, ça coule dans sa fureur contre moi comme le fil d’un destin tendu à ma gorge. » C’est ce qui berce l’esprit de cette jeune fille, personnage principal, que l’on nomme Tête Fêlée. Fleur d’Orange, sa mère, vend son corps pour subvenir à leurs besoins, boit beaucoup aussi et un jour elle disparaît… Que restera-t-il de cette mère ? Un fantôme ? Un rêve ? Un cauchemar ? Va-t-elle avoir la même vie que sa mère ? L’école va-t-elle la sortir de ce bidonville crasseux ? « Dans ma tête, je refais le cercle de ma vie, imagine tous les trous où je pourrais m’effondrer pour dormir, me défaire du monde pour quelques heures. Cela ne suffit pas… La nuit arrose mes cauchemars jusqu‘au bout du matin.» C’est la violence du bidonville, des gangs, des cracs qui font faire des actes terribles, et d’un chef, Ange de Métal, qui n’en peut plus de se croire supérieur et qui entraîne dans sa chute ceux qui l’admirent autant que ceux qui le craignent. Le père de Tête Fêlée lui aussi en fait parti. Un jour il va commettre quelque chose d’irréparable pour le cœur de Tête Fêlée. Un vol, une agression sur une jeune fille qu’aime profondément Tête Fêlée et qu’elle nomme Lune. « T’aimer est le plus court chemin vers la vie. J’avance. J’ai, chaud en moi, le souvenir de chacun de nos regards, chacun de nos battements communs, reste encore vif en moi, ce moment où l’on s’est frôlées la semaine dernière, quand tu sortais de la classe au bras de ton père. Et ce jour où tu t’es réfugiée sur ma poitrine… J’entends encore sonner les cloches de ton cœur. J’en tremble… »
À quel moment alors tout ce qui fait planer s’écroule pour ne jamais être de nouveau en suspension dans les airs ou échapper à une réalité trop dure… Que tout chavire pour toujours…
Se laisser aller à se perdre soi-même dans ce texte et devenir comme Tête Fêlée, essayer de s’échapper pour survivre, supporter, et puis vivre un jour peut-être, ailleurs… Ivre de colère et d’amour, ivre de plusieurs vies en une et chercher la meilleure pour continuer. « Fuir ce monde mal parti, échapper à ces plaies qui marquent les interstices du rêve, être au moins un cri dans l’abattoir : je ne périrai pas dans ce sanglant contrat des hommes… Tu seras seule dans la grande nuit… »


Sylvie Génot Molinaro

 

« Une femme nommée Shizu » et « Le fleuve sacré » de Shûsaku Endô ; Traduits du japonais par Minh Nguyen-Mordvinoff ; Folio,  Gallimard.

 


 

Voici deux titres qui réjouiront assurément les amateurs avertis de littérature japonaise : « Une femme nommée Shizu » et « Le fleuve sacré » de Shûsaku Endô (1923-1996), l’un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle.
« Une femme nommée Shizu » regroupe dix nouvelles, plus ou moins longues, mais toutes révélant à leurs manières les grands thèmes de prédilection de Shûsaku Endô. La honte, le remord et le péché ; la vieillesse et la mort ; la persécution des chrétiens, prêtes occidentaux ou japonais convertis au christianisme de la fin du XVIe siècle jusqu’à l’ère Meiji, un thème qui sera au cœur de ses plus grandes œuvres dont certaines seront portées par de nombreux réalisateurs au cinéma notamment « Silence » adapté par Masahiro Shinoda et Martin Scorsese. (lire notre chronique)
L’écrivain japonais n’a eu de cesse, en effet, de regarder, d’approfondir et ciseler, telles les facettes d’un mystérieux diamant, le sens que l’homme pouvait apporter à la douleur que celle-ci soit physique ou psychique, à la foi, la conversion, le pardon, voire au reniement ou à l’apostasie. Des sujets forts, ancrés dans la chair de l’homme qui interpellent et questionnent le lecteur à chaque nouvelle… Shûsaku Endô n’oublie pas non plus l’amour, mais souvent avec ce même absolu qui l’obsède, tel l’amour de cette femme qui passera sa vie à attendre et à rêver de l’homme qu’elle aime et qui donne avec beaucoup de justesse son nom « Une femme nommée Shizu » à ce beau recueil.
 


Dans « Le fleuve sacré », paru en 1993, Shûsaku Endô change de décors et de paysage pour l’Inde. Là, un groupe de touristes japonais accompagné de leur guide vient découvrir l’Inde et le Gange. De voyage touristique, ce dernier prendra vite les couleurs d’un voyage spirituel où chacun y interrogera son passé et sa vie. La belle Mitsuko se souviendra de cet étudiant, devenu depuis prêtre, qu’elle séduisit, jeune, à l’université et que lâchement elle abandonna ; Kiguchi ne pourra, lui, chasser de ses pensées ce qu’il dut, pour survivre, accepter de faire pendant la guerre de Birmanie… Nous retrouvons en ces pages les grands thèmes majeurs de l’auteur, les dilemmes posés par la vie, le remord et le péché, les religions et croyances, la mort et l’amour, cette profondeur qui ont fait toute la notoriété littéraire de Shûsaku Endô. Dans ce pays où le sacré est partout, où la mort habite les rives du Gange, chacun pourra-t-il retrouver la paix de l’esprit ? Isobe demeurera-t-il fidèle à la promesse consentie à son épouse disparue de la rejoindre dans sa prochaine réincarnation ?... Un grand roman japonais sur les rives du Gange, le fleuve de la réincarnation.

 

L.B.K.

 

Rye Curtis : « Kingdomtide », Éditions Gallmeister, 2021.
 


« J’ai cessé de formuler le moindre jugement sur quiconque, homme ou femme. Les gens sont ce qu’ils sont, et je ne crois pas qu’il y ait grand-chose à dire sur la question. Il y a vingt ans, j’aurai pu avoir une opinion différente, mais à l’époque, j’étais une Cloris Waldrip différente. J’aurai pu continuer à être la même Cloris Waldrip, celle que j’avais été pendant soixante-douze ans, si je n’étais pas tombée du ciel dans cet avion le dimanche 31 août 1986 ? C’est stupéfiant de constater qu’une femme peut approcher la fin de sa vie et découvrir qu’elle se connaît à peine elle-même. »
Que s’est-il passé ce dimanche 31 août 1986 ? Juste le crash de ce petit avion piloté par Terry qui devait emmener le couple Waldrip pour une virée de quelques jours de vacances où ils n’arriveront jamais… C’est Cloris Waldrip elle-même qui raconte son épopée, sa survie dans cet endroit si peu accueillant pendant de longues semaines. Elle se rappelle de tout ou pratiquement, du moment quand elle a appelé à l’aide avec la radio de l’avion sans savoir si quelqu’un l’entendrait, les ressources incroyables qu’elle a trouvées au plus profond d’elle jusqu’à sa sortie de cet enfer paradis où elle y a rencontré un ange gardien ou un fils de Satan… Qui sait ?
Il y a un ranger qui aurait vaguement entendu un appel et qui le fait savoir au ranger Debra Lewis, aimant le merlot plus qu’il n’en faut, mais qui résolue à la secourir car persuadée que cette Cloris a survécu à l’accident, et elle y mettra beaucoup d’énergie et de temps, çà du temps elle en a, mais il y a urgence…
Ce premier roman de Rye Curtis est aussi le récit de plusieurs personnages qui se cherchent, se télescopent, se séparent ou cherchent à survivre à leur vie en parallèle de cette vieille dame perdue dans cette montagne du Montana qui elle aussi cherche à survivre et se découvre si différente de ce que sa vie d’avant lui proposait d’être. Dépasser ses limites, remettre en cause son statut de civilisé, devenir une bête sauvage, choisir ou pas de revenir à la vie avec les cicatrices et blessures qu’auront laissées ces semaines d’errance. « C’est singulier comme l’esprit humain s’accroche. Un individu peut s’habituer à une situation, même si cette situation a pu d’abord lui paraître intolérable. » Roman initiatique, « Kingdomtide » est un récit parfois bizarre souvent drôle, tendre et humain.


Sylvie Génot Molinaro

 

« Les Tortues » de Loys Masson ; Préface d’Éric Dussert ; Coll. L’alambic, Éditions de L’Arbre vengeur, 2021.
 


Avec pour seul titre, comme une mortelle ou fatale carapace, « Les Tortues », c’est un fascinant roman signé Loys Masson, poète et écrivain mauricien disparu en 1969, que nous proposent aujourd’hui les éditions de « L’Arbre vengeur ». Paru en 1956, largement salué par la critique, l’auteur relate par la voix du narrateur l’histoire à la fois incroyable, captivante et monstrueuse vécue « par l’un des derniers aventuriers que connut notre monde ».
Une aventure dont se souvient le narrateur maintenant dans ses vanilliers et qui a commencé lorsqu’il s’est embarqué, encore jeune, à bord de la Rose de Mahé, un voilier faisant contrebande de tout… Et parce qu’il y eut alors, plus tard, les Seychelles, parce qu’il y eut aussi cette foutue et horrible épidémie de variole, parce qu’il fallait bien un alibi au capitaine Eckardt pour mettre la main sur ce fabuleux trésor… Il est aujourd’hui avec Bazire le seul survivant. Bazire avec ses deux longs rictus de chaque côté de sa bouche sans lèvres. Mais, comment reparler avec lui de cet obsessionnel cauchemar, de cette cargaison, de ces atroces tortues géantes, cuirasses aux yeux maléfiques ?
Loys Masson, résistant, chrétien et communiste, rédacteur en chef un temps aux Lettres françaises, adopte pour ce fascinant récit comme pour mieux saisir et piéger son lecteur un style narratif crescendo, tel le rêve prémonitoire que fit le narrateur adolescent. « Et soudain tout ce qui m’entourait, par un détail ou un autre, empruntait une analogie à la tortue – j’étais assiégé, pressé, enveloppé par un monde de tortues, une éternité de tortues ; je hurlais et me réveillais. Mais l’angoisse avait été telle que la fièvre bientôt surgissait. » Lugubres augures que rien dans le récit ne pourra conjurer...
Les références bibliques y sont nombreuses, et les tortues que le narrateur hait plus que tout y sont plus horribles et monstrueuses encore que le serpent. Mais, si nous sommes certes loin de la fameuse et précieuse tortue de Robert de Montesquieu ou de celle plus littéraire de Huysmans, on ne saurait cependant à la lecture de ce roman oublier que Loys Masson était aussi un grand poète, et nombre de passages nous le rappellent. Bien plus, la force obsessionnelle et fascinante du récit impose aussi de reconnaître qu’il fut aussi un grand romancier. Aussi, est-ce fort injustement que Loys Masson soit aujourd’hui quelque peu oublié. Pourtant, il fut en son temps sans réserve comparé à Herman Melville – dont il s’inspira pour ce roman, et à Conrad. Avec « Les Tortues », souligne Éric Dussert dans sa préface, « son importance s’impose avec fulgurance. On constate que sa littérature est libre et puissante comme une mer démontée, et que, comme un orage équatorial, elle balaye les idées préconçues ».
On ne peut donc que saluer cette belle initiative des éditions de l’Arbre vengeur de rééditer « Les Tortues » et de permettre ainsi aux lecteurs non seulement de redécouvrir ce roman des plus captivants, mais aussi son auteur, Loys Masson.


L.B.K.

 

Peter Swanson : « Huit Crimes parfaits », Éditions Gallmeister, 2021.
 


Le crime parfait… C’est bien ce que voudrait concrétiser chaque criminel, que ce soit un fantasme ou une réalité, non ? Peut-on se retrouver soi-même pris au piège de ce désir ? C’est peut-être ce qu’il pourrait arriver au personnage principal du nouveau roman de Peter Swanson dont le titre « Huit crimes parfaits » sonne déjà comme un gros titre de presse de faits divers. Seulement, il y a une enquête ouverte sur une possibilité de crimes en série, qui elle n’a rien d’un article pour journal à ragots… « La porte d’entrée s’ouvrit et j’entendis l’agente du FBI taper ses pieds sur le paillasson. La neige commençait juste à tomber et une rafale d’air lourd s’engouffra à l’intérieur du magasin. La porte se referma derrière l’employée fédérale. Elle devait être à deux pas lorsqu’elle m’avait appelé car cela ne faisait pas plus de cinq minutes que j’avais accepté de la rencontrer. J’étais seul dans la librairie. Je ne sais plus très bien pourquoi j’avais décidé d’ouvrir ce matin. » Je, c’est Malcom Kershaw, propriétaire de la libraire Old Devils, spécialisée dans les livres d’occasion et neufs. Pourquoi l’agent spécial Gwen Mulvey est-elle venue le rencontrer avec autant d’empressement et si tôt ? « J’aimerais que vous m’accordiez un peu de votre temps pour répondre à quelques questions – D’accord – Maintenant, c’est possible ? – Eh bien, oui. » Ce matin, l’agent Mulvey venait lui demander s’il était au courant de ce qui était arrivé à Merle Callahan, présentatrice du journal télévisé local, retrouvée tuée par balle dans sa maison, il y avait déjà un an et demi… Et Jay Bradshaw ? Et Ethan Byrd ? Apparemment ces trois meurtres restés non élucidés seraient liés… « Je m’adresse au spécialiste des romans policiers. Je réfléchis un moment, les yeux levés vers le plafond. – Eh bien, je dirai qu’ils me font penser à un scénario de fiction, à une histoire de tueur en série par exemple ou à un roman d’Agatha Christie. » Voilà que l’enquête est relancée car il y a une forte similitude entre la liste des romans proposée par Malcolm et ce qui s’était déroulé depuis la mort de la première victime. « Vous voulez bien me dire pourquoi vous m’interrogez ? – Elle tira une feuille de son sac en cuir. – Vous souvenez-vous d’une liste que vous aviez composée pour le blog de cette librairie, en 2004 ? Une liste intitulée « Huit crimes parfaits » ? » C’est donc pour cela que Gwen est venue voir Malcolm, comme une sorte d’expert de ces livres qui sont, nul doute, ces huit préférés et qu’il a partagés avec des dizaines ou des centaines de lecteurs du blog de la librairie…
À partir de là, Peter Swanson nous embarque avec lui dans cette enquête qui va remuer autant de fantômes du passé que de questionnements, dont le premier : Serait-il possible qu’un tueur s’inspire de cette liste aujourd’hui ? Si oui, pourquoi ? Dans quel but ? S’agit-il d’un homme, d’une femme ou de plusieurs criminels… Quel peut en être le ou les motifs ? En 342 pages, ce récit écrit avec l’intelligence du suspens surprend et fait monter d’un cran chaque nouveau chapitre. Comme les enquêteurs, le lecteur avance, recule, croit avoir trouvé une solution, voir compris l’intrigue, et hop, retour à la réflexion, car non, ce n’est pas aussi évident… Les nerfs à fleur de peau jusqu’au dénouement de l’enquête, c’est un roman que l’on ne peut quitter…
 

Sylvie Génot Molinaro
 

Isaac Babel : « Mes premières honoraires » ; Coll. L’imaginaire, Editions Gallimard, 2021.
 


« Mes premières honoraires » d’Isaac Babel regroupe dix-sept nouvelles allant de 1915 à 1937, deux ans avant que l’écrivain russe ne soit arrêté, puis fusillé, lors des purges staliniennes. Celui-ci confiait dans son « Autobiographie » : « Je n’ai appris qu’en 1923 à exprimer mes idées de façon claire et pas trop longue. C’est alors que je me suis remis à écrire ». Babel avait auparavant rallié dès 1916 la Révolution bolchevique et était entré dans l’Armée rouge en 1920 alors même que Gorki encourageait sa vocation littéraire. Cet ensemble de nouvelles déploie l’éventail de ces années révolutionnaires en différents tableaux miniatures, avec une précision et une exubérance déjà saluées en son temps notamment par Malraux.
Ainsi, la première nouvelle, qui donne son titre au présent recueil, fut rédigée entre 1922 et 1928. Le narrateur a 20 ans à cette époque à Tiflis, capitale de la Géorgie. C’est une grande solitude qui le conduit à la rencontre d’une prostituée dont il espère l’amour, même tarifé… Palabres dans une gargote où des négociations entre de vieux Persans alternent avec la présence de princes et d’officiers en un tohu-bohu indescriptible que l’écrivain parvient cependant à saisir avec une précision redoutable. Puis, surgit le moment de la rencontre « amoureuse » dans la misère d’une tanière où la prostituée deviendra l’initiatrice inoubliable… ainsi que la première lectrice du jeune écrivain !
Nous sommes loin avec ces nouvelles de « l’homme nouveau » souhaité par Staline et le régime. Des pages pleines de vie et de vies évoquant plus fidèlement l’âme russe héritée des temps archaïques et la condition des petites gens où plane encore l’ombre des tsars. Cette atmosphère ne révolutionne pas les êtres mais les consacre dans ce qu’ils sont, dans les grandes espérances comme dans les détails de la vie quotidienne. La vie qui émerge de ces nouvelles tient du vécu de leur auteur, l’imagination venant au service de la réalité qu’au titre d’ornementation musicale. Une belle porte ouverte à l’œuvre d’Isaac Babel.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Philippe Sollers : « Agent secret », 200 pages, 140 x 205 mm, Éditions Mercure de France, 2021.
 


Quel est donc cet agent secret qui dévoile une partie - une partie seulement - de son identité dans cet ouvrage paru au Mercure de France ? Son nom de plume, Philippe Sollers, état civil Philippe Joyaux, et pour les intimes du panthéon, Ulysse. En ouverture, le « Bouquet de violettes » peint par Manet et dont la symbolique n’échappera à quiconque cultive la discrétion… L’homme se décrit comme « sauvage », non point hirsute sorti de nulle part, mais bien l’amoureux de la beauté, des fleurs, papillons et îles. Ces dernières seront d’ailleurs le refuge de cet agent cultivant le secret comme d’autres les perles. Venise, île de Ré et bien d’autres lieux où l’écrivain et ses proches aiment à se (re)trouver. Très tôt, il découvre la beauté du langage dans les mystérieux et secrets messages délivrés dans la clandestinité à la Résistance par la TSF lors de l’Occupation non seulement de la France, mais également de sa propre maison natale. Très tôt encore surgit cette nécessité vitale de la joie mêlée au sentiment précoce d’être en guerre, « La poésie c’est la guerre » souligne-t-il avant d’aborder le thème récurrent du double dans sa vie. Les influences sont multiples et forgent un acier trempé auprès des déesses grecques - Athéna notamment – des Prophètes de la Bible et des Jésuites desquels le précoce lecteur de Sade se fait renvoyer ! Aucune contradiction en cela, seulement une conjugaison des contraires, parfois un peu turbulente. D’ailleurs Sollers sait ériger la contradiction en art « Pleinement engagé, pleinement à l’écart ». Cet apôtre de la clandestinité livre quelques conseils pour faire métier d’agent secret, ne pas tout dire, ne pas tout écrire et surtout cet avertissement « Des personnages heureux n’ont pas intérêt à se faire remarquer », sicut dixit. Aux côtés des femmes de sa vie, Dominique Rolin, Julia Kristeva, de son fils David, d’autres parents, Homère, la Bible, Dante, Shakespeare, Nietzsche, Rimbaud, Baudelaire, Hölderlin, Hegel, Céline, et tant d’autres encore venant nourrir sa bibliothèque d’agent secret. Alors que le dernier tableau peint par Poussin, « Apollon amoureux de Daphné », sacré aux yeux de Sollers, demeure au Louvre orphelin de ses visiteurs par temps de pandémie, « tout autour c’est la ruine, la dévastation ». Que faire ? L’amour et la poésie soulignée par ce tableau murmurent secrètement un remède à l’amertume mondialisée et à « cet esprit de vengeance généralisé ». Philippe Sollers nous donne en conclusion un rendez-vous, celui de l’essentiel, « Être là, en effet, voilà la question. La seule. Entrez, parlez, écoutez, soyez présent à vous-même, ne lâchez rien. Soyez ».

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Glendon Swarthout : « Homesman », Coll.Totem, Editions Gallmeister, 2021.
 


Au 19e siècle, dans le grand ouest américain, une femme nommée Mary Bee Cuddy et un homme qui dit s’appeler George Briggs vont devoir ramener dans leur famille respective quatre femmes devenues folles après un très rude et impitoyable hiver qu’elles n’ont pu supporter. La folie guette les plus fragiles lorsque les conditions sont réunies et ce fut le cas pour Théoline Belknap, Hedda Petzke, Gro Svendsen et Arabella Sours. Chacune son histoire, chacune son ou ses drames insurmontables qui les ont menées à ne plus faire parti des « normaux » et à vivre en suspend entre deux mondes… Mais Mary Bee, ancienne institutrice, elle aussi a son parcours, tout comme cet homme qu’elle a sauvé de la pendaison, un jour, et qui pourrait bien ne pas s’appeler Briggs… Quittant la ville de Loup dans un fourgon affrété par les maris de ces femmes, il va falloir traverser plusieurs régions jusqu’ à Hebron, petite ville où Altha Carter, la femme du pasteur prendra la relève grâce à la Société Féminine d’entraide de l’Église méthodiste et conduira les quatre « pauvres femmes » chez elles. Mais avant que Briggs ait pu assurer sa mission jusqu’au bout, il était, la corde au coup et assis sur son cheval lorsque Mary Bee le sauva d’une pendaison certaine « Ce devait être le voleur, et les hommes de la nuit passée, quels qu’ils fussent, ne l’avaient pas lynché. Ils avaient conclu qu’il finirait par se pendre lui-même ou que le cheval s’en chargerait. À l’instant où la monture se retirerait de sous lui, l’homme finirait pendu… La nuit dernière ! Il devait être midi, voire plus ! Des heures entières ! Il devrait être mort. Il l’était peut-être. – Hé, vous, dit-elle. Il entrouvrit les yeux, puis les lèvres. – Aidez-moi… - Imaginons que je vous aide, dit-elle. Imaginons que je vous sauve la vie. Que feriez-vous pour moi en échange ? Il ouvrit les yeux. – N’importe. Quoi… - Si je vous libère, vous ferez tout ce que je vous demande. On est bien d’accord ? – Oui… - Très bien, dit-elle. Je vais vous sauver. J’ai un travail pour vous… »
Voilà comment commence cette improbable collaboration entre Mary Bee Cuddy et le dit Briggs prenant en charge les quatre femmes folles à lier, ce n’est rien de le dire, pour tout le voyage à travers les pistes des Territoires jusqu’à destination. Tout ne va pas se passer aussi simplement dans ce western de 280 pages qui vous tiennent en haleine du début à la fin du voyage. Cette histoire a certainement un fond de vérité qu’ont dû vivre les pionniers partis faire fortune dans l’Ouest américain, rêvant de devenir de riches fermiers, quittant leurs contrées d’origine pour la grande aventure… Qui s’en sortira, qui restera sur le carreau, qui s’enrichira, qui mourra… Seul le destin de chacun s’inscrira dans les mots de Glendon Swarthout. Écriture directe, portraits de femmes et d’hommes confrontés aux exigences, aux rudesses de dangers qui sévissent dans ces vastes étendues, de cette aventure tant humaine qu’inhumaine. Tommy Lee Jones ne s’y était pas trompé en portant sur le grand écran ce roman si bouleversant.


Sylvie Génot Molinaro
 

Julien Gracq : « Nœuds de vie », Domaine français, 176 p., Éditions Corti, 2021.
 


Bernhild Boie souligne dans son avant-propos à cet incroyable inédit de Julien Gracq intitulé « Nœuds de vie » aux éditions Corti combien le fonds Julien Gracq déposé à Bibliothèque nationale de France après la mort de l’écrivain survenue en 2007 recèle encore quelques trésors. Parallèlement aux 29 cahiers intitulés « Notules », et pour lesquels il faudra encore patienter jusqu’en 2027 pour leur publication selon la volonté de l’écrivain, les fragments de prose « Nœuds de vie » n’ont pas fait, pour leur part, l’objet des mêmes restrictions.
Avec un réel bonheur, les passionnés de Louis Poirier, plus connu sous son pseudonyme Julien Gracq, pourront retrouver dans ces pages recopiées de ses carnets tout l’univers poétique intimement lié au paysage qu’il ne cessa d’arpenter sa vie durant. « Une écriture qui donne à voir » souligne encore Bernhild Boie, mais aussi à sentir et à penser pour cette prose poétique qui s’immisce et éclaire ces descriptions inoubliables de la ville d’Angers : « La vie, la circulation générale, raréfiées, engourdies, descendaient jusqu’à un étiage jamais atteint – au-dessus de cet étiage, des pans de nature brute, ensevelis, recouverts jusque-là par le mouvement et le vacarme, émergeaient plus nus que ces platures qui ne se découvrent qu’aux marées du siècle ; des silences opaques, stupéfiés, des nuits d’encre, des ruisseaux redevenus jaseurs, des routes désaffectées qui semblaient se recoucher dans un bâillement, et rêver d’aller plus nulle part »… La matière la plus organique s’anime sous la plume de l’écrivain en autant de rayonnements solaires ou lunaires selon les pages. Cette intrication du vivant et de l’inerte peut, en effet, adopter des tonalités sombres et inattendues notamment lorsque l’écrivain découvre Beaucaire dans le Gard lors d’un voyage vers Toulon, et durant lequel la Provence se voile de cieux proches des corons et des soutes. Cette lucidité parfois incisive portée sur les paysages peut également se déporter sur les êtres eux-mêmes –critiques littéraires entre autres – qui lorsqu’un écrivain « ne se situe pas » sera irrévocablement relégué aux oubliettes…
Julien Gracq peut ainsi faire preuve d’acrimonie envers ses contemporains et constater qu’« en littérature, je n’ai plus de confrères ». Celui qui ne reconnaissait ni l’ordinateur ni la machine à écrire et boudait le livre de poche confesse prendre rang parmi les survivances folkloriques « auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez l’habitant ».
Mais il ne faut point voir dans ces traits acides la seule humeur désabusée d’un écrivain au terme de sa vie, mais bien plutôt la conviction que l’univers littéraire – comme bien d’autres domaines d’ailleurs – se trouve « en voie d’éclatement », sans plus, ni moins… Car, au-delà surtout, rayonne toute la beauté de la langue de Julien Gracq, cette précision d’orfèvre dont l’écrivain fit preuve toute sa vie, l’évasion dans une prose d’une fluidité cristalline et musicale.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Stéphane Lambert : « Être moi toujours plus », édition Arléa, 2020.

 


Stéphane Lambert nous ravit une fois de plus avec ce nouvel opuscule « Être moi toujours plus fort » paru aux éditions Arléa. En ces pages, l’auteur s’est attaché à la personnalité singulière du peintre flamand Léon Spilliaert (1881-1946). Proche du symbolisme belge, influencé par Eduard Munch et Fernand Khnopff, ses œuvres aux couleurs sombres sont empreintes d’une mélancolie indéfinissable. De cette sommaire approche, les inconditionnels de Stéphane Lambert reconnaîtront, là, assurément ses choix ou sujets de prédilection… Il est vrai que de par son extrême sensibilité, l’auteur sait mieux que quiconque ressentir cet étrange état d’âme aux si multiples facettes. On se souvient notamment de son remarquable ouvrage consacré au peintre Nicolas de Staël ou encore de celui sur Samuel Beckett.
Le peintre Léon Spilliaert a toujours pensé qu’il devait, pour sa part, sa mélancolie à la géographie même de sa ville natale, Ostende.

« Au bout du monde, face à la mer – dans cette frontière poreuse entre le solide et le trouble », écrira-t-il. Obscurité, nuit, vertige et la mer qui engloutit… Un sentiment qu’il ne le quittera quasiment pas et que Stéphane Lambert, avec beaucoup de finesse, fait, ici, plus que sienne.
C’est, en effet, par un audacieux mais très réussi exercice, que l’auteur capte non seulement la singularité du peintre, mais allant au-delà se fond dans son esprit, sa mélancolie, pour mieux les confronter à ses propres pensées. Pour cela, Stéphane Lambert est parti sur les traces de l’artiste, des lieux, Bruxelles, Ostende, et la mer si chère au peintre… L’Univers de Léon Spilliaert, tel un fluide, passe ainsi avec subtilité dans les veines et battements de l’écriture de l’auteur. Stéphane Lambert entre alors dans cette fascinante et mystérieuse puissance des œuvres du peintre, des toiles omniprésentes à chaque page de cet ouvrage, telle celle de la célèbre toile « Vertige ».
Ce sont alors deux univers, reliés par le fils de cette mystérieuse mélancolie, qui se rejoignent par la force de l’art et de l’écriture. « La vie ne se fixe pas rétroactivement, sa mémoire continue de vibrer à travers nos vibrations. », écrit l’auteur.
« Être toujours plus fort » de Stéphane Lambert, la promesse assurément d’une subtile et délicate lecture.

L.B.K.

 

Camilla Grudova : « La Reine des souris », Coll. La Nonpareille, Éditions La Table Ronde, 2020.
 


« La Reine des souris » est une nouvelle de 49 pages, délicieusement menée de l'écriture agile de Camilla Grudova. Une fable singulière et fantastique, écrite à la première personne du singulier. Ce « Je », est celui d’une jeune femme vivant avec Peter, rencontré au cours de latin à l'université, dans appartement plein de bibelots et autres objets dignes d'un cabinet de curiosités « qui avait toujours des airs de Noël ». Tous deux semblent parfois vivre dans un autre monde entre livres de philosophie, de mythologie, de latin, et pouvant passer allègrement de la réalité à de drôles de visions et autres événements curieux, comme lorsque Peter rentra un matin du cimetière où il travaillait avec le cadavre d'une naine qu'il cacha derrière le comptoir de l'épicerie abandonnée au-dessus de laquelle se trouve leur logement...
« Je » tombe enceinte et attend des jumeaux ; « Quand nous apprîmes que c'était des jumeaux, Peter dit que l'échographie ressemblait à une frise antique endommagée... Aucun d'entre nous n'avait de jumeaux dans sa famille. C'était le latin qui faisait çà, décréta Peter, des cygnes ou des dieux barbus me rendaient-ils visite dans mes rêves ? Il se comporta comme si je l'avais trahi de manière mythologique.»
Peter quitte alors cette vie conjugale faisant bouillir leur certificat de mariage et s'envole. Il faut donc se débrouiller seule, mettre au monde les enfants, Énée et Arthur, et les élever avec l'aide de leur grand-mère maternelle. « Je me languissais du sombre et cruel Peter ». Jusqu'à quel point « Je » reste obsédée par l'absence du père des jumeaux ? « Je pensais à Peter tout le temps. J'emmenai les jumeaux en promenade au cimetière où il avait travaillé... Je tâchai de me rappeler toutes les fois où Peter s'était comporté atrocement... »
Se souvenant d’un soir de fête costumée ou d’un jour où elle fut humiliée par Peter, elle décida de se déguiser en souris, en « Reine des souris ». « Les jumeaux ressemblaient de plus en plus à Peter, ce qui me faisait hurler et m'arracher les cheveux... » ; Un jour, elle fit un photomaton d'elle et de ses enfants pour l'envoyer - mais comment ? - à Peter qui lui avait écrit sans lui laisser d'adresse, demandant des nouvelles des garçons. Mais, sur la photo, à sa place une louve aux grands crocs, velue, féroce, ce qui fit pleurer les jumeaux. Quelle étrange transformation se produisait là ? Que signifiait cette métamorphose ? Réelle ou symbolique ? Vraie ou rêvée ? Dans quel niveau d'inconscient Camilla Grudova veut-elle nous emporter... Seule la lecture jusqu'à la dernière phrase pourra nous éclairer.


Sylvie Génot Molinaro

 

« Les Lettres grecques - Anthologie de la littérature grecque d'Homère à Justinien » ; Sous la direction de Luigi-Alberto Sanchi avec la contribution d’Emmanuèle Blanc, Odile Mortier-Waldschmidt ; Préface de Monique Trédé-Boulmer ; Editions Les Belles Lettres, 2020.
 


Les Grecs ont très tôt cherché à exprimer leurs idéaux en termes universels et accessibles au plus grand nombre, ainsi que le soulignait l’académicienne et helléniste Jacqueline de Romilly dans son interview accordée à notre revue (lire ici). La culture grecque va dès lors, de génération en génération, transmettre ces valeurs, notamment à partir du Ve s. à Athènes, avec la naissance de la philosophie, la tragédie, l’histoire, la comédie… Mais cette curiosité trouve bien avant cette date ses sources premières dans la poésie homérique, celle qui ouvre justement cette monumentale Anthologie de la littérature grecque parue aux éditions Les Belles Lettres.
Ce sont les textes fondateurs de l’Iliade et l’Odyssée qu’ont légitimement retenus en ouverture les auteurs de ce remarquable travail collectif réunissant pas moins de treize siècles de littérature grecque en 1632 pages… Ainsi que le souligne l’introduction, il s’agit là de l’aurore de l’histoire grecque, des textes en lesquels l’esprit grec trouve toute sa genèse. Les plans et de nombreux extraits de ces deux œuvres fondatrices permettent de mieux comprendre leur importance, notamment à l’aide des notes éclairant ces sources incontournables.
Cette anthologie a fait le pari, certes risqué, de ne pas proposer de traductions, l’objectif étant d’encourager l’accès aux sources mêmes de cette langue ancienne et la foi des auteurs en l’avenir du grec. Aussi, ce fort volume fait-il défiler page après page non seulement les sources les plus connues, mais aussi certaines plus confidentielles, égrenant ainsi les textes d’Hérodote et les guerres médiques, d’Eschyle et de la tragédie, Thucydide et cet âge classique du Ve siècle, avant d’aborder les grands orateurs politiques, Socrate, Platon, Aristote… Ces grands noms ne seront cependant pas les derniers de cette riche anthologie qui se poursuit avec l’époque hellénistique, puis la domination romaine. Ce seront alors à des auteurs comme Plutarque, Lucien de Samosate, Strabon, qu’il incombera de perpétuer cette longue tradition des Lettres grecques jusqu’au VIe s. de notre ère avec l’historien Procope de Césarée qui accompagnera, pour sa part, le destin de l’empereur Justinien en des récits à la fois panégyriques et curieusement satyriques avec sa fameuse Histoire secrète…
C’est une lecture passionnante qui attend le lecteur curieux de découvrir cette anthologie, la lecture de ces textes, pour un grand nombre d’entre eux passés à la postérité, permettant de renouer avec cette belle et longue tradition des humanités classiques tant mises à mal depuis un demi-siècle.

 

« Max Jacob – Lettres à un jeune homme – 1941-1944. » ; Préface de Jean-Jacques Mezure ; Édition établie par Patricia Sustrac, Coll. Omnia Poche, Editions Bartillat, 2019.
 


C’est un précieux et touchant opuscule livrant au public des lettres inédites de Max Jacob que rééditent aujourd’hui les éditions Bartillat dans leur collection Omnia Poche. Une correspondance, que le poète, écrivain et peintre, échangea avec à un jeune homme de 1941 à 1944. « Lettres destinées en leur temps à un seul, gardées secrètes comme un trésor (…) ; elles sont devenues aujourd’hui lettres de toujours, ouvertes à tous » souligne Patricia Sustrac en introduction à cette édition établie par ses soins.
Écrites durant les quatre dernières années de sa vie – l’échange épistolaire ayant malheureusement été interrompu par l’arrestation et la tragique mort du poète survenue à Drancy le 5 mars 1944 – le lecteur retrouvera dans ces lettres toutes les facettes du poète ; Des facettes, ô combien multiples…
En 1941, lorsque débute cette correspondance, Max Jacob est revenu, après un bref séjour à Paris, à Saint-Benoît-sur-Loire. À cette époque, le poète a décidé de ne plus écrire, du moins a renoncé à publier, il écrit encore quelques poèmes, peint à la gouache, et surtout rédige une abondante correspondance !
Grand épistolier, on lui connaît ce soin et attention extrêmes qu’il manifestera sa vie durant à répondre à tous ceux qui lui écrivaient. De nombreuses échanges ont déjà été publiés, mais ceux livrés, ici, adressés par le poète à Jean-Jacques Mezure (1921-2016) étaient demeurés privés jusqu’à cette édition. Commencée au printemps 1941– le poète à 65 ans et le jeune homme 19 ans, c’est une correspondance intense qui lia alors les deux hommes. Malheureusement une grande partie de cet abondant échange épistolier fut détruit lors d’un bombardement ; Les cinquante et une lettres de Max Jacob qui purent être par chance sauvegardées accompagnèrent toute sa vie Jean-Jacques Mezure. Ce dernier les déposera à la médiathèque d’Orléans, sauf une qu’il gardera précieusement avec lui jusqu’à cette publication. C’est Jean-Jacques Mezure lui-même qui a préfacé avec pudeur et émotion l’ouvrage ; « Il est toujours là près de moi, vivant, présent, à la fois pédagogue et malicieux, sensible et mystique, ami et conseiller. Plus je le pénètre, plus je le découvre et plus il me paraît immense, multiple », écrira-t-il.
Ainsi qu’il aimait à le faire, Max Jacob n’hésita pas, en effet, à prodiguer avec une extrême bienveillance à son jeune ami poète nombres de conseils, d’avertissements et lectures. Poésie, littérature, art, vie et spiritualité s’y mélangent au gré des réponses et de l’humeur du poète. Éloigné maintenant de toute mondanité, Max Jacob se révèle tendre, affectueux, malicieux même, tout en se voulant de la plus honnête sincérité envers son correspondant. Merveilleux, direct aussi, souvent prescriptif, il oscille entre une tendre retenue et des élans généreux ou mythiques. Le poète revient à la demande de son ami sur son passé, sa vie, ses rencontres - Pablo Picasso, bien sûr, sur ses ouvrages aussi avec distance, s’éclipsant pour mieux réapparaître, déclinant, mais non oublieux… C’est toute la complexité du poète qui se trouve ainsi comme condensée en ces pages.
Généreux, pressant ses interlocuteurs à venir lui rendre visite dans sa retraite – Jean-Jacques Mezure ne rencontrera malheureusement jamais Max Jacob – le poète se plaint cependant de manquer de temps et des trop nombreux visiteurs qui s’imposent… Mais, cela presse ! Venez au plus vite, on s’arrangera bien en ces temps difficiles ! C’est tout Max.
Une correspondance placée surtout sous le regard et la présence de Dieu pour le poète converti au catholicisme. Si les méditations qui ont pu être adressées en leur temps à Jean-Jacques Mezure avec ces lettres n’ont malheureusement pas été jointes à cette publication, c’est une vie intérieure spirituelle des plus intenses qui habite néanmoins ces dernières même lorsqu’elles se font par manque de temps plus brèves. Max Jacob revient sur l’importance et le sens existentiel des méditations se référant à saint François de Sales, prodiguant à son jeune ami, parfois avec humour mais aussi avec une exigeante impétuosité, conseils et lectures. Ainsi, lui conseille-t-il tour à tour : « …tâche d’avoir une vie des saints » ; Puis, « Cependant, il faut te méfier des vies des saints » ; Et d’ajouter enfin : « Donc, vie des saints, soit ! Mais appel au sang-froid ! En quoi puis-je me comparer à tel ou tel ? Qu’ai-je fait ? Les vies des saints sont faites non pour nous enivrer mais pour nous rappeler à l’humilité. »
Ce n’est pas pour rien que ses amis parisiens l’avaient surnommé « saint Max » !

 

L.B.K.

 

Henry James : « La Princesse Casamassima », Traduction de René Daillie ; Edition revue par Annick Duperray ; 928 p., Folio Classique, n° 6748, 2020.

 


Un ouvrage fin et poignant comme il se doit avec Henry James, traduit par René Daillie dans une édition revue par Annick Duperray, et dans lequel le lecteur se retrouve pris littéralement. Un roman, plus politique que ceux quelques peu plus connus de l’écrivain américain venant s’intercaler entre « Les Bostoniennes » et « La Muse ». Paru en 1886, sous l’influence des naturalistes français qu’il fréquenta à Paris, Henry James y explore avec une âpre dextérité et une acuité sans concessions ce qui se cache tant sous les guenilles de la pauvreté que sous les mousselines de l’aristocratie, tant sous les faux habits des bohèmes, sous les slogans placardés des anarchistes que « ce qui se trame de façon irréconciliable et subversive, sous la vaste surface de la suffisance bourgeoise », ainsi que l’exposa l’écrivain lui-même dans son introduction à ce fort volume et que le lecteur retrouvera dans cette édition. Présenté comme Le grand roman politique de l’écrivain, rien n’échappe au regard et à la finesse d’analyse et d’écriture d’Henry James.
Ce dernier retrace la destinée de Hyacinth Robinson élevé dans l’un des quartiers pauvres de Londres par Miss Pynsent, couturière de son métier ; Une vieille fille au cœur aussi tendre envers son petit protégé que ses principes et l’étroitesse de ses vues sont exigeants. Des décors se succèdent sur « la scène humaine », avançant ainsi à grands pas dans le cours de la vie du jeune homme, explorant les conditions et aspirations, les songes intimes et les mesquineries, les espoirs, hontes, envies et frustrations de chacun. Des analyses sociales et psychologiques multipliant et entrecroisant les angles de vue.
Que restera-t-il de gravé dans le cœur et l’esprit du jeune Hyacinth, ignorant sa naissance, après cette tragique visite dans la prison de Londres, de cette meurtrière condamnée à la perpétuité qui se meurt et qui n’est autre que sa mère ? Henry James dresse des tableaux saisissants et vivants des milieux sociaux et des vies de cette fin du XIXe siècle, des vies lancées sur le long fleuve du destin comme des coquilles de noix. Mêlant tragique et personnages secondaires hauts en couleur, la vie romanesque de Hyacinth, l’un des personnages les plus attachants de l’œuvre de James souligne Annick Duperray, défile à une vive et captivante allure.
Élevé par Miss Pynsent comme un fils de Duc – qu’il pourrait bien être aussi – celle-ci lui inculque les meilleures manières de l’aristocratie que sa pauvre condition puisse lui permettre, celui de l’espoir du désespoir habité d’une implacable fatalité et dont elle ne saurait se défaire. Le jeune Hyacinth en a, certes, la chevelure et les jolies boucles, les traits fins, la finesse des attaches, la sensibilité et l’esprit raffinés, mais que peut tout cela lorsque les origines ont écrit un autre incipit ?
L’auteur confie qu’il souhaita pour son héros un être sensible, tourmenté, mais à la conscience aiguë et responsable : « Cette conscience aiguë, c’est ce qui donne son intensité absolue à leur aventure, le maximum de sens à ce qui leur arrive » écrit Henry James en sa riche introduction tout en se hâtant d’ajouter que le personnage ne saurait cependant en perdre son naturel.
L’auteur américain avec cette extraordinaire subtilité et finesse d’écriture qu’on lui connait, faite de menus détails et de grandes vues, tout aussi délicate qu’implacable fait briller autant les dorures de l’espoir que les larmes du désespoir, et fait résonner toute l’histoire tel un glas du haut du clocher du destin, impitoyablement.
Que deviendra, en effet, Hyacinth Robinson, devenu au fil des pages, relieur, engagé et anarchiste, éperdument amoureux de la belle Princesse Casamassima qui offre son joli nom au roman ?
Un fort volume dans lequel on plonge avec un plaisir de lecture infini.

 

L.B.K.

 

« Malaparte », Cahier de l’Herne dirigé par Maria Pia De Paulis, L’Herne éditions.

 


Alors qu’il rentrait à Paris après quatorze ans d’exil en Italie, une longue arrestation dans la prison romaine de Regina Caeli suivie de cinq ans de déportation dans l’île de Lipari, Curzio Malaparte soulignait combien « … la France est gentille, quand elle est noble. Que les Français sont aimables et fidèles, quand ils aiment quelqu’un »… Il faut dire que Malaparte, l’un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle, nourrissait une francophilie certaine, lui qui avait rejoint dès l’âge de seize ans l’armée française et fut blessé sur le champ de bataille en Champagne, ce qui lui valut la croix de guerre avec palme. C’est ce même esprit combatif et sans concession qui lui inspirera ses écrits engagés et critiques envers le régime fasciste et nazi (« Technique du coup d’État », « Le soleil est aveugle », « Kaputt ») et qui provoquera l’ire du pouvoir en place peu ouvert sur cette liberté d’esprit.
Ce Cahier de l’Herne offre plus que jamais une richesse d’angles et de témoignages sur un écrivain délicat à saisir, aussi intempestif qu’acerbe, épris de liberté et attaché à ses racines. Aussi, les auteurs de ce Cahier ont-ils fait choix de saisir ce polémiste électron libre dans une somme collective aussi passionnante que fourmillante d’informations souvent inédites sur l’homme et l’écrivain. C’est véritablement un « esprit mosaïque » qui anime cette réflexion collective et féconde, ainsi que le souligne dans son avant-propos Maria Pia De Paulis face à un « portrait composite de lui-même en artiste et en homme de son temps ». Une incessante confrontation entre l’homme et l’écrivain surprend et parallèlement séduit dans le contexte historique troublé par deux conflits mondiaux de la première moitié du XXe siècle. À la fois critique, apporteur d’idées, fasciné puis opposé à Mussolini et au fascisme, Malaparte présente une personnalité plurielle et aux multiples facettes.
Ce Cahier Malaparte fait entrer le lecteur dans l’intimité d’un caractère à la fois public et secret, souvent dévoilé de manière inattendue notamment par des témoignages de Benjamin Crémieux, Giuseppe Ungaretti, Gabriele D’Annunzio, Frédéric Vitoux… Cet esprit polémiste séduit, fascine, mais peut aussi décontenancer et conduire à des réductions trop rapides. Son regard sur le « Napoléon » de son époque ne cesse d’interroger le lecteur, et la section « Malaparte et le fascisme » apportera assurément au lecteur un certain nombre d’éclaircissements précieux après le rappel de l’implication personnelle de l’écrivain dans la Grande Guerre. Les multiples réflexions quant aux dimensions apparemment paradoxales de l’écrivain, sur son enracinement toscan aspirant à une ouverture internationale, permettent de dépasser bien des contradictions apparentes.
Au final, cette somme indispensable pour mieux comprendre un homme singulier dans son siècle invite à redécouvrir son œuvre qui a encore beaucoup à nous apprendre dans notre siècle également tendu et tiraillé.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Yvan Amar : "Chroniques des mots de l'actualité", Larousse, 2020.

 



Sherpa, zadiste, hackeur, létal… Combien de mots jalonnent notre quotidien par le truchement des médias et façonnent ainsi d’une certaine manière notre vision des choses, car les mots et autres expressions ne sont jamais innocents. C’est cette fascination pour les mots façonnés par l’actualité qui a toujours habité Yvan Amar, journaliste que les auditeurs de RFI connaissent bien pour ses chroniques quotidiennes sur la chaîne. Une passion qui lui a inspiré inlassablement de rechercher ce qui pouvait bien se cacher derrière les mots, ressassés parfois à l’envi par ses confrères journalistes…
Ce sont ainsi les mots de l’actualité qui s’invitent dans ce livre captivant car, pour une fois, ils ne sont pas utilisés comme supports d’une pensée, mais sont l’objet même de l’étude. A-t-on en effet réfléchi quelques secondes à toutes les implications d’une expression comme « Un couteau suisse au gouvernement » et aux nombreuses images rhétoriques qu’elle suscite souvent à notre insu ? Ce sont ces petits détails, qui n’en sont pas, qui fascinent l’auteur, recherchant ce qui fait sens, surtout lorsque cela ne va pas de soi. Cette fonction persuasive d’une expression lancée comme une ritournelle à longueur d’ondes structure parfois les pensées, les façonne à un point tel qu’il suffit pour s’en convaincre ces derniers temps d’écouter quelques minutes un débat télévisé ou un journal pour entendre une multitude de fois le mot « impact » et son malencontreux verbe « impacter » envahir les propos, ce qui en dit long sur l’état de notre société… Yvan Amar, linguiste et journaliste, fait ses « choux gras » de la « traçabilité », de « l’identité », des « people » ou du « pantouflage », sans oublier les anglicismes me too, pussy riot ou encore hackeur. L’analyse du mot « déchet » est également révélatrice sous la plume d’Yvan Amar, montrant combien ce mot péjoratif pendant longtemps peut trouver une nouvelle jeunesse en respectabilité lorsqu’il s’agit de le replacer dans un contexte écologique de recyclage. Nous apprenons dans cet ouvrage, décidément foisonnant, comment les fake news trouvent leur traduction dans un mot nouveau dans la langue de Molière, infox, une information fausse, mais aussi trompeuse afin de traduire au mieux l’expression anglaise.
Cette somme captivante d’Yvan Amar pourra dès lors bien figurer en bonne place dans sa bibliothèque au côté de l’inévitable dictionnaire qu’il complétera allègrement !

 

 

Oê Kenzaburô : « Notes d’Okinawa », Traduit du japonais par Corinne Quentin, Édition Picquier, 2019.
 


En éditant « Notes d’Okinawa » du grand écrivain japonais Ôe Kenzaburô, les éditions Picquier ont fait choix d’un ouvrage fort, profond et qui ne saurait laisser son lecteur indemne.
Des notes écrites dans les années 1960 (mais cela pourrait être un autre siècle, le suivant…), lorsque l’écrivain se rend dans l’archipel d’Okinawa (mais cela pourrait également être un autre archipel ou un continent ou autre pays…) et se trouve pris dans les mailles serrées de sa japonité, du passé, la gentillesse et ce rejet, comme un implacable écho, des habitants d’Okinawa. C’est alors un abîme de questions qui l’assaillent… « Qu’est-ce d’être un Japonais et n’est-il pas possible de se transformer en un Japonais qui ne serait pas de ce genre ? », questionne inlassablement la voix intérieure de l’écrivain se rendant et retournant encore et encore à Okinawa...
Cet étrange archipel, à cette époque encore sous administration et domination américaine, et à la face duquel le Japon entend afficher son indépendance tout en lui demeurant « furtivement » dépendant, souligne Ôe Kenzaburô. Hontô, île principale d’Okinawa, Ishigaki, l’île du poète journaliste, Yaeyama, Iriomote, l’île des montagnes et des chants populaires, l’écrivain observe, écoute et s’interroge, un voyage introspectif dans un archipel incarnant le rejet et distillant dans ses veines à chaque silence toujours plus fort et tendu, l’amer et inexorable poison de l’impuissance face à une vérité écrasante… « Conscience japonaise d’être soi » ou conscience du monde humain. Oser aller au cœur des questionnements avec cette écriture sans faille, exigeante et sans concessions qu’est celle d’Ôe Kenzaburô.
Bien sûr, l’ombre brûlante du nucléaire hante ces pages. Rappelons que la force d’écriture d’Ôe Kensaburô, prix Nobel de littérature en 1994, puise sa force dans l’histoire du Japon, d’Hiroshima, de ses victimes. Irradiées. Nagasaki. Irradiés. Mais aussi Okinawa avec ses bases américaines, ses bases sous-terraines, ses déchets nucléaires et gaz toxiques. Suspicion, silence. « Allez au bout de la question et savoir, vous sert à quoi ? », interroge encore la voix intérieure.
Ce sont des témoignages forts qui, tels des points d’ancrage, scandent les pages de ce livre. Témoignages d’irradiés de Nagasaki, d’Okinawa… Paysage et vies dévastés, hantés dans lesquels se glisse pourtant le poète…
Des pages d’une acuité déchirante, d’une lucidité écrasante. Tension, indignation, révolte, le rejet comme point de départ, plus encore pour le poète impassible, immuable dans son sourire et la ténacité persistante de ses silences. Les questions s’embourbent, les hommes tels des ombres avancent ou oscillent, la souffrance, la douleur, des plaies profondes, intérieures, dont la cicatrice ne guérit pas…
« Comment… ? », martèle en son for intérieur l’écrivain prendre conscience, nommer, lorsque « sur le mur qui clôt l’impasse on ne trouve qu’une tête fracassée et sanglante. » Alliage tranchant de colère froide et de désespoir du poète, et le goût amer du dégout de soi. Les questions soulevées par Ôe Kenzaburô dans cette quête d’honnêteté tant intellectuelle qu’humaine sont nombreuses ; par-delà le mur de la question du nucléaire, la folie, la démocratie, la loyauté, l’intégration… s’y trouvent réfléchies par un effet boomerang. Il faut les appréhender dans toute leur réalité et contemporanéité, histoire et présent. Un livre exigeant, profond, de cette force existentielle qui bouscule, ébranle et poursuit.

Depuis ce jour
Le pays natal dans la mer du sud
Est devenu un serpent.
Ce serpent que la douleur lancinante de l’arme atomique
Engourdit
Quand, agonisant, il se tortille et s’entortille


Bien que publié initialement en 1970, l’auteur a souhaité pour cette édition française, traduite en langue française par Corinne Quentin, y ajouter des textes très récents de 2015 notamment sur la question du nucléaire. Un très bel ouvrage marquant, en cette année 2020, le 85ème anniversaire de ce grand écrivain japonais.
 

L.B.K.

 

« La Vie de Léon Tolstoï ; Une expérience de lecture » d’Andreï Zorine, traduit du russe par Jean-Baptiste Godon, 250 p., Editions des Syrtes, 2023.
 


A noter cette biographie inspirée consacrée à « La vie de Léon Tolstoï » et signée d’Andreï Zorine aux éditions des Syrtes, première biographie depuis la fin de l’Union soviétique à être traduite en langue française – ici, par Jean-Baptiste Godon. Un ouvrage allant à l’essentiel sans pour autant omettre les parts sombres de cette vie faite de convictions et de passions que fut celle de Lev Nikolaïevitch Tolstoï (1828-1910). L’auteur, spécialiste de l’histoire de la culture russe, a fait choix à juste titre de ne pas distinguer le « Tolstoï écrivain » du « Tolstoï homme » ou du « Tolstoï spirituel ».
Personnalité complexe, changeante, mais aussi sensible qu’engagée et passionnée, Tolstoï mérite en effet d’être découvert tant en sa qualité de grand écrivain russe que l’on connaît qu’en sa qualité d’homme, de philosophe et d’homme spirituellement engagé qu’il était aussi ; lui, qui perçut « l’absurdité de l’existence », Tolstoï ne pouvait se résigner à une vie rectiligne sans doutes ni questionnements ou remises en cause.
L’auteur, conscient des difficultés biographiques que revêt cette vie tumultueuse faite d’élans, de tournants, d’introspection et de dépressions, a su éviter bien des écueils en multipliant et croisant ses sources, pour nombres d’entre elles peu connues, voire inédites. C’est donc toutes les facettes, et par là même, toute la richesse de l’un des plus grands écrivains russes, personnalité entière, que le lecteur découvrira en ces pages : un enfant sensible, mais anxieux, un jeune homme aristocrate ambitieux et versatile, un époux et père aimant mais difficile, un homme plus qu’engagé aux gouffres profonds, écrivain novateur et génial, auteur d’une œuvre protéiforme – « La Guerre et la paix » ; « Anna Karénine » ; nouvelles, contes, etc., pédagogue plus que de raison, philosophe et prophète controversé. Un Tolstoï qui tenta tant de fois de s’enfuir et qui s’est « enfui », pour de bon, un jour de novembre 1910...
C’est cette incroyable, bouillonnante et passionnante vie, « cette pensée continuellement en mouvement » que nous donne à lire dans un style clair et concis Andreï Zorine, un défi plus que réussi !

L.B.K.

 

Blaise Cendrars : « Trop c’est trop » ; Edition présentée et annotée par Claude Leroy, Folio, Editions Gallimard, 2022.
 


Les amateurs de Blaise Cendrars apprécieront assurément cette parution en FOLIO de ces nouvelles réunies sous le titre « Trop c’est trop » présentées et annotées par Claude Leroy. Pas moins de dix-sept histoires, plus vraies que natures, articles de presse, contes, nouvelles et portraits, un recueil publié au début de 1957 et que l’auteur lui-même qualifiait de « presse-papier ». On y retrouve ce voyageur infatigable et ce non moins intarissable conteur que fut Blaise Cendrars. « Au début de 1957, toute la presse s’accorde (…) pour saluer le retour du Cendrars de l’Homme foudroyé ou de Bourlinguer, tel qu’on l’attendait, fidèle à sa réputation d’aventurier, d’arpenteur du monde entier et de chercheur d’or. » écrit Claude Leroy dans sa présentation au recueil.
Et c’est si vrai ! Le lecteur, en effet, s’il est curieux, se laissera volontiers entraîner dans ces contrées de littérature, ces théâtres notamment emplis de couleurs que sont les paysages du Brésil ou encore ces Noëls des quatre coins du monde… Aussi curieux qu’attentif à son époque, de Brasilia, de Rio à Paris, Blaise Cendrars joue et se joue, enjambant frontières et espaces, tel un magicien n’ayant qu’une préoccupation celle de captiver, de transporter et de faire voyager en sa compagnie son lecteur. « Le voici de retour, tel que l’a façonné une légende de poète-voyageur…» écrit encore en sa présentation Claude Leroy.
 

L.B.K.

 

Yves Bonnefoy : « Œuvres poétiques », Édition d'Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot, Bibliothèque de la Pléiade, n° 667, 1808 p., Editions Gallimard, 2023.
 


Yves Bonnefoy qui nous a quittés en 2016 (lire l’interview accordée à notre revue) compte parmi les poètes majeurs des XXe et XXIe siècles. Poète incontournable mais aussi traducteur apprécié, sans oublier sa plume d’essayiste aussi exigeante qu’inspirée, Yves Bonnefoy trouve sa pleine consécration avec la parution de ses Œuvres poétiques dans la collection de La Pléiade aux éditions Gallimard à laquelle il attachait une grande importance ; une édition établie par Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Théolot et à laquelle le poète collabora lui-même au seuil de sa vie.
Daniel Lançon et Patrick Née rappellent en avant-propos cette polarité entre deux lieux qui conduisit Yves Bonnefoy à cet attrait pour l’ailleurs, « j’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude à des carrefours » confiait-il dans l’incipit de L’Arrière-pays. « Cette idée d’une réalité supérieure, je la crois inhérente à tout commencement poétique, en effet. Et plus vite et plus fortement on la forme, et plus facilement on a chance d’en faire cette critique qui est le sérieux de la poésie » confiait-il encore lors de notre entretien. Son attirance pour une autre façon d’appréhender et de vivre la réalité humaine allait désormais nourrir sa poésie en un perpétuel rêve d’essence métaphysique tout en insistant sur le fait que « ce rêve n’est pas la vérité, et la poésie, qui le subit de plein fouet, a pour vocation de percer à jour cet illusoire. De reconnaître qu’est plus haute lumière ce que Rimbaud nommait la « réalité rugueuse » ; ou ce que Baudelaire vivait dans la misère des jours avec celle qui « essuyait son front baigné de sueur et rafraîchissait ses lèvres parcheminées par la fièvre ».
Cette image d’« un homme au rêve habitué » en référence à Mallarmé sied particulièrement à la personnalité d’Yves Bonnefoy selon l’essai ciselé d’Alain Madeleine-Perdrillat en introduction. La lecture de la chronologie du poète donnera le vertige au lecteur, défilent les années et les centres d’intérêt multiples du poète, de l’essayiste, du traducteur, du critique d’art et tant d’autres contributions encore au monde de la culture et de la pensée.
Adoptant une présentation chronologique des œuvres, le présent volume de La Pléiade fort de plus mille huit cents pages permet de suivre la maturation du poète, même si ce choix conduisit à « éclater » certains recueils de temporalités différentes. Le lecteur pourra ainsi découvrir en ces pages toute la force poétique de la parole, cette unité de la poésie comme expérience du monde chère à Yves Bonnefoy, qu’il s’agisse des premiers recueils « Le Cœur-espace » (1945 et 1961), « Traité du pianiste » (1946) jusqu’à ses derniers livres « Ensemble encore » et « L’Écharpe rouge » publiés l’année de sa disparition en 2016. A leur lecture, l’unicité et le multiple sous-tendent la poésie de Bonnefoy en de nombreux plans intriqués :

« Et de qui aima une image,
Le regard a beau désirer,
La voix demeure brisée,
La parole est pleine de cendres.
»
(« Une pierre » 1993 p. 682)

Ou encore :

« Qui désespère, qu’il entre ici, c’est plus qu’un dieu
Cet absolu qui erra dans la flamme.
Ce fut presque de l’être, ce vent qui prit

Dans la calcination d’une lumière.
Aimez ce sanctuaire, mes amis,
Où se dénouent les signes, c’est presque l’aube
».
(« Après le feu » 2016, p. 1058)

La prose, enfin, accompagnera également les découvertes dans ce précieux volume ainsi que ses traductions qui sont considérées de nos jours comme incontournables et dont on se délectera en compagnie de Shakespeare, Celan, Yeats, Leopardi, mais aussi Pétrarque ou Emily Dickinson, reflets de l’immense culture et sensibilité du poète au service des autres poètes. En ce perpétuel travail de résurrection des mots, Yves Bonnefoy nous invite à cette lucidité créatrice dont il fut le représentant le plus sensible.

 

Philippe-Emmannuel Krautter

 

« Kokin waka shû - Recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui » ; Introduction et traduction de Michel Vieillard-Baron, 520 p., Éditions Belles Lettres, 2022.
 


Classique parmi les classiques, le Kokin waka shû remonte aux origines de la poésie japonaise puisque ce recueil fut commandé par l’empereur Daigo au tout début du Xe siècle… Les éditions Les Belles Lettres et le traducteur, Michel Vieillard-Baron, professeur à l’Inalco ont eu l’heureuse idée de rendre disponible cette somme incontournable au lecteur français.
Ce fort volume constitue en effet l’une des premières compilations de poésie japonaise réalisée par quatre des plus éminents poètes de cette époque à savoir: Ki No Tomonori, Ki no Tsurayuki, Ōshikōshi no Mitsune et Mibu no Tadamine. Par cette décision à la fois culturelle et politique, l’empereur souhaitait en cette période de renaissance de la poésie nationale (waka) en souligner l’héritage classique sur laquelle elle reposait depuis le milieu du VIIIe s. Ce ne sont pas moins de mille cent onze poèmes qui se trouvèrent dès lors réunis dans ce recueil répondant pour la plupart d’entre eux à la forme tanka de 31 syllabes. Fait original à relever, parmi les cent vingt-deux poètes présents dans ce volume, vingt-six femmes y figurent en bonne place, signe de leur importance dans le monde lettré à cette lointaine époque.
Contrairement à ce que la forme d’anthologie pourrait laisser penser, ce recueil répond à une certaine organisation et logique interne, abandonnant la présentation chronologique pour lui préférer des sections thématiques telles les saisons si chères à la sensibilité japonaise ; sensibilité encore extrêmement présente aujourd’hui, ainsi que le relève Michel Vieillard-Baron dans sa préface. Le lecteur remarquera également la proximité qui réunissait poésie chinoise et japonaise, le Kokin waka shû ayant été introduit à l’époque par deux préfaces, l’une rédigée en chinois par Ki No Yoshimochi et l’autre en japonais par Ki no Tsurayuki.
Pour mieux apprécier la richesse et les évolutions successives de cette poésie exigeante et néanmoins si inspirante, le lecteur lira avec profit la très complète étude préliminaire préfaçant le recueil. Un ouvrage indispensable non seulement à la découverte de la poésie japonaise mais également à la pleine appréciation de la culture japonaise d’hier et d’aujourd’hui.
 

Kamo no Chômei, Urabe Kenkô Cahiers de l’ermitage, Trad. du japonais par Sauveur Candau, Charles Grosbois et Tomiko Yoshida. Édition et préface de Zéno Bianu
Extrait de Les heures oisives suivi de Notes de ma cabane de moine (Connaissance de l’Orient)
Collection Folio Sagesses (n° 7159), Gallimard, 2022.

 


Ce petit recueil paru dans la collection Folio sagesses livre en seulement une centaine de pages un concentré de méditation et d’ascèse bouddhique remarquable. En réunissant en effet les deux maîtres Urabe Kenkô et Kamo no Chômei, Zéno Bianu qui signe ici une passionnante préface, offre en effet une belle leçon sur la voie du renoncement menée par ces deux grands poètes ermites. Abandon des passions, mépris de la haine tout autant que de la crainte, imaginer sa vie aussi éphémère que la forme d’un nuage dans le ciel, telle est la précieuse leçon livrée en ces pages inspirantes. Il ne s’agit pas d’un éloge d’une vie creuse, mais bien du plaisir éprouvé par la richesse d’une pleine conscience de tous les instants ainsi que le rappelle Kamo no Chômei : « Depuis que j’ai quitté le monde, et que j’ai choisi la voie du renoncement, je me sens libre de toute haine comme de toute crainte ». Place est alors faite à la contemplation du quotidien, ces petits riens que les deux poètes exaltent et posent au-dessus de tous les tracas du monde. Des instants précieux pour la plupart du temps constitués de contemplation de la nature, de gestes du quotidien telle l’édification pour le moins minimaliste de la fameuse cabane du moine…
Cet ascétisme que l’on retrouve dans le bouddhisme zen n’est pas non plus sans rappeler celui prôné par le stoïcisme à maintes occasions notamment dans ce passage où Urabe Kenkô dédaigne ces lieux avec « trop d’objets autour de soi, trop de pinceaux sur l’écritoire, trop de bouddhas sur l’autel domestique, trop de pierres, de plantes et d’arbres dans le jardin… » Antidote à notre quotidien anxieux et surabondant de biens matériels, cette lecture devrait apporter un vent d’air frais et bien venu...

 

Robert Desnos : « Poèmes de minuit, inédits 1936-1940 » ; Préface de Thierry Clermont, Coll. Poésie Seghers, 176 p., 135 x 210 mm, Editions Seghers, 2023.
 


C’est par une confession de Robert Desnos (1900-1945), étonnamment lucide, que débute la préface de Thierry Clermont aux Poèmes de Minuit (1936-1940), des poèmes inédits du poète et publiés aux éditions Seghers. Quelque temps seulement avant d’être arrêté par la Gestapo, puis déporté avant de mourir du typhus un mois après la libération du camp de concentration de Theresienstadt, Robert Desnos faisait ainsi remarquer : « Ce que j’écris ici ou ailleurs n’intéressera sans doute dans l’avenir que quelques curieux, espacés au long des années. Tous les vingt-cinq ou trente ans on exhumera dans des publications confidentielles mon nom et quelques extraits, toujours les mêmes » !
Espérons que la publication de ces inédits datés des dernières années du poète invalideront ce jugement sévère et permettront à un plus grand nombre de découvrir le grand poète que fut Robert Desnos. La découverte de ces inédits inattendus mais si bien venus est due à la sagacité du passionné des lettres Jacques Letertre qui dirige aujourd’hui la Société des Hôtels Littéraires. Ce collectionneur et bibliophile impénitent a acquis de manière quelque peu fortuite ces manuscrits contenant ces trésors, pas moins de 123 poèmes autographes dont, découverte incroyable, 86 inédits, sans titres et accompagnés de dessins du poète. Desnos s’était astreint dans ses dernières années à composer un poème chaque soir avant son sommeil. Dans ces pages souvent sombres et pourtant enclines à l’ironie, on trouvera aussi quelques saillies prémonitoires tel ce poème du 9 janvier 1936 :


« Sur cette terre
Moi j’aurai bien rigolé
Pas autant cependant si je ne meurs avant
»

Parmi ces traits d’humeur, ou d’humour, c’est selon, cet éternel amoureux des calembours goûte les évocations farfelues où quelque bizarre animal débarque soudainement dans un beau salon pour y semer une belle pagaille : « Fait son entrée – Se vautre sur les canapés – Attise le feu – Détraque la pendule »… « Drôle d’animal - Joli Salon », conclut Desnos, un portrait du poète ?...
Des questionnements épars rythment ces pages où animaux, personnages fantasques ou à peine masqués composent un panthéon éclectique dans lequel le poète puise son inspiration et se délecte. Ce panthéon s’avère en effet bien particulier où dérision rime avec émotion, gravité avec légèreté. Au terme de ce trop court parcours sur terre, le poète notera en guise d’épitaphe annonciatrice dans l’un de ses tout derniers poèmes : « Moi, incapable de reculer – Capable de me faire tuer – Plutôt que de céder un pouce – Pouce Pouce – Je ne joue plus »…
Une spontanéité réfléchie qui séduit et attire irrésistiblement, magie de Desnos !

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

François Gibault : « Céline », Nouvelle édition revue et corrigée, Collection Bouquins, 2022.
 


Les récents développements apportés par la redécouverte pour le moins rocambolesque des manuscrits disparus de Louis-Ferdinand Céline ainsi que le décès de Lucette Destouches son épouse en 2019 imposait assurément une actualisation de la principale biographie parue à ce jour en langue française et consacrée au célèbre écrivain. François Gibault proche de Lucette Destouches et exécuteur testamentaire de l’écrivain était mieux placé que quiconque pour présenter ce long parcours de Louis-Ferdinand Destouches depuis son plus jeune âge au passage de Choisel jusqu’à ses dernières années passées, reclus, sur les hauteurs de Meudon avec perroquet, chiens et épouse…
C’est à un monstre sacré des lettres françaises auquel s’est attaché Gibault dans cette nouvelle biographie revue et corrigée qui n’écarte aucun sujet fâcheux comme les accusations de collaboration et autres pamphlets antisémites que le biographe – avocat convaincu des causes tendancieuses – souhaitait voir republier par les éditions Gallimard…
La documentation de première main en raison de sa proximité immédiate du cercle de l’écrivain constitue en premier lieu l’intérêt de cette biographie des plus complètes avec plus de 900 pages. Mais l’intérêt de ce fort volume ne tient pas qu’à la qualité de ses sources tant le biographe tente à faire ressortir toute la cohérence du parcours de Céline en rapport avec son œuvre, et ce, malgré les impasses empruntées par l’écrivain et ses contradictions. Souhaitant faire la part des choses entre l’homme et l’écrivain, François Gibault dresse le portrait d’une personnalité à la fois complexe et plus humaine que ne l’ont souvent laissé les impressions rapides de ses caricatures. Resituant les outrances de l’homme à son époque, Guibault tente d’esquisser la personnalité de celui qui était à la fois capable de soigner les plus démunis sans contrepartie financière tout en étant capable de verser dans les délires antisémites les plus abjects. Céline dans ces pages apparaît avant tout comme l’un des écrivains majeurs du XXe siècle, ses romans demeurant le cœur névralgique de ces multiples développements biographiques auxquels ils sont intimement entremêlés.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Aldo LEOPOLD : « Almanach d’un comté des sables », Editions Gallmeister, 2022.
 


« Il y a ceux qui peuvent vivre coupés de la nature et ceux qui ne le peuvent pas.» Aldo Leopold est de ces derniers. Impossible pour lui de vivre hors du système qui nous maintient en vie, ce grand écosystème, et que l’homme se complait à rendre invivable. Pourtant, la nature se défend contre cet homme mécanisé et destructeur. Est-ce là un scénario pour un film ou un livre de fiction ? Est-ce la réalité de notre monde actuel et à venir… Ce pourrait être une posture de militant écologiste d’aujourd’hui, et pourtant c’est Aldo Leopold, né en 1877 et décédé en 1948, considéré comme le père des politiques de protection de l’environnement, qui écrivit ces textes réunis sous le titre « Almanach d’un comté des sables ».
Il se lève tôt, vit dans la nature, observe tout, des plantes aux animaux, des étoiles aux levers de soleil et tente de situer la véritable place que devrait occuper l’homme dans ce monde, en toute modestie, alors que le grand siècle de l’industrialisation se plaît à l’exploiter et le vider de sa substance. L’écologie n’est pas une question de petites fleurs. C’est tenter d’empêcher l’extinction du vivant. Observer, décrire, philosopher pourquoi pas, écouter, rendre compte, percevoir, contempler et espérer qu’une véritable prise de conscience mènera sur des chemins plus respectueux du vivant et par ricochet de nous même, c’est ce que l’on ressent au long des pages de cet almanach atypique.
Ces textes se lisent comme un traité de non-agression envers la nature et sous la plume d’Aldo Leopold transpire la poésie, le respect de la nature pleine et entière, de la plus petite créature jusqu’au cosmos, ressenti dans chaque cellule de nos corps poussières d’étoiles comme les physiciens le qualifieront plus tard. Que de résonnances actuelles ! Que de connaissances et de conscience écologique jamais entendues et considérées par les politiques, que de temps perdu qui ne se rattrapera jamais. La lucidité calme de l’auteur invite à réfléchir sur l’orientation hyper matérialiste de son époque et à opter pour réorienter ses besoins ou à détourner les biens matériels pour revenir à une meilleure compréhension de cet équilibre fragile du monde.
Il s’avère plus qu’urgent de mettre en place une éthique solide et rigoureuse pour ne plus jamais avoir à lire des phrases telles « la protection de l’environnement marque le pas parce qu’elle est incompatible avec notre concept abrahamique de la terre. Nous maltraitons celle-ci parce que nous la regardons comme notre propriété. Le jour où nous la verrons comme une communauté à laquelle nous appartenons, peut-être commencerons-nous à en user avec amour et respect. Il n’est pas d’autre alternative pour qu’elle survive à l’impact de l’homme mécanisé… Le fait que la terre est une communauté est le concept élémentaire de l’écologie, mais le fait qu’il faut l’aimer et la respecter est un prolongement de l’éthique. Que la terre produit une moisson esthétique est un fait connu de longue date, mais souvent oublié. »


Sylvie Génot Molinaro

 

« L’art du livre par André Suarès », Editions Fata Morgana, 2022.
 


C’est un délicieux opuscule signé André Suarès que nous livrent dans une édition des plus soignées, avec une typologie choisie et des lettrines retenues par Louis Jou en 1928, les éditions Fata Morgana. En de petits chapitres plus réjouissant les uns que les autres, l’auteur y fait l’éloge de « L’art du livre » ; avec cette passion incommensurable du beau et cette vison élitiste qui le caractérisent, comparant le livre à une œuvre architecturale des plus hautes, c’est une réflexion élégiaque sur le livre que le lecteur savourera ; remontant à la spécificité et beauté des incunables, soulignant l’évolution inévitable de l’imprimerie et du livre, c’est aussi une pensée visionnaire des plus surprenantes que nous donne à lire l’auteur.
Un petit bijou pour amoureux patenté de beaux livres, pour artisans imprimeurs et éditeurs sincères !

 

L.B.K.

 

Philippe Sollers "Graal" Collection Blanche, Gallimard, 2022.
 


Ni disciple des Monty Python, encore moins un vénérateur des Chevaliers de la fameuse table, Philippe Sollers, ou tout au moins le narrateur de son dernier roman, ne part pas en quête du Graal, mais l’a trouvé depuis bien longtemps… C’est en terre atlantide, jadis prospère et de nos jours cachée sous des immensités d’incertitudes et de révisionnismes, que se trouve la source de ce continent disparu « mais toujours actif atomiquement, et génétiquement dans l’ombre ». Comme à l’accoutumée, Sollers avance dans l’ombre, en plein soleil. Ce nouvel Atlante amoureux des îles sait que ces dernières sont reliées à ce royaume éternel, source vitale où puise ce jouisseur absolu. Mais nulle trivialité dans ces évocations – même si quelques détails dont Philippe Sollers a le secret pourront émoustiller ou choquer, c’est selon. Le propos est ailleurs et sert une voie, la fameuse voie, non rectiligne qui mène à la mort après avoir vraiment vécu. Être « l’unique roi de son royaume », avoir cette chance de parler une langue intérieure à l’heure de l’assourdissement général, sans oublier les initiations matriarcales, telles sont les directions qui mènent à ces continents disparus, éternel retour. Le roman confie à qui peut encore entendre et surtout lire : l’Atlante se ressent comme immémorial et cultive le secret comme le silence sans oublier son immense mémoire, qualités qui font cruellement défaut à notre amnésique quotidien. L’amour comme la foi composent ces espaces où le verbe se fait chair et habitavit in nobis ainsi que le rappelle saint Jean. Cette présence nourrit les plus grands artistes depuis les premiers temps de l’humanité, dès les premières grottes ornées. Nulle bondieuserie dans la pensée de Sollers, mais dans notre monde « dégraalisé », un mystère joyeux demeure que cultive l’auteur, ces pages en témoignent.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Jean-Yves Tadié : « Proust et la société », Éditions Gallimard, 2021.
 


C’est à la recherche d’un Proust dans son temps, dans sa société auquel nous convie Jean-Yves Tadié avec cet ouvrage « Proust et la société » qui vient de paraître aux éditions Gallimard. L’auteur nous dévoile, tour à tour, un Marcel Proust sociologue, géographe, historien ou encore psychologue. Le lecteur retrouvera ainsi Proust dans son milieu avec ses domestiques mais aussi le dandy regardant la société et « le peuple ». En ce tournant du siècle, on découvre également un Proust bien ancré dans le monde de la finance même si ses placements seront souvent malheureux et que l’écrivain se dit plus d’une fois exagérément ruiné… L’auteur revient ainsi sur les rapports que l’écrivain entretenait avec l’argent.
Mais, pour cet ouvrage, Jean-Yves Tadié ne s’est pas limité à nous révéler un Marcel Proust en son temps, il a également entendu faire dialoguer cette société contemporaine avec celle-là même de A la Recherche du temps perdu. Ce monde que dépeint et fit vivre avec sa sensibilité et ses émotions l’écrivain en des pages mémorables, modifiant, changeant noms et lieux tout en leur laissant une certaine part de réalité. Ce n’est pas un regard, mais des regards que livre la Recherche. Ainsi, Jean-Yves Tadié analyse-t-il « La France de 1871 et la famille de Marcel Proust » ou ces « Figures de la modernité », que l’on retrouve tout au long de la Recherche et que Marcel Proust, Alfred Agostinelli, mais aussi Albertine, connurent en leur temps. L’auteur ne souligne-t-il pas en son introduction que Marcel Proust fut « un prodigieux observateur, et, d’après les souvenirs de ses amis, dans les salons, les restaurants, voire les maisons closes, un enquêteur infatigable ». La Recherche rend compte d’une société, celle dans laquelle l’écrivain non seulement évolua, celle qu’il observa, scruta, mais aussi celle qu’il écrivit et imagina. Or, « la société décrite et analysée par Proust, parce qu’elle est représentée de manière symbolique, est encore vivante, et même « créatrice ». Les structures profondes échappent au temps et aux modes. Il y a une mode des modes qui, elle, ne se démode pas. », ajoute Jean-Yves Tadié.
Qu’il soit boursicoteur peu chanceux, technophile amoureux, géographe des lieux…, c’est le portrait d’un Marcel Proust moins connu, parfois inédit que convoque en ces pages Jean-Yves Tadié, et ce, pour le plus grand plaisir du lecteur.

 

L.B.K.

 

« André Suarès – Ports et rivages – Anthologie » ; Edition établie, présentée et annotée par Antoine de Rosny, 384 pages, « Les cahiers de la NRF », 2021.
 


Ravissement que de trouver réunis dans ces « Cahiers de la NRF » les écrits ayant pour fil directeur les « Ports et rivages » dans l’œuvre d’André Suarès. Deux mots qui à eux seuls évoquent bien des facettes de l’écrivain ; Les ports comme liens d’attache, telle Marseille, sa ville natale à laquelle il restera attaché, mais aussi les rivages, inséparables des ports, appels du large et de liberté. Suarès n’eut de cesse affectivement de chérir cette liberté dont il paya lourdement le prix toute sa vie. Si André Suarès fut épris de connaissances, d’art, de livres, s’il fut portraitiste, essayiste, visionnaire, s’il eut aussi pour passion la musique, l’écrivain - bien qu’établi à Paris, voua également un amour immodéré pour la mer. On songe, à l’Italie avec « Le voyage du Condottière » et à Venise ; On songe à la Bretagne avec « Le Livre de l’Émeraude » et, bien sûr « Marsiho », sa ville natale. N’a-t-il pas écrit « La mer est mon horizon : ailleurs je ne respire plus ». Et ne se définissait-il pas dans « Le voyage du Condottière » comme un « homme de la mer avant tout ».
Mais, cette quête de beauté si chère au poète, d’horizons et d’infini, d’indépendance qu’offrent « Les Ports et les rivages » ne saurait se limiter à ses œuvres les plus connues, l’écrivain fut en effet l’auteur sous divers pseudonymes de plus d’une centaine de livres, d’écrits publiés dans des revues, sans oublier ses carnets et une abondante correspondance. Aussi est-ce tout le mérite de cette belle anthologie, présentée et annotée par Antoine de Rosny, professeur de lettres classiques et membre du comité d’André Suarès que de mettre en valeur et nous encourager à découvrir ces joyaux de l’écrivain. Ce sont des « Ports et rivages » célébrés, contrastés, opposés, mais aimés ; Bretagne et Provence… Mais, aussi des ports rêvés, ceux des mers grecques et de la Sicile…
Des textes et poèmes choisis et accompagnés d’un riche appareil critique dans lesquels le lecteur retrouvera ce style inimitable qui fut celui d’André Suarès (1868-1948). Cette incomparable « sensibilité mise à peindre le vert Océan breton ou à décliner à l’envi l’inégalable bleu méditerranéen ! » écrit Antoine de Rosny dans sa présentation.

L.B.K.

 

Sibilla Aleramo : « Une femme », Éditions des Femmes, 2021.
 


« Depuis que j’avais lu une étude sur le mouvement féminin en Angleterre et dans les pays scandinaves, ces réflexions se développaient dans mon esprit avec insistance. J’ai immédiatement éprouvé une irrésistible sympathie pour ces créatures exaspérées qui protestaient au nom de la dignité de toutes, jusqu’à supprimer en elles les instincts les plus profonds : l’amour, la maternité, la grâce. Presque sans m’en apercevoir, mes pensées s’étaient arrêtées jour après jour sur ce mot : émancipation… »


Une vie se dessinait avec une certaine évidence pour cette jeune fille mais un événement totalement involontaire de sa part va tout bouleverser, l’amour inconditionnel qu’elle portait à son père et réciproquement, ses relations avec sa fratrie, son avenir même. Elle si curieuse de tout et qui semblait ne surtout pas vouloir répéter le schéma de vie de sa mère, qui doutait de la réalité de dieu dans une Italie du nord du début du XXe siècle, elle qui comprend vite que dans son milieu provincial et étriqué, aucune chance d’indépendance ne lui sera accordée. Cela lui prendra des années et des années, luttant contre un mari tyrannique et élevant au mieux son fils, des années de soumission et de révolte, des années de dépendance et de soif de liberté, des années de réflexion pour arriver à écrire. Et écrire lui fut salutaire, lui fit même gagner sa liberté totale certes au prix d’un sacrifice énorme, d’un renoncement innommable, d’un abandon dans la souffrance. Mais lorsque la vie lui souffle à l’oreille que sa place n’est pas dans ce modèle et que seule elle peut défier et s’émanciper de celui des hommes, alors il n’y a plus une minute à perdre, la vie trop courte lui montre la voie, celle qui fera de son avenir celui d’une femme autrice, politisée, d’une liberté intellectuelle qui la portera au rang international par ses écrits et ses luttes sociales. « Mon passé me semblait désormais avoir été commandé par une volonté impitoyablement sagace. Tout n’avait-il pas été disposé en effet pour préparer l’avenir ? »
Cette autobiographie publiée en 1906 après avoir quitté son mari et son fils prouva à chaque lectrice – et lecteur - que la liberté de pensée et d’agir en son âme et conscience pouvait être une véritable révolution et un mouvement réellement féministe en marche. « Qui avait donc le courage d’admettre certaines vérités et d’y confronter sa vie ? Pauvre petite vie mesquine et aveugle, à laquelle on tenait tant !… Chacun tenait son mensonge avec résignation…Les révoltes individuelles étaient stériles ou pernicieuses : les révoltes collectives étaient encore trop faibles, presque ridicules face à l’effroyable puissance du monstre à abattre ! Puis je commençais à me demander si la femme n’avait pas une part active à la misère sociale… » Sibilia Aleramo (1876/1960) est devenue une femme libre et active dans un homme exclusivement masculin et a ouvert, très certainement, la porte à bien d’autres femmes qui ont pris acte que l’émancipation était une volonté personnelle à mettre en marche quoi qu’il arrive.


Sylvie Génot Molinaro

 

« La Grande Grammaire du français » ; Sous la direction d’Anne Abeillé et Danièle Godard, Éditions Actes Sud - Imprimerie Nationale Éditions, 2021.
 


Véritable évènement dans le paysage éditorial français, la sortie de la Grande Grammaire du français (GGF) marque une étape essentielle quant aux outils disponibles sur ce sujet toujours délicat. Il n’est en effet un secret pour personne que la langue française s’avère complexe à maîtriser. Qu’il s’agisse de sa langue maternelle ou d’une langue secondaire, le français fourmille de subtilités délicates à mémoriser et autres pièges rendant son apprentissage souvent difficile. Mais ce sont ces difficultés qui ont concouru à sa richesse et ces multiples finesses autorisent une variété infinie de nuances dont la littérature s’est saisie avec la réussite que l’on sait. Fort de cette importance, les contributeurs de cette imposante grammaire en deux forts volumes sous la direction d’Anne Abeillé et Danièle Godard, en collaboration avec Annie Delaveau et Antoine Gautier offrent pour la première fois aux amoureux de la langue française un outil suffisamment ample et vaste expliquant toutes les virtualités de la syntaxe de la langue écrite, mais aussi parlée et contemporaine.
 

 

L’ouvrage n’a pas exclu parallèlement aux règles classiques les usages plus originaux constatés, faisant ainsi de cette recherche collective un véritable conservatoire de la langue. La GGF, ainsi qu’il faudra désormais la nommer, établit avec brio un état des lieux de la recherche et des usages depuis le milieu du XXe siècle jusqu’à nos jours, les débats ne manquant pas actuellement quant à certains usages en cours… Aussi la manière d’écrire des SMS, des billets d’un blog ou encore les diversités régionales sur l’usage du français sont des points abordés sur ces 2 628 pages en 20 chapitres. 30 000 exemples offrent un ensemble d’une étonnante richesse sous la forme de glossaire, index, tableaux, schémas, fiches et autres courbes mélodiques. La version numérique parallèle permet même d’écouter des exemples sonores !
Le lecteur ne lira bien évidemment pas cet ouvrage en deux volumes de la première page à la dernière, mais on ne saurait lui recommander de découvrir l’introduction passionnante consacrée à cette vaste question : « Qu’est-ce que le français ? ». Il découvrira alors le vaste rayonnement de cette langue très largement employée au-delà de l’Hexagone et de l’Outre-mer. Cette richesse posant une autre question « le » ou « les » français ? Les variations régionales et sociales peuvent laisser pencher vers une vision plurielle à partir de racines communes. Autre découverte, la version numérique parallèle à l’édition papier. Disponible soit en version eBook enrichies (ou PDF Web) soit en ligne, la GGF pouvant être consultée sur smartphone, tablette et ordinateur dans la mise en page originale de la version imprimée. La recherche d’un mot ou d’une notion rend bien entendu cet outil particulièrement précieux pour les étudiants, chercheurs et tout amoureux de la langue française.
Fruit d’un travail d’une trentaine d’années d’un collectif de 59 linguistes français et étrangers, la GGF établit ainsi pour la première fois en France un véritable outil scientifique de la langue française.
 

Dante - « La Divine Comédie », Trad. de l'italien par Jacqueline Risset. Édition publiée sous la direction de Carlo Ossola avec la collaboration de Jean-Pierre Ferrini, Luca Fiorentini, Ilaria Gallinaro et Pasquale Porro, Bibliothèque de la Pléiade, n° 659, 1488 pages, rel. Peau, 104 x 169 mm, Gallimard, 2021.
 


Dante Alighieri (1265-1321) dont nous fêtons le 700e anniversaire de sa disparition, témoigne à la fois des oppositions politiques de son temps (la lutte fratricide des guelfes à Florence), mais aussi de l’élévation de cette âme au-delà des contingences lors de son long exil. L’amour demeure au centre de cette œuvre gigantesque et foisonnante, celui magnifié pour la belle Béatrice et qui conduit le narrateur en un chemin souvent tortueux et périlleux dans les méandres de la vie et de la mort, en trois étapes de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis.
Dans cette chronique où la poésie s’entrelace aux dénonciations les plus triviales de son temps, Dante compose une ode annonciatrice de l’humanisme et conjuguant l’universalité du savoir. Cette poésie omniprésente de celui que l’on présente souvent comme le « père » de la langue italienne se trouve encore soulignée par une langue ouverte aux différentes influences, savantes ou régionales, de son temps comme en ses références antiques en compagnie de Virgile. Cette atemporalité de Dante confère à son œuvre cette magie qui dépasse les époques et touche le lecteur avec cette même acuité qu’une fresque de Michel-Ange, une musique inspirée des psaumes ou encore de Casella… Ainsi que le souligne Carlo Ossola dans sa préface : « La Comédie n’est pas un poème mystique, ce n’est pas un itinéraire sapiential ou initiatique, ni même une simple dette de fidélité envers Béatrice : c’est un accessus – aussi impraticable et limité soit-il – à la joie du regard. ». Cette œuvre inclassable convoque chaque lecteur a une appropriation, lente et exigeante, à emprunter personnellement cet itinéraire pour une connaissance de la vie et de l’après. Les premiers mots de la Comédie sont restés célèbres et témoignent de cet examen personnel : « Au milieu du chemin de notre vie – je me retrouvai par une forêt obscure, car la voie droite était perdue. » À la recherche de cette voie droite – symbole de l’espérance chrétienne – Dante offre de multiples rencontres les plus étonnantes souvent, troublantes d’autres fois. Le lecteur se nourrit de ces visions tantôt béatifiques, tantôt horrifiques, le 7e art n’a qu’à bien se tenir. Grâce à la belle traduction de Jacqueline Risset, le lecteur pourra progressivement franchir ces étapes et s’approcher des sens cachés de l’œuvre à l’image de ceux suggérés par le peintre Botticelli dans ses inoubliables illustrations de la Comédie.
 

Didier Ben Loulou : « Une année de solitude », Arnaud Bizalion Éditeur, 2021.
 


« Une année de solitude » en compagnie du photographe Didier Ben Loulou offre le temps de porter un regard à la fois introspectif et renouvelé sur la vie. A l’image de cet amandier en fleurs sur la terre esseulée donné à voir en couverture de l’ouvrage, ce sont des promesses riches de sens qui effleurent dans ces pages d’une rare profondeur. Le photographe croise le poète et la quête incessante de cette âme éprise d’absolu le conduit à la conjonction de la lettre et de l’image, croisée des chemins de laquelle nous sommes nés, à l’aune de la civilisation.
Point de sublimation artificielle mais une rare acuité sur le réel, ce qui ouvre les portes de la mémoire, celle des lieux toujours renouvelés et pourtant éternellement les mêmes. Ce paradoxe n’effraie pas l’artiste qui veille en Didier Ben Loulou et que ses photographies rappellent. L’homme retrouve la nature en ce qu’elle possède de plus fort, cet humus qui donne naissance et reprend la vie en un cycle aussi implacable que les amours défuntes. Sur une année, Didier Ben Loulou consigne en son journal ces bribes esseulées, le sens à donner à son travail, à sa vie, en une sensibilité à la fois profonde et cachée.
En cette quête de l’indicible, le photographe sait capter ces ondes qui le traversent, frontières toujours ténues entre profane et sacré si chères à Mircea Eliade. Dans les campagnes de Jérusalem, tout comme dans les ruelles de la Ville Sainte, ces signes croisent le chemin de cette âme blessée qui réapprend à vivre, renaissance dont la profondeur des photographies témoignent même si, pour une fois, ces dernières sont absentes de ce journal mais omniprésentes entre les lignes. C’est à ce cheminement auquel nous convie avec discrétion et poésie Didier Ben Loulou, une lente pérégrination dans les confins de notre for intérieur, un voyage intime et captivant.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Michel Leiris : « Journal (1922-1989) » ; Nouvelle édition Jean Jamin, revue et augmentée ; 1056 p., 103 ill., sous couverture illustrée, 140 x 205 mm, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2021.
 


Difficile de classer Michel Leiris, lui qui fut simultanément poète, écrivain, ethnographe et avant tout le témoin en alerte de son temps. Le témoignage qu’il laissa d’ailleurs à l’égard de son Journal s’avère symptomatique de cette difficulté de classement, alors même qu’il connut dans ses enquêtes ethnographiques le travail de fichiers de l’ethnologue : « Un livre qui ne serait ni journal intime ni œuvre en forme, ni récit autobiographique ni œuvre d’imagination, ni prose ni poésie, mais tout cela à la fois. Livre conçu de manière à pouvoir constituer un tout autonome à quelque moment qu’il soit interrompu, par la mort s’entend. Livre, donc, délibérément établi comme œuvre éventuellement posthume et perpétuel work in progress » (Journal, 26 septembre 1966). Les éditions Gallimard ont eu l’heureuse initiative de proposer cette œuvre inclassable dans la collection Quarto, ce témoignage allant de 1922 à 1989, un an avant sa disparition. L’intellectuel curieux de tout se souciait plus des autres que de son propre travail : « D’une certaine façon, je suis l’antihéros de mes écrits dits autobiographiques. Que voit-on, en effet, au centre de ceux-ci ? Un homme des plus quelconques, à la vie des plus quelconques, mais qui simplement sait se regarder et se raconter » (Journal, 18 novembre 1983). Et là réside certainement la qualité de l’auteur de ces notes prises au quotidien, une lucidité sans fards, ni masques, au gré de ses découvertes, de ses rencontres et discussions. Pourtant l’intellectuel « sait se regarder et se raconter » à l’image d’une enquête au long cours, l’objet de cette dernière étant ses humeurs, son goût immodéré pour les beaux costumes et vêtements sur mesure, ce soin apporté au paraître plus profond qu’il ne peut sembler de prime abord ainsi que le relève Jean Jamin qui le connût de 1976 à 1990 au musée de l’Homme. Entre poésie, confessions, ethnographie et autobiographie sans oublier les innombrables curiosités artistiques, Leiris consigne dans ce Journal ce qui fait signe, avec lui-même et dans le siècle dans lequel il s’inscrit. Ce souci extrême de l’attention vigilante surprend et séduit, sans réserve lorsque l’auteur lors d’un Tour d’Espagne en cargo en 1935 note : « Retrouver la source première… ». Phrase qui l’obsède comme un début poème… Leiris reste persuadé qu’il faut amadouer l’écriture en croyant à une certaine bonté des choses et des mots et, à défaut, s’abstenir ! Fort heureusement, sa perspicacité lui permet d’amadouer et de fléchir ces résistances. Si la poésie ne coule pas à flot - ce que ne souhaite pas Leiris - une complicité certaine se fait au fil des années, une poésie qui devient vite synonyme de liberté ainsi que le souligne Philippe Sollers qui releva chez lui cette phrase programmatique : « Je ne peux vivre que dans l’antithèse et le changement. » C’est ce que reflètent ces 1056 pages de notes éparses, avec parfois un seul titre de livre consigné, d’autres fois des idées plus complexes développées telles ces équations mathématiques pour le moins étranges sur les rapports entre le Moi, la Société et la Nature… (p. 285). Entre ces consignations, des rêves, beaucoup de rêves qui souvent en disent plus sur leur auteur que les notes diurnes.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Charles Juliet : « Pour plus de lumière ; Anthologie personnelle – 1990-2012 », Préface de Jean-Pierre Siméon, Collection Poésie/Gallimard, NRF, Éditions Gallimard, 2021.
 


En ces temps de sortie de crise et de lueur d’été, il faut découvrir ou relire la poésie de Charles Juliet. Pour ce faire, paraît aux éditions Poésie Gallimard une belle anthologie personnelle de 1990-2012, « Pour plus de lumière », un choix de poèmes extraits des nombreux recueils et minutieusement retenus par le poète lui-même. Présentés selon un ordre chronologique, la progression de cette anthologie reflète le cheminement du poète sur les sentiers escarpés et ardus tant des mots que de la vie. Issus du recueil « Affûts » de 1990, ils empruntent « L’Autre chemin » de 1991, allant du « Pays du Silence » (1992) ou d’ « A voix basse (1997) jusqu’au recueil « Moisson » de 2012.
Les titres confient à eux seuls cette réticence aux mots trop faciles, aux mots qui viennent, qui habitent ou hantent les vers mis à nu par le poète.

« Tu ne sais / où aller / comment t’y prendre / quel mot / quel geste/ pourrait / convenir / et ce qui / se propose/ d’emblée/ tu le rejettes/ tu gis / au plus / opaque / de ce qui / récuse / toute / réponse » (Fouilles – 1997).

La poésie de Charles Juliet puise, en effet, sa force et profondeur dans ce rapport aux mots fait de délicate retenue, d’extrême prudence et de sourde méfiance, mais aussi de cette invincible confiance en la poésie et l’écriture.

« attendre attendre / demeurer inerte / laisser s’approfondir / le silence / mais la faim ronge / s’exacerbe / voudrait me contraindre / à forcer le seuil / ne rien tenter / ne rien forcer / et d’un mouvement feutré / suspendre l’affût » (Moisson)

Et si la poésie de Charles Juliet peut paraître épurée, et à tort minimale, aucun de ces qualificatifs ne permet cependant de dire avec justesse, ainsi que le souligne en sa préface Jean-Pierre Siméon, la profondeur et le relief de la poésie de Charles Juliet. Celle-ci puise telle une encre sans fond à la douleur d’écrire, à la source même de l’être :

« Et à chaque voix nouvelle, remonter là où elle prend sa source. De déchiffrer ce qu’elle nous livre de l’être qui nous parle. » (« À voix basse »).

Affronter cette réticence en un combat incessant même si le poète se sent à la dérive ; Pourtant sur cette crête, allant de décennie en décennie, ce sont de belles « avancées », telles des « Moissons » « Pour plus de lumière », qui rythment les vers et poèmes de Charles Juliet ;

« oui, échapper au temps / à ce qui alourdit / nous tient reclus / pouvoir nous déployer / dans l’immense » (Moisson – 2012).
 

LBK

 

François MAURIAC : « Le Bloc-notes » - Tome 1 & 2 - Préface de JEAN-LUC BARRE, Coll. Bouquins La Collection, Éditions Robert Laffont, 2020.
 

 


François Mauriac compte assurément parmi les classiques de la littérature française du siècle dernier. Mais son travail journalistique se trouvait jusqu’à cette monumentale parution dans la Collection Bouquins quelque peu plus confidentiel. Si les lecteurs plus âgés pouvaient encore se souvenir des chroniques régulières tenues par le célèbre éditorialiste à l’Express, puis au Figaro, les plus jeunes ignorent souvent tout de son fameux « Bloc-notes », pourtant tant apprécié. Cet esprit vif et acerbe sut rapidement imaginer, en effet, son propre style, devenu depuis un classique et imité, celui de l’écrivain-journaliste. Doté d’un jugement critique sans concessions, quel que soit le parti politique visé, ses analyses touchaient la plupart du temps au cœur non seulement des pouvoirs en place, mais aussi les institutions dont il avait décidé de dénoncer les abus et incompétences.
Mauriac bénéficiait de soutiens indéfectibles de personnalités importantes tels Pierre Mendès France ou le Général de Gaule. Revendiquant sans complexe sa foi chrétienne, il pouvait assumer une certaine « vocation d’irriter », ainsi que le souligne Jean-Luc Barré dans sa préface à ces deux volumineux volumes. Paradoxalement, si sa poésie et ses romans peuvent sembler à certains avoir quelque peu vieilli, son travail en tant que journaliste – même sur des faits pourtant ne relevant plus que de l’Histoire – a en revanche pris, pour sa part, toute son épaisseur.
Point de travail sur le terrain, ni d’enquêtes pour ces notes régulières, mais une appréhension du monde et de la société associée à l’acuité de son jugement et de sa subjectivité en une subtile alchimie. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver chez cet esprit que l’on aurait pu croire conservateur une farouche défense de la décolonisation… La justice et la charité participèrent de toutes ses dénonciations, bien avant les vagues des réseaux sociaux. Journaliste engagé à une époque où cette qualité exigeait du courage et pouvait même s’avérer physiquement périlleuse, François Mauriac compta parmi ceux qui savaient dire « non ».
Que peut trouver le lecteur du XXI siècle dans ces près de 2 700 pages ? Une formidable aventure de l’esprit sur le long terme, deux décennies d’histoire française allant de 1952 à 1970. Dans cet élan journalistique, l’écrivain transparaîtra bien entendu de temps à autre : « Si vaniteux que soit un auteur, il s’étonne toujours si ce qu’il écrit porte loin et porte haut » ; Avec la belle parution de ces deux volumes du Bloc-Notes que François Mauriac se rassure…
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Michel Orcel : « L’Anti-Faust ; suivi d’un Sonnet et de deux Idylles de Leopardi », Éditions Obsidiane, 2020.

 


Que guette le poète Goethe du haut de sa fenêtre romaine donnant sur le Corso ? La lumière ? L’inspiration ? Une avenante Romaine ? Seul le peintre et son ami Tischbein pourraient nous le confier, lui qui sut saisir sur le vif cet instant immortalisé ornant la couverture du dernier recueil de poésie « L’anti-Faust » de Michel Orcel… C’est à cette ouverture d’un monde intérieur, habité et fertile, auquel convient également ces poèmes inédits de Michel Orcel, dont l’œuvre vient d’être tout récemment couronnée par le Grand Prix de poésie de l’Académie française. Nos lecteurs connaissent bien l’inlassable traducteur de Dante, l’amoureux de l’Italie avec Gabriele d’Annunzio, l’énigmatique passionné du Coran ou le chantre de l’Opéra italien, mais avec ce dernier ouvrage, c’est le poète qui se dévoile en des vers où pointe le regard qui se retourne sur les traces laissées par la vie.
Nul désenchantement, nul larmoiement, mais une lucidité à la fois fragile et confiante. L’ironie pointe parfois à l’égard de ses aînés, la gravité aussi avec le lit funèbre. Les étoiles apparaissent ambiguës, elles dont les reflets vibrants retiennent le regard, tout autant qu’ils le questionnent. L’Anti-Faust participe de ce regard critique, celui qui interpelle la connaissance, et le savoir sans limites. L’homme rebelle sait, qu’à l’image de l’Ecclésiaste, tout n’est que vanité alors que le limes de nos certitudes se lézarde sous la plume du poète.
Des poèmes où s’entremêlent des liens à jamais indissociables, des strophes qui apostrophent sans concession et des vers, sans noir désespoir, ni folle inquiétude, échos de L’infini silence et de Leopardi :

« Tu es inquiète ? Sois rassurée :
le temps se dissipe comme tes charmes ;
te restent peu de jours à pleurer. »
(Sur une métaphore du Maître et Marguerite)

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

"attraction terrestre" poésies de Wulf Kirsten, traduction de Stéphane Michaud et texte allemand, La Dogana, 2020.
 


Si la majuscule s’estompe au point de disparaître des poèmes de Wulf Kirsten, quelques points d’interrogation, ponctuent cependant des phrases fortes, martelées sur l’enclume de la lucidité :


« - ne voulais-tu pas forger un monde à partir
de la langue ? réponds ! mets aussi ta part
dans la balance, la culture a dégénéré
en hors-d’œuvre … »


Ces vers sans concession de Wulf Kirsten, né en 1934, sont ceux assurément ceux de l’un des plus grands poètes contemporains, même si ce dernier n’a guère trouvé – par quelles circonstances injustifiées ?, d’échos en France jusqu’à maintenant. L’anthologie éditée aujourd’hui par La Dogana devrait réparer cet oubli et faire découvrir toute la richesse d’une langue, à la fois rude et pourtant mélodieuse, à l’image d’une étude pour piano de Scriabine. Les mots convoquent les sens en une scansion exigeante et harmonieuse :


« je profite de la lumière du soir,
moi qui plus d’une fois ai été raillé
comme spectateur du monde »


La minéralité de la nature rythme les vers de Kirsten, sans faire pour autant de sa poésie une ode bucolique. Les pierres constitutives de la terre et de la vie comptent plutôt parmi les legs de ses parents, dans cette contrée de Saxe où son père taillait la pierre et son grand-père le bois… Cet amour de la précision s’est déplacé sur le verbe, accompagné d’un regard à la fois amoureux et intransigeant sur ce qui l’entoure. Stéphane Michaud, son traducteur, est parvenu pour ces poèmes à restituer toute la force et richesse cette langue si particulière, qui ne recherche pas le travail d’orfèvre, mais plutôt la minutie et la rigueur de celui qui sait nommer les choses, ce rapport toujours ténu et délicat entre perception et expression dont la seule langue originelle du poète rend toutes les nuances :

« sinkendes licht nachthinüber,
abglanz über den fluren,
ein schwirren und zirren, hör nur
die zirpenden tonkünstler,
die sich mitteilen, auch
wenn das ohr sie gar nicht
vernimmt… »


L’histoire des hommes s’immisce aussi régulièrement dans la poésie de Wulf Kirsten, l’après-guerre dans l’ex RDA fut loin d’apaiser la vie des hommes déjà tant éprouvés par le gouffre du national-socialisme. Ces blessures demeurent sensibles notamment dans le poème « Bucovine » où cette minéralité récurrente devient témoin de ces heures sombres du pogrom. Le poète ne veut pas non plus oublier cette voix d’un autre poète, Paul Celan, anéanti par l’impensable. Contre l’oubli, sa poésie se veut témoin et résonance. De même, cet amoureux des périphéries ne souhaite passer sous silence les ravages du temps sur la nature et ses talus. Et si quelques villages peuvent encore, certes, avoir bravé le temps, entre deux pages d’histoire, ou quelques champs pierreux être demeurés à l’abri des rageurs remembrements, le temps a cependant passé pour le poète qui nous livre en ces pages un témoignage sensible d’une rare acuité, à l’image de ces tableaux du peintre Caspar David Friedrich tant appréciés par Kirsten.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Lance Hawvermale : « A l’aveugle », 363 p., Éditions Chambon NOIR/Actes Sud, 2020.
 


« Prosopagnosie : Psychopathologie - Trouble affectant la reconnaissance des visages. » C’est Gabriel Traylin, dit Gabe, qui est atteint de ce trouble neurologique l’empêchant de reconnaître le visage de celui ou celle qui se trouve face à lui. Tel un aveugle, il a développé d’autres sens comme celui de l’ouïe, de l’odorat… Dans la vie, il est astronome dans un observatoire au nord du Chili, dans le désert d’Atacam. Là, loin des humains, il peut vivre sans être confronté à son handicap. Ce ne seront pas les étoiles qui lui poseront des questions embarrassantes… « Gabe avait choisi le métier d’astronome pour deux raisons. La première tenait à la possibilité d’être seul ; il n’avait jamais été quelqu’un de très sociable, mais c’était dû à sa condition. La seconde, parce qu’il y avait des choses tout là-haut et que cette idée lui plaisait beaucoup. Des choses qu’on ne trouvait pas sur Terre. Des choses qui avaient participé à la création de l’univers. Ou, pareillement, des choses qui erraient dans la nuit en plein désert. » Et, c’est bien une chose qui erre dans ce lieu perdu où il n’y a âme qui vive que Gabe pense avoir aperçue. Alors qu’est-ce ? Une illusion d’optique ? Ce pourrait être n’importe quoi ou n’importe qui … Cette silhouette… « La silhouette se déplaça d’est en ouest, facilement, avec la souplesse d’un félin ou d’un gymnaste…Tout ce que Gabe savait c’était que, à part les fantômes, esprits desséchés des morts, que les indigènes prétendaient apercevoir quelques fois, il n’y avait âme qui vive dans le coin. »
Sur un vol venant des États-Unis, les jumeaux Westbrook, Mira et Luke dit ce qu’il voit comme il le voit, sans aucun filtre, car « Le léger handicap mental de Luke était marqué par des exemples extrêmes de curiosité, comme de minuscules points de soudure qui faisaient de lui un sujet un peu hors norme. Son syndrome de Down était une mosaïque à mille et une facettes, mais plus remarquable encore, cela signifiait que son QI était dans la moyenne supérieure à celui d’autres individus touchés par le même handicap. Cependant, il n’aurait pu vivre de manière autonome, et ce pour diverses raisons, notamment à cause des fluctuations de sa mémoire. » C’est pour résoudre un mystère lié à Luke et à un livre de l’auteur Benjamin Cable, dit Ben, qu’ils sont venus à Santiago pour le rencontrer, car alors que Lucke est incapable de déchiffrer un texte, il peut lire sans aucun problème le livre écrit par Ben…
Tous ces protagonistes vont se retrouver embarqués dans une terrible affaire criminelle, historique, politique qui va faire remonter à la surface une période de l’histoire du Chili, celle de la dictature de Pinochet et les disparitions suspectes de milliers de personnes. Mais, ils naviguent également dans un décor qui ressemble à celui de la planète Mars, et une sorte de brouillard de science-fiction les entoure. Surtout rester vigilants, ne pas s’endormir pour survivre, prendre des risques, aller au-delà de soi et trouver qui tire les ficelles de cette affaire. Jusqu’où les différents acteurs de cette fiction seront-ils prêts à aller pour découvrir la véracité de leurs intuitions ? Comment expliquer sans être suspect qu’un corps à peine trouvé ait pu disparaître ? Mener une enquête n’est pas donné à tout le monde mais ça vaut certainement le coup d’essayer… Puis les choses basculent dans une autre dimension… Combien de temps peut-on rester de l’autre côté du miroir pour y voir le reflet de la vérité, celle qui peut-être vous sauvera… Dans ce thriller (premier traduit en français par Denis Beneich) Lance Hawvermale souffle sur les braises d’un passé enfoui et réveille les vieux démons de la vengeance, mais également les espoirs de justice.

 

 Sylvie Génot Molinaro

 

« Anthologie bilingue de la poésie latine » ; Sous la direction de Philippe Heuzé, Bibliothèque de la Pléiade, n° 652, 1920 pages, rel. Peau, 105 x 170 mm, Gallimard, 2020.

 

 

C’est l’amour de la poésie qui se trouve indéniablement célébré dans cette anthologie bilingue de la poésie latine embrassant deux mille ans d’histoire et de civilisation et qui vient de paraître dans la célèbre collection de la Pléiade. Dépassant le statut de langue officielle d’un empire auquel il survivra, le latin a su offrir des trésors que les responsables de cette édition de la Pléiade ont entendu recueillir en un seul volume de 1920 pages.
Les traducteurs sous la direction de Philippe Heuzé ont souhaité moins suivre les traditionnelles divisions en période afin d’aller avant tout à la source même du vers latin et ce qu’il a à exprimer. Cette alliance du latin et de la poésie dépasse ainsi, en ces pages, les périodes auxquelles les humanités nous ont habitués pour proposer un florilège plus subjectif et inspiré.
Les premières sources n’ont guère légué que le souvenir d’une poésie très tôt honorée avec Gallus (dont ne nous est parvenu que quatre vers), fondateur de l’élégie amoureuse, et célébrée dès Ovide. Virgile, Lucrèce, Vulcain, Ovide, Juvénal, Martial sont autant de noms incontournables de la latinité poétique… Si ces bribes laissées par ces classiques laissent forcément rêveur l’amoureux de la poésie latine songeant à tout ce qui a été perdu, leur témoignage contribue indubitablement à cette impression de fraîcheur et d’actualité d’une langue encore bien vivante.
Alors que la période latine classique s’avère fragmentaire à l’image des colonnes esseulées des forums, les témoignages qui ont pu nous parvenir seront, en revanche, nettement plus nombreux au Moyen Âge et à la Renaissance où cette permanence du latin nourrit encore les plus grandes œuvres, preuve que cette langue survivra brillamment malgré les vicissitudes historiques. Si la langue demeure, ses structures évoluent cependant sensiblement avec de nouveaux systèmes rythmiques, l’apparition de la rime, tout en conservant la métrique classique. C’est cette beauté de la langue qui viendra irradier l’inspiration de tous ces poètes jouant de la souplesse et de l’imprécision qu’elle autorise dans l’ordre des mots. Ces carcans libérés, la musicalité du vers peut dès lors se déployer pleinement avec le moins de contraintes possible.
Chaque traducteur de la présente édition a entendu s’inscrire dans ce délicat exercice de respecter à la fois ce libre jeu des mots, tout en transmettant l’inspiration initiale du poète. Par-delà ces impératifs de traduction, l’âme et l’esprit de ces textes ont conduit à des choix harmonieux et inspirés, chaque siècle entretenant un rapport fait d’admiration, tout en nourrissant parfois aussi des aspirations nouvelles. Les Latins puisent, à l’origine, allégrement dans la poésie grecque, la Renaissance aura, pour sa part, cœur de revenir à la période classique du Ier siècle avant notre ère, alors que le XIXe siècle redécouvrira le Moyen Âge… Ces liens ténus ajoutent à la richesse de cette poésie sans cesse renouvelée, puisant à l’incontournable Virgile pour lequel Dante nourrira l’admiration que l’on sait, inspirant à son tour de nouveaux vers… en une autre langue vulgaire florentine. Baudelaire verra lui aussi dans le latin les moyens d’enrichir encore son inspiration, ce latin du Bas Empire naguère qualifié de décadent, et qui viendra éclairer son poème « Franciscae meae laudes ».
Enfin, lorsqu’un poème de Pascal Quignard en latin fragmentaire vient conclure cette anthologie des plus inspirées, le lecteur se prête à espérer que la langue latine poétique aura encore de beaux lendemains, moins sombres de ceux du poète, et moins apocalyptiques que ce qui a pu être prédit !
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Rudyard KIPLING : " Puck, lutin de la colline et autres récits" ; broché, 1248 p., 132 x 198 mm, Collection Bouquins, Éditions Robert Laffont, 2020.
 


Les amateurs de Kipling - ils sont nombreux – ne pourront que se réjouir de cette dernière et volumineuse édition consacrée à Rudyard Kipling établie par Francis Lacassin dans la fameuse collection Bouquins. Ce sont plus de 1200 pages de récits que pourra découvrir ou redécouvrir le lecteur ; des récits nourris de cet émerveillement et passion encore intacte du romancier, alors même que ce dernier s’était retiré dans la campagne anglaise après avoir vécu aux Indes, aux États-Unis et au Transvaal.
La magie de Kipling opère en effet dès ce premier récit « Puck, lutin de la colline ». Nous ne sommes plus dans la jungle, et au lieu et place de la panthère Bagheera, de Mowgli et du tigre mangeur d'hommes Shere Khan, c’est un lutin surnommé Puck qui semble tout droit hérité des mythologies celtiques et saxonnes… Ainsi que le faisait justement remarquer André Maurois : « Kipling, comme Hugo, comme Swift, comme Balzac est un grand phénomène naturel qui a maintenant sa place dans l’histoire des hommes ». Le génie de l’écrivain se saisit d’un cadre, certes, moins exotique, mais qui au tout début du XXe siècle (1906) distille par le filtre de la magie et de la fantaisie des traits de l’histoire de l’Angleterre.
Rédigées dans le Sussex, ces courtes histoires se nourrissent à la même veine, celle de la légende intriquée d’une certaine véracité plausible propre à l’univers des enfants. L’elfe Puck s’avère être l’un de ces témoins de l’Histoire, et par ses yeux, bien d’autres histoires prennent naissance, comme celles des légions romaines plus vraies que nature, alors que poésie et narration s’entrecroisent avec pure délectation pour le lecteur médusé. Cette exploration dans l’archéologie de la mémoire collective laisse pantois, un élément a priori ordinaire se métamorphose en autant de digressions imaginaires, tout en renforçant merveilleux et présent.
Mais, parallèlement à cet émerveillement encore intact, sourde aussi la douleur pour celui qui reçut, le plus jeune, le Prix Nobel de littérature en 1907. Kipling devient alors le témoin implacable du destin de l’Empire britannique dont l’effritement probable ne pouvait passer inaperçu sous sa plume. « La Lumière qui s'éteint » (The Light that Failed) parvient à se saisir du thème délicat de la douleur en évoquant la vie d’un peintre gagné par une cécité progressive. Le héros Dick Heldar connaît alors les affres du désespoir, la tristesse qui s’en dégage atteignant des sommets étonnants qui ne devaient pas être étrangers à leur auteur.
Contrairement à l’idée reçue et à tort trop répandue, Kipling peut et doit se lire à tout âge, et ce dernier volume paru dans la Collection Bouquins l’atteste merveilleusement.

Ce volume contient : Puck, lutin de la colline – Retour de Puck – La Lumière qui s’éteint – Histoires comme ça – Ce chien, ton serviteur – Stalky et Cie – L’Histoire des Gadsby – Les Yeux de l’Asie – Histoires des mers violettes – Souvenirs. Un peu de moi-même pour mes amis connus et inconnus.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

LOIN-CONFINS – de Marie-Sabine Roger - roman, Éditions du Rouergue, 2020.
 


« Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver », écrivait René Char dans « La parole de l'archipel ». C'est cette phrase à la délicate vérité qui ouvre le nouveau roman de Marie-Sabine Roger connue, elle-même, pour la prose poétique de ses livres.
Ici, à la lisière de la poésie et de la « folie », celle décrétée par les organigrammes psychiatriques, Tanah, petite fille de 9 ans et dernière-née après trois frères, entretient une relation bien particulière avec un père fantasque ou poète, doux rêveur ou possible danger, selon les moments, qui lui conte l'histoire de sa famille... Un vrai secret. Est-il vrai, imaginé, fabulé, rêvé au plus profond d'un esprit « border Line » ? Pourquoi inventer cette histoire de famille qui emporte Tanah dans un monde si séduisant qu'il pourrait aussi la détruire lorsqu'elle s'apercevra que son père, roi de pacotille, danse sur un fil d'équilibriste prêt à rompre à n'importe quel moment. Et pourtant, Tanah le suit dans tous ses récits et y croit fermement toute son enfance. « C'est cela dont elle se souvient, la voix profonde de son père, ses cheveux grisonnants, ses épaules un peu maigres drapées dans son manteau de pourpre, le teint pâle, l’œil gris, rêveur et doux, posé sur l'horizon ou perdu au hasard dans les semis d’étoiles, les mains fines, soignées, ardentes, expressives. Des mains comme pinceaux, des ciseaux de sculpteur, des mains de dentellière appliquée aux fuseaux, et toute cette majesté qui émane de lui cependant qu'il décrit la vie de l'Archipel à sa fille Tanah et qu'il tisse pour elle, pour elle seule au monde, le fil dur et soyeux des généalogies ».
Dans cette relation exclusive, le reste de la fratrie est oublié, tout comme la mère de Tanah, elle qui ne porte à sa fille aucun amour maternel révélé. Ainsi, tout en regardant la Voie lactée, Tanah, le dos collé aux genoux de son père, l'écoute lui raconter l'histoire de son royaume perdu, Loin-Confins et de tout ce qui concerne cette île, archipel dans un océan bleu appelé Frénétique. « Son père lui invente enfance sauvage, avec pour garde-fou ce simple préalable : ils vivent en exil, ils ne régneront point ».
Mais, un jour tout bascule et la « vérité vraie » comme disent les enfants surgit aussi terrible qu'une tempête, « le monde de son père est un château de cartes, si personne n'y touche, il peut tenir mille ans. Un souffle, et il s'effondre. » Comment se protéger de ces sombres années durant lesquelles son si gentil fou de père ira vivre ailleurs, dans une maison de repos pour le dire pudiquement, qui n’est qu’autre qu’un asile ? Où aller lui rendre visite et jusqu’à quand ? Adulte Tanah se posera encore et encore la question en allant le plus possible voir son grand Roi au regard vague et perdu. Seule la possibilité de se remémorer tout le récit quasi mythique de cette improbable île de Loin-Confins aidera Tanah à rendre toujours vivantes les saveurs de l’enchantement que son vieux père lui a transmises... Alors chaque événement, chaque déception, trahison, joie et douleur auront cette couleur particulière qu'elle seule pourra percevoir.
C'est une belle histoire qui touche à l'imaginaire de chacun, un côté « Alice ou de l'autre côté du miroir » ou « Big fish » ou encore « Peter Pan », comme un joli conte où l'on aimerait se réfugier, et en être le prince, la princesse... Juste pour faire « comme-ci », un « on dirait que »...

 

Sylvie Génot-Molinaro

 

« Giono » ; Cahier de l’Herne, Collectif, 288 p.,

Éditions de L’Herne, 2020.

 


En cette année 2020 qui marque le cinquantième anniversaire de la mort du célèbre écrivain et poète Jean Giono, les éditions de l’Herne ont eu l’heureuse initiative de consacrer à ce grand nom de la littérature française un riche, foisonnant et dynamique Cahier sous la direction d’Agnès Castiglione et de Mireille Sacotte. Les fameux et attendus Cahiers de l’Herne ont fait choix pour ce dernier titre, mené en collaboration avec notamment Michel Gramain et Jacques Le Gall, d’appréhender Giono hors des sentiers battus, loin des habituels et surannés clichés l’ayant trop souvent et longtemps accompagné : « (…) évidemment fort loin de tout « régionaliste » ou d’un quelconque « retour à la terre », annonce d’emblée Agnès Castiglione dans son avant-propos. Car jamais tout à fait la Provence, jamais tout à fait les Alpes, c’est bien d’un imaginaire, poétique et singulier, inépuisable dont il s’agit lorsqu’on aborde l’immense œuvre de Giono, cet autodidacte nourri de littérature grecque, né à Manosque en 1895, et fils d’un cordonnier anarchiste au large cœur ; Une œuvre dès plus variées marquée par une perpétuelle oscillation entre le merveilleux et le terrifiant, mêlant, tel un magicien, tant l’enchantement que le désenchantement, et livrant un « Chant du monde » à nul autre pareil.
Mais comment appréhender une telle œuvre aussi diverse et immense rassemblant romans, récits, poèmes, essais, théâtre, journal, œuvres cinématographiques, préfaces et traductions sans oublier, l’homme lui-même ? C’est en 1929, après la liquidation de la banque dans laquelle il était employé que Giono décida de se consacrer à l’écriture. À partir de cette date, il ne cessera jamais plus ; ce sera « Colline » en 28, « Regain » et « Naissance de l’Odyssée » en 30… « Que ma joie demeure » en 1935, « Pour saluer Melville » en 1941, « Un roi sans divertissement » et « Noé » en 1947… « Le Hussard sur le toit » et « Le Moulin en Pologne » en 1951 et 52… Enchaînant succès sur succès, il connaîtra cette notoriété jamais démentie. Comment saisir dès lors un tel destin d’écrivain ?
C’est ce beau et incroyable défi que relève avec justesse ce Cahier de l’Herne. Fort de nombreuses et riches contributions, c’est en effet à un autre regard sur l’écrivain auquel nous convie ce volume. Appuyé de nombreux documents inédits et de signatures choisies, notamment celle de sa fille, Sylvie Durbet- Giono, mais aussi de Jacques Mény, président de l’Association des Amis de Jean Giono ou encore d’Henri Godart, Jean-Yves Laurichesse et Alain Tissut, tous professeurs et spécialistes de jean Giono, ce sont près de 300 pages qui s’offrent ainsi à la lecture avec en couverture ce sourire pipe aux lèvres de Jean Giono… Lui, fustigeant l’argent, l’armée et la ville, aimant plus que tout la terre, les espaces et la liberté ; Lui qui fut repéré par Jean Paulhan dès 1928, qui rencontra Ramuz, deviendra membre de l’Académie Goncourt, et qui fut l’ami d’André Gide et de tant d’autres... jusqu’à sa disparition en 1970. C’est notamment à ces grandes amitiés, celle de Gide mais aussi celle de Saint-Paul-Roux, auxquelles s’attache ce Cahier, après être revenu sur l’enfance, le siècle et la famille de l’écrivain, poète, essayiste, mais aussi traducteur, lui qui traduisit le premier en langue française avec Lucien Jacques Moby Dick de Melville en 1941.
Au gré de ces nombreuses contributions et documents, pour nombres inédits - carnets, brouillons, textes, archives, correspondances, mais aussi photos - c’est toute la force continue de la création de Giono qui se révèle au lecteur. L’espace, paysages, perspectives, les sensations, les personnages… Une création qui n’a eu de cesse de se renouveler laissant une immense œuvre marquée du sceau de tout l’imaginaire poétique du fabuleux conteur qu’il fut. « Une parole constante euphorique de la parole créatrice », souligne encore Agnès Castiglione dans son avant-propos. Une œuvre livrant tout à la fois un monde teinté de bonheur, d’eudémonisme, sensible et sensuel, mais également une narration complexe et une lucidité sombre où se glisse aussi parfois l’humour.
Un cahier de l’Herne ouvrant assurément « Sur les grands chemins » de la création de Giono et réservant au lecteur de bien belles surprises et inédits.
Et, en cette période difficile de fin de confinement, alors que les citadins rêvent de s’enfuir, et que tout à chacun rêve d’espace et de nature, quelle plus merveilleuse aventure que d’aller à la rencontre de l’auteur d’ « Un roi sans divertissement », l’un des plus grands écrivains du XXe siècle, Jean Giono, lui qui sut si bien saisir ces « Fragments de paradis ».

 

L.B.K.

 

André Suarès : « Vues sur l'Antiquité – Anthologie », Édition établie, présentée et annotée par Antoine de Rosny, Éditions Honoré Champion, 2020.
 


Il n’est pas exagéré de présenter les écrits d’André Suarès (1868-1948) comme consubstantiels de l’Antiquité. Flot incessant dans lequel l’écrivain saura puiser son œuvre, sans idolâtries, mais avec cette reconnaissance lucide d’un héritage incontestable. Antoine de Rosny a consacré sa thèse à cette culture classique d’André Suarès, aussi n’est-il pas étonnant qu’il ait également réalisé cette anthologie rassemblant théâtre, poésie, mythologie, lieux, et autres essais signés par l’écrivain et partageant ce legs antique. André Suarès s’est toujours présenté comme un poète et un musicien avant tout, quels que soient ses talents d’essayiste qui ont forgé sa réputation. Et si l’histoire des lettres n’a retenu de cette plume prolixe que ses essais sur le talent des autres plutôt que les siens propres, il n’en demeure pas moins que ses aspirations et le soin apporté à son style participent de cet idéal de grandeur et de beauté forgé à l’antique, ainsi que le souligne Antoine de Rosny dans sa préface. Cette anthologie propose dès lors de découvrir ou redécouvrir aujourd’hui les vues de l’Antiquité esquissées en un style unique par André Suarès dans cette belle et nouvelle, celle des éditions Honoré Champion.
André Suarès se révèle être en effet en ces pages un peintre-portraitiste talentueux, dont l’acuité ne cesse de surprendre tel ce portrait d’Empédocle où la poésie prime : « Poète, il l’est avant tout, étant philosophe à la grande manière grecque : créateur d’un monde harmonieux ». Les traits saillants ne manquent pas pour ces portraits parfois incisifs, par exemple « cette blême araignée d’Auguste » ou encore « Rien ne coûte plus ce qui ne coûte rien » en évoquant les nombreuses dépenses occasionnées par les femmes de Salluste… Et alors que le lecteur s’attendrait à un portrait à charge pour le démoniaque empereur Caligula, une fascination certaine pointe dans cette évocation singulière où parmi les nombreuses turpitudes évoquées surgit un certain génie « sui generis » ! À l’opposé, saint Augustin ne trouve guère grâce à ses yeux : « Toutefois, Augustin analyse admirablement sa misère : à force de l’arroser et de la cultiver, il fait de sa pauvreté une espèce de richesse, et un trésor de toutes ses abdications ». Et si, selon lui, si la philosophie de saint Jérôme « est nulle », l’essentiel est qu’ « il ne pense pas, il croit, et tout est dit », à la différence d’Augustin, qui selon lui, est une « écluse à un flot d’homélies » !
La sagacité des traits d’André Suarès est incontestable même si ces jugements peuvent être discutables et discutés par le lecteur, ce qui n’est pas le moindre de leurs mérites. Car, en effet, André Suarès ne polit pas les sujets qu’il appréhende, tendance malheureusement trop fréquente de nos jours, et si cet esprit libre et critique s’implique – même jusqu’à l’excès parfois – c’est pour mieux susciter une réaction de son lecteur. Et ô combien il y parvient, à ravir !
L’Antiquité chez Suarès n’est pas une affectation et encore moins une coquetterie d’écrivain qui soignerait ses humanités, elle préside et structure à un grand nombre d’analyses et de jugements même lorsque l’actualité de son siècle se fait la plus urgente. Ces « Vues sur l’Antiquité » demeurent pour Suarès plus urgentes que jamais, et loin de tout passéisme, elles renouent avec le fil du temps ; Un fil des siècles que certains avaient pensé rompre au nom de la modernité, bévue que nous n’avons nous-mêmes peut-être pas fini de payer…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Georges Borgeaud : "Lettres à ma mère (1923-1978)", , 12 x 19,5 cm , 43 pages d'ill. en noir et blanc et 16 en couleur, 800 p., Editions Bibliothèque des Arts, 2014.

 


L’acuité et la sensibilité de l’écrivain suisse Georges Borgeaud trouvent certainement leurs racines dans les relations bien particulières qu’il entretint toute sa vie avec sa mère. La correspondance avec cette dernière et réunie dans ce volume sous le titre « Lettres à ma mère » publié par les éditions La Bibliothèque des Arts couvre une période allant des années de jeunesse de Georges Borgeaud, dès 1923, jusqu’à la mort de sa mère, Ida, en 1978. Cette dernière avait imposé à son jeune fils – né d’une union hors mariage – de l’appeler « Tante Ida », s’étant mariée par la suite et ayant honte de cet enfant devenu dès lors à cacher. Abandonné, placé de famille en famille, pensions et autres institutions, Georges Borgeaud a toujours souffert de cette relation contre nature, comme avant lui Paul Léautaud. Nourrissant un sentiment ambivalent mêlé de tourments et d’amour bridé, cette relation douloureuse a directement façonné et ciselé d’angles saillants, et parfois tranchants, le style de l’écrivain, sensible avant l’heure à tout ce qu’il l’entourait. Il faut dire que cette mère – très belle de l’avis général – avait de quoi dérouter. Lorsque son fils sera devenu adulte, elle répugnera alors à arpenter certains lieux publics de Lausanne de peur qu’on ne le prenne pour un « gigolo » à son bras selon ses propres termes… Son fils lui rendra d’ailleurs ses délicates attentions en avouant : « J’avais horreur de ses baisers […] ». Georges Borgeaud n’a jamais caché que sa vocation d’écrivain s’était nourrie à ce lien familial tragique qui lui a appris très tôt ce sens de l’observation, cette acuité aux détails, aux vies fragiles et blessées, une hypersensibilité omniprésente dans ses œuvres. Les lettres de Borgeaud trahissent ce malaise douloureux et sourd, qu’il s’agisse d’une orthographe incertaine, de même que cette culpabilité récurrente quant aux frais occasionnés par ses études. Nul étonnement alors à ce qu’au détour d’une lettre, nous apprenions qu’il ait cherché à entrer dans les ordres monastiques pour y trouver une nouvelle famille, ce qu’il déclinera quelque temps plus tard, comme une fatalité à ne pouvoir s’engager en des liens durables. L’écrivain avait confié en une tragique lucidité : « … je me demande si jamais franchise entre nous a existé. Toutes mes lettres à elle ont toujours été rédigées hypocritement. De son côté, sans doute aussi ? » Le drame se joue alors, lettre après lettre, sur fond de dissimulations, reproches couvés, humiliations gravées à jamais dans le cœur d’un homme qui ne parvient pas avec les années à les dépasser. Il faut avouer que la délicatesse n’est décidément pas au rendez-vous lorsque le fils demande à sa mère l’heure de sa naissance pour établir un horoscope et que celle de lui répondre cyniquement : « Je n’en sais rien. Regarde ton extrait de baptême. Je ne me souviens pas des mauvais souvenirs »… Le quotidien envahit la correspondance de celui qui n’est pas encore l’écrivain consacré, les années de vache maigre en tant que libraire chez Payot, les chambres de fortune, la nostalgie du pays, la guerre qui gronde autour de la Suisse épargnée. Des amitiés se nouent également avec des noms qui compteront pour l’écrivain : Jean Tardieu, Louis Parot, René de Solier et bien d’autres encore… La vie parisienne occupe de plus en plus de place avec la reconnaissance croissante de l’écrivain qui perce au fil de ces lettres, lettres qui restent cependant toujours embarrassées, hésitant entre confessions, reproches et conventions. Avec les années de maturité, si le ton semble plus apaisé, le volcan sourd toujours, prêt à de nouvelles éruptions. Les dernières missives seront brèves, nourries encore de bien de sous-entendus. Jamais le mot « Correspondance » n’aura été aussi équivoque quant au lien épistolier entretenu par Georges Borgeaud avec sa mère.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Gustave Roud : « Journal Carnets, cahiers et feuillets I & II (1916-1936) (1937-1971) », texte établi et annoté par Anne-Lise Delacrétaz et Claire Jaquier, Éditions Empreintes.
 

 


 

Le poète suisse Gustave Roud, né à Saint-Légier en 1897 et décédé à Carrouge en 1976, demeure injustement encore aujourd’hui relativement confidentiel, souvent limité à un cercle restreint de lecteurs. La parution de son « Journal » en deux volumes sous la direction d’Anne-Lise Delacrétaz et Claire Jaquier aux éditions Empreintes devrait cependant contribuer à mieux faire connaître cette personnalité profondément attachée à son terroir et à sa vocation de poète qui se manifesta dès la parution de son premier recueil « Adieu » en 1927.
Rapidement, la qualité de ses écrits étendra sa réputation au-delà de la Suisse romande, alors que ses nombreuses traductions et une passion précoce pour la photographie complèteront le portrait de cet homme discret et réservé, richesse contrastant avec cette poésie nourrie à ce village du Jorat qu’il ne quitta guère de toute sa vie. Ce paysage offre la matière ciselée à cette âme sensible qui apparaît dès les premières notes consignées à partir de 1916, sensibilité dont ne se départira pas l’homme et le poète jusqu’au terme de son journal au début des années 1970.
Le cadre montagnard, à la fois rude et riche de ses variations au gré des saisons, renforce encore cette introspection native du poète. L’écrivain Georges Borgeaud, ami de Gustave Roud, évoqua cette vie en apparence austère en compagnie de la sœur du poète, Madeleine, jours « sans grands accidents apparents », mais cependant propices à cet approfondissement poétique dont témoignent son œuvre et ce Journal.
Claire Jacquier souligne en introduction à ce « Journal » la difficulté de proposer une édition intégrale tant les notes de Gustave Roud présentent des frontières floues de classement ; Mais ces deux volumes offrent assurément la source la plus aboutie afin d’entrer plus encore dans l’intimité du poète, celui-ci livrant une autre image de lui-même, encore différente de ses nombreuses correspondances.
Gustave Roud était, en effet, bien conscient de l’importance de l’exercice du Journal, exercice hérité du XIXe siècle, et auquel il attachait un soin particulier, à l’image de ses cadrages photographiques si méticuleux. La poésie apparaît dès les premières notes comme étant l’élément central de sa vie, « ma seule raison d’être », consigne-t-il. Mais cette compagne de tous les jours sait aussi être exigeante et la fragilité de ce caractère sensible transparaît également au fil des pages, une « écriture sélective de soi », ainsi que le relève justement Claire Jacquier qui écarte toute glorification personnelle. Bien au contraire, c’est la lente construction de soi, et sa consignation lucide, qui scandent ces pages sans jamais faire fi néanmoins d’un jugement critique. Miroir « des rythmes réguliers de ma vie, les grands rythmes profonds que les quotidiens et superficiels mouvements d’esprit rendraient insaisissables à ma mémoire infidèle », ce Journal invite à une incessante pérégrination réservée, mais profonde, tourmentée, toujours dirigée par cette haute exigence de l’écriture, une écriture chargée de traduire cette richesse intérieure en mots que cette édition soignée sublime indéniablement.

 

Philippe-Emmanuel Krautter
 

Charlotte-Adélaïde Dard : « Les naufragés de la Méduse », Coll. Les Plumées, Éditions Talents Hauts, 2019.

 


Récit d’une vie, d’une incroyable vie…
« Les naufragés de la Méduse » n’est pas un roman, mais un récit tragiquement vrai. En effet, aussi incroyable que cela puisse paraître, c’est le récit du funeste naufrage de la Méduse, que nous donne, non seulement à lire, mais quasiment à revivre en ces pages l’une des rares survivantes Charlotte-Adélaïde Dard (1798-1862). Un témoignage effroyable dans le style propre au XIXe siècle et relatant ce tristement célèbre naufrage ayant si fortement marqué la mémoire collective et ayant inspiré tant d’écrivains et de peintres, dont, bien sûr, Géricault et sa célèbre toile du même nom.
En 1815, l’auteur, née Picard, à l’époque âgée de 17 ans et orpheline de mère, s’embarqua avec son père, sœurs et cousine sur cette fameuse frégate « La Méduse » pour le Sénégal, une expédition qui devait connaître au large des côtes de Mauritanie un des plus affreux naufrages… Survivante, ralliant avec sa famille Saint-Louis, elle sera prise en charge par le gouverneur anglais. Un récit terrifiant, effroyable, et malheureusement non issu d’une fertile imagination…
Charlotte-Adélaïde Dard avait fait à son père la promesse de relater cette expédition et naufrage. C’est cette promesse qu’elle tint en écrivant à la mort de ce dernier cet ouvrage qui nous est aujourd’hui parvenu ; Une promesse tenue et que le lecteur renouvelle en quelque sorte en lisant ces incroyables pages. Lorsqu’elle entreprit ce récit, Charlotte-Adélaïde Dard avait connaissance des récits antérieurs de M.M. Savigny et Corréard ayant déjà relaté le célèbre naufrage, à cette différence près... une différence que le lecteur ne pourra, bien sûr, que mesurer en lisant ce témoignage unique.
Mais la vie de Charlotte-Adélaïde Dard ne s’arrête pas là : Elle s’établira par la suite cinq années durant en Afrique sur l’île de Safal, et à l’instar de l’écrivain Danoise Karen Blixen (qui, un siècle plus tard, contera sa vie en Afrique dans le célèbre roman « Une ferme en Afrique ») tentera d’y cultiver une terre ingrate et d’y construire sa vie de femme ; Une vie jalonnée encore de malheurs, de défis qu’elle nous conte en ces pages avec la même véracité, mais aussi avec pudeur, celle du XIXe siècle. Son récit, écrit à son retour en France en 1820, sera publié en 1824 sous le titre original de « La Chaumière en Afrique », avant d’être traduit et publié en Angleterre en 1827. Charlotte-Adélaïde Dard retournera après la mort de son mari en Afrique, elle y mourra, âgée de 64 ans, en 1862.
Rappelons que le naufrage de « la Méduse » viendra s’ajouter au scandale de « L’Utile » ; ce navire négrier dont l’équipage, quelques années plus tôt à la fin du XVIIIe siècle, après un naufrage, et parce que le radeau de fortune construit alors ne pouvait contenir les esclaves noirs rescapés, les abandonnèrent sur l’île. Ils furent redécouverts quinze années plus tard par le chevalier Tromelin, il ne restait alors moins de dix personnes vivantes… Ce sont notamment ces deux tragiques évènements qui permirent de plaider contre l’esclavagisme, mais il faudra encore attendre 1794, puis surtout 1848 pour que l’esclavage soit en France définitivement aboli… Aussi, l’esclavagisme demeure-t-il en ces pages omniprésent.
Charlotte-Adélaïde Dard eut toute sa vie durant beaucoup de courage, courage également – il ne faut pas le sous-estimer, en tant que femme du début du XIXe siècle de braver les préjugés, conventions et railleries pour écrire « Les naufragés de la Méduse » et sa vie en Afrique. Une promesse contre les vents et marées de la destinée. À ce titre, on ne peut que comprendre que l’auteur de l’ouvrage « Cachées par la forêt » (Éd.La Table ronde, 2018), Éric Dussert, ait tenu à préfacer ce poignant récit écrit de plume de femme.
« Il me reste à demander au lecteur son indulgence pour le style : j’espère qu’il ne la refusera pas à une femme qui n’a osé prendre la plume que parce que les dernières paroles de son père lui en imposèrent l’obligation. », écrivit Charlotte-Adélaïde Dard en préambule à cet incroyable récit, son récit.

 

L.B.K

 

Goethe : « Écrits biographiques 1789-1815 », préface et édition établie par Jacques Le Rider, Coll. Omnia Poche, Editions Bartillat, 2019.
 


Goethe ne fut pas seulement le grand écrivain que l’on connaît, il fut aussi un témoin et un historien de son temps d’une lucidité et acuité sans failles. C’est ce que le lecteur découvrira à la lecture de ces « Écrits autobiographiques » donnés dans cette édition établie par Jacques Le Rider, et dans lesquels Goethe revient sur les nombreux évènements qui jalonnèrent sa vie d’homme et dans lesquels il s’impliqua. Ces « Écrits biographiques » commencent en 1749 (date de sa naissance) et parcourent pour cette édition les ans jusqu’en 1815 (Annales - Complément à mes autres confessions ; Campagne de France 1792, Siège de Mayence 1773 ; Entretiens avec Napoléon). Ancien Régime, Révolution Française, Bonaparte, Napoléon, donc.
Véritable mémoire vivante, cette édition en compagnie de Jacques Rider, directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, auteur de nombreux ouvrages consacrés à Goethe, ne pourra que réjouir tant les amoureux d’histoire que ceux épris d’art et de littérature. Dans ces écrits, après « Poésie et vérité », ses années de jeunesse, c’est l’homme mûr qui prend place, l’homme public indissociable de l’Histoire. La guerre de 1792-93, la Campagne de France, le siège de la République de Mayence, la grande coalition antirévolutionnaire, et la bataille de Valmy, mais aussi Napoléon avec la rencontre d’Erfurt de 1808. Goethe rédigea ces « Annales » ou écrits postérieurement en 1816, alors âgé de 67 ans, et 1825, et n’eut de cesse en ces pages de rechercher une vision dépassionnée, d’une objectivité ou impartialité que le recul des ans et de l’âge lui permettaient alors de tenter de saisir. La première partie de 1789 à 1806 fut publiée pour la première fois en 1829 (volume 31 de l’édition définitive), les années de 1807 à 1822 le seront en 1830 (volume 32). « Campagne de France 1792 » écrit en 1822, fut publié dans sa version originale en 1889.
Les lecteurs découvriront en ce volume, qui s’arrête pour sa part en 1815, des pages émouvantes, celles notamment consacrées à l’année 1805, qui vit la mort de Schiller, une disparition qui allait marquer psychologiquement et physiquement l’écrivain. « L’année 1805 est le sommet des Annales », souligne Jacques Le Rider dans sa riche préface. Des pages de voyages aussi, dont celui de 1801 à Bad Pyrmont et Göttingen. On le voit, à la grande Histoire, se mêlent « Les années et les jours », titre qu’avait initialement retenu Goethe. Un entrecroisement fécond dans lequel Goethe se laisse découvrir année après année.
Pour ces pages d’une lucidité saisissante, d’une objectivité sans cesse recherchée, l’écrivain déjà âgé n’a pas hésité à faire appel à ses propres archives, notes, correspondances… « Il travaille à son autobiographie comme un biographe historien », souligne encore Jacques Le Rider. C’est un écrivain antirévolutionnaire, aussi hostile et critique du despotisme éclairé qu’envers l’Ancien Régime, un esprit hors de « l’esprit du temps », passionné de travaux scientifiques les plus divers et de couleurs, épris - aussi et bien sûr- d’art, de Weimar, et de littérature… Un « Cosmopolite des Lumière qui n’avait pas pensé l’Europe, mais l’humanité. » conclura Jacques le Rider. Un Goethe par Goethe sans fards.

 

L.B.K.
 

Pier Paolo Pasolini : « Une vie violente », nouvelle traduction de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Éditions Buchet/Chastel, 2019.

 


Les multiples facettes de Pier Paolo Pasolini convergent toutes vers l’unicité de la poésie, celle qui irradiait d’abord ses recueils, bien sûr, ses films également comme « Accattone » ou « Mama Roma », mais aussi et surtout ses romans tels que « Les Ragazzi » ou « Une vie violente ». C’est cette « Vie violente » qui fait l’objet aujourd’hui d’une belle et nouvelle traduction par Jean-Paul Manganaro. Traduire Pasolini est loin d’être chose aisée, car il faut parvenir à rendre tout d’abord cette saveur du parler romanesco qui fascinait tant l’écrivain venu du Frioul et amoureux des singularités linguistiques. Mais la tâche, aussi ardue soit-elle, ne se limite pas à cette prouesse, le traducteur doit recréer également cet univers qui caractérise chaque espace pasolinien, fait de contradictions, séductions, fascinations entre le quotidien le plus sordide et les apothéoses les plus enlevées. C’est à ce pari ardu auquel s’est attaqué Jean-Paul Manganaro pour le plus grand plaisir du lecteur français qui se trouve spontanément projeté dans ces borgate romaines, espaces périurbains en déshérence entre reconstruction d’après-guerre et laissés-pour-compte… Dans ce roman de jeunesse, véritable plaidoyer pour une partie de la population abandonnée de la vague du consumérisme naissant, Pasolini se fait le prophète de ce qu’il allait advenir par la suite au reste de l’Occident… La violence, contrairement à ce que le lecteur pourrait croire trop rapidement, n’est pas seulement celle décrite de ces jeunes adolescents livrés à eux-mêmes, rebus sans intérêt des bas-fonds romains. Vivant d’expédients et de combines plus ou moins criminelles, ces jeunes puisent une vitalité dans cet élan irrépressible de vivre qui fascina l’écrivain. C’est cette étincelle même qui anime le jeune Tommasino, héros du livre, capable des pires méfaits et parallèlement cherchant la rédemption. Pasolini livre en ces pages puissantes des scènes très fortes comme cette apothéose d’une sérénade des temps modernes qui métamorphose les jeunes voyous en poètes inspirés contrairement à ce qu’évoquait Paul Verlaine dans les Fêtes Galantes pour les joueurs de mandoline… Nous savons ce qu’il est advenu des espoirs de l’écrivain et poète, il nous reste ses livres, notamment celui-ci, un roman qui réservera de belles découvertes.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

"Les Petits Paris - Promenade littéraire dans le Paris pittoresque du XIXe siècle" de Laurent Portes, Jean-Didier Wagneur, BnF éditions, 2019.
 


Laurent Portes et Jean-Didier Wagneur viennent de publier une savoureuse promenade littéraire dans le Paris pittoresque du XIXe siècle portant le titre alléchant « Les Petits Paris » et paru aux éditions BnF. Derrière le pluriel et le qualificatif se cache une exploration des arcanes labyrinthiques de la capitale, un environnement souvent interlope en marge de ce que les grands romans du XIXe siècle nous ont légué. Cette aventure littéraire débuta dès les années 1820 jusqu’au premier conflit mondial, presque un siècle d’aventures bigarrées, univers transgressifs, et avant tout avec cette gouaille populaire constitutive de bien des arrondissements parisiens. C’est cette flânerie littéraire qu’ont recueillie nos deux auteurs en dressant une cartographie parfois canaille, tel ce tatoueur du 18e arrondissement, le « père Rémy » bien connu des souteneurs, lutteurs forains et des filles… Il faut avouer que Laurent Portes, conservateur en chef des bibliothèques à la BnF, auteur d’un « Paris du vice et du crime », et Jean-Didier Wagneur, chargé de la création de Gallica à la BnF, ont presque quitté notre époque policée pour se plonger dans cet univers qui semble si loin de nos avenues bien nettes et sans vies nocturnes alors que moins de deux siècles nous séparent d’elles ! Les Petits Paris ne s’opposaient pas alors à Paris en capitales mais le constituaient, parallèlement aux beaux quartiers, nul exotisme dans ces évocations, mais des mondes qui coexistaient, se rencontraient parfois, toujours en gardant cette distance que notre époque moderne a cru réduire… « Le vin sait revêtir le plus sordide bouge d’un luxe miraculeux, et fait surgir plus d’un portique fabuleux dans l’or de sa vapeur rouge, comme un soleil couchant dans un ciel nébuleux » confie Baudelaire dans Les Fleurs du Mal, ces horizons nés de subterfuges pour embrasser des rêves inaccessibles à la plupart de ces âmes. Gérard de Nerval, Joris-Karl Huysmans se saisiront également de ces miroirs déformés et déshérités de la capitale, pour les sublimer en réalités poétiques, magnifiques victoires. C’est un voyage dans une contrée à la fois proche et lointaine de nous que propose cet ouvrage, quelque peu abracadabrant aux multiples illustrations, reproductions de gravures ou photos ; Recueillant des perles littéraires un brin décalées, on y croise un homme à longue barbe arpentant les jardins du Palais Royal à demi nu, vagabond échoué en ces lieux ou encore dans le 4e rue Brise-Miche précisément, et qui existe encore de nos jours, faisant aujourd’hui le bonheur de ce quartier élégant du Marais qui abritait encore naguère des commerces moins avouables… Ce sont ces temps où l’absinthe régnait encore, inspirait les plus grands poètes, Verlaine n’étant pas le dernier, et avait même ses professeurs patentés comme le rapporte cette chronique au sujet de la rue de la Harpe dans le 5e . Il fut un temps où Paris ne comptait que 12 arrondissements, un treizième servit à désigner le lieu des amours illégitimes, un peu plus tard lorsque la capitale en compta 20, un 21e eut la même fonction, et qui termine cet ouvrage incontournable à qui souhaitera mieux connaître Paris par ses petits Paris !

 

 

 

700ème anniversaire

de la disparition de Dante Alighieri

©Lexnews

« La Divine Comédie – Le Paradis » Dante Alighieri ; Traduction de Michel Orcel, Éditions La Dogana, 2021.
 


Avec « Le Paradis » s’achève l’un des plus extraordinaires voyages livré par l’histoire de la poésie occidentale. Sept siècles ont en effet passé depuis ces derniers vers de Dante Alighieri (1265-1321) :

« Ma haute fantaisie lors défaillit,
mais jà menait mon désir et vouloir,
comme une roue qu’on tourne également,
l’Amour qui meut Soleil et toute étoile ».


Quel est cet Amour auquel Michel Orcel prend soin d’ajouter une majuscule ? Celui pour Béatrice qui fit traverser le poète en compagnie de Virgile parmi les cercles et autres cloaques de l’Enfer ? Dante, au terme de cette longue pérégrination, atteint une autre dimension, quittant celle des hommes pour une lumière absolue sublimant celle des astres les plus éblouissants.

 

 

 

À l’opposé des pleurs et remords des défunts n’ayant pas su et voulu en faire le phare de leur vie, « Le Paradis » décrit en compagnie de la bien-aimée Béatrice d’autres sphères, célestes celles-ci, jusqu’à l’Empyrée où la gloire de Dieu rayonne au point d’éclipser la quête initiale.

Comment dès lors évoquer ce Paradis ? Même le génial Liszt hésita suivant les conseils de son ami Richard Wagner à oser l’irreprésentable en ne composant pour ce troisième volet de sa fameuse Dante-Symphonie qu’un Magnificat au lieu et place d’un Paradis

 

Dante parvint cependant à quitter l’omniprésente « paura » de l’Enfer pour tisser une incomparable broderie où la Lumière éternelle unifie et dépasse toutes les particularités et individualités. Le lecteur de cette admirable traduction de l’écrivain et poète Michel Orcel réalisera alors la difficulté de rendre toutes ces subtilités et nuances, cette « fabrication d’espaces » de la Divine Comédie ainsi que le qualifia Carlo Ossola. Les valeurs d’éternité se dessinent ainsi progressivement au fil des pages, d’une glorification de Béatrice aperçue en rêve au Paradis à la Lumière divine omniprésente, terme du long voyage, si différent de celui d’Ulysse…

 

 

Dante explore en une quête alliant poésie et théologie la science de l’éternel suivant un rythme tripartite symbolisant La Trinité chrétienne de Dieu le Père, du Christ et de l’Esprit Saint. Cette lumière si bien rendue par la traduction cristalline de Michel Orcel enveloppe le lecteur et l’encourage à dépasser sa condition humaine afin d’atteindre une autre dimension suggérée dans les dernières pages de cet incomparable poème.

 

Quittant les choses contingentes, la poésie s’élance vers l’absolu représenté par cette lumière transcendante, un « Amour qui meut Soleil et tout étoile » et dont nous pouvons remercier Michel Orcel d’en laisser percevoir les éclats au terme de cette belle et longue quête poétique.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

A découvrir également aux éditions Aracdès Ambo les deux préfaces écrites par Gabrielle d'Annunzio à une traduction en français de l'Enfer "Dant de Flovrence" 2021.

Interview Michel Orcel

Dante Alighieri "La Divine Comédie - Le Purgatoire"

La Dogana, 2020.

 

Quel a été le point de départ de cette nouvelle traduction d’une œuvre légendaire, La Divine Comédie de Dante Alighieri, que vous avez entreprise depuis quelques années ?
 

Michel Orcel : "Je l’ai brièvement dit dans ma préface à l’Enfer, c’est l’indignation qui m’a mû. Une sainte indignation devant des traductions qui, soit par la complexité presque extravagante de leur langue (je pense évidemment à Pézard) soit par leur absence totale de musicalité (ce qui ne veut pas dire de mélodisme : il y a une vraie âpreté dantesque, et non moins d’opacité dans nombres de vers de la Comédie), me semblent faire obstacle à une lecture à la fois fidèle et contemporaine de ce chef-d'œuvre fondateur de la langue italienne, qui est aussi un sommet de la littérature universelle. Mais ma colère visait également les traductions qui aplatissent le discours de la Comédie. Je pense non seulement à la traduction de Jacqueline Risset (en vers libres), dont personne n’a jamais observé qu’elle est totalement dénuée de l’élément rythmique fondateur du poème, mais surtout à celle qu’un écrivain a récemment donnée chez un grand éditeur en mettant le poème de Dante en… octosyllabes, amputant ainsi de moitié l’ampleur poétique, intellectuelle et théologique de l’ouvrage, qui devient une sorte de « traduction de gare », comme on dit un « roman de gare ». J’écris en italiques le mot octosyllabe, car en vérité les « vers » de cette traduction sont des phrasettes de huit pieds, qui ignorent totalement la structure du vers octosyllabique – laquelle ne convient absolument pas à l’esprit du poème (il suffit pour s’en convaincre de relire les Chansons des rues et des bois d’Hugo). Cette tentative grotesque m’évoque les réécritures qu’on donne aujourd’hui de nos livres d’enfant : on supprime les mots un peu difficiles, on coupe en deux les phrases trop longues, on simplifie la syntaxe, on « modernise » la langue (« nous » devient « on »), etc. - Je l’ai dit aussi : je n’ai jamais pensé que je serais un jour conduit à traduire Dante, qui m’a longtemps semblé un massif inaccessible, mais, quand la chance m’en a été offerte par Florian Rodari, j’avais par rapport à mes concurrents l’avantage considérable d’avoir traduit les autres grands chefs-d’œuvre italiens en décasyllabes, et notamment les 39 000 vers du Roland furieux et les 15 000 vers de la Jérusalem délivrée, sans parler de Michel-Ange, poète obscur et rude s’il en est, et des poésies lyriques du Tasse. Pour traduire Dante, aucune autre solution ne s’offre en français que celle de la traduction en décasyllabes, vers qui est l’équivalent exact de l’hendécasyllabe italien. Mais un décasyllabe dont il faut posséder l’usage, ce qui sous-entend de longs exercices et une féconde méditation des vieux poètes français.
 

Avez-vous rencontré des problématiques particulières pour la traduction du Purgatoire par rapport à celle de l’Enfer ?


Michel Orcel : "Non, mais vous me donnez l’occasion de m’expliquer un peu mieux là-dessus. La souplesse de son style permet à Dante d’adopter dans le Purgatoire les mots, les tons, le phrasé qui conviennent évidemment à son objet ; le lexique, par exemple, n’use plus des couleurs violentes et parfois obscènes de l’Enfer, mais l’appareil stylistique (tropes hardis, syntaxe remodelée, métaphores concrètes, etc.) et la langue ne sont pas substantiellement différents. Ce qui diffère, en revanche, ce sont les moyens du traducteur, qui, d’une part éprouve un soulagement à quitter le monde infernal (où les émotions sont intenses mais désespérées), et qui d’autre part pénètre toujours plus profondément dans l’œuvre et se prend du même coup à modeler de plus en plus près son vers sur le vers italien. De telle sorte que, si je n’ai jamais cherché à reproduire le système des rimes (ABA BCB CDC, etc.) - ce qu’a tenté une récente traductrice (traductrice – mais certainement pas poète), montrant ainsi que c’est une entreprise impossible si l’on veut sauver la grandeur et la complexité du tissu poétique de Dante -, j’ai spontanément trouvé des échos plus flagrants, des rimes plus fréquentes, notamment entre le premier et le troisième vers du tercet. Pour ne rien vous cacher, la chose s’est d’ailleurs vérifiée et accrue dans la traduction du Paradis. Pour répondre à votre question : loin d’avoir rencontré de nouveaux obstacles, les difficultés se sont faites moins pesantes.

Quelle vision selon vous nous livre Dante du Purgatoire sachant que ce concept est né au Moyen Âge ainsi que l’a brillamment rappelé le médiéviste Jacques Le Goff (lire notre interview) ?


Michel Orcel : "C’est une vision très proche de la théologie chrétienne (saint Thomas et la théorie de l’amour détourné de son vrai but sont bien là en arrière-plan) mais, en même temps, profondément personnelle. De même qu’il avait sauvé dans les « Limbes » de l’Enfer de grands personnages de l’Antiquité (Homère, Horace, Aristote, Platon, etc., et jusqu’à Démocrite, étonnant choix !) ou même du monde païen (Averroès, Saladin), de même le Purgatoire est marqué par la présence de trois grandes figures de l’Antiquité : Caton, qui accueille le poète dans l’anté-Purgatoire ; Virgile, le « très tendre père » qui guide le poète depuis les Enfers et le quittera (terrible moment !) au seuil du Paradis terrestre, sommet du Purgatoire, et un autre poète latin, Stace, qui va le conduire vers Mathilde et puis Béatrice. La présence de Caton n’est pas peu étonnante, si l’on y réfléchit. Stace peut surprendre aussi, car on ne sache pas que ce grand poète (si mal connu aujourd’hui) soit jamais devenu chrétien. Cela dit, la structure de la Divine Comédie est très pensée, et le Purgatoire est construit de façon spéculaire par rapport à l’Enfer : au lieu d’un gouffre structuré en « cercles » descendants, c’est une montagne qu’on gravit par corniches jusqu’au Paradis terrestre, qui se trouve inclus (c’est une invention de Dante) dans le Purgatoire.

Pensez-vous que cette vision de Dante soit encore compréhensible et accessible aux jeunes générations d’aujourd’hui ?


Michel Orcel : "Je dirai d’abord que, depuis au moins deux siècles, lire Dante n’exige en aucune manière de croire en Dieu et a fortiori à la réalité de l’Enfer et du Purgatoire.

Si les Italiens de tous âges continuent à être profondément émus par la lecture de la Comédie, c’est, non seulement parce que Dante est le père nourricier de la langue italienne et un pôle symbolique (comme Verdi) en qui se reconnaissent les Italiens, mais aussi parce que son poème décrit l’humanité avec violence, crudité, verdeur, ironie, humour, mais aussi tendresse, amitié, passion et compassion. Tous les sentiments, des plus beaux aux plus bas, tous les amours et les vices des hommes y sont peints sous des couleurs vivantes, tantôt pleines d’horreur, tantôt de pitié et de sympathie. Dans l’Enfer, la tendresse ne se faisait un chemin qu’à travers la figure de Virgile (le « très tendre père »), envers lequel Dante - qu’on représente si grave et si sévère - se montre comme un enfant à la fois craintif et confiant, ou de Brunetto Latini, le maître du poète, ainsi que dans des figures historiques mais déjà légendaires. Je pense notamment à Paolo et Francesca da Rimini, unis pour l’éternité dans un amour à la fois pur et coupable, ainsi qu’au comte Ugolin et à ses petits-enfants, mourant de faim les uns après les autres au fond de leur cachot… Cette tendresse se fait plus générale dans le Purgatoire ; les vices y sont certes durement punis mais rédimés, et tout le cantique mène vers le Paradis terrestre dans un grand mouvement amoureux qui préfigure déjà les joies du Paradis. Dans les années 80, Carmelo Bene (acteur et cinéaste avant-gardiste) déchaînait à Ravenne un stade empli de jeunes gens en leur lisant la Comédie… En 2006, c’était Roberto Benigni, sur la place Santa-Croce, qui commentait et récitait devant des foules passionnées les chants du grand poème : un spectacle qui a été repris dans diverses villes d’Italie et du monde, qui a été télévisé (on peut en voir de nombreux extraits sur Youtube) et a sans doute été vu par dix millions de personnes… C’est dire qu’en italien, la Comédie peut encore bouleverser des foules plus ou moins cultivées. Je ne crois pas, hélas, que ce puisse être le cas en France, non pas tant à cause de la traduction (ma version, en tout cas, est passée par le « gueuloir », contrairement aux autres, à ce qu’il semble si l’on fait l’expérience d’une lecture à haute voix), mais surtout parce que notre pays est aujourd’hui totalement déséduqué et que le nom de Dante est plutôt connu pour être le prénom d’un footballeur (d’ailleurs médiocre) que celui d’un des plus grands poètes que le monde ait connus… Cela dit, laissons aux jeunes gens toutes les chances d’ouvrir un jour la Comédie et de s’y plonger sans tenir grand compte des innombrables références historiques ou théo-logiques, mais en le lisant comme un poème aux métaphores les plus concrètes et les plus variées, comme un merveilleux kaléidoscope d’aventures et de caractères, enfin comme une initiation de l’amour à l’Amour.

 

Est-ce la joie qui vous guide maintenant pour la dernière étape avec la traduction du Paradis qui viendra conclure cette vaste entreprise ?


Michel Orcel : "Pour être tout à fait franc, j’ai achevé il y a quelques jours à peine (le 29 juin) le premier jet de ma traduction du Paradis. Et en effet j’ai traduit ce chant dans une joie croissante, à peine ralentie ici et là, lorsque Dante nous inflige quelques tercets de pure théologie... Ce qui est plus puissant que toute dogmatique, c’est la grande symphonie de la Lumière et de l’Amour qui anime tout le cantique et achève le poème sur le fameux vers : « Amor che move il Sol e l’altre stelle » (« Amour qui meut Soleil et les autres étoiles »). N’oublions pas que la religion de Dante – pour être tout à fait orthodoxe – est le fruit d’une bouleversante expérience amoureuse de sa prime jeunesse dont, après des aventures sensuelles, il tirera tout le suc et le sens de la Comédie. Il est d’ailleurs remarquable (et la potentielle influence de l’islam sur Dante a été brillamment soutenue autrefois par Miguel Asin Palacios) que ce que Béatrice fut à Dante soit très semblable à ce que Nîzham fut pour le grand mystique musulman Ibn ‘Arabî, « la manifestation terrestre, la figure théophanique de la Sophia aeterna » (H. Corbin).

Rien n’est ébranlé des fondements les plus purs du christianisme – le seul Médiateur est le Christ, la Vierge mère est « fille de (son) Fils (…), etc. –, mais le moyen par lequel Dante est éveillé à l’Amour divin passe par les yeux d’une femme. (Comment, à ce point, ne pas se rappeler l’Éternel Féminin / (qui) nous entraîne vers le haut » de Gœthe ?) De même que Dante avait inventé le mot « transhumaner » pour désigner le passage potentiel de l’homme à la surnature (la nature humaine déifiée), de même peut-on dire qu’il est le plus haut représentant d’un « féminisme » avant la lettre qui fait de la Femme le véhicule primordial de l’initiation au secret de l’amour divin".

 

© Lexnews

 

- "Le Purgatoire - La Divine Comédie" par Dante Alighieri, traduction nouvelle de Michel Orcel, 464 p. La Dogana, 2020.

 

 

Propos recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter

© Interview exclusive Lexnews

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BEAUX LIVRES

et CATALOGUES D'EXPOSITION

 

« Louis Lagrenée (1725-1805) » de Joseph Assémat-Tessandier, Editions Arthéna, 2023.
 


Le peintre français Louis Lagrenée couvrant de son art tout le XVIIIe siècle fait l’objet d’une belle publication aux éditions Arthéna sous la plume de Joseph Assémat-Tessandier, auteur lui ayant consacré une thèse remarquée. Il fallait, il est vrai, une monographie captivante afin de mieux faire connaître cet artiste souvent injustement méconnu et pourtant à la belle carrière officielle, peintre d’Histoire, reçu à l’Académie royale et directeur de l’Académie de France à Rome. C’est ainsi vœu exaucé !
Louis Lagrenée connaîtra, en effet, un parcours « classique » avec un Prix de Rome en 1749 et plus de 150 tableaux présentés au Salon du Louvre de 1755 à 1789. Cette carrière florissante en tant que peintre, mais aussi décorateur et portraitiste s’inscrivit dans le mouvement rococo qui s’imposa sous le règne Louis XV et qui se caractérise par son raffinement et ses thèmes de prédilections pour les sujets galants et autres évocations pastorales. Le classicisme et l’antique tiennent, cependant, également une place importante dans l’œuvre de l’artiste où portraits, scènes mythologiques et autres allégories sont l’occasion pour ce dernier de déployer son art à la fois délicat et raffiné ainsi que le lecteur pourra le constater et l’admirer dans ces pages avec des œuvres notables telles « Les Amours de Psyché et de Cupidon » ou encore « Mars et Vénus ».
Soulignons encore que le rayonnement de Louis Lagrenée dépassera largement les frontières du royaume pour s’élargir jusqu’à la Cour de Russie où l’artiste connaîtra également la consécration en devenant le peintre officiel de la tsarine Catherine II. Sa longévité le portera à peindre jusqu’au terme de sa vie et à transmettre son art à de jeunes générations d’artistes.
Surtout, et ainsi qu’il ressort de ce riche ouvrage exhaustif, de nouvelles et belles découvertes ces dernières années d’œuvres considérées comme perdues, mais aussi des études préparatoires et autres carnets de croquis ont permis de préciser et d’augmenter encore l’ampleur de son catalogue.
Artiste à la renommée internationale et emblématique du XVIIIe siècle, Louis Lagrenée compte assurément parmi les artistes majeurs de ce siècle et cet ouvrage permettra au lecteur d’en apprécier toute la richesse notamment grâce à une iconographie remarquable accompagnant un catalogue complet.

 

« Le Lin, fibre de civilisation(s) » sous la direction d’Alain Camilleri, Editions Actes Sud, 2023.
 


Voici un bel hommage rendu au lin, cette plante également synonyme du fil et du tissu auxquels elle donne naissance après un long processus de culture et de techniques. Comment cette frêle plante aux teintes bleutées si caractéristiques en plein cœur de l’été dans nos campagnes a-t-elle plus se frayer un tel chemin au fil des millénaires et des civilisations ? C’est le sujet de ce livre aussi beau qu’informé grâce à la collaboration des meilleurs spécialistes sur la question. À l’heure des multiples questionnements sur une agriculture raisonnée, le lin occupe une place de choix tant ses multiples vertus font de lui une plante d’avenir. Et pourtant, son histoire ne date pas d’hier si l’on songe à son importance déjà dans l’économie égyptienne pharaonique. Chaque pan de l’histoire a su tisser un maillage séré avec le lin ainsi que le découvrira le lecteur dans ces pages allant de la préhistoire jusqu’à nos jours. Mais cet ouvrage ne se veut pas qu’une seule histoire du lin – ce qu’il offre déjà avec réussite – mais entend aussi livrer une réflexion actuelle sur l’engouement que le lin suscite auprès des créateurs, stylistes et designers sans oublier l’art de vivre qu’il véhicule. Un bel ouvrage informé et captivant retraçant les enjeux que cette petite plante dénommée le lin n’a pas fini de susciter !
 

 

« Noël Coypel - Peintre du roi » sous la direction de Guillaume Kazerouni & Béatrice Sarrazin, 28 X 24 CM, 352 p., Snoeck éditions, 2023.
 


C’est au peintre du XVIIe siècle, quelque peu tombé dans l’oubli, Noël Coypel qu’est consacrée cette vaste somme aux éditions Snoeck à l’occasion des expositions qui lui sont consacrées au Château de Versailles et musée des Beaux-Arts de Rennes. Ainsi que le relève en préface Laurent Salomé, Directeur du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon : Si Coypel fut négligé, ce n’est cependant ni en raison d’un talent médiocre, ni d’un rôle secondaire dans les chantiers monumentaux entrepris durant le règne du Louis XIV qu’il servit fidèlement. Il fut, il faut l’avouer, injustement éclipsé par Le Brun et peu aimé de Mansard. Son style bien différent de ses contemporains tout en s’inscrivant dans l’air du temps, celui de à l’école de Bologne et de l’influence du grand maître Nicolas Poussin, n’est pourtant pas dénué de paradoxes et de singularité, ainsi qu’il ressort de la lecture de ce riche ouvrage collectif réalisé sous la direction des spécialistes de Coypel, Bénédicte Sarrazin et Guillaume Kazerouni, également co-commissaires des expositions.
En retraçant, en premier lieu, le cercle du peintre académique et ses années de formation, le catalogue souligne l’héritage du paysage bolonais – et ses couleurs – ainsi que l’influence de Charles Errard qui repèrera rapidement le talent et la propension du jeune artiste à s’inscrire dans la politique de grands décors du Grand Siècle. Ainsi vont se succéder de grandes commandes auxquelles Coypel participera activement : le parlement de Rennes avant de s’illustrer par les grandes réalisations des différentes demeures royales (Tuileries, Versailles, Meudon…) que Béatrice Sarrazin analyse dans le détail de ces pages.
La dimension religieuse fait l’objet également d’une section passionnante sous la plume de Guillaume Kazerouni avec une impressionnante série d’œuvres développant un traitement original de la transcendance tout en s’inscrivant dans des critères formels traditionnels.
Le catalogue se termine par une section consacrée à une part méconnue et néanmoins importante de l’artiste à la manufacture des Gobelins, Coypel ayant également consacré son art à celui de la tapisserie avec des cartons et maquettes somptueux analysés par Clara Terreaux et Arnaud Denis. Enfin, Guillaume Kazerouni vient conclure cette somme indispensable à la compréhension de Noël Coypel avec des pages dédiées aux dernières années de sa vie, années qui malgré les relégations seront marquées par des œuvres brillantes et loin d’être mineures faisant de cet artiste une personnalité bien singulière et d’une longévité artistique exceptionnelle.

 

« Passion Partagée - Une collection d’art africain constituée au XXIe siècle », Bruno Claessens, Michel Vandenkerckhove , Didier Claes, Hughes Dubois (photography) ; Relié, 384 p., 31 x 28 cm, Fonds Mercator, 2023.
 

 

L’art africain fait l’objet ces dernières décennies d’une exploration et belle mise en valeur tendant à lui restituer toute sa richesse et ses multiples variations. Car l’appellation même au singulier « d’art africain » demeure encore bien trop réductrice ainsi qu’en témoigne ce somptueux livre d’art paru aux éditions Fonds Mercator et réalisé par Bruno Claessens, Michel Vandenkerckhove , Didier Claes et Hughes Dubois pour la photographie. La rencontre de passionnés, celle du collectionneur Michel Vandenkerckhove et du marchand d’art Didier Claes, a en effet donné naissance à cet ouvrage servi par une iconographie remarquable signée en noir et blanc par Hughes Dubois. Les œuvres dialoguent entre elles, une conversation qui n’aurait pas déplu à un certain André Malraux…

 


Si les traces écrites de la culture africaine font souvent défaut, les multiples œuvres d’art ainsi présentées et qui ont su tant inspirer les artistes au début du siècle passé forment le musée témoin de la grandeur de ces civilisations pour nombre d’entre elles disparues. Ces quelque deux cents objets réunis dans ce livre d’art révèlent en effet au-delà de la collection d’Anne et Michel Vandenkerckhove les richesses encore insoupçonnées du continent africain, au-delà des clichés encore trop présents des arts dits « traditionnels ».

 

 

Cette statue Mumuye en bois du Nigeria à l’équilibre parfait, cette figure de reliquaire Mahongwe en bois et métal du Gabon à l’ovalité matricielle renvoient aux notions les plus sacrées de ces civilisations dotées d’une si riche cosmographie. Les masques, les fétiches sans oublier les sublimes sculptures des Lega de l’est de la République du Congo manifestent non seulement la dextérité de leurs artistes mais témoignent également de la richesse de la pensée symbolique africaine. Raffinement artistique et mythologies constitutives se conjuguent avec un rare bonheur au fil des pages de cette collection inspirée.

 

« Portraits : architectural parables » de François Charbonnet et Patrick Heiz, 656 pages, Editions Park Book, 2023.
 


Première parution consacrée au célèbre cabinet d’architecture Mad In, cet ouvrage signé François Charbonnet et Patrick Heiz, les fondateurs, devrait être fortement salué, et ce à plus d’un titre !
En premier lieu, « Portraits : architectural parables » offre une mise en perspective originale des idées et perceptions en matière d’architecture et de design au fil du temps ayant influencé ou orienté les nombreux projets et réalisations du célèbre cabinet d’architecture et design suisse. L’ouvrage est, en effet, parti du postulat que tout projet repose avant tout sur les pensées ou perceptions visuelles l’ayant précédé. Ce sont ces extraordinaires métamorphoses qu’ont souhaité retracer les auteurs et fondateurs, François Charbonnet et Patrick Heiz, au travers de multiples et riches thèmes porteurs.
Aussi n’est-il pas étonnant, en deuxième lieu, que « Portraits : architectural parables » offre une extraordinaire iconographie des plus variées mariant plans, photographies et célèbres toiles en passant même par des extraits de la Recherche ! L’ouvrage de plus de pages 650 fait appel et s’appuie, en effet, sur une incroyable documentation et information issues aussi bien de projets architecturaux, de l’histoire de l’art, de la littérature ou encore de notre cadre vie au quotidien…
Surtout, à la lecture de ce fort volume, à la présentation, reliure et format allongés, sobres et originaux, le lecteur découvrira l’ensemble ou plutôt la méthodologie et process de penser protéiformes retenus par le célèbre cabinet d’architecture et design suisse Made In. Refusant tout système fermé et approche exhaustive, l’ouvrage a fait choix de donner à lire une façon de penser et de concevoir foisonnante et des plus fécondes. Une approche et méthodologie de conception que François Charbonnet et Patrick Heiz ont su développer et transmettre dans leur enseignement au Département d'architecture de l'ETH Zurich ainsi qu’à l'Accademia di architettura de Mendrisio.
Pour toutes ces raisons, cet original, riche et fertile ouvrage devrait retenir l’attention de plus d’un professionnel ou curieux et figurer au titre de livre de référence dans toute bonne bibliothèque !

 

« Chess Design » de Romain Morandi, Norma Editions, 2022.
 


Véritable hommage esthétique au noble jeu dont les origines se perdent dans la nuit de temps, « Chess design » présente une documentation exceptionnelle sur le jeu d’échecs avec près de 300 échiquiers parmi les plus précieux ou célèbres. En couvrant de manière exhaustive plus d’un siècle de création de l’Art nouveau dès 1895 à l’an 2000, Romain Morandi, historien de l’art et propriétaire de la galerie portant son nom, signe un ouvrage que ne pourra que faire date. L’ouvrage présente en effet l’évolution des formes et des designs de ce jeu réunissant un échiquier et 16 pièces par joueur de formes aussi variées que celle de la créativité des artistes présentés en ces pages. Chess Design fait ainsi la preuve que l’art a su s’inviter dans cette pratique souvent jugée élitiste jusqu’au siècle dernier et qui par sa démocratisation a autorisé une multiplicité des formes et même des couleurs dans un univers pourtant singulièrement codifié. Ainsi que le relève Romain Morandi dans sa préface : « l’échiquier symbolise la prise de contrôle, non seulement sur des adversaires et sur un territoire mais aussi sur soi-même ».
Fort de ces enjeux, les plus grands artistes allaient s’emparer de cette discipline mondialisée et souvent représentée par des personnalités qui deviendront des stars. Bois, verre et céramique se verront compléter par des matériaux inusuels en ce domaine tels l’acier, le plastique et même des matériaux composites, sans parler bien entendu du numérique. Les plus grands noms de l’art et du design laisseront le témoignage de leur créativité, on pense bien entendu à Marcel Duchamp et Man Ray, mais aussi Calder, Vasarely, et plus proche de nous Damian Hirst.
Les passionnés d’échecs ou amateurs de beaux objets jetteront assurément leur dévolu sur cette mine d’information aussi plaisante à regarder grâce à sa riche iconographie que passionnante à lire !

 

« HIROSHIGE - Les éventails d'Edo - Estampes de la collection Georges Leskowicz » ; Textes de Christophe Marquet avec la collaboration de Toshiko Kawakane ; Fondation Jerzy Leskowicz ; 288 p., 198 illus., 35 x 24 cm ; Reproduction des estampes au format d’origine, In Fine Éditions, 2022.
 


Le maître de l’estampe japonaise Hiroshige (1797-1858) est passé à l’immortalité depuis le milieu du XIXe siècle pour son habileté à saisir tout aussi bien des paysages qui l’ont rendu célèbre que de courtes scènes que nul autre artiste ne réussira à concurrencer. Les estampes pour éventails constituent une part souvent méconnue et plus rare de l’œuvre de ce grand artiste. Aussi est-ce avec curiosité et plaisir que le lecteur pourra découvrir cet ouvrage paru aux éditions In Fine consacré aux éventails d’Hiroshige dits « d’Edo » offrant de magnifiques reproductions d’estampes au format d’origine.
Ce livre d’art restitue toute la magie des éventails plats en bambou (uchiwa) du dernier imagier d’Edo avec cette habileté à se saisir d’infimes scènes, règne de l’éphémère si cher à l’esprit japonais. Ces estampes faisant partie de la collection Georges Leskowicz sont présentées en ces pages pour la première fois par Christophe Marquet et Toshiko Kawakane, ces spécialistes replaçant ici ces œuvres précieuses et rares dans le contexte de l’histoire de la gravure pour éventails au Japon.
Que l’on retienne la lecture savante proposée par ces auteurs ou bien une découverte au fil des pages en un plaisir purement esthétique, le lecteur appréciera le raffinement du trait, l’équilibre toujours saisissant des couleurs, cette habileté à suggérer un quotidien transcendé par la beauté de la nature en autant de scènes délicatement composées…
Si nous pensions bien connaître l’œuvre du grand maître de l’estampe japonaise de la première moitié du XIXe s., cet ouvrage se chargera de manière esthétique de nous faire la preuve du contraire !

 

« African Modernism - The Architecture of Independence. Ghana, Senegal, Côte d'Ivoire, Kenya, Zambia » ; Sous la direction de Manuel Herz avec Ingrid Schröder, Hans Focketyn and Julia Jamrozik ; Photographies de Baan et Alexia Webster ; 640 pages, 23,5 x 32 cm, 2nd édition, Park Books 2022.
 


Rapidement épuisé après sa sortie en 2015, cet ouvrage consacré à la modernité africaine fit l’objet d’un accueil unanime et reçut de nombreuses récompenses : Lauréat du FILAF d'or, premier prix des meilleurs livres sur l'art en 2015 au FILAF (Festival international du livre et du film d'art), désigné également comme étant l’un des plus beaux livres suisses de 2015, lauréat du DAM Architectural Book Award 2016… Cette reconnaissance justifiait ainsi une nouvelle édition sur un sujet souvent méconnu et donnant à lieu à bien des réductions postcoloniales. Car, ainsi que le démontrent les auteurs de cette somme remarquable, le continent africain recèle des trésors d’architecture des années 50 et 60, période clé de son histoire caractérisée par l’accès à l’indépendance de la plupart de ces États.
Contrairement à l’idée reçue, ces pays et notamment ceux faisant l’objet de ces analyses – à savoir le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Kenya et la Zambie – ont su exprimer leur identité par des créations architecturales d’envergure. Ce modernisme africain s’est ainsi manifesté de la manière la plus créative qui soit par des bâtiments aussi ambitieux que talentueux, point de rencontre entre ce nouvel élan et les cultures locales. Les auteurs présentent et analysent dans ces pages abondamment illustrées une centaine de réalisations avec leur descriptif, images, plans de sites et d’étage. Les prises de vue réalisées par Iwan Baan et Alexia Webster sont pour la plupart d’entre elles récentes et permettent de se faire une idée du projet initial sans pour autant en masquer leur état actuel, souffrant souvent de l’épreuve des temps à l’image de biens de nos édifices occidentaux…
Véritable somme consacrée à l’urbanisme et l’architecture postcoloniaux, « African modernism » fait entrer de plain-pied le lecteur dans un univers foisonnant de créativité ne donnant qu’une envie, celle de découvrir ces réalisations sur site !

Les auteurs :


Manuel Herz dirige son propre studio de design et d'urbanisme à Bâle et à Cologne. Il est professeur assistant à l'Université de Bâle. Ingrid Schröder est architecte et directrice du programme MPhil en architecture et design urbain à l'Université de Cambridge. Elle a été nommée directrice de l'École d'architecture de l'Architectural Association à Londres en mai 2022 et assumera ce poste en août 2022. Hans Focketyn dirige sa propre agence d'architecture à Bâle et enseigne en tant que professeur à l'école d'architecture, de bois et de génie civil de l'Université des sciences appliquées de Berne à Berthoud, en Suisse. Julia Jamrozik est architecte et professeure adjointe à l'École d'architecture de l'Université de Buffalo à Buffalo, NY. Conçu par Marie Lusa.

 

« Jean Bardin (1732-1809), le feu sacré » ; Catalogue sous la direction d’Olivia Voisin, 304 p., Editions Le Passage, 2022.
 


Le présent catalogue publié par les éditions Le Passage propose au lecteur une découverte, celle d’un peintre du XVIIIe siècle trop souvent injustement méconnu, et pourtant auteur de nombreuses œuvres d’art déterminantes à la veille de la Révolution. Accompagnant l’exposition du musée des Beaux-Arts d’Orléans, cet ouvrage nous fait entrer au cœur même de la création artistique en cette fin du XVIIIe siècle dans le contexte des Lumières et d’un Ancien Régime qui s’estompe. Jean Bardin, peintre de talent et reconnu à son époque sait également dispenser son art au plus grand nombre, notamment dans le cadre de l’École gratuite de dessin à Orléans alors qu’il avait atteint l’âge de 53 ans. Ce pédagogue hors pair, ainsi que le souligne les nombreuses études que le catalogue réunit, sut en effet transmettre non seulement l’art de la peinture d’histoire que nous retrouvons dans les nombreuses reproductions couleur qui ornent avec bonheur cet ouvrage, mais également de magnifiques évocations d’art sacré dans lequel le peintre excellera également. Remportant le prix de Rome, Bardin dont le goût assuré correspond aux standards de son époque saura aussi réaliser des toiles prestigieuses telle sa grande œuvre, le cycle monumental des sept Sacrements pour la chartreuse de Valbonne, dans le Gard. Virtuosité, précision du trait et magnificence de la couleur dans l’esprit de Nicolas Poussin qu’il vénéra sa vie durant caractérisent l’art de Bardin ainsi qu’il ressort de ce riche catalogue qui aura entre autres mérites – et non des moindres - de rappeler la mémoire d’un peintre qui inventa un nouveau langage préfigurant le siècle à venir.

 

Jean-David Jumeau-Lafond : “Martine de Béhague, une esthète à la Belle Époque”, Flammarion, 2023.
 


Le Nirvana, yacht privé de Martine de Béhague, 80 m de long, a sillonné les mers lointaines afin d’assouvir cette soif d’absolu qui anima toute sa vie cette richissime collectionneuse d’œuvres d’art. On prêtait à la Comtesse Martine d’acquérir une œuvre d’art par jour au temps de la Belle Époque… Cette passion remonte à loin, sa mère comme son père ayant eu également un goût de la beauté, legs précieux pour leur enfant. Tout est objet, pour cette femme curieuse et intrépide, de découvertes au fil de ses multiples voyages : tableaux, archéologie, bibliophilie, architecture… La Méditerranée formera notamment l’un de ses champs de recherche, avec une attirance certaine pour l’antique. Tout en connaissant les grands de ce monde, artistes et écrivains tels Henri de Régnier, Marcel Proust ou encore Paul Verlaine, cette personnalité atypique cultivait les contrastes. Éprise de beauté, elle aimait à préserver sa solitude et appréciait par-dessus tout un cercle restreint d’habitués. Cette quête d’esthète constituait la raison même de sa vie ainsi que le souligne Jean-David Jumeau-Lafond. Peut-être a-t-elle recherché dans ces œuvres d’art ce qu’elle n’avait su préserver de son mariage qui fut un échec ? Sa fantaisie la poussait à chérir cette liberté qui devait primer sur tout, et sa curiosité s’étendait à un large registre de créations, sans pour autant être une collectionneuse invétérée. Son hôtel particulier rue Saint-Dominique était le symbole de ses multiples attirances et abritait différents salons consacrés à ses nombreuses passions où l’antique se disputait aux beaux arts. Son rapport aux œuvres n’était pas celui du spécialiste, mais relevait plus d’une quête d’absolu jamais atteint. Ainsi que le relève Valentine de Ganay en préface, Martine de Béhague n’a jamais cessé de faire des choix très personnels, qualifiés pour certains d’éclectisme, choix qui pourtant ont composé un ensemble certes subjectif mais qui a cependant rejoint celui des grands passionnés de l’art depuis l’aube des temps. Cet ouvrage refait vivre cette véritable odyssée grâce aux très nombreux documents inédits réunis par la sagacité de l’historien de l’art Jean-David Jumeau-Lafond, une pérégrination aux multiples visages qui ne pourra que susciter la curiosité et l’intérêt du lecteur.

 

« Martine Martine » Yves Gagneux – Catalogue raisonné tome II, 24,5 x 31 cm, 280 pages, Éditions du Regard, 2022.
 


Avec ce deuxième tome paru aux éditions du Regard, Yves Gagneux, conservateur général du patrimoine et directeur de la Maison Balzac, et Guillaume Daban nous convient à cette belle découverte l’œuvre de l’artiste Martine Lévy. Née à Troyes en 1932 dans une famille de collectionneurs, c’est très tôt qu’elle se trouve initiée à l’art auquel elle consacrera toute sa vie. Plus connue sous son nom d’artiste Martine Martine, son œuvre sera protéiforme, qu’il s’agisse des médiums employés allant du dessin au pastel, en passant par la gravure et l’huile sans oublier la sculpture, des thèmes multiples qui inspireront un catalogue impressionnant dont ce deuxième volume venant compléter l’inventaire.

 


Comment caractériser le travail de Martine Martine avec ce deuxième opus du Catalogue raisonné servi par une édition soignée et remarquable ? Par delà la diversité des thèmes et des séries, Martine Martine appréhende ses sujets dans sa globalité, avant d’en livrer par de multiples séries un nombre impressionnant de facettes tel qu’il ressort de ces premiers carnets traitant des portraits de sumotori dont la rondeur et la vigueur des visages ont su capter l’œil de l’artiste.

 

 

À la manière du théâtre kabuki, Martine Martine esquisse quelques traits marquants qui parviennent à restituer la vitalité et la profondeur de ces instants saisis presque sur le vif. En autant de petites vignettes, ces carnets déstructurent le sujet afin de se l’approprier et de donner vie à une nouvelle représentation. Les carnets III & Mémoires III allant de 2003 à 2013 prolongent cette démarche et prennent comme nouveau champ de recherche Balzac dont Martine Martine livre une multitude de portraits et de lavis, répétant inlassablement cette exploration de la physionomie, devenant elle-même œuvre d’art. Tenant presque de la démarche initiatique, ce geste quasi obsessionnel envoûte le lecteur et le conduit à une certaine extase, à l’image des compositions d’un Philip Glass ou de Steve Reich. Au terme de ce parcours singulier et fascinant, le lecteur aura le sentiment d’entrer dans l’intimité de la création de Martine Martine, ce qui n’est pas le moindre des attraits de ce superbe Catalogue raisonné.

 

« Maurice Calka – Le sculpteur du design » de Xavier de Jarcy, Editions Albin Michel, 2022.
 


C’est avec un vif intérêt que le lecteur découvrira cette belle et première monographie consacrée à Maurice Calka (1921–1999) et signée par le journaliste Xavier de Jarcy aux éditions Albin Michel. De ce « sculpteur de design » ayant marqué l’histoire de l’art de la deuxième moitié du XXe siècle, chacun a bien entendu à l’esprit son fameux bureau « boomerang », objet du design pop iconique des années 1969, tout en couleurs et rondeurs et qui illustre la couverture de ce beau livre. Mais, Maurice Calka est aussi et surtout un génial artiste pluridisciplinaire donnant à voir une variété de réalisations et matériaux incroyables allant de la sculpture au design urbain ou encore à l’architecture. Qui ne se souvient également, à la simple évocation de son nom, de ces fameux papillons géants de Vanves venus si agréablement égayer le « périph’ » parisien en 1981 ?
Véritablement artiste inclassable, sculpteur, designer, dessinateur, architecte et urbaniste, l’œuvre de Maurice Calka ne saurait laisser indifférent. Aussi, est-ce avec bonheur que les amateurs de design, mais aussi tout collectionneur ou curieux d’art découvriront cet ouvrage soigné avec son format carré et ses couleurs acidulées. Devant tant d’expériences, de matériaux et de réalisations, l’auteur, Xavier de Jarcy, a fait choix d’une approche chronologique allant des jeunes années de l’artiste à « L’école Calka »… Des places ou bâtiments publics aux intérieurs plus intimistes, l’artiste n’a eu, en effet, de cesse d’innover et de surprendre. Remportant le Premier Grand Prix de Rome de sculpture en 1950, Maurice Calka se fait connaître avec un nouvel art urbain dès les années 60. Optant pour une « Sculpture pour tous », l’artiste saura s’imposer avec des sculptures, bas-reliefs ou encore fresques que ce soit à Clamart ou encore Reims. Les multiples places publiques réalisées par l’artiste retiendront également, bien sûr, l’attention, tant ces dernières s’enchaînent avec une diversité et couleurs à couper le souffle ; on songe à Saint-Louis de La Réunion, à Paris, à la place des Gradins de Torcy en 1975… Et puis, comment oublier, Maurice Calka, architecte ou designer ? Comment oublier cette fabuleuse Renault 5 Cacharel de la fin des années 1970 ?
Et, oui, Maurice Calka, c’est tout cela et il fallait assurément une telle monographie complète et incontournable pour rendre hommage à ce grand artiste de la deuxième moitié du XXe siècle.

 

« Proust, la fabrique de l'œuvre » sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fait et Nathalie Mauriac Dyer, catalogue d’exposition BNF, 240 pages, Gallimard, 2022.
 


Vaste entreprise que d’explorer la fabrique de l’œuvre de Marcel Proust ! Mais, une heureuse initiative entreprise aujourd’hui sous la direction d’Antoine Compagnon de l’Académie française à l’occasion de l’exposition éponyme actuellement à la BnF. A l’image d’un abécédaire littéraire des plus nourris, le présent catalogue présente de A à Z, la création littéraire proustienne avec des entrées aussi variées et pittoresques que « Water-closet », « Zut, zut, zut, zut » ou « Kapitalissime »… Derrière l’apparent farfelu de certaines de ces thématiques se trouve cependant développé avec brio et passion le véritable laboratoire d’écriture de l’auteur de La Recherche. Ainsi que le relèvent Antoine Compagnon, Guillaume Fait et Nathalie Mauriac Dyer « la vision de l’écrivain au travail dans ses manuscrits s’impose aussitôt au lecteur », évoquant les fameuses paperoles qui accompagnaient ce travail souvent long et répété de rédaction se nourrissant de multiples références croisées. Comment cependant recoller tous ces morceaux accumulés par ce long processus de composition ? Quelle relation entretenait l’écrivain avec le temps, ce fameux « Temps », tout au long de la genèse de l’œuvre à accomplir ? Comment avons-nous reçu ce legs un siècle après et que faire de ces multiples manuscrits constituant la création proustienne ? C’est à ces questions auxquelles répond avec précision et clarté ce riche catalogue illustré, bien sûr, par de nombreuses reproductions des manuscrits de Marcel Proust, mais aussi de photographies d’époque et autres œuvres d’art. Pour les amateurs du célèbre écrivain, mais aussi pour les esprits curieux souhaitant vagabonder de page en page dans l’immense laboratoire de la création littéraire d’A la recherche du temps perdu, cet abécédaire réservera bien des agréments et exquises surprises.
 

« L’Épopée de Gilgamesh » illustrée par l’art mésopotamien, direction scientifique de l’iconographie et introduction d’Ariane Thomas, photographies de Jean-Christophe Ballot, traduction de l’arabe d’Abed Azrié, volume relié sous coffret, 24,5 x 33 cm, 280 pages. Éditions Diane de Selliers, 2022.
 


Les éditions Diane de Selliers offrent au lecteur l’un des plus anciens témoignages de l’humanité avec « L’Épopée de Gilgamesh », une source antique de plus de quatre mille ans et dont certains épisodes tel celui du Déluge, du passeur ou encore celui du serpent ont été repris par nombre de civilisations antérieures. Nous sommes en Mésopotamie, berceau de notre humanité avec l’agriculture et l’écriture, et ce héros légendaire que fut Gilgamesh, roi de la dynastie d’Ourouk, qui connaît par delà les multiples aventures affrontées toutes les émotions d’un mortel aspirant à l’immortalité…
Ainsi que le souligne la spécialiste Ariane Thomas, directrice du département des Antiquités orientales du musée du Louvre, cette geste remarquable se divise en deux parties, celle d’un roi jeune et intrépide, ami indéfectible d’Enkidou, auquel arrivent toute sorte d’aventures, puis une deuxième partie avec la mort de son ami, une période marquée par le chagrin et les doutes avant de partir en quête de l’immortalité…

 


Cette épopée incroyable concentrant un éventail saisissant de sentiments, reliant passé et présent, propose ainsi une lecture universelle du destin humain et de la quête du sens de la vie. À la différence du mythe qui développe le caractère surhumain de ses personnages, l’épopée retient quant à elle le caractère humain – trop humain – du personnage de Gilgamesh qui sera soumis à un parcours initiatique tel celui d’Ulysse dans l’Odyssée. Véritable genèse de la philosophie dans ses derniers développements, « L’Épopée de Gilgamesh » anticipe par certains de ses aspects ce que les philosophies hellénistique et romaine développeront notamment avec le stoïcisme.

 


Au terme de son parcours, Gilgamesh atteint une certaine sérénité, celle d’un homme qui a compris que le destin n’appartient pas aux rêves futurs et incertains ainsi que le soulignera plus tard le philosophe Sénèque, mais dans cette vie à l’instant présent dont il nous faut cueillir les fruits, ici et maintenant…
Il fallait pour ce récit si précieux un écrin à la hauteur et, comme à l’accoutumée, Diane de Selliers a réuni un trio de choix notamment en la personne de Jean-Christophe Ballot qui livre en ces pages de véritables œuvres d’art photographiques accompagnant le texte de l’Épopée. Ses prises de vue en noir et blanc révèlent et accentuent la richesse des œuvres millénaires des antiquités orientales notamment du musée du Louvre et autres collections mondiales grâce au savant éclairage sur ces œuvres apporté par Ariane Thomas. Gabriel Bauret, auteur de plusieurs livres sur la photographie, souligne cette double richesse du texte et de l’image, richesse qui peut s’apprécier simultanément ou bien successivement. Enfin, palme doit être rendue à la belle traduction offerte par le poète et chanteur Abed Azrié, né à Alep, qui a su se saisir à partir de traductions arabes du souffle épique de ce texte immémorial.
Un voyage au long cours proposé par les éditions Diane de Selliers et dont les étapes initiatiques ne manqueront pas de passionner les lecteurs de cet ouvrage qui rend un bel hommage à cette civilisation qui inventa l’écriture.

 

« Wang Keping » de Virginie Perdrisot-Cassan, Aline Wang et Anne-Laure Buffard ; Relié, 224 pages, 23 x 30 cm, 250 illustrations, Editions Flammarion, 2002.
 


Beaucoup se réjouiront de cette première monographie en français consacrée au sculpteur chinois Wang Keping. L’ouvrage co-écrit par Virginie Perdrisot-Cassan, historienne de l’art, Aline Wang, directrice du studio Wang Keping, et Anne-Laure Buffard, directrice adjointe de la galerie Obadia, offre au regard et à l’analyse une riche et belle mise en perspective de la carrière et de l’œuvre de Wang Keping avec un éclairage en particulier sur ses œuvres de maturité.
Les sculptures de Wang Keping livrent un langage singulier autour de thèmes et de formes qui se jouent, se nouent et s’enroulent tels ces « couples » ou ces oiseaux aux formes épurées et arrondies. Mais, « Mes oiseaux ne sont pas des oiseaux – souligne Wang Keping – se sont du bois, des sculptures. Mes oiseaux sont des contes, de l’imagination.»
Affichant une nette préférence pour le bois, il fut très tôt surnommé « Le Maître du bois ». Cette prédilection pour le bois, quelle que soit l’essence, ne le quittera plus, et se retrouve encore dans ses œuvres de maturité, des sculptures monumentales en bois, donc, mais également en bronze telle cette sculpture « Lolo » en bronze pour la fondation Camignac de 4 mètres de hauteur. L’ouvrage revient également sur ce choix du bronze dès la fin des années quatre-vingt par l’artiste ; Wang Keping que le lecteur retrouvera notamment dans la fonderie suisse en 2009.
Aujourd’hui internationalement reconnu, rappelons que Wang Keping fut un des fondateurs du mouvement d’avant-garde chinois, The Stars Art Group, à la fin des 1970. L’artiste, exilé politique, arrivé en France en 1984, acceptant les influences respectives de Brancusi, de Zadkine mais aussi de Zao Wou-Ki ou encore de Gao Xinglang, a su très tôt imposer son propre style, cette profonde force de vie aux variations infinies.
 

« Monet » de Ségolène Le Men, 320 illustrations couleur, Relié sous jaquette et coffret illustrés, 29 x 33,5 cm, pages 456, Editions Mazenod & Citadelles, 2022.
 


Cette somme unique en langue française consacrée à l’ambassadeur de l’impressionnisme que fut Claude Monet ne pourra que réjouir les amateurs d’art et amoureux du peintre de Giverny. Tout ou presque a été réuni en cet ouvrage d’exception de taille imposante (456 pages) afin de retracer la longue vie fertile de celui qui à juste titre a été présenté comme le père de l’art moderne. En ces pages illustrées avec soin par une abondante iconographie de plus trois cents illustrations couleur, Ségolène Le Men, professeur émérite d'histoire de l'art a l'université Paris Nanterre et membre senior de l'Institut universitaire de France, parvient à se saisir de cette immense icône de la peinture en une approche renouvelée et convaincante.
L’ouvrage retrace en effet les tout débuts du jeune artiste au Havre lorsqu’il signait encore Oscar ses caricatures, pan méconnu de l’art du futur maître et qui témoignait déjà de l’acuité de son regard… Ségolène Le Men insiste justement sur ces premières années souvent passées sous silence et qui ont eu pourtant leur importance pour l’évolution ultérieure de l’artiste. Notamment les influences de Boudin et Jongkind, les premières impressions laissées par la nature saisies dans ce dessin annonciateur « Les Bords de la Lézarde » où le crayon noir sur papier gris anticipe les futures inspirations du peintre dans son traitement des ondes et du végétal. Les fameuses Marines de Boudin, ce jeu subtil des nuages et de la mer concourront eux aussi à ce rapport unique que Monet entretiendra entre sa main le paysage et la toile. Ces initiations tissent en effet progressivement un maillage complexe de références que l’artiste usera à l’envi dans de multiples séries passées à la postérité depuis : les Meules, la gare Saint-Lazare, la cathédrale de Rouen avant les hypnotiques variations de Giverny.
Ce regard formé aux multiples effets et impressions du plein air sera par la suite enrichi d’autres rencontres et sources d’inspirations ainsi qu’il ressort de son attrait irrépressible pour les arts de l’extrême orient sans oublier la photographie et les premières heures du cinéma… Cet ouvrage se trouve également éclairé par la confrontation de sources multiples grâce à l’abondante correspondance du peintre, les témoignages de ses contemporains, l’ami de toujours, Georges Clemenceau, sans oublier Mirbeau, Zola, Proust.
Au final, c’est un Claude Monet plus familier que nous livre Ségolène Le Men, mais aussi un artiste inaccessible lorsque son art le transporte en d’infinies variations. Une somme indispensable pour mieux approcher non seulement Claude Monet, mais également de manière plus générale l’Impressionnisme auquel il a livré ses plus belles œuvres.
 

« Albrecht Dürer – Gravure et Renaissance » ; Collectif, Château de Chantilly / BNF, Editions In f=Fine, 2022.
 


Le fort riche catalogue qui accompagne l’exposition consacrée à Albrecht Dürer (1471-1528) au Jeu de Paume du Château de Chantilly entrainera son lecteur non seulement dans l’immense œuvre de l’artiste, mais aussi sur les routes de la Renaissance ; car, admirer l’œuvre gravée du Dürer qui fut également orfèvre, dessinateur et peintre, c’est aussi parcourir l’Europe de la Renaissance en ce tournant du XVe au XVIe siècle. L’artiste dut, en effet, toute sa vie durant non seulement parcourir les chemins et cours d’Europe pour trouver commanditaires et commandes, mais eut également un goût personnel prononcé pour le voyage. C’est donc une belle mise en perspective que livre l’ouvrage replaçant l’immense créativité de l’artiste au cœur des échanges et changements, non seulement artistiques mais aussi politiques et religieux, de son époque.
Ainsi, après les années de formation de l’artiste dans l’effervescence artistique de Nuremberg - « La fabrique d’un artiste », à l’aube de 1500, le lecteur découvrira-t-il un premier et long chapitre consacré à « Dürer en Italie à l’heure de la gravure » : Dürer et l’artiste Jocopo de Barbari qu’il admire et rencontrera probablement à plusieurs reprises. L’artiste vénitien transmettra à Dürer la passion de l’étude des proportions, mais aussi Dürer et Raphaël, Dürer et Leonard de Vinci, ou encore l’artiste à Venise où il rencontra un véritable succès ; « Ici, je suis un prince », écrira-t-il… Venise marquera effectivement un tournant dans l’œuvre de l’artiste avec des œuvres exceptionnelles telles « la Fête du Rosaire ou « le retable Landauer »…
Dans un deuxième temps, le lecteur découvrira le graveur, « chez lui » dans son atelier, une étape essentielle ouvrant sur les maîtres allemands notamment Martin Schongauer mais aussi sur les artistes issus de son atelier notamment Hans Baldung Grien, Hans Wechtlin ou encore Lucas Cranach. Dürer maîtrisera toutes les techniques de la gravure (bois, burin, eau-forte et pointe sèche).
Mais surtout, avant de se refermer sur l’artiste aux Pays-Bas notamment lors de son établissement à Anvers, ce riche catalogue de plus de 280 pages et largement illustré s’arrête sur la reconnaissance du graveur de son vivant - « Dürer à son sommet », avec cette représentation du monde qui lui fut si chère ; Une représentation du monde qui fit de lui ce graveur incomparable et universel et qui marqua à jamais non seulement son époque mais sut rayonner jusqu’à nous…
 

« 6 Months in the fridge – Travels throught Northern Europe » ; Photographie de Michael Königshofer ; Relié, 208 pages, Version anglaise, Éditions teNeues, 2021.
 


C’est à un fantastique voyage dans le Grand Nord de l’Europe, en Scandinavie, auquel le photographe Michael Königshofer nous invite avec bonheur. « 6 months in the fridge » précisément ! Une aventure avec pour seule étoile, l'étoile Polaire et le cercle polaire de l’arctique…
Le lecteur suit ainsi avec plaisir et curiosité cet extraordinaire photographe australien en Norvège, en Islande, en Écosse jusqu’au Groenland. La splendeur des paysages émerveille, Michael Königshofer ayant su, en effet, restituer par son objectif toute la beauté et magie de ces somptueuses terres du nord de l’Europe.

 


Pour Mikael Königshofer comme pour son lecteur, chaque jour ou page de ces contrées lointaines enneigées et glacées offre son lot de découvertes et surprises. Car au-delà de la beauté des paysages, c’est aussi un lointain habité fait de rencontres que nous conte Mikael Königshofer. Habitants, traditions et cultures y sont également capturés et racontés avec passion par ce talentueux photographe qui avoue avec humour avoir toujours froid même en Australie !
Appuyé par un riche texte et de cartes, pêcheurs, artisans ou encore surfers, mais aussi art et architecture s’y dévoilent, parfois en de saisissants contrastes, dans de grandioses et époustouflants paysages de Scandinavie. Tout le talent du photographe Michael Königshofer au service de la splendeur du grand froid du nord de l’Europe.

 

« Simon Hantaï » - Catalogue de l'exposition Fondation Louis Vuitton sous la direction d’Anne Baldassari, 29 x 30.5, 370 pp., Fondation Louis Vuitton / Gallimard, 2022.
 


Avec cet impressionnant catalogue consacré à Simon Hantaï et publié à l’occasion de l’exposition qui se tient à la Fondation Louis Vuitton, Anne Baldassari offre une somme inégalée sur l’artiste dont nous fêtons cette année le centenaire de la naissance. L’impressionnante rétrospective qu’abrite la Fondation Vuitton méritait effectivement un tel hommage. L’ouvrage au format généreux réunit non seulement deux entretiens précieux pour entrer dans l’œuvre de l’artiste avec les témoignages de son épouse Zsuzsa Hantaï et de Daniel Burren, mais aussi de nombreuses contributions notamment de Jean-Luc Nancy, Georges Didi-Huberman, Jean Louis Schefer ainsi qu'une chronologie de la vie de Simon Hantaï par Anne Baldassari.
Né en 1922 en Hongrie et naturalisé français, ce « Souabe errant » ainsi qu’il se qualifie fréquemment n’aura de cesse de partir à la recherche de significations, une errance toujours questionnée au fil de son riche parcours évoqué en ces pages. C’est en France qu’il réalisera l’essentiel de son oeuvre dont plus de 130 sont reproduites, ici, en un large format. Suivant un parcours chronologique, l’ouvrage défile une à une les pages des grandes évolutions marquant le travail de cet artiste insatiable et au regard scrutateur. « On ne peint que pour Dieu » aimait à rappeler le peintre d’origine catholique, une ferveur et un élan qui se matérialisera par de larges aplats et « déplis » de couleurs profondes et éclatantes. Ainsi que le souligne Georges Didi-Huberman, Hantaï déploie dans ses œuvres une mémoire familiale profonde, élargie par le recours à la couleur, anamnèse par des surfaces successives de couleurs.
Ce catalogue nous fait entrer de manière éclatante dans la richesse de cette œuvre protéiforme, peintures à signes, monochromes, mariales, Catamurons, Panses, Meuns, etc. Un véritable parcours initiatique éclairé par des œuvres d’autres artistes ayant compté dans le développement de Simon Hantaï tels Henri Matisse ou Jackson Pollock.
Nombreuses seront les découvertes à la lecture de ce précieux catalogue qui complètera idéalement la remarquable exposition actuellement à la Fondation Louis Vuitton Paris.
 

« Tokyo pourpre – Une nuit dans le Tokyo undergroud » de Jean-Christophe Grangé avec les photographies de Patrick Siboni, Éditions Albin Michel, 2021.
 


C’est une poésie pourpre et singulière qui est née de cette féconde rencontre entre le célèbre auteur français de thriller Jean-Christophe Grangé et le photographe Patrick Siboni. Cette étrange atmosphère pourpre est celle d’un Tokyo underground que l’écrivain, passionné par le Japon, a découvert lors de ses recherches pour la « La terre des morts ». « La nuit, Tokyo est rouge » écrit l’auteur, et c’est ce Tokyo rouge, écarlate, qu’arpentent chacun avec leur sensibilité Jean-Christophe Grangé avec sa plume et Patrick Siboni avec son objectif.

 


C’est, en effet, à la rencontre d’un Tokyo moins connu auquel nous convie tant l’écrivain que le photographe avec cet ouvrage. Tokyo de la fin de journée lorsque la nuit s’avance doucement et offre les « Premières rencontres », la femme japonaise, la table, etc. Puis, lorsque la nuit d’Extrême-Orient enveloppe la ville, la pluie, les lumières qui s’allument et le dernier train qui s’éloigne… Car Tokyo jamais ne dort et se révèle encore tard dans la nuit au-delà des clichés ; lorsque s’ouvre un autre monde, lorsque néons, enseignes, stations de métro s’illuminent tout de rouge et se répondent tel « Un battement sourd, un murmure organique, un magnétisme intime, qui vous attire et vous effraie à la fois » écrit encore Jean-Christophe Grangé.
Un ouvrage livrant en un format à l’italienne un étrange Kaléidoscope de Tokyo du crépuscule jusqu’à l’aube dans une envoûtante déclinaison du rouge avec ses secrets et passions ; sourde alors le rouge écarlate, cogne et bat le rouge sulfureux et éclate ce rouge d’un « Tokyo pourpre » profond et secret, car « Tokyo la nuit recèle de milliers de secrets, et parcourir ses rues, jusqu’au bout de l’aube, s’apparente à une quête de tous les extrêmes, envoûtante, inouïe, inoubliable. » écrit Jean-Christophe Grangé livrant un « Tokyo pourpre » underground jusqu’au bout de la nuit.

« Modigliani »de Thierry Dufrêne ; Relié sous coffret illustré, 330 illustrations, 29 x 42 cm, 324 pages, Editions Citadelles & Mazenod, 2022.
 


Les qualificatifs ne manqueront pas pour évoquer la toute dernière parution « Modigliani » aux éditions Citadelles & Mazenod. Exceptionnelle, cette biographie de Thierry Dufrêne l’est assurément à plus d’un titre, à commencer pour son généreux format 29x42 et la richesse de l’iconographie rassemblée. Mais l’ouvrage consacré à l’un des plus grands artistes du XXe siècle apparaît, dès les premières pages, comme l’une des synthèses les plus inspirées sur le peintre et le siècle dans lequel il s’est inscrit.
Thierry Dufrêne revisite le mythe de l’artiste maudit qui a longtemps caractérisé le parcours et l’œuvre d’Amadeo Modigliani. Le biographe a multiplié les questionnements sur la genèse de son œuvre, réinterrogeant non seulement ses origines italiennes, mais également ses sources d’inspirations allant de Michel-Ange aux masques africains.

 

 

Si, bien entendu, la place et le rôle joués par les artistes de Montmartre et de Montparnasse sur le jeune Amedeo seront déterminants, l’admiration pour Toulouse-Lautrec mais aussi les approches de Gauguin, Degas et encore Cézanne ne sauraient être négligés. Le lecteur comprendra rapidement que le musée imaginaire de Modigliani est complexe et touffu, à l’image de la société qui se dessine, progressivement sous ses yeux, au tournant du siècle. Paris et les femmes resteront au cœur de son œuvre, ses portraits « sculptées » sur la toile révélant – sans s’y soumettre pour autant – toutes les influences artistiques de ses aînés, Picasso en tête.

 


L’ouvrage parvient à force de démonstrations éclairantes appuyées par une iconographie convaincante à faire surgir l’extrême originalité et complexité de l’œuvre de Modigliani. Nombreux sont les courants de l’histoire de l’art qui trouvent en l’artiste une convergence lumineuse, renouvelant les thèmes abordés en de multiples inspirations. Tels ces inoubliables portraits de femmes, Jeanne, Hanka ou encore Lunia dont les reproductions en grand format soulignent la luminosité de la palette de Modigliani. Les réalités sociales de son époque se trouvent ainsi sublimées par le regard posé par l’artiste, un regard métamorphosé pour sa dernière période (1918-1919) après un long séjour sur la Côte d’Azur…
Un ouvrage d’exception qui ne pourra que faire date dans la bibliographie de Modigliani, autant pour la force rhétorique de ses développements que pour sa beauté de livre d’art. 

 

« Far Far East – A tribute to faraway Asia”; Textes d’Alexandra Schels ; Photographies Patrick Pichler ; 272 pages, Version : Anglais / Allemand, Éditions teNeues, 2021.
 


C’est une splendide invitation au voyage que nous proposent Alexandra Schels et Patrick Pichler avec « Far Far East », un ouvrage nous entraînant sur les chemins de huit pays d’Extrême-Orient : Sri Lanka, Chine, Mongolie, Japon… Le lecteur parcourt ainsi en compagnie des auteurs les nombreux chemins et paysages de l’Asie, chaque pays dévoilant ses espaces, sa culture et ses traditions.
Que ce soit les textes d’Alexandra Schels ou les magnifiques photographies de Patrick Pichler, chaque chapitre invite, en effet, à la découverte, à la curiosité avec pour fil directeur cette « Ode au ralentissement ». Car, en ces pages, aussi belles les unes que les autres, ce sont des traditions différentes, des contrées lointaines, déserts ou métropoles que nous découvrons avec émerveillement. Sur plus de 260 pages avec des photographies souvent époustouflantes pleine-page ou double page, chaque pays révèle ainsi sa singularité ; hautes montagnes du Népal, métropoles de la Corée du Sud, nomades de Mongolie…
Que cela soit à pied ou par train, c’est l’Asie avec ses sentiers de montages, ses rivages et baies, ses villes et habitants au travers huit pays différents qui livre en ces pages toute sa beauté et ses secrets… Un bel hommage à l’Asie.

 

« Carlo Mollino - Architect and Storyteller » ; 24 x 32 cm, 456 pages, 502 color and 45 b/w illustrations, Park Books, 2021.
 


Designer d’intérieur, photographe et architecte réputé, Carlo Mollino a inscrit son nom en lettres d’or dans le design du siècle passé. Le fort et riche volume publié par les éditions Park Books présente la synthèse de son travail en tant qu’architecte sous la plume de Napoleone Ferrari et Michelangelo Sabatino. Enrichi de contributions par Guy Nordenson et Sergio Pace, ce beau livre se veut non seulement instructif sur cette personnalité légendaire mais également des plus esthétiques grâce aux photographies inspirées de Pino Musi.

 


Né en Italie avec le début du siècle en 1905, Carlo Mollino a laissé son nom à la postérité grâce à ses nombreuses créations de meubles de nos jours très recherchées. Ses polaroïds aux photos osées pour l’époque constituent également une autre facette du personnage… Mais le présent ouvrage s’attache à un aspect de la production du designer plus méconnu avec ses multiples contributions à l’architecture. Si l’homme n’a réalisé que peu de projets, ses idées sur l’architecture et ses nombreuses œuvres sur papier laissent imaginer la fertilité de sa pensée créatrice.

 


Grâce à une superbe mise en page et une iconographie impressionnante, la créativité Mollino se dessine page après page et laissera pantois tout amoureux d’architecture. Que dire en effet sinon son admiration pour le fameux Teatro Regio et la Chambre de commerce de Turin ? Mais aussi le Torino Horse Riding Club sans oublier la station Lago Negro dans les Alpes italiennes ? Toutes ces novations surprennent non seulement pour leur modernité, l’architecte appartenant manifestement au courant moderniste, mais aussi pour leurs prouesses témoignant des affinités de Mollino avec le surréalisme. Le lecteur se délectera de ces créations toutes plus étonnantes les unes que les autres si l’on songe aux époques qui les virent naître. À la découverte de ces admirables créations, on ne pourra regretter qu’une chose, que bien de ces projets soient restés à l’état de croquis et de papiers si prometteurs…

 

« Beatriz Milhazes » ; Sous la direction de Hans Werner Holzwarth ; Edition trilingue français/anglais /allemand ; 26 x 34 cm, 580 pages, Éditions Taschen, 2021.
 


Comment résister à cet univers d’explosion de couleurs ? C’est, en effet, une magnifique invitation à entrer dans cette fabuleuse galaxie de couleurs brésiliennes que propose cette splendide monographie consacrée à l’artiste Beatriz Milhazes et parue aux éditions Taschen. Cette somme de plus de 500 pages sous la direction de Hans Werner Holzwarth offre au regard toute la puissance de lumière et de couleurs du pays natal de cette artiste brésilienne hors du commun.
Alternant entre abstraction et symboles ou scènes de vie brésiliennes, les toiles de Beatriz Milhazes transmettent une énergie rare, une force de vie incroyable qui la caractérise et a fait la signature de l’artiste. Nées sous l’influence d’Henri Matisse ou encore de Bridget Riley, ces œuvres livrent en effet une exubérante chorégraphie envoûtante de couleurs. Mais, l’œuvre de Beatriz Milhazes sait aussi se faire plus musique et s’assombrir sous le vent de la mélancolie. C’est cette richesse et complexité que le lecteur découvrira dans ces merveilleuses pages, l’ouvrage actualisé réunissant pas moins de 300 œuvres de l’artiste jusqu’aux plus récentes. Explorant les différentes étapes de la carrière de Beatriz Milhazes, les multiples motifs ou encore les matériaux auxquels elle a eu recours, l’ouvrage propose une analyse approfondie de l’œuvre de cette artiste brésilienne qui a su s’imposer dès les années 1980.
Un travail mis en perspective par de riches contributions, notamment celle de l’historien d’art David Ebony, mais aussi par un entretien accordé par l’artiste elle-même à Hans Werner Holzwarth, entretien dans lequel Beatriz Mihlazes dévoile ses méthodes de travail ou revient sur le contexte culturel de ses œuvres. Une belle analyse complétée par un dictionnaire des principaux motifs de Beatriz Milhazes réalisé par Adriano Pedrosa auquel vient s’ajouter une biographie complète et actualisée par Luiza Interlenghi.

 

« Antoine Schneck » de Pierre Wat ; Relié cartonné, 25 x 32 cm, 180 illustrations, 292 pages, Éditions In Fine, 2021.
 


C’est un très bel ouvrage que consacrent les éditions In Fine à l’artiste français Antoine Schneck. Signé de l’historien d’art Pierre Wat, également critique d’art et professeur d’université, l’ouvrage tout de noir vêtu, ainsi qu’il se devait pour Antoine Schneck, livre une splendide mise en perspective de son travail et réalisations. Antoine Schneck, photographe plasticien, a en effet toujours privilégié pour ses dernières à la fois les fonds noirs et les séries. Ainsi concernant son travail sur les portraits, ce dernier a-t-il toujours retenu au-delà du fond noir une approche directe du visage lui permettant une extrême expressivité et une parfaite mise en lumière. L’artiste avoue s’être souvent inspiré pour ses techniques de l’histoire de l’art, et plus particulièrement de l’histoire même de la peinture.
Mais, ses recherches ne se sont jamais enfermées dans le seul travail du portrait, si expressif soit-il. Antoine Schneck a également, au gré de ses voyages et pérégrinations, consacré de célèbres séries aux oliviers millénaires, mais aussi aux fleurs, aux arbres ou encore aux carburants.
Pour son travail, l’artiste souligne avoir très tôt adopté le numérique lui offrant à la fois un large potentiel et une grande qualité, n’hésitant pas à retravailler la palette graphique. N’ayant de cesse de renouveler recherches et trouvailles, Antoine Schneck a ainsi eu recours pour ses derniers travaux notamment au collodion humide.
Et, c’est justement « A Rebours », d’aujourd'hui à 2006 que le plasticien photographe a souhaité revisiter son travail. Un choix révélant, ainsi que le souligne Pierre Wat dans son introduction, que « le fil directeur qui unit tant de pratiques et de lieux, c’est Antoine Schneck lui-même, autrement dit la vie d’un homme qui vient s’incarner en autant de pratiques, des déplacements, et d’expériences vécues. » L’ouvrage s’ouvre ainsi en 2021-2020 sur le studio de l’artiste et cette série de portraits lors de son voyage au Kenya jusqu’à 2006. Plus de 15 ans d’un beau chemin fait de rencontres, d’altérité et de photographies captivantes voire fascinantes.
Les investigations de l’artiste et son chemin de vie de photographe plasticien offrent, il est vrai, au regard une large et belle diversité de séries – allant des chiens célèbres aux gisants de la Basilique Saint-Denis en passant par les soldats de la Première Guerre mondiale du sommet de l’arc de Triomphe. Portraits, animaux et objets se côtoient ainsi dans cette splendide monographie dans un savant bonheur, celui des rencontres, voyages et expériences de l’artiste, des séries toujours marquées par la griffe même d’Antoine Schneck, par la force et l’acuité de son regard.

 

"Archetypes" de David K. Ross ; Photographies de David K. Ross, Sous la direction de Reto Geiser avec les contributions de Reto Geiser, Sky Goodden, Ted Kesik et Peter Sealy ; Relié, 120 pages, 21 x 28 cm, Éditions Park Books, 2021.
 


Les archétypes ne sont plus l’apanage de la psychologie et de la pensée jungienne ainsi que le démontre ce brillant ouvrage réalisé par l’artiste canadien David K. Ross et agrémenté de superbes photographies de l’auteur. Au croisement de la photographie, du film et de l’installation, son travail conduit en effet à la création d’étonnantes maquettes architecturales sublimées par un éclairage nocturne des plus spectaculaires… La pénombre révèle en effet les détails des structures, souligne les effets de matière pour en dégager des signes infimes conduisant à une autre vision primordiale de l’architecture.

 


Ce travail passionnant se trouve ainsi présenté en ces pages étonnantes, des pages qui suscitent l’envie de découvrir ces créations dans la réalité de leur installation. Ces fragments architecturaux constituent dès lors un véritable laboratoire de proto-architecture, témoins silencieux mais néanmoins évocateurs de tout ce que l’homme a su mettre en œuvre dans l’édification de bâtiments liés à son environnement.
De manière plus pragmatique, ce travail créatif offre également l’avantage de pouvoir isoler une part infime d’une future réalisation architecturale et d’en présenter les grandes lignes avant sa mise en œuvre. Ces instantanés architecturaux deviennent ainsi autant de réalités en devenir, en alternative aux créations virtuelles qui dominent de nos jours les cabinets d’architecture. Aux confins de l’art et de l’architecture, ces maquettes en préludant aux réalisations à venir constituent de véritables objets de création à part entière, à découvrir dans cet ouvrage assurément novateur.
 

« L'Âme de la Champagne – Artisanat d’art et haute gastronomie » de Philippe Mille ; Photographe : Anne-Emmanuelle Thion ; Relié pleine toile avec fer à chaud, 288 pages, 24x30 cm, Éditions Albin Michel, 2021.
 


Lorsqu’ un chef talentueux conjugue son art à celui d’un terroir de plusieurs millénaires, cela donne un beau livre, véritable ode au produit et à l’artisanat d’art de la Champagne. Philippe Mille à la tête du restaurant deux étoiles les « Crayères » à Reims signe en effet un livre qui parvient à atteindre cette alchimie toujours délicate entre beau livre et recettes, culture et histoire, artisanat et patrimoine…
Véritable écrin aux recettes sélectionnées avec soin par le chef, cet ouvrage s’avère aussi appétissant qu’esthétique grâce aux magnifiques photographies d’Anne-Emmanuelle Thion qui ont su capter toute la délicatesse et le raffinement de l’art de ce grand chef, ce qui n’est jamais un exercice des plus faciles. Philippe Mile nous propose en entrée un plat aussi singulier qu’évocateur des plaines crayeuses caractérisant la campagne champenoise avec cet Esprit de craie et couteaux, un plat que l’on imagine à la fois soyeux et d’une longueur en bouche rehaussé par les bulles de Chardonnay et la mousseline de chou-fleur… À ce met délicat et créatif, de subtils accords sont proposés avec un Champagne Barons de Rotschild 2010 dont la minéralité ne peut que souligner la structure du plat conçu par le chef, du grand art.
Entre chaque recette, des pages également inspirantes mettent en avant l’art de la Champagne tels les inoubliables vitraux de la cathédrale de Reims, l’argile donnant naissance aux superbes poteries de l’artisan Jean-Luc Pirot, qui à leur tour inspire un nouveau plat au chef avec ces pommes de terre en croûte d’argile. Chaque page fait écho à la créativité et à l’inspiration en un labyrinthe sensoriel inépuisable.
C’est un magnifique voyage que nous propose cet ouvrage en un splendide condensé des richesses de la Champagne, culturelles, architecturales, artisanales, et bien sûr, gastronomiques. Le chef Philippe Mille, pourtant originaire de la Sarthe, a su transmettre assurément avec ce bel ouvrage une part de l’âme de la Champagne !
 

Bjarne Mastenbroek : « Dig it! Building Bound to the Ground » ; Relié, 19,3 x 27,1 cm, 1390 pages, Éditions Taschen, 2021.
 


Le rapport étroit et presque intime entretenu entre le sol, les fondations et l’édifice architectural fait l’objet d’une publication remarquable de la part des éditions Taschen sous la plume de l’architecte néerlandais Bjarne Mastenbroek explorant au sens propre et figuré les liens unissant l’architecture et le site qui l’accueille.

 


Partant du principe fondamental de la rareté de la terre, ce dernier demeure persuadé que l’avenir passera par une conception et gestion plus éclairées de cette ressource limitée pour l’avenir de l’humanité. Cette dimension rarement abordée avec une telle acuité conduit ainsi cet esprit résolument tourné vers une architecture écologique à une approche fine et sensible non seulement du sol, mais aussi de son environnement, sa configuration et ses interactions avec le milieu.

 


C’est son riche parcours qui a ainsi conduit Bjarne Mastenbroek à l’écriture de cette somme impressionnante de 1390 pages et 2,5 kg, véritable roc sur lequel l’auteur développe son approche à partir des origines de la construction dans l’humanité. Appuyé par une iconographie tout aussi exceptionnelle grâce aux photographies d’Iwan Baan, cet ouvrage accompagne le lecteur dans cette compréhension globale de l’acte d’édifier que l’homme a depuis l’aube des civilisations initié dans des environnements parfois hostiles ou singuliers.

 


Au fil des pages, quelle que soit la configuration du sol et des lieux, nous réalisons que les architectures du passé ont rarement fait l’impasse de ces « fondations » naturelles que représente l’environnement, tirant parfois profit de situations naturelles défavorables. C’est certainement là, l’apport de cet ouvrage essentiel que de montrer au lecteur du XXIe s. combien l’histoire récente des dernières décennies semble prouver qu’en occultant ou ignorant cette dimension incontournable, l’architecture peut conduire aux pires impasses, si ce n’est à des désastres. En renouant avec cette harmonie des sols et environnements, Bjarne Mastenbroek démontre ainsi avec maestria comment l’architecture de demain pourra renouveler ce lien toujours ténu entre l’homme, son habitat et la terre qui les abrite.

 

« Les ébénistes de la Couronne sous le règne de Louis XIV » de Calin Demetrescu ; 448 p. , 24 x 28 cm, plus de 400 illustrations couleur, Relié au fil sous couverture plein papier, La Bibliothèque des Arts, 2021.
 


Les liens étroits unissant le Roi Soleil aux artistes sont bien connus de nos jours et nul n’ignore que le jeune monarque sut très tôt se servir de ce goût personnel afin de renforcer son pouvoir. Parmi ces arts, l’ébénisterie tient une place de choix, le mobilier royal s’avérant une pièce essentielle dans la décoration des différents lieux royaux, le plus connu se situant bien sûr à Versailles. Fort de ce domaine porteur, Calin Demetrescu a réalisé un travail de recherche particulièrement fertile sur plus de dix ans.
C’est le fruit de ces études qui a donné naissance à cet ouvrage paru aux éditions La Bibliothèque des Arts aussi remarquable que précieux pour la qualité de son étude. L’auteur après avoir étudié des centaines de documents d’archives, pour la plupart inédits, propose en effet avec ce splendide livre de 448 pages abondamment illustré une somme de référence sur les ébénistes de la Couronne durant le règne de Louis XIV.
Ces hommes ayant travaillé pour le Garde Meuble de la Couronne et les Bâtiments du Roi, appellations d’alors officielles, composent en fait un réseau de métiers différents et complémentaires allant de l’ébéniste à part entière, en passant par le marqueteur, le bronzier, l’ornementiste, etc. Tous les pays sont convoqués afin de nourrir le rang de ces artisans venus du Royaume mais aussi d’Italie ou des pays du nord de l’Europe. Calin Demetrescu, historien de l’art et spécialiste réputé en ce domaine, offre ainsi dans cet ouvrage à la fois didactique et détaillé un état de la recherche et des découvertes d’œuvres majeures. Des noms célèbres comme celui d’André-Charles Boulle font l’objet de nouvelles propositions, sans oublier des artistes importants comme Domenico Cucci, Alexandre-Jean Oppenordt…
Après avoir livré un aperçu de l’époque et des métiers du meuble à Paris, essentiel à découvrir afin de mieux comprendre le contexte historique de cette recherche, l’ouvrage développe les méthodes de travail et d’attribution avant d’analyser la production du mobilier royal. La deuxième partie s’attache aux biographies des ébénistes majeurs de Louis XIV, Boulle, Armand, Campe, Cucci, les Gaudron, Gole, Macé… avec pour chacun une biographie, l’analyse de l’atelier et collaborateurs sans oublier leurs œuvres. Pour conclure, cette somme de référence ouvre sur la fortune, la réussite sociale et les collections des ébénistes de la Couronne parachevant ainsi de manière exhaustive et plaisante cette analyse des artistes ébénistes du monarque absolu.

 

« Duplex Architects - Rethinking housing » ; 416 pages, Park Books Éditions, 2021.
 


À souligner, en matière d’architecture, la parution d’une riche monographie entièrement consacrée aux conceptions et réalisations des bureaux d’études « Duplex Architects » situés en Suisse et en Allemagne. L’ouvrage sous la plume de Nele Dechmann offre un focus des plus intéressants sur le projet de cinq logements en Suisse, allant du « Studen Housing » au « Living at the Edge of Town » de Limmatfeld en passant par « Vivre avec le Bruit » dans le quartier de Buchegg ou encore « Bien plus que le logement » de l’aire Hunziker. L’approche et la conception particulières propres au bureau d’études « Duplex Architects » créé en 2007 initialement à Zurich sont ainsi, en ces pages, au travers de ces cinq réalisations, largement exposées et détaillées.
Appuyée par de nombreuses photographies dont celles de Ludovic Balland auxquelles s’ajoutent de multiples plans et visualisations, l’étude livre au lecteur à la fois une vision globale, précise et innovante de l’approche urbanistique retenue par « Duplex Architects ».
À cette approche première de développement urbain, « Duplex Architects » apporte également une forte attention et exigence aux nouvelles formes de vie en commun. Importance de la communauté, importance des lieux de collaborations et de partages jalonnent ainsi les conceptions architecturales résidentielles.
Des exigences de conception que viennent avec pertinence souligner de nombreuses contributions d’experts et architectes, dont celles des associés fondateurs du cabinet Anne Kaestle et Dan Schürch. Un ouvrage qui ne peut que retenir l’attention.
 

« Travellers’Tales – bags Unpacked » de Pierre Le-Tan et Bertil Scali ; Relié, 448 p., Version anglaise ou française, Editions Thames & Hudson / Louis Vuitton, 2021.
 


Ce sont de fabuleux récits de voyageurs que nous proposent aujourd’hui les éditions Louis Vuitton dans une publication, comme toujours, des plus soignée. Signée Pierre Le-Tan et Bertil Scali, les auteurs ont entrepris avec une mise en page attractive et un humour décapant d’évoquer pour nous le voyageur dans tous ses états, « Bags Unpacked », pour le plus grand plaisir des lecteurs.
On y retrouve, bien sûr, les sublimes malles de voyage Louis Vuitton qui ont fait la réputation de la célèbre enseigne. Une incroyable collection de récits et de malles arborant le célèbre monogramme Louis Vuitton d’hier à aujourd’hui. On raconte même que certains y avaient logé leur lit ! Ce sont ainsi pas moins de cinquante récits de voyageurs, tous plus extravagants et mondains les uns que les autres, de véritable contes, des « Travellers’Tales » allant des aventuriers et fortunés voyageurs du XIXe siècle aux artistes, acteurs et stars d’aujourd’hui. Un rare bonheur.

 


Le lecteur voyagera ainsi dans cette escapade pétillante en compagnie de Sarah Bernhardt, Paul Poiret ou Karl Lagerfeld, d'Henri Matisse à Jeff Koons sans oublier Sharon Stone et Madonna. Entrecoupés d’anciennes publicités ou plutôt « réclames » de l’incontournable enseigne lorsqu’il s’agit de voyages, chaque récit nous conte une expérience unique, farfelue, loufoque mais toujours d’une rare élégance. Que n’ont pu, en effet, contenir toutes ces malles Louis Vuitton ayant parcouru le monde… Celle de Eugénie de Montijo, de Luchino Visconti, d’Audrey Hepburn ou plus près de nous de Keith Richards ? Des secrets de voyages en ces pages délicieusement partagés.
Un voyage au long cours de plus de quatre-cents pages aussi séduisant que cocasse que viennent illustrer les dessins frais et épurés, reconnaissables entre tous, de Pierre Le-Tan.
 

« L’Abstraction » d’Arnauld Pierre et de Pascal Rousseau ; Sous coffret, 28.8 x 34.5 cm, 400 p., Éditions Citadelles & Mazenod, 2021.
 


C’est une publication incontournable que les Éditions Citadelles & Mazenod nous proposent avec ce superbe volume entièrement consacré à « L’Abstraction ». Ce mouvement artistique né au début du siècle dernier en occident et qui sut s’affranchir des codes figuratifs et mimétiques représentant jusqu’alors le réel. Naissent ainsi les formes, couleurs, lignes et mouvements de ce mouvement dénommé « Abstraction » tel que nous le rappelle si joliment le coffret de cette splendide publication avec les œuvres de Robert Delaunay et d’Helen Frankenthaler. Par ces codes esthétiques, « L’Abstraction » impose un nouveau langage visuel auquel sont convoqués aussi bien artistes, philosophes que scientifiques.
Cet ouvrage sans précédent offre une vision « grand-angle » unique à la fois analytique et internationale de cet extraordinaire mouvement artistique ayant marqué le XXe siècle. Avec une vaste et belle iconographie, ce volume coécrit par Arnauld Pierre, professeur d’histoire de l’art à Sorbonne Université, et Pascal Rousseau, professeur de l’art contemporain à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’École des beaux-arts de Paris, livre en effet une synthèse d’une rare richesse de ce mouvement artistique à nul autre pareil. L’Abstraction fut dans l’histoire de l’art une véritable révolution, un changement sans précédent de paradigme marquant une rupture majeure. Loin d’être une simple aventure stylistique, les auteurs soulignent combien l’abstraction fut comparable à la Renaissance florentine au XVe siècle.
C’est cette fabuleuse évolution que nous retracent magistralement étape par étape Arnauld Pierre et Pascal Rousseau dans ce fort volume, remontant aux prémices de l’abstraction, de ses origines, ses pionniers avec, bien sûr, Kandinsky et Piet Mondrian, jusqu’à l’art contemporain et parcourant le monde de l’Europe à l’Amérique latine jusqu’au Japon. Aucun angle de cet extraordinaire mouvement dépassant largement l’histoire de l’art n’a été en ces pages négligé que ce soit ses racines remontant au milieu du XIXe siècle, sa mondialisation ou encore les évolutions technologiques du cinéma au numérique. Les formes, couleurs et lumière de Kupka ou encore de Picabia, éblouissent. L’imaginaire s’emballe grâce aux dérèglements des formes et structures des années 1960 – 1980. Des œuvres majeures les plus emblématiques de l’abstraction aux expérimentations cybernétiques de ces dernières décennies, le lecteur ébahi vogue dans l’univers de l’abstraction. Les formes, couleurs et concepts prennent sous ses yeux vie l’entrainant pour son plus grand plaisir dans ce fabuleux monde qu’offre « L’Abstraction ».
Une remarquable entreprise menée par deux grands spécialistes qui ne pourra par son analyse et sa richesse que s’imposer en ouvrage de référence.
 

« O’Keeffe » de Camille Viéville ; Relié sous coffret, 32.5 x 27.5 cm, 325 illustrations couleur, 384 pages, Editions Citadelles & Mazenod, 2021.
 


A souligner la splendide monographie consacrée à Georgia O’Keeffe, artiste moderniste majeure du XXe siècle, aux éditions Citadelles et Mazenod. Une artiste américaine internationalement saluée de son vivant, mais qui demeure étrangement et injustement trop peu connue en France.
Signé Camille Viévielle, spécialiste de l’art contemporain, ce superbe ouvrage nous ouvre (enfin) les portes de son immense œuvre. Poussant toujours plus loin ses recherches, laissant éclater son expressivité, les formes et les couleurs, c’est une œuvre foisonnante que nous a laissée, en effet, Georgia O’Keeffe (1887-1986).
Au plus près de son travail par son analyse et son abondante et magnifique illustration, l’ouvrage aborde la jeunesse et les premières années de l’artiste avant d’entraîner littéralement son lecteur dans chacune des grandes périodes O’Keeffe. Du modernisme New Yorkais des années 1920, entre figuration et abstraction, des années minimales de l’après-guerre aux années 60 durant lesquelles elle s’imposera en pionnière de l’art « hard edge » en passant par ses tableaux aux fleurs reconnaissables entre tous ou encore ses paysages néo-mexicains, les toiles de l’artiste fascinent. Des toiles grandioses aux formes voluptueuses, aux couleurs éclatantes ou profondes, quelque soit la période considérée, O’Keeffe s’impose et se démarque avec cette force picturale incroyable. Comment oublier la sensualité de ses fleurs, la volupté ronde de ses paysages, la puissance de ses toiles ?
Une force de vie que l’on retrouve également dans son quotidien et sa propre vie. Georgia O’Keeffe fut, en effet, non seulement l’une des plus grandes artistes nord-américaines du XXe siècle, mais aussi une femme exceptionnelle, indépendante et libre. Et si Georgia O’Keeffe affirma à la fin de sa vie : « Je suis fatiguée de ma propre histoire, de mon mythe », Camille Viéville ajoute, à juste titre, en conclusion de ce superbe ouvrage : « Pourtant ce mythe aux multiples facettes – la pionnière du modernisme, la femme forte et indépendante, la solitaire du désert – n’a cessé de grandir depuis les années 1960-1970, notamment au travers d’une nouvelle génération d’artistes ».
Une monographie exceptionnelle, aussi grandiose que l’œuvre de Georgia O’Keeffe, et qui ne peut que s’imposer en ouvrage de référence.
 

« Borders » ; Photographies de Jean-Michel André et texte de Wilfried N’Sondé ; Relié, 24 x31.7 cm, 110 p., Éditions Actes Sud, 2021.
 


C’est un ouvrage puissant et à nul autre pareil que nous livre aujourd’hui aux éditions Actes Sud le photographe Jean-Michel André accompagné du texte de l’écrivain Wilfried N’Sondé. Fruit d’une réflexion et d’un travail de quatre années, Jean-Michel André entend donner à voir ou plus précisément à se souvenir, ici, du visage de l’autre au sens de Levinas, celui que trop souvent nous ignorons ou ne voulons pas voir. Migrants, immigrés, sans-abris, femmes ou hommes en vie, habités de désespoir, espoir et de rêves. Jean-Michel André, artiste de la Galerie Sit Down, n’a eu de cesse depuis plus de vingt ans dans sa création photographique d’interroger les territoires, les limites, la mémoire et l’oubli. Oubli du visage de ces hommes de dos encapuchonnés assis au milieu de nulle part regardant le lointain de l’horizon…
Aussi n’est-il pas étonnant que le dernier ouvrage du photographe « Borders », sans être ni un témoignage et encore moins un reportage, livre au-delà des splendides photographies une réelle et belle réflexion photographique, une profonde réflexion trouvant son plein écho à la fois dans les paysages esseulés, désolés, et dans les textes forts de Wilfrid N’Sondé. Wilfrid N’Sondé, écrivain, musicien-compositeur et chanteur, mène, lui aussi pour sa part, une œuvre littéraire ancrée sur l’exil, la marginalité et notre rapport à l’autre. Le photographe Jean-Michel André et l’écrivain Wilfrid N’Sondé ne pouvaient pas dès lors ne pas se rencontrer. Le destin les a fait se croiser à l’Institut français de Tunis et débuter ce fructueux dialogue qu’ils nous offrent aujourd’hui de découvrir dans ce bel ouvrage.
Un dialogue profond et poétique puisant également sa force dans une mise en page originale et pensée, alliant aux écrits de W. N’Sondé sur feuille volante la superposition des petits et grands formats photographiques. Le lecteur découvrant, lisant, tournant, revenant, ne peut dès lors que plonger littéralement dans une belle et longue méditation. La lune sur Voie lactée se montre, s’efface pour mieux réapparaître… Les textes s’envolent et se décalent, les frontières deviennent floues, l’espace-temps se modifie au gré des photographies et des textes. Dunes perdues et esseulées, crêtes arides et blessées, lorsque la mer devient noire et que les ciels s’assombrissent. Loin de vouloir un énième témoignage, les auteurs ont souhaité gommer toute localisation ou chronologie. C’est à un vertige source d’écho et de résonnance qu’invite cet ouvrage dans une étrange et belle alchimie de désespoir et de poésie.
Un bel ouvrage qui résonne longtemps encore après avoir été refermé…

 

« Avant-Garde as Methode –Vkhutemas and Pedagogy of Space – 1920-1930 »; Sous la direction d’Anna Bokov, avec les contributions de Kenneth Frampton et d’Alexander Lavrentiev ; 24 x 31 cm, 664 p., 1045 illustrations, Éditions Park Books, 2021.
 


À souligner la parution aux éditions Park Books d’un ouvrage complet et unique en son genre, extrêmement bien documenté, entièrement consacré aux méthodes d’enseignement des Vkhutemas en Union Soviétique durant les années 1920-1930.
Ces instituts d’art et de technologie supérieurs moscovites, à l’instar du Bauhaus, furent les premiers à souhaiter dispenser un enseignement artistique et technologique à très large échelle, nommé « la méthode objective ». Anna Bokov, architecte et historienne d’architecture, revient sur cet enseignement expérimental et ces années moscovites durant lesquelles l’Avant-Garde s’imposa comme méthode à part entière.
 

 

A travers une multitude de chapitres, de riches contributions et une abondante iconographie, l’auteur a souhaité explorer les diverses facettes de cet enseignement associant aux valeurs traditionnelles académiques celles plus novatrices de l’ère industrielle. Un enseignement à large échelle fondé avant tout sur une nouvelle approche pédagogique reposant autant sur l’expérimentation en atelier que sur les échanges réciproques entre enseignants et étudiants. Les différentes structures des Vkhutemas, ayant développé cette nouvelle approche d’enseignement artistique et technologique, furent par la suite largement intégrés au programme officiel soviétique de ces années 1920-1930. Fort de plus de 600 pages, de programmes, photographies et illustrations, l’ouvrage retrace ainsi avec précision le développement et les objectifs pédagogiques mis en œuvre par les Vkhutemas, centre de l’avant-garde soviétique, que ce soit le constructivisme, le rationalisme ou encore le suprématisme.
Anna Bokov souligne, enfin, combien les Vkhutemas ont su développer « L’Avant-Garde comme Méthode », notamment par une pédagogie spécifique de l’espace et de l’architecture. Une expérimentation pédagogique qui déboucha sur de nombreux projets et réalisations architecturaux et urbains.

 

« SUR LES CHEMINS DU PARADIS » ; Catalogue de l’Exposition éponyme au musée Les Franciscaines de Deauville, éditions Hazan, 2021.

 


Le catalogue de l’exposition « Sur les chemins du Paradis » publié aux éditions Hazan vient inaugurer le nouveau pôle culturel « Les Franciscaines » de la ville de Deauville. Cette réflexion convoquant le témoignage des trois religions sur le paradis s’appuie sur l’image et l’art au carrefour des cultures. Thierry Grillet, le commissaire de cette exposition ouverte sur une dimension plurielle, entend inscrire cet évènement dans le dialogue entretenu par les promesses du paradis de ces différentes religions. Ainsi que le souligne le maire de Deauville, Philippe Augier, en avant-propos « L’exposition elle-même Sur les chemins du paradis est en soi une déclaration, un appel à la tolérance et à la compréhension mutuelle ».
Le processus de la croyance, de la foi, les difficultés de la vie à la recherche d’un espace d’espoir sont autant de dimensions permettant d’aborder cette notion, celle de la représentation du paradis dans les trois monothéismes, de manière plurielle et fertile. Le catalogue souligne ainsi par le moyen de l’art contemporain ce questionnement fondamental de l’homme, telle cette toile monumentale de Miguel Rotschild, représentant une voûte céleste réalisée à partir d’un cliché d’une région de l’univers pris par un télescope, et qui ouvre la partie consacrée au catalogue de l’exposition.
Ces Visions plurielles du Paradis sont analysées de différents points de vue, internes ou extérieurs, aux trois religions, l’Islam, le Judaïsme et le Christianisme. L’Histoire, la politique, les intérêts des diverses autorités religieuses en fonction des époques influencent et « façonnent » un paradis aux multiples contours, ainsi qu’il ressort de ce catalogue à la riche iconographie.
Cet ouvrage offre ainsi une synthèse et un témoignage actif sur ces visions du paradis en une approche didactique éclairée par la vision des artistes conviés pour cette exposition. Ces derniers allant des classiques jusqu’aux artistes les plus contemporains, du Livre des morts de l’Égypte antique jusqu’à la disparition du couple adamique avec Incarnation de Bill Viola.


« Maurice Denis – Amour » ; Catalogue d’exposition sous la direction de Catherine Lepdor et Isabelle Cahn, 227 x 286 mm, 192 p., Éditions Hazan, 2021.
 


Le présent catalogue propose de plonger dans l’œuvre peint du grand artiste Maurice Denis à l’occasion d’une exposition qui au musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne et avant la réouverture du Musée Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye. L’univers subtilement esquissé dans chacune des toiles du peintre invite le lecteur à une contemplation à la fois mystique et amoureuse de la vie sous toutes ses facettes et qui rayonne de ses œuvres. Bien que saisissant au fil de ses pinceaux une vie bucolique qui se présentait devant lui, avec sa famille au Prieuré comme dans ses lieux de villégiature en Bretagne, Maurice Denis fut cependant loin d’être un peintre béat. C’est, en effet, à une certaine abstraction et à la théorie de l’art auxquelles s’est consacré ce peintre insatiable des techniques et des moyens de rendre la réalité, son fameux jugement sur l’art étant resté célèbre et répété à l’envi : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».

 


Ce sont l’amour et la religion qui viennent scander les toiles réunies à l’occasion de l’exposition de Lausanne, une belle invitation à entrer au cœur de la création du célèbre Nabi, et l’ouvrage propose dans sa première partie, à travers ces œuvres, de mieux appréhender cette part théorique du peintre qui attachait la plus grande importance à l’harmonie des formes et des couleurs au point d’atteindre une dimension symbolique qui force encore l’admiration un siècle après son expression. Les nombreuses références explicites ou implicites à la foi de l’artiste transparaissent et confèrent toute leur profondeur à ces œuvres aux lectures multiples.
Mais Maurice Denis s’avère être aussi un artiste de son temps. Aussi le catalogue souligne-t-il également les variations de son art en fonction du milieu artistique dans lequel il évoluait, entre la période Nabi et les œuvres symbolistes, sans oublier son retour à un certain classicisme. Couvrant une période allant de 1888 à la veille de la Première Guerre mondiale, ce catalogue réunit dans la deuxième partie d’admirables œuvres telles la fameuse « Tache de soleil sur la terrasse » datant de 1890, les « Arabesques poétiques pour la décoration d’un plafond » dont l’univers semble si proche des plus belles compositions de Claude Debussy, mais aussi « La Dormeuse au jour tombant », la touchante « Procession sous les arbres » et tant d’autres compositions puisées à l’inspiration la plus profonde.
Un très joli et riche catalogue des plus inspirants.

 

« The Julius Baer Art Collection », 22 x 29 cm, 404 p., 358 illustrations, Editions Scheidegger & Spiess, 2021.
 


Le splendide ouvrage entièrement consacré à la Collection d’art Julius Baer publié aux éditions Scheidegger et Spiess réjouira les amateurs d’art contemporain et trouvera assurément bonne place dans toutes bonnes bibliothèques d’art. La Collection Julius Baer comprend aujourd’hui, en effet, pas moins de 5 000 œuvres. Qu’il s’agisse de Jean-Antoine Fehr, Jean Tinguely, Yves Netzhammer, Thomas Huber et bien d’autres artistes majeurs, la curiosité du lecteur de ce volumineux ouvrage ne pourra que trouver satisfaction à découvrir les œuvres originales de ces artistes suisses d’art contemporain. Internationalement reconnus ou donnés de nos jours au titre de talents émergents, chacun de ces artistes (Nelly Bàr, Roma Signer, Thomas Hubert…) a su par sa singularité retenir l’intérêt de la Collection Julius Baer et ses amateurs d’art avertis. Une diversité inouïe, peintures, dessins, collages, photographies, vidéos et installations trouvent, en effet, en ces pages une place de choix dont l’iconographie choisie de plus de 350 illustrations, offrant de nombreuses pleines pages, voire doubles pages, rend parfaitement compte.
De nombreux et courts textes, notamment de Samuel Gross, de Barbara Habetur, Hans Rudolph Reust… viennent également éclairer artistes et œuvres présentés. Des textes eux-mêmes introduits par des écrits signés entre autres de Barbara Staubi, historienne de l'art et conservatrice de la Julius Baer Art Collection ou encore Giovanni Carmine, et proposant un véritable dialogue entre l’art, l’institution et la Collection Julius Baer.
Publié à l’occasion du cent trentième anniversaire de la Bank Julius Baer fondée en 1890 à Zurich, ainsi que le souligne Raymond J. Bär, petit fils d’Ellen Weyl-Bär, en sa préface, c’est véritablement un grand angle unique qu’offre au regard ce magnifique ouvrage sur l’ensemble de la Collection Julius Bauer. Un panorama de plus de 400 pages d’autant plus précieux que la présentation de cette dernière fait habituellement l’objet d’une rotation régulière dans les divers établissements de la banque pour des raisons compréhensives d’accrochage.
Quel plaisir, donc, de pouvoir pour l’amateur d’art contemporain à son gré découvrir et contempler l’ensemble de cette formidable et incroyable collection qu’est la Collection Julius Baer !
 

« Picasso-Méditerranée » ; Collectif sous la direction d’Émilie Bouvard, Camille Frasca et Cécile Godefroy ; 18.8 x 23.5 cm, 400 illustrations, 448 p., Editions In Fine, 2021.
 


C’est un magnifique ouvrage consacré à l’œuvre de Pablo Picasso et la Méditerranée que nous proposent aujourd’hui les éditions In Fine. Optant pour une approche transversale, avec pour fil d’or le bleu azur de la Méditerranée, c’est en effet un voyage original tout picassien que nous offre au regard cet ouvrage collectif aux riches et nombreuses contributions. Sous la direction d’Émilie Bouvard, Camille Frasca et Cécile Godefroy, cinq escales attendent le lecteur : de l’Espagne, terre natale du peintre avec Guernica, bien sûr, mais aussi Malaga, jusqu’au Sud de la France, en passant par la Grèce, la mythologie, la Crète et les Cyclades, l’Italie ou encore le Maghreb et le Proche-Orient.
Ce riche ouvrage « Picasso- Méditerranée » est l’aboutissement de rencontres de 2017 à 2019 à l’initiative du Musée national Picasso-Paris de plus de quarante-cinq expositions et soixante-dix institutions ayant eu pour objectif de présenter des approches singulières et renouvelées de l’œuvre de Picasso. Ainsi, entre ports d’attache et ouvertures multiples vers les horizons de l’œuvre du peintre, l’ouvrage dévoile bien des liens ténus, connus ou parfois découverts, qu’entretint Pablo Picasso avec la Méditerranée. Véritable dialogue entre le peintre, ses œuvres et ses lieux de prédilection teintés du bleu méditerranéen, ce collectif entend tout à la fois relever de l’Atlas de géographie, du livre d’art par sa riche iconographie de plus 400 illustrations que du dictionnaire ou du guide de voyage.
Voguant sur cette approche transversale, le lecteur optera selon son humeur pour un long et beau voyage en compagnie d’un des plus grands peintres du XXe siècle ou préférera parcourir ces pages par escapades rejoignant ici ou là Pablo Picasso devant son chevalet. Ainsi, pourra-t-il retrouver le peintre dans « L’atelier du midi » de la France, à Aix-en-Provence, Antibes, Mougins ou encore Cannes et La Californie, sans oublier Vallauris et l’atelier Madoura, Vauvenargues et tant d’autres lieux encore… S’entrecroisent, ici, œuvres, photographies, amis, rencontres, mais aussi thèmes - cinéma, cuisine méditerranéenne, et surtout ces cartes blanches venant émailler ces 450 pages et donnant cette saveur particulière à l’ouvrage.
« Picasso – Méditerranée », un collectif réservant par son approche transversale, dynamique et singulière, et sa riche iconographie, bien des découvertes et de jolies escales méditerranéennes jalonnant l’ensemble de l’œuvre de Picasso.
 

"Le Livre de Kells" de Bernard Meehan ; 275 illustrations couleurs, relié en toile sous jaquette illustrée, 25 x 32 cm, 256 p., Editions Citadelles & Mazenod, 2020.
 


Le livre de Kells compte assurément parmi les plus beaux manuscrits du Moyen Âge. Ce trésor conservé au Trinity College de Dublin fut probablement réalisé au cours du IX° siècle dont il célèbre la splendeur à la veille de l’an Mil. Ses enluminures ont largement contribué à la notoriété mondiale de ce témoin de l’âge d’or des manuscrits occidentaux. La présente étude menée par Bernard Meehan fait entrer le lecteur dans les arcanes secrets du Livre de Kells dont l’auteur est l’un des spécialistes incontestés.
Par son format généreux 25 x 32 et à la reproduction en taille réelle de plus de 80 folios sur les 340 que compte le manuscrit, il est désormais loisible de plonger littéralement au cœur de cette source inestimable du christianisme irlandais proposant les quatre évangiles ornés de leurs superbes enluminures. Bernard Meeham ne se limite pas à restituer la seule beauté esthétique de cette précieuse source, mais accompagne ces somptueuses images d’une riche étude de fond permettant de mieux comprendre non seulement la réalisation technique de ce chef-d’œuvre, mais également le contexte historique et religieux dans lequel il s’inscrit.
Le lecteur du Livre de Kells pourra désormais, par ce splendide ouvrage, tourner un à un les plus beaux folios de ce manuscrit livrant un témoignage unique sur les quatre évangélistes en ce tournant historique du Moyen Âge, ainsi que de nombreux passages bibliques déterminants. Dès les premières pages, les nombreux entrelacs des enluminures témoignent de cet héritage croisé entre l’antiquité et les premières royautés issues des invasions barbares.

 


La finesse des lettrines, l’humour et le soin apporté à émailler le texte de personnages et figures étranges ou symboliques afin de mieux rappeler le lecteur à l’étude même du texte, la graphie parfaite de l’écriture manuscrite réclamant un compte d’heures inconcevable à notre époque, font du Livre de Kells un exemple exceptionnel de la culture médiévale au tournant du millénaire. Il n’est donc pas étonnant que cette source remarquable compte parmi les emblèmes de la culture irlandaise, et plus largement occidentale. Ainsi que le relève Bernard Meeham, l’attraction qu’exerce le Livre de Kells tient surtout à ce qui ne se voit pas, mais se trouve suggéré par le manuscrit.
À la fois familier en ses multiples références chrétiennes, il dévoile également par bribes des aspects étranges, voire inconnus, de la symbolique préromane aux nombreuses réminiscences celtiques. Ce trésor de l’art irlando-saxon, connu également sous le nom de Grand Évangéliaire de saint Colomba, n’a pas fini de susciter interrogations, surprises, et ravissements, à l’image de cette merveilleuse étude livrée par ce livre d’exception publié aux éditions Mazenod !
 

« Kiki Smith. Hearing You with My Eyes » ; Catalogue exposition ; Sous la direction de Laurence Schmidlin, avec les contributions de Amelia Jones, Lisa Le Feuvre, et Laurence Schmidlin ; Versions anglais et français, relié, 124 illustrations couleur, 16.5 x 21 cm, collaboration Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, Éditions Scheidegger, 2020.
 


L’artiste américaine Kiki Smith fait actuellement l’objet d’une rétrospective complète au musée des Beaux-Arts de Lausanne, malheureusement bouleversée par la pandémie actuelle. Le lecteur du très beau catalogue publié à l’occasion par les éditions Scheidegger pourra cependant se consoler en (re)découvrant l’œuvre riche et singulière de cette artiste qui a voué sa vie à l’exploration du corps et aux sens.
Et, c’est tout spécialement cette perception sensorielle qui est au cœur de la présente thématique retenue pour ce bel ouvrage, une perception essentielle pour Kiki Smith au centre de tout. Depuis plus de quarante ans, Kiki Smith n’a de cesse en effet d’approfondit toujours et encore cette recherche sur le corps et ses dimensions symboliques. Cette approche bien particulière l’a conduite à étudier le statut social du corps et ses différentes représentations pour patiemment édifier sa propre approche, plus holistique, incluant les rapports de l’être humain à la nature, au cosmos… Les cinq sens sont sollicités par l’artiste pour mener à bien cette enquête à la fois artistique et humaniste.
Ce très beau catalogue recouvert de papier cristal et à la mise en page soignée offre un panorama évocateur de l’importance du travail réalisé par Kiki Smith au fil de des années. Tous les médiums ont été sollicités, ainsi que le révèle l’ouvrage, pour traduire cette approche bien particulière, bronze, papier, plâtre, verre, tapisserie…
Les références à la propre expérience de l’artiste tant littéraires dans son enfance que sensorielle au cours de sa vie effleurent les œuvres présentées, à la fois fragiles, tangibles et dotées cependant d’une forte vitalité. Les cultures populaires et ancestrales abondent également en de discrètes références, mais néanmoins présentes. Le corps de la femme, ceux d’animaux comme le loup, des parties de corps - réelles ou métamorphosées – abondent dans cet ouvrage, transcendant la vraisemblance, sans pour autant atteindre le fantastique.
Ces frontières du réel et du sensoriel conduisent le lecteur à un propre questionnement sur son rapport au corps et au monde. Une leçon artistique mais aussi philosophique, idéalement proposée dans ces pages soignées et inspirées.

 

"L'Aquarelle" de Marie-Pierre Salé, 300 illustrations couleur, relié sous jaquette et coffret illustré, 25 x 31,5 cm, 416 p., Éditions Citadelles & Mazenod, 2020.
 


Marie-Pierre Salé offre avec ce superbe ouvrage non seulement une synthèse unique sur l’histoire de l’aquarelle, mais également un très beau témoignage esthétique servi par une remarquable iconographie sur papier offset rendant ainsi toutes les nuances de cet art délicat. Si l’aquarelle, art relativement récent dans sa reconnaissance officielle, permet une richesse dans ses emplois d’une rare diversité, surtout si l’on songe à cette histoire retracée par Marie-Pierre Salé allant de Dürer à Kandinsky.

 


Cet ouvrage qui s’impose assurément de référence plonge le lecteur dans l’univers de l’aquarelle occidentale, domaine bien particulier fait de nuances par ses innombrables lavis, de transparences, mais aussi de couleurs éclatantes contrairement à beaucoup d’idées reçues. Ses racines puisent dans les enluminures du Moyen Âge, pour rayonner aux siècles suivants – notamment à partir de la Renaissance avec Pisanello - avant de devenir un genre à part entière au Siècle des lumières. Le XIXe siècle lui réservera des développements inspirés notamment avec l’apothéose de l’art de Turner. Chaque époque et artiste apportera nuances et traitements qui élargiront encore les capacités d’expression de cet art longtemps relégué à l’ombre de la peinture à l’huile, jugée plus digne et académique, à l’exception du monde anglo-saxon.

 


Si l’histoire de l’aquarelle demeure encore aujourd’hui trop méconnue, Marie-Pierre Salé avec cet ouvrage unique dévoile des pans entiers de sa richesse et diversité, les puristes ne traitant en effet habituellement que de l’aquarelle au sens strict. L’ouvrage nous apprend ainsi que la gouache fait pleinement partie de l’histoire de l’aquarelle, là encore, contrairement à bien des idées préconçues. Les couleurs de l’aquarelle donnent également lieu à d’extraordinaires nuanciers dont l’auteur reproduit de nombreux exemples à la fin de l’ouvrage.

 


L’apogée de l’aquarelle se réalisera à la fin du XIXe siècle, avec notamment en France des peintres aussi célèbres que Jongkind, Cézanne, Signac… Des peintres qui légueront au siècle suivant un patrimoine incontournable de cet art encore bien vivant, ainsi qu’en témoigne cette somme superbement illustrée et incontournable.

 

« Venise déserte » de Luc et Danielle Carton ; 21.5 x 28 cm, 192 p., Éditions Jonglez, 2020.
 


Inédit, exceptionnel, jamais vu, unique… les qualificatifs ne manquent pas pour évoquer les vues esseulées de Venise au printemps dernier lors du premier confinement appliqué comme dans le reste de l’Italie… Luc et Danielle Carton, habitants de la Ville éternelle, ont ainsi eu l’opportunité, bien rare, de saisir sur ces magnifiques photographies la Sérénissime totalement vidée de ses nombreux touristes. Même pendant la Seconde Guerre mondiale, Venise n’a jamais connu un tel abandon, telle la fameuse Piazza San Marco, sans un seul touriste, en pleine journée !
Cette impression étrange, pour ne pas dire dérangeante, conduit inexorablement cependant le lecteur à redécouvrir ces espaces vierges de toute vie, le regard se rattachant de ce fait à l’architecture, aux couleurs, à ces infimes détails qui fort heureusement font de Venise cette cité unique ayant bravé les siècles et les adversités.
Si des vues nocturnes de Venise sans âmes qui vivent sont certes moins rares, les prises de vues réalisées par Luc et Danielle Carton en pleine journée sont saisissantes, comme si l’humanité d’un seul coup de baguette magique avait été bannie de ces lieux, ce qui fut en quelque sorte le cas pendant cette période troublée, malheureusement encore d’actualité.
En attendant une amélioration des conditions sanitaires permettant de déambuler de nouveau dans ces ruelles et voguer sur ses canaux, ce superbe album, unique en son genre, offre à lui seul un véritable voyage en tant que tel, avec ces incontournables édifices et palais qui font Venise, mais aussi des recoins plus méconnus n’ayant plus à avoir honte de leur solitude habituelle…
Une balade exceptionnelle et unique dans une « Venise déserte » où pointe parfois la nostalgie ou la mélancolie dans ces gondoles bâchées et alignées sans vie, mais aussi la certitude que cette vie, un jour, reprendra ses droits dans cette ville unique, cette Sérénissime bâtie pour entendre résonner les rires et les baisers des amoureux…

 

« The Glacier’s Essence » de Martin Stützle et du photographe Fridolin Walcher avec les contributions de Nadine Olonetzky, Gabriela Schaepman-Strub, Konrad Steffen, and Thomas Stocker et une préface de Benedikt Wechsler ; Version anglaise, allemande, groenlandaise ; 23 x 30.5 cm, 137 illustrations couleur, 272 p., Édition Scheidegger & Spies, 2020.
 


Un bel, riche, et très instructif ouvrage consacré au monde fascinant mais malheureusement aujourd’hui menacé des grands glaciers en relation avec notre approche de l’art contemporain vient de paraître aux éditions Scheidegger et Spies. Que ce soit les grands glaciers du Groenland ou ceux des Alpes, ces derniers fondent, en effet, de manière inquiétante depuis des décennies. Une évolution qui malheureusement s’est accentuée plus que jamais ces dernières années sous l’effet du réchauffement climatique. L’ouvrage exceptionnel, préfacé Benedikt Wechsler, allie à la fois une approche esthétique d’art contemporain appuyée par des données scientifiques que ce soit de glaciologie ou de géophysique. C’est toute l’essence même des glaciers, ces grands glaciers d’une beauté menacée, que le lecteur découvrira ainsi en ces pages.

 


Pour cet ouvrage engagé, l’artiste Martin Stützle s’est associé au photographe Fridolin Walcher et a retenu comme objet d’étude de prédilection non seulement les grands glaciers suisses mais également ceux du Groenland. En 1978, le duo Martin Stützle et Fridolin Walcher a rejoint une équipe scientifique suisse menant des recherches sur l’évolution et l’état actuel des glaciers du Groenland. Une évolution déjà soulignée par le physicien suisse Alfred Quervain au début du XXe siècle, ce dernier ayant le premier consacré une étude sur la fonte du glacier Clariden situé dans le canton suisse de Glaris avant de lancer dans les années 1909-19012 d’importantes expéditions scientifiques au Groenland.

 


Trois essais ponctuent cette extraordinaire aventure en revenant précisément sur l’expédition de 1978 menée par l’artiste Martin Stützle et le photographe Fridolin Walcher. À ces essais vient s’ajouter une intéressante étude de plusieurs contributeurs sur les travaux mêmes des auteurs et artistes, les rapprochant des tendances actuelles de l’art climatique.
Le lecteur découvrira ainsi en ces pages exceptionnelles reliées façon japonaise une approche à la fois esthétique d’une grande émotion, mais aussi une objective prise de conscience appuyée par des données scientifiques révélant une évolution devenue malheureusement aujourd’hui une menaçante réalité.

 

J. C. Volkamer : “ The Book of Citrus Fruits”; Reliure en tissu, 27,6 x 39,5 cm, 384 p., Éditions Taschen, 2021.
 


Il n’existe pas d’autres fruits que les citrus ayant bénéficié d’une telle aura dans l’histoire de l’humanité. Ses origines remontent en effet avant même les temps historiques puisque la mythologie s’en était déjà emparée avec la fameuse pomme d’or des Hespérides qui devait être probablement une orange, inconnue à l’époque des Grecs, plutôt qu’une pomme… Des rois sont devenus fous de ce fruit, noble par excellence, au point de bâtir de véritables palais, dignes d’abriter ces arbustes craignant le froid, tel le Roi-Soleil qui trouva dans ce symbole encore le moyen de renforcer son éclat. Iris Lauterbach, spécialiste en histoire de l’architecture des jardins, a elle aussi été séduite par ce genre botanique abritant de multiples plantes ayant en commun cette amertume plus ou moins accentuée. Aussi a-t-elle choisi de réserver à ces fruits un ouvrage en un format généreux à la hauteur de la réputation des agrumes.

 


Cette édition exceptionnelle réunit pas moins de 170 variétés d’agrumes présentées à partir de séries de gravures sur cuivre, précieuses et rares, mises en couleur à la main. Ces œuvres uniques furent commandées par un autre passionné d’agrumes, J. C. Volkamer, un marchand de Nuremberg et horticulteur amateur (1644–1720). La beauté de ces représentations de citrons, oranges, cédrats, bergamotes et autres citrus rivalise de splendeurs et d’effets de mise en scène. Alors que l’Italie pratiqua très tôt avec la Renaissance la culture des agrumes en pots, Versailles lui emprunta rapidement le pas avec sa fameuse orangerie née du rêve d’un monarque absolu. À côté de la splendeur esthétique incontestable de ces planches, une véritable démarche scientifique accompagne ces séries offrant une collection exceptionnelle de spécimens exotiques quasiment inconnus à cette époque.

 


Cet amateur passionné que fut J.C. Volkamer ne regarda guère à la dépense pour faire venir en Allemagne des plants originaires d’Italie, d’Afrique du Nord, et même du Cap de Bonne Espérance. C’est de cette passion qu’est né le projet d’un livre en deux volumes souhaité par le collectionneur, chacun ayant été mis en couleur à la main. Ce sont ces ouvrages à la valeur inestimable, tout récemment redécouverts dans les archives de la ville de Fürth, que nous offrent de découvrir aujourd'hui les éditions Taschen. Une heureuse inspiration faisant revivre un rêve fou, complété pour l’occasion de 56 illustrations supplémentaires que souhaitait Volkamer initialement pour le projet d’un troisième volume qu’il ne put malheureusement accomplir.
Histoire de citrus, histoire d’une passion malheureusement de nos jours quasiment révolue, histoire d’un collectionneur esthète… Une belle aventure qui peut être admirée avec autant de passion et de bonheur grâce à cette édition d’exception limitée à 5000 exemplaires numérotés.

 

« Le Nu » d’Alexis Merle du Bourg ; 26 x 37,5 cm, 320 ill., 352 p., Editions Citadelles & Mazenod, 2023.
 


Le nu compte assurément comme l’une des représentations les plus anciennes dans l’histoire – et même de la préhistoire - de l’art. Parfois privilégié au dépend du paysage et de la nature, d’autres fois vilipendé au nom de valeurs s’y opposant, le nu laisse rarement indifférent, suscitant convoitises, passions, haine ou encore détestations… Sujet passionnant auquel est justement consacré ce monumental ouvrage tant par ses dimensions que par l’impressionnant grand angle retenu.

 

 

Cette somme remarquable signée par l’historien de l’art Alexis Merle du Bourg étudie en effet les origines de cet art et ses mythes fondateurs, la nudité de l’Eden et celle prisée des Grecs venant en premier à l’esprit. Formes originelles encore pures mais déjà non dénuées d’enjeux comme pour Aphrodite et Phryné, sans oublier le fameux Jugement de Pâris… Chaque époque antique porte un nouveau regard sur la nudité, qu’il s’agisse de la période hellénistique, bientôt touchée par les influences de l’orient ou de celle du christianisme et des ambivalences dans la représentation du corps dans la Bible.

 


L’ouvrage somptueux par le choix de sa riche iconographie offre un dialogue toujours renouvelé entre le texte d’une clarté lumineuse et les plus belles œuvres d’art retenues par l’auteur, qu’il s’agisse de la sculpture ou de la peinture. Chaque période ouvre sur une réflexion portant sur l’homme, les artistes traduisant la plupart du temps l’esprit qui prévalait en leur temps ainsi qu’il ressort de cette renaissance humaniste ou encore de ce baroque revisitant l’antique en d’incroyables audaces. Les pages consacrées à Rubens et à Poussin passionneront également le lecteur tant l’interprétation de l’auteur concourt sans hésitation à ce que le lecteur redécouvre ces œuvres. Nombreuses seront encore les découvertes avec cet ouvrage passionnant tel le Nu à l’épreuve de la modernité qui témoigne de la richesse de ce sujet qu’explore avec brio cet ouvrage de référence.

 

 

« L’art des jardins en Europe » de Yves-Marie Allain et Janine Christiany, 24,5 x 31 cm, Ouvrage broché avec rabats, 632 pages, 544 illustrations, Citadelles & Mazenod, 2023.
 


C’est une véritable somme sur l’art des jardins en Europe que nous proposent Yves-Marie Allain et Janine Christiany avec cette publication exceptionnelle de plus de 600 pages. L’ensemble du continent européen se trouve appréhendé en un seul ouvrage à la riche iconographie (544 illustrations) par ces deux spécialistes offrant chacun une analyse propre à leur parcours professionnel. Le jardin est depuis la nuit des temps l’objet d’une riche symbolique – le fameux jardin d’Eden – et n’a cessé depuis ses origines d’être l’objet de réflexions, passions et pouvoirs… Ce sont ces intrications complexes qu’analysent les auteurs du présent ouvrage aussi beau qu’instructif sur cet art des jardins que l’on pensait à tort bien connaître et qui, après lecture, révèlera bien des facettes méconnues. L’histoire, la philosophie, la religion tout autant que les sciences ont été depuis longtemps convoquées parallèlement aux connaissances scientifiques requises pour concevoir un jardin. Cette symbolique manifeste dans bien des jardins de l’Ancien Régime tel celui incontournable du Château de Versailles traduit les enjeux réunis dans un grand nombre de conception de jardins en Europe. L’ouvrage aborde en premier lieu l’ensemble de ces aspects de l’art du jardin où architectes, jardiniers, pépiniéristes, horticulteurs mais aussi théoriciens sont convoqués par les commanditaires, qu’ils soient officiels ou privés. Quelle évolution peut ainsi être soulignée entre les jardins de la Renaissance et ceux des années 1930 ! Car il est possible de parler de style ainsi que le soulignent les auteurs à l’image de la mode vestimentaire ou alimentaire. Le jardin forme un univers éphémère qui demeure rarement identique quelques décennies après sa création, s’il ne disparaît pas peu après… Aussi, ce tour d’Europe des 170 jardins d’exception qui ont bravé le temps apparaîtra pour le lecteur qu’il soit amateur ou professionnel un témoignage rare et précieux, des fameux jardins d’Alhambra au non moins fabuleux de Claude Monet à Giverny, sans oublier bien entendu Versailles, Lisbonne et le palais Fronteira, la villa Borghèse à Rome et bien d’autres écrins uniques et oubliables qu’il sera loisible de visiter en feuilletant les pages de ce remarquable et inspirant ouvrage.

 

« Turner » de John Gage, traduit de l’anglais par Hélène Tronc et Odile Menegaux, Coll. « Les Phares », Editions Citadelles et Mazenod, 2023.
 


 

Sublime, tel est incontestablement le qualificatif qui convient !
Sublime, bien sûr, par son sujet, puisque entièrement consacré à l’un des plus grands artistes anglais du XIXe siècle, le peintre, aquarelliste, dessinateur et graveur, J.M.W Turner.
Sublime, également, par la qualité de l’ouvrage lui-même, tant par sa remarquable iconographie que par sa mise en page avec son grand format et ses multiples et appréciables pleines voire doubles-pages.
Sublime, enfin, par la qualité du texte de cette monographie signée John Gage et traduite de l’anglais par Hélène Trone et Odile Menegaux.
Comment, en effet, ne pas succomber à la beauté et richesse de l’œuvre de Turner ? Comment, face à des toiles telles que « Fusées et signaux de détresse pour prévenir les vapeurs des bas-fonds » de 1840 ou encore « L’incendie des Chambres des Lords et des Communes » de 1834, ne pas ressentir ce sentiment d’infinité ?

L’auteur a retenu pour cet ouvrage une approche thématique permettant de cerner, mieux qu’une stricte chronologie ou biographie, les traits marquants révélant tant l’évolution de l’œuvre que le caractère même du peintre anglais. Le lecteur découvrira ainsi un Turner paysagiste et théoricien de la couleur incontestable, une spécificité que le peintre a développée tout au long de sa vie au travers de ses nombreux voyages, mais qu’il a également su imposer à la Royal Academy. Turner, largement soutenu par son père, fut introduit très jeune, en effet, dans les cercles influents de la peinture anglaise et entra à un âge précoce dans cette haute institution. Appuyé par de nombreux mécènes, cela lui valut une réputation largement saluée de son vivant notamment par le célèbre critique d’art Ruskin, mais aussi, ainsi que le souligne J. Gage, enviée en retour par de nombreux rivaux.
Il en fallait, cependant, plus pour décourager ce peintre au caractère certes introverti mais trempé, surtout doué d’un sens de l’observation rare et d’une curiosité insatiable, « Un esprit merveilleusement divers », selon les mots de son contemporain Contestable et titre du dernier chapitre de cette dynamique monographie. La richesse de l’œuvre de Turner est, il est vrai, incomparable, lui qui sa vie durant n’eut de cesse de rendre au mieux la lumière et l’atmosphère, une quête de liberté qui marqua par son œuvre autant le romantisme qu’il annoncera l’impressionnisme ou encore l’abstraction. Cependant, à ce constat, J.Gage ajoute malicieusement et à juste titre : « L’interprétation moderniste de Turner est devenue courante et même une tradition bien établie. Elle est pourtant bien insuffisante pour saisir l’ampleur et l’originalité de son art ». Que dire de plus ?

 

« Histoire & médecine » d’Alexis Drahos, relié sous coffret, 352 p., Editions Citadelles & Mazenod, 2022.
 


Livre d’art ? Livre de sciences ? Le dernier ouvrage paru aux éditions Citadelles & Mazenod conjugue avec un rare bonheur et sous la plume d’Alexis Drahos les deux approches en une synthèse des plus éclairantes sur les origines de la médecine depuis l’Antiquité vue par l’art. En un véritable parcours au fil des siècles illustré par les plus grandes œuvres d’art, « Art & médecine » explore en effet pour la première fois en langue française les liens entretenus entre les deux arts. Le corps humain, tour à tour secret puis dévoilé au gré des découvertes anatomiques, n’a cessé de fasciner les artistes qui ont cherché à en capter les mystères dans leurs créations. Le lecteur apprendra ainsi que des scènes de dissection avaient déjà été saisies par des artistes dès l’Antiquité et bien avant les fameuses études de Léonard de Vinci…

 

 

L’œuvre d’art n’a pas qu’une fonction esthétique dans ses rapports à la médecine et bien souvent elle a été un moyen de consigner les connaissances et d’en diffuser les savoirs. Rivalisant de dextérité avec les médecins, ces artistes œuvrent, pour certains d’entre eux, selon une véritable démarche scientifique dans leurs représentations du corps humain, même si les sciences invalideront seulement ultérieurement certaines de leurs conclusions. Ce sont toutes les disciplines médicales dont nous pouvons ainsi suivre les évolutions au fil des dessins, gravures, peintures et autres écorchés en cire… Les pathologies s’invitent également en ces pages parfois dérangeantes, mais révélant les progrès des sciences. Que de chemin parcouru en effet entre les redoutables saignées de l’Ancien Régime et nos transplantations cardiaques !

 


L’un des multiples intérêts de cet ouvrage passionnant sera d’offrir une sélection des plus inspirées des œuvres maîtresses de l’histoire de l’art, l’auteur étant sur le sujet intarissable qu’il s’agisse de Léonard de Vinci ou de Damien Hirst, d’Erasistrate de l’école d’Alexandrie ou des leçons d’anatomie sous le pinceau de Rembrandt. Chaque siècle témoigne de son rapport au corps et à ses pathologies – une mise à jour des plus actuelles inclut même la terrible Covid-19, l’acuité du regard de l’artiste n’étant souvent pas moindre que celui de l’homme de sciences ainsi qu’en témoigne ce bel et riche ouvrage qui n’aurait probablement pas déplu à Nicolas Bouvier, fasciné par de telles représentations, ni au grand historien de la pensée, Jean Starobinski, qui sut si brillamment lier les arts.

« The Magic of Japanese Zen Gardens » de Thomas Kierok ; Avant propos de Shunmyo Masuno ; 160 p., 110 Illustrations, 23,5 x 23,5 cm, Editions Benteli, 2022.
 


C’est bien de « magie », de notre point de vue occidental, dont il s’agit lorsque nous contemplons la perfection d’un jardin zen japonais. Cette harmonie conjuguée à une précision infaillible de chaque détail conduit à une sérénité difficilement comparable aux créations paysagistes occidentales. Il est vrai que vu d’un esprit japonais, tel celui du grand moine bouddhiste zen japonais Shunmyo Masuno qui signe la préface de ce bel ouvrage, il ne suffit pas de dresser quelques pierres entourées de sable ratissé et bordées d’érables pour parler de jardin zen… Cela demeure plus complexe que cela et c’est tout le mérite de cet ouvrage et de son auteur, le photographe Thomas Kierok d’avoir perçu cette dimension spirituelle et d’avoir su la restituer avec bonheur et beaucoup de talent sur la pellicule.

 


En conjuguant philosophie japonaise et aménagement paysager, le jardin zen cherche à atteindre cette pleine conscience et accomplissement que l’on retrouve dans la méditation zen sur un zafu. Au fil des saisons, Thomas Kierok s’est imprégné de ces véritables jardins zen à Kyoto pour en suggérer les impermanences et variations subtiles chères à tout méditant zen. La nature pour le bouddhisme est censée contenir Bouddha lui-même ainsi que ses enseignements, ce qui laisse une petite idée de l’importance de leur ordonnancement… En rapprochant ces photographies des plus inspirantes d’un florilège délicat de la poésie zen, et grâce à une conception tout autant irréprochable du livre relié japonais, Thomas Kierok parvient à nous faire partager cette « magie » des jardins zen d’une splendide manière !

 

« Textiles africains » de Duncan Clarke, Vanessa Drake Moraga et Sarah Fee, traduit de l’anglais par Jean-François Allain et Christian Vair, Éditions Citadelles & Mazenod, 2022.
 


Absolument magnifique ! Tel est ce superbe volume consacré aux « Textiles africains » paru aux éditions Citadelles et Mazenod. Avec son large format, ses plus de 440 pages et ses 300 illustrations pour beaucoup pleines pages, l’ouvrage sous la direction de Duncan Clarke avec Vanessa Drake Moraga et Sarah Fee offre une réelle mise en lumière de cet art du textile inégalé. Une mise en lumière inédite et de toute beauté qui ne pourra que réjouir et combler collectionneurs et curieux. Des textiles présentés géographiquement tous plus époustouflants les uns que les autres issus de collections publiques ou privées et pour beaucoup d’entre eux jamais montrés. On s’émerveille de tant de couleurs si chatoyantes, de tant de motifs, de variété de matières et de techniques…

 


Mais cet ouvrage à nul autre pareil ne se limite pas par son incomparable iconographie à flatter l’œil et les sens, il livre aussi au lecteur une belle analyse appuyée par des notices, photographies et cartes, que ces textiles soient anciens, de collection ou plus récents, que ce soient des vêtements du quotidien, des parures talismaniques ou encore des tentures nuptiales… Parcourant l’Afrique d’ouest en est jusqu’à Madagascar, ce sont les particularités de tissage de chaque région, de chaque peuple, qui y sont ainsi, page après page, dans toute leur beauté déployées.
Coton, laine, soie, mais aussi perles ou écorces, couleurs et matières les plus diverses se font, ici, tableaux. Une créativité ayant influencé bien des artistes peintres ou plasticiens - on songe à Klee, bien sûr, ou encore à Matisse, mais aussi et surtout aux plus grands couturiers…
Un art du tissage africain unique et éblouissant que l’on parcourt et découvre émerveillé de tant de créativité, de couleurs et de motifs.

 

« Poussin & l’amour - PICASSO | bacchanales | POUSSIN » ; Catalogue sous la direction de Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto, et Ludmila Virassamynaïken, In Fine Editions, 2022.
 


Le catalogue « Poussin & l’amour » paru aux éditions In Fine est assurément à la hauteur du peintre et de l’exposition qui lui est actuellement consacrée au musée des Beaux-Arts de Lyon. Cette monumentale somme dirigée par les trois commissaires fait, en effet, l’objet d’une présentation originale avec sa conception recto verso.
D’un côté, le lecteur découvrira la remarquable exposition « Poussin & l’amour », exposition qui a retenu un angle original et pourtant omniprésent dans l’œuvre du peintre français. En effet, dès son arrivée à Rome en 1624 - et même quelques années auparavant – Poussin vouera une part importante de son art à de majestueuses toiles développant tous les thèmes possibles de l’amour, certains dépassant largement les standards de la morale de l’époque au lendemain de la Contre-Réforme. Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto, et Ludmila Virassamynaïken, les auteurs de ce riche catalogue et commissaires de l’exposition ont entendu retracer de manière éclairante toutes ces facettes méconnues et sous-estimées du peintre souvent présenté comme le peintre philosophe. Si cette dimension initiale ne saurait lui être enlevée, il s’avère à la lecture des captivantes contributions réunies en ces pages que Nicolas Poussin tout en approfondissant œuvre après œuvre l’analyse de ses sujets a su également se saisir d’une certaine légèreté appréciée de ses richissimes clients romains dont certains d’entre eux comptaient de prestigieux princes de l’Église… C’est ainsi un Poussin dévoilé que Pierre Rosenberg commente dans sa contribution soulignant qu’avec cette dimension méconnue le peintre entendait tout de même renouer avec le monde du passé, mythologie et éros réunis ! Cette toute puissance de l’amour intègre ainsi une palette étendue d’affects allant de l’érotisme des corps lascifs livrés au regard jusqu’à la passion folle conduisant à la mort. Le catalogue analyse tour à tour ces multiples facettes de l’œuvre de Poussin avec ces corps désirés, l’ivresse dionysiaque, l’amour et la mort, un voyage étonnant et palpitant au cœur même de l’atelier de l’un des plus grands peintres dont ce remarquable ouvrage dévoile un pan méconnu de la créativité.
Le revers de ce monumental catalogue, comme un « autre côté du miroir », est consacré à la seconde exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon , « PICASSO | bacchanales | POUSSIN ». Un regard mettant en lumière l’influence majeure qu’eut le peintre du XVIIe siècle, Poussin, sur le peintre espagnol du XXe s. Un prolongement offrant une belle ouverture et réflexion.

 

« Raphaël. L’œuvre complet. Peintures, fresques, tapisseries, architecture » de Michael Rohlmann, Frank Zöllner, Rudolf Hiller, Georg Satzinger ; Relié, avec pages dépliantes, 29 x 39,5 cm, 720 pages, Editions Taschen, 2023.
 


Raphaël (1483-1520), surnommé le « Prince des peintres » par Giorgio Vasari, fait l’objet d’une exceptionnelle parution dans la collection XXL des éditions Taschen. Il fallait en effet une publication de taille pour rendre le plus bel hommage qui soit à cet artiste italien réputé pour le raffinement de son trait et la précision de ses dessins. Après avoir bénéficié de l’apprentissage de deux maîtres de choix, Le Pérugin et Pinturricchio, ainsi que de son propre père Giovanni Santi, le jeune Raphaël, disparu trop tôt à l’âge de 37 ans, allait participer à la transformation de l’art de la Renaissance par des œuvres éclatantes. Très rapidement, Raphaël saura, en effet, se distinguer de ses sources d’inspiration notamment de son maître Le Pérugin, mais aussi de Léonard de Vinci et de Pinturicchio, pour être la source première de lignes harmonieuses d’inoubliables « Vierge à l’enfant », et ce dès son séjour florentin ; Des représentations qui contribueront à bâtir sa réputation. Le génie de Raphaël allait s’exprimer en effet durant toute sa vie d’artistes auprès des plus grands mécènes et protecteurs avec cette quête incessante de perfection de dessins soignés ce dont témoignent les œuvres réunies par cette exceptionnelle édition grand format.

 

 

Des plus grands formats avec ses immenses décors romains pour le pape Jules II, puis Léon X, dans les chambres du Vatican réalisées à la fin de sa vie jusqu’au plus petit tableau tel les « Les Trois Grâces » (17 x 17 cm) du musée Condé de Chantilly, chaque création de l’artiste met en œuvre un processus inlassable d’essais successifs pour parvenir à la composition future. Pour ces raisons, Raphaël gagnera la réputation d’être le peintre du détail par excellence dont le génie resplendira par cette harmonie irréprochable née de cette combinaison du trait, de la géométrie, de l’espace et de la lumière.

 

 

Cet équilibre caractérise cette grâce inimitable et ce style Raphaël identifiable immédiatement, et qui devait à jamais marquer l’histoire de l’art. Incontestablement l’un des artistes majeurs de la Renaissance italienne, Raphaël fait ainsi l’objet d’une parution tout aussi exceptionnelle qui fera date avec la réunion en un seul volume de toutes ses peintures, fresques, projets architecturaux et tapisseries.

 

 

Cet ouvrage XXL, rend ainsi hommage au créateur de la fameuse Madone Sixtine, et autres inoubliables fresques du Vatican, un catalogue raisonné établi par une équipe d’experts de l’œuvre de l’artiste replacé dans le contexte de la Renaissance italienne. Incontournable !

 

« Atlas de l’Architecture contemporaine » sous la direction de Chris van Uffelen ; Traduit de l’anglais par Jean-François Cornu ; Editions Citadelles & Mazenod, 2022.

 


Splendide et impressionnant ! Tels sont assurément les meilleurs qualitatifs pour cet « Atlas de l’architecture contemporaine » paru aux éditions Citadelles et Mazenod. Une nouvelle édition, dix ans après la première, toujours plus attendue dans le domaine tant de l’architecture que de l’édition et qu’il convient de saluer.
Couvrant les cinq continents regroupés, ici, en trois grands chapitres, de l’Europe-Afrique aux Amériques en passant par l’Asie et l’Australie, cette cartographie de l’architecture contemporaine offre non seulement une vue d’ensemble mais aussi et surtout une riche réflexion sur l’évolution en une décennie de la manière dont l’homme moderne entend habiter la planète terre. « On y retrouve une même diversité de projets et de techniques mais on y retrouve aussi les questions essentielles qui se posent actuellement » souligne Chris van Uffelen en sa préface.
Avec une extraordinaire iconographie, photos, plans et pas moins de 280 projets, ce sont ainsi l’évolution, centres d’intérêt, matériaux de nos habitats, lieux publics, religieux ou culturels, mais aussi espaces de travail qui sont, en ces chapitres, exposés et analysés. Soulignons notamment le « 175 Haussmann », cet impressionnant complexe réunissant derrière une façade Haussmann deux immeubles des plus modernes, et ce, à quelques mètres de l’Étoile à Paris. Des réalisations architecturales à la fois spectaculaires, étonnantes ou déroutantes mais reflétant également notre environnement et notre quotidien. Un panorama instructif et époustouflant ! On songe à l’Arena d’Aix-en-Provence, au nouveau campus urbain de l’Université Bocconi à Milan ou encore au Centre culturel de Kadokawa au Japon… (Pour une fonctionnalité optimale, outre un index des architectes en fin d’ouvrage, sont précisés pour chaque réalisation, en haut de page, l’architecte ou bureau d’étude, sa destination, son année de réalisation, ville et pays.)
Parcourant ainsi la planète monde et offrant au regard sous la direction de Chris van Uffelen les plus splendides réalisations architecturales de ces dix dernières années, cet « Atlas de l’architecture contemporaine » dans sa nouvelle parution constitue indéniablement une somme incontournable, un ouvrage de référence qui réserve aux lecteurs, professionnels, amateurs, passionnés ou tout simplement curieux de notre monde de bien belles découvertes et surprises.

 

« Intérieurs : chez les plus grands décorateurs et architectes d’intérieur » ; Collectif sous la direction de William Norwich ; Relié, 250 ill. couleur, 25 x 29 cm, 272 pages, Editions Phaidon, 2022.
 


Passionnant ! Qui n’a jamais, en effet, rêvé d’entrer subrepticement chez les plus grands décorateurs et architectes d’intérieur de notre époque? Ce souhait, c’est William Norwich qui l’exhausse en dirigeant cet ouvrage dénommé « Intérieurs » aux éditions Phaidon. Sous sa direction et introduction, ce sont, en effet, pas moins de soixante intimités de décorateurs ou architectes d’intérieurs contemporains réputés internationalement qui sont dévoilés ainsi au lecteur.
De Jacques Garcia, chez lui, à Paris, à Teo Yang en passant par Charlotte Moss ou encore Joy Moyler ou Joseph Dirand, que d’idées, créations et inventivité ! Une diversité de personnalités et de lieux inouïs propices assurément à l’inspiration que l’on soit professionnel, amateur de décoration ou tout simplement curieux… Avec plus de 250 illustrations couleur, c’est en effet une multitude d’art de vivre, d’élégance et d’intimité que ce bel ouvrage livre au regard indiscret du lecteur. Camaïeux et foisonnement d’objets à Los Angeles chez Jeef Andrews, foisonnement de matières chez Paola Navone à Milan, matériaux nobles et style épuré chez Teo Yang ou à Milan encore chez Vincenzo de Cotiis…
Maisons de rêve ou rêvées telle celle de Michèle Nussbaumer, chaque découverte d’intérieur s’accompagne pour plus de précisions d’opportuns éléments biographiques, d’analyses ou commentaires. Qu’il s’agisse d’appartements ou de Palazzo, de lofts ou vieilles bâtisses, chaque intérieur offre en ces pages curieuses et indiscrètes son intimité et ses secrets… Styles, couleurs et goûts se côtoient dans une impressionnante et passionnante palette. Monocouleur, blanc pour Will Cooper (ASH NYC), noir chez William Sofield à New York, ou chatoiement des couleurs chez Laura Sartori Rimini à Londres. Lieu secret ou ouvert, expérimental, laboratoire ou strictement privés, surprenants ou prévisibles, chaque personnalité, chaque architecte et décorateur de notre siècle se révèle au travers de ses choix de style, de couleurs, d’objets et associations.
Un réel régal d'intimité !

 

Jean Dethier et Jean-Louis Cohen : « Habiter la terre L'art de bâtir en terre crue : traditions, modernité et avenir », Nouvelle édition compact - 512 pages, 216 x 279 mm, Couleur, Flammarion, 2022.
 


Le retour à la terre pour la construction de nos habitats ne relève plus d’espoirs, de doux rêveurs et autres post-soixante-huitards en mal d’écologie… Ces aspirations naguère moquées se trouvent fort heureusement depuis plusieurs années enfin prises au sérieux en raison de la prise de conscience des réalités écologiques qui s’imposent, avec plus de nécessité et d’urgence que jamais, à notre époque.
Il s’agit toujours d’une action militante qui anime les auteurs Jean Dethier, essayiste, architecte et activiste, et Jean-Louis Cohen, historien de l’architecture, professeur au Collège de France et à la New York University. Certains lecteurs se souviendront de l’impressionnante exposition que Jean Dethier avait consacrée à ce thème en 1981 au Centre Pompidou, mais pour les plus jeunes et curieux ou convaincus, c’est une admirable synthèse de référence qui est aujourd’hui proposée avec ce livre d’art de plus de 500 pages et 800 photos et dessin au format généreux 24 x 31 cm.

 


Le propos est décloisonné, si l’on peut dire, aux cinq continents et à travers les temps puisqu’un chapitre entier est consacré à l’histoire des logiques constructives au fil des siècles. C’est un véritable plaidoyer qui est en ces pages inspirantes ainsi proposé au lecteur, une réflexion qui ne fait pas pour autant l’impasse des difficultés et limites de cet art traditionnel. Car nous réalisons bien rapidement en découvrant ces réflexions que notre époque « moderne » a étonnamment fait l’impasse d’une des techniques les plus anciennes de l’homme pour édifier son habitat, suivant en cela le modèle laissé par un grand nombre d’espèces du monde animal.

 

 

Or, nos deux auteurs entendent bien réconcilier nos contemporains avec ce génie créatif qui outre ses qualités techniques, esthétiques et économiques, témoigne d’une approche écologique incontestable pour celles et ceux en ayant fait l’expérience.

 

 

Il suffira pour s’en convaincre d’avoir un jour édifié un mur en torchis au lieu et place de parpaings… Isolant, respirant, recyclable et solide, la terre ne se limite pas à des architectures « frustes » et sommaires, mais s’offre à la créativité des architectes qui ont fait la preuve de leurs créativités contemporaines rappelées dans ces pages superbement illustrées.

 

Meret Oppenheim : « Mein Album", broché, 324 pages, 22 x 33 cm, Version All. /Anglais, Editions Scheidegger, 2022.
 


Si l’artiste suisse-allemande Meret Elisabeth Oppenheim (1913- 1985) est mondialement connue pour ses œuvres créées à partir de détournement d’objets, sa vie et intériorité – pourtant d’une richesse incroyable – sont demeurées plus secrètes jusqu’à la publication de ce bel ouvrage par les éditions Scheidegger à partir d’un album que tint l’artiste intitulé « Depuis l’enfance jusqu’à 1943 » ainsi que de quelques notes privées.
 

 

Ce document exceptionnel reproduit avec soin pour cette édition permet d’entrer dans le laboratoire de la création d’Oppenheim, cette plasticienne issue du mouvement surréaliste aux côtés d’André Breton à partir des années 1920 ; un laboratoire composé de situations du quotidien tel « Le déjeuner en fourrure », fameuse sculpture surréaliste passée à la postérité. La présente publication tient à la fois du journal et de l’œuvre d’art en tant que telle. En ces pages labyrinthiques, l’artiste réunit photographies, objets et notes en compagnie de pensées et de concepts qui préluderont à de nouvelles créations. Cet atelier en album permet d’entrer pleinement dans la pensée créatrice de cette femme hors du commun.

 


Reproduit dans son intégralité et dans son format original, cet album a fait l’objet d’une traduction en langue anglaise pour cette édition. De touchantes évocations des premières années de jeunesse, les premiers dessins enfantins avant ceux d’une artiste en devenir, et déjà cette propension à questionner les formes et à remettre en question les conventions… Puis viennent les premières rencontres à Paris avec André Breton, Max Ernst avec qui elle entretiendra une liaison pendant une année, la découverte du haschich et de la vie d’artiste durant son séjour à l’hôtel d’Odessa…
Chaque page remarquablement reproduite en fac-similé redonne vie à ces années de créativité sans limites, un document vibrant et essentiel à la compréhension de cette artiste jusqu’alors secrète.
 

Leonhart Fuchs : « Le Nouvel Herbier » ; Relié avec livret, 23 x 37 cm, 892 pages, Editions Taschen, 2022.
 


Exceptionnelle que cette nouvelle édition du mythique Herbier de Leonhart Fuchs en un impressionnant format (23 x 37) livrée par les éditions Taschen ! Le célèbre botaniste bavarois avait en effet réalisé une véritable somme en réunissant pas moins de 1543 plantes décrites par le détail et illustrées par des planches inoubliables, aujourd’hui disponibles grâce à cette édition de près de 900 pages. Soulignons encore que cette luxueuse réédition à partir de l’original possédé par Fuchs en personne et mis en couleurs à la main réunit plus de 500 illustrations, unique témoignage de cet inventaire fabuleux réalisé par le botaniste présentant notamment des plantes et fleurs encore inconnues du Nouveau Monde tel le fameux tabac appelé à un avenir certain en occident…

 


Dans un opuscule joint au fac-similé du Nouvel Herbier, Klaus Dobat introduit l’apport de Fuchs pour la science en montrant combien son travail méticuleux fait de lui le précurseur de la botanique moderne tout en soulignant son rôle essentiel pour la médecine de son temps, Fuchs ayant été un professeur de médecine réputé. Gagné aux thèses de la Réforme, il dut quitter la ville de Munich où il exerçait pour se réfugier à Ingolstadt. Son œuvre maîtresse, Das Kraüterbuch, conjugue botanique et médecine, les deux disciples étant considérées alors comme proches.

 

 

Werner Dressendörfer analyse quant à lui l’apport des plantes médicinales décrites par Fuchs au regard de la médecine des plantes modernes. Mais le plaisir le plus manifeste résidera sans conteste pour le néophyte à feuilleter page après page cette somme incomparable pour la beauté de ses planches, l’harmonie des couleurs apposées par la main de l’auteur et le soin apporté à chaque infime détail des plantes décrites, faisant de cet Herbier non seulement l’auguste témoin d’une époque mais également une œuvre d’art à part entière…

Stephane Mirkine : « Mirkine par Mirkine - Photographes de cinéma », 400 pages, 251 x 317 mm, Editions Flammarion, 2022.
 


Lorsque le 7e art rencontre l’art de la photographie, cela donne un beau livre, celui de Stéphane Mirkine parti à la redécouverte de son grand-père Léo, le photographe des stars, sans oublier son père Yves ayant repris lui-même l’héritage de Léo en poursuivant son travail. C’est cette belle affaire de famille qui se trouve à la une d’une exposition au Musée Masséna de Nice et de cette œuvre unique élaborée à partir de près de 200 films des années 30 aux années 80.
Les portraits des stars les plus en vue pris sur le vif comme sur les plateaux font revivre les grandes heures du cinéma au XXe siècle. Après avoir rappelé le parcours de cet émigré russe parvenu en France à l’âge de 9 ans, ce sont les années 30 qui verront les débuts de la carrière de Léo Mirkine avec Abel Gance, Autant-Lara, Duvivier et autres Jean Renoir. Les grands noms du cinéma commencent à imprimer sa pellicule à un rythme effréné, von Stroheim, Michel Simon, Mistinguett… Chaque décennie apportera son lot de clichés de légende, le photographe ayant une capacité à saisir non seulement la beauté rayonnante de nombre de ses actrices et acteurs mais surtout d’en révéler les multiples facettes qui inscriront leur nom en lettre d’or au grand écran.
Ce beau livre de 400 pages réserve ainsi d’inoubliables pleines pages avec des photographies remarquables pour leur maîtrise du noir et blanc et des contrastes. Qu’il s’agisse de portraits étudiés ou de clichés pris sur le vif, l’art des Mirkine, père et fils, rayonne tout au long de ces pages dont leur descendant peut s’enorgueillir d’avoir honoré la mémoire !

 

« Face au soleil – Un astre dans les arts » ; Collectif, catalogue officiel de l’exposition « Face au soleil » du 14 septembre au 29 janvier 2023 au musée Marmottan Monet, Paris ; Relié, 22 x 25.5 cm, 140 ill., 240 pages, Editions hazan, 2022.
 


Voilà un bel ouvrage d’art propice à illuminer et réchauffer notre hiver ! Le catalogue « Face au soleil – un astre dans les arts » paru aux éditions Hazan et qui accompagne l’exposition éponyme actuellement au musée Marmottan Monet propose, en effet, ainsi que son titre le suggère, de contempler le soleil dans la vaste galaxie des arts. Un programme ambitieux remontant le temps depuis l’antiquité jusqu’à nos jours et livrant les multiples représentations de cet astre à nul autre pareil.
Avec une présentation d’Érik Desmazières, directeur du musée Marmottan Monet, et sous la direction de Marianne Mathieu, directrice scientifique du musée Marmottan Monet de Paris, et de Michael Philippe, conservateur en chef du musée Barberini de Posdam, l’ouvrage collectif nous entraîne dans un voyage interstellaire inédit. Marianne Mathieu retrace cette représentation dans le cours du temps et des siècles de l’art et souligne combien c’est une « longue histoire qui lie les artistes à l’astre qu’ils n’ont cessé de représenter, pour de multiples raisons depuis la plus haute antiquité. » Et effectivement, de l’Égypte au XXIe siècle que d’années-lumière parcourues !
Mikael Philipp s’arrête en introduction précisément sur cette « Physionomie du soleil de l’antiquité au XVIIIe siècle ». Proposant de riches contributions et analyses, l’ouvrage souligne également, sous la plume d’Hendrik Ziegler, combien la métaphore solaire a pu revêtir bien des dimensions politiques avant que Michael F. Zimmermann laisse le lecteur voir tout de face le soleil avec pour point d’orgue, bien sûr, la célèbre et incontournable toile de Monet, « Impression, soleil levant » datée de 1872. Un tournant majeur dans l’histoire de l’art et du soleil que Marianne Mathieu approfondira également avec cette approche spécifique - « Monet / Fromanger, poétique de la couleur » - ou encore Marianne Alphan avec un focus tout particulier sur l’artiste contemporaine américaine Vicky Colombet.
L’ouvrage offre ainsi une belle place à la représentation du soleil au XXe siècle. Un éblouissement notamment au tournant du XXe siècle que le lecteur retrouvera développé sous la plume d’Oliver Schuwer, mais aussi sous celle de Sarah Wilson avec des noms aussi prestigieux que Signac, Derain, Maurice Denis, Munch, Miro, mais aussi Kupka, Sonia Delaunay, Calder…
Un beau et riche catalogue d’art complété par des pages consacrées à « L’évolution de l’astronomie et système solaire du XVIe siècle à nos jours » signées Donald W. Olson et Marilynn Olson.

 

« Faces Of Africa », Photographies de Mario Marino ; 27.5 x 34 cm, Editions teNeues, 2021.
 


Avec ce dernier ouvrage, le photographe Mario Marino, internationalement primé, livre au plaisir du regard de splendides et époustouflants visages de l’Afrique. Non un visage, mais bien des visages au pluriel, « Faces of Africa », révélant toute la spécificité et beauté de régions reculées de l’Afrique, d'Éthiopie, de Tanzanie, du Soudan et du Kenya. Des corps magnifiques ornés de bijoux, habillés de peintures, des visages aux regards saisissants… C’est un travail de longue haleine que nous offre Mario Marino avec cet ouvrage ayant exigé de nombreux voyages sur plus de huit ans ; Chaque peuple que ce soit d’Ethiopie, du Kenya, qu’il s’agisse des Karo, des Arbore ou encore des Borana, offre à chaque fois pour le photographe une véritable rencontre, une rencontre singulière avec l’Afrique.
Pas moins de 200 photographies, couleurs ou en noir et blanc ainsi rassemblées viennent souligner de la plus belle manière les traditions et cultures de ces peuples et tribus d’Afrique aujourd’hui toujours plus menacés par le tourisme et le monde moderne. Des portraits pour la majorité pleine page et révèlant cette beauté altière à nulle autre pareille. On y retrouve ce merveilleux dialogue entre cette Afrique, berceau de l’humanité, et le photographe Mario Marino ; L’objectif de ce photographe hors pair sachant mieux que quiconque capter ces sourires, regards, visages, corps et silhouettes de cette Afrique encore vivante. Un dialogue, érigé en signature, et que le talentueux photographe entend en ces magnifiques pages partager. Un plaisir inégalé.

 

« Fernand Léger ; La vie à bras-le-corps » » ; Collectif, Catalogue officiel de l’exposition éponyme du musée Soulages Rodez, Editions Gallimard, 2022.
 


Avec sa couverture jaune, le catalogue d’exposition consacré à Fernand Léger (1881-1955) attire immanquablement et à juste titre l’attention! En effet, c’est un beau et riche catalogue qui accompagne en cette année 2022 l’exposition consacrée à ce grand peintre de la révolution cubiste par le musée Soulages à Rodez. Divisé en trois judicieuses et porteuses thématiques, l’ouvrage offre une belle mise en perspective de l’œuvre peint de cet artiste hors-norme ayant marqué le XXe siècle.
En premier lieu, « La ville moderne » avec son machinisme retiendra, bien sûr, l’attention avec ces grandes toiles incontournables du peintre des années 20, lui qui découvrit la capitale en pleine effervescence de ce début de siècle. Un attrait et une époque analysés par Julie Guttierez. Le deuxième volet de ce catalogue largement illustré de reproductions et photographies revient sur les liens rattachant Fernand Léger au « Monde du travail » et à son engagement. « Mécanicien », ainsi que le souligne Ariane de Coulondre dans sa contribution en référence à la célèbre toile du peintre de 1918 ; « Un chef d’œuvre de composition synthétique, buste arrondi et tubulaire, géométries en aplats de couleurs, expression décomplexée du travailleur de force » écrit dans sa préface Alfred Pacquement, Président du musée Soulages. Fernand Léger est effectivement avant tout le peintre de son temps, lui qui réalise la célèbre affiche de l’exposition de 1951 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, « Les constructeurs ».
Le troisième tempo du catalogue est, quant à lui, consacré aux loisirs, « Au temps des loisirs » pour reprendre le titre de l’écrit de Maurice Fréchuret, un riche chapitre très largement appuyé par les œuvres de l’artiste avec notamment le thème récurrent du cirque ou encore celui des cyclistes…
Enfin, cette riche étude se poursuit avec une analyse signée Benoit Decron et mettant judicieusement en parallèle les œuvres de Fernand Léger et de Pierre Soulages. Deux artistes majeurs qui se sont rencontrés à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et dont les œuvres – ainsi qu’en témoigne ce catalogue, traversent le temps, nous étonnant toujours par leur force et leur modernité. Une belle mise en perspective qui se referme sur la vie et le parcours du peintre normand qui gagna la capitale à dix-neuf ans, s’exilera aux États-Unis avant de revenir en France… Une vie aux « Couleurs de la vie », ainsi que le souligne Nelly Maillard, ou « La vie à bras-le-corps », titre évocateur de ce riche catalogue.

 

Jacques Mercier : « L'Art de l'Éthiopie » ; 334 pages, 26,5 x 31,2 cm, Editions Place des Victoires, 2021.
 


Alors qu’ils sont incontournables et remontent à l’aube du christianisme, les arts de l’Éthiopie ne disposaient curieusement pas de monographie retraçant de manière exhaustive leur importance. C’est chose faite – et bien faite – dorénavant avec l’ouvrage réalisé par Jacques Mercier.Ce spécialiste a en effet mené depuis plus d’un demi-siècle des études sur plus de 350 églises, sans oublier les riches collections de ce pays souvent méconnues de l’occident. Le résultat s’avère éblouissant dans tous les sens du terme et étonnera très certainement plus d’un lecteur. Toute personne ayant eu la chance de se rendre dans ce beau pays a pu se re rendre compte de la prégnance et de la force du christianisme dans cette société.

 


Associant origines légendaires et avérées, cette riche histoire se conjugue à une foi toujours aussi fervente puisant à des racines millénaires notamment celles de la légendaire reine de Saba à la source de la Bible éthiopienne. Entre légende et histoire, l’Ancien Testament évoque ainsi le fameux épisode de la reine de Saba, nommée Melket Hava (1 Roi 10, 1-13), Reine de Midi dans l’Évangile de Luc (11, 31), et Balkis dans le Coran. Conquise par la sagesse du légendaire roi Salomon, cette reine décida d’abandonner les dieux qu’elle vénérait jusqu’alors et rapportera dans son pays, la future Éthiopie, le culte du Dieu d’Israël et peut-être même l’Arche de l’Alliance. La légende veut, par ailleurs, qu’elle eut un enfant de Salomon nommé Ménélik 1er, premier empereur d’une longue dynastie qui ne s’éteindra qu’au XXe s.
Mais, c’est véritablement au IVe siècle de notre ère que le christianisme deviendra en cette contrée africaine la religion prédominante. Au milieu du IVe siècle, l’empereur Constance II demanda, en effet, aux rois d’Axoum de présenter officiellement leur évêque nommé Frumentius à Alexandrie afin de vérifier que leur foi était bien conforme au reste de l’Empire romain. Le royaume d’Axoum se situait sur les hautes terres du plateau abyssin, à la croisée des riches routes commerciales entre l’Inde et la Méditerranée.

 

 

L’hellénisme et la langue grecque étaient parvenus jusqu’en ces lieux au sud de l’Égypte et des croix retrouvées datant du IVe siècle confirment le développement de la religion chrétienne en ces terres reculées, même si les divinités traditionnelles resteront cependant toujours présentes, soit concurremment ou le plus souvent associées à la nouvelle religion. Depuis cette époque, bien que l’histoire du développement du christianisme en Éthiopie demeure quelque peu méconnue, l’Église chrétienne éthiopienne fut rattachée à l’Église d’Alexandrie, un rattachement qui perdurera jusqu’au XXe s. La langue éthiopienne conservera jusqu’à nos jours cette mémoire biblique et sera souvent à l’origine de nombreux traits culturels de ce pays africain riche de légendes et d’histoire en nourrissant largement l’inspiration d’artistes offrant de splendides peintures religieuses abondamment illustrées dans cet ouvrage d’art (la période couverte allant des origines jusqu’au Siècle d’or). De nos jours encore, le christianisme en Éthiopie demeure très actif, particulièrement depuis la fin de la dictature militaire en 1991, et représente 60 % de la population. À ce titre seul et sans oublier la remarquable somme réunie par Jacques Mercier, cet ouvrage ne peut que prendre place parmi les sources de référence sur l’Éthiopie.

 

« The Jaguar Book » de René Staud ; 304 pages, Editions teNeues Verlag, 2022.
 


C’est un hommage mérité adressé à l’une des marques iconiques des voitures de luxe que publient les éditions teNeues avec cet ouvrage somptueux. Le seul nom de Jaguar évoque, en effet, instantanément des carrosseries rutilantes, des intérieurs feutrés aux fragrances de cuir… Depuis cent ans, la marque britannique est synonyme d’élégance et de raffinement, un raffinement discret et non ostentatoire.
Le photographe René Staud retrace ainsi cette incroyable histoire marquée par des dates clés avec la fameuse Type E des années 30 sans oublier d’autres voitures toutes aussi réputées que la XK 140 ou encore la SS90. Cette aventure relatée par ce passionné de voitures de luxe se trouve mise en scène de manière époustouflante par 175 illustrations aussi somptueuses les unes que les autres, faisant participer le lecteur à cette fascination toujours renouvelée pour la marque Jaguar jusqu’à notre époque contemporaine avec le dernier modèle tout électrique. Dimension sportive et univers du luxe se côtoient dans ces pages de rêves où les fameuses icônes du grand écran avec James Bond viennent encore ajouter au mythe Jaguar.
C’est toute l’aventure de la marque au fameux félin qui se trouve ainsi racontée dans ce livre d’art qui marquera l’histoire de l’édition consacrée au monde automobile.

Texte en anglais et allemand.

 

« Emma Kunz Cosmos - A Visionary in Dialogue with Contemporary Art » de Yasmin Afschar; Version Anglais / Allemand ; Relié, 248 pages, en collaboration avec the Aargauer Kunsthaus, Aarau, Editions Scheidegger & Spiess, 2021.
 


C’est à l’univers fascinant de l’artiste suisse Emma Kunz (1892-1963) auquel convie ce remarquable ouvrage paru aux éditions Scheidegger & Spiess et qui a reçu le prix récompensant le plus beau livre allemand de 2021. Ce personnage singulier fut à la fois une artiste et une guérisseuse reconnue pour ses dons de télépathie en Suisse. Cette singularité l’a conduite à exprimer sa sensibilité en d’étonnants dessins géométriques, à l’architecture envoutante et conduisant à une vision dépassant celle du monde sensible. Aux frontières des mandalas ayant inspiré son compatriote et psychanalyste Carl Gustav Jung, son travail ne saurait laisser indifférent. L’iconographie soignée pour ce beau livre réalisé à l’occasion de la grande exposition qui lui a été consacrée à l’Aargauer Kunsthaus en Suisse met en rapport le travail d’Emma Kunz avec celui de nombreux artistes contemporains livrant parallèlement leurs propres créations. Le personnage, secret et vivant retiré à l’écart de la scène artistique a ainsi exploré de multiples sujets dont la médecine, la nature, le surnaturel, l’animisme… Cet intérêt décloisonné l’a conduit à élargir encore ses perceptions et à les traduire en d’étonnantes architectures renvoyant à l’organisation du cosmos tout autant qu’aux méandres de nos cerveaux.
L’ouvrage propose un véritable dialogue entre le travail de l’artiste et celui d’artistes contemporains réunis pour l’occasion tels Agnieszka Brzezan´ska, Joachim Koester, Goshka Macuga, Shana Moulton, Rivane Neuenschwander et Mai-Thu Perret. Accompagné d’essais sur l’ésotérisme dans l’art contemporain, cet ouvrage ouvrira assurément de nouveaux horizons pour le lecteur dans cette remarquable publication.
 

« L’architecture moderne de A à Z » ; 696 pages, version française, Editions Taschen, 2022.
 


Incontournable ! Tel est assurément le qualificatif qui sied le mieux à ce fort ouvrage entièrement consacré à l’architecture moderne et paru aux éditions Taschen. Appuyé par une splendide iconographie, l’ouvrage offre aux architectes, professionnels, mais aussi à tout passionné ou amateur d’architecture une vaste connaissance de l’architecture des XIX et XXe siècles.
Avec plus de 300 entrées, ce sont en effet à la fois les plus grands mouvements de l’architecture moderne, mais aussi les plus grands architectes des deux derniers siècles que le lecteur retrouvera ou découvrira en ces pages rangés pour une efficacité accrue selon un ordre alphabétique. Et que de découvertes tant pour les yeux que l’esprit !
Cette somme offre, ainsi, pour chacune des figures majeures de l’architecture, une brève biographie et surtout une description des œuvres emblématiques. Des noms internationalement reconnus, mais aussi parfois injustement moins connus. On y découvre aussi avec curiosité pour nombre d’entre eux leur photographie ou portrait. C’est l’architecte Aalto qui ouvre cette bible se refermant presque 700 pages plus loin avec Zumthor Peter. Chaque nom nous entraîne de par ses réalisations d’une capitale l’autre ou encore vers une autre région du monde…
Mais le lecteur pourra également se référer selon les différentes entrées aux nombreux courants ou styles ayant marqué l’histoire de l’architecture durant ces deux derniers siècles. Bâtiments publics, institutions, églises ou encore résidences privées cohabitent, ici, soulignant l’extraordinaire essor et dynamisme de l’architecture moderne. Art nouveau, constructivisme, expressionnisme…
Des pages magnifiques présentant le plus souvent sur de pleines pages les plus grandes créations architecturales modernes de notre monde. Extraordinaire !
Un ouvrage aussi splendide que complet qui ne pourra que trouver sa place dans toute bonne bibliothèque.

 

« Pierre Decker – Médecin et collectionneur » de Gilles Money, Camille Noverraz et Vincent Barras, Édition BHMS, 2021.
 


C’est un splendide ouvrage – entre biographie, monographie et catalogue – consacré au célèbre collectionneur d’art suisse Pierre Decker (1892-1967) qui vient de paraître aux éditions BHMS. Pierre Decker, chirurgien et professeur d’université de renom qui donna et donne encore aujourd’hui son nom à de nombreux hôpitaux, sût, également et parallèlement à sa carrière, réunir avec passion et un goût très sûr une prestigieuse collection essentiellement constituée d’estampes de Dürer et de Rembrandt. Léguée à sa mort à la Faculté de médecine, cette exceptionnelle collection a été transférée et est aujourd’hui au Cabinet cantonal des estampes de Vevey.
Réalisé par des historiens, Gilles Monney, historien d’art, Camille Noverraz, historienne de l’art et Vincent Barras, historien et médecin, l’ouvrage livre non seulement un catalogue inédit et complet des estampes de cette fabuleuse collection, mais donne aussi un beau portrait de ce personnage hors pair, élégant aux petites lunettes rondes. Ainsi, après avoir fait « Entrer dans la collection », confiant au lecteur notamment la conception de l’art de Decker, une conception inséparable de la beauté, le lecteur pourra-t-il découvrir au travers de nombreux documents pour certains inédits l’extraordinaire fonds Pierre Decker. Car, le collectionneur ne réunit pas seulement de son vivant des œuvres de Dürer et de Rembrandt, mais aussi des artistes contemporains. Cependant, c’est l’ensemble des estampes que le lecteur pourra surtout en ces pages découvrir et admirer en leur format original.
Appuyé également par de riches analyses allant de l’histoire de l’art à l’histoire de la médecine, des études transversales qui assurément n’auraient pas déplu au célèbre et regretté historien de la pensée que fut Jean Starobinski, l’ouvrage offre parallèlement une belle mise en perspective des relations étroites que peut entretenir la médecine avec les collectionneurs et inversement.
Ce sont ainsi de riches et captivants thèmes - « Philosophie de la chirurgie », « La chirurgie, art ou science ? » ou encore « La culture fondement d’un humanisme médical » - que cet ouvrage propose à la curiosité et à la réflexion.
Une analyse faisant de ce bel ouvrage, bien plus qu’un catalogue des estampes de la collection Pierre Decker. Au-delà de cette riche et passionnante étude, l’ouvrage constitue assurément l’un des plus beaux hommages qui puissent être rendus à ce grand homme d’art et de sciences.
 

« Vincent Peters – Selected works » ; Relié, 160 pages, 177 photographies noir et blanc, Éditions teNeues, 2021.
 


On ne présente plus le célèbre photographe de mode Vincent Peters. Ses photographies pour Vogue, Dior, Yves Saint-Laurent, Glamour, etc., ont fait depuis longtemps sa renommée. Aussi faut-il saluer l’initiative des éditions teNeues de publier ce splendide ouvrage réunissant une sélection des meilleurs travaux de Vincent Peters. C’est avec un souci méticuleux du détail, de la précision et de l’éclairage que ses photographies ont su non seulement séduire, mais également s’imposer sur la scène internationale. Photographiant les plus grandes stars dont Monica Bellucci, Scarlett Johansson ou Penélope Cruz, recourant parfois à la photographie analogique, ses réalisations sont aujourd’hui incontournables et présentes sur le marché de l’art.
Mais, au-delà de la diversité de ses réalisations, l’intemporel est probablement ce qui caractérise le mieux l’œuvre du photographe. Aussi n’est-ce pas un hasard si ce magnifique et unique volume regroupe des clichés en noir et blanc, un choix de sélection qui vient accentuer plus encore la signature du photographe Vincent Peters. On songe notamment aux portraits de Laetitia Casta ou d’Emma Watson... Des portraits grand format, dont certains ont marqué les mémoires à jamais. Rien de répétitif, mais une recherche toujours renouvelée pour chaque star avec cette distance intimiste, cet éclairage choisi qui ont fait ses meilleurs clichés. Charlize Theron, Carolyn Murphy quelques portraits d’hommes aussi, dont John Malkovich ou encore Edward Burns, un choix de portraits noir et blanc qui témoignent de l’immense talent du photographe Vincent Peters.
C’est une réelle splendide mise en perspective, un angle par lequel le photographe Vincent Peters se révèle dans toute son exigence et rigueur de travail qu’offre cet album. Cette œuvre où « L’inconscient rencontre la conscience dans l’acte même de photographier » souligne Vincent Peters en exergue de cet exceptionnel ouvrage.

 

« Les Toits de Paris » du photographe Laurent Dequick, 32 x 25 cm, 120 pages, Éditions Chêne, 2021.
 


On ne résiste pas à ce superbe livre dans son coffret aux pages pliées en accordéon et offrant au regard les plus belles vues sur les « Toits de Paris ». On pourrait passer des heures à les observer, les détailler, les scruter. Entre ciel et terre, « Les toits de Paris » sont inimitables et le photographe Laurent Dequick dans des panoramas grandioses et époustouflants nous les laisse admirer de l’aurore au crépuscule. Des toits bleu-gris, en zinc faisant miroiter leurs reflets sous la pluie ou le soleil, en ardoise se confondant avec l’horizon, les « Toits de Paris » ont inspiré les plus belles chansons et poésies… Il est vrai que « Les Toits de Paris » sont si reconnaissables sans jamais pourtant être tout à fait les mêmes, laissant deviner, çà et là les monuments incontournables de la capitale. Un régal !

 

« Antoine Coysevox – Le sculpteur du Grand Siècle » d’Alexandre Maral et Valérie Carpentier-Vanhaverbeke ; Relié, 24 × 32 cm, 580 pages, 976 illustrations, Arthena Éditions, 2021.
 


Antoine Coysevox (1640-1720), d’origine lyonnaise, compte assurément parmi les plus grands noms de la sculpture française du Grand Siècle. À la tête de l’Académie royale de peinture et de sculpture dès 1703, son riche parcours émaillera de ses inoubliables créations les célèbres châteaux de Versailles et de Marly. Au service du roi Louis XIV dont il contribuera à célébrer l’aura par le truchement des arts, Coysevox fait aujourd’hui l’objet d’une superbe monographie sous la plume d’Alexandre Maral et Valérie Carpentier-Vanhaverbeke aux éditions Arthena.
L’ouvrage est en effet à la hauteur de l’artiste avec ses 580 pages et 976 illustrations, pour nombre d’entre elles pleine page. Ainsi que le relève Laurent Salomé en avant-propos, cet ouvrage magistral qui célèbre le trois centième anniversaire de la disparition du sculpteur réussit le tour de force de présenter à la fois l’artiste de la Cour et de la ville, le monumental et le portrait intime. Car Coysevox excelle dans cette diversité, son art ne se limitant pas aux fastes de la couronne et du pouvoir dont il parvient même dans cette magnificence à capter subrepticement certains instants d’intimité (Louis XIV agenouillé à Notre-Dame portant sa main devant son cœur en signe de piété). Geneviève Bresc-Bautier, directrice honoraire du département des Sculptures du musée du Louvre, met en avant dans sa préface cette propension de Coysevox à être le sculpteur de l’art officiel, mais non pas un « sculpteur officiel ». Après François Girardon, c’est ainsi au tour d’Antoine Coysevox de bénéficier d’une étude non seulement exhaustive, mais également passionnante, les auteurs réussissant à saisir et à exposer cette latitude qu’eut le sculpteur à développer son génie tout en s’insérant dans des cadres classiques. Cette liberté étonnante pour l’époque et encouragée par le monarque se développera notamment par le truchement des nymphes et autres faunes de Marly, ces portraits intimes que l’on jugerait animés d’un souffle encore perceptible. Coysevox sait rendre la grandeur du faste royal et des puissants de son temps, mais il parvient aussi à se saisir de ce « je-ne-sais-quoi » qui insuffle vie à ses créations.
 

« La Genèse de la Genèse », Illustrée par l’abstraction, de la création du monde à la tour de Babel ; Les onze premiers chapitres de la Genèse présentés en français, en hébreu et en translittération. Nouvelle traduction de l’hébreu, notes et commentaires de Marc-Alain Ouaknin ; Introduction de Marc-Alain Ouaknin ; Préface de Valère Novarina, 1 volume relié, 384 pages, 19 x 26 cm, La Petite Collection, Éditions Diane de Selliers, 2022.

Le livre de la Genèse, primus inter pares, jouit depuis les temps les plus anciens de cette importance, prééminence constitutive de la naissance de l’univers, une naissance ou Genèse qu’évoquent en une beauté inouïe ces pages. Premier livre de la Torah et de la Bible, sa poésie n’a d’égale que ses principes qui pendant longtemps ont pris une valeur littérale d’explication du monde. Si, cette conception n’est, certes, plus prise à la lettre (à l’exception de certains regrettables mouvements contemporains créationnistes), ses récits et enseignements demeurent néanmoins enracinés dans l’inconscient collectif de nos contemporains et la source d’eau vive de millions de croyants, Juifs, Chrétiens d’occident et d’orient. Il suffira pour s’en convaincre de revenir à l’étymologie même du mot Genèse, Beréshit ou « Entête » pour les Hébreux, et que saint Jérôme traduira, pour sa part, par « In principio ». Le monde ne se conçoit que par ces principes premiers « à la tête » de toute autre chose ou être…
Aussi, quelle belle et heureuse idée de faire dialoguer ce mystère, inexplicable pour la raison, avec la peinture abstraite, un choix inspiré retenu pour cette exceptionnelle édition de la Genèse à partir d’une nouvelle traduction de l’hébreu signée Marc-Alain Ouaknin.

Ce splendide livre d’art et de foi maintenant disponible dans La Petite Collection des éditions Diane de Selliers rend témoignage à la magnificence du récit unique de La Genèse. La Genèse, texte fondateur des traditions juives et chrétiennes, comprend précisément sept jours pour la création du monde. Si le style et la diversité de ces chapitres laissent plutôt penser à une pluralité de rédacteurs s’échelonnant du VIIIe s. au IIe siècle av. J.-C., la tradition aime à en attribuer la paternité à Moïse… La présente édition a retenu les onze premiers chapitres, un choix judicieux dans la mesure où la composition comme souvent dans la littérature hébraïque part du général vers le particulier avec la création de l’univers, l’humanité, les luttes fratricides, le déluge et le recommencement… Les influences culturelles ont été fort grandes pour la genèse de cette Genèse, s’inspirant de sa proximité avec la culture du Proche-Orient, et dont la Bible recueillera de nombreux traits revisités par l’inspiration de ses rédacteurs, on songe notamment au Déluge trouvant leur antériorité dans la culture sumérienne et l’épopée d'Atrahasis reprise par celle de Gilgamesh.
Fort de cet héritage immémorial, Marc-Alain Ouaknin, philosophe et rabbin, propose pour cette publication d’exception une nouvelle traduction à partir de la langue hébraïque en associant rigueur de la langue et poésie, syntaxe hébraïque et authenticité de la langue biblique.

Cette poésie biblique est encore accentuée par la mise en page retenue et la reproduction du texte hébreu et de la translittération au regard du texte français. Une présentation pensée et des plus soignées offrant une nouvelle poésie, celle de la lettre et de sa graphie, les plus grands calligraphes témoignant qu’il n’est pas nécessaire de connaître une langue pour en apprécier sa poésie… L’impression de dialogues et de liens inextricables qui dépassent leurs auteurs se trouve enfin sublimée par les choix au soin tout aussi méticuleux d’œuvres de l’abstraction, telles ces Constellations de Picasso, Une courbe libre vers un point de Kandinsky, Braque et L’oiseau noir et l’oiseau blanc, Mondrian, Poliakoff et bien d’autres dont, étrangement, les œuvres semblent être « éclairées » par le texte de la Genèse « révélant » ainsi un dialogue des plus féconds . Régulièrement, s’imposent aussi dans cette belle partition des « silences » avec des textes non moins inspirants de philosophes ou d’artistes dont, notamment, Vladimir Jankélévitch ou encore Marcel Duchamp ; Des « reprises de souffle » venant approfondir encore l’appréhension et la lecture du Livre de la Genèse ouvrant ainsi à une des plus belles méditations…
Une « Symphonie biblique », ainsi que la nommait autrefois le grand André Chouraqui et qu’introduit Valère Novarina dès sa préface. Amoureux du mot et de la langue, Valère Novarina explore avec le lecteur ces intrications secrètes qui nourrissent le premier des premiers livres de la Bible. Une lecture par une autre porte, celle de la Parole comme rythme, pulsation universelle qui irradie ce texte premier. Un ravissement !

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Bonnard – Les couleurs de la lumière » ; sous la direction d’Isabelle Cahn, de Guy Tossatto et Sophie Bernard ; Cartonné, 175 illustrations, 320 pages, Editions In Fine, 2021.
 


À souligner, la parution à l’occasion de l’exposition au musée de Grenoble consacrée au célèbre peintre Pierre Bonnard d’un fort et beau catalogue intitulé « Bonnard – Les couleurs de la lumière » aux éditions In Fine.
Ce titre approprié « Les couleurs de la lumière » tisse - à l’image du bonheur qui caractérise le peintre - le fil conducteur de cet ouvrage réalisé sous la direction d’Isabelle Cahn, de Guy Tossatto et Sophie Bernard. Appuyé d’une vaste iconographie, reproductions, affiches et photographies, l’ouvrage offre en première partie de riches essais livrant de belles clés de lecture pour appréhender l’œuvre de Bonnard. On songe à ces célèbres toiles aux intérieurs intimes et aux fenêtres ouvertes, aux nus féminins ou encore à ses fameux chats…
Bonnard fut un peintre ayant toujours eu, par le prisme de la lumière et des couleurs, un rapport très subjectif au temps et à l’espace ainsi que le soulignent dans leur écrit tant G. Tosatto qu’Isabelle Cahn avec cet « arrêt du temps » qui le caractérise. Y sont également abordés les thèmes des objets ou du jaune si chers à l’artiste, « Un art du paradoxe » que développe dans sa contribution S. Bernard.
Des textes révélant toute la singularité de Pierre Bonnard, cet artiste qui fut un temps Nabis et qui admirait tant Claude Monet. C’est d’ailleurs, à quelques kilomètres de Giverny - Giverny où il rencontrera à plusieurs reprises le père de l’Impressionnisme, que le peintre achètera une propriété en 1912, à Vernonnet précisément.
L’ouvrage se poursuit, en seconde partie, par le catalogue des œuvres de Bonnard selon « Les couleurs de la lumière » propres aux lieux de sa vie. Ainsi, retrouve-t-on le Grand Lemps et les couleurs pour le peintre des étés en famille, mais aussi bien sûr, les « Lumières de Normandie » ou encore celles « Sous le soleil du midi » notamment du Cannet où le peintre s’établit en 1926. Le Cannet que le lecteur pourra découvrir grâce au porte-folio réalisé par Bernard Plossus.
Lumière, reflets, diffractions et couleurs nimbent, scintillent ou miroitent dans l’œuvre de Pierre Bonnard comme autant de sensations, vibrations et émotions.
Un beau et riche catalogue qui viendra compléter toute bonne bibliothèque d’art.

 

« Paravents japonais » sous la direction scientifique d'Anne-Marie Christin, édité par Claire-Akiko Brisset et Torahiko Terada ; 35 x 25 cm, 280 pages, 250 illustrations couleur, Reliure japonaise, impression métallisée dorée pour l'illustration de couverture et le coffret à rabats illustré, Citadelles & Mazenod, 2021.
 


Véritable évènement éditorial, la parution des éditions Citadelles & Mazenod consacrée à l’art des byobu, plus connus sous le terme occidental de paravents devrait non seulement séduire les spécialistes de l’art japonais traditionnel, mais également susciter l’admiration de tout amateur d’art. L’ouvrage réalisé sous la direction scientifique d'Anne-Marie Christin et édité par Claire-Akiko Brisset et Torahiko Terada bénéficie en effet d’une véritable recherche scientifique faisant de cette somme en langue française une référence en la matière. Pour cela, ce sont plus de cent chefs-d’œuvre qui ont été réunis en une splendide iconographie afin de présenter dans toute sa beauté cet art ancestral du Japon.
Cet ouvrage à la présentation luxueuse avec sa couverture métallisée dorée, fruit de l'expertise scientifique d'une équipe franco-japonaise explore, en effet, cet art étonnant qui n’a pas d’équivalent en d’autres pays. À l’image des nombreux arts traditionnels du Japon, le savoir-faire et la minutie des meilleurs artisans ont été convoqués afin d’ériger cet objet initialement pratique en une véritable œuvre d’art, support de la créativité des artistes les décorant. La conception même du paravent offre cette alternance entre plis et déploiements, faces cachées ou visibles, suggérant ainsi tout un jeu de renvois et références complexes.

 


Dès l’époque Nara au VIIIe siècle jusqu’à nos jours, le paravent au Japon a fait l’objet d’une réflexion à part, bien distincte de celle de la peinture, de la calligraphie ou de l’estampe. Objet incontournable des temples et demeures aristocratiques, le paravent masque autant qu’il suggère en une variété presque infinie de motifs et de représentations au fil des siècles ainsi qu’en témoignent les superbes illustrations présentées en un généreux format 35 x 25. Sur ces mobiliers fruits d’un assemblage de châssis de bois recouverts de papier, les plus grands artistes apposeront leur signature tels Sôtatsu, Kôrin, Rosetsu ou encore Hokusai…

 


Cet art sera l’occasion également de déployer sur ces larges surfaces de plusieurs mètres parfois de longues évocations d’œuvres littéraires incontournables du Japon tel Le Dit du Genji en une multitude de scènes familières aux lettrés les admirant. Cet art permettra également d’évoquer à l’envi les thèmes favoris du bouddhisme japonais avec ces scènes épurées où pins, bambous, prunus, monts enneigés ou encore de stoïques hérons posent les jalons d’une culture où chaque détail fait signe. Un ouvrage clé afin d’entrer dans l’art du Japon.

 

« Leyli et Majnûn » de Jâmi ; Illustré par les miniatures d’Orient ; Traduction du persan, notes et introduction de Leili Anvar ; Direction scientifique de l’iconographie et introductions d’Amina Taha-Hussein Okada et Patrick Ringgenberg ; 180 miniatures persanes, mogholes, indiennes, ottomanes et turques du XIVe au XIXe siècle ; Glossaire et repères chronologiques ; 1 volume, relié, sous coffret. 24,5 × 33 cm, 432 pages, Éditions Diane de Selliers,2021.
 


C’est à l’univers fascinant de la plus belle poésie persane auquel nous convie ce merveilleux volume « Leyli et Majnûn » de Jâmi publié par les éditions Diane de Selliers. Cet ouvrage, véritable livre d’art, s’avère dès les premières pages plus qu’un beau livre. Puissante ode à l’amour, ce texte connu des spécialistes et amoureux de la poésie persane se trouve désormais proposé par cette splendide édition à un plus large public, un public qui devrait spontanément tomber sous le charme de la beauté de ce récit amoureux perdu dans les sables d’Arabie…
Le récit trouble en effet le lecteur car à l’image des quêtes éperdues qui ont jalonné la littérature occidentale, l’aveu public de son amour pour une jeune fille va conduire un jeune poète à un désespoir que certains qualifieront de folie, « majnûn » en persan. Folie d’amour, quel thème inspirant de nos jours où calcul et raison prévalent si souvent. En ces pages admirablement enluminées d’une iconographie des plus inspirantes avec ces miniatures d’orient, la poésie se décline en autant de grains de sable du désert. Fluides, passionnées, insaisissables et pourtant omniprésentes, ces amours métamorphosent Majnûn au point que son être, à l’image de son âme, s’en trouve bouleversé.

 

 

Tels les fous de Dieu qui quittaient la société pour l’isolement du désert, le poète à qui l’amour de Leyli se trouve interdit se réfugie dans les sables d’Arabie où il guettera les reflets de sa bien-aimée. Cette absence conduit au fil des jours à une présence, cette présence absolue de l’amour qui s’apparente rapidement à l’amour divin avec lequel il se confond. Ainsi que le souligne Leili Anvar dans sa préface « La poésie de Jâmi est douce parce qu’elle a pour vocation de se mêler au souffle de la vie, murmurant à l’oreille de l’âme une mélodie à nulle autre pareille. C’est aussi pourquoi l’on ne peut parler d’amour qu’en termes poétiques et que le chant le plus suave est celui de l’Amour. »
A l’image du Cantique des Cantiques dans la Bible, ce récit bouleverse le lecteur car il le conduit dans les tréfonds de ses émotions les plus intimes, se demandant qu’est-ce qui détermine une vie ? Cette dernière peut-elle être conditionnée à l’amour de l’autre ? Toutes ces questions qui interrogeront l’homme, jusqu’à ce que la psychanalyse ne s’en saisisse, se trouvent au cœur de cette poésie persane mémorable, telle cette gouache du début du XVIe siècle évoquant Majnûn dans les bras de Leyli, le jeune homme apparaissant sous les traits d’un ascète au visage et au corps émaciés par sa retraite. Le pouvoir de l’amour transcende ainsi toutes les contingences de la vie, y compris celles de la beauté, de la richesse et des honneurs du monde.

 

« Georges de La Tour » de Jean-Pierre Cuzin ; Relié sous jaquette et coffret illustrés, 32.5 x 27.5 cm, 390 ill. couleur, 384 pages, Editions Citadelles &t Mazenod, 2021.
 


La vie de Georges de La Tour est toujours demeurée, pour les historiens, lacunaire. Encore aujourd’hui sa vie et son œuvre demeurent un mystérieux puzzle. Mais quel merveilleux mystère cependant ! Aussi n’est-ce pas étonnant que Jean-Pierre Cuzin, historien de l’art réputé, ait souhaité proposer dans ce splendide ouvrage paru aux éditions Citadelles et Mazenod un pertinent et nouvel éclairage sur l’œuvre de ce fantastique peintre. Et comme on le comprend ! Comment ne pas être en effet fasciné par ces éclairages, ces ambiances, ces clairs obscurs ? on songe à « La Madeleine pénitente » qui orne le coffret de l’ouvrage ou encore au « Saint Joseph charpentier ». Des œuvres dont l’auteur nous donne également à voir de beaux détails ou des radiographies pour mieux appuyer ses thèses et analyses.

 


Oublié à sa mort au XVIIe, pendant presque trois siècles, Georges de La Tour est assurément un « rescapé ». Il y a un siècle encore, aucune histoire de la peinture ne le mentionnait, souligne Jean- Pierre Cuzin en son introduction. La reconnaissance de Georges de La Tour relève donc d’un miracle ou plus exactement d’une chaine ininterrompue de miracles dus à de géniales et multiples audaces, intuitions, persévérances et hasards. Une incroyable redécouverte qui se poursuit encore aujourd’hui avec bonheur grâce à ce riche ouvrage. C’est véritablement à une enquête alerte, vivante et passionnante à laquelle le lecteur est convié.
Appuyé par une vaste et magnifique iconographie, l’auteur réévalue en effet en ces pages œuvres et archives, réexamine celles attribuées et les copies, et livre au regard des dernières recherches, chapitre après chapitre, une passionnante biographie renouvelée de l’artiste. Sous la plume de Jean-Pierre Cuzin, Georges de La Tour nous apparaît, retrouve ainsi vie dans son époque, ses œuvres reprennent place dans cette vie d’artiste qui peignit pendant une quarantaine d’années. Ainsi, après les années de jeunesse et de formation, le lecteur pourra suivre le peintre de son début de carrière à sa venue à Paris et reconnaissance dans les années 1630-1640. Les grandes toiles de l’artiste de 1640-1645 y sont également largement analysées notamment la célèbre « Adoration des bergers » avant que Jean-Pierre Cuzin n’aborde les dernières années du peintre.
Si ses œuvres nocturnes sont les plus connues, ses œuvres diurnes ne sauraient cependant être oubliées. Car, ainsi que le souligne l’auteur, la carrière du peintre n’est pas sans évolution ni volte-face ou contradictions avec des œuvres extrêmement variées et déconcertantes. N’évitant aucune difficulté, fort de nombreuses études de toiles ou détails, Jean-Pierre Cuzin n’hésite pas à souligner incohérences et contradictions, problèmes et incertitudes que soulèvent encore de nos jours l’œuvre et la biographie d’un tel artiste. Mais, conscient de ces incontournables difficultés – du caractère périlleux de l’entreprise, écrit-il -, Jean-Pierre Cuzin a su par cet ouvrage de référence relever ce beau défi de redonner à Georges de La Tour toute sa grandeur. Une gloire longtemps oubliée, mais pourtant incontestable en ces pages !
 

« Jésus dans l'art et la littérature » de Pierre-Marie Varennes ; coédition Magnificat et Éditions de la Martinière, 2021.
 


Pierre-Marie Varennes a su se saisir dans ce beau livre coédité par Magnificat et les éditions de La Martinière du mystère de l’Incarnation ; un thème fort mis ici en perspective par le filtre de l’art et de la littérature. Grâce à une belle iconographie de 150 chefs-d’œuvre d’art sacré et 50 grands textes de la littérature, cet ouvrage, en touches successives, nous rapproche page après page à la fois de la richesse des images du Christ livrées par les plus grands artistes tout en proposant au lecteur d’approfondir son propre regard grâce à d’inspirantes méditations et lectures. Si la lectio divina est bien connue des fidèles épris de la richesse des Écritures, l’exercice suggéré par Pierre-Marie Varennes s’en rapproche quant à lui grâce à l’art. Quelle âme n’a en effet ressenti une émotion certaine face à ce regard puissant du Rédempteur ni tremblé face à la douleur du Christ en Croix ? L’ouvrage guide le lecteur dans ce chemin de l’art en rappelant les grands courants artistiques, mais aussi leur singularité quant à l’art sacré. Ainsi que le souligne l’historien de l’art Edwart Vignot dans sa préface, cet ouvrage réunit à lui seul un florilège d’images porteuses de sens, la reproduction en vis-à-vis du tableau « Le Portement de croix » du peintre Le Greco en témoigne. Un bel et riche ouvrage qui guide, suggère et accompagne le lecteur dans sa propre réflexion de la transcendance sous l’angle de la beauté.

 

« Pour un Herbier » de Colette, illustré par Raoul Dufy ; Relié, couverture cartonnée pleine toile, marquage et vignette Grand in-quarto, 33 x 23 cm, 96 p., Éditions Citadelles & Mazenod, 2021.
 


Les amoureux des lettres, des arts et de la nature ne pourront que saluer cette belle et heureuse initiative des éditions Citadelles & Mazenod de rééditer aujourd’hui le splendide ouvrage écrit par Colette et illustré par Raoul Dufy. « Pour un herbier » fut initialement publié en 1971 dans une édition de luxe par les célèbres éditions Mermod.
Grâce à cette belle publication à l’identique, nous pouvons aujourd’hui redécouvrir toute la finesse et l’amour de Colette pour la nature et les herbiers. Un herbier consacré aux fleurs et dialoguant, ici, avec toute la délicatesse des formes et couleurs de Raoul Dufy. Un fac-similé enchanteur réalisé à partir de l’édition originale conservée à la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, plus précisément à partir de l’exemplaire réservé à l’artiste et aux collaborateurs appartenant à la collection Jacques Doucet.

 

 

Colette aimait cet ouvrage réjouissant les sens et dont chaque page est un émerveillement. Une délicatesse et une fraîcheur offertes dans une édition soignée aux dessins à la mine de plomb et aux aquarelles pleines pages. Les fleurs s’y épanouissent sous la palette du peintre et trouvent sous la plume de l’écrivain leur plus délicat parfum.

 

 

 Le lecteur dans cette promenade printanière y découvrira au détour des pages la douceur d’un vase du muguet ou la fraîcheur des lys, des pavots, d’un gardénia en un monologue à nul autre pareil ou encore ces anémones devenues si rares de nos jours…
Lorsque l’une des plus célèbres femmes des lettres françaises rencontre pour le plus grand plaisir des sens l’un des plus enchanteurs des aquarellistes… une merveille !

 

« À la table de Flaubert » de Valérie Duclos avec les photographies de Guillaume Czew ; 21 x 28 cm, 128 p., Éditions des Falaises, 2021.
 


C’est à une jolie promenade à la fois littéraire et gourmande à laquelle nous convie Valérie Duclos avec cet ouvrage « À la table de Flaubert » paru aux éditions des Falaises. Accompagné et superbement illustré par les photographies de Guillaume Czew, ce sont les goûts et l’appétit de vie du célèbre écrivain et tout l’art de vivre normand qui sont ainsi mis à l’honneur.
Le lecteur pour son plus grand plaisir y retrouvera ainsi des recettes données dans les œuvres de Gustave Flaubert, et dont certaines ont été pour l’occasion créées ou revisitées par des chefs contemporains normands. Ainsi, dégusterons-nous la « Tourte de caille » de Madame Bovary, le « Rumsteack au caramel de framboise » de Salammbô ou encore la « Soupe à l’oignon » de Bouvard et Pécuchet. Recettes, repas, dîners, tables et scènes de vie, tous ces savoureux moments flaubertiens revivent, en ces pages, comme par magie.
Valérie Duclos souligne en son introduction qu’elle entend bien convier ses lecteurs non seulement à une escapade gourmande mais aussi « à une ballade littéraire, culturelle, architecturale, normande (…) » Des ambiances où vécut l’écrivain, Rouen, Croisset, ou des lieux normands décrits par Flaubert lui-même. Références littéraires, paysages et style normand, recettes plus tentantes et alléchantes les unes que les autres, le lecteur ne peut que se laisser agréablement entraîné dans cette escapade épicurienne.
Des plaisirs de table en compagnie de Flaubert aussi joliment présentés que savoureux. Comment y résister ?

 

« La Normandie de Flaubert », Collectif, Association des Amis de Flaubert et de Maupassant, Photographies d’Éric Bénard, Éditions des Falaises, 2021.
 


En cette année qui marque le deux centième anniversaire de la naissance de Gustave Flaubert, comment ne pas parcourir la Normandie, sa Normandie ? Normand de par sa mère, né à Rouen, il passa principalement sa vie au Croisset où il mourut en 1880. Certes, le célèbre écrivain fit de multiples allers-retours à Paris, mais il préférait s’enfermer dans cette maison du Croisset, lieu de prédilection où il écrivit ses œuvres. C’est d’ailleurs, en cette Normandie natale, que Flaubert plaçât ses œuvres majeures, que ce soit « Madame Bovary », d’« Un cœur simple » situé à Pont-L'Évêque jusqu’à « Bouvard et Pécuchet » ayant également pour cadre le Calvados… A Croisset en Normandie, il aimait aussi y inviter ses amis, le jeune Maupassant ou encore Tourgueniev qui se fit souvent attendre. Ainsi que le souligne Yves Leclerc, président des Amis de Flaubert et de Maupassant, en son introduction l’écrivain fut « trois fois normand ». A ce titre, un ouvrage dédié à « La Normandie de Flaubert » s’imposait ! Paru aux éditions des Falaises sous l’égide de l’Association des amis de Flaubert et de Maupassant, c’est un plaisant ouvrage collectif, riche et joliment illustré par les photographie d’Éric Bénard, que le lecteur pourra découvrir. De « La Normandie au temps de Flaubert » aux lieux de mémoire d’aujourd’hui en passant par cette Normandie littéraire qui habite ses œuvres ou encore la visite du « Pavillon de Flaubert à Croisset », seul vestige de la propriété de Flaubert, l’ouvrage se parcourt aussi agréablement qu’une belle escapade ou un roman.

 

« Le Renouveau de la Passion - Sculpture religieuse entre Chartres et Paris autour de 1540 » ; Catalogue d’exposition au Musée national de la Renaissance - Château d'Écouen sous la direction de Guillaume Fonkenell, Editions In Fine éditions, 2020.
 


Le catalogue de l’exposition du Musée de la Renaissance propose une passionnante évocation de l’univers de la sculpture gothique au milieu du XVIe siècle. Au tournant de la Renaissance une véritable mutation de la sculpture religieuse s’accomplit en effet entre Paris et Chartres. Face à la persistance de l’art gothique en France, des artistes vont ainsi développer un nouveau langage formel qui sera qualifié de « classique ». Des artistes comme Jean Goujon souhaitent dès lors renouveler l’art sur un plan formel ainsi que ses trois œuvres commandées pour Saint-Germain-L’Auxerrois, les décors de la façade du Louvre et pour la fontaine des Innocents à Paris en témoignent. Une certaine distance temporelle se trouve marquée, avec un retour aux standards de l’Antiquité et le souhait de représenter les Évangélistes au temps des Romains.
Le catalogue montre bien comment un autre artiste comme François Marchand a su également illustrer cette évolution, de Chartres où il commença sa carrière, jusqu’à Paris en sculptant le tombeau de François Ier. En un retour à l’antique et une proximité avec la Renaissance italienne, une violence passionnelle et une véritable virulence émotive peuvent être perceptibles dans les œuvres de cet artiste, signe de cette profonde mutation.
Ce catalogue richement illustré fait la brillante démonstration que ces sculpteurs du XVIe s. ont su par la puissance plastique de leurs œuvres conjuguer d’une manière repensée la dignité et le drame de la Passion du Christ.

 

« Alfred Sisley - Catalogue raisonné des peintures et des pastels » de Sylvie Brame et François Lorenceau ; 560 p., 25 x 32 cm, Illustrations : env. 1100, relié sous jaquette couleur, Bibliothèque des Arts, 2021.
 


Les éditions La Bibliothèque des Arts viennent de consacrer un catalogue raisonné de l’œuvre du peintre Alfred Sisley appelé à faire date. Les auteurs, Sylvie Brame et François Lorenceau, offrent en effet avec cette somme bénéficiant des dernières recherches sur le peintre un ouvrage essentiel non seulement pour les spécialistes mais également pour tout amoureux de l’Impressionnisme. En renouvelant et amplifiant l’édition originelle parue en 1959 par François Daulte avec le concours de Charles Durand-Ruel, le présent ouvrage réunit en 560 pages pas moins de 1012 tableaux et pour la première fois les 71 pastels du maître impressionniste.
Anglais de naissance et français de cœur, Alfred Sisley décide de poser son chevalet à l’extérieur pour livrer ces tonalités fraiches et évanescentes d’une nature qu’il ne cessera d’observer notamment en Ile de France. Il ressort de ces évocations intimes des rives de la Seine, à l’ouest de la capitale, une attraction secrète qui le ramènera toute sa vie durant sur ces lieux où l’harmonie se conjugue à la vibration de l’air. Sylvie Patin, conservateur général honoraire au musée d’Orsay, souligne en introduction que si Sisley n’avait pas rencontré le succès escompté de son vivant alors même que son talent était apprécié de ses pairs, sa notoriété viendra après sa mort.
Les témoignages abondent en effet après sa disparition de la gaieté, de l’entrain et fantaisie du personnage qui allait connaître très tôt cette attraction inexorable du paysage et de la nature notamment à Bougival et Louveciennes où il résida. Lui qui commençait toujours une toile par le ciel ne cessa d’en admirer les incessants reflets sur les ondes du fleuve jouxtant sa résidence. Souvent associé à Monet pour cette magie des flots qu’il sut rendre avec une rare acuité dans ses multiples peintures à l’huile mais aussi ses pastels, la magie Sisley opère spontanément en feuilletant les pages de ce somptueux catalogue critique. Surgissent en effet comme par enchantement des paysages encore vierges des ravages opérés par la modernité dont il reste encore quelques rares bribes dans les boucles de la Seine. Ces paysages surpris sur le vif consentent à livrer dans ces compositions ce témoignage sensible qui anima le peintre tout au long de sa vie, même lorsque cette dernière l’éloignera de cette région pour d’autres horizons notamment à Moret-sur-Loing où il terminera ses derniers jours dans la gêne matérielle et avant même d’avoir été naturalisé par l’État français…

 

« Salammbô » ; Catalogue, cartonné, 352 pages, ill., 240 x 320 mm, Gallimard, 2021.
 


L’incipit du roman « Salammbô » de Gustave Flaubert « C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. » est passé à la postérité pour des générations de lecteurs depuis sa date de publication en 1862… Fruit d’un travail titanesque qui demanda des années de préparation à son auteur, « Salammbô » fut non seulement l’occasion de redonner vie à la cité antique, source de tous les rêves de l’orientalisme, mais aussi d’explorer en profondeur les passions humaines. Le catalogue qui vient d’être publié par les éditions Gallimard est à la hauteur de cette immense fresque à l’occasion de l’exposition qui va se tenir au MUCEM à partir de cet automne.
Ainsi que le souligne Sylvain Amic en introduction à cette somme abondamment illustrée de plus de 350 pages, Flaubert présente son dernier roman cinq après le scandale de « Madame Bovary » qui valut un procès à son auteur. L’écrivain partit sur place en 1857 et récolta une masse impressionnante de matériel pour une histoire qui allait se dérouler trois siècles avant Jésus-Christ. L’auteur souhaita visiblement quitter son siècle après les tourments occasionnés par « Madame Bovary », pour mieux plonger dans les arcanes de l’Histoire, une fois de plus, méticuleusement explorées. Son ami Guy de Maupassant s’interrogeait : « Est-ce là un roman ? N’est-ce point plutôt une sorte d’opéra en prose ? »… La question mérite d’être posée tant Flaubert déploie dans « Salammbô » à la fois la voix de ses protagonistes et les couleurs de la scène en un tourbillon proche de l’art lyrique, ce dernier lui rendant par la suite hommage en étant la source d’inspiration de nombreuses créations.
Le présent catalogue explore toutes les facettes de cette gigantesque œuvre qui épuisa son auteur au point de le décourager. Flaubert fait œuvre d’historien en travaillant sur les sources historiques à sa disposition, et ira même jusqu’à lire les études médicales les plus poussées de son temps sur les effets de la faim et de la soif pour ses protagonistes dans le défilé de la Hache…
Après avoir rappelé la situation historique de Carthage avant Flaubert et la genèse de l’ouvrage, le catalogue offre de passionnantes sections sur l’influence du roman sur les arts, notamment pour la peinture, mais aussi la musique sans oublier le cinéma. Illustré par une foisonnante iconographie témoignant des liens étroits entre l’œuvre et les arts, ce catalogue vient ainsi souligner le génie littéraire de Flaubert, et ce, de la plus belle manière.
 

 

« Contemporary Japanese Architecture » de Philip Jodidio Relié, Édition multilingue: allemand, anglais, français, 24,6 x 37,2 cm, 448 pages, Éditions Taschen, 2021.
 


Le pays du Soleil Levant a démontré depuis plus d’un demi-siècle que son architecture avait su suivre et anticiper les tendances les plus contemporaines de l’architecture moderne. Si l’Exposition universelle d’Osaka en 1970 a en quelque sorte accéléré ce processus, on ne compte plus depuis le nombre d’architectes majeurs japonais ayant signé les plus belles créations tels Tadao Ando, Shigeru Ban, Kengo Kuma ou encore Junya Ishigami… Pas moins de sept architectes japonais ont remporté le Pritzker Prize, signe de la vitalité de l’architecture japonaise contemporaine.
 

 

Les éditions Taschen publient aujourd’hui un splendide ouvrage signé Philip Jodidio, ouvrage à la hauteur de ces réalisations ambitieuses, véritables traits d’union entre passé et modernité, nouvelles technologies et écologie. Riche d’une créativité qui surprend à chaque réalisation, le Japon fascine toujours autant lorsque l’on fait défiler les pages de ce livre d’art aux généreuses dimensions. Philip Jodidio rappelle les grandes lignes artistiques qui caractérisent les créations de Tadao Ando, appréciées dans le monde entier pour leur synthèse réussie entre orient et occident, de Kengo Kuma (Stade national du Japon pour les derniers JO), Kazuyo Sejima (Musée Kanazawa d’art contemporain du 21e siècle) et bien d’autres jeunes architectes associant avec une créativité désarmante virtuosité et écoresponsabilité.

 


Trouver et exploiter l’espace au Japon, pays dont la majeure partie du territoire est occupé par les montagnes, a toujours été un défi lancé par l’homme. A l’heure de la mondialisation et de la crise écologique, ce questionnement est plus que jamais au cœur de la réflexion des architectes japonais. Une interrogation redoublée par les nombreux désastres qu’a connu le Japon ces dernières décennies, qu’il s’agisse sur le plan sismique tout autant que nucléaire. Comment concevoir de nouvelles architectures en un pays si densément peuplé et touché par la force des éléments ? Tel est le défi relevé avec intelligence et art par ces créateurs des temps modernes et que ce magnifique livre d’art à l’iconographie soignée célèbre de la plus belle manière !

 

 

 

« L’art de tisser le rêve » ; écrit par Lydia Kamistsis avec la collaboration de Lydia Grandjean ; Relié, 25,1 x 30.3 cm, 247 p., Éditions Lienart, 2021.
 


« L’art de tisser le rêve », « The art of weaving dreams », peut-on trouver plus joli nom pour un songe ? Or, derrière ce titre enchanteur, se cache un magnifique ouvrage entièrement consacré à la « Dentelle de Calais-Caudry ». Un art et un label français à part entière, qui depuis deux cents ans, a su dans ces villes et paysages du Nord de la France, perpétuer ce songe devenu réalité, cet univers magique et unique qu’est celui de la précieuse « Dentelle de Calais-Caudry ». Une dentelle tissée, et non tricotée, selon un savoir-faire ancestral et magnifiant encore de nos jours les plus belles réalisations de la haute couture. Qui ne se souvient de la fabuleuse robe que portait Kate Middleton lors de son mariage avec le Prince William ?
Écrit par Lydia Kamistsis, historienne de la mode, avec la collaboration de Lydia Grandjean, déléguée générale de la Fédération Française des dentelles et broderies, l’ouvrage offre en effet au regard toute la beauté, le mystère et la magie de cette dentelle liée à l’essor industriel qui a su traverser l’histoire, les modes et tendances. Habillant, ornant une robe, un chemisier, un dessous ou la peau elle-même, la dentelle de Calais-Caudry, symbole de l’éternel féminin, force par sa finesse et délicatesse l’admiration. Les sens ne sont pas seulement charmés par cet art à nul autre pareil, ils sont littéralement ensorcelés par tant de grâce et d’élégance.
Chaque page révèle l’univers infini de la « Dentelle de Calais-Caudry ». Réalisées exclusivement sur des métiers Leavers, ce ne sont que fleurs, arabesques, formes géométriques ou autres entrelacs. Un univers envoûtant livré à un imaginaire défiant le temps et offrant cette beauté dont le secret semble à jamais nous échapper.
Au fil des chapitres, des textes et de la vaste iconographie qui les accompagnent, c’est tout cet univers de la « Dentelle de Calais-Caudry », des ateliers aux défilés, qui se révèle, se déploie et se perpétue jusqu’à nous : de la robe de soirée aux vêtements intimistes en passant par le design ou encore les tissus liturgiques, le lecteur admiratif, ébahi, s’évade et rêve devant cet art français singulier et unique que nombre de pays nous envient…
Aussi, n’est-il pas étonnant que cet ouvrage consacré à l’un des fleurons du patrimoine artistique français ait été réalisé, ainsi que le souligne Romain Lescroart, Président de la Fédération Française des dentelles et broderies, grâce au soutien de la Fondation Bettencourt Schueller dans le cadre du « Prix pour l’intelligence de la main », dont le label « Dentelle de Calais-Caudry » a été lauréat en 2016.
Au travers des 247 pages de ce splendide ouvrage, ce sont en effet véritablement toute la beauté et l’âme de la « Dentelle de Calais-Caudry » qui se trouvent ainsi dévoilées au lecteur.
 

“Stone Age ; Ancient Castles of Europe” du photographe Frédéric Chaubin ; Relié, 26 x 34 cm, 416 p., Éditions Taschen, 2021.

 


C’est un magnifique ouvrage grand format consacré aux « Anciens châteaux de l’Europe » que signe aujourd'hui le photographe Frédéric Chaubin aux éditions Taschen. Un ouvrage unique conviant le lecteur à un fabuleux voyage dans l’histoire, les siècles et l’ensemble de l’Europe à la découverte des plus beaux châteaux médiévaux.

 


Pour réaliser ce dernier, Frédéric Chaubin a parcouru pas moins de vingt et un pays pour nous livrer ces magnifiques et inédites photos des plus grands châteaux européens encore existants. Isolés sur une île, mystérieux sur leur haut piton, mais toujours fiers, ces châteaux forts nous racontent leur histoire et leur architecture, celle de l’époque féodale. C’est cette étrange beauté préservée du Moyen-âge, face à laquelle le lecteur demeure ébahi, qu’a su avec talent par son objectif magnifier Frédéric Chaubin. Châteaux d’Espagne, d’Italie et d’ailleurs, de pierres ou de briques, parfois rhabillés de gothique ou de baroque, vaincus pour d’autres par les intempéries ou un tremblement de terre, comment choisir ?

 


Des photographies pleines pages ou sur double page époustouflantes offrant au regard des châteaux perchés, massifs, des forteresses perdues ou cachées dans des paysages à couper le souffle, et livrant les secrets de leur construction, une architecture de pierre d’un autre temps qui fascine tant encore de nos jours… Les titres retenus pour les chapitres de ces splendides photographies révèlent à eux seuls cette fascination du photographe pour cette « Esthétique des ruines » venue du Moyen-Âge jusqu’à nous. Du « Jeux des pierres » en passant par cette « Survie verticale » qui caractérise certains de ces fascinants châteaux ou les métamorphoses de leur architecture, Frédéric Chaubin emmène son lecteur dans un voyage inédit dans le temps, bien « Au-delà des frontières »…
Un songe merveilleux de donjons, de tourelles et autres pont-levis…

 

« L’Heure bleue de Peder Severin Krøyer » ; Catalogue de l’exposition éponyme au Musée Marmottan Monet de Paris, Éditions Hazan, 2021.
 


C’est un superbe et riche ouvrage entièrement consacré au peintre danois Peder Severin Krøyer (1851-1909) que nous proposent les éditions Hazan. Un fait rare dans le domaine de l’édition qui mérite amplement d’être salué, car le peintre Krøyer sut peut-être mieux que quiconque rendre l’atmosphère singulière qui précède le crépuscule et enveloppe les rivages du Nord. À ce titre, Krøyer s’imposera comme le peintre de « L’heure bleue ». Successeur de Christen Købke, il fut un des peintres les plus reconnus et célèbres de son époque.
Peder Severin Krøyer entre à l’académie danoise royale des arts, il sera l’élève de Frederik Vermehren, puis à Paris de Léon Bonnat. Krøyer commencera alors une carrière officielle remarquée, l’alternant les voyages entre la capitale danoise, Copenhague, et Paris ; des allers-retours qui lui vaudront une carrière et un vaste réseau international que développent dans leur contribution Mette Harbo Lehmann, Lisette Vind Ebbesen et Dominique Lobstein.
À partir de 1882, l’artiste danois partagera son temps entre Copenhague et ce petit village de pêcheurs, Skagen, situé aux confins du Danemark et connu pour être un lieu privilégié de rencontres d’artistes. En ce lieu lointain, là où les eaux de la mer Baltique et de la mer du Nord se rejoignent, la lumière au crépuscule y apparaît incomparable, étonnamment cristalline, pure et claire. C’est cette « Heure bleue » à nulle autre pareille qui retiendra l’attention du peintre Krøyer. Des toiles déclinant toutes les nuances des bleus du Nord, ces heures de l’été nordique où le sable même des plages se teinte de bleu…
Mais Krøyer sut aussi s’imposer en figure majeure de la peinture de plein air nordique. Humaniste, il aimait peindre ses proches notamment lorsque la lumière et le soleil percent dans le vert des jardins, mais aussi les paysans ou les pêcheurs de Skagen. Des thèmes que développe de nouveau Mette Harbo Lehmann dans son écrit « Peder Severin Kroyer et la peinture de plein air danoise. »
Mais, la peinture de Krøyer se révèle plus naturaliste qu’impressionniste, ainsi que le souligne Erik Desmazières, membre de l’institut et Directeur du Musée Marmottan Monet. Le peintre trouvera notamment ses sources d’inspiration en effet dans le mouvement scandinave « La Percée moderne » initiée par Georg Brandes et dans le naturalisme notamment celui de Zola.
Ce sont ces œuvres admirables que nous donne à voir en une belle mise en page cet ouvrage. Des œuvres rarement réunies et provenant du musée de Skagen, mais aussi du musée de Göteborg, des musées de Copenhague, de Budapest et de Paris. Soulignons, enfin, que Krøyer fut le maître de toute une génération d’artistes danois dont Vihelm Hammershøi.

Ce magnifique ouvrage « L’Heure bleue de Peder Severin Krøyer » accompagne au titre de catalogue l’exposition éponyme du Musée Marmottan Monet qui devait ouvrir ses portes le 28 janvier 2021 jusqu’au 25 juillet 2021.
 

« Léon Spilliaert - Lumière et solitude » ; Catalogue d'exposition, 208 pages, 130 illustrations, 22,9 x 29,3 x 2 cm, Coédition Rmn - Grand Palais / Musée d'Orsay, 2020.
 


Si le nom de Léon Spilliaert (1881-1946) s’avère, certes, moins familier qu’un grand nombre de ses contemporains peintres tels Magritte, Ensor ou encore Delvaux… il n’en demeure pas moins un artiste important de la première moitié du XXe siècle, ainsi que le démontre le présent catalogue paru à la RMN.
La reproduction qui illustre la couverture de cet ouvrage offre déjà un aperçu de l’univers étrange et symbolique qui transparaît de son œuvre avec cette rue baignée de solitude d’où un trait de lumière surgit. « Lumière et solitude » tel est le titre de l’exposition retenu par le Musée d’Orsay pour cette rétrospective consacré à l’artiste belge. Les mondes esseulés qui envahissent les toiles du peintre ne laissent, en effet, de surprendre pour leur charge émotionnelle si profonde. Il est des épurements qui font signe, c’est le cas de Léon Spilliaert. Ses promenades nocturnes dans la ville d’Oostende ont gravé définitivement son travail avec cette idée de nuit intérieure qui progressivement se superpose à son œuvre.
Le symbolisme et l’expressionnisme pour l’art, mais aussi la philosophie avec Nietzsche, et Schopenhauer, sans oublier la littérature avec Lautréamont ajouteront à ces questionnements existentiels. Ses « Fillettes devant la vague » tout comme ses « Sirènes » semblent flotter sur les éléments, une « Chambre à coucher » devient subitement un laboratoire de lumière et de pénombre sous le pinceau de l’artiste.
L’autoportrait du peintre réalisé en 1908 devant un miroir menaçant s’avère être à lui seul tout un programme, visage fantomatique à l’œil exagéré, scintillement étrange de la matière dans une pénombre omniprésente… Entre Ensor, Chirico et Magritte, les univers brumeux du peintre Spilliaert ne sauraient laisser indifférents ainsi qu’en témoigne ce passionnant catalogue.

 

« Giorgio Morandi ; La collection Magnani-Rocca » sous la direction de Guy Tosatto, Stephano Roffi, Sophie Bernard et Alice Ensabella ; Couverture cartonnée, 22 x 29 cm, 110 illustrations, 256 p., Éditions In Fine, 2020.
 


Qui ne s’est jamais arrêté fasciné, happé, devant une toile du peintre italien Morandi ? Des natures mortes, principalement, à nulles autres pareilles, ce dépouillement si habité, ce mystérieux équilibre dont l’attraction reste énigmatique… Mais connaît-on pour autant cet artiste majeur du XXe siècle que fut Giorgio Morandi (1890-1964) ?
C’est tout le mérite de ce superbe ouvrage que nous donner à rencontrer un autre Morandi au travers du regard de l’un de ses plus grands collectionneurs, Luigi Magnani (1906-1984). Car, les liens qui unissaient Luigi Magnani à Morandi n’étaient pas seulement de pures relations d’un collectionneur d’art avec un artiste, mais reposaient sur des liens d’admiration et d’amitiés profonds, ainsi que le développe Alice Ensabella dans son écrit « Giorgio Morandi chez Luigi Magnani ; Histoire d’une collection et d’une amitié ». Aussi est-ce un Giorgio Morandi plus intime qu’à l’accoutumée que le lecteur pourra rencontrer en ces pages.
Une approche intimiste avec pour cadre la collection Magnani-Rocca composée de soixante toiles, gravures, aquarelles et dessins. Stefano Roffi, Directeur scientifique de la Fondation Magnani-Rocca, ouvre pour le lecteur dans son texte « Luigi Magnani. Le Seigneur de la villa des chefs d’œuvre » justement les portes de cette fabuleuse demeure abritant la célèbre collection Magnani-Rocca. Des natures mortes aux objets, bien sûr, mais aussi retenant des fruits et fleurs, ou encore cette « Nature morte aux instruments de musique » de 1941, dont le thème lui fut (difficilement) imposé par Luigi Magnani… Le lecteur découvrira également des paysages dont le célèbre « Cortile di via Fondazza » à Bologne où résida l’artiste ou encore cette autre nature morte rare « Nature morte métaphysique » de 1918, Morandi n’ayant travaillé à ce thème que pour une douzaine de toiles seulement. Des natures mortes dans lesquelles le lecteur retrouvera toute la poésie de l’artiste, une poésie singulière qui fut saluée par les plus grands poètes du XXe siècle, Yves Bonnefoy, Claude Estéban, mais aussi Philippe Jaccottet, ainsi que le rappelle dans sa contribution « Admirable tremblement. Giorgio Morandi, peintre des poètes. » Sophie Bernard.
Sous les influences de Chirico, de Carlo Carra, puis de Giotto, de Piero della Francesca, et surtout, bien sûr, de Cézanne, Giorgio Morandi n’a eu cesse de saisir l’énigmatique relation des apparences, de la réalité et de « la vérité en peinture ». « Un défi qui détermine l’aventure de toute une vie. Là est le mystère Morandi… » souligne en préface Guy Tossato, Directeur du Musée de Grenoble.
L’ouvrage offre, enfin, au lecteur de découvrir l’univers intimiste de l’artiste en retrouvant Luigi Ghirri dans l’atelier même de Morandi, une visite permettant à Anne Malherbe d’appréhender « L’œuvre (de Morandi) au prisme de l’atelier ».

Ce remarquable ouvrage est publié aux éditions In Fine à l’occasion de l’exposition consacrée à Giorgio Morandi au Musée de Grenoble qui devait ouvrir le 12 décembre 2020 jusqu’au 14 mars 2021.

PHILOSOPHIE - SOCIETE - ESSAIS - PSYCHANALYSE

Jean Cottraux : « Sortir des émotions négatives », Editions Odile Jacob, 2023.

C’est un véritable et redoutable vadémécum que nous propose Jean Cottraux, auteur déjà d’une vingtaine ouvrages dont le fameux « La force avec toi », avec cette dernière parution « Sortir des émotions négatives » aux éditions Odile Jacob. Dans un premier temps, Jean Cottraux distingue pour plus de clarté et compréhension les émotions des sentiments ; une distinction souvent négligée et qui lui permet de préciser que « le côté obscur des émotions est celui où sont tapis les mauvais sentiments : ceux qui pourrissent la vie et que l’on préfère cacher (…) ». Après avoir ainsi rappelé ce que sont les émotions, les sentiments, passions et humeurs, l’auteur livre au lecteur un réel programme en huit points de gestion des émotions négatives. Dénommé PAEN, ce dernier opte pour une approche dynamique en proposant un programme d’autogestion de nos émotions négatives. Appuyé par de nombreux tableaux clairs et précis, Jean Cottraux précise que ce programme « vise à ce que chacun d’entre vous puisse devenir son propre thérapeute en puisant dans les méthodes bien validées de la thérapie cognitive et comportementale. »
Jean Cottraux prend soin de compléter et d’illustrer ce programme par deux autres chapitres, tout aussi majeurs et d’une efficacité certaine exposant, une à une, « les émotions destructrices pour soi » (angoisse, culpabilité, la tristesse, etc.) , ainsi que « les émotions négatives pour les autres » (la colère, l’envie, le mépris, etc.), une approche non autocentrée, donc, et des plus appréciables distinguant notamment l’envie de la jalousie. Dans un style clair et concis et au gré de ces chapitres, le lecteur pourra ainsi pour chaque situation négative envisagée appréhender pleinement point par point la force de celle-ci, son origine, ses conséquences, et surtout les solutions et conseils pratiques et efficients pour y faire face. Car, c’est bien de « Sortir des émotions négatives » dont il s’agit pour pouvoir enfin se tourner et développer de réelles émotions positives telles que la joie, le bien-être, la sérénité, mais aussi la créativité...
Un ouvrage qui permettra à chacun de comprendre ses propres émotions négatives - que celles-ci soient strictement personnelles ou suggérées collectivement par des jeux de pouvoir et de manipulation - afin de trouver de nouveaux ancrages, socles d’émotions positives.
 

René Girard : « La Conversion de l’art » ; Préface de Benoît Chantre et Trevor Cribben Merril ; Editions Grasset, 2023.

Cet ouvrage regroupe des textes du grand et regretté penseur Renée Girard disparu en 2015 ; Huit textes précisément - dont cinq de jeunesse, allant de 1950 à 1980 complétés par deux entretiens (extraits) qu’il accorda. Initialement ce recueil dont R. Girard signa l’avant-propos en 2008 accompagnait une conversation filmée avec Benoît Chantre – « Le sens de l’histoire », réalisée à l’occasion de l’exposition « Traces du sacré » au centre-Pompidou de Paris et envers laquelle l’auteur de « Mensonge romantique et vérité romanesque » entendait se démarquer et opposer une forte réserve. R. Girard souhaitait par cet ouvrage faire entendre, et surtout, comprendre « sa méfiance originaire à l’égard de l’art moderne » dont l’épuisement reposait, selon lui, sur la violence du sacrifice, à l’instar du religieux archaïque. Pour cela, il retint ces huit textes marquant la progression de sa pensée, des écrits pour la majeure partie consacrés à la littérature et allant de son départ d’Europe en 1947 et son arrivée aux États-Unis jusqu’à la fin des années 80.
Si avec le texte « Où va le roman ? » publié en 1957, R. Girard semble encore croire à un renouvellement du roman, et au-delà des textes de 1953 consacrés à Saint-John Perse qu’il admire et comprend en arrivant aux États-Unis ou encore celui consacré à André Malraux, le lecteur retrouvera déjà en germe dans ces écrits toute la puissance de sa pensée et de sa théorie mimétique. En ce sens est évocateur ce texte de 1957 consacré à Paul Valéry et à Stendhal dans lequel le penseur souligne déjà ce « Moi-pur » de Valéry et sa préférence pour l’égotisme stendhalien.
Girard refuse tout snobisme littéraire ou artistique et, pour l’auteur de « La violence et le sacré », l’artiste moderne est rongé par la rivalité. L’article de 1978 consacré à Proust en fait l’éclatante illustration tant l’auteur de la Recherche est pour Girard « le plus grand théoricien des miroitements du Moi ». Narcissisme, désir et rivalité imprègnent ces pages, mais ce sera, surtout, avec des études consacrées à Hölderlin, à Nietzsche ou encore à Wagner que le penseur confirmera ses intuitions et affirmera sa théorie. « Leur instabilité - étant selon R. Girard, symptomatique de la conscience moderne dans son rapport ambivalent au sacré. » On songe, ici, à l’article de 1986 « Nietzsche et la contradiction ».
La littérature romanesque suppose, pour Girard, afin de se détacher de l’esthétique, une « conversion romanesque ». Cette dernière étant, dira R. Girard en 1998, « au cœur de son parcours intellectuel et spirituel ». Celui-ci avait d’ailleurs tenu à refermer son avant-propos en 2008 en ces termes : « Je ne voudrais pas qu’on prenne ce livre pour un simple essai d’esthétique. Cette jouissance m’est étrangère. » Car, ce qui importe à l’auteur de « Mensonge romantique et vérité romanesque », c’est bien cette « conversion de l’art », et ce dernier ajoutera : « L’art ne m’intéresse en effet que dans la mesure où il intensifie l’angoisse de l’époque. Ainsi, seulement il accomplit sa fonction qui est de révéler. » Un propos qui structure toute sa pensée et par lequel Bernard Chantre et Trevor-Cribben Merril ouvrent aujourd’hui la riche préface de cet ouvrage indispensable à la compréhension de l’élaboration et formation de la pensée de ce grand penseur que fut René Girard.

L.B.K.

 

Bernard Perret : « Violence des dieux, violence de l’homme ; René Girard, notre contemporain », Coll. Seuil La couleur des idées, 368 p., 2023.

Un ouvrage incontournable aux éditions du Seuil, tel est assurément l’ouvrage de Bernard Perret, « Violence des dieux, violence de l’homme », consacré au grand penseur Français René Girard (1923-2015), ainsi que l’indique son sous-titre « René Girard, notre contemporain ». L’auteur, auteur déjà de « Penser la foi chrétienne après Girard » (Ad Solem ), conscient de l’immense apport de René Girard, mais aussi de ses limites, n’a nullement souhaité par cette parution proposer une pure synthèse ou même un essai consacré à l’œuvre du penseur, mais bien une réelle mise en perceptive des apports majeurs de Girard que ce soit sa thèse centrale de la théorie du désir mimétique, de la rivalité, de la violence ou encore du sacré… Bernard Perret a opté pour cela pour une approche dynamique par le prisme de la violence en cinq parties, la première étant consacrée, comme il se devait pour une telle étude, à un rappel clair et concis d’une centaine de pages à la progression de la pensée de Renée Girard. Une évolution mise en lumière suivant la chronologie des publications majeures du penseur, allant de « Mensonge romantique et vérité romanesque » (1961) au « Bouc émissaire » de 1982 ou de « Les origines de la culture » de 2015 en passant, bien sûr, par « La violence et le Sacré (1972) ou encore « Des choses cachées depuis la fondation du monde » de 1978 ; Une première approche qui n’entend nullement être une simple brève synthèse des théories girardiennes, mais qui en souligne d’ores et déjà les avancées, revirements ou rejets mais aussi les zones d’ombre ou se prêtant à la critique.
Ce n’est qu’après ces mises au point que l’auteur revient sur les points de contact de la pensée de Girard avec d’autres domaines ou sciences, relevant autant les influences du penseur, ses refus ou ses distorsions. Une nouvelle approche avec pour axe la violence et permettant à Bernard Perret d’approfondir ou de préciser certaines prises de position ou nuances de Girard face au jeu des questionnements ou critiques et de proposer une « anthropologie de la théorie mimétique au-delà de Girard ». Balayant les neurosciences avec notamment les neurones miroirs, la psychanalyse et le rejet de la conception objectale du désir de Freud, ou encore la sexualité, l’auteur s’arrête plus spécifiquement sur les grands thèmes girardiens : Ainsi, de la violence du Sacré et de la culture ouvrant un riche dossier ethnologique, « Girard contre le structuralisme » ou encore de la transformation du sacré violent en valeurs transcendantes, un thème également cher à Girard, qui le conduira à souligner toute « la singularité judéo-chrétienne » et à adopter une pensée apocalyptique ; une conversion, critiquée ou dénoncée, mais parfaitement assumée par le penseur, et qu’il convient d’apprécier dans toutes ses acceptions.
L’ouvrage se « referme », enfin, sur un dernier et cinquième chapitre soulignant l’actualité et portée de la théorie mimétique girardienne tant pour aujourd’hui que pour demain ; Un chapitre conclusif des plus porteurs….

L.B.K.

 

« Jankélévitch », Cahier de L’Herne dirigé par Françoise Schwab, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey, Editions L’Herne, 2023.

C’est un dense et captivant Cahier que nous proposent les éditions de L’Herne avec cette dernière livraison consacrée au philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985). On y retrouve dès les premières pages un beau portrait « grandeur nature » de celui que ses intimes appelaient « Janké », cet homme à la mèche folle et au timbre de voix si inimitable ; un portrait appuyé par des textes évocateurs signés notamment Mauriac, Françoise Schwab, Pascal Bruckner ou encore Edgar Morin, mais aussi des écrits du philosophe lui-même ou entretiens que viennent également appuyer de nombreuses lettres. Indissociable de l’homme, le lecteur y redécouvrira également le professeur de philosophie qu’il fut et qui marqua cette génération qui aimera tant l’appeler « Maître » ; on songe avec délices au regretté Lucien Jerphagnon dont quelques lettres, aussi courtes que savoureuses, viennent témoigner de ce mélange de respect, de fidélité et de malice qu’ils partageaient…
Homme, Professeur, ami, et bien sûr, philosophe : philosophe « des marges ou des à-côtés » ainsi qu’il le soulignait lui-même, parfois donné pour initiés, mais devenu aujourd’hui incontournable tant son absence désole et laisse un vide irrémédiable. Découvrir ou relire Jankélévitch demeure toujours un plaisir inépuisable dont ce Cahier de l’Herne témoigne. C’est ce philosophe de morale aux mille paradoxes, ce philosophe de l’insaisissable, de l’ineffable, du « Je ne sais quoi » et du « Presque rien » que le lecteur découvrira par le prisme de ses thèmes majeurs et privilégiés : la musique, « la moitié de ma vie » dira-t-il – et comment ne pas citer son « Fauré », son « Liszt » ?, mais aussi le temps, l’irrévocable et irrémédiable, l’ironie, la mort, le pardon sans oublier, surtout, l’amour… Des thèmes forts ayant marqué cette vie faite de convictions, de mémoire, de « conscience juive » et d’engagement.
Un Cahier de L’Herne qui se laisse dévorer de A à Z ou picorer telle une gourmandise au grès de ses attentes, questionnements ou humeurs. Lui, qui aimait à rappeler que « la vérité est équivoque, contradictoire, elle se dément elle-même. On ne peut l’atteindre, très partiellement, fugitivement, qu’à demi-mot, grâce à une illusion, à une influence de la voix. » Et comment ignorer ou manquer, justement, cette voix inoubliable ?

L.B.K.

 

« Vivre crescendo » de Stephen R. Covey et Cynthia Covey Haller, First éditions, 2023.

Le parcours de Stephen R. Covey peut être synonyme de son approche gagnant/gagnant qu’il a contribué à diffuser dans le monde entier. Sa vie professionnelle tant que personnelle repose en effet sur cette idée que nous pouvons en partie diriger notre vie et rendre celle des autres meilleures. À la fin de sa vie, cet auteur prolifique et mondialement reconnu (lire notre interview) souhaitait parfaire encore sa pensée en abordant quelques questions qui lui tenaient à cœur. C’est le résultat de ces interrogations menées par Stephen R. Covey et complété aujourd’hui par sa fille Cynthia dans « Vivre crescendo ».
Un ouvrage comportant de nouveaux paradigmes sur notre retraite de la vie professionnelle qui ne doit jamais être synonyme d’un retrait de la vie. Comme à son habitude, l’auteur part de cas concrets qu’il soumet dans ces pages à notre analyse, des cas qui permettent de se concentrer sur ce qui nous importe le plus à toute vie, à savoir mener une vie de service de la même manière, avec la même implication que celle menée dans une vie professionnelle. Cela ne va pas de soi à l’heure où de nombreux salariés se trouvent « débarqués » la cinquantaine atteinte, engendrant ainsi le sentiment de ne plus servir à rien. Comme à l’accoutumée, Stephen R. Covey nous enseigne qu’il faut avoir une nouvelle vision que l’auteur décrit pour chaque âge et étape de la vie.
Le titre même de l’ouvrage est d’ailleurs dérivé de son propre énoncé de mission : « Live Life in Crescendo » c’est-à-dire vivre pleinement sa vie, rejoignant ainsi en quelque sorte le précepte phare des stoïciens. Cette idée de crescendo s’oppose à la tendance commune de repli et d’égoïsme souvent constatée l’âge venant. À l’image des sociétés traditionnelles, les années passant deviennent alors une richesse à faire partager au plus grand nombre. Quels que soient nos compétences et savoir-faire, il est toujours loisible et souhaitable, selon l’auteur, de les partager au plus grand nombre, dans son environnement familial, personnel ou professionnel. C’est à un véritable plaidoyer pour la vie auquel se livre dans ce dernier ouvrage posthume Stephen R. Covey (ici, avec sa fille Cynthia Covey Haller), une belle leçon de vie à partager au plus grand nombre !
 

« L'analyse des rêves : notes du séminaire de 1928-1930. Vol. 1 & 2 » de Carl Gustav Jung, collection poche Espaces libres, Albin Michel, 2022.

Un petit trésor - étonnement indisponible en français jusqu’à la présente édition - vient de paraître chez Albin Michel : « L’analyse des rêves » notes du séminaire de 1928-1930 » de Carl Gustav Jung. Dans cette somme en deux volumes réunis ici, préfacée et traduite de l’anglais par Jean-Pierre Cahen, la matière vivante du grand psychiatre suisse sur les rêves se trouve livrée sans retenue grâce aux notes réunies et rassemblées par les participants lors de ce séminaire ; notes que Jung accepta de voir reproduites dans un premier temps dans le cercle restreint du Club psychologique qu’il avait créé à Zurich.
Alors que le célèbre psychiatre suisse était au fait de sa maturité à l’âge de 53 ans en 1928, ce séminaire fait à la fois figure d’une réflexion « sur le vif » - le grand analyste encourageant son auditoire à s’impliquer dans les commentaires et à apporter à son propre témoignage – mais aussi très aboutie. Aboutie car, une fois de plus, Jung témoigne dans ces pages de sa grande perspicacité et culture dans la manière d’aborder l’analyse des rêves, et ce d’une autre manière que celle qui était jusqu’alors menée sous l’angle freudien.
Avec ces deux volumes, le lecteur comprendra progressivement, page après page, la valeur non seulement intrinsèque de chaque rêve, mais surtout sa mise en rapport avec son symbolisme, ses liens avec la mythologie et les religions. Il s’agit, ainsi que le souligne Jean-Pierre Cahen dans l’introduction, « d’un enseignement clinique, pratique, concert, continu, d’une densité exceptionnelle ». Les maladresses des participants, les hésitations et parfois même les impasses ne sont pas expurgées de son contenu, témoignant ainsi de la confiance en soi du grand penseur qui n’avait pas souhaité reprendre la rédaction de ces pages spontanément réunies.
Les pages et les pensées défilent ainsi à partir de l’analyse « en direct » des rêves successifs d’un patient suisse que Jung suivait. Se profile alors une évolution, non seulement chez ce même patient, mais également chez les participants du séminaire, preuve s’il en était besoin du bien-fondé de la démarche jungienne démontrée en ces pages de la plus éclairante manière. Une lecture stimulante et déterminante pour toute réflexion sur les fonctions du rêve.
 

Gilles Antonowicz : "Isorni - Les procès historiques », 208 pages, Éditions Les Belles Lettres, 2021.

Si le nom d’Isorni est quelque peu sorti de la mémoire collective en France, ce défenseur des causes politiques et avocat des communistes sous l’Occupation a pourtant tenu une place privilégiée dans l’univers judiciaire de notre pays. Gilles Antonowicz, lui-même avocat réputé, a su se saisir de cette personnalité hors normes qui accepta tout aussi bien de défendre un personnage comme Brasillach ou Pétain à la Libération que les causes perdues d’avance des minorités pendant la Seconde Guerre mondiale.
Jacques Isorni n’a pas cherché le sensationnel en défendant les causes impossibles, mais s’est surtout attaché à se placer « du côté des prisonniers ». Après Maurice Garçon à qui l’auteur a consacré une biographie remarquée en 2019, c’est au tour d’un autre ténor du barreau en la personne d’Isorni de nourrir cet essai haut en couleur qui transportera le lecteur dès les premières pages aux heures sombres de l’Occupation… Au lendemain de la guerre, les difficultés sont loin d’être terminées et le brillant avocat déplacera son champ d’action « de l’autre côté » en prenant la défense de personnalités jusqu’alors victorieuses et soudainement placées au rang d’accusés présumés coupables. Une fois cette période trouble passée, la tension ne se relâchera pas avec les années de décolonisation et la guerre d’Algérie. Chaque décennie offre à Jacques Isorni de plaider les causes impossibles grâce à ses plaidoiries inoubliables et cette conviction indéfectible soulignée même par ses détracteurs. Ce sont ces grandes heures du barreau que Gilles Antonowicz nous fait revivre de manière passionnante, lui qui les connaît de l’intérieur et parvient à les éclairer d’une plume captivante.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Héraclite » de Jean-François Pradeau, Collection Qui es-tu ? 136 pages, Éditions du Cerf, 2022.

La didactique collection « Qui es-tu ? » des éditions du Cerf parvient à faire revivre en à peine plus d’une centaine de pages Héraclite, un des philosophes antiques dont la pensée ne nous est parvenue que sous forme fragmentaire. L’auteur, spécialiste incontesté du philosophe présocratique, nous fait remonter le temps à une vitesse vertigineuse, près de vingt-six siècles, afin de mieux découvrir ce « marginal illustre » ainsi qu’il le nomme en introduction.
Si seule une centaine de phrases d’Héraclite ont pu parvenir jusqu’à nous, ses contemporains, puis les auteurs anciens qui transmettront par la suite son oeuvre, soulignaient déjà la force de sa pensée mais également la complexité de certains de ses discours. Les quelques rares informations dont nous disposions encore de nos jours sur Héraclite proviennent de Diogène Laërce dans ses « Vies et doctrines des philosophes illustres » et qui ouvre ce petit ouvrage d’une clarté remarquable, l’auteur étant professeur de philosophie ancienne à l’université Jean-Moulin de Lyon (Lyon-3) et ayant publié une trentaine de traductions commentées et une dizaine de monographies savantes sur le sujet. Mais que le béotien se rassure, avec ce petit ouvrage, nul hermétisme universitaire, mais une présentation aussi claire que possible sur la nature de l’âme et du primat du feu, essentiel dans la pensée du philosophe ermite, guère compris de ses contemporains.
Au terme de cette riche évocation de la pensée d’Héraclite, le lecteur s’approchera au plus près de cette tentative de connaissance totale de la réalité qu’avait recherchée toute sa vie le philosophe, une fin en soi, mais également un moyen à garder tout au long de sa vie afin de vivre au sens plein du terme. Une belle initiation à la sagesse antique !

 

« Lucrèce ; La naissance des choses » ; Edition bilingue établie par Bernard Combeaud ; Préface de Michel Onfray ; Editions Mollat / Bouquins, 2021.

Plaisir que de lire « La Naissance des choses » ou « De rerum natura » du poète Lucrèce dans cette édition bilingue établie par le regretté Bernard Combeaud (1948-2018) et parue aujourd’hui dans la collection Bouquins. Texte majeur de la littérature antique, Bernard Combeaud a souhaité pour cette édition revenir à sa version originelle et retenir la rigueur de traduction de la métrique latine. Un choix tout à son honneur et qui a reçu le prix Jules-Janin de l’Académie française en 2016. « La Naissance des choses » ou « De la Nature des choses », seul et unique livre connu du poète latin comporte plus de sept milles vers. Bernard Combeaud, bien que reconnaissant qu’il existe de très talentueuses traductions, avoue cependant que « fasciné depuis longtemps par ce génie si proche de Dante ou d’Hugo, j’avais caressé l’idée de traduire sur frais le poème de La Nature », ajoutant : « Rendre en prose un poème étranger est une opération du même ordre qu’adapter un roman pour le cinéma ou que transposer une partition pour un autre instrument que celui pour lequel elle avait d’abord été composée : dans les deux cas, on change alors non de langue seulement, mais bien de langage ». Comment ne pas acquiescer ?
De Lucrèce, lui-même, poète-philosophe du 1er siècle avant notre ère, on ne connaît que très peu de choses, si ce n’est qu’il eut pour maître Épicure et que cela est donc toujours une réjouissance extrême que de lire et relire en ces vers les principes d’un monde épicurien selon le poète latin. Une philosophie « praticable » ainsi qu’aime à le rappeler Michel Onfray qui signe, ici, la présentation de cette édition. Une présentation sous forme d’un échange « A bâtons rompus » entre le philosophe normand et Bernard Combeaud, mais interrompu malheureusement par la disparition de ce dernier. Un échange fécond revenant sur les sources, sur Epicure et Lucrèce, sur le poète et les Dieux…
Un seul, long et inachevé, poème condamné par saint Jérôme et autres pères de l’Eglise mais qui fut, souligne Bernard Combeaud en son avant-propos, célébré par Cicéron lui-même : « Les poèmes de Lucrèce sont bien ce que tu m’écris : ils brillent de toutes les lumières du génie, sans que l’art y perde, tant s’en faut » écrivait l’orateur romain à son frère. Ce qui conduit Michel Onfray à penser que « La volonté de recourir au miel du vers pour faire passer le vinaigre de la sagesse épicurienne fait philosophiquement sens : Lucrèce s’adresse au plus grand nombre, ce faisant, il élargit avec bonheur le public de la philosophie. » Un bonheur que Bernard Combeaud a par cette traduction su si bien renouveler. Bernard Combeaud a qui nous devons également les « Œuvres complètes » du poète Ausone.

L.B.K.

 

Frédéric Lenoir « Jung – Un voyage vers soi », Albin Michel, 2021.

Frédéric Lenoir signe chez Albin Michel une biographie consacrée au célèbre psychanalyste suisse Carl Gustav Jung (1875-1961) alerte, informée, et surtout, bien venue en France, pays longtemps dominé par le courant freudien grâce notamment à Marie Bonaparte, puis majoritairement lacanien. Au-delà des prises de position, malentendus – et bien qu’un vaste travail d’édition ait été entrepris par le regretté Michel Cazenave, il est heureux que Frédéric Lenoir offre de nouveau aujourd’hui les clés d’entrée nécessaires à l’œuvre de Jung. Car si certains apports du psychanalyste sont connus – on pense notamment aux archétypes, à l’inconscient collectif, son legs demeure cependant riche et complexe, voire ésotérique. C’est là, cependant, confondre ses recherches personnelles et ses découvertes et apports en matière de psychanalyse, alors que le célèbre psychanalyste fut ainsi que l’écrit l’auteur dès son introduction un fantastique « éveilleur et visionnaire », soulignant que « Jung n’a cessé de rappeler que c’est de l’intérieur de la psyché humaine que se trouvent à la fois les solutions d’un avenir meilleur et les pires dangers pour l’humanité et la planète ». Or, en notre période troublée par tant de crises sanitaire, économique, sociale…, les apports et découvertes du célèbre psychanalyste gardent sur nombre de points toute leur pertinence et actualité.
Frédéric Lenoir livre, ici, une biographie didactique, distinguant selon les parties et les chapitres les grandes périodes de la vie du psychanalyste, sa rencontre et rupture avec Freud, ses voyages, amours et amitiés, et les points sensibles ou grandes notions de la psychologie analytique : Le Moi et le Soi, l’individuation, l’homo religiosus, synchronicité, des notions également chères à Mircea Eliade. Jung en consommant sa rupture avec Freud fut l’un des premiers psychanalystes à prendre en compte la dimension spirituelle. Cependant, bien que renonçant à être le dauphin de Freud, considérant que la libido ne saurait être réduite à la sexualité, Jung ne reniera jamais – contrairement à ce que l’on pense souvent, pour autant l’apport du père de la psychanalyse.
Qui plus est, Frédéric Lenoir n’élude en ces pages aucun point délicat notamment la question de la position de Jung durant la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement durant les années 1933-1939 ; une position demeurée floue et ayant conduit nombre d’analystes à écarter l’apport et l’œuvre de Jung. Indéniablement, Frédéric Lenoir a entendu s’impliquer dans cette biographie n’hésitant pas à plusieurs reprises à donner son opinion et à utiliser le « je ». Tant l’œuvre du psychanalyste que l’homme – et ses indissociables lieux de prédilection, Küsnacht, Bolligen, y sont présentés avec un réel intérêt et une jolie affinité.
Un ouvrage plaisant et didactique offrant les clés indispensables pour aborder la pensée du grand psychanalyste Carl Gustav Jung et proposant, ainsi que l’indique son titre, « Un voyage vers le soi ».
 


Parallèlement à cette publication, deux œuvres de Carl Gustav Jung paraissent dans la collection de poche Espaces libres Psychologie des éditions Albin Michel « L’Âme et le soi – Renaissance et individuation » ainsi que « Aiôn – Etudes sur la phénoménologie du soi ».

L.B.K.

 

Focus Le regard des photographes de l'AFP édition spéciale 2020, La Découverte, 2021.

Chaque année l’Agence France Presse rassemble ses photographies les plus marquantes afin de résumer une année. Mais cette année passée n’est assurément pas à l’image des autres années puisque 2020 a connu l’incroyable pandémie du Coronavirus qui sévit encore aujourd’hui.
Aussi n’est-il pas étonnant que les premiers clichés marquants soient consacrés à ce qui allait mobiliser la planète entière. Un homme en train d’agoniser sur un trottoir en Chine alors que personne ne souhaite le toucher du fait du virus, le marché « maudit » de Wuhan d’où tout serait parti, un hôpital de campagne « sorti de terre » en quelques jours comme seul peut le faire le pouvoir chinois…
Dans ces photos des plus grands photographes de l’AFP, c’est le tragique qui se dispute à la démesure ; des barricades tentent, en vain, de confiner les quartiers, une autre vie s’organise, de manière futuriste sur une planète en apnée, mais devenue pourtant notre quotidien depuis… Alors que se comptent les morts et destins tragiques, la vie continue néanmoins avec parfois ses représentations théâtrales presque surréalistes dans une maison de retraite, des balcons qui dans le monde entier deviennent des lieux de sociabilisation…
Esthétiques, éloquentes, étonnantes, stupéfiantes, les qualificatifs pour ces clichés pris par les plus grands photographes de l’AFP ne manquent pas pour cette information en images de tout premier plan d’une année qui aura marqué la planète entière.
 

Grand Atlas 2021 sous la direction de Frank Tétart, cartographie : Cécile Marin, éditions Autrement, 2020.

Impression d’être perdu dans la multitude des rapports de puissance au niveau planétaire ? Sensation de ne plus percevoir les enjeux de la mondialisation à l’heure du COVID-19 ? Ce Grand Atlas réalisé sous la direction de Frank Tétart apportera bien des éclaircissements et réponses à ces questions légitimes. Avec l’aide de plus de 100 cartes, 50 infographies et documents pour comprendre le monde, ce Grand Atlas va au-delà des ouvrages de ce genre en ajoutant une dimension analytique indéniable afin de mieux discerner les tensions, enjeux et défis internationaux. Réalisé en partenariat avec Courrier international et franceinfo, ce Grand Atlas permet non seulement de comprendre le monde du XXIe siècle mais offre également des rappels précieux sur l’Histoire telle cette rubrique consacrée à la peste noire qui toucha l’Europe au XVe siècle, la guerre de Sécession, la naissance de l’État libre d’Irlande, de l’Europe ou encore la construction du mur de Berlin… Réunissant les analyses des meilleurs spécialistes français dans diverses disciplines (géographes, économistes, politologues…), ce livre abondamment illustré par de remarquables cartes adaptées par Cécile Marin conjugue graphisme didactique et développements analytiques afin de mieux comprendre le monde d’aujourd’hui et de demain.
 

« Les nouvelles figures de l'agir - Penser et s'engager depuis le vivant » Miguel BENASAYAG, Bastien CANY, Editions La Découverte, 2021.

Le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag vient de publier avec le journaliste Bastien Cany un ouvrage sur « Les nouvelles figures de l’agir » à l’heure des biotechnologies et autres pandémies. Ce thème de l’agir occupe le philosophe depuis longtemps déjà, mais cette notion délicate se trouve posée de nouveau à l’acmé d’un environnement conflictuel. Paradoxalement, alors que les situations qui nous entourent obscurcissent notre ciel de menaçants nuages, nos contemporains semblent pris d’un vent de panique qui les conduit à une paralysie certaine empêchant toute action. Ce n’est pourtant pas les informations – la surinformation même – qui manquent pour éclairer tant soit peu notre entendement. Alors quelle sorte d’entrave retient l’action ? C’est à cette question à laquelle s’attache cet ouvrage exigeant et stimulant, une réflexion qui implique notre manière de percevoir le monde et nos représentations de la réalité, souvent masquées au profit d’une prétendue connaissance technologique et omnisciente. Ni technophobes ni technophiles, c’est une voie médiane pensée que nous suggèrent les auteurs. La voie, non point d’une issue, illusoire, mais d’une réaction à cette paralysie passe par notre rapport aux autres, à la nature et à la culture afin d’accepter la complexité pour mieux composer à partir d’elles. Les liens tissés dans ce paysage sont la plupart du temps ignorés, si ce n’est niés par nos contemporains. Allant au-delà de l’universalisme, mais aussi de tout relativisme, il y urgence à excentrer l’humain ; il y a urgence selon Miguel Benasayag et Bastien Cany à s’engager dans cette démarche au risque de passer à côté de l’humain dans les années à venir. Replaçant sa philosophie de la situation et de l’action dans le contexte exacerbé que nous connaissons ces dernières années, les auteurs démontrent la différence que nous ne faisons pas toujours au quotidien entre information et compréhension, cette dernière impliquant le corps entier, avec toutes ses fragilités. Passant allègrement de la philosophie à la neurobiologie, deux disciplines dans lesquelles l’auteur offre depuis longtemps des analyses aussi vivifiantes que stimulantes, Miguel Benasayag n’est jamais là où on l’attend. Et nous devrions peut-être retenir cette agilité de dépasser les paradoxes pour atteindre cette flexibilité évitant la résignation actuelle. Le progrès n’est plus le maître mot de nos sociétés contrairement à ce que les intégristes des technologies clament de leurs chapelles… Entre catastrophisme convaincu et foi aveugle en un avenir improbable, il existe une voie médiane, transversale, qui passe par une nouvelle prise de conscience de nos corps, avec toutes leurs imperfections, non point par une pleine conscience illusoire, mais en conciliant toutes nos contradictions en une puissance d’agir. Afin d’éviter la dislocation de l’humain, l’écrasement du présent par la tyrannie du smartphone, l’infatuation du je en d’infinis selfies, la voie est loin d’être rectiligne, mais l’incertitude omniprésente de nos quotidiens vaut bien ces stimulants détours !

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Carl G. Jung : « Les sept sermons aux morts », Coll. Carnets, Éditions de l’Herne.

Cet opuscule, « Les sept sermons aux morts », du psychanalyste suisse Carl G. Jung est un écrit personnel s’inscrivant « en marge » de ses ouvrages théoriques sur la psychanalyse. Daté de 1916 et rédigé en trois nuits dans un état extatique, le psychanalyste y décrit ou consigne pour lui-même une expérience intérieure qui fut pour lui d’une force inouïe et qu’il gardera secrète. C. G. Jung écrira à son sujet dans sa biographie « Ma vie » : « Il faut prendre cette expérience comme elle a été ou semble avoir été. Elle était probablement liée à l’état d’émotion dans lequel je me trouvais alors et au cours duquel des phénomènes parapsychologiques peuvent intervenir. Il s’agissait d’une constellation inconsciente et je connaissais bien l’atmosphère singulière d’une telle constellation en tant que numen d’un archétype (…) »
Cette expérience d’une force intérieure particulière intervint deux ans après la rupture de Jung avec Freud qui l’amena à faire un important et profond retour sur lui-même et à affronter rêves et inconscient. Dans « Les sept sermons aux morts », Jung relate une vision qu’il eut par le biais d’un philosophe du IIe siècle, Basilide, lui révélant ce qu’est le plérôme ou monde céleste.
« Les sept sermons aux morts » peuvent donc apparaître extrêmement étranges et déroutants à celui qui découvre l’œuvre du psychanalyste par ce texte. Ainsi que le souligne l’avant-propos, « De fait, on ne saurait nier qu’ils posent à la compréhension maintes énigmes. » Pourtant, nul doute que cette expérience intérieure, si étrange soit-elle, fut l’une des pierres angulaires de l’élaboration de la psychanalyse analytique.
Ce texte fut longtemps considéré à tort comme un écrit d’inspiration purement gnostique. Or, s’il est vrai que C. G. Jung s’intéressera de près aux sources gnostiques (comme à de nombreuses autres sources), cette expérience intime marquera bien au-delà tant l’homme que le théoricien et père de la psychanalyse analytique. En témoigne ce qu’écrivit Jung lui-même au sujet des « Sept sermons aux morts » dans « ma vie » : « Car les questions auxquelles, de par mon destin, je devais donner réponse, les exigences auxquelles j’étais confronté, ne m’abordaient pas par l’extérieur mais provenait précisément du monde intérieur. C’est pourquoi les conversations avec les morts, les « Sept sermons aux morts », forment une sorte de prélude à ce que j’avais à communiquer au monde sur l’inconscient ; ils sont une sorte de schéma ordonnateur et une interprétation des contenus généraux de l’inconscient ».
A ce titre, cet écrit personnel ne saurait être aujourd’hui, 60 ans après la mort de Carl G. Jung, occulté de toute approche de la psychanalyse analytique, et il faut saluer les éditions de l’Herne d’avoir eu l’initiative de publier cet écrit. Un texte comportant par ailleurs deux autres écrits « Le problème du quatrième » et « La psychanalyse analytique est-elle une religion ? » également insérés dans cette nouvelle édition.
 

L.B.K.

 

« Arthur Schopenhauer – La fin du monde, voilà mon salut. – entretiens » ; Coll. Du côté des auteurs, Editions établie et présentée par Didier Raymond, Editions Le Passeur, 2021.

Schopenhauer au faîte de sa notoriété accorda un certain nombre d’interviews. Certes, si elles demeurent moins connues que ses œuvres majeures – « Le monde comme volonté et comme représentation », elles méritent pourtant qu’on s’y arrête. À ce titre, il faut saluer l’initiative des éditions Le Passeur d’avoir publié dans sa collection « Du côté des auteurs » ces savoureux entretiens augmentés de mémoires ou souvenir rapportés par ses disciples ou admirateurs. Ces entretiens et portraits sont d’autant plus intéressants qu’ils offrent au lecteur un autre éclairage, parfois très inattendu, sur la personnalité du philosophe. En ces pages, transparait en effet plus l’homme que le philosophe. Or, ainsi que le souligne Didier Raymond dans sa préface : « Tout ce que l’on peut apprendre sur la personnalité de Schopenhauer peut éclairer certains aspects de son œuvre ». Un point de vue que partageait le philosophe lui-même, la biographie ne pouvant être, selon lui, séparée d’une œuvre. Ainsi, ce dernier écrira-t-il notamment « On peut tout oublier excepté soit même, excepté son propre être. En effet, le caractère est incorrigible. » Un jugement qui influencera Nietzsche, mais que Schopenhauer ne s’appliquera cependant guère à lui-même. Or, ce sont justement des portraits, attitudes et postures au travers d’entretiens et souvenirs rassemblés et révélant chacun à leur façon la personnalité et certains traits de caractère de Schopenhauer que nous donne à découvrir cet ouvrage.
Schopenhauer, la célébrité enfin venue, accorda volontiers des interviews et y prit même un certain plaisir. Étudiant ses gestes et effets, il prenait un malin plaisir parfois à effrayer ou choquer ses interlocuteurs. Des postures et prises de position que le lecteur retrouvera dans trois entretiens, accordés deux ans avant sa mort, en 1858. Celui avec C. Challemel-Lacour, tout d’abord, professeur, d’un pessimiste tout schopenhauerien, lors d’une rencontre avec le philosophe à Zurich, suivi de ceux accordés à Fréderic Morin et au conte L.-A. Foucher de Careil. Schopenhauer s’y montre volontiers loquace, alternant entre séduction et provocation et livrant des réponses parfois cocasses ou inattendues.
À ces trois entretiens, le lecteur pourra également retrouver avec bonheur, en seconde partie, les mémoires concernant le philosophe de son principal disciple, Frauenstoedt. Ce dernier fut très proche de Schopenhauer, entretient avec lui une correspondance suivie jusqu’à la mort du maître, fit connaître et divulgua largement sa pensée avant que Schopenhauer ne lui lègue l’ensemble de ses manuscrits et lui donne tout pouvoir sur les éditions à avenir. Viennent s’ajouter à ces souvenirs ceux de Karl Boehr, fils d’un ami du philosophe, qui le rencontra à deux reprises en 1856 et 58, et ceux d’un étudiant – Beck – lui ayant rendu visite en 1857.
Enfin, des vers inédits du philosophe viennent clore cet ouvrage offrant ainsi bien des facettes, parfois fort méconnues ou inattendues, du célèbre philosophe.

L.B.K.

 

Platon : « Œuvres complètes » ; Edition sous la direction de Luc Brisson, 2200 p., 168 x 245 mm, Broché, Éditions Flammarion, 2020.

Proposer une édition réunissant la totalité des dialogues de Platon est une entreprise suffisamment audacieuse et rare pour être soulignée. Lorsqu’en plus, ces sources essentielles de l’Antiquité et de la culture classique se trouvent être introduites et commentées par un appareil critique de toute première qualité, c’est alors un argument supplémentaire pour faire de cette édition le texte de référence qui fera assurément date en français.
Luc Brisson, directeur de recherche au CNRS n’est plus à présenter et ses travaux sur Platon ont contribué à mieux faire connaître le grand philosophe de l’antiquité souvent plus cité que lu… Or, justement, grâce à cette monumentale édition des œuvres complètes de Platon, c’est le geste philosophique par excellence qui se trouve au cœur de ces 2200 pages, à savoir le questionnement incessant sur ce qui constitue l’homme et la cité, ainsi que l’abandon de toutes idées reçues et une critique de la sophistique.
À partir de la figure centrale de Socrate qui le conduira à la philosophie - notamment avec son dernier geste face à ses accusateurs - Platon encourage son lecteur à la méthode dialectique, une interrogation et un dialogue ininterrompus sur ce qui semble être acquis. Ainsi que le souligne Luc Brisson en introduction, Platon est « le philosophe par excellence » celui qui donna au terme « philosophie » le sens qu’il a encore de nos jours. L’autonomie de la pensée, l’amour de la sagesse comme quête essentielle de l’individu et fondement de la cité, le dualisme de l’âme et du corps… autant d’idées essentielles parvenues jusqu’à nous et qui trouvent leurs fondements dans la pensée platonicienne.
Cette édition réunit non seulement la totalité des dialogues de Platon, mais a également intégré la traduction inédite des œuvres apocryphes et douteuses, des sources également précieuses afin de mieux comprendre comment s’est constituée la tradition platonicienne après la disparition du philosophe en 348/7 alors qu’il travaillait à la rédaction des « Lois ».
Soulignons, enfin, que cette édition, loin d’être réservée aux seuls érudits et spécialistes de la philosophie antique, a été conçue, grâce aux introductions à chacune des œuvres, pour s’adresser également à nos contemporains, celles et ceux pour qui l’interrogation sur l’homme et la cité demeure au cœur de leurs préoccupations, une question toujours d’actualité !
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Jacques Attali : « L’économie de la vie », Éditions Fayard, 2020.

C’est un ouvrage d’actualité, comme toujours très informé, des plus instructifs et d’une urgente nécessité que nous propose Jacques Attali avec « L’économie de la vie ». Un ouvrage pour comprendre non seulement le monde d’aujourd’hui, ce qui nous est arrivé, mais aussi et surtout celui de demain, celui encore envisageable ou ceux malheureusement également probables si…
Après avoir dressé, de manière concise, l’histoire des épidémies et pandémies d’hier à nos jours, et souligné la multiplication croissante de celles-ci ces dernières décennies faisant non présager, mais bien prévoir une pandémie mondiale – ce que l’auteur avec d’autres n’avait précédemment pas manqué d’avertir – Jacques Attali revient sur ce que l’humanité entière en cette année 2020 a vécu ; sur ce que nous avons réellement vécu, la crise sanitaire, le confinement, et sur un plan économique, cet arrêt brutal et décidé quasi mondial de l’économie et qui aurait pu être selon lui évité à l’exemple de la Corée du Sud, si nombre de gouvernants n’avaient, avec plus ou moins de sincérité, opté pour suivre celui de la Chine.
Mais après ? C’est à cette interrogation essentielle, celle du choix encore possible du monde de demain, celui de nos enfants, qui demeure au cœur de cet ouvrage et des préoccupations de l’auteur. Car, s’il est nécessaire de tirer les leçons de cette pandémie ayant bouleversé nos vies, écrit-il, encore faut-il également comprendre ce qui nous attend ; « Une crise économique, philosophique, idéologique, sociale, politique, écologique, stupéfiante, presque inimaginable ; plus grave en tout cas qu’aucune autre depuis deux siècles », souligne Jacques Attali.
Il y a dès lors plus que jamais urgence à comprendre les enjeux de ce qu’il nomme « L’économie de la vie ». Ces enjeux qu’impose et imposera le choix – peut-être encore possible - d’un monde vivable ou du moins plus vivable que d’autres. Livrant une vue d’ensemble, il y développe les multiples défis et choix - santé, eau, éducation, choix écologiques… - que suppose dès maintenant ce passage d’une « économie de survie » à une « économie de la vie », de l’économie au social, de l’éducation à la culture, de la nourriture à l’habitat, peu de points essentiels n’échappent à l’acuité de l’auteur. À défaut, ce sont d’autres mondes qui malheureusement sauront inexorablement s’imposer. Jacques Attali n’ignore pas, en effet, ni ne cache ou sous-estime, ce qui nous attend si nous ne prenons conscience de l’extrême urgence de ces choix vitaux, climatiques, économiques, sanitaires et sociaux… de cette « Économie de la vie ».
Et « Se préparer à ce qui vient », annonce le bandeau de l’ouvrage, qui peut, en effet, sciemment y renoncer ?
 

L.B.K.

 

« Arthur Schopenhauer – Parerga et Paralipomena » ; Edition établie et présentée par Didier Raymond ; Traduction de l’Allemand par Auguste Dietrich et Jean Bourdeau, 1088 p., Collection Bouquins, Éditions Robert Laffont, 2020.

S’il y a bien un philosophe qui bouscule, c’est assurément Arthur Schopenhauer. Rares sont ceux qui n’y ont trouvé réponses, échos, oppositions ou franches réfutations à leurs pensées, doutes ou questionnements. Pourtant, la renommée de ce grand philosophe allemand qui ne saurait laisser indifférent, fut, de son vivant, bien tardive. Il lui faudra, en effet, affronter une longue traversée du désert, bien qu’ayant déjà publié la majorité de ses grands ouvrages, avant que le succès ne soit au rendez-vous. Celui-ci lui sera donné, moins d’une dizaine d’années avant sa disparition survenue en 1860, lors de la parution de «Parerga et Paralipomena », soit plus de trente ans après celle sans succès du « Monde comme volonté et représentation ». Ce ne sera, en effet, qu’en 1851, avec la publication de ces deux volumes, sa dernière œuvre, qu’Arthur Schopenhauer sera enfin salué et reconnu à sa juste valeur par ses contemporains. Or, c’est justement cette œuvre foisonnante aux multiples thèmes que nous donne aujourd’hui à lire la Collection Bouquins dans cette édition établie et présentée par Didier Raymond, professeur à l’Université Paris VIII et spécialiste de Schopenhauer. Et si la traduction littérale du titre grec signifie « Accessoires et Restes », il faut avouer qu’il s’agit là de très savoureux suppléments venant compléter son œuvre maîtresse !
« Parerga » s’ouvre par trois livres majeurs – « Les écrivains et le style » ; « La langue et les mots » ; « La lecture et les livres ». D. Raymond souligne combien ces textes « ont exercé une énorme influence sur des auteurs aussi différents que Nietzsche, Proust ou Wittgenstein. ». Suivent les grands thèmes schopenhaueriens, la religion, la philosophie, le droit et la politique, la métaphysique, le beau et l’esthétique… Une philosophie à la fois éthique et métaphysique, « deux choses que l’on a à tort – pour le philosophe – séparées jusqu’ici… » Des thèmes dans lesquels se glissent pêle-mêle des considérations sur le suicide ou sur l’éducation, des pages parfois surprenantes notamment sur le bruit qui lui était insupportable ou encore ce bref « Essai sur les apparitions et les faits qui s’y rattachent ».
C’est une philosophie qui se veut praticable – « pour bien s’en tirer » aimait-il à écrire - exposée dans un style clair et accessible que nous propose en ces pages, comme toujours, Schopenhauer en opposition avec les philosophies conceptuelles de ses prédécesseurs. Une philosophie de la vie comme subsistance ou survie pour ce philosophe d’un pessimisme radical et ayant fait sienne la célèbre phrase de Bichat « La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Schopenhauer offre cette pensée mûrement réfléchie, ne craignant ni les critiques ni les oppositions, en témoignent ces « Remarques de Schopenhauer sur lui-même ». Bataillant contre la haine, la bêtise, l’égoïsme, le désir ou encore la vengeance source d’une plus grande souffrance que celle du repentir, des thèmes forts que l’on retrouvera au XXe siècle brillamment développés par Vladimir Jankélévitch.
Certes, si certaines de ses positions peuvent susciter opposition, voire indignation, tel son « Essai sur les femmes », d’une misogynie peu acceptable de nos jours, bien d’autres de ses réflexions demeurent, en revanche, pour cet homme né à la fin du XVIIIe siècle (1788), d’une profonde pertinence, notamment ses prises de position contre l’esclavage et la traite des Noirs ou encore contre la maltraitance des enfants. Rien n’interdit au lecteur, selon les fragments, de hurler, sourire ou de rire aux éclats. Si Schopenhauer est un philosophe génial, nul n’a dit pour autant « parfait » ! Misanthrope à l’excès – il est vrai – (pour qui « l’homme n’est pas seulement un animal méchant par excellence », mais bien une espèce non seulement bestiale mais démoniaque), mais aussi colérique, pessimiste à souhait, intransigeant, méfiant à l’extrême… il a surtout pour lui, en contre point, cette curiosité insatiable et cette fantastique énergie intellectuelle qui en font son charme et en fondent toute sa valeur ; Cette lucidité implacable et sans concessions, fruit d’une féconde réflexion soumise jusqu’à la limite de la contradictio. D’une lucidité tragique mais ne se complaisant nullement dans le malheur, sa philosophie est comme sa « vie dans le monde réel – écrira-t-il – une boisson douce-amère ».
Schopenhauer était conscient de sa valeur, celle-là même que nul ne lui conteste aujourd’hui, celle d’être un des plus grands philosophes. Surtout, Arthur Schopenhauer demeure de par la réflexion et les confrontations qu’il peut susciter, un des philosophes les plus stimulants. Comment, dès lors, en ces temps de confinement, y résister ?!

L.B.K.

 

Jean-Louis Servan-Schreiber : « Avec le temps… », Dessins de Xavier Gorce, Éditions Albin Michel, 2020.

Le temps aura toujours été une composante importante dans la vie du patron de presse et essayiste Jean-Louis Servan-Schreiber et, ses 80 ans dépassés, cette acuité ne s’est pas estompée mais affinée. À l’heure où les projets d’avenir ne sont plus la priorité, c’est la vie dans l’instant présent qui compte maintenant dans le quotidien de l’auteur. Cette vie a d’ailleurs toujours été au centre des priorités de Jean-Louis Servan-Schreiber, lui conférant une certaine sacralité et lui faisant détester tout ce qui est susceptibilité de la menacer, ou pire, de la nier. À défaut d’embrasser une transcendance qui lui a semblé toujours lointaine, l’auteur a donc tout misé sur la vie et son pari, c’est de la vivre jusqu’à son terme, bel impératif philosophique ! Pour mener cette mission de tous les instants, rigueur et discipline sont au programme, une exigence que certains pourront trouver certes peut-être trop contraignante, c’est une question de priorités… Car en lisant « Avec le temps… », le lecteur comprendra qu’il faut s’exercer à vivre de peur de laisser ces instants filer inexorablement, sans s’en rendre compte. Or cette leçon ne s’apprend guère sur les bancs de l’école ni dans les universités, mais au quotidien, démarche philosophique s’il en faut. L’injonction socratique « Connais-toi toi-même » invite à prendre le temps de ce discernement. Sénèque ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle : « Être heureux, c'est apprendre à choisir. Non seulement les plaisirs appropriés, mais aussi sa voie, son métier, sa manière de vivre et d'aimer ». Jean-Louis Servan-Schreiber n’a pas oublié ces leçons du passé, tout en s’imposant de vivre au présent, aujourd’hui encore plus qu’auparavant. Face au relativisme ambiant amplifié par les réseaux sociaux et les réactivités de tout bord, et aux processus de déconstruction sapant toutes les repères jugés intangibles jusqu’à récemment, il importe de se retrouver, cultiver cette intimité avec soi-même pour mieux se comprendre ainsi que nos semblables. Distance avec tout ce qui trouble la vie et proximité avec tout ce qui la nourrit, telle est l’attitude encouragée par Jean-Louis Servan-Schreiber à la veille du grand âge, une réflexion livrée avec humilité et qui pourra retenir l’attention de celles et ceux qui n’auront pas encore atteint ce stade de la vie.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Pier Paolo Pasolini : « Entretiens (1949-1975) », Édition établie par Maria Grazia Chiarcossi, traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio, présentation éditoriale par Aymeric Monville, Éditions Delga, 2019.

Les passionnés de l’écrivain Pier Paolo Pasolini se réjouiront de découvrir cette sélection d’entretiens pour la plupart inédits en français dans cette édition établie par Maria Grazia Chiarcossi, grande spécialiste de l’écrivain, ayant notamment préparé son œuvre complète en Italie. Mais ce livre pourra également être une belle porte d’entrée dans l’univers pasolinien pour les néophytes, ces pages abordant les très nombreux thèmes récurrents de son œuvre. Car Pasolini, et c’est un aspect souvent méconnu en France, était très attaché à son statut de journaliste, il contribua d’ailleurs jusqu’à la veille de son assassinat en 1975 à collaborer à de nombreux journaux et revues culturelles, n’hésitant pas à prolonger dans ces articles sa vision engagée du monde et de la société, allant jusqu’à la polémique si nécessaire. Le cinéma sera bien entendu omniprésent dans la première partie, ce qui permettra au lecteur français de placer quelques jalons supplémentaires dans sa connaissance du cinéaste. Mais la politique, sans oublier la poésie, constituent les fils directeurs de sa pensée, une action militante et de résistance face au rouleau compresseur de la pensée unique consumériste qu’il ne cessa sa vie durant de dénoncer et qui lui coûta peut-être la vie. Contrairement à ce qui a souvent été avancé, le polémiste fait preuve d’un grand respect pour son contradicteur, allant même jusqu’à accepter de se mettre à sa place, Pasolini ayant toujours reconnu qu’il était issu d’un milieu petit-bourgeois bien différent des petites gens qu’il décrivit dans ses films et romans. Pasolini surprend, choque, et surtout bouscule nos idées reçues, n’hésitant pas à se placer là où on ne l’attendait guère comme lorsqu’il défendit les policiers d’origine prolétaire agressés par les étudiants bourgeois en 1968… Marxiste et parallèlement fasciné par une certaine transcendance diluée dans les milieux pauvres qu’il décrivit, amoureux du verbe et de la poésie et apôtre de l’argot le plus rude des banlieues romaines, Pasolini suggère une attitude face à ce « rouleau compresseur impérialiste », des interrogations trouvant une actualité la plus sensible aujourd’hui encore, plus de 45 ans après, ainsi que le souligne Aymeric Monville dans sa présentation de l’ouvrage.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

"Dictionnaire amoureux de l'Allemagne" de Michel MEYER, format : 132 x 201 mm, 880 p., Plon éditions, 2019.

À l’heure du trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, il manquait assurément un Dictionnaire amoureux de l’Allemagne. C’est chose faite sous la plume inspirée de l’écrivain et journaliste Michel Meyer. Auteur de nombreux ouvrages sur un pays souvent plus méconnu que réellement familier, Michel Meyer suggère de découvrir « son » Allemagne, celle qu’il a eu l’occasion tout au long de sa riche carrière de parcourir, commenter, dialoguer ; Une Allemagne avec laquelle il a su nouer une histoire de cœur qui débute non loin de ses frontières en France à Schirmeck, petite ville de la vallée vosgienne où il naquit en 1942. Hölderlin et Goethe sont cités en exergue, comme invitation inspirée pour découvrir cette nation à la croisée des chemins depuis la plus haute antiquité. Une Allemagne plurielle, assurément, par ses nombreuses identités remontant bien au-delà des peuples germaniques décrits par Tacite, mais aussi par ses paradoxes et les tourments de sa longue Histoire. Impossible d’échapper aux repères initiaux de l’auteur notamment la Seconde Guerre mondiale vécue en un espace géographique plus que sensible à quelques kilomètres d’un camp de concentration visité quelques années après la chute du nazisme. Malgré cela, l’attraction est intacte. Car même si Michel Meyer s’est posé la question au tournant du dernier millénaire « le démon est-il allemand ? », la sirène de la Lorelei continue à fasciner et à attirer inexorablement vers elle, tous ceux qui cèdent à son chant… Alors consentons sans entraves à découvrir en amoureux cette Allemagne suggérée par Michel Meyer, en commençant cette escapade par l’entrée « Adenauer », premier chancelier d’après-guerre, une lourde responsabilité si l’on songe à ce que l’Europe avait subi du fait de son sinistre prédécesseur. Suivent les fameuses « Affinités électives » chères à tous les lecteurs de Goethe qui sut saisir comme nul autre ce qui fait et défait les unions entre les êtres, des liens ténus et indéfinissables et qu’il parvint pourtant à si bien évoquer. Le lecteur pourra, selon son humeur, poursuivre page après page, avec les « Allemandes » célèbres comme Gretchen, singulière comme Lou Andreas von Salomé. Il pourra aussi ouvrir ce volumineux dictionnaire au gré de son inspiration ou du hasard, et redécouvrir cette incroyable « Chute du Mur » vécue en direct par le journaliste dans la nuit du 9 novembre 1989… Le Dictionnaire amoureux de Michel Meyer réserve également de beaux développements aux artistes, poètes et écrivains qu’il chérit : Hölderlin, Goethe – nous l’avons souligné, mais aussi Rilke ou encore des noms plus proches de nous comme Karl Lagerfeld récemment disparu. Chaque entrée peut être considérée comme une proposition d’appréhender une nation, une civilisation, une culture, avec avant tout cet esprit allemand que ce Dictionnaire amoureux célèbre avec passion.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Miguel Benasayag « La théorie des algorithmes » conversation avec Régis Meyran, Éditions Textuel, 2019.

Ainsi que le souligne Régis Meyran en ouverture de cette conversation avec le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag (voir notre entretien), il existe une autre alternative au « pour » ou « contre » la machine infernale qui s’introduit, aujourd’hui, de plus en plus dans le discours actuel. C’est cette direction d’une autre alternative vers laquelle le philosophe s’oriente, une autre direction, plus urgente encore et sans concessions sur les risques encourus par l’aveuglement du tout technologique, le nouvel âge de l’IA, l’Intelligence Artificielle. Préférant la pensée rhysomique chère à Deleuze et Guattari et les chemins de traverse pour aborder ces questions essentielles, l’entretien part du postulat qu’être pour ou contre est déjà dépassé, les algorithmes étant déjà omniprésents aujourd’hui dans notre quotidien et dictent déjà, moins sournoisement qu’impérieusement, un grand nombre de traits de notre vie… Miguel Benasayag n’hésite pas à rappeler que des études scientifiques ont déjà démontré une « atrophie » de la zone du cerveau correspondant à l’orientation du fait de l’usage intensif du GPS par des chauffeurs de taxi ! La question serait plutôt : que devons-nous faire, à partir de cette réalité, pour préserver notre dimension humaine et celle des générations à venir dans les prochaines années ? Comment ne pas perdre ce qui fait l’humain, fonctionner ou exister ?
Le philosophe avertit tout d’abord le lecteur de l’inanité de considérer « intelligent » ce qui n’est que le fruit de calculs programmés. La complexité humaine est ailleurs que dans cette « puissance » élevée au rang de la performance, alors que le propre de l’humain (et du vivant) se situe bien au-delà, avec le désir, l’erreur, les hésitations, passions, sans oublier la conscience et l’inconscience, tout cela s’inscrivant dans un corps, notre corps. « C’est le vivant qui crée du sens, pas le calcul », rappelle Miguel Benasayag. Cette mathématisation du monde est, certes, ancienne dans nos sociétés et s’est introduite avec le rationalisme et les mathématiques concurrençant à l’époque le projet divin. Le philosophe avertit cependant que la complexité du vivant ne saurait être réductible au plus complexe des calculs. Aussi savants et perfectionnés que soient ces algorithmes, il leur manquera toujours une dimension masquée qui leur résistera, cette dimension humaine, singulièrement humaine ; Ce que démontrent et confirment dès à présent déjà un grand nombre d’erreurs reconnues par la médecine moderne notamment dans le domaine des antibiotiques. « Ne pas confondre la carte avec le territoire ! », souligne Miguel Benasayag et jeter à la poubelle 90 % de l’ADN considéré comme inutile car non réductible ou résistant au codage, tel que le souhaitent un grand nombre de biologistes aujourd’hui. Au risque, un jour, de se réveiller et de comprendre (trop tard ?) que cette part « irréductible » de notre ADN avait une utilité, son utilité…
Loin de toute pensée organiciste, le lien, la relation et l’interaction sont au cœur du vivant, cette « singularité du vivant » chère à Miguel Benasayag et que n’appréhende pas l’IA aujourd’hui. « Nous sommes les contemporains de la centralité de la complexité […] il nous est impossible de prétendre à une prévision complète », souligne-t-il.
Or, aujourd’hui, des responsables de tout bord (économie, science, finance, politique…) sont sur le chemin de déléguer consciemment les fonctions de toute décision à la machine. Or, le présent immédiat n’occupe qu’à peine 10 à 15 % de nos pensées (une latitude qui laisse une grande place au passé et à l’avenir), alors que l’IA promet une efficacité de présence à 100 %, une performance qui ne peut que plaire aux marchés boursiers et aux partisans de l’efficacité à tout prix. Le corps se trouve dès lors pris dans l’engrenage d’un régime immatériel qui lui dicte et impose ses règles. Celles d’un individualisme exacerbé et de relativisme reposant sur l’idée de plaisir poussé à l’extrême. Le danger ne concerne pas seulement que le corps et le vivant, mais aussi le politique et le social, ces domaines étant désormais de plus en plus soumis aux diktats des algorithmes à la disposition du politique et des décisionnaires. À terme, la démocratie se retrouve remise en cause par ce schéma algorithmique donné pour infaillible au profit d’une tyrannie résultante de ce tout pouvoir algorithmique.
Les prochains combats à mener par des multiplicités agissantes ne seront peut-être plus sur les barricades, mais dans les arcanes des microprocesseurs de nos ordinateurs…
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Denis Ramseyer : « Les Kouya de Côte d’Ivoire, un peuple forestier oublié. », Co-édition Musée Barbier-Mueller / Editions Ides et Calendes, 2019.

C’est au cœur de la forêt ivoirienne à la rencontre du peuple Kouya que nous entraîne avec cet ouvrage enrichissant, et présentant un intérêt ethnologique des plus vifs et urgent, Denis Ramseyer, ethnologue-archéologue et historien, chargé d’enseignement à l’Université de Neuchâtel.
Le peuple Kouya est un petit peuple forestier de Côte d’Ivoire. Petit par sa taille, car il ne comporte que vingt milles individus et encore. Mais, petit que par sa taille seulement ! Car s’il demeure peu connu du reste du monde, cette ethnie de Côte d’Ivoire mérite pourtant de l’être tant ses modes de vie, croyances et traditions offrent une belle découverte et étude ethnologique. Fiers de leurs traditions, les Kouya sont avant tout un peuple de forestiers, un peuple parlant une langue comptant parmi les plus menacées, et à ce titre déclarée telle en 2001.
Car, l’alerte est donnée. En effet, si le monde fascinant des Kouya a déjà malheureusement en grande partie disparu, ce dernier est aujourd’hui plus encore menacé. Confronté à de nombreuses situations inextricables, ce peuple risque, si nous n’y prenons garde, non plus seulement d’être oubliés, mais bel et bien de disparaître à jamais…
Après avoir, en effet, subi l’arrivée des missionnaires chrétiens, les Kouya doivent depuis le début du XXIe siècle, affronter les changements climatiques. À ces changements viennent s’ajouter les nombreux conflits ayant marqué, chaque décennie de notre siècle, la Côte d’Ivoire et plus particulièrement la région au cœur de laquelle vivent les Kouya. À tout cela, s’ajoute, qui plus est, une déforestation dévastatrice due au développement de la culture du cacao, elle-même s’accompagnant de l’arrivée de migrants bouleversant l’équilibre social déjà fragile. Ethnie de forestiers menacée de toute part pour laquelle l’auteur tire depuis de nombreuses années déjà la sonnette d’alarme. Depuis 1971, en effet, année lors de laquelle Denis Ramseyer découvre ébahi la Côte- Ivoire et cet attachant peuple Kouya, ce dernier n’a cessé de réunir, assembler notes, enquêtes, reportages photographiques, des travaux que ce dernier ouvrage donne largement à voir et à découvrir. Aussi, est-ce à une enrichissante, mais aussi urgente rencontre ethnologique à laquelle nous invite l’auteur.
Une étude approfondie, richement étayée et illustrée de 150 illustrations couleur, qui ne pourra qu’intéresser ethnologues ou spécialistes de l’Afrique, mais aussi séduire tout amoureux de Côte-d'Ivoire, des Kouya… ou de la terre et de ses habitants tout simplement !

À noter que ce dernier ouvrage vient compléter les précédents travaux de Denis Ramseyer : Reportage photographique en 1972, enquête ethnologique en 1975, étude ethnoarchéologique 1998, étude sur la transformation de la société et de son environnement en 2016.

L.B.K.

 

Jean-Michel Oughourlian : « Optimisez votre cerveau ! ; Neurones miroirs : le mode d’emploi », Edition Plon, 2019.

Un livre instructif, accessible et passionnant, pour ne pas dire indispensable !, sur nos relations personnelles, familiales ou professionnelles, écrit par le Professeur Oughourlain, neuropsychiatre et professeur de psychologie à la Sorbonne.
Dans ce livre, tout part du mimétisme. Rien d’étonnant à cela lorsqu’on sait que le Professeur Oughourlian est spécialisé dans la psychologie mimétique. Collège et ami de René Girard, il nous explique dans un langage clair le rôle déterminant du mimétisme (notre cerveau reptilien) en son rapport avec nos deux autres cerveaux, que sont le cerveau émotionnel et le cerveau cognitif.
Le cerveau mimétique par un automatisme déconcertant n’a de cesse d’imiter – modèle/rival /rival-obstacle. Qui plus est, ce cerveau mimétique se met en branle au moindre signal perçu, des neurones-miroirs infaillibles et incessants, donc, qui ne nous quittent pas d’un pouce avec plus ou moins d’heureux bonheurs. Une imitation à laquelle notre deuxième cerveau émotionnel, par une impressionnante fidélité, viendra au plus vite emboiter le pas, et renforcer en ajustant notre humeur, nos sentiments et émotions. Notre cerveau cognitif, ce troisième cerveau, viendra, enfin, coiffer le tout. C’est simple.
C’est simple, mais n’allons pas si vite pour autant ! Et si on court-circuitait ce processus de base ? Le Professeur Oughourlian nous explique, en effet, que s’il est certes difficile de déconnecter l’automatisme mimétique de notre premier cerveau, reste que « l’on peut toujours choisir le chapeau que prend notre cerveau cognitif ! » ; Haut de forme, casquette de hooligan ou chapeau du rire ? Tel est l’enjeu de cet ouvrage plus que passionnant et que clôt une poste-face d’Emmanuel Gavache tout aussi convaincante…
C’est, en effet, par une meilleure compréhension du mimétisme et de son ressort sur l’inter-individualité que l’auteur, en sa qualité de neuropsychiatre, nous explique comment fonctionne le cerveau lors des crises et conflits qu’ils soient familiaux ou professionnels, individuels ou de groupe. Le premier pas consistera à comprendre et démêler ce mimétisme ayant déterminé en quelque sorte les cartes et règles avec lesquelles chacun de nous avance ; Sachant que tout mimétisme ne saurait être, bien sûr, négatif et que les exemples positifs ne manquent heureusement pas.
A la base de tout, on l’aura compris, il y a le désir, ce désir mimétique de ce que l’autre a, possède, est, ou même et surtout de ce que l’autre désir. Dans la lignée de René Girard qu’il aime à citer ou de Jean-Pierre Dupuy (« La jalousie ; une géométrie du désir », Seuil, 2016), Jean-Michel Oughourlian nous démêle, de chapitre en chapitre, cet impressionnant écheveau tissé de liens mimétiques. Pouvoir, influence, suggestion, pub, réseaux sociaux, etc., et même mimétisme inversé, jalonnent cet essai. Des mimétismes positifs ou négatifs auxquels personne n’échappe, certes, mais que l’on peut approcher et quelque peu appréhender afin de « supprimer la suggestion, l’asservissement au mimétisme rival », souligne l’auteur.
Cela passe avant tout par accepter l’idée que les conflits, maladies, névroses, proviennent de ce mimétisme /rivalité directe ou inavouée avec « son rival », ce modèle inversé qu’il convient de démasquer, et qui n’est pas pour autant et toujours en tant que tel un « ennemi ». Le mimétisme le plus universel engendre, quoique certain en dise, la jalousie avec pour pathologie l’envie lorsque « le rival devient ennemi », suivie de sa mise à mort dans son exacerbation extrême, souligne encore Jean-Michel Oughourlian. Notre cerveau mimétique est, en effet, imperméable, et seule l’intervention raisonnée de notre cerveau cognitif ralliant à lui le cerveau émotionnel parviendra à le canaliser. De là, l’apport essentiel de cet ouvrage : rendre accessible une meilleure compréhension de ce processus mimétique et de ce qui se joue, permettant de dompter ou d’apprivoiser ce fameux cerveau mimétique.
Un ouvrage qui se lit d’un trait, et auquel on ne peut souhaiter qu’un mimétisme de bon aloi ; Alors, bonne lecture !


L.B.K.

 

« L'Absolue Simplicité » Lucien JERPHAGNON, Michel ONFRAY (Préface), Collection : Bouquins, Robert Laffont éditions, 2019.

Faisant suite aux deux précédents volumes parus dans la collection Bouquins, « L’absolue simplicité » offre au lecteur quelques-uns des autres plus beaux livres de l’historien de la philosophie (lire notre interview) bien connu pour la fulgurance de ses analyses et la vivacité de son jugement. Michel Onfray livre en ouverture à ce troisième volume un témoignage sensible et poignant sur son « vieux maître » et sur la magie des enseignements dont il reçut chaque parole comme un legs précieux. La fausse désinvolture des cours de ce grand maître permettait, en effet, de toucher à cœur de jeunes âmes peu versées sur l’Antiquité et ses leçons. C’est ainsi que cette magie Jerphagnon opéra chez tous celles et ceux qui ont eu le privilège de rencontrer ce bel esprit – un brin malicieux parfois !, et que Michel Onfray évoque avec émotion en ouverture à ce beau et riche nouveau volume de la collection Bouquins. La diversité de ses enseignements ne changea en rien la limpidité de ces changements, les saillies de ses analyses et la sagacité de ses témoignages sur cette Antiquité qu’il chérissait tant, jusqu’à ses péplums qui le faisaient éclater d’un rire complice…
« L’absolue simplicité » regroupe certains des titres incontournables de Lucien Jerphagnon, tels Julien dit l’Apostat, Les Dieux ne sont jamais loin, Augustin et la sagesse, mais aussi des textes moins connus comme ces transcriptions de certains de ses cours, notamment au Grand Séminaire de Meaux ou encore des conférences ou émissions de radio qui témoignent de l’absence de frontières dans les domaines appréhendés par cette pensée fertile. Sa fidélité indéfectible à son maître le philosophe Vladimir Jankélévitch force également le respect dans ces pages d’« Entrevoir et vouloir » réunies en 1969 et augmentées en 2008 ; des pages magnifiques révélant, à elles seules, tout l’art de son auteur de « livrer » sans altérer une pensée dans toute sa richesse et complexité comme pouvait l’être celle de Vladimir Jankélévitch ; Ce « métaphysicien mystique, comme je suis devenu un agnostique mystique ! » - souligne Lucien Jerphagnon, et de poursuivre : « Peut-être était-ce pour cela que j'avais énormément apprécié « Janké » comme nous l'appelions ! » (entretiens Lexnews)…
Peut-on encore être surpris par cette pensée hors-norme et fulgurante de Lucien Jerphagnon ? Une telle question se pose-t-elle en ces décennies d’un nouveau siècle, d’un nouveau tournant ? Les lecteurs de ses chroniques politiques pour la Revue des Deux-Mondes des années 1990 ne pourront, en effet, que retrouver ce rare bonheur de percevoir de nouveau ce léger accent que ce Bordelais impénitent aimait à accentuer d’un clin d’œil complice. Une complicité offerte au lecteur entre deux jugements assénés toujours avec justesse, s’amusant des galipettes de Greenpeace, des gamineries de la presse, et des impôts que le penseur n’a jamais vu baisser de toute sa longue vie… sans oublier cette interminable nuit dont parlait Catulle et que nous fait revivre ce grand maître que fut Lucien Jerphagnon; Un esprit toujours sur la brèche qui poursuit sa quête, ne cessant de susciter de nouvelles interrogations chez ses lecteurs, des questionnement toujours aussi actuels, nécessaires, et peut-être plus urgents que jamais.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Roland Jaccard : « L’enquête de Wittgenstein. », Éditions Arléa, 2019.

Avec « L’enquête de Wittgenstein », le philosophe Roland Jaccard signe un opuscule, ô combien ! vivifiant, voire décapant. Wittgenstein, philosophe viennois (1889-1951), contemporain de Freud, demeure – il est vrai, plus connu en théorie des sciences pour ses ouvrages en logique mathématique qu’en philosophie pour son « Tractatus-logico-philosophicus ». Cependant, bien qu’injustement boudé de nos jours, il n’est pourtant pas sans attraits et un intérêt piquant à le redécouvrir ; Une incitation à laquelle Roland Jacquard s’est employé, en ces pages, avec toute la vigueur et la justesse qu’exige le philosophe viennois. Il faut avouer que tant l’homme que le penseur, ayant étudié à Cambridge auprès de Russell, ne sont pas si simples ; Qu’on en juge : Influencé par Schopenhauer, Nietzsche, Weininger, Krauss, il a gardé du premier un nihilisme de génie, et du second, cette puissance de volonté qui lui évitera à maintes reprises de commettre l’irréparable ; le tout avec un singulier mélange de Kierkegaard qu’il lira, appréciera et dont il partagera un temps la Norvège. Toute sa vie durant, avec cette espèce de fougue nihiliste qui le caractérisa, Wittgenstein se demandera : « Qu’est-ce qu’un homme ? » Une quête philosophique qui le poursuivra et qui justifie pleinement le titre de cet ouvrage : « L’enquête de Wittgenstein ».
Intransigeant à l’extrême, sans concession envers lui-même, n’aimant et ne comprenant que l’excellence, sa devise sera – pour reprendre encore un des titres de Roland Jacquard, « Le néant ou le génie ». Et si cela est clairement dit et énoncé, reste que... car, il faut avouer que la complexité de la pensée de Wittgenstein est de génie, et derrière l’enquête du philosophe, c’est bien Roland Jacquard lui-même qui mène pour son lecteur celle-ci ; une entreprise audacieuse en si peu de pages, mais Roland Jacquard sait lui aussi frapper fort, là où cela répond. N’épargnant ni les qualités ni les faiblesses du philosophe (ni celles de son lecteur), ce dernier trace à coup d’énergiques traits de plume les entrelacs de la vie et de la philosophie de Wittgenstein. Ayant fréquenté les mêmes bancs de lycée qu’Adolf Hitler qu’il haïra, il affichera un certain antisémitisme bien qu’ayant lui-même une ascendance juive ; Snob, aristocrate, solitaire, il n’aura de cesse pourtant de se reprocher son manque d’empathie pour le peuple ; Homosexuel aimant les bas-fonds, mais méprisant ses penchants ; Il sera toute sa vie tiraillé entre « les brûlures de l’enfer et les délices du paradis » ; une aimantation des extrêmes en un mélange d’Oscar Wilde et Pier Paolo Pasolini…. Se jugeant un véritable monstre lui-même, l’usage répété du mot « diable » semble en ces pages presque digne d’un traité de démonologie ! Certes, les prises de position de ce philosophe grand joueur d’échecs ne sauraient être, bien sûr, prises telles quelles ; Mais, n’est-ce pas ce que Wittgenstein aurait exigé lui-même, lui, qui entendait tout critiquer et doutait tout autant de tout… Certes, l’exigence d’excellence de Wittgenstein n’est pas à simple portée de main en notre époque où la médiocrité s’affiche sans complexe, ni même peut-être enviable, reste que cet ouvrage donne, en un tour de force, les clefs de « L’Enquête de Wittgenstein ».

L.B.K.

 

Friedrich Nietzsche « Œuvres » Tome II Trad. de l'allemand par Dorian Astor, Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini. Édition publiée sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian Astor, Bibliothèque de la Pléiade, n° 637, 1568 pages, rel. Peau, 105 x 170 mm, Gallimard, 2019.

Après un premier volume réunissant « La naissance de la tragédie » et « Considérations inactuelles », la collection de La Pléiade vient de publier le deuxième volume consacré aux œuvres du philosophe allemand Friedrich Nietzsche comprenant notamment deux écrits majeurs, « Humain trop humain » et « Le Gai Savoir » sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian Astor. De 1876 à 1882 s’ouvre pour le philosophe une période féconde sous fond de crise profonde. Cette crise, prélude à la disparition totale de sa conscience dans les dernières années de sa vie, n’affectera paradoxalement pas la créativité de l’auteur, comme si elle constituait un rappel permanent de sa fragilité et donc de l’urgence de la transcender par une intense réflexion. Nietzsche a toujours cherché à réduire cette fracture antique entre âme et corps et ne pouvait alors sous-estimer justement les affections dont il était sujet ainsi qu’il le souligne dans Aurore : “Aussi loin que quelqu’un puisse pousser la connaissance de soi, rien pourtant ne peut être plus incomplet que son image de l’ensemble des pulsions qui constituent son être. A peine s’il peut nommer les plus grossiers par leur nom. » Durant cette période déterminante de sa vie, Nietzsche se libère de ses déterminismes, tout au moins de l’emprise de Wagner et des contraintes de la philologie, discipline dans laquelle il excellait pourtant. « Tuant le père » et abandonnant ses doux rêves de musicien, c’est au « métier » de philosophe qu’il consacre alors toutes ses fragiles forces, renonçant pour cela à ses obligations professionnelles en tant qu’enseignant. « Humain trop humain » cristallise en ses pages ce « monument d’une crise » vécu par le philosophe. Véritable passage initiatique, l’abandon du mouvement wagnérien ouvre à de nouveaux horizons, bien éloignés de cette régénération pourtant tant espérée de la culture allemande par le génie du musicien. Le voyage à Sorrente, et la maladie, encouragent le penseur à un repli sur soi, à une attitude plus philosophique que théoricienne, reléguant ainsi le mythe et la métaphysique loin de ses préoccupations. Une attitude fondée sur l’histoire et l’immanence prélude à la publication de « Humain, trop humain » dont la dédicace à Voltaire est significative, ce livre marquant définitivement la rupture avec ses relations wagnériennes dès lors radicalement hostiles. Les convictions et la métaphysique se lézardent au profit d’une recherche effrénée de la vérité qui passe par le scepticisme, et donc les révisions du jugement, sous forme d’aphorismes passés à la postérité. Nietzsche observe en effet : « Ce n’est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui est si riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et malheur ». 1882 marque la première édition du « Gai Savoir », son titre puisant aux sources médiévales des troubadours et ménestrels pour un esprit libre. Convalescent et heureux de l’hiver passé à Gênes, Nietzsche se sent prêt à produire une pensée élevée, servie par un style ciselé. Mais il ne faut pas faire du Gai Savoir une réflexion hédoniste et encore moins paisible, le philosophe au marteau fait preuve d’un travail critique à l’encontre des préjugés et autres morales idéalistes qui témoigne de sa puissance. Ce livre préfigure également l’annonce de la mort de Dieu et du nihilisme : « Gardons-nous de penser que le monde serait un être vivant. » C’est ainsi à un nouvel infini auquel appelle le philosophe : « Le monde au contraire nous est redevenu infini une fois de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité d’interprétations ». Avant que des nuages ne viennent jeter un voile sur cette pensée singulière de la fin du XIXe siècle, ces pages resplendissent de cette volonté de puissance caractéristique du philosophe allemand et si souvent mal interprétée, c’est un, parmi les nombreux attraits, qui encouragera les lecteurs à découvrir ou relire cette pensée fertile grâce à cette édition traduite de l’allemand par Dorian Astor, Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini, et servie par un appareil critique facilitant sa lecture.
 

Friedrich Nietzsche Correspondance, tome V : Janvier 1885 - Décembre 1886 trad. de l'allemand par Jean Lacoste. Édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Notes du traducteur Collection Œuvres philosophiques complètes, Série Correspondance, Gallimard, 2019.

Poursuivant la remarquable entreprise de l’édition de la correspondance de Nietzsche, le dernier volume paru couvre deux riches années 1885 et 1886. Traduit de l’allemand par Jean Lacoste, cette édition établie par Giorgio Colli et Mazzino Montinari fait défiler les jours et les mois qui pour le philosophe ne se ressemblent pas, avec au début de cette année 1885 un 1er janvier passé au lit, et la hantise des nausées avant chaque repas… Le corps souffrant de Nietzsche est à considérer dans le contexte de la solitude qui le touche, mais celle-ci n’entame pourtant pas la production de son œuvre avec le livre IV de Ainsi parlait Zarathoustra et Par-delà bien et mal, sans oublier de nombreuses rééditions… Nice, Bâle, Venise qu’il retrouve avec un plaisir non caché même si le froid et son estomac sont encore des motifs de tracas. Les inquiétudes du grand penseur sont touchantes parfois entre sa chemise de nuit trop courte ou ses chaussettes qui ne vont pas ! « Ce n’est qu’entre gens partageant les mêmes idées que l’on peut s’épanouir, telle est ma conviction ; mon malheur est que je n’ai personne de ce genre et ce n’est pas pour rien que j’ai été si profondément malade et le suis en moyenne toujours ». Nietzsche souhaite ardemment la compagnie – toujours trop rare à ses yeux – d’esprits libres et ce n’est qu’un petit cercle de familiers qui entretiendra une correspondance nourrie avec le philosophe allemand. Ce sont aussi des années de deuil avec la mort du grand musicien Franz Liszt qui lui rappelle cruellement l’univers wagnérien, Cosima sa fille ayant épousé Richard Wagner. Nous quittons le philosophe à la fin de cette année 1886, il ne lui reste plus que deux années avant que la folie ne le gagne, ce 3 janvier 1889 à Turin…
 

Vladimir Jankélévitch : « Philosophie morale », édition réalisée par Françoise Schwab, Coll. Mille et une pages, Éditions Flammarion, 2019.

Le philosophe Vladimir Jankélévitch, disparu il y a maintenant 34 ans, est à l’honneur cette année ; après une exposition à la BnF François Mitterrand à Paris, c’est au tour des éditions Flammarion de lui consacrer un fort volume dans la collection « Mille et une pages » regroupant des textes du philosophe sur la morale, dont certains peu connus. Vladimir Jankélévitch a laissé une immense œuvre dont certains ouvrages ont à jamais marqué une génération ; De « L’Ironie » jusqu’au « Le je-ne-sais-quoi et Le presque rien » paru en 1980, le philosophe avec son énergie a su interroger bien des postures et démasquer plus encore peut-être nombre d’impostures. Mais dans cette immense œuvre, nombreux sont les textes demeurés plus confidentiels ou connus d’un cercle d’initiés. Aussi, une telle somme consacrée à ces écrits sur le thème de la morale, tel qu’elle a sous-tendu l’ensemble de son œuvre philosophique, vient-elle idéalement compléter les écrits plus classiques publiés et réédités du philosophe.
Cette édition établie par Françoise Schwab a fait choix de retenir des textes allant des premiers livres de morale du philosophe dont sa thèse complémentaire consacrée à « La valeur et signification de la mauvaise conscience » de 1933 jusqu’à celui consacré au « Pardon » paru en 1967. Plus de 30 ans d’une intense réflexion dans lesquels sont venues s’engouffrer les plus profondes blessures et douleurs. Laissant au fil des années et des textes derrière lui en retrait les idéologies empreintes de romantisme et d’irrationalisme, c’est une pensée d’une profondeur fulgurante, incomparable, profondément voire viscéralement liée à l’action, à la volonté de l’action qui se révèle dans ces écrits. Une pensée poussée par le philosophe du «devenir » jusqu’à ses derniers retranchements, les plus imprévisibles et infimes jusqu’à « l’impensable » ou ce « presque rien ». Une construction de « l’irréversible » ne laissant rien passer dans le tamis de cette réflexion serrée sur la morale, aucun préjugé, aucune posture, et laissant la pensée à jamais autre, là où le temps, la mort, et surtout l’amour se rejoignent. Un recueil incluant : « La mauvaise conscience » ; « Du mensonge » ; « Le mal » ; « L’Austérité et la vie morale » ; « Le pur et l’impur » ; « L’Aventure, l’ennui, le sérieux » ; « Le Pardon », à l’exclusion de « L’ironie », de « L‘alternative » et « Du traité des vertus ». Sept livres de philosophie morale où idéologie, généralisation ou synthèse n’ont pas leur place, mais livrant une pensée paradoxale dont témoigne plus encore peut-être le dernier livre sur le « Pardon », déjouant vaines certitudes et compromis, et donnant primauté à la conscience et à la vie. Des écrits où les prédilections du philosophe pour la poésie et la musique dont celle du tout aussi virtuose et fougueux Franz Liszt, trouvent également un terrain fertile. Certains de ces écrits sont plus connus, d’autres ont été remaniés ou augmentés par le philosophe notamment à l’occasion de conférences, mais tous nous parlent de l’homme, de « l’homme comme être moral », de cet « être-limite qui n’a pas de limite, mais franchit celle que l’instant lui impose. »

Et pour ceux qui redouteraient d’ouvrir ce fort volume, on ne peut que laisser entendre la voix inimitable de cet immense philosophe que fût Jankélévitch : « En somme la conscience ne dit pas autre chose que ceci : tout ne peut pas se faire ; certaines actions, en dehors de leur utilité, parfois même contre toute raison, rencontrent en nous une résistance inexplicable qui les freine ; quelque chose en elles ne va pas de soi. Telle est l’hésitation de l’âme scrupuleuse devant la solution scabreuse. La conscience est l’aversion invincible que nous inspirent certaines façons de vivre, de sentir ou d’agir ; c’est une répugnance imprescriptible, une espèce d’horreur sacrée. Mais on ne fait pas sa part au démon du scrupule une fois qu’il a pris possession de notre âme : « Le diable a tout éteint aux carreaux de l’auberge ! » »

L.B.K.

 

Miguel Benasayag « Fonctionner ou exister ? » Éditions Le Pommier, 2018.

Quelques jours avant sa mort, le 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini avait accordé un dernier entretien au journaliste Furio Colombo, article que l’écrivain-poète-cinéaste italien avait souhaité terminer par écrit et auquel il avait donné pour titre « Nous sommes tous en danger ». « Les quelques personnes qui ont fait l’Histoire sont celles qui ont dit non, et non les courtisans et les valets des cardinaux. Pour être efficace, le refus doit être grand et non petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point, « absurde », contraire au bon sens ». À plus de quarante années de distance, Miguel Benasayag dresse une situation qui a pris acte de cette prescience qui est devenue réalité. Sommes-nous condamnés à ne plus que fonctionner ? L’altérité chère à Miguel Benasayag ne peut subsister que par une unité complexe de l’existence et du fonctionnement, et non de l’hégémonie de cette dernière. À l’heure où les algorithmes visent à modeler le vivant, les Anciens sont devenus des vieux inutiles que l’on cache, ce qui faisait jusqu’alors la valeur constitue aujourd’hui une déficience, faute de bien « fonctionner »… Nous entrons depuis plusieurs années dans une vision manichéenne du monde, en une alternance binaire gagnant / perdant, sans intermédiaires ou autre possibles. Nos vies présentes sont faites de raccourcis, autant sur les bureaux de nos ordinateurs que vis-à-vis de nos valeurs, de nos existences, de la vie tout simplement. Réactionnaire et technophobe Miguel Benasayag ? Pour les partisans du transhumanisme et de l’utilitarisme du vivant, probablement, mais dans une situation de complexité et d’union des contraires, assurément pas.
Il est vrai que le tragique s’est tari en oubliant que le singulier ne saurait se concevoir sans ses interactions avec l’ensemble. En un monde où les relations sont de plus en plus stérilisées à l’image des couloirs d’hôpitaux, on se sent concerné ou pas, on like ou pas, la pleine conscience (mal) comprise par les occidentaux n’a que faire d’une catastrophe climatique ou humaine lorsque sonne l’heure dite de sa méditation quotidienne… Pour éliminer cette négativité qui fait partie intégrante du tragique de la vie, l’homme a la solution : lui substituer le transhumanisme des sociétés postorganiques, plus de vague à l’âme, plus de bleu au cœur, mais la promesse virtuelle d’un monde sans faille et d’une immortalité assurée. Conjoint écarté car ne « correspondant » plus, familles oubliées pour passer à autre chose, liens rompus pour soigner son petit soi ronronnant, nous ne sommes plus en danger, le mal est déjà fait et constatable quotidiennement. Miguel Benasayag ne souligne pas les risques mais les réalités déjà présentes, la tendance à l’artefactualisation du vivant ne concernent pas seulement que des prothèses, certes utiles, mais touchent bien plus encore de plein fouet le vivant à part entière, une initiative qui plus est laissée aux bons soins des machines et des logiciels. Il faut suivre l’auteur dans ces pages inspirées qui à l’image du film Soleil Vert laisse entrevoir ce vers quoi nous allons et que nous sommes en train d’oublier, Big data s’occupant déjà de nos mémoires. Cauchemar ? Certainement. Des solutions ? Une résistance de tous les instants afin de sortir de notre petit moi, tout en acceptant notre fragilité, nos failles, qui élargissent contrairement ce qu’on en pense trop souvent - notre cercle et constitue notre richesse, notre singularité, « nous sommes les mêmes tant que nous changeons », rappelle le philosophe dans l’un de ses (apparents) paradoxes dont il a le secret. La situation exige le courage de l’existence, un agir situationnel dans le cadre d’une singularité du vivant chère à l’auteur, qui n’est pas reproductible, sauf à la nier. Nous sommes prévenus, n’attendons pas encore.


Philippe-Emmanuel Krautter

A lire l'interview de Miguel Benasayag

 

Ok-Kyung Pak : « Les plongeuses Jamnyo de Jeju en Corée », Éditions Ides et Calendes, 2019.

« Les plongeuses Jamnyo de Jeju en Corée » est une étude anthropologique singulière puisqu’elle nous invite à découvrir l’univers secret et peu connu de l’extrême sud-ouest de la péninsule coréenne, et plus précisément l’île de Jeju. Cette dernière est également appelée l’île aux trois abondances - les vents, les pierres et les femmes, une appellation trouvant sa justification en ces lieux arides où curieusement les hommes sont peu nombreux. Pour affronter le sol volcanique et les vents puissants, il fallait la force d’âme de femmes courageuses, début d’une légende matrilinéaire et d’une réalité constatée au fil des temps. C’est dans cet environnement atypique que l’anthropologue Ok-Kyung Pak a ainsi entrepris, en 2016, une étude de terrain qui l’a conduite à étudier plus particulièrement ces plongeuses en apnée, une activité habituellement réservée aux hommes dans les autres sociétés. C’est ainsi l’univers singulier de cette Île, de ses habitants, et surtout de ses plongeuses nommées Jamnyo que Ok-Kyung pak nous offre de découvrir, une analyse appuyée par plus de 130 illustrations, cartes, schémas et photographies couleur.
Or, ici, c’est par leur seul souffle et une ceinture lestée de plomb que ces femmes risquent leur vie à chaque plongée pour pêcher 15 jours par mois ormeaux, conques, varech… Chaque journée compte 4 à 7 heures de plongée, chacune durant près de 2 mn jusqu’à 20 mètres de profondeur, ce qui est un exploit physique étonnant et pourtant anonyme. Car en ces lieux, il n’est point question de compétition ou de grand bleu, mais de l’intime conviction d’appartenir à un ancêtre commun, la déesse-mère Seolmundae Halmang pour qui chaque plongeuse réalise un rituel chamanique lors des plongées. Leur vie est d’ailleurs entendue également en un sens collectif puisque le fruit de chaque plongée est partagé et toute idée de pêche intensive écartée. Cette approche communautaire, étroitement liée aux éléments naturels dont la mer constitue la force la plus manifeste, offre un rare témoignage de ces temps anciens où l’homme n’avait point comme seul horizon le profit intensif. Au XXIe siècle à des milliers de kilomètres de nous existe encore une société malheureusement en déclin en raison de la pollution des mers et du développement industriel qui perpétue cet étonnant héritage ainsi qu’en témoigne cette belle étude !
 

Metin Arditi Dictionnaire amoureux de l’Esprit français éditions Plon & Grasset, 2019.

Audacieux et téméraire en nos temps troublés que d’aborder le thème de l’Esprit français illustré en page de couverture d’un Cyrano arborant la cocarde multicolore ! Et pourtant cette initiative n’a rien de politique puisqu’elle est le fait de l’écrivain suisse d’origine turque Metin Arditi, envoyé spécial de l’UNESCO pour le dialogue interculturel, ce à quoi cette plume s’adonne avec un plaisir jubilatoire dans ce Dictionnaire amoureux des éditions Plon & Grasset. Partant de cette idée de séduction dont on affuble souvent les Français, l’écrivain talentueux ayant signé de nombreux romans dont Le Turquetto, La Confrérie des moins volants, L’enfant qui mesurait le monde… transporte les lecteurs de ce Dictionnaire dans des entrées qui ne manquent pas d’audace, telles les entrées proches - alphabétiquement s’entend – comme Céline et Dreyfus avec l’antisémitisme en toile de fond… Quel que soit le choix effectué par Metin Arditi, le plaisir manifeste demeure non point de cerner, mais de révéler par petites touches l’Esprit français, ce dernier se matérialise par une mosaïque de points de vue, indispensables selon l’auteur pour répondre au vœu de Molière : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire ». La beauté compte certainement parmi cette identité, beauté multiple et variable qu’elle se manifeste dans l’art d’Édith Piaf ou de Marcel Proust, des Jardins à la française ou de Brassens. Les grands écarts certes ne manquent pas avec l’entrée Jambon-beurre qui suit celle du Jacobinisme et précède Jankélévitch. Ce sont justement dans ces contrastes que le tableau de cet Esprit insaisissable peut certainement le plus facilement se laisser dévoiler, la France aime et cultive les contrastes jusqu’aux conflits et oppositions comme l’avait déjà relevé Jules César dans sa Guerre des Gaules, et plus récemment le Général de Gaulle dans ses Mémoires… En découvrant au fil des pages et de ses thèmes ce Dictionnaire amoureux vu par un « étranger » si familier de la France, l’envie prend immédiatement de prolonger chacune de ces entrées, d’en faire des pistes de lectures et découvertes supplémentaires pour ne point passer à côté de cet Esprit français que restitue si admirablement Metin Arditi dans ces pages truculentes !
 

Pier Paolo Pasolini « Écrits corsaires » traduction de Philippe Guilhon 288 pages - 140 x 200 mm, collection Champs arts Flammarion, 2018.

Pier Paolo Pasolini a assurément pris au pied de la lettre le titre donné à ces articles réunis dans un livre « Écrits corsaires » et aujourd’hui publiés en français dans la collection Champs arts Flammarion avec une traduction de Philippe Guilhon. Corsaire est, en effet, bien l’attitude adoptée par l’écrivain italien et pour l’occasion essayiste polémique, dans ces articles sans concessions parus dans la presse jusqu’aux derniers mois avant sa mort. Le lecteur retrouvera dans certaines contributions le regard lucide de celui qui n’écarta pas les paradoxes les plus inattendus ; le poète hors convention avoue ainsi, bien que n’aimant pas ces jeunes gens aux cheveux longs qu’il décrit, se rallier finalement à leur cause lorsqu’ils font l’objet d’une attaque de la part de la société bourgeoise bien pensante de son époque. Pasolini ne choisit pas la voie facile, n’est en aucune manière partisan du choix médian, mais adopte le ton de la polémique, du combat même, avec sa plume acérée qui lui a valu tant d’inimitiés jusqu’à sa mort, dans l’opposition politique à ses idées jusqu’à la gauche italienne… Adepte de la microrésistance, apôtre des arts dans lesquels il excelle avec une facilité déconcertante, Pasolini pointe et fait mouche en bien des domaines qu’il aborde dans ces pages. Du fameux article sur La disparition des lucioles, métaphore de l’extinction du parti communiste, jusqu’au fascisme des antifascistes, Pasolini se trouve là où on l’attend le moins, décalage toujours fécond qui invite à de nouveaux points de vue, un regard lavé des conventions. Si certains textes sont conjoncturels, la réflexion mise en œuvre peut la plupart du temps être reprise dans bien d’autres contextes actuels, dont Pasolini avait si distinctement prévu l’évolution de manière confondante. Pointent régulièrement dans ces pages alertes, non seulement l’analyste de son temps, mais aussi le poète qu’il ne cessa d’être, l’écrivain parfois, le cinéaste dans d’autres contextes encore, car pour Pasolini, les arts n’étaient en rien questions de disciplines, mais de vie, cette vie qu’il mena intensément jusqu’à son terme pour mieux en explorer les confins.
 

Nietzsche « Sur l’invention de la morale » présentation par Arnaud Sorosina, édition avec dossier, Garnier Flammarion, 2018.

Quel rapport entretenons-nous avec les valeurs comme le bien, le mal, la bonté, la justice ? Nietzsche invite le lecteur à s’interroger à leur sujet et à mieux considérer leur origine, moins naturelle qu’elle ne pourrait paraître selon le philosophe. La religion, bien entendu, apparaît vite au banc des accusés pour le philosophe critique de la culture occidentale. La faute et la culpabilité sont responsables des maux de l’homme moderne qui cherche l’oubli dans le remords et la veulerie, une approche qui ne sera pas étrangère à la psychanalyse quelques décennies plus tard. Arnaud Sorosina, par sa présentation, accompagne le lecteur dans sa découverte de ce livre de Nietzsche. Le texte est ainsi précédé d’une introduction éclairante quant à l’évaluation faite par le philosophe des valeurs : leur origine, leurs développements au cours de l’Histoire par la religion, ainsi que leurs méfaits sur l’homme qui a perdu à cause d’elles sa noblesse et sa santé. Peut-on se libérer de la morale ? Belle interrogation qui accompagnera le lecteur tout au long de ce texte à redécouvrir en nos temps troublés.
 

Jean-Jacques Bedu : « Les Initiés ; De l’an mil à nos jours », Collection Bouquin, Robert Laffont, 2018.

Somme considérable, incontournable ! L’ouvrage « Les Initiés de l’an mil à nos jours » signé Jean-Jacques Bedu ne peut, en effet, que faire date et s’imposer, de par l’imposant travail présenté, en ouvrage de référence. Un joli défi relevé, et ce à bien plus d’un titre.
Audacieux, en premier lieu, l’ouvrage, dans un style volontairement accessible, propose au lecteur pas moins de 2000 ans d’histoire d’initiés, de courants et traditions initiatiques avec plus de 115 entrées ou noms d’initiés, avec pour chacun, sa vie et son parcours condensés, certes, mais jamais de manière lapidaire. On y trouve, bien sûr, Avicenne, Hildegarde, Ibn d’Arabi, Maître Eckhart, Léonard de Vinci, Swedenborg, Papus et Péladan ou encore Krishnamurti, et bien sûr, pour un tel ouvrage, René Guenon… Retenant, par souci de clarté, un ordre chronologique, regroupant ces initiés en 4 grandes périodes – L’an mil ; La Renaissance ; Le Grand Siècle au Siècle des Lumières ; le XIXe siècle ; et le XX siècle débordant sur le XXIe siècle, soit de leur éclosion à aujourd’hui. L’auteur balaye tant l’occident que l’orient ou l’extrême orient, mettant ainsi en évidence les grands courants dans lesquels viennent s’inscrire ces initiés de tous les temps et époques : alchimie, magie, kabbale, Soufisme, Théosophisme, Templiers, Rose-croix, Franc-maçonnerie, occultisme, etc. Courants entremêlant tant les grandes religions et ses différentes doctrines que les sociétés secrètes ou l’occultisme, hermétisme, prophétisme, etc.
Audace, aussi, d’avoir su allier dans ce dédale d’initiés, de sensibilités multiples et croisées ,un riche travail de qualité à une approche accessible et claire dans un style fluide fort plaisant, faisant de cette somme un ouvrage se lisant comme un roman, enchaînant aventures, légendes et destins hors normes. Que de vies, de destins… d’initiés ! On songe à Blake, à Nicolas de Flamel et « son » livre si cher à C.G. Jung.
A ces titres, l’ouvrage ne peut que séduire un large public, chercheurs, universitaires, lecteurs souhaitant être initiés ou tout lecteur curieux ou avide de vies romanesques. Dans ces initiés, un grand nombre de noms séduira, aussi, les littéraires tels Rabelais, Cyrano de Bergerac, Novalis, Goethe, Gérard de Nerval, Victor Hugo, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, ou encore les amateurs d’art avec notamment William Blake, Joséphin de Péladan ou de musique avec Mozart.

Non dénué d’humour, Jean-Jacques Bedu n’hésite pas, d’ailleurs, à ouvrir son ouvrage avec Gerbert d’Aurillac, un non-initié, et à terminer cette longue histoire d’initiés à travers les âges et les siècles avec Steve Jobs ! Mais, l’auteur ne manque pas, non plus, avec pertinence de sens critique et de prises de position souvent bien venues. Le texte consacré à Louis Massignon est très beau et très justement présenté. Jean-Jacques Bedu n’hésite pas, également, à douter, à souligner, mettre à plat ou purement et simplement écarter. Eh ! oui, parmi ces initiés se cachent parfois quelques imposteurs ou légendes inopportunes ; on songe notamment à Rabelais ou à Victor Hugo. Soucieux cependant d’objectivité, l’auteur sait aussi mettre en balance son scepticisme avec le poids des légendes, mythes ou à renvoyer les controverses entretenues dos à dos, notamment pour Nostradamus, invitant par là même ses lecteurs à se tourner vers la biographie informée donnée pour chaque entrée. L’ouvrage comporte, par ailleurs, en fin de volume de très riches orientations biographiques thématiques, ainsi qu’un très complet index des noms fort utile ou encore un glossaire.

Y a-t-il encore des initiés en 2018 ? Nous l’avons souligné, l’auteur termine par un clin œil avec Steve Jobs ; que l’on soit séduit ou non par ce dernier choix (n’a-t-il pas plus initié qu’il n’a été initié ?), il demeure que la question reste entière et d’actualité, révélant tout l’intérêt et le mérite de cet ouvrage consacré aux « Initiés de l’an mil à nos jours ».

L.B.K.

 

Pasolini's Bodies and Places (en anglais) Michele Mancini and Giuseppe Perrella N° 241, relié, 640 pages, 22 × 21 cm, anglais, Benedikt Reichenbach, Editions Patrick Frey, 2017.

Pasolini's Bodies and Places est un ouvrage à la fois savant mais parfaitement accessible à tout amateur du cinéma et de l’univers pasolinien. À partir d’hypothèses de travail exprimées au début du livre par l’écrivain, poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini, les auteurs de cet ouvrage, Michele Mancini et Giuseppe Perrella, ont réuni 1734 reproductions de scènes de ses films, archivées et analysées à partir de thématiques centrées sur les corps et les lieux. Véritable cartographie anthropologique s’étendant sur trois continents (Europe, Afrique et Asie), cette réflexion retient cette attitude chère à Pasolini d’établir des chemins et des correspondances entre les borgate de Rome, le Tiers-Monde et les villes soumises au développement néocapitaliste. Ces archives offrent ainsi un témoignage unique sur de véritables univers disparus ou appelés à disparaître et fixés à jamais par la caméra et le regard critique de ce visionnaire que fut Pasolini. À partir de classifications détaillées de postures, expressions du visage, gestes, grimaces, sourires, rires et bien d’autres encore, c’est un véritable laboratoire d’analyses anthropologiques que proposent les auteurs à partir des films du cinéaste. Le lecteur habitué à l’univers pasolinien retrouvera alors bien des correspondances avec les écrits majeurs de Pasolini, les frontières entre les arts s’effaçant sous son regard. Les cultures des périphéries émergent alors, subrepticement, au détour d’un cadrage, ici pour souligner un détail ethnique, là, pour évoquer une attitude à jamais révolue. Les lieux si importants pour Pier Paolo Pasolini rythment la caméra et ses mouvements, qu’il s’agisse d’un environnement fermé comme une prison, un hôpital ou un bar, ou encore ouvert comme le désert ou le mont des Oliviers… Une fois de plus, les mutations imprègnent la pellicule, de manière express ou sous-entendue selon les films. L’aliénation culturelle broyée sous la mondialisation conduit à une uniformité des corps et des lieux, une tendance à l’extrême opposé au cinéma et à l’œuvre de Pasolini, tel est le mérite de l’analyse de ces pages. Une bibliographie et filmographie complètent cette somme incontournable pour tout passionné de l’œuvre de Pasolini.
 

Élisabeth Roudinesco « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse », Édition Plon/Seuil 2017.

L’historienne et psychanalyste Élisabeth Roudinesco signe le « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse » aux éditions Plon. Après son célèbre « Dictionnaire de Psychanalyse » dont on ne compte plus les rééditions qu’elle rédigea avec Michel Plon en 1997, l’auteur précise avoir hésité pour cette nouvelle et autre entreprise. Mais, Élisabeth Roudinesco avoue également avoir « toujours aimé les dictionnaires. Ils recèlent un savoir qui ressemble à un mystère », écrit-elle en incipit de son texte introductif à ce « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse ». Et effectivement, Élisabeth Roudinesco nous livre par cet ouvrage un véritable dictionnaire amoureux, empreint de toute la subjectivité de l’auteur, et dont les mots-clés ou entrées surprendront agréablement le lecteur. Pas de mots classico-magiques de la psychanalyse, pas de grands concepts ou noms trop incontournables pour liste d’entrées, mais des noms de ville, beaucoup de villes, Berlin, Buenos Aires, Francfort, Rome, Vienne, Zurich, etc., dans lesquelles s’inscrivent des choix et enchaînements révélant toute la distance et l’audace de l’auteur. « Des territoires réunis de façon arbitraire », souligne Élisabeth Roudinesco, abordant ce vaste territoire de la psychanalyse par des thèmes aux prises directes avec la société de ce début de siècle : éros, amour, famille, désir, bonheur, les animaux et, bien sûr, l’argent avec celui notamment qui fâche, contre ou entre psychanalystes, et si ce n’est Freud, c’est donc Lacan… Et même si Jung n’a jamais en tant que tel acquis sa maison de Bolligen mais l’a bel et bien bâtie, ce qui l’eut privé de nombre d’analyses et inspirations, le lecteur sourira à l’évocation de certaines entrées telle « Sherlock Holmes », surprenantes avec « Philippe Roth » ou les « Présidents américains ». Parfois les mots s’assombrissent sous les destins notamment de « Marylin Monroe » ou deviennent graves. La femme y trouve une belle place avec des entrées telles que le « Deuxième sexe » ou tout simplement « femmes » pour celle qui avoue n’avoir – en partie grâce à sa mère – accordé la place qui se devait à Beauvoir que tardivement. L’enfance, enfin, ne pouvait être omise, et lui sont accordées de nombreuses pages de ce territoire aux multiples rives. C’est bien à un voyage d’une subjectivité tout amoureuse en ce territoire parfois choisi, parfois rejeté ou maudit, mais toujours fascinant de la psychanalyse auquel nous convie Élisabeth Roudinesco, « un voyage au cœur d’un lac inconnu situé au-delà du miroir de la conscience.»
 

Jean-Louis Servan-Schreiber "L'Humanité, apothéose ou apocalypse ?" Fayard, 2017.

Jean-Louis Servan-Schreiber réfléchit depuis des décennies au sens de nos vies et de la vie, qu’il s’agisse de l’emploi du temps que nous lui réservons, tout aussi bien que du sens que nous lui assignons. Avec ce dernier livre « L’humanité », l’auteur prend encore plus de recul, une distance facilitée par l’âge et ce sentiment que notre époque est plus que jamais touchée par le « court-termisme » comme il le nomme. N’ayant plus le temps de réfléchir au passé, souffrant du présent et redoutant d’envisager le futur, nous sommes de nouveau dans la situation que soulignait déjà en son temps Sénèque dans son De Brevitate Vitae, malades de notre temps et de nos vies. Et pourtant, Jean-Louis Servan-Schreiber ne compte pas parmi ces pessimistes invétérés qui inondent de leurs prédictions tragiques l’environnement médiatique. Relevant, avec raison, combien le XXe siècle a pu être à l’origine de formidables progrès pour une grande partie de l’humanité, sans pour autant oublier ses laissés-pour-compte et tout en soulignant l’individualisme galopant qui en a résulté, jamais l’humanité jusqu’à aujourd’hui n’a eu autant d’impact sur son environnement et ses semblables. Faut-il s’en inquiéter, faut-il s’en réjouir ? Apothéose ou apocalypse ? Telles sont les interrogations soulevées avec humilité par cet éternel scrutateur de notre société, un questionnement nourri par le témoignage d’un certain nombre de personnalités telles Jacques Attali, André Comte-Sponville, Roger Pol Droit, Marcel Gauchet, Pascal Picq ou encore Edgar Morin…
L’accélération des moyens technos-scientifiques laisse l’impression d’une accélération du temps dont nos contemporains ne cessent de souffrir, ce dont a témoigné avec acuité l’auteur dans ses précédents ouvrages. Mais, aujourd’hui, se posent de nouveaux problèmes : que faisons-nous de ces progrès ? Ne sont-ils pas susceptibles d’aller jusqu’à la transformation de l’humain si l’on pense aux avancées de la génétique et du transhumanisme ? Saurons-nous faire face à cet écart grandissant entre une partie de l’humanité ayant plus que le nécessaire, et une partie plus grande encore de cette même humanité qui réclame de n’être pas exclue de ce progrès ? Sans prétendre avoir les réponses à ces questions de fond, l’ouvrage invite à élargir notre regard sur notre époque, dépasser le rythme effréné des news alarmistes qui empêchent le recul et la réflexion, prendre une partie de ce temps si cher à Jean-Louis Servan-Schreiber pour penser à notre avenir, au-delà d’un clivage optimistes-pessimistes.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Lucien Jerphagnon « L’au-delà de tout » préface du cardinal Poupard, Collection Bouquins, Robert Laffont, 2017.

Six ans déjà que Lucien Jerphagnon nous a quittés, et pourtant son sourire malicieux et son regard pétillant semblent encore si présents ! Ce grand spécialiste de la philosophie antique et médiévale aimait à se présenter comme un historien de la philosophie, et non en philosophe, n’ayant pas de « jerphagnonisme » à proposer comme il le rappelait d’un clin d’œil complice. Né en 1921, Plotin et saint Augustin, entre autres, n’avaient aucun secret pour lui. La collection Bouquins, après le premier volume Les Armes et les Mots réunissant les titres les plus connus de l’auteur vient de lui consacrer un deuxième volume intitulé « L’au-delà de tout » et réunissant des titres méconnus s’inscrivant dans la période 1955-1962. C’est la pensée intime d’un esprit à la fois jaillissant et secret qui se révèle au fil de ces pages à la saveur incomparable. Ainsi que le rappelle le cardinal Poupard qui signe la préface de ce fort volume, si la pensée et les convictions spirituelles de Jerphagnon ont pu évoluer au cours de son riche parcours, il demeure certaines convictions de fond, immuables, et que résume à elle seule, de manière évocatrice, la phrase d’André Malraux mise en exergue par Jerphagnon lui-même de son essai « Le Mal et l’Existence » : « Tous les grains pourrissent d’abord, mais il y a ceux qui germent… Un monde sans espoir est irrespirable. » André Malraux, L’Espoir, ouvrage qui ouvre aujourd’hui ce recueil. 
Le thème du mal et de la souffrance qu’il engendre est récurrent depuis l’aube de l’humanité croyante, et bien souvent un argument avancé pour critiquer l’idée même de transcendance. Si Dieu est amour, comment peut-il accepter que sa création subisse le mal ? Plutôt que de partir de cette traditionnelle opposition amour / mal, Lucien Jerphagnon souligne combien il s’agit là d’un mystère qui ne saurait être réduit à une « explication » rationnelle, mais à une interrogation sur la propension de l’homme à se diviser. L’auteur développe le fameux exemple de Job dans la Bible, comme l’illustration de l’impuissance de l’homme à comprendre les maux qui peuvent s’abattre sur lui, des épreuves souvent initiatiques qui invitent à un rapprochement de la source transcendante, au lieu de l’en éloigner, ce qui arrive parfois. Prolongeant sa réflexion sur le mal, Lucien Jerphagnon étend son analyse notamment au philosophe Pascal auquel il consacrera un premier essai « Pascal et la souffrance », complété par un autre titre « Pascal », et enfin « Le Caractère de Pascal », chacun de ces ouvrages explorant la position philosophique de celui qui estimait que l’homme est inévitablement malheureux en raison de sa nature même mue par un mécanisme absurde le poussant à être inconstant et misérable. Seule la rencontre du Crucifié, le Dieu humilié, peut confondre le mal et réduire à néant les misères de l’homme. La lecture de ces essais ne peut être dissociée de cette période bien particulière de l’auteur – longtemps tue et ignorée du public, période durant laquelle il fut ordonné prêtre en 1950 avant de quitter les ordres dix ans plus tard, une parenthèse de vie sur laquelle il garda un silence absolu. Ce deuxième recueil démontre, s’il en était encore besoin, que l’on a encore beaucoup à apprendre sur et de ce grand maître, Lucien Jerphagnon.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

(à lire notre interview

de Lucien Jerphagnon)

 

Baudouin de Bodinat : « Au fond de la couche gazeuse ; 2011-2015 », Editions Fario.

« Au fond de la couche gazeuse ; 2011-2015 », le dernier ouvrage de Baudouin de Bodinat paru aux éditions Fario qui fait suite à « La Vie sur Terre » (T. 1 & 2, Ed. de l’Encyclopédie des nuisances) est un livre lumineux à l’écriture implacable dont la lecture, certes exigeante, ne pourra laisser le lecteur indifférent. C’est, en effet, un regard lucide que pose l’auteur sur le monde « comme il va ». Désastres écologiques, pollution de l’air et des mers, effets dévastateurs méconnus ou volontiers ignorés du numérique, des nanotechnologies, etc. rien n’échappe vraiment à Baudouin de Bodinat. L’auteur n’a de cesse, non de dénoncer, mais bien de penser. Ne posant ni jugements, ni procès, il mène une inlassable réflexion comme d’autres respirent ; une pensée comme quelque chose de vital, dans ce monde où la pollution lumineuse laisse l’homme moderne s’engloutir dans un somnambulisme numérique d’où la mémoire de la voie lactée et de l’homme lui-même se perdent sans bruit. Dans cette vaste réflexion menée sur plusieurs années, il s’interroge notamment sur l’abîme qui se glisse inexorablement entre l’intelligence émotionnelle et le numérique, le partage de la prétendue intelligence des Smartphones dans ce monde panoptique ou encore sur ce temps numérique « en simultanéité planétaire, dans ce présent stationnaire où l’histoire est rentrée en phase gazeuse (un gaz explosif) ; qui substitue ainsi à la durée psychique de la rotation des aiguilles (en analogie à la course du soleil, à la succession des jours et des nuits) sa chronométrie d’instants égrenés au compteur du processus en cours, où nous n’importons pas avec nos allées et venues… »
Baudouin de Bodinat ne se complait cependant pas dans un pur et sombre pessimisme, mais propose, dans une langue ciselée, une prise de conscience, un avertissement, « une expansion de la conscience, qui puisse la nourrir et l’accroître, étendre ses perspicacités dans les choses d’où dépend la conduite de la vie », souligne-t-il à propos des livres « papiers ». Laisser encore un peu de place à la pensée, à l’imagination, aux fantasmagories qui font le temps et les mystères de la vie. Enrayer cette vaine course folle à la performance et au « toujours plus ». Il y a chez lui comme une volonté de conjuration face au sort de ce monde dévasté. Comme Eugène Atget, à qui il a consacré un petit ouvrage (éd. Fario 2014 ; notre chronique), il capture par son écriture les dernières images d’un monde qui s’éteint, et se souvient d’une rangée de haricots, des pois de senteur, ou de la valeur d’un livre papier tenu entre les mains comme un éveil des sens ; « certains matins la beauté inaugurale du ciel s’illuminant au levant infuse l’âme tout entière, et profondément alors nous accorde à notre partie terrestre » écrit-il. Et de son regard, comme par la lucarne d’un téléobjectif, il nous décrit ce monde déjà présent qui nous apparaît à tort comme l’impensable ; une cartographie de cet indéniable saccage qualifié étrangement d’inimaginable. Sa pensée n’est pas éloignée d’autres philosophes engagés tel que Miguel Benasayag dont les écrits, dans une tonalité certes différente, avertissent des mêmes dérapages et dangers imminents. Perdre de vue la terre et tout ce qui fait l’homme. Car si l’humanité du XXe siècle fut la première à aller, certes, sur la lune, mais aussi à acquérir la capacité de s’autodétruire, elle est surtout, en ce début de XXIe siècle, la première à ne plus savoir comment arrêter ce compte à rebours d’un suicide généralisé et autoprogrammé.
Un ouvrage qui interroge, interpelle et rappelle combien il est nécessaire et urgent pour l’homme d’aujourd’hui de ne plus se vouloir aveugle et de regarder « au fond de la couche gazeuse », en se souvenant que la « chose qui surprend les astronautes […] – souligne Baudouin de Bodinat - c’est la minceur de la couche d’atmosphère entourant notre globe ; la ténuité de cette enveloppe gazeuse autorisant la vie en bas, la respiration de la nature ensoleillée en rotation dans l’obscurité intersidérale ; l’existence de ces milliards d’humains s’activant sans relâche dans leurs villes énormes, leurs fumées, leurs radiations. »

L.B.K.

 

 

François Jacob : « Voltaire », Gallimard, Coll. Folio biographies, 2015.

Voltaire, oui, bien sûr. Cité de gauche à droite, de haut en bas, toujours. Mais connaît-on pour autant au-delà des citations la vie de François-Marie Arouet (1694-1778) destiné à devenir Arouet de Voltaire puis Voltaire, « notre » Voltaire ? Connaît-on, en effet, celui qui se plaisait à affirmer, même encore à 83 ans l’année de sa mort, qu’il n’était pas né contrairement à ce que mentionnait son certificat de baptême le 21 novembre 1694 ? Connaît-on la vie de celui qui par ailleurs n’avait pas écarté d’être le « bâtard » du noble et ombrageux mousquetaire du roi Claude Guérin de Rochebrune, et qui enfin préféra pour des raisons demeurées encore énigmatiques choisir le pseudonyme de Voltaire ? Voltaire quel choix ! La vie du grand philosophe, figure emblématique de la pensée française et qui fut plus que salué lors de son retour à Paris après presque trente ans d’absence, méritait bien une biographie supplémentaire accessible, claire et faisant le point sur de nombreuses questions plus que jamais d’actualité. C’est cette biographie inédite parue dans la collection Gallimard-Folio biographies que nous propose aujourd’hui François Jacob dans un style vif et non dénué d’humour pour ce grand penseur qui aimait et maniait si bien cet art difficile qu’est l’ironie. L’auteur, conservateur de la Bibliothèque de Genève en charge de l’Institut et du Musée Voltaire de Genève, spécialiste du XVIIIe siècle, a consacré déjà de nombreux ouvrages au philosophe et à son plus fervent ennemi à partir de 1660 Jean-Jacques Rousseau admis au Panthéon trois ans après Voltaire. Suivant une ligne biographique strictement chronologique, on y retrouve les amitiés et les influences marquantes du jeune François-Marie au Lycée jésuite Louis-le-Grand, les affinités et inimitiés du penseur, les démêlés du philosophe, les ambitions de l’écrivain, œuvres philosophiques, théâtrales, conteur, romancier, poète, grand épistolaire et historien. Il fut contemporain et historien de Louis XIV ; il a, en effet, 21 ans lorsque Louis meurt et il regarde passer le cortège royal, quarante ans plus tard, il écrira « Le siècle de Louis XIV »… (Folio classique, 2015). C’est une vie indissociable d’une pensée et d’une œuvre immense que nous donne à lire François Jacob dans cette biographie ; des pages où s’enchaînent les rencontres du penseur avec les grands et les plus influents intellectuels de son siècle faites de positions anticléricales, de débats pour une monarchie modérée et libérale, de luttes contre le fanatisme religieux et de combats pour la tolérance, la liberté, la justice, pour cette pensée éclairée des Lumières.

 

Elisabeth de Fontenay « La prière d’Esther » Seuil, 2014.

Élisabeth de Fontenay signe avec La prière d’Esther un livre très personnel, à mi-chemin entre l’évocation cathartique et la digression savante invitant pour ce faire l’Ancien Testament, Racine ou encore Proust à ces conversations intimes. La philosophe incite à ouvrir la Bible, celle de Sacy de préférence pour son admirable traduction qui nous transporte à Port-Royal et à sa sobre élégance, afin d’y relire la mémorable prière d’Esther, personnage éponyme du livre de l’Ancien Testament. La prière d’Esther, épouse du roi de Perse Assuérus et originaire de Judée, débute ainsi :


O roi, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, je vous conjure de m'accorder, s'il vous plaît, ma propre vie pour laquelle je vous prie, et celle de mon peuple pour lequel je vous supplie. Car nous avons été livrés, moi et mon peuple, pour être foulés aux pieds, pour être égorgés et exterminés. Et plût à Dieu qu'on nous vendît au moins, hommes et femmes, comme des esclaves ! ce mal serait supportable, et je me contenterais de gémir dans le silence ; mais maintenant nous avons un ennemi dont la cruauté retombe sur le roi.


Racine reprit dans sa tragédie Esther, en écho cette antique supplique commémorée chaque année lors de la fête de Pourim, et dont les premiers vers commencent ainsi :


Ô mon souverain Roi !
Me voici donc tremblante et seule devant toi.
Mon père mille fois m’a dit dans mon enfance
Qu’avec nous tu juras une sainte alliance,
Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux,
Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.
Même tu leur promis de ta bouche sacrée,
Une postérité d'éternelle durée.
Hélas ! ce peuple ingrat a méprisé ta loi.
La nation chérie a violé sa foi.
Elle a répudié son époux, et son père,
Pour rendre à d'autres dieux un honneur adultère.
Maintenant elle sert sous un maître étranger.
Mais c'est peu d'être esclave, on la veut égorger.


Élisabeth de Fontenay a dès son plus jeune âge retenu par cœur cette prière, dans laquelle elle se réfugiait inconsciemment avant d’apprendre le terrible secret de famille : élevée dans la religion catholique afin de la protéger de la barbarie nazie, une grande partie de sa famille maternelle fut exterminée dans les camps de la mort. Petite, Élisabeth de Fontenay s’est identifiée à cette prière, jusqu’à la savoir par cœur, tout en « ignorant » qu’elle était issue de cette antique lignée célébrée dans la prière. Les raccourcis sont toujours rapides lorsqu’il s’agit de rechercher là son attachement avec les sans-voix que l’on mène chaque jour à l’abattoir, la philosophe est prudente et nous comprendrons mieux pour quelles raisons en découvrant cet essai inspirant à plus d’un titre. Le premier d’entre eux vient très certainement de cette idée évoquée par Walter Benjamin selon laquelle « entre les générations passées et la nôtre existe un rendez-vous mystérieux ». Ces instants de rencontre se font souvent à l’insu des protagonistes comme le démontre cette prière venue de la plus ancienne Histoire biblique aux oreilles d’une jeune enfant pourtant bercée par le rite catholique romain. Et cette fulguration, comme le rappelle la philosophie, a choisi un intermédiaire de choix en la personne de Racine. Ce n’est en effet pas par le texte biblique directement, mais par son heureuse variation léguée par le théâtre racinien que la jeune fille put en fin de compte cristalliser ce message par une anamnèse irréversible. Qu’allait-elle en faire cependant ? L’ensemble de l’œuvre d’Élisabeth de Fontenay en est en quelque sorte la réponse et cet essai, cette forte « prière d’Esther » en donne en filigrane une belle démonstration. L’intellectuelle, par-delà la mémoire particulière, est consciente des risques que font courir les enjambements temporels comme elle les nomme, ainsi que la continuité à travers les temps. Aussi, se garde-t-elle des généralisations qui réduisent et ouvrent les voies aux faux prophètes. Nous la suivrons alors dans ces habiles sinuosités d’un texte dont les multiples traductions sont autant de témoins convoqués à cette brillante conversation avec elle-même, et avec ses lecteurs…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Miguel Benasayag avec la collaboration d’Angélique del Rey : « Clinique du mal-être ; la psy face aux nouvelles souffrances psychiques », Editions La Découverte, 2015.

Après le livre La fragilité réédité en 2014, Miguel Benasayag avec la collaboration d’Angélique del Rey propose avec ce dernier ouvrage Clinique du mal-être de nouvelles réflexions sur les souffrances de l’homme moderne, mais ici confrontées à la psychanalyse, psychiatrie, et autres pratiques de psychothérapie, ou dit plus rapidement face au monde de la psy selon le titre de l’ouvrage. Comme à son habitude, Miguel Benasayag – philosophe et psychanalyste - ne prend ni détours ni gants pour dresser un bilan et les défis que doit aujourd’hui relever la psy face aux nouvelles souffrances psychologiques. Pour ce faire, l’auteur expose, en premier lieu, la solitude profonde qui touche l’homme et les femmes, mais aussi les enfants et ados dans notre monde occidental contemporain. Or, s’il existe bien une solitude existentielle inévitable propre à la condition humaine, à la condition d’être vivant limité, pour le psychanalyste Miguel Benasayag, l’homme moderne se cogne cependant aujourd’hui à une solitude ontologique. Les auteurs soulignent combien les liens qui structurent l’être sont de nos jours brisés voire absents, faussement remplacés par des liens ou réseaux toujours plus factices, oubliant ainsi la question de la séparation, et laissant l’homme moderne, seul, coupé de tout, de tous, et en premier lieu de lui-même ; Or, cette solitude ontologique est productrice de souffrances originales au sens où elle engendre l’impuissance. L’agir est en effet profondément attaché à nos liens éprouvés avec le monde, avec l’étendue de notre surface d’affection […] souligne l’auteur qui s’inscrit dans la lignée de la psychiatrie et des psychothérapies alternatives ; or, pour répondre à cette souffrance, l’homme moderne est de plus en plus conduit à choisir une adaptation excessive, une mobilité intérieure, qui ne peut entraîner malheureusement qu’une détérioration de sa propre intériorité aggravant ainsi ses maux psychologiques. Bien plus, note encore Miguel Benasayag, la souffrance de l’homme moderne est elle-même dénoncée comme déviance, déviance bien vite récupérée et prise en charge par le corps médical ; une médicalisation et médication conduisant à une désubjectivation de la souffrance engendrant ainsi encore une plus grande souffrance.
La psy se doit donc de répondre à ces nouvelles afflictions psychiques de l’homme du XXIe siècle qui se traduisent par de nouvelles demandes. Car, aujourd’hui, ce ne sont plus les classiques interrogations, Pourquoi je souffre ? D’où vient cette souffrance ?, qui sont posées au psy, mais comment recoller, comment être performant, réparer ? … comme on répare ou booste un moteur ! Car l’homme, la femme, l’ado sont bien perçus aujourd’hui – et se perçoivent – comme un pur mécanisme ou agrégat qu’il suffirait de démonter et de remonter dans le sens souhaité. Il y a, souligne Miguel Benasayag, une déconstruction, désintégration de l’intériorité de l’homme, ce dernier étant devenu – avec plus ou moins de complicité – toujours plus transparent et panoptique. Dépliant avec délectation, il est vrai, à l’aide de son smartphone, son appareil photo ou autres, sa vie, ses plaisirs et son propre divan, à tout moment et en tous lieux… Plus de plis pour reprendre Deleuze, plus de jardin secret, mais bien un dépliement quotidien de l’homme moderne. Face à ces nouvelles souffrances, nouvelles demandes, c’est à une véritable obligation de résultat à laquelle sont confrontés les psychiatres, psychanalystes et cliniciens. La vie de l’individu est devenue de plus en plus une stricte petite affaire personnelle n’aspirant plus qu’à trouver de pures techniques de bien-être sur la table de chevet du divan… Néanmoins, Miguel Benasayag, s’appuyant sur ses nombreuses années de pratique, n’entend pas pour autant dédouaner la psychanalyse ; selon lui, cette dernière avec ses querelles de clocher, ses dogmes, a raté également bien des rendez-vous, et notamment celui essentiel de sa dimension de recherches et de questionnements, et au lieu de participer - souligne-t-il - à la déconstruction de la figure de l’homme moderne, comme son origine pourtant l’y destinait, la psychanalyse se mit alors rapidement – ou disons cycliquement (elle finissait toujours par revenir à ce geste de restauration) – à fabriquer de l’individu. Et si la psychanalyse, par tradition, a trop tendance à recentrer l’individu sur son petit moi, les autres psychothérapies ont, quant à elles, en revanche, trop vite fait de le disloquer, le diluer dans des techniques qui lui demeurent trop souvent extérieures voire exotiques.
Or, pour l’auteur, le défi essentiel de la psychanalyse aujourd’hui est de remettre l’homme moderne, ni au centre ni à l’autre bout du monde, mais bien en situation, l’amener à reconsidérer ses souffrances eu égard à l’imbrication des circonstances, une mise en perspective tant individuelle que sociétale ou idéologique. C’est cette imbrication situationnelle, et non dislocation ou autocentrage de l’individu, que doivent rechercher en commun tant l’analyste que le patient dans une ouverture de non-savoir, de non-déterminisme ou quadrillage préétabli. Du ça m’arrive vers la compréhension du ça arrive… souligne l’auteur. Aborder, ou plus exactement accueillir la thérapie avec notamment un temps multidimensionnel et une recontextualisation permettant à l’analyse d’être pleinement situationnelle. Dans une approche spinoziste, se plaçant sur une connaissance du second genre, ce n’est plus un Connais-toi toi-même stricto-perso que préconise le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag, mais bien un Connais-toi dans ce monde et connais comment le monde se manifeste à toi. Pour l’auteur de Connaître, c’est agir (La Découverte 2006), l’analyse situationnelle doit amener le patient et l’analyste à appréhender – ensemble - les possibles concrets pour un agir tout aussi concret. Dépasser le narcissisme, tendre vers une « désidentification » des rôles sclérosés et sclérosants pour mieux connaître cette géographie intérieure (avec ses failles, son corps, ses ruses pour refouler sa propre négativité…) n’excluant ni réalité psychique ni extérieure, mais entendre ce qui cogne et ne demande qu’à déborder et happer chacun de nous. Ma vie ce n’est pas moi, souligne le philosophe et psychanalyste, telle est sans doute la conclusion à laquelle on arrive quand on se laisse capturer par les traits de singularité qui nous traversent. Plus je m’oublie, plus j’existe, car le moi est la prison de la vie. La thérapie situationnelle a précisément comme objectif d’aider cet « oubli » comme on permet à la porte de la cellule de s’ouvrir. Cet ouvrage captivant et stimulant, qui invite à un autre regard sur la thérapie, l’analyste et le patient, ne saurait être réservé aux seuls professionnels, mais captivera toute personne s’interrogeant sur l’humain, sur ce qui le traverse, sur la vie.

L.B.K.

 

Aristote Œuvres complètes, sous la direction de Pierre Pellegrin, Flammarion, 2014.

C’est l’ensemble des œuvres attribuées à Aristote qui se trouvent réunies en un impressionnant volume de 2925 pages dans cette nouvelle édition réalisée sous la direction de Pierre Pellegrin. L’introduction qu’il a rédigée à l’occasion de ce travail dont on imagine l’ampleur permet de revenir sur certains points de la vie de celui qu’il faut toujours appréhender par des intermédiaires, antiques, médiévaux ou plus contemporains. Aristote ne peut être perçu de manière indépendante, par un témoignage direct, mais bien plus par le regard de ceux qui se sont eux-mêmes penchés sur lui. Aristote aurait pu être médecin s’il avait suivi la voie de son père, mais c’est à dix-sept ans qu’il ira suivre à Athènes les enseignements de l’Académie platonicienne pendant vingt années, avec les conséquences que cela aura pour les idées qui les réuniront, et celles qui les distingueront. Cette formation jouera beaucoup sur les branches du savoir qu’il étudiera et sur lesquelles le Stagirite deviendra l’incontournable référence pour les générations et civilisations à venir, de l’Occident, comme de l’Orient. Pierre Pellegrin insiste, bien sûr, également sur la différence entre le corpus platonicien et aristotélicien. Si le premier est né essentiellement des notes dictées par lui, les sources collectives qui caractérisent les textes attribués à Aristote rendent plus délicates les attributions exclusivement nominatives surtout avec la redistribution réalisée sur eux par Andronicos de Rhodes au Ier siècle av. J.-C., une donnée qui n’était pas rare dans l’Antiquité, même si elle ne peut que surprendre nos contemporains. Si Aristote appréhende tous les domaines du savoir, il ne prône pas pour autant une raison unifiée. Sa curiosité le portera à étudier tous les domaines de la connaissance comme en témoigne l’extrême diversité des textes réunis dans cette édition, diversité qui ne devra pas faire oublier que seule une petite partie de ces textes est parvenue jusqu’à nous. A la différence de Platon évoquant une science universelle, Aristote distingue les domaines des connaissances, et pour chacune d’elles des règles spécifiques : celles des sciences théorétiques qui visent à la connaissance (les mathématiques, la physique, la théologie) et celles des sciences pratiques où l’on prescrit des conduites. Comme le souligne Pierre Pellegrin, « Aristote est un philosophe critique envers les unités factices ». Aussi, notre époque moderne, après une relative désaffection pour la pensée aristotélicienne ces derniers siècles, réapprend à interroger selon chaque discipline, et sans recherche de synthèse, les leçons léguées par le fondateur du Lycée en une archéologie du savoir à laquelle cette édition contribue d’admirable manière.

Cette édition comprend la totalité des œuvres authentiques d’Aristote, ainsi que la traduction inédite en français des Fragments. Elle comporte en outre une introduction générale, des notices de présentation pour chaque groupe de traités, un index des notions et un index des philosophes.

 

L’Ultima intervista di Pasolini Furio Colombo, Gian Carlo Ferretti, Traduit de l'italien par Hélène Frappat. Allia.

Les éditions Allia offrent aux lecteurs français la chance de lire le dernier témoignage de Pier Paolo Pasolini sous la forme d’un entretien accordé par l’écrivain italien à Furio Colombo le samedi 1er novembre 1975, quelques heures avant son assassinat. Ce dernier témoignage ne vient bien entendu pas remplacer des années d’interventions, la plupart du temps engagées et volontairement provocatrices, mais il a -en quelques lignes- le mérite d’offrir un instantané dans lequel s’est engagé celui qui pouvait en effet se sentir menacé lorsqu’il faisait remarquer à son interlocuteur pour le choix du titre à cette rencontre : « Voilà le germe, le sens de tout, a-t-il dit. Toi, tu ne sais même pas qui est en train d’envisager de te tuer. Choisis ce titre, si tu veux : ‘Parce que nous sommes tous en danger’. » Et même si nous ignorons encore aujourd’hui, la nature exacte du danger qui a réellement pesé sur l’auteur du dernier roman subversif Pétrole, et la véracité des thèses des complots politiques qui auraient souhaité la disparition d’un esprit trop libre, l’essentiel est à la fois ailleurs sans pour autant être absent de ces interrogations. Pour Pasolini, l’Italie, et bien entendu le reste du monde occidental, est en danger depuis longtemps déjà. Et même si l’intellectuel est bien conscient des limites de son combat avec les armes pourtant variées de son art (poésie, littérature, cinéma, théâtre…), il reste persuadé que la résistance n’a pas besoin du nombre et de l’influence pour porter ses coups à un système qui reste sourd aux cris de l’humain. Il n’hésite pas d’ailleurs à souligner combien le refus a toujours constitué un geste essentiel, celles et ceux qui ont toujours su dire non… Car c’est bien de l’humain dont il s’agit et qui touche le cœur même des angoisses de Pasolini : « La tragédie est qu’il n’y a plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les uns contre les autres », cela pourrait faire sourire, si cela n’avait pas été prononcé en 1975, il y a bientôt quarante ans…

 

“The Vatican manuscript of Spinoza’s Ethica » by Leen Spruit & Pina Totaro, Brill, 2012.

12838, tel est le numéro de la Bibliothèque Vaticane indexant l’un des manuscrits les plus importants de Spinoza puisqu’il s’agit du texte complet de l’Éthique, seul manuscrit restant de l’auteur. Or, Leen Spruit et Pina Totaro ont réalisé une véritable redécouverte, en retrouvant les traces de ce manuscrit qui s’avère être le plus ancien connu de Spinoza. Le lecteur pourra ainsi suivre le parcours de ce texte depuis la main de son auteur jusqu’à son transfert dans la Bibliothèque vaticane apostolique en 1922, après être resté dans les archives du Saint-Office depuis 1677. C’est, en effet, cette incroyable aventure qui est retracée dans ce livre en introduction, avant de proposer le texte latin de l’œuvre majeure du philosophe hollandais. Cette œuvre fut interdite alors même que son auteur souhaitait démontrer que l’homme devait dépasser l’esclavage de ses déterminismes et de ses passions pour atteindre la liberté, une position qui ne devait pas rencontrer l’assentiment du Saint Office.
Une édition critique de ce manuscrit est également proposée dans cet ouvrage parallèlement à l’étude détaillée de la vie de ce précieux document archivé. Cette parution permettra également au lecteur du XXI° siècle, à condition qu’il sache lire le latin, de prendre connaissance de la plus ancienne version du texte de l’Éthique dont nous puissions disposer aujourd’hui.

Histoire, Ethnologie, Essais...

« 30 ans après… Soljenitsyne en Vendée », Philippe de Villiers, Dominique Souchet, Hervé Louboutin et Benoît Castillon du Perron, Éditions L’Enchanteur, 2023.

Il y a des moments où l’Histoire elle-même rencontre la Grande Histoire ; tel fut assurément le cas lorsque, Il y a trente ans, en 1993, Soljenitsyne, « l’homme du Goulag », après des années d’exil aux USA, vint en France. Réhabilité quelques années auparavant par Gorbatchev, il rentrera en Russie au printemps 1994. Mais, auparavant, en ce mois de septembre 1993, l’auteur de « L’Archipel du Goulag » et du « Pavillon des cancéreux », fut l’invité d’honneur de Philippe de Villiers en Vendée, alors même que l’ancienne région du Bas-Poitou commémorait le bicentenaire du soulèvement des Vendéens de 1793 ; 1793, rappelons-nous : la Terreur ! En Vendée, la rébellion s’organise autour de l’ancien officier de la Marine Royale, Charrette. Elle sera réprimée dans le sang, un effroyable massacre qui hante encore les mémoires et dont témoignent les vitraux de l’Église des Lucs-sur-Boulogne. Soljenitsyne avait enfant lu l’histoire de ces Vendéens, de la révolution et de la terreur, et c’est avec émotion qu’en cette année 1993, alors âgé de presque 75 ans, il visite la Vendée, découvre la ville du Puy-du-Fou et inaugure, le 25 septembre 1993, le Mémorial des Lucs-sur-Boulogne… Dans son discours, le Prix Nobel de littérature soulignera tout le symbolisme et les parallèles qu’évoque pour lui cette révolte paysanne vendéenne ; un discours qui marqua les esprits…
Aujourd’hui, en 2023, « 30 ans après… », Philippe de Villiers, Dominique Souchet, Hervé Louboutin et Benoît Castillon du Perron se souviennent de ce jour où l’Histoire s’entrechoqua et où les mémoires se firent plus encore Mémoire… Le lecteur retrouvera dans cet ouvrage, largement illustré de photographies, le discours d’Alexandre Soljenitsyne, mais aussi ceux d’Alain Decaux et de Philippe de Villiers, suivis pour cette édition de plusieurs textes témoignant aujourd’hui de cette rencontre, de ces rencontres avec l’Histoire.

L.B.K.

 

Caroline Fourgeaud-Laville : « Grec ancien express » ; Illustrations de Djohr, Révisions d’Adrien Bresson et de Dorian Flores, Coll. « La vie des Classiques », Éditions Les Belles Lettres, 2023.

Avec cet ouvrage « Grec ancien express », la langue d’Homère et d’Eschyle retrouve en quelque sorte vie grâce à une méthode aussi plaisante que rigoureuse. En revisitant l’aspect souvent austère et rebutant de nos grammaires d’antan, l’auteur, Caroline Fourgeaud-Laville, Docteur ès lettres, promouvant l’apprentissage du grec ancien en classes primaires, offre une véritable méthode associant parole et fondamentaux grammaticaux. Progressive et sous forme de leçons (pouvant être menées seul ou avec un enseignant), cette méthode initie également à la culture grecque antique souvent indissociable de la langue même.
En 24 étapes de 50 minutes chacune, cet apprentissage répondra aux diverses attentes, qu’il s’agisse d’une démarche de culture générale, d’apprentissage scolaire ou d’une révision de connaissances anciennes.
Zoé, Ulysse et Socrate seront les interlocuteurs privilégiés pour des dialogues vivants conçus par l’auteur pour chaque leçon grammaticale, une manière ludique et efficace de se (re)mettre au grec ancien dans la bonne humeur !
 

Démosthène : « Discours » sous la direction de Pierre Chiron avec la collaboration de Vincent Azoulay, Matthieu Fernandez, Camille Rambourg et Frédérique Woerther, 1344 pages, Editions Les Belles Lettres, 2023.

Beaucoup d’idées préconçues ont circulé - et circulent encore - sur le grand orateur grec Démosthène (384-322 av. J.-C.) La monumentale édition de ses « Discours » qui vient de paraître aux Belles Lettres ( 1 344 pages) sous la direction de Pierre Chiron devrait assurément contribuer à une plus juste évaluation de la place tenue non seulement par l’éminent orateur athénien, mais aussi de son rôle politique, reconsidéré, sans oublier sa dimension philosophique également présente dans son important corpus. Les auteurs ont pour cette nouvelle édition entrepris un important travail de traduction, l’option inédite retenue étant notamment de rendre plus lisible et surtout plus audible le style et la pensée de celui dont l’éloquence est passée à la postérité depuis le IVe siècle avant notre ère. Choix a également été fait de présenter pour cette édition l’intégralité des 63 discours selon un ordre chronologique.
Cet angle judicieux présente l’immense mérite de rendre beaucoup plus lisible l’évolution de la pensée de Démosthène, une pensée forcément influencée par les succès mais aussi les vicissitudes qui parsemèrent son parcours. Farouche partisan de la liberté, Démosthène usa de l’éloquence non point comme une fin en soi mais comme moyen de préserver cet espace menacé à l’heure de la conquête de son pays par Philippe de Macédoine auquel il s’oppose dès son premier discours. Contre la servitude et la soumission du peuple, l’orateur souligne les failles de la démocratie à Athènes au IVe siècle. Il est vrai que dès son jeune âge, orphelin, Démosthène eut à lutter contre l’adversité et ses tuteurs qui dilapidèrent ses biens. Il fallut cette pugnacité précoce pour lui permettre de forger progressivement de nouvelles armes sur l’art de convaincre les Athéniens de sortir de leur apathie face au péril macédonien grandissant.
Rien n’échappe à sa vigilance et le citoyen lucide incite et encourage ses contemporains à renforcer une armée en déshérence et à combattre la corruption qui gagne même les rangs athéniens. Sa célèbre opposition face à un autre grand et célèbre orateur, Eschine, acquis à la cause macédonienne, demeure un morceau d’anthologie, ce qui n’empêchera pas la défaite des armées grecques à Chéronée.
Cet esprit combatif qui fut sa force sera, cependant, également cause de sa chute : Démosthène, alors qu’Athènes subit une défaite cuisante, reconnaît lui-même, en effet, sa part de responsabilité dans le fameux Discours sur la couronne daté de 330, exigeant d’être lu pendant trois heures d’affilée…
Le lecteur de cette dernière et remarquable édition pourra à loisir retenir une lecture chronologique ou passer d’un sujet à l’autre. Par ces célèbres Discours, Démosthène a couvert non seulement les thèmes politiques et judiciaires qui ont bâti sa réputation mais également des discours de cérémonies et autres développements philosophiques (grandeur de l’homme et de ses valeurs morales) témoignant ainsi de la richesse de l’oralité de leur auteur. La profondeur de sa pensée n’a d’égal que cet amour fou qu’il ne cessa de porter à sa cité dont la grandeur reste indissociable de la liberté.
 

« Aux origines de la monnaie » ; Sous la direction d’Alain Testart, Éditions Errance & Picard, 2022.

Les éditions Errance & Picard ont eu l’heureuse initiative de publier une réflexion collective à la fois ardue et néanmoins nécessaire sur les origines de la monnaie. Cet élément du quotidien, ô combien trop présent dans nos vies, n’a pas été depuis l’aube de l’humanité de soi, tant s’en faut, et son apparition pose encore aujourd’hui de multiples questions sur son rôle et place.
Ainsi que le souligne Alain Testart en introduction, la monnaie a une double nature : son aspect « sonnant et trébuchant », tout d’abord, qui nous est familier et qui l’assimile aux pièces de métal plus ou moins précieuses selon les époques et les lieux. Mais la monnaie peut également prendre la forme des matériaux les plus divers servant à quantifier les échanges entre les hommes, cette dernière forme étant celle qui intéresse plus particulièrement ce passionnant dossier. Nos sociétés modernes ont en effet du mal, même à l’heure des cryptomonnaies, à abandonner toute référence aux valeurs « matérielles » qu’elles fassent référence à l’argent ou à l’or. Ces étalons demeurent ancrés dans nos consciences, signe de la prégnance de la monnaie et de son origine.
Cette dernière sous la forme de pièces semble être apparue au VIe av. J.-C. en Lydie en Asie Mineure pour rayonner rapidement en Perse, en Grèce et jusqu’en Gaule. Mais l’ouvrage cherche surtout à explorer ce qu’était la monnaie avant « les monnaies » dites « en pièces », une longue histoire qui se perd dans la nuit de temps et que cette réflexion collective entend remonter. Alain Testart analyse ainsi dans le détail la monnaie non métallique comme moyen d’échange et de paiement dans les sociétés primitives. Jean-Jacques Glassner s’intéresse, pour sa part, à la question d’une monnaie en Mésopotamie au IIIe millénaire avant notre ère, alors que Bernadette Menu étudie sa place dans la société égyptienne sous les pharaons. Un dernier développement sur la monnaie chinoise clôt cet ouvrage passionnant qui nous fera porter un autre regard sur les petites pièces de notre porte-monnaie !
 

« Histoire Auguste et autres historiens païens » ; Édition et traduction du latin par Stephane Ratti, 1328 pages, 104 x 169 mm, Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 665), Gallimard, 2022.

Le IVe siècle romain de notre ère connaît un tremblement jusqu’à ses fondations. La religion minoritaire, naguère combattue jusqu’en ses catacombes, deviendra l’unique religion officielle de l’empire par volonté de l’empereur Théodose le 8 novembre 392. De Constantin à Théodose près d’un siècle suffira, en effet, à bouleverser les piliers de la culture romaine. C’est dans ce contexte pour le moins troublé que s’inscrivent les historiens antiques du présent volume traduits et édités par Stéphane Ratti, lui-même historien et que nos lecteurs connaissent bien pour avoir collaboré à notre revue.
D’emblée, le spécialiste de l’antiquité donne le ton : « Les historiens réunis dans ce volume sont tous païens », une indication précieuse permettant de mieux apprécier le regard et témoignages d’hommes concernés au premier plan par le vacillement des traditionnelles valeurs romaines. Alors que ces lettrés ont été nourris au fond antique de la Rome éternelle, le nouvel ordre chrétien leur impose de nouvelles valeurs et un fondement sensiblement différent de ce qu’ils avaient connu jusqu’alors. C’est sous ces empereurs nouvellement chrétiens – par choix stratégique ou par vertu – que les auteurs antiques réunis dans cet ouvrage occuperont des postes officiels et « s’avancent masqués » ainsi que le souligne Stéphane Ratti en sa présentation.
Depuis Hermann Dessau à la fin du XIXe siècle, ce texte énigmatique de l’Histoire Auguste a fait couler beaucoup d’encre, l’élève de Mommsen estimant, en effet, que derrière ces différents auteurs de biographies des empereurs se cacherait un seul et même historien ayant emprunté différents pseudonymes… Stéphane Ratti rappelle que parmi tous les prétendants à la paternité de l’Histoire Auguste, Nicomaque Flavien l’Ancien, aristocrate, préfet du prétoire d’Italie, figurerait en première place, cette plume acerbe et souvent ironique n’hésitant pas à se lancer dans de sévères diatribes, moquant tour à tour les Pères de l’Église et même les Évangiles ! Et c’est peut-être l’un des charmes de ce recueil atypique que d’offrir un regard décentré et critique sur son temps, exercice toujours périlleux pour l’époque. A l’évidence et pour conclure, il ne faudra pas prendre l’ « Histoire Auguste et autres historiens païens »pour un livre d’Histoire au risque de sévères déconvenues, tant les incohérences et anachronismes sont nombreux. Cependant, l’un des attraits d’une lecture contemporaine de cette somme réside certainement – pour les non spécialistes – dans le style littéraire et les frontières ténues entre histoire et écrit romanesque que révèlent ces pages toujours passionnantes qu’a su rendre vivantes et alertes Stéphane Ratti dans cette nouvelle traduction.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Donatien Grau : « La mémoire numismatique de l’Empire romain », Editions Les Belles Lettres, 2022.

Avec cette riche et volumineuse étude, Donatien Grau nous introduit à la découverte d’un monde merveilleux et insoupçonné, celui de l’histoire de l’Empire romain à partir de ses monnaies, véritable source rarement visitée. Alors que les textes littéraires et épigraphiques s’avèrent souvent fragmentaires et sujets à discussion, cette masse monétaire qui dort injustement dans nos musées a pourtant tant à nous dire ainsi que le démontre cette somme d’une remarquable clarté pour un sujet aussi aride.
Le grand historien de cette période, Alexandre Grandazzi, qui signe la postface ne s’est pas trompé en relevant combien Donatien Grau, par cette quête historique d’une rare ampleur, parvient à faire « parler » ces multiples pièces de monnaie en un véritable ensemble à considérer dans sa globalité. Fruit de la rigueur romaine, le monnayage provient en effet directement de l’autorité étatique en un temps et un espace donnés évoluant selon les chronologies des conquêtes. Cet ensemble unique peut grâce à l’éclairage donné par l’auteur nous parler et nous apprendre ou confirmer une multitude d’enseignements à la fois économiques, sociaux, mais aussi politiques ou encore culturels.
Il apparaît ainsi que la monnaie impériale romaine peut être perçue comme un discours de ce même pouvoir impérial avec ses instruments rhétoriques, tout comme un instrument de mémoire. Conviant pour cela de multiples disciplines telles la philologie, l’iconographie ou encore l’analyse littéraire, cet immense corpus des monnaies impériales, qui à n’en pas douter fera date, livre de nouvelles pages d’histoire avec ses vicissitudes (damnatio memoriae) comme ses heures de gloire (victoires et conquêtes).
Un ouvrage qui offre un nouveau et passionnant regard sur les monnaies antiques romaines impériales.
 

"La Grèce classique D'Hérodote à Aristote. 510-336 avant notre ère" de Catherine Grandjean (dir.), Collection Mondes anciens, 528 Pages, Editions Belin, 2022.

Avec « La Grèce classique " » parue aux éditions Belin dans la collection Mondes anciens dirigée par Joël Cornette, le lecteur pourra approfondir une période essentielle de l’histoire de l’humanité puisqu’un grand nombre de grands concepts de la Grèce antique ont perduré jusqu’à nos jours. En un peu plus de 500 pages, ce volume réalisé sous la direction de Catherine Grandjean convie en effet le lecteur à la découverte de deux siècles déterminants allant d’Hérodote à Aristote, soit de 510 à 336 av. J.-C. Cette période qualifiée de « classique » voit non seulement la cité d’Athènes prendre une importance déterminante pour la région, mais également la plupart des idées politiques et philosophies se développer notamment avec Platon et Aristote. Les arts ne sont pas en reste avec la sculpture, la tragédie, sans oublier l’architecture.
Cet ouvrage essentiel permettra ainsi de revenir sur cette période cruciale, mais aussi et surtout d’en actualiser les connaissances à partir des dernières recherches en ce domaine. L’introduction à ce splendide ouvrage bénéficiant d’une iconographie remarquable rappelle combien cette période fut marquée par le concept de démocratie qui naquit à cette époque et en ces terres attiques. C’est la raison pour laquelle l’ouvrage débute avec cette date de – 510, borne marquant la fin de la tyrannie des Pisistratides et les prémices de la démocratie. Le grand stratège et orateur Périclès en sera en effet le défenseur, malgré les incessantes guerres que connaîtra la région. Religion et politique se confondaient dans toutes les structures d’une société dont certains de ses membres restaient cependant écartés de la démocratie, notamment les femmes et les esclaves.
C’est également en cette période classique que la Grèce découvre le monde et propose une vision de ce qui n’est pas « grec » avec le grand Hérodote considéré comme le premier historien. L’ouvrage renouvelle ainsi la vision traditionnelle de cette période fertile couvrant deux siècles, en dépassant le traditionnel clivage Athènes contre Sparte, pour lui préférer une vision plus large et transversale étendue à la Grèce du Nord, le Danube et la Syrie, la Sicile, Marseille ou encore la Crimée, sans oublier bien entendu les traditionnelles guerres médiques.
Cette somme insiste, enfin, sur des traits souvent méconnus quant aux nombreux échanges commerciaux et culturels. Le lecteur appréciera notamment ce chapitre final en forme d’ouverture intitulé « Héritages », un pluriel en effet bienvenu sur les multiples acceptions de ce legs attique pour la politique, les arts et la culture de manière générale, parvenus jusqu’à nous.
 

« Le Grand Atlas des dragons et Chimères » ; Collectif ; Cartonné, 21.5 x 29.3 cm, 176 pages, Coll. Histoire, Editions Glénat, 2021.

Les dragons et autres chimères ont de tout temps fasciné les hommes et habité leur imaginaire. Aussi est-ce une heureuse découverte que de parcourir les pages de ce « Grand Atlas » dédié à ces mythiques créatures aux éditions Glénat.
Extraordinaires ou réels, les dragons et chimères présents dans la quasi-totalité des civilisations sont multiples, extrêmement variés et sources dès lors de bien des malentendus. Comment les connaître et les reconnaître ? Certains semblent même avoir mis leur légende au service de la ruse pour mieux encore nous tromper et nous dérouter. Ainsi connaissez-vous Le Dragon de Beowulf ou encore le Quetzacoaltl ?
L’ouvrage, appuyé par une vaste iconographie, fourmille de légendes et d’informations sur ces fantastiques créatures que sont les dragons et chimères. Mais, ce « Grand Atlas » ne se limite pas à cette seule approche – déjà riche – et a également étendu son étude aux relations étroites qu’ont toujours entretenues les dragons et les hommes. Une deuxième partie instructive dans laquelle on pourra découvrir « Le dragon médecin », mais aussi ceux de la peinture ou encore plus proche de nous « Les dragons de l’heroic fantasy ». Le lecteur pourra même découvrir que certains dragons existent peut-être même pour de vrai !
La dernière partie, enfin, de ce fantastique ouvrage est consacrée à cette histoire souvent méconnue, celle de la « dragonologie ». Eh, oui, les dragons et autres chimères, c’est toute une histoire, une histoire qui méritait bien un « Grand Atlas » !
 

Marcel Detienne : « La notion de Daïmon dans le pythagorisme ancien », Les Belles Lettres éditions, 2021.

En offrant une nouvelle édition de cet ouvrage désormais classique paru pour la première fois en 1963, les Belles Lettres rendent un hommage mérité au célèbre et regretté helléniste Marcel Detienne disparu en 2019. Cet historien anticonformiste fut très tôt remarqué en analysant la notion de « daïmon » successivement en une dimension initiale religieuse puis philosophique. Cette étude exigeante se trouve être la plus parfaite démonstration de la méthode de l’auteur qui n’hésitait pas à reconnaître la dette qu’il avait contractée auprès de chercheurs guère en vogue dans l’université tel Georges Dumézil. Croisant, comparant et rapprochant des domaines souvent éloignés au regard des disciplines habituellement plus rigides, l’historien et anthropologue comparatiste sut briser les barrières, ce qui lui fit apprécier très tôt la démarche structuraliste adoptée par Claude Lévi-Strauss.
En recherchant ce qui rapproche les notions primitives du daïmon – que l’on traduira par facilité par « démon » - de celles du pythagorisme, Marcel Detienne rappelle tout d’abord que cette notion recouvre différentes significations pouvant aller du domaine agricole à celui des rêves en passant par celui de la vengeance, différentes facettes d’une expérience religieuse des vivants à l’égard du monde invisible. L’helléniste dans ces pages érudites analyse cette transition entre un premier plan « mythique » à un stade philosophique et rationnel qui sera le fait des premiers pythagoriciens. Plus que Xénocrate, disciple de Platon et auteur d’un essai sur la démonologie rationnelle, Marcel Detienne souligne combien la pensée religieuse du pythagorisme apportera des développements décisifs sur la question en passant d’une notion équivoque à un concept univoque. Les VIIe et VIe siècles connaitront ainsi une mutation décisive de la conscience religieuse selon l’auteur avec Pythagore et ses disciples. Grâce à ces penseurs, il sera possible de distinguer des démons « bons et pleins d’amour pour les hommes », esprits provenant d’hommes ayant eu de leur vivant une vie vertueuse. Cette pratique de la vertu confèrera à ces entités intermédiaires une force inférieure à celle des dieux mais supérieure à celle des hommes qu’ils pourront guider et aider.
Cet essai, incontournable, démontre de manière éclatante comment une pensée philosophique peut s’élaborer à partir d’une pensée religieuse et ainsi modifier « substantiellement » le concept initial.
 

John Scheid, Nicolas Guillerat et Milan Melocco : « Infographie de la Rome antique » ; 23 x 29, 128 p., Éditions Passés /Composés, 2020.

Impressionnant, tel est le premier sentiment qui gagne le lecteur de cette monumentale « Infographie de la Rome antique » ! En 128 pages, cet ouvrage nourrit l’ambition d’appréhender des milliers de km2 de territoire, des millions d’habitants, ainsi qu’une succession de régimes allant des premières royautés jusqu’à l’empire implosant de son poids à la fin du Ve siècle en passant par la République… Un tel exploit n’eut été possible sans la science du grand historien de la Rome antique John Scheid accompagné pour cette tâche immense par Milan Melocco, et conjugué au génie graphique de Nicolas Guillerat. Combien de générations soupireront de ne pas avoir eu plutôt un tel outil en classe…
Fort heureusement, cette didactique entreprise est désormais accessible grâce à ce que l’on nomme la datavisualisation. Derrière ce terme un brin barbare se cache une réalité bien connue, celle des organigrammes et autres représentations graphiques permettant de mettre en évidence les multiples données chiffrées de manière organisée, sous forme de cartes, organigrammes, plans, cartes… L’effet visuel est une réussite, le monde romain lève progressivement le voile de sa complexité, et cette succession de faits et d’évènements trouve une cohérence et un fil évolutif grâce à l’érudition des auteurs. Le plan de la Rome antique laisse apparaître ses monuments les plus célèbres en une vue détaillée, les multiples régimes politiques se trouvent schématisés, alors que les complexes institutions politiques, juridiques et administratives, dont nous avons en grande partie héritées, sont présentées avec clarté.
L’ouvrage limité pourtant à 128 pages parvient à entrer dans l’explication détaillée de la composition des fameuses légions romaines, équipements et tactiques. Les commentaires clairs et incisifs soulignent l’essentiel et accompagnent la lecture des données graphiques, page après page.
Après une telle lecture, le monde romain antique malgré la complexité du long terme et de ses différentes facettes semble presque familier, une réussite à mettre au crédit des auteurs manifestement inspirés par l’ampleur de la tâche !

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Atlas historique du Proche-Orient ancien », sous la direction de Martin Sauvage, XXII + 218 pages, Relié, 30.6 x 38.3 cm, Belles Lettres éditions, 2020.

Au regard de la richesse et de l’importance du thème traité, le Proche-Orient, il fallait assurément un ouvrage en conséquence. Un pari que relève avec brio cet « Atlas historique du Proche-Orient ancien » ! Près de 20 000 ans déterminants pour l’humanité sont, en effet, couverts par cet Atlas d’envergure, aussi bien sur la forme que le fond. D’un format généreux (30,6 x 38,3 cm) afin de profiter de la clarté des cartes représentées, mettant en valeur le relief, soulignant les fleuves et frontières, cet Atlas historique fait en quelque sorte revivre l’histoire des hommes et des civilisations dans cette région clé du monde antique.
Les sujets de fond abordés sont également à la hauteur de cette présentation, avec le concours d’une cinquantaine de contributeurs, experts reconnus et jeunes chercheurs mettant en commun une somme impressionnante de connaissances, et livrant ainsi le dernier état de la recherche sur ces thématiques riches et fertiles. Il est bien connu de nos jours combien des éléments clés de toute civilisation, telle notamment l’écriture, sont nés dans cette région même du monde, au sud de l’Irak. Ces premiers signes cunéiformes furent en effet conçus afin de comptabiliser notamment les récoltes de céréales, dont le fameux épeautre, nées de la sédentarisation des hommes dans ces régions.
Géographie, géologie, météorologie et végétation, tous ces facteurs ont concouru et concourent aux faits historiques et aux développements ultérieurs. C’est l’une des leçons d’ailleurs les plus fascinantes de cet « Atlas historique du Proche-Orient ancien » - en plus de livrer de somptueuses cartes – que d’offrir une réelle mise en relation de disciplines souvent distinctes et encore trop cloisonnées pour le néophyte. À partir de ces fondamentaux parfaitement représentés en des cartes d’une lisibilité exemplaire, le lecteur pourra découvrir la lente constitution de civilisations bâtisseuses avec ses premières grandes villes entraînant conquêtes et empires, dynasties et royautés.
Tour à tour macroscopiques ou faisant un focus sur une région bien précise, les cartes de cet Atlas font défiler une à une les pages de l’humanité dans cette région clé du monde, une belle leçon d’histoire et de géographie.
 

Susan Woodford : « Comprendre l'art antique » ; Traduction de l’anglais par Camille Fort, Coll. L'art en poche, 176 p., 140 x 216 mm, Couleur, Broché, Éditions Flammarion, 2020.

Dans la collection « L’art en poche », Susan Woodford est parvenue avec « Comprendre l’art antique » à concentrer plus de deux mille ans d’art antique, partant des Grecs jusqu’aux Romains. Jetant les bases de l’occident, ces deux civilisations apporteront, en effet, jusqu’à la Renaissance qui s’en réclamera, des créations artistiques incontournables dans l’histoire de l’art. Ainsi que le souligne l’auteur dès l’introduction de cet opuscule très pédagogique, l’art en ces périodes se doit de prendre en compte des nécessités pratiques extrêmement coûteuses, notamment celles qu’imposent la sculpture et la peinture, aussi l’art antique se voit-il réservé à des fonctions importantes liées au pouvoir. L’auteur, Susan Woodford entend surtout démontrer que l’art antique romain ne saurait être ramené sans nuances à l’art grec, un art ayant lui-même emprunté à l’art égyptien... C’est cette compréhension de l’art antique que le lecteur pourra au fil des pages découvrir.
Si les Grecs empruntent, en effet, aux Égyptiens leur technique pour sculpter la pierre, c’est cependant pour mieux s’en départir. Progressivement, les formes sculptées s’animent comme pour ces statues de femmes drapées d’étoffes souples, les décors s’organisent pour constituer une narration de plus en plus complexe où l’architecture tient sa place. La peinture s’invite également dans l’art grec, les artistes étant à l’origine de représentations sous la forme de tableaux avec leurs formes arrondies. De nouvelles narrations sont inventées sur les amphores, se faisant souvent l’écho de la poésie orale…
Même si certains auteurs ont contesté l’idée d’un art romain en tant que tel en raison de l’importante reprise du modèle grec, il demeure que progressivement, les artistes romains parviendront à imposer de nouvelles créations soulignant les vertus romaines. L’art est en effet accepté chez les Romains à partir du moment où il possède un usage social et moral. De Fabius, premier artiste romain au IIIe s. av. J.-C., aux sculptures de qualité de plus en plus dégradées du IIIe s. de notre ère, l’ouvrage retrace les évolutions, influences et dérives d’un art contrasté selon sa finalité officielle ou privée avec la nobilitas. Dans ce dernier cas, les peintures ornant les villas romaines rivalisent de beauté et de décors somptueux, et dont certaines sont parvenus intacts jusqu’à nous (Pompéi, musée national de Rome,…).
De tous les débris occasionnés par les ravages du temps depuis la fin de ces civilisations, il serait trompeur de penser que l’art antique se résume à quelques colonnes ou sculptures, et ce petit ouvrage clair et accessible en fait la plus parfaite démonstration !
 

Alain Schnapp : « Une histoire universelle des ruines - Des origines aux Lumières » ; 744 p., Colle. La Librairie du XXIe siècle, Editions Seuil, 2020.

Les ruines, pour Alain Schnapp, l’auteur de cet excellent ouvrage, ne sont pas synonymes de désolation, tant s’en faut pour cet historien et archéologue réputé. Le questionnement sur les ruines de l’auteur également d’une remarquable « Histoire des civilisations » présentée dans ces colonnes, trouve son prolongement avec ce fort et beau volume pour le monde ancien.
« Une histoire universelle des ruines » explore cette attraction pour notre passé suscitée par ces vestiges de civilisations disparues et dont le rayonnement transparaît encore à partir de ces restes laissés en témoignage. Le goût pour les ruines est fort ancien, et même si le philosophe stoïcien Sénèque avouait au Ier siècle de notre ère un mépris certain pour cette attirance qu’il jugeait inutile. Notre société occidentale dès les humanistes et les siècles suivants voueront, en effet, un culte certain à leur encontre, tel Diderot dans son poème en prose, ou encore les inoubliables descriptions laissées par Chateaubriand.
Que nous racontent ou murmurent ces témoignages du passé, souvent rongés par le temps ? En un curieux retour de la culture à la nature, déjà relevé par Georg Simmel, lorsque ces matériaux s’effritent et se confondent aux éléments, les ruines révèlent l’impermanence de notre condition humaine et de ses créations. Le rapport entretenu par les civilisations avec leurs ruines sont sources d’autant de significations et constitue alors un objet de recherche infini pour Alain Schnapp.
Ces assemblages de pierre et autres matériaux ont souvent plus à nous dire que leur seule architecture. La ruine ne peut se concevoir que selon le regard que l’on porte sur elles souligne Alain Schnapp, et l’exemple des pyramides d’Égypte ou des alignements de Stonehenge, indépendamment de leur monumentalité, n’ont de sens qu’à partir du moment où il est encore possible de les interpréter. Les différents monuments étudiés dans cet ouvrage aux magnifiques illustrations provoquent chez ceux qui les regardent tout un réseau de dialogues plus ou moins étendus selon leur état. De la ruine aux décombres, en passant par les vestiges, ce sont ces voix si chères à Malraux qui demeurent alors plus ou moins audibles, et que l’historien et archéologue Alain Schnapp explore dans ces pages en de lumineux développements. Chaque époque révèle ainsi, selon le sort qu’elle réserve à ses ruines, son identité.
Du Néolithique jusqu’aux confins de la terre, cet ouvrage fait défiler ces témoignages, parfois fugaces, à peine lisibles ou au contraire monumentaux, en soulignant ce qu’ils ont encore à transmettre, un souvenir adressé aux temps présents et futurs. Ce dialogue avec les ruines donne lieu à des paradoxes saisissants comme pour cette première image d’une vue d’un temple d’Angkor enserré par les lianes d’un ficus plus géant que l’édifice, ou encore ces « Méditations sur les révolutions des empires » proposées par Volney en une prière laïque.
Cette belle aventure universelle des ruines ne pourra que combler le lecteur, tant pour sa science que sa poésie, un parcours sur le long terme qui suscitera à n’en pas douter à un questionnement quant à notre propre rapport aux ruines, et à celles que nous laisserons aux générations futures…

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« L'Antiquité retrouvée », 4e édition, revue et augmentée, de Jean-Claude Golvin, Aude Gros de Beler, Éditions Errance, 2020.

Le travail de Jean-Claude Golvin n’est plus à présenter, lui, ce talentueux architecte et directeur de recherche au CNRS qui a su majestueusement redonner vie de la plus belle manière qui soit à l’Antiquité grâce à ses aquarelles soignées. Il ne s’agit point là de vues d’artistes, plus ou moins romantiques, auquel le passé nous avait habitués. C’est en une véritable connaissance intime et scientifique du terrain – Jean-Claude Golvin a dirigé pendant dix ans le Centre franco-égyptien de Karnak – que son travail trouve ses sources. Alliant rigueur archéologique au talent de dessinateur, l’Antiquité reprend vie sous la plume aquarellée de l’auteur. Approfondissant le concept de « restitution », Jean-Claude Golvin souligne que proposer au XXIe siècle une image la plus fidèle possible du site de Delphes, du temple d’Amon à Karnak ou encore du Colisée de Rome ne peut se réaliser qu’à l’aide de sources fiables et nombreuses telles que des dessins, textes anciens, mosaïques et bas-reliefs, sans oublier les vestiges archéologiques parvenus jusqu’à nous.
C’est dans l’appréhension et le traitement de ces milliers de données, forcément parcellaires et souvent dispersées, que réside l’art de synthèse et de rigueur de l’auteur pour ces magnifiques dessins. Sans se perdre dans les méandres des ruelles de la Rome antique, Jean-Claude Golvin parvient cependant à en rendre la richesse. Et si les personnages n’apparaissent que très rarement, et en taille à peine visible, c’est pour mieux mettre en évidence la vie des édifices et des sites qui livrent un témoignage suffisamment évocateur du génie de ces civilisations.
« L’Antiquité retrouvée » mérite bien son titre en redonnant vie admirablement à une centaine de sites parmi les plus fameux de l’Antiquité sur près de trente siècles, de 2500 av. J.-C au Ve siècle de notre ère. Le talent de Jean-Claude Golvin, appuyé par les textes éclairants d’Aude Gros de Beler, réside assurément dans cette vision d’ensemble rendant immédiatement lisible la complexité de ces architectures antiques.
C’est un fabuleux voyage dans le temps et dans l’espace que nous offre ce passionnant ouvrage !
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Le Proche-Orient - De Pompée à Muhammad, Ier s. av. J.-C. - VIIe s. apr. J.-C. » de Catherine Saliou, Collection Mondes anciens, Éditions Belin, 2020.

C’est à un autre Proche-Orient que celui décrit au quotidien dans les médias auquel invite ce livre essentiel rédigé par Catherine Saliou, professeur d’histoire romaine à Paris 8 et directrice d’études à l’EPHE. Essentiel, car il réussit en près de 600 pages à circonscrire de manière à la fois détaillée et synthétique pas moins de huit siècles d’histoire sur un vaste espace géographique allant de la Syrie à la Mésopotamie et à l’Anatolie. Cet Orient ancien aux sites si évocateurs, tels ceux de Jérusalem, Pétra ou encore Antioche, a été le centre du monde en ces siècles reculés et l’espace quasi illimité de l’Empire romain.
Catherine Saliou propose ainsi une histoire repensée de l'Orient ancien, invitant à mieux comprendre ces interactions complexes entretenues par un modèle romain fondé sur le droit, des institutions et une expansion sans frontières avec ses voisins aussi différents que la Perse, l’Inde, la Chine et l’Arabie… Ces périphéries ne sont pas accessoires dans cette volumineuse étude, mais participent activement aux analyses suggérées par l’auteur grâce à un examen des sources autres que celles officiellement livrées par le pouvoir romain hégémonique. En un raccourci vertigineux, ce livre transporte ses lecteurs de Pompée au prophète Muhammad, du 1er s. av. J.-C. au VIIe s. apr. J.-C. Toutes les disciplines sont convoquées pour ce voyage historique au long cours, la politique bien sûr, mais aussi l’économie, la culture, le social, les techniques, les religions, les langues…
La seconde partie intitulée « Vivre au Proche-Orient Romain » retient l’attention tant l’auteur parvient à restituer cette société si riche dans ses réalités urbaines, sans omettre pour autant les espaces moins visités des campagnes et déserts. De superbes illustrations viennent appuyer ces analyses, ainsi que des cartes originales replaçant ces lieux dans l’espace de manière claire.
Au terme de ce voyage et de cette effervescence de sociétés, l’ouvrage conclut de manière fort instructive sur les différentes manières dont a pu être perçu et évoqué le Proche-Orient Romain du XVIIe à nos jours, un tableau lui aussi évocateur sur la façon dont les responsables politiques ont su parfois réécrire l’Histoire…
 

« Tout César - Discours, traités, correspondance et commentaires » Jules CÉSAR, Alessandro GARCEA (Traducteur, Directeur d'ouvrage), Collection Bouquins, Robert Laffont éditions, 2020.

Assurément cette dernière publication aux éditions Robert Laffont fera date en langue française car, étonnamment, il n’était pas possible jusqu’à présent de disposer en édition bilingue de tous les écrits de l’un des plus grands stratèges et personnalité politique de l’Antiquité, Jules César.
On oublie trop souvent qu’en plus d’avoir été le conquérant de la Gaule et d’une grande partie du monde méditerranéen, à l’image de son illustre prédécesseur Alexandre le Grand, Jules César fut également un historien dont les écrits sont également passés à la postérité. Et, c’est justement l’objet de ce volume de la prestigieuse collection Bouquins que de rassembler en 960 pages l’intégralité des écrits de Jules César, et ce, en version bilingue latin et français.
Le lecteur sous la conduite éclairée d’Alessandro Garcea, grand spécialiste de la littérature latine, aura grand intérêt de débuter sa lecture par l’éclairante introduction résumant en une vingtaine de pages les grands traits de celui qui atteint non seulement la magistrature suprême au sommet de l’État, mais eu également l’intuition d’en dépasser les limites. La politique de la ratio anime en effet l’action de Caius Iulius Caesar, né le 12 juillet 100 av. J.-C. d’une famille d’ancienne noblesse. Curieusement, son action sera largement critiquée par des auteurs latins tels Tite-Live, Plutarque, Suétone ou encore Dion Cassius. La personnalité et l’ampleur de l’action de ce personnage hors-norme ne pouvaient, en effet, que susciter l’inquiétude de ses contemporains à l’encontre de celui qui bouleversera non seulement les frontières de l’Empire romain, mais également ses structures politiques et culturelles. Contrairement à l’image laissée par ses détracteurs, César eut aussi à cœur d’ouvrir la connaissance au plus grand nombre et non plus à une seule élite, faisant de Rome un grand centre intellectuel, nous sommes loin de l’image moderne – et trompeuse – d’un dictateur.
Ce vaste ensemble réunit, enfin, les Commentaires, extraits des discours, traités et correspondance conservés par les Anciens. Le lecteur pourra bien sûr goûter aux charmes intrinsèques de la « Guerre des Gaules » dépassant en ampleur les plus grandes fresques du cinéma hollywoodien, mais surtout y découvrira la dimension littéraire de celui qui ne fut pas qu’un stratège politique et militaire, en un parallèle saisissant avec le général de Gaulle.
La traduction d’Alessandro Garcea met en évidence ce style césarien qui transcende les formules historiques pour atteindre un genre révélant une éthique et une rigueur à la source d’une éloquence stylistique remarquable, ainsi qu’en témoigne cette belle édition.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

"Aux origines, l’archéologie - Une science au cœur des grands débats de notre temps" de Jean-Paul DEMOULE, La Découverte, 2020.

Jean-Paul Demoule offre avec ce dernier essai une porte d’entrée idéale et accessible au monde à la fois circonscris mais aussi ouvert de l’archéologie. Circonscris, car l’archéologie est de nos jours une science aux frontières bien précises et aux méthodologies rigoureuses et éprouvées, loin des approximations des siècles précédents. Ouvert également par son champ d’investigation considérablement vaste, étendu à l’exploration et compréhension de notre passé et des sociétés qui l’ont caractérisé.
Archéologue réputé, ancien président de l’INRAP et professeur à la Sorbonne, Jean-Paul Demoule milite depuis longtemps pour que sa discipline soit comprise par le plus grand nombre grâce à des publications et interventions toujours saluées pour leur pédagogie et leur engagement. C’est cette même implication qui se trouve au cœur de cet essai passionnant qui intéressera non seulement les puristes de la discipline, mais aussi par son propos élargit un vaste public cultivé qui appréciera cette mise en relation avec les nombreuses problématiques sociétales, y compris idéologiques. Le sous-titre de ce livre s’avère d’ailleurs des plus évocateurs : « une science au cœur des grands débats de notre temps ».
Dès l’introduction, Jean-Paul souligne cette double fonction de l’archéologie : scientifique et idéologique. Alors que la théologie n’est plus guère présente que dans les Séminaires et Instituts spécialisés, l’archéologie a été convoquée – souvent même manipulée – à des fins idéologiques et rhétoriques pour mieux justifier tel passé ou telle « identité nationale »… L’auteur, dans un premier temps, s’attache à cette absence de neutralité axiologique manifeste à certains stades de l’archéologie lorsqu’il s’est agi de « manipuler » l’histoire notamment en France avec l’identité nationale, les fameux Gaulois et autres invasions barbares intéressant certains présidents de la République et responsables politiques. À l’image de certaines sciences dures telles la génétique et la médecine qui en d’autres situations plus tragiques ont pu être « manipulées » par des régimes iniques afin de justifier l’idée de race et d’inégalité entre elles, l’archéologie peut également servir des desseins moins nobles que la seule connaissance, ainsi qu’il ressort des nombreux exemples détaillés rapportés par l’auteur.
Jean-Paul Demoule élargit son propos également au-delà de nos frontières nationales, en soulignant combien sa discipline peut se trouver déviée de sa mission première par des idéologies ultralibérales mettant souvent en péril non seulement une archéologie préventive manquant la plupart de moyens financiers, mais menaçant également la préservation d’un patrimoine fragilisé par des enjeux qui la dépassent tel qu’il ressort de cet essai vif et engagé.
Mais, il n’est pas trop tard pour être optimiste, conclut cependant Jean-Paul Demoule. Et tel est bien le grand mérite de cet ouvrage, soulignant et alertant pour mieux prévenir et enrayer les mauvais usages faits de l’archéologie.
 

Alban Pérès : « Devises de l'Armée française (de l'Ancien Régime au XXIe siècle) », Dictionnaire, Format : 14,8 x 21, 370 p., Editions Arcadès Ambo, 2019.

L’origine de la devise est à trouver dans l’adhésion et le ralliement à une unité symbolisée le plus souvent par des images et autres représentations symboliques, visibles et reconnaissables de loin dans la confusion et les tumultes guerriers. Mais, la devise repose avant tout sur le langage, quelques mots résumant brièvement un esprit et un engagement. Exprimant un certain nombre de valeurs, le message bref délivré par la devise a toujours été revêtu d’une force rhétorique manifeste au point que dès l’Antiquité, prendre à l’ennemi ses emblèmes et devises revenait à l’annihiler complètement. Fort de cette puissance, Alban Pérès, sous-officier de Gendarmerie, a réussi un véritable tour de force en réunissant pour la première fois plus de 1 600 devises de l’Armée française allant de l’Ancien Régime jusqu’à notre époque, devises correspondant à plus de 4 000 unités de l’armée.
La devise est assez bien résumée par le jugement mis en exergue du comte Emanuele Tesauro au XVIIe siècle : « la devise est la philosophie du gentilhomme, la métaphore militaire, le langage des héros. » C’est bien la différence et le signe distinctif qui vont ainsi caractériser toute devise militaire en faisant de ceux qui y adhérent une entité spécifique à nulle autre pareille. Les individus réunis autour de la devise se reconnaissent en effet en elle, véritable code d’honneur résumé de manière laconique par quelques mots la plupart du temps explicites : « N’irritez pas le lion » ou « Il cherche qui dévorer » au Moyen-Âge… Ralliement, motivation sur le champ de bataille, progressivement la devise gagne en complexité avec le XVIe siècle comme le rappelle Alban Pérès en introduction. On parlera alors de corps et d’âme de la devise, notamment en Italie avec l’impresa. La devise élargira encore son emprise à d’autres champs que ceux de la bataille, auprès des familles nobiliaires, corporations, États pour aboutir à la publicité… « Véritable cri de guerre (« En avant ! », repris sous différentes formes par de nombreuses unités), formule patriotique, rappel historique ou simple jeu de mots (« jamais deux 103 », devise du 103e GOA), la devise est pour le militaire le mot d’ordre de son engagement. », souligne le Général d’Andoque de Sériège, Directeur du musée de l’Armée, qui signe la préface de l’ouvrage.
Cet étonnant devisaire de l’armée française séduira bien entendu celles et ceux sensibles au domaine militaire, l’ouvrage exhaustif recensant et expliquant dans le détail chaque devise et l’accompagnant de belles illustrations des représentations dans lesquelles elles s’inscrivent. C’est alors que l’esprit curieux et ouvert pourra également trouver quelques délices à étudier cette étonnante richesse lexicale qui donne lieu à de savoureux paradoxes telle cette devise de l’Ambulance chirurgicale lourde 408 « Gravis ac Celer » ; lourde mais rapide, représentée par un bel éléphant ! Les valeurs martiales plus manifestes sont bien entendu le lot commun tel ce célèbre « Noblesse oblige » du 14e bataillon des chasseurs alpins ou encore plus explicite « Noir et Méchant » du 5e régiment de dragons… La poésie colore parfois de manière inattendue ces brèves formules telle cette devise « Sempre que plus aut » du 141e régiment d’infanterie alpine dont l’origine remonterait à un poème de Valère Bernard (1860-1936), poète de langue occitane. Cette impressionnante somme inédite réservera ainsi bien des surprises à ses lecteurs qui pourront alors deviser savamment sur ces sentences !


Philippe-Emmanuel Krautter

 

Patrick Michel et Yves Ubelmann : « Un patrimoine mutilé, Palmyre : hier, aujourd’hui. Et demain? », 24 x 21 cm, 152 p. Favre Éditions, 2019.

Nous avons tous en mémoire ces images inoubliables de destructions sur le site de Palmyre en 2015. L’ouvrage réalisé par Patrick Michel et Yves Ubelmann a choisi à juste titre, après l’émotion légitime suscitée par ces actes de violence gratuits, de réfléchir à l’avenir de ce site qui était jusqu’alors le lieu le plus visité de Syrie. Tout en rappelant que cette réflexion en faveur des ruines ne saurait en rien omettre les ravages irréversibles commis sur les êtres humains, tués par cette folie aveugle, tel Khaled Al Assaad, décapité pour avoir souhaité protéger les trésors archéologiques…
Ce livre richement illustré propose un triple voyage, celui du site tel qu’il était avant les attaques, la situation actuelle, et enfin envisage les pistes possibles pour l’avenir grâce à des reconstitutions 3D proposées. Les images satellitaires prises par l’UNOSAT permettent cet état des lieux entre ce qui préexistait et une évaluation très fine des dégâts occasionnés. Iconem est également l’autre pivot essentiel pour cette réflexion, cette start-up innovante spécialisée en numérisation 3D ayant déjà réalisé un travail remarquable qui a pu être apprécié lors de l’exposition qui s’est tenue l’année dernière à l’Institut du monde arabe de Paris. Le lecteur découvrira avec consternation par ces multiples documents réunis, la situation actuelle implacable, sous la forme de colonnes brisées, de rêves d’antiques spoliés face à l’impuissance ou à l’inaction des puissances mondiales. Que reste-t-il alors pour sauver de l’oubli définitif ces pages de l’Histoire réduites en poussière ? La magie de la reconstitution virtuelle qui a réalisé d’incroyables progrès ces dernières années et qui offre de réelles pistes à explorer pour prendre les décisions les plus éclairées avant toute reconstruction.
À partir de cet immense travail, les auteurs suggèrent des modélisations possibles qui ont tout d’abord l’immense mérite de préserver la mémoire des lieux après ces destructions massives. Mais c’est également l’occasion indispensable d’une prise de conscience : faudra-t-il envisager une reconstruction de ces structures et édifices ? Et selon quel modèle ? À l’image des grottes de la préhistoire qui ont été « dupliquées » pour des raisons indiscutables de protection, la reconstitution du site antique de Palmyre se pose avec d’autant plus d’intérêts que cette étude offre un travail d’étude incontournable avant toute décision. Afin de mieux comprendre toutes les données relatées dans ce récit engagé, les auteurs rappellent la signification de ce terme essentiel en archéologie d’anastylose, technique de restauration ou reconstruction d’un édifice par l’étude des différents éléments le composant. À partir de cette étape, la reconstruction se réalise avec des fragments originaux complétés par des matériaux de couleurs et qualités différentes pour les lacunes. C’est cette démarche qui est de nos jours privilégiée contrairement à ce qui se faisait naguère où les restaurateurs privilégiaient une fusion la moins visible des pièces authentiques et des parties nouvellement rapportées. Nous savons ce qu’était et est devenu aujourd’hui Palmyre, c’est avec lucidité mais espoir néanmoins, que ce riche ouvrage pose la question essentielle, celle de son devenir…

Philippe-Emmanuel Krautter

 

"Tout Homère", Sous la direction d’Hélène Monsacré ; Avec la contribution de Victor Bérard, Manon Brouillet, Eva Cantarella, Michel Casevitz, Adrian Faure, Xavier Gheerbrant, Giulio Guidorizzi, Jean Humbert, Pierre Judet de la Combe, Gérard Lambin, Silvia Milanezi, Christine Hunzinger ; Postface de Heinz Wismann, 1296 p., Éditions Albin Michel / Les Belles Lettres, 2019.

Homère a-t-il existé ? Si la question peut sembler incongrue au regard de l’œuvre à laquelle est inexorablement associé son nom, le débat reste cependant toujours ouvert. Et, si les Anciens n’évoquaient que le seul Homère lorsqu’il était question de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, nos contemporains plus dubitatifs, en revanche, n’hésitent pas pour certains à souligner les diversités et ruptures pouvant être constatées au sein même des textes, privilégiant ainsi la piste d’une pluralité d’auteurs. Reste, et emportant l’unanimité, l’œuvre, immense œuvre… Aussi, Hélène Monsacré s’est-elle emparée de ce monument en proposant en un seul fort volume de près de 1300 pages paru aux éditions Albin Michel / Les Belles Lettres, l’intégralité des textes homériques avec une nouvelle traduction de l’Iliade de Pierre Judet de La Combe et la version de l’Odyssée de Victor Bérard. Outre ces deux œuvres phares, l’ouvrage réunit de nombreux autres textes qui, dans l’Antiquité, étaient considérés comme provenant de l’aède dont plusieurs cités se partagent l’origine, Chios, Cumes, Smyrne, Colophon, Pylos ou encore Athènes. Celui qui était naguère considéré comme un demi-dieu demeure de nos jours comme la source d’un monument littéraire, poétique et épique impressionnant, ainsi que le souligne Hélène Monsacré en introduction. La modernité du récit homérique surprendra, cependant, encore le lecteur du XXIe siècle. Si les batailles épiques où les dieux s’immiscent subrepticement pour aider ou au contraire entraver les combattants impressionnent par leur violence, c’est aussi l’occasion d’une curiosité qui rayonne tout au long de la narration, ainsi qu’aimait à le souligner Jacqueline de Romilly (lire notre interview) ; Une curiosité donnant naissance à des assemblées et conseils entre divinités et combattants, prémices de la future démocratie qui apparaîtra plus tard à Athènes au Ve s.
Tout ou presque a pu être dit sur Homère et ses œuvres dès la plus haute Antiquité, Pline l’Ancien allant même jusqu’à rapporter les propos de Cicéron selon lesquels l’Iliade aurait été écrite sur un parchemin et enfermée dans une noix… C’est ce foisonnement qui rend justement l’univers homérique plus séduisant encore, en ce qu’il révèle chaque époque l’évoquant. Un constat indéniable qui ressort de la lecture de ces sources littéraires antiques, des sources qui à la fois commentent et participent à l’aventure homérique. Une aventure immense et inégalée, donnée ici dans la nouvelle traduction pour l’Iliade de Pierre Judet de La Combe ; Une traduction qui séduit spontanément tant cet helléniste talentueux est parvenu à saisir cette « houle gigantesque de près de 16 000 vers » comme il la nomme.
Le Chant I débute par ces premiers mots déterminants :
« Cette colère d’Achille fils de Pelée, déesse, chante-la ! ».
Athéna a des yeux de lumière, Hector casqué de mille reflets rencontre Andromaque en une scène inoubliable, la magie du vers homérique opère spontanément…
Les nombreuses introductions et notes accompagneront le lecteur dans ce périple épique sans qu’il ne se perde… ou juste ce qu’il faut… afin de préserver cet univers mythologique d’où un dieu peut surgir inopinément, pour son plus grand plaisir !

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Marie-Pierre Litaudon : « Le Paranymphe d’honneur et de vertu ; Un mystérieux manuscrit dédié à louis XIII. », Préface de Denis Crouzet, Coll.Emblématique, Editions Arcades Ambo, 2019.

Quel est ce mystérieux manuscrit dédié à Louis XIII ? Un précieux et bien énigmatique manuscrit enluminé du XVIIe siècle, appartenant aujourd’hui à une collection privée, présentant une luxueuse reliure claire ornée de fleurs de lys, et dont le présent ouvrage offre de fort nombreuses reproductions couleur. Son titre : « Le Paranymphe d’honneur et de vertu », un titre qui laisse songeur lorsque l’on sait que le terme « paranymphe », provenant du grec (para/ à côté et nymphe/ fiancée) désigne le prince choisi pour conduire la princesse le jour de ses noces de la maison de son père à celui de son époux… Son contenu ? A la fois des plus classiques et des plus intrigants, puisque s’il s’agit d’un ouvrage incitant son jeune destinataire, Louis XIII, à se laisser porter par la vertu et l’honneur, il contient également, comme un rite ou code, les lettres de l’alphabet. Bien étrange, non ? Son auteur, un dénommé « Jean le Goys », mais nous y reviendrons…
Car c’est à une véritable et palpitante, mais non moins sérieuse enquête à laquelle nous convie Marie-Pierre Litaudon, docteur en littérature comparée et passionnée d’archives. Il faut avouer que l’ouvrage, daté de 1606, offert au futur monarque alors âgé de 5 ans, mérite effectivement l’attention et intérêt puisqu’il semble contenir bien plus qu’une instruction à destination du Dauphin, mais une véritable initiation, tel un rite de passage vers le Prince, le Prince philosophe ou guérisseur... Bien des interrogations entourent effectivement cet étrange manuscrit. L’auteur ne dispose, il est vrai, que de peu d’éléments avérés, mais par un tour de force qui fait tout l’intérêt de l’ouvrage, cette dernière a su avec audace et à propos faire parler les indices, et livrer une riche et passionnante enquête...
Qui est le véritablement auteur de ce fabuleux manuscrit ? Offert, de par ses formules, par un proche et donné pour être l’œuvre de « Jean le Goys », on ne sait cependant et étrangement rien de lui, et Marie-Pierre Litaudon, dès lors, de s’interroger sur sa pertinence… Qui pourrait se dissimuler derrière Sieur « Jean le Goys » ? Le genre de l’ouvrage, souligne l’auteur, est connu au XVIIe siècle et connaît même une certaine vogue ; il demeure un exercice fréquent à la faculté de médecine de Paris, le terme « paranymphe » désignant également le discours prononcé dans les facultés de théologie et de médecine à l’occasion des examens de licence et dans lequel était fait l’éloge des licenciés. Il n’en fallait pas plus pour que l’auteur, avec une intuition toute féminine, oriente ses recherches vers le médecin même du Dauphin, Jean Héroard, médecin de Charles IX et d’Henri III et proche du duc de Nevers. Savant et érudit aux tendances réformistes, ce dernier prônait une royauté d’amour, d’harmonie et de concorde où, en une réunion des contraires, le roi serait Roi-guérisseur des passions de ses sujets… Réunir l’âme et le corps, l’extériorité et l’intériorité, façonner en une manière toute aristotélicienne et permettre au logos en son sens initial grec d’y reprendre toute sa puissance, telle serait alors l’ambition de ce manuscrit…
Un ouvrage alchimique, alors ? Avec sa couleur rouge prédominante, son alphabet, ses commentaires et l’importance donnée à la lettre A, ses divers abécédaires, chiffres et devises, et enfin ses étranges compositions emblématiques, l’énigmatique manuscrit peut, en effet, sembler crypté dans la lignée notamment de Paracelse ou encore de Blaise de Vigenère et de son « Traité des chiffres », auteurs fort prisés à la cour - justement - du fameux duc de Nevers ; De là à se demander si C. G. Jung aurait pu avoir connaissance de ce fabuleux manuscrit…
Une vision, quoiqu’il en soit, des plus attrayantes qui a entraîné Marie-Pierre Lindauton, et à sa suite avec un plaisir manifeste son lecteur, dans cette passionnante quête, l’auteur détaillant, questionnant et approfondissant chaque planche de l’ouvrage. Mais comment savoir ? Et si ce médecin du Roi, Jean Héroard, auteur notamment sous son propre nom de « Institution du prince » également dédié à Louis XIII, avait, qui plus est, laissé un précieux journal...
Un manuscrit insolite, un journal, toute une histoire, direz-vous… Mais, « Qu’est-ce qu’un livre si ce n’est tout d’abord une histoire ? », s’interroge Denis Crouzet , professeur de lettres à l’Université Sorbonne, dès la première ligne de sa préface à l’ouvrage. Et c’est effectivement une instructive et passionnante histoire, informée, documentée, faite de riches questionnements, que nous livre avec « Le Paranymphe d’honneur et de vertu » Marie-Pierre Litaudon.

L.B.K.

 

« Rome, la fin d'un empire, de Caracalla à Théodoric 212-fin du Ve siècle » sous la direction de Catherine Virlouvet, Claire Sotinel, Mondes anciens (Collection dirigée par Joël Cornette), Belin, 2019.

Deux traits marquent souvent l’esprit lorsque l’on évoque l’histoire romaine : sa grandeur faisant de Rome l’un des plus grands empires du monde antique et sa chute, livrée aux coups de butoir des hordes barbares déferlant sur ses frontières… La réalité historique est un peu plus nuancée et le fameux « déclin » de l’Empire romain mérite bien de nombreuses explications et précisions … Des développements qu’apporte avec pertinence cette somme remarquable complétant idéalement le volume de la même collection déjà consacré à « Rome, cité universelle - De César à Caracalla ».
Ce dernier empereur marque en effet une date pivot et essentielle pour comprendre l’aspiration à l’universalité de l’Empire romain. Caracalla en 212 offre la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’Empire, une mesure juridique, mais surtout politique qui consista à intégrer plus encore les populations conquises sous l’identité romaine. Car si Rome sut être intraitable lors de ses conquêtes, n’hésitant pas à tuer, réduire en esclavage celles et ceux refusant l’ordre romain et ses institutions, ce même régime sut cependant intégrer très largement des éléments extérieurs en son sein, une acculturation au sens large comme en témoignent de nombreux engagés dans l’armée romaine d’origine barbare. L’ouvrage explore dans le détail – plus de 650 pages – ces trois siècles qui seront déterminants quant à son histoire et à son terme. Ainsi que le démontre Claire Sotinel, de profondes mutations vont, en effet, progressivement remettre en cause les acquis précédents. Se pose alors la traditionnelle interrogation du « Decline and Fall » de l’Empire romain déjà évoquée par l’historien anglais Edward Gibbon au XVIIIe s. Une décadence ou une évolution de ses structures ? Nombreux sont les spécialistes à s’être opposés et qui s’opposent encore, faisant valoir les nombreuses évolutions positives ayant eu lieu avec le développement du christianisme institutionnalisé dès Constantin, celui de Byzance et de son art, si important les siècles qui allaient succéder…
L’auteur met en lumière toute la complexité de ces interrogations, l’intérêt résidant plus dans leur exploration grâce aux recherches les plus récentes que dans des réponses tranchées, sans nuances. Le lecteur à ce titre lira avec attention la partie consacrée à la crise du IIIe s. avant d’explorer l’importance de l’empire constantinien, premier empire chrétien. Les siècles qui suivront seront caractérisés par un délitement du pouvoir politique au sein de ses frontières comme à l’extérieur, la pression des peuples barbares se faisant de plus en plus forte notamment à l’Est avec les Huns. En 476, le dernier empereur romain Romulus augustule est déposé par Odoacre, la fin officielle d’un empire est entérinée, bien que ce dernier n’ait pas fini pour autant de faire parler de lui, de nombreux traits allaient encore perdurer bien après sa disparition.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« La France avant la France 481-888 » et « Féodalités 888-1180 » sous la direction de Jean-Louis Biget ; « Les Grandes Guerres 1914-1945 » sous la direction de Henry Rousso, Coll. L’Histoire de France », Folio Histoire, 2019.

Folio Histoire offre au lecteur la possibilité de retrouver en format poche la belle collection « Histoire de France » réalisée par Joël Cornette en 13 volumes. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, il ne s’agit en rien d’une Histoire de France fermée et sourde aux multiples influences européennes et mondiales, mais d’une Histoire bien ouverte et tendue vers tous ces espaces, ainsi que l’a souhaité l’initiateur de cette vaste entreprise.
Les temps ont en effet passé depuis cette époque de l’historiographie française analysant et constituant à la fois elle-même son objet d’études. C’est aujourd’hui une vision plurielle qui est en ces volumes convoquée, plurielle tout d’abord en fonction des temps de l’Histoire considérés, trois premiers volumes leur sont ainsi proposés : La France avant la France (481-888) dirigé par Jean-Louis Biget, les Féodalités (888-1180) également dirigé par le même auteur, et enfin Les Grandes Guerres (1914-1945) sous la direction de Henry Rousso. Ainsi que les titres des ouvrages le suggèrent les angles d’analyse retenus sont multiples, non seulement à partir de la tri-fonctionnalité médiévale, mais aussi selon d’autres filtres analytiques comme l’économie, le culturel, le religieux, sans oublier le quotidien…
Geneviève Bührer-Thierry et Charles Mériaux explorent dans le premier volume cette « France d’avant la France », un titre qui annonce déjà à lui seul toutes les difficultés à « dater » précisément l’apparition du phénomène national et d’idée même de France, une apparition que le grand médiéviste Georges Duby ne discernait pas réellement avant le Xe siècle. Les réalités politiques demeurent en effet, ici encore, plurielles, héritées de la déliquescence de l’Empire romain et éclatées en multiples entités régionales héritées des invasions des Ve et VIe siècles. Du Royaume des Francs au Royaume de la Francie, il faudra un long chemin parsemé de ruptures et de conflits avant que n’émerge une royauté appelée à un long avenir, celui de la France même…
Le deuxième volume de la collection, Féodalités, réintroduit de nouveau une rupture essentielle : alors que l’on pouvait penser le royaume de France définitivement établi avec les Capétiens, la féodalité - les féodalités précisent les auteurs – va progressivement cependant morceler le pouvoir royal en autant d’entités géographiques parcellaires ; C’est l’heure des fiefs, des nouvelles relations contractuelles de la vassalité, ces alliances personnelles que l’on pensait pourtant reléguées aux temps anciens du Royaume. Une rupture qu’analyse Florian Mazel démontrant combien la naissance de la France est loin d’être établie au profit d’un seul royaume des Francs qui perdure. L’ouvrage riche de plus de 900 pages affine notre vision de la féodalité lui préférant un pluriel plus adapté, selon l’auteur, aux nombreuses relations qui en découlent, ainsi qu’ au temps plus long exigé quant à leur établissement. Profitant des dernières recherches sur cette période cruciale de l’Histoire de France, le livre invite à adopter une appréciation plus nuancée de ce qui fut longtemps perçu comme une « mutation féodale » rapide et radicale au tournant de l’an mil.
Saut vertigineux, enfin, vers le présent dans cette collection vouée à l’Histoire de France avec ce troisième volume Les Grandes Guerres consacré aux deux Grandes Guerres mondiales de 1914 à 1945. Nicolas Beaupré adopte cette même attitude globale d’analyse des deux conflits mondiaux, en une approche de guerres totales. Tournant le dos aux conflits précédents, la Première Guerre mondiale introduit, en effet, une rupture par l’ampleur et le désastre qu’elle impose aux hommes et aux structures de la France les plus infimes. Ce sont celles-ci, ces multiples désastres, qui sont analysés dans le détail dans cet ouvrage particulièrement exhaustif avec notamment des développements éclairants sur la reconstruction et économique et démographique, essentiels pour mieux comprendre la montée vers le deuxième conflit mondial. Favorisant une analyse internationale de la position de la France sur ces presque trente années qui connaîtra une instabilité politique chronique de la IIIe République avec sa valse des gouvernements, un retrait crispé de la sphère politique internationale au profit d’un interventionnisme colonial, sans oublier la crise de 1929 qui touchera la France au début des années trente jusqu’à la veille de la Seconde Guerre mondiale…
Une collection qui réactualise l’Histoire de France et dont la publication en format poche assurera la diffusion qu’elle mérite.

 

Arlette Farge : « Vies oubliées ; Au cœur du XVIIIe siècle. », Coll. « À la source », éditions La Découverte, 2019.

C’est un ouvrage bien surprenant, mais ô combien truffé d’heureuses pépites que nous livre l’historienne Arlette Farge avec cet ouvrage « Vies oubliées ». Cette dernière a eu l’audacieuse idée de regrouper dans ce volume les fragments d’archives, lettres, détails, issus du Siècle des lumières que les historiens habituellement déclassent et laissent de côté faute de consistance. À rebours de ces idées préconçues, contre vents et marées en quelque sorte, cette brillante historienne, spécialiste du XVIIIe siècle et directrice de recherche émérite au CNRS, laisse enfin parler ces bribes de vies depuis si longtemps à tort délaissées et oubliées dans les caves des archives.
Cet ouvrage fort attrayant par la nouveauté de son approche vient s’inscrire et ouvre la nouvelle collection « À la source » aux éditions La Découverte dirigée par Clémentine Vidal-Naquet. Une nouvelle collection qu’on ne peut que saluer, et qui offre aujourd’hui aux historiens la possibilité de revenir aux sources délaissées ou discordantes pour adopter une nouvelle expérience d’approche et d’écriture, plus intime et sensible du passé, gardant l’historien en éveil de ses émotions, au plus près de l’Histoire, mais sans jamais remettre en cause pour autant les exigences et la rigueur de la recherche historique.
Un défi qu’Arlette Farge relève avec justesse et pertinence puisque ces « reliquats », ces « frêles instants » et ténus de vie dont aucun historien ne voulait, offrent au lecteur, en fin de compte, de véritables, étonnants et instructifs instantanés de la vie sociale du XVIIIe siècle ; Par ce travail et approche novatrice, les amours anonymes se retrouvent et s’aiment à nouveau, les prêtres retrouvent foi, et les artisans, domestiques reprennent vie sur fond de politique, de violences et révoltes ; Ainsi cette lettre sans pitié de « Dame La Garde de Polignac » demandant l’enfermement d’un garçonnet à son service ou ce recueil de lettres retrouvé dans les archives de la Bastille : « De petit format, c’est un livre relié, où peuvent se lire des lettres manuscrites de femmes et d’hommes aux noms restés cachés, et sans date. » La misère aussi avec cette émotion que suscitent ces si nombreux « nouveau-nés abandonnés » ou ces « Billets du Mont de Pitié ». Des avis de recherches, des policiers, geôliers, mais aussi des écuyers, sorciers, etc. L’historienne laisse libre cours à son écriture, une fluidité propre à l’intimité et à l’émotion pour ces vies sauvées de la guillotine de l’Histoire.
C’est tout un monde oublié et négligé des livres traditionnels d’Histoire qui s’animent ainsi à nouveau ; un quotidien dépoussiéré, revalorisé, rattrapé in extremis, qui nous est donné à lire dans son intimité, au plus près de ce Siècle des Lumières. Un siècle dont le faste et la grandeur ont souvent fait reléguer les misères, les peines de ces petites gens dont on ne savait pas assez de choses pour leur accorder considération… Que de vies ainsi enterrées une seconde fois dans les tiroirs des archives, et auxquels l’historienne Arlette Farge redonne, dans le respect le plus strict respect des sources de l’Histoire, voix et souffle.


L.B.K.

 

Atlas historique mondial de Christian Grataloup, Patrick Boucheron (introduction) Héloïse Kolebka (Cartographe), Frédéric Miotto (Cartographe), Collectif, L'Histoire - Arènes Editions, 2019.

Dès la plus haute antiquité, l’homme a cherché à représenter le monde qui l’entourait, les contrées connues étant souvent délimitées par des mers infranchissables. Au-delà, la terra incognita était souvent les lieux des dragons et autres divinités que l’homme ne pouvait aborder sous peine d’y laisser la vie. « Derrière chaque carte, il y a une bibliothèque », rappelle l’historien Patrick Boucheron introduisant le volume, et derrière chaque bibliothèque une conception du monde plus ou moins révélée… C’est à cette histoire de l’humanité cartographiée à laquelle invite cet ambitieux Atlas riche de 515 cartes et 670 pages, toutes ces cartes pouvant même être téléchargées à partir du site dédié. À l’heure de l’information numérique et des animations multimédias, les chronologies traditionnelles ne sont plus guère goutées, si tant soit peu qu’elles le furent ! Avec l’Atlas historique mondial réalisé par le spécialiste de géohistoire Christian Grataloup, nous entrons non seulement dans une représentation graphique des grandes civilisations au fil des siècles, mais également dans une lecture analytique rarement présente dans ce genre d’ouvrage, si ce n’est pour l’incontournable Atlas réalisé naguère par le grand historien Georges Duby. Christian Grataloup a su puiser dans l’immense fonds de cartes de la revue L’Histoire pour évoquer cette marche du monde. Ainsi que le rappelle encore Patrick Boucheron, rien n’est plus difficile que de saisir par le trait et la représentation graphique des faits et des évènements, surtout lorsque ceux-ci ont la profondeur et l’importance que l’on sait dans l’histoire des civilisations. C’est cet art bien d’une particulière rigueur se devant de ne retenir que l’essentiel et lignes forces. C’est ce défi – relevé avec virtuosité, qui a été retenu pour cet Atlas dont la première section part, il faut le souligner, des hominidés aux premiers humains depuis 7 millions d’années… (lire nos interviews d’Yves Coppens et Michel Brunet )
Les échelles géographies évoluent bien entendu en fonction des thématiques retenues et des pans entiers de l’Histoire souvent ignorés dans les atlas traditionnels y sont traités notamment le Nouveau Monde mais aussi le drame du génocide arménien qui bénéficie d’une double page cartographiée. Un texte concis et synthétique offre l’essentiel permettant en quelques lignes d’appréhender au mieux la richesse des remarquables cartes élaborées . Codes couleurs clairs, flèches de formes et tailles différentes, typographies variées, tout a été conçu pour donner une compréhension immédiate d’évènements aussi riches que complexes. L’Atlas se conclut par des problématiques plus qu’actuelles avec la protection de la mer depuis 1980 et des Pôles Nord et Sud, signe une fois encore que l’histoire, la géographie et le temps présent, ont souvent des frontières parfois ténues que cet Atlas, en un tour de force réussi, révèle remarquablement.

 

Jacqueline de Romilly « Émerveillements - Réflexions sur la Grèce antique » Pascal CHARVET (Préface), Monique TRÉDÉ (Préface), Arnaud ZUCKER (Préface), Collection : Bouquins, Robert Laffont, 2019.

Le nom de Jacqueline de Romilly restera inexorablement associé aux lettres classiques et à cette passion hellénique qui la fit connaître du grand public avec des titres devenus des depuis classiques. Ce sont ces ouvrages ayant suscité tant d’admiration que la collection Bouquins a eu l’heureuse idée de réunir. Judicieusement nommée « Émerveillements – Réflexions sur la Grèce antique », cette somme de 1376 pages évoque cet amour immodéré des textes grecs de l’historienne, et ce dès les petites classes, notamment ce coup de foudre pour Thucydide, après avoir reçu en cadeau par sa mère un livre de cet auteur en parchemin… Après de brillantes études, Jacqueline de Romilly va très tôt nourrir un intérêt aiguisé pour les idéaux et valeurs nourris par les Grecs, plus encore pour elle que la réalité des faits historiques. Alcibiade, personnage de Thucydide, ne pouvait qu’a