Samuel Brussell : « Alphabet triestin », Éditions
La Baconnière, 2021.
L’écrivain et éditeur Samuel Brussell compte parmi ces cosmopolites dont
les pas ne pouvaient que porter vers la cité triestine. Ces lieux en effet
à la croisée des cultures bruissent d’autant de fascinations que d’échos à
la suite desquels l’auteur s’est lancé à la poursuite dans cette agréable
digression littéraire. Le lieu, tout d’abord, attire le voyageur qui vit
ses premières expériences dans la foulée d’Umberto Saba, Italo Svevo,
Roberto Bazlen, Anita Pittoni et bien d’autres encore… Entre hôtels et
cafés littéraires, archives et librairies augustes, c’est en pérégrin
familier de ce microcosme ouvert sur le monde que Samuel Brussell arpente
Trieste. S’égrène alors un véritable alphabet triestin, ainsi que le
rappelle le titre de ce plaisant voyage dans les lettres italiennes où une
diaspora se délectait du commerce des mots et des phrases, en poésie,
comme en prose. Ces bribes parfois si ténues, voire infimes aux yeux du
vulgaire, forment des trésors qui ont empli et justifié des vies entières
toutes dédiées à cette cause.
À l’heure des best-sellers et du commerce de la culture, comment
comprendre un Roberto Bazlen qui refusa de publier tout écrit au prétexte
que tout avait déjà été dit, tout en vouant son énergie à valoriser les
créations de ceux qu’il jugeait digne… Ces femmes et ces hommes partagent
cet héritage bien particulier de savoir regarder « le monde avec des yeux
comme le tien » confiait le poète Biagio Marin à sa consœur en poésie
Anita Pittoni.
Mondialisation battue en brèche où chaque voix, parvenue de loin, portait
sans pour autant conduire à une regrettable uniformisation, Trieste a
laissé un témoignage, entre ombres et murmures, à qui ce bel essai redonne
vie.
Jean Starobinski
L'historien de la pensée
Jean Starobinski : "Le Corps et ses raisons",
collection La Librairie du XXIe siècle, 544 p., Éditions Seuil, 2020.
Le corps et l’écriture ont toujours été intimement
liés pour Jean Starobinski, ainsi qu’en témoigne cet ouvrage posthume « Le
corps et ses raisons » qui vient de paraître au Seuil, un an après la
disparition du grand historien des idées et des arts. Des textes riches et
multiples s’attachant à un domaine de prédilection du grand historien,
celui de la perception du corps, de la médecine, de son histoire, mais
aussi de l’histoire de la pensée.
Rappelons qu’alors qu’il était encore jeune étudiant, Jean Starobinski
enchaîna de l’automne 1939 à 1948 dans les Facultés de Genève, des études
de lettres, mais aussi des études de médecine. Une façon pour le jeune
intellectuel et fils de médecin qu’il était alors, de réconcilier les
concepts littéraires et philosophiques et la rigueur d’une approche
pragmatique, à une époque où la littérature lui paraissait peu encline à
lui assurer son avenir.
Mais, l’attraction pour le texte littéraire
ne cessera pas pour autant, et Jean Starobinski, bien que devenu
psychiatre, questionnera sa vie durant la littérature, les textes et les
mots. Jean Starobinski aura, cependant, aussi à cœur de garder des liens
et amitiés privilégiés du côté de l’Hôpital et de l’Institut d’histoire de
la médecine (lire notre interview).
Nombre de ses écrits et non des moindres,
dont sa thèse consacrée à « l’Histoire de la mélancolie », témoignent de
cette attirance et de ce désir de dresser des ponts entre littérature et
médecine.
Ce dernier ouvrage paru aux éditions du Seuil et consacré à la fois au
corps et à sa perception tant en médecine, en histoire, en philosophie
qu’en littérature, illustre une nouvelle fois, cette aspiration pour
l’historien de ne jamais trop séparer ou séquencer.
Starobinski s’attacha, en effet, à chaque fois que l’occasion lui en était
donnée, à isoler le domaine des perceptions corporelles afin d’en analyser
leurs différents registres. Ce fut alors un champ immense d’observations
et d’analyses qui s’ouvrit pour l’historien, ces recherches visant
notamment à distinguer les perceptions en lien avec l'élément de plaisir
ou de souffrance qui peuvent affecter le corps.
L’exemple de Montaigne est révélateur, cet homme
n’eut de cesse de chercher à jouir de la vie alors même qu’il possédait un
corps souffrant atrocement de la fameuse maladie de la pierre (calculs
rénaux). Le regard critique de Starobinski ne pouvait pas, non plus,
ignorer ces fameux « symptômes » de fièvre d’Emma Bovary, entre chaud et
froid, qui jalonnent le roman de Flaubert. Cette perception corporelle
s’inscrit dans un réseau de phénomènes sensoriels suivant un ordre bien
particulier, un ordre étudié dans « Le corps écrit », mais qui viennent
également s’inscrire quant à leurs fonctions à l’intérieur même des
différents mouvements narratifs du roman. Ainsi, l’historien dresse-t-il
la carte, au fil de ces chapitres et œuvres littéraires – Molière et les
médecins, ou encore Camus et la peste…, des liens ténus qui unissent « Le
corps et ses raisons ». Que dit ou a dit le corps ; ce qu’il peut ou ne
peut dire, le corps au travers de l’histoire de la médecine, le visage, le
génie poétique, l’art et la schizophrénie jusqu’à « La présence au monde »
d’aujourd’hui… études précises, colloques ou hommages, chaque texte
apporte sa pierre à un édifice érudit, passionnant et accessible.
Délaissant les nomenclatures et autres systématiques trop contraignantes,
Starobinski leur préfère une relation critique, à la fois rigoureuse
méthodiquement et souple lorsqu’il s’agit de l’individu, en psychiatrie
notamment, discipline dans laquelle il s’était spécialisé. C’est cette
souplesse exigeante qui caractérise l’approche de Jean Starobinski en une
focale tour à tour macroscopique et microscopique, entre le texte et les
registres des émotions émanant du corps, entre l’histoire de la médecine,
le passé et l’avenir.
Avec un style d’une limpidité à la hauteur des analyses de l’historien, «
Le corps et ses raisons » s’avère être l’un des derniers témoignages d’un
esprit rapprochant de manière lumineuse bien des aspects épars de la
pensée humaine.
Philippe-Emmanuel Krautter
Jean Starobinski : « Histoire de la médecine »,
édition établie et présentée par Vincent Barras, illustrations Nicolas
Bouvier, Éditions Héros-Limite, 2020.
Cette « Histoire de la médecine » conçue sous la
plume de l’historien des idées et de la culture Jean Starobinski avec la
collaboration de Nicolas Bouvier en 1963 était depuis longtemps
introuvable et les éditions suisses Héros-Limite ont eu l’heureuse
initiative de la rendre à nouveau disponible en une édition soignée grâce
aux soins de Vincent Barras.
Bénéficiant d’une iconographie signée Nicolas Bouvier, initiateur de ce
projet auprès de son ancien professeur et ami Starobinski, le lecteur
découvrant cet ouvrage se retrouve immédiatement à la croisée des
disciplines et des idées.
Cet ouvrage, en un peu plus d’une centaine de pages, explore les
frontières où médecine, histoire, philosophie, littérature, arts
délimitent la place et le rôle du médecin.
« Qu’avons-nous demandé et que peut-on
aujourd’hui encore demander à la science ? ».
Ainsi que le relève Vincent Barras en préface : « Pour Starobinski, ouvrir
la médecine contemporaine à ce ‘paysage de fond qu’offre le passé’, c’est
aussi bien, faire de la médecine sous une forme qui est la sienne propre
». Ce qu’a accompli - avec le génie de la synthèse que l’on sait -
l’historien des idées dans cet ouvrage destiné aussi bien aux spécialistes
qu’au grand public. L’auteur n’a pas retenu – comme toujours - une
démarche strictement linéaire pour cette histoire, mais a recherché un
réseau d’idées fondateur et constructif, loin cependant de toute
systématique dont Starobinski se méfiait toujours. Les fins de la
médecine, notre rapport à elle, ouvrent ainsi en ces pages à tout un
réseau de questionnements et de prises de conscience multiples.
Cependant, Jean Starobinski prend soin d’avertir, au terme de cette étude,
qu’il n’est pas possible d’exiger de la médecine de définir des normes et
des valeurs, domaine relevant de la sagesse. Sa mission est de contribuer
à la vie, non d’y donner un sens. Par contre, sa finalité sera atteinte si
nous apprenons ce que nous pouvons lui demander, suivant en cela les
conseils antiques d’Hippocrate qui rappelait que « le médecin ami de la
sagesse est égal aux dieux ».
A la suite de cette première publication, Jean Starobinski avait également
projeté une histoire de la médecine et de la perception du corps avec son
ancien élève et ami Nicolas Bouvier. Malheureusement ce projet ne put
aboutir en raison de la disparition de l’écrivain voyageur, en 1998. Reste
que cinquante après, la lecture de cette réédition de cette « Histoire de
la médecine » de 1963 demeure indéniablement toujours aussi vivifiante.
Une lecture plus que bien venue en ces temps troublés et difficiles et à
l’heure des nombreux enjeux posés par la biotechnologie.
Philippe-Emmanuel Krautter
Centenaire Jean Starobinski (1920–2020)
Exposition virtuelle
Sous l’impulsion
des ALS et de l’EPFL+ECAL Lab, le projet d’exposition virtuelle sur Jean
Starobinski a réuni pendant deux ans, au gré d’un vaste chantier
expérimental, des experts de littérature, en recherche muséale, en design,
en ingénierie et psychologie.
L’exposition
Relations critiques a gagné le Prix « Le Meilleur du Web » 2020 dans la
catégorie User Experience.
Interview de Jean Starobinski (Lexnews,
29/01/2013)
Littérature - Poésie - Romans
Claude Askolovitch : « À son ombre »,
Éditions Grasset, 2020.
Elle s’appelait Valérie et était la femme de Claude. Ensemble, ils ont eu
deux enfantse, Camille et Théo. « Valérie souriait en deux fois, une
esquisse timide d’abord, puis un mouvement plus affirmé qui animait ses
lèvres, comme s’il fallait hésiter à la frontière de la joie. » Mais
Valérie, percluse de migraines, un jour à l’hôpital tire sa révérence, et
Claude n’arrive pas à temps. Valérie à peine morte, Claude rencontre et
aime Kathleen plus jeune de vingt ans. Comment ses grands enfants
perçoivent-ils cette « remplaçante » qui déboule dans leur vie et qui
donnera deux autres enfants à Claude, déjà vieillissant ? Claude, lui est
déjà dans un processus de déprime, et il sait que son comportement change
et l’isole de ses amis comme des ses collègues professionnels. Devenait-il
son propre prédateur et celui des autres ? Va-t-il aussi mettre en péril
ce fragile équilibre amoureux, lui et le fantôme de Valérie que ressent
Kathleen, et ces quatre enfants qui doivent s’apprivoiser. « J’effleure et
j’embrasse mon amour enfoui. J’appartiens à deux temps parallèles.
Autrefois et aujourd’hui ont la même réalité. » Claude retrouvera-t-il une
vie un peu plus dans la norme alors qu’il semble vivre entre deux mondes
qui le détruisent autant qu’ils le maintiennent à flots pour ses enfants,
pour les enfants de ses deux femmes aimées… « J’imaginais qu’elle
(Valérie) flotterait sans cesse au-dessus de nos vies. Nous pourrions
vivre à son ombre protectrice. Elle ne serait jamais loin de pouvoir
revenir. » Sans rien cacher de ses doutes, colères, de son égoïsme, de sa
judaïcité, ses pleurs, ses rêves, son analyse, ses envolées amoureuses, la
perte de considérations des autres et de lui-même, le chômage, les piges,
les nouveaux contrats, la descente et la remontée, la résilience, le
bonheur possible malgré tout, Claude Askolovitch raconte sans filtre, dix
ans après la mort de Valérie tout ce qu’il a vécu. Des mots tendres, des
mots durs, des faiblesses et des forces qui le poussent à continuer de
vivre car on ne sait jamais ce qui peut se passer, alors pourquoi se
laisser engloutir par le chagrin… « Pour pouvoir vivre, j’étirais mon âme.
Je n’avais pas le choix », confie-t-il.
Sylvie Génot Molinaro
Robert Walser : « Seeland. » ;
Préfacé et traduit de l’allemand par Marion Graf ; Poche, Éditions Zoé,
2020.
Robert Walser : « Petite Prose. » ; Postface de Peter Utz ; Poche,
Éditions Zoé, 2020.
Robert Walser : « Le Territoire du crayon. » ; Traduit de l’allemand par
Marion Graf ; Choix des textes et postface de Peter Utz ; Poche, Éditions
Zoé, 2020.
À noter la réédition aux éditions Zoé en version Poche de trois nouveaux
recueils du talentueux écrivain et poète suisse Robert Walser (1878-1956),
traduits par Marion Graf.
« Seeland », tout d’abord, réunit six longues proses merveilleusement
écrites que Walser entreprit lors de son retour dans sa ville natale de
Bienne en 1913. Il y restera sept années, des années de solitude partagées
entre écriture et longues promenades idylliques sur les routes et sentiers
biennois. En ces années 1913- 1920, l’écrivain traverse, en effet, une
période dépressive et avoue avoir besoin de calme après ses succès dans
les avant-gardes Berlinoises. Ce qui explique que l’on retrouve en ces
pages à l’écriture élégante, fine et minutieuse, à la fois, la douceur et
la spécificité de cette région de Seeland au pied du Jura alliée aux
rêveries, mais aussi aux songes ou cauchemars de l’auteur. Toute la
sensibilité et finesse d’écriture de Walser se glisse, ici, dans des
scènes anodines de la vie ou de cette terrasse de café ombragée. Des pages
enchantées par l’étrange beauté du monde, mais aussi habitées de cet
incessant questionnement comme pour mieux capturer un ineffable mystère. «
Seeland » n’est cependant pas qu’une « Promenade » mais une longue
réflexion, à la fois nostalgique et mélancolique, dans laquelle se révèle
l’écrivain lui-même, ses liens intimes avec les mots et l’écriture, mais
aussi ses relations professionnelles et sociales ou son statut d’écrivain.
Ce recueil à l’écriture délicate et sensible, à la fois léger,
mélancolique et profond, sera le dernier de cette période biennoise et
paraîtra en 1921.
Paru en 1917, le recueil « Petite Prose » livre toutes les facettes et
l’immense talent de Robert Walser. Écrit au début des années biennoises de
l’écrivain, le lecteur découvrira au travers de proses brèves, vingt et un
textes précisément, une galerie de savoureux portraits alliant tout à la
fois fiction et réalité, imaginaire et éléments autobiographiques,
réflexions méditatives et cette ironie ou dérision qu’aimait tant
également manier l’écrivain suisse. S’enchainent alors une virtuose et
vivante variation de surprises, d’étonnements et d’éblouissements.
L’écriture de Walser y danse selon une chorégraphie littéraire personnelle
sans limites. « Petite Prose » révèle, en effet, tout le talent littéraire
de Walser alternant les rythmes et les styles, de la phrase courte aux
accélérations intempestives. Rappelons que l’écrivain et poète suisse fut
largement salué par F. Kafka, R. Musil, E. Jelinek ou encore Susan Sonntag.
À ces courts textes viennent s’ajouter et clore le recueil, deux écrits
quelque peu plus longs dont « Tobold », une réminiscence par l’auteur d’un
temps passé en tant que laquais dans un château de Silésie.
Robert Walser mourut un soir de Noël en 1956 après avoir marché jusqu’à
épuisement dans la neige.
« Territoire du crayon » paru à titre posthume renferme de multiples
proses inédites qui ont été lors de leur publication rangées par thèmes,
écriture, la Suisse, promenades, les écrivains au travail, etc. Le lecteur
y retrouvera, outre les thèmes de prédilection de l’auteur, toute la
virtuosité littéraire de l’écrivain, que ce soit dans les plus menus
détails que dans ses profondes réflexions. Surtout, « Le Territoire du
crayon », ainsi qu’il l’avait - semble-t-il - surnommé lui-même, relève
d’une très jolie histoire que l’on se doit, ici, de souligner.
Si de 1920 à 1933 à Berne, Walser écrit de nombreuses proses et poèmes
pour des revues et grands journaux germanophones, parallèlement,
l’écrivain suisse prit aussi l’habitude d’écrire plus librement des notes
ou nouvelles d’une écriture extrêmement fine, microscopique, au crayon à
papier, sur de vulgaires bouts ou morceaux de papier, enveloppes, feuilles
d’agenda… Véritable « Territoire du crayon » secret, il ne recopiait ses
écrits à l’encre que lorsque ces derniers étaient prêts, selon lui, à être
publiés. Après sa disparition et pendant des années, ces notes,
soigneusement dissimulées, à l’écriture minuscule demeurèrent telles
quelles sans que personne n’y touchât. Il fallut de longues années avant
que quelqu’un ne réalise que ces fameux bouts de papier au crayon, que
l’on nomma microgrammes, constituaient en réalité de véritables nouvelles
et écrits à part entière. Ainsi furent rassemblées les proses qui
constituent aujourd’hui « Le Territoire du crayon » publié aux éditions
Zoé pour la première fois en langue française en 2013.
Trois merveilleux recueils de Robert Walser venant idéalement compléter la
réédition de « Histoires d’images » également en poche par les éditions
Zoé.
L.B.K.
Florence Fix : « Henrik Ibsen »,
Coll. “Le théâtre de…”, Editions Ides et calendes, 2020.
Reconnu et salué de son vivant, le célèbre écrivain norvégien Henrik Ibsen
(1828-1906) demeure encore de nos jours l’un des auteurs scandinaves les
plus lus et joués, ses œuvres faisant aujourd’hui encore une large place
aux débats, interprétations et créativité des mises de scène ou
réalisations. Mais, connaît-on pour autant l’auteur d’« Une maison de
poupée » ou des « Revenants » ?
Florence Fix, professeur de littérature comparée à l’Université de
Rouen-Normandie, nous dresse dans cet opuscule de la collection « Le
Théâtre de… » aux éditions Ides et Calendes, un portrait, tant de
l’écrivain que de l’homme qu’il fut, vivant, saisissant et complexe.
Sous la plume de l’auteur, c’est en effet un homme aux multiples facettes
et paradoxes qui se révèle. Patriote convaincu, ayant quitté la Norvège
pendant plus de vingt-sept ans, il fut cependant extrêmement sévère et
critique envers sa terre natale et a laissé des portraits au vitriol de
ses compatriotes. Conservateur, mais prêt à défendre l’émancipation
féminine ; Autodidacte, bourgeois, mais défendant également la condition
ouvrière… la complexité de la personnalité du dramaturge déroute.
Si les œuvres d’Ibsen ont, en effet, suscité de leur temps réactions et
échos, faisant souvent scandale à son époque, l’écrivain ne cesse encore
de nos jours de nous surprendre. Donné pour maître du drame moderne,
traduit notamment par le célèbre et regretté Régis Boyer, son œuvre
demeure « éminemment hors frontière », souligne Florence Fix. Là, réside
assurément la profondeur et la force de ses œuvres.
Celui que l’on surnomma souvent le « Zola du Nord » a, en effet, laissé
une œuvre offrant un imaginaire marqué par les sagas scandinaves et la
dureté du climat nordique portant à la solitude. « Le seul auteur
norvégien du XIXe siècle célèbre dans le monde entier transporte avec lui
les brumes du nord et un imaginaire voué aux paysages âpres, aux âmes
fortes et solitaires qu’une terre inhospitalière porte à la bravoure
autant qu’au mysticisme. », écrit l’auteur en son introduction.
Une riche et complexe personnalité ayant suscité tout autant la plus vive
admiration que la critique la plus acerbe de ses contemporains au même
titre que Zola ou Victor Hugo, et que Florence Fix cerne en ces pages avec
beaucoup de subtilité.
L.B.K.
« Cahier Paul Celan » Dirigé par
Bertrand Badiou, Clément Fradin et Werner Wögerbauer, 256 pp.
Cahier de l’Herne, 2020.
En cette année 2020, le poète allemand Paul Celan aurait eu cent ans… Mais
le destin tragique de cet homme allait en décider autrement. Si ce grand
poète est aujourd’hui largement reconnu et salué, reste que son écriture
demeure jugée souvent hermétique appelant une porte d’entrée. Ce dernier
Cahier de l’Herne qui lui est entièrement consacré est donc
particulièrement bien venu pour aborder une œuvre à la fois exigeante et
d’une acuité implacable.
Le destin du peuple juif au XXe siècle gravera inexorablement non
seulement le style mais aussi l’âme de son écriture. Cette cicatrice
portée par le réel avec la Shoah accompagnera, en effet, Paul Celan tout
le reste de sa vie jusqu’à sa mort volontaire en 1970. Et pourtant rien ne
destinait le jeune Paul à cette destinée. Plein d’espoirs et très tôt
porté vers la poésie, Paul Celan a nourri un souvenir ému pour sa ville
natale de Tchernowitz où il mena une vie d’adolescent plein de vie. Mais,
très tôt le poids de l’antisémitisme pointe et gagne sa poésie dès les
années 30. Cette menace nazie n’est cependant pas encore blessure dans la
chair, tout juste une sourde inquiétude. La mère tant aimée de Paul est
abattue d’une balle dans un camp de concentration alors que son père y
décédera du typhus. La malédiction est définitive et ne quittera dès lors
plus les poèmes de Paul Celan.
Viendront après les années d’exil à Bucarest et Vienne, qui ne
parviendront pas à apaiser cette âme blessée à jamais, même si nait durant
ces années un amour indéfectible pour Ingeborg Bachmann. Paris sera,
cependant, la ville du refuge après le désastre et l’horreur, mais le
poète continuera de chercher dans la langue le moyen de traduire
l’indicible, juguler le mensonge.
Le choix des mots, leur sonorité et allitération, sont autant de vecteurs
que Paul Celan ne cessera d’explorer ainsi qu’il ressort des études
rassemblées dans ce Cahier. Ces années parisiennes enfin seront celles
aussi des caves de jazz, des logements de fortune dans de petits hôtels
jusqu’à sa rencontre avec Gisèle de Lestrange qu’il épousera en 1952.
Le Cahier de l’Herne Paul Celan dirigé par Bertrand Badiou, Clément Fradin
et Werner Wögerbauer dresse un portrait transversal et riche de cette
personnalité si complexe à partir de nombreux documents inédits (lettres,
traductions et notes privées). La fascination pour de grands poètes comme
Hölderlin, ses nombreuses correspondances, les crises récurrentes qu’il
connaîtra tout le reste de sa vie, et avant tout sa poésie, sont en ces
pages analysées par les meilleurs spécialistes du poète.
Une approche aux facettes multiples qui parvient à rendre plus « familière
» et accessible l’écriture de Paul Celan, un défi réussi.
Philippe-Emmanuel Krautter
Frédéric Jacques Temple : « La
Chasse infinie et autres poèmes. », Édition de Claude Leroy, Coll.
Poésie/Gallimard, NRF, Éditions Gallimard, 2020.
« La Chasse infinie et autres poèmes » de l’écrivain et poète Frédéric
Jacques Temple, dans cette édition établie par Claude Leroy, est un moment
inouï et rare de poésie. Frédéric Jacques Temple a traversé le siècle
passé à la manière de sa poésie parcourant les lieux et les espaces sans
jamais de frontières. Le monde, du nord au sud, d'est en ouest, sera pour
lui le plus bel espace de liberté et de poésie, « Faire voyage de tout »,
retiendra pour titre de sa préface Claude Leroy. L’ouvrage s’ouvre par «
Foghorn », tels des messages venus de loin, des cartes postales, balises,
bouées, « le plus souvent corne de brume », dira le poète.
Proche de Cendrars, de Joseph Delteil, d’Henry Miller, de Lawrence Durrell,
Richard Aldington (Les Cinq) ou encore d’Edmond Charlot, le poète aime les
rencontres, les liens cosmopolites que sa poésie a su si bien traduire.
Des conversations au-delà des conventions et des mots, pour des poèmes
toujours dédiés à un ami. Claude Leroy souligne combien Temple « se
présente comme une longue invitation au voyage. Sous le patronage de Jules
Verne qui lui a ouvert le monde des livres, et de l’Oncle Blaise, qui l’a
initié au livre du monde, et désormais porté par la confiance du groupe
des cinq. » Liens et partage indissociablement reliés, partage des
rencontres, des souvenirs et de la mémoire sur les ailes du temps. Pour le
poète, « Le monde se feuillette comme un livre ouvert qu’une vie, aussi
gorgée de lectures, de voyages et d’aventures qu’elle puisse être, ne
suffira pas à déchiffrer. », écrit encore Claude Leroy.
Convoquant les sens, les harmonies et les correspondances, la poésie de
Frédéric Jacques Temple est habitée d’affinités, de liens avec ses amis,
mais aussi avec les plantes qu’il collectionne, les pierres, les livres,
les voyages et les Mondes. « La Chasse infinie », recueil qui donne son
titre à cette édition. Des espaces ouverts qu’il parcourt, arpente et
sillonne, des mondes qu’il découvre, déchiffre, des présences qu’il
cherche, convoque et retrouve ; voyage dans le temps fait d’amis, d’ombres
et de mots. Secret alliage de passion, de magie et de la présence des
esprits. Le poète occitan n’a-t-il pas été nommé « Celui qui vient avec le
soleil » par les Indiens du Nouveau-Mexique ?! Le Midi et le Sud,
ensorcelant, désolé, désolant, mais emplis de cette lumière des
réminiscences impriment la poésie de Temple, la guerre aussi, et en
contrepoint, les insectes, les oiseaux, les fleurs et les arbres, tel ce
poème « Beija-Flores » extrait du recueil « A bord du Mélusine » :
« Abeille
Oiseau
Vibrion de lumière
Immobile désir
Frémissant
Sur les lèvres
Des fleurs »
Envers et contre tous courants, tendances ou modes, Temple a su toujours
regarder son phare, son étoile, celle de mer, de sable ou du berger, et
avancé en voyageur ou pèlerin sur le long chemin de la vie…
« J’ai marché très longtemps
Dans les poèmes de Longfellow. »
(Ombres)
Ouvrant cette édition, qui fête presque le centenaire du poète né en 1921
à Montpellier, iI ne faut pas dissocier l’homme, l’ami, le voyageur et le
poète ; Sa poésie est sa respiration et le « Kaléidoscope » son existence
même. « Le plus étonnant des voyageurs, le seul qui mérite pleinement ce
nom, est celui qui sait faire voyage de tout », rappelle Claude Leroy. Et
Temple, c’est cela.
L.B.K.
« Paul Valéry – La renaissance de
la liberté ; Souvenirs et réflexions » ; Édition établie par Michel
Jarrety, 208 p., Coll. Omnia Poche, Editions Bartillat, 2019.
C’est toujours avec curiosité et un plaisir certain que le lecteur
entreprend la lecture de textes inédits ou rares de Paul Valéry
(1871-1945). Et, tel est bien le cas avec cette réédition dans la
collection Omnia Poche de « Paul Valéry ; La renaissance de la liberté ;
Souvenirs et réflexions » proposée par les éditions Bartillat. L’opuscule
livre en effet à la lecture et connaissance pas moins de vingt-cinq écrits
de l’écrivain s’échelonnant des années 20 à la fin des années 30. Des
lettres, discours ou textes destinés pour beaucoup à des revues ou
quotidiens, mais qui pour certains et pour diverses raisons ont été
écartés ou non repris ultérieurement. À cette époque de
l’entre-deux-guerres, l’écrivain a acquis une renommée certaine qui ne
devait jamais plus se démentir ; Il entrera à l’Académie française en
1927, et à cette occasion sera créée à sa demande une chaire de « poëtique
».
Présentés et accompagnés d’un appareil critique concis et rigoureux par
Michel Jarrety, professeur à la Sorbonne et spécialiste de l’œuvre de Paul
Valéry auquel il a déjà consacré une belle biographie, l’ouvrage se révèle
sur nombre de points abordés par l’écrivain et poète d’une acuité,
modernité ou actualité troublante. Littérature, poésie, Europe, mais aussi
théâtre ou encore cinéma, peu de domaines échappent à son grand angle de
réflexion et d’analyse.
L’ouvrage s’ouvre par une série de lettres ou d’hommages que rédigea Paul
Valéry pour des amis proches ou que le temps a éloignés ; Des écrits
conjuguant à la fois souvenirs du poète et les liens que ce dernier a pu
entretenir avec de grandes figures de la littérature française ou du monde
diplomatique ou politique, notamment sa rencontre avec Pierre Louÿs, Gide,
puis Mallarmé… Occasion pour le lecteur de retrouver les années de
jeunesse de celui qui deviendra Paul Valéry, telle cette première lettre
de 1923 dans laquelle il revient sur « Le Montpellier de 1890 », ce
Montpellier de la fin du XIXe siècle qui fut le sien.
Le lecteur pourra également apprécier une analyse de la poésie du XIXe
siècle et l’incomparable influence de Baudelaire. Un texte qui ouvre une
série d’écrits à forte valeur littéraire notamment « Mon œuvre et moi »
dans lequel Paul Valéry y révèle son propre rapport à l’écriture, à
l’œuvre, son développement et parcours poétique. Le lecteur y découvrira
également un texte sur « L’avenir de la littérature », l’avenir du livre
papier, de la langue, publié dans le New York Herald Tribune de 1928 et
d’une saisissante modernité… Avec un siècle d’avance, Paul Valéry y expose
pour le livre et la littérature les plus « sinistres prophéties » appuyées
sur une longue série de faits et d’arguments. Relisant ces pages d’un
sombre avenir littéraire, ne peut-on être tenté – ou rêver – de penser que
la survie du livre, soumis à plus d’un siècle de doutes et
questionnements, révèle peut-être à elle seule, en fin de compte, toute la
spécificité, la force et valeur de ce « non-objet » nommé livre donné
depuis si longtemps pour mort ?
Dans « Préambule », écrit en 1928 pour l’ouvrage « Poësie », mais qui sera
édité sans, l’écrivain se penche sur la question délicate de « Comment
expliquer la poésie elle-même ? » Comment définir le poète, la vertu ou «
le tempérament poétique » ? On ne peut que mesurer la difficulté de la
tâche ardue que Paul Valéry s’était alors assigné…
Enfin de nombreux textes de ces années d’entre-deux-guerres sont consacrés
à l’Europe, ou plus précisément, ainsi que le soulignait Paul Valéry
lui-même, à « La question de l’Europe » ; Un « esprit européen » qui lui
tenait particulièrement à cœur (lui, qui était entré dès 1922 à la SDN -
au Comité National Français de Coopération Intellectuelle), et sur lequel
il revient, en ces textes, à maintes reprises.
L’angle de réflexion de Paul Valéry est assurément un grand angle, tourné
tant vers le passé que l’avenir, et ouvert sur l’Europe et le monde. Tel
un « L’homme d’Univers », cette notion que lui inspira Goethe, et que
l’écrivain développera dans un texte de 1932 donné, ici, à lire (Goethe,
dont Paul Valéry n’avait pu lire, à cette époque, que les rares
traductions existantes en langue française, dont « Le Faust » de Nerval).
Que de réflexions et « Vie de l’esprit » en ces pages ! Mais la boutade
préférée de Paul Valéry n’était-elle pas : «C’est intéressant, il faudrait
y réfléchir… »
L.B.K.
Paul Valet : « La parole qui me porte »,
Préface de Sophie Nauleau, Coll. Poésie/Gallimard, 224 p., n°549, 2020.
Lire Paul Valet (1905-1987), c’est sombrer dans un vertigineux gouffre
poétique, un abîme hanté d’insoumission et de refus dont on ne saurait
ressortir indemne. La poésie de Paul Valet offre cette concentration rare
et intense de mots, des vers puisant à l’impensable humain et livrant une
poésie de l’inconcevable où la puissance de vie du poète souffle, en dépit
de tout, l’extrême force du désespoir ; En témoigne ce court poème « Pour
survivre » ouvrant « Le Refus » du recueil « Table rase » :
« Dans ce monde clos de morts
Où l’espoir enterre l’espoir
Il me reste le Refus
Pour survivre »
Ces vers disent à eux seuls le parcours libre et singulier du poète, de
son vrai nom Georges Schwartz ou Grzegorz Szarc, marqué du fer de
l’insoumission et de révolte contre toutes les formes d’oppression. Fuyant
la Russie de 1917 à l’adolescence pour la Pologne, puis la France en 1924,
il verra tous les siens disparaître à Auschwitz ; Grand résistant sous
l’Occupation, il deviendra médecin des pauvres après-guerre à Vitry. La
biographie établie par son fils pour Jacques Lacarrière en 2001 - « Soleil
d’insoumission » - le dit mieux que tout autre et par son seul titre le
grave à jamais. Les vers du poète sont forgés au fer rouge, des mots
écorchés, des aphorismes aux plaies béantes, stigmates de cette poésie
singulière et puissante. Écoutons encore ces vers venant refermer le
dernier recueil «Paroles d’assaut » :
« La pensée qui se pense
Dévore ses entrailles
Quand tout croule
L’Écroulement se fige
Infaillible est le regard
De l’Oubli qui survit »
Paul valet arrache sa force au désastre, au chaos et au néant, des
antinomies implacables, des mots incisifs, pour résister et survivre dans
une ultime et désespérée communion, tel un chemin de croix. Une poésie née
sur les cendres des moribonds et des morts-vivants. Ce sont les ultimes
cris du désespoir des rescapés et survivants qui s’y lisent. Musicien,
peintre, repéré par Henri Michaud, le poète se liera avec Eluard, Prévert,
mais aussi Char ou encore Cioran. Nul nihilisme ni dépit chez Paul Valet,
mais une force de vie aux racines nues, telle une épiphyte, cette orchidée
aux racines suspendues au-dessus du néant, un « courage d’exister » que
Sophie Nauleau souligne dans sa préface et qui aurait dû être le thème du
printemps des Poètes en cette année 2020. Qui mieux que Paul Valet
pourrait par ses vers nous dire cette force de poésie qu’il a fait sienne
en dépit de tout ?
« J’épelle dans le chaos
Ma liberté première
Ma poésie
Riposte à l’existence
Dernier rempart vivant
De l’insécurité
Puissant contrepoison
De toute prédication
Virus insupportable
Pour le néant souriant »
(Extrait de « Ma part » du recueil « La parole qui me porte »).
La poésie de Paul Valet est un gouffre abyssal où se crie dans le chaos un
élan vertigineux. Un chaos - « l’Élu du chaos», ainsi que le surnommera
son ami Guy Benoît - ou cet incommensurable « Vertige », titre qu’il
donnera au dernier recueil publié de son vivant, qu’il verra publié -
presque déjà de trop loin - la veille de sa mort ; Paul Valet s’éteindra
le 8 février 1987.
Cette dernière parution aux éditions Poésie/Gallimard consacrée à Paul
Valet, qui suit la parution en début d’année de « Que pourrais-je vous
donner de plus que mon gouffre ? » aux éditions du Dilettante, n’offre pas
moins de quatre recueils majeurs du poète, « Lacunes », « Table rase » et
« Paroles d’assaut » précédé de « La parole qui me porte », recueil qui
donne son titre à l’ensemble de l’ouvrage.
L.B.K.
Guy Goffette « Pain perdu », Nrf,
Gallimard, 2020.
L’homme ne cesse de questionner la valeur symbolique du pain dans notre
culture depuis qu’un premier paysan de l’orient lointain eut l’idée de
recueillir la farine de cette graminée sauvage afin de « réjouir le cœur »
comme le scande la Bible, un « panem nostrum » qui rime avec vie dans
notre mémoire. Quelle quête poursuit dès lors l’un des plus fameux poètes
contemporains lorsque son dernier recueil prend pour titre « Pain perdu »
? Une recette de vie, de l’enfance ? Poésie, assurément…
C’est en gare d’Épernay et de la Champagne crayeuse, que le poète aperçoit
sur le quai un pêcheur hissant avec peine sa barque, scène ouvrant vers
des horizons lointains sur les ondes, tout en demeurant dans son
compartiment, évasion quotidienne que les vers accompagnent comme un
voyage au long cours. Le temps précieux, un temps doré inaltérable, court
en filigrane dans la poésie de Guy Goffette. « Tempus fugit » aurait pu
dire « Ulysse à jamais ébloui », si Virgile ne l’avait fait pour lui
quelque temps, et vers, plus tard. Il s’agit alors d’« ouvrir la porte de
l’aube et suivre l’ivresse de son chien vers les collines qui délacent les
vertèbres d’un ciel trop longtemps pris aux grilles des forêts ». « Un
temps manœuvre dans le temps à quoi rien ne résiste » pour un printemps
précoce ; « Le temps nous use » confie encore le poète. Il peut être
compagnon de route, souriant ou ombrageux, mais poursuit toujours sa
course.
Lorsqu’il neige au dehors et que « l’aube piétine et regarde sa montre »,
quelques vers plus loin, « le temps manœuvre dans l’espace de l’hiver » ;
Comment rester lucide lorsque « nous avançons à tâtons dans le labyrinthe
des jours » ? Tout en ne voulant rien perdre et en ne gagnant rien ?
Souvenirs éperdus perdus comme un rubis
jeté dans l’herbe haute au fond des corridors
voilà bien la mémoire elle renverse tout…
(Les Cercles)
« Ite missa est », allez, la messe est dite, lorsque le destin frappe par
trois coups et que la scène de nos vies s’avère bien vide. Alors, il faut
faire le premier pas, celui qui fait mal, « dans le feu du matin ». Guy
Goffette, loin de se complaire dans la nostalgie dessille nos yeux sur ce
qui est précieux, trésors des enfants trop vite devenus adultes, « tous
nous reviendrons un jour dans la cuisine d’enfance »…
Redécouvrons alors cet « Art de peu », ces mots qui claquent et qui
brillent, « de bric et de broc », tout ce que la vie laisse à notre portée
– comme un « Pain perdu » – et que nous pourrons retrouver et goûter grâce
à la poésie de Guy Goffette !
Philippe-Emmanuel Krautter
"A la merci du désir" de Frederick
Exley, Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2020.
C'est une écriture cash ! Avec « À la merci du désir », Frederick Exley ne
laisse pas le lecteur bien tranquille dans ses pantoufles, il dépote et
parle de cette Amérique puritaine qui à littéralement explosé après la
guerre du Vietnam, mais aussi avant, dans la jeunesse de Exley
(1929-1992). « Je ne cesserai jamais de hurler à que point le monde des
années quarante et cinquante pouvait être étouffant, pétrifiant, à quel
point on sentait peser sur la moindre de nos paroles, le moindre de nos
actes, la moindre de nos pensées mêmes, une effrayante chape de plomb qui
nous menaçait des pires rétorsions pour tout acte ou toute pensée
atypique, à quel point nous finissions tous, d'une manière ou d'une autre,
par vendre nos âmes à cette rigide image puritaine que la société avait
d'elle-même... » Alors est-ce pour cela que Frederick Exley, auteur d'un
chef-d’œuvre qu'il déteste « Le dernier stade de la soif », pourtant
couronné en 1969 du prix Rosenthal - « Si l'on est pas écrivain, il est
difficile de comprendre avec quelle passion profonde on en arrive à haïr
sa propre création... Ce bouquin, cela faisait des années que je n'en
avais pas gardé un seul exemplaire dans un rayon de deux kilomètres autour
de moi... » - décide de nous raconter sa propre expérience, sa vie, par le
biais de la vie de son frère, « le Général », militaire qui souffre d'un
cancer en phase terminale et va mourir. Il est paranoïaque, alcoolique,
refusant rarement une dose de drogue, il a fait quelque séjours en hôpital
psychiatrique, il mène une drôle de vie où pratiquement rien de ce qu'il
pourrait prévoir ou vouloir dans ses moments de lucidité ne se passe en
réalité. Il fait des rencontres hallucinantes, se laisse embarquer dans
des amours impossibles, se fait manipuler par un Irlandais à moitié
dément, réclame son dû de sexe et d'amour, tombe amoureux frénétiquement
de nymphomanes, il est à un stade ou réalité et fantasmes se mélangent
joyeusement ou dangereusement, et le secours de sa psychiatre ne lui sauve
pas toujours la mise, voire jamais. Bref, il n'a pas de limites et vit
dans une sorte de colocation avec lui-même à la merci de ses désirs et des
dangers attenants... seul le sport, le football américain, lorsqu'il était
jeune, semble lui avoir apporté une illusion d'équilibre « Mon gourou,
c'était mon entraîneur de football au lycée... »
La famille, les relations avec la fratrie, la folie qui cogne à la porte,
les copains, les filles, les pulsions de tous ordres, incontrôlables, la
violence sociale de cette Amérique en déclin et sa jeunesse qui veut se
libérer, voilà cette vie couchée sur le papier ; Une vie donnée comme une
confession ou un testament…
Sylvie Génot Molinaro
Federigo Tozzi : « Les choses, Les
gens », Traduction de l'italien et postface de Philippe Di Meo, Éditions
La Baconnière, 2019.
Federigo Tozzi traverse le paysage littéraire italien comme un astre
éphémère, concluant le XIXe siècle et ouvrant le XXe, mort prématurément à
l’âge de 37 ans. Cette fugacité explique peut-être sa relative
méconnaissance hors des frontières de son pays, méconnaissance à laquelle
vient remédier une belle édition réalisée par Philippe Di Meo aux éditions
La Baconnière à Genève. 2020 marque le centenaire de la disparition de
l’écrivain, ses œuvres complètes en italien viendront également célébrer
cet anniversaire. Federigo Tozzi naît à Sienne en 1883 dans un milieu de
la petite bourgeoisie mais la disparition de sa mère et ses rapports
conflictuels avec son père marqueront à jamais son adolescence. Cette
fragilité cisèlera la plume de l’écrivain-poète en d’inoubliables
efflorescences dont le présent volume réunit quelques beaux fragments,
l’auteur ayant conçu une trilogie dont « Les Bêtes » paru de son vivant
constituait le premier volet, suivi de « Les choses » et « Les gens »
réunis dans cette présente édition. Auteur salué par le grand Italo Svevo,
la valeur de Federigo Tozzi commença à être soulignée à partir des années
60 en Italie, et nul doute qu’aujourd’hui en France, un grand nombre de
lecteurs trouveront dans ces pages le plaisir d’une écriture singulière et
d’une âme à la sensibilité bouleversée.
Le présent recueil débute par « Les choses », une réunion de fragments
épars qu’une surprenante lucidité éclaire dans les affres les plus
profondes pour celui qui avouait : « Nous avons en nous une existence
faite de musiques silencieuses qui donnent à nos mots la sonorité de notre
humanité individuelle… ». Cette sensibilité exacerbée permet au poète ces
fulgurances : « On entend naître les roses, derrière le mur ». Il y a une
beauté certaine chez Tozzi avec cette « Tristesse des choses que j’aime !
», une pénombre qui pourrait, à tort, être perçue comme une noirceur
irréversible. Car, ces nuages ne parviennent pas pour autant à dissimuler
cette couleur bleu turquin récurrente en ces pages, une espérance
azuréenne qui tient lieu de respiration à l’auteur. La nature est
omniprésente pour celui qui a grandi dans la campagne siennoise, une
nature qui s’immisce dans l’intimité de sa poésie à un point tel que cette
porosité laisse croire parfois à une disparition du sujet qui chancelle et
tremble jusqu’en ses plus intimes perceptions. Mais ce discours intérieur
réserve toujours des surgissements inattendus : « Là-bas, au loin, il y a
une écharpe de mer qui semble être une chose sèche ». Le rapport au sacré
est tendu, récurrent, fait d’attractions et de répulsions, une scansion
indicible et incontournable dont le poète ne saurait se départir. La
fragilité invite aux réunions des contraires, « Je sens en moi une ferveur
de réalité… », confie-t-il comme un testament dans ce questionnement
incessant du monde. Une écriture, un style et une profondeur dont Philippe
Di Meo a rendu toute la délicatesse avec ce beau volume d’aphorismes
poétiques et ciselés.
Philippe-Emmanuel Krautter
Oê Kenzaburô : « Notes d’Okinawa
», Traduit du japonais par Corinne Quentin, Édition Picquier, 2019.
En éditant « Notes d’Okinawa » du grand écrivain japonais Ôe Kenzaburô,
les éditions Picquier ont fait choix d’un ouvrage fort, profond et qui ne
saurait laisser son lecteur indemne.
Des notes écrites dans les années 1960 (mais cela pourrait être un autre
siècle, le suivant…), lorsque l’écrivain se rend dans l’archipel d’Okinawa
(mais cela pourrait également être un autre archipel ou un continent ou
autre pays…) et se trouve pris dans les mailles serrées de sa japonité, du
passé, la gentillesse et ce rejet, comme un implacable écho, des habitants
d’Okinawa. C’est alors un abîme de questions qui l’assaillent… « Qu’est-ce
d’être un Japonais et n’est-il pas possible de se transformer en un
Japonais qui ne serait pas de ce genre ? », questionne inlassablement la
voix intérieure de l’écrivain se rendant et retournant encore et encore à
Okinawa...
Cet étrange archipel, à cette époque encore sous administration et
domination américaine, et à la face duquel le Japon entend afficher son
indépendance tout en lui demeurant « furtivement » dépendant, souligne Ôe
Kenzaburô. Hontô, île principale d’Okinawa, Ishigaki, l’île du poète
journaliste, Yaeyama, Iriomote, l’île des montagnes et des chants
populaires, l’écrivain observe, écoute et s’interroge, un voyage
introspectif dans un archipel incarnant le rejet et distillant dans ses
veines à chaque silence toujours plus fort et tendu, l’amer et inexorable
poison de l’impuissance face à une vérité écrasante… « Conscience
japonaise d’être soi » ou conscience du monde humain. Oser aller au cœur
des questionnements avec cette écriture sans faille, exigeante et sans
concessions qu’est celle d’Ôe Kenzaburô.
Bien sûr, l’ombre brûlante du nucléaire hante ces pages. Rappelons que la
force d’écriture d’Ôe Kensaburô, prix Nobel de littérature en 1994, puise
sa force dans l’histoire du Japon, d’Hiroshima, de ses victimes.
Irradiées. Nagasaki. Irradiés. Mais aussi Okinawa avec ses bases
américaines, ses bases sous-terraines, ses déchets nucléaires et gaz
toxiques. Suspicion, silence. « Allez au bout de la question et savoir,
vous sert à quoi ? », interroge encore la voix intérieure.
Ce sont des témoignages forts qui, tels des points d’ancrage, scandent les
pages de ce livre. Témoignages d’irradiés de Nagasaki, d’Okinawa… Paysage
et vies dévastés, hantés dans lesquels se glisse pourtant le poète…
Des pages d’une acuité déchirante, d’une lucidité écrasante. Tension,
indignation, révolte, le rejet comme point de départ, plus encore pour le
poète impassible, immuable dans son sourire et la ténacité persistante de
ses silences. Les questions s’embourbent, les hommes tels des ombres
avancent ou oscillent, la souffrance, la douleur, des plaies profondes,
intérieures, dont la cicatrice ne guérit pas…
« Comment… ? », martèle en son for intérieur l’écrivain prendre
conscience, nommer, lorsque « sur le mur qui clôt l’impasse on ne trouve
qu’une tête fracassée et sanglante. » Alliage tranchant de colère froide
et de désespoir du poète, et le goût amer du dégout de soi. Les questions
soulevées par Ôe Kenzaburô dans cette quête d’honnêteté tant
intellectuelle qu’humaine sont nombreuses ; par-delà le mur de la question
du nucléaire, la folie, la démocratie, la loyauté, l’intégration… s’y
trouvent réfléchies par un effet boomerang. Il faut les appréhender dans
toute leur réalité et contemporanéité, histoire et présent. Un livre
exigeant, profond, de cette force existentielle qui bouscule, ébranle et
poursuit.
Depuis ce jour
Le pays natal dans la mer du sud
Est devenu un serpent.
Ce serpent que la douleur lancinante de l’arme atomique
Engourdit
Quand, agonisant, il se tortille et s’entortille
Bien que publié initialement en 1970, l’auteur a souhaité pour cette
édition française, traduite en langue française par Corinne Quentin, y
ajouter des textes très récents de 2015 notamment sur la question du
nucléaire. Un très bel ouvrage marquant, en cette année 2020, le 85ème
anniversaire de ce grand écrivain japonais.
L.B.K.
Victor Hugo : « Les Contemplations », Préface de
Charles Baudelaire, Édition présentée par Pierre Albouy, Bac 2020 Folio, n
° 6679, 2019.
Réédition en Folio des « Contemplations » de Victor Hugo incluant la
préface de Charles Baudelaire et présentée pour cette édition par Pierre
Albouy. Un classique saisissant, n’ayant pris aucune ride. Confession
d’une conscience, d’une mémoire, celle d’un géant de la littérature ;
Souvenirs, réminiscences, impressions, hantés de fantômes dans la brume
des années et de l’âge. Énigme et destinée de la condition humaine ; Âme
cheminant « de lueur en lueur en laissant derrière lui la jeunesse,
l’amour, l’illusion, le combat, le désespoir, et qui s’arrête « au bord de
l’infini » » écrit Victor Hugo. Un abîme offrant un chef-d'œuvre qu’il
convient de lire, ainsi que le souligne Pierre Albouy dans sa préface, «
comme on lirait le livre d’un mort. ». Deux temps, deux chapitres - «
Autrefois » et « Aujourd’hui » - avec pour fatale césure la mort, « Un
abîme les sépare, le tombeau », écrit encore Pierre Albouy. Une édition
complète intégrant chronologie, notices et notes.
Delphine Rey-Galtier : « Le
théâtre de Michel Vinaver », Éditions Ides et Calandes, 2019.
C’est un bel essai sur Michel Vinaver que nous propose Delphine
Rey-Galtier, enseignante de Lettres et de théâtre, avec cet opuscule nommé
« Le théâtre de Michel Vinaver » aux éditions Ides et Calandes. Vinaver ne
s’est pas seulement imposé, dès les années 50, dans le monde du théâtre,
il a également su imposer à la grande scène du Théâtre même une vision, sa
vision, élargie et singulière. Venu au théâtre un peu par hasard,
dira-t-il, Vinaver, dramaturge et écrivain, a en effet écrit de nombreuses
pièces, plus d’une vingtaine à ce jour à son actif, pour la plupart mises
en scène, et pour lesquelles le dramaturge a reçu prix et honneurs. Une
vision tant du théâtre que du monde que Vinaver a également développée
dans ses ouvrages, essais ou critiques sur le théâtre (sans oublier ses
romans et traductions). Une vision personnelle et tranchée que Delphine
Rey-Galtier a entendu en ces pages non seulement exposer, mais surtout
explorer mettant parfaitement sous la lumière des projecteurs, au fil des
chapitres, ce qui caractérise probablement le plus Vinaver : son rapport
au vivant et à l’immédiat. Ce sont les « Paysages Vinaveriens » qu’a
souhaité retracer l’auteur de cet essai. Des paysages tissés des fils du
réel, de l’histoire et de la mythologie, avec pour prédilection, entre
autre, Georges Dumézil ou encore Jean-Pierre Vernant ; Un entrecroisement
soumis au vent de la poésie, celle notamment de T.S. Eliot. « Un à un les
fils se relient » dit-il encore.
En une distance toujours maîtrisée, Vinaver interpelle, en effet, le
spectateur et plus encore celui qui se cache dans son for intérieur,
l’homme et le monde, « des voix et des corps »… mais, aussi les ombres et
la mort, donnant « la parole aux morts ». Un dialogue direct, sans
supercherie ni détours, et empreint de cette poésie qu’il sut insuffler à
l’ensemble de son œuvre. Delphine Rey-Galtier souligne combien les
positions de Vinaver sont affirmées, se traduisant dans son style par une
écriture vive et hachée, souvent fragmentaire. Il y a dans son œuvre non
une résistance, mais bien des résistances, un réenchantement du monde…
Avec son propre style, l’auteur de cet essai dresse bien plus qu’un
portrait figé de Michel Vinaver, mais tel un metteur en scène, nous révèle
en ces pages étayées tant l’œuvre théâtrale, le dramaturge, que l’homme.
Une œuvre grande ouverte sur le réel, alternant entre ironie, dérision et
tendre compréhension. Une œuvre pointant du doigt failles et gouffres pour
mieux susciter inlassablement les doutes et questionnements, en un
dialogue ininterrompu avec le spectateur. « Y a-t-il un service
après-vente du capitalisme ? » Vinaver bouscule, c’est certain, mais avec
cette poésie de langage et de la scène qui lui sont propres et que vient
traduire, en ces pages, Delphine Rey-Galtier.
Jun’ichirô Tanizaki : « Dans l’œil
du démon. », traduit du japonais par Patrick Honnoré et Ryoko Sekiguchi,
Éditions Picquier, 2019.
Un captivant et envoûtant roman ! Tel est le roman, publié aux éditions
Picquier, « Dans l’œil du démon » du célèbre romancier japonais
Tanizaki. Un roman noir, sensuel et démoniaque, dans un jeu pervers et
démentiel d’illusions, traduit ici par Patrick Honnoré et Ryoko Sekiguchi.
Un roman palpitant confirmant, une fois de plus s’il en était besoin,
l’exceptionnel talent de l’un des plus grands écrivains japonais du XXe
siècle.
Le narrateur, écrivain, reçoit un appel des plus farfelus et étrange de
son ami Sonomura, un oisif, fortuné, un brin cinglé, lui proposant de
l’accompagner assister à un meurtre. Abasourdi et inquiet sur la santé
mentale de son ami, l’écrivain tentera de le dissuader et de le raisonner,
mais en vain…
Au même titre que le narrateur, le lecteur est déjà pris par d’étranges «
démangeaisons de curiosité ».
Tanizaki avec ce roman mené comme un polar a pris soin de tisser finement
la trame de cette étrange et captivante histoire. Énigmatique message codé
inspiré du célèbre « Scarabée d’or » de Poe, ambiance de cinéma, de
nuit et de pleine lune qui disparaît … Le rythme s’accélère, l’ambiance se
noircit, sordide, plongeant le lecteur dans les bas-fonds de Tokyo et
d’inextricables mystères qui tels des filtres ensorcelés le prennent à la
gorge... Qui est cet homme ? Et surtout cette énigmatique femme ? C’est
par un splendide, sensuel et irrésistible portrait que l’auteur, à moins
que ne soit Sonomura lui-même, déploiera son filet… « Quelle
sensualité, quelle fluidité dans l’attitude ! Dans la souplesse de son
immobilité parfaite, alors même que pas un tremblement n’agitait son léger
vêtement, toutes les courbes de son corps exprimaient, avec quelle
aisance, la sensualité et la flexibilité d’un serpent qui ondule, d’une
vague qui rampe. », s’exclamera le narrateur.
Quiconque tombe amoureux de cette sublime image féminine semble condamné
par sa passion ; Sonomura pourra-t-il échapper à ce fatal destin et à sa
propre mise à mort ? C’est une incroyable machination, entre désir,
voyeurisme et obsession – les thèmes de prédilection de Tanizaki, qui se
referme subtilement…
Un roman palpitant, empoignant et entraînant autant le narrateur que le
lecteur dans un fantastique labyrinthe fait de sombres ruelles aux
étranges miroirs et reflets d’illusions et d’apparences. Un jeu pervers
qui fonctionne à la perfection jusqu’à… Ce déroutant matin où le narrateur
éberlué retrouve son ami chez lui, bien vivant, l’attendant…
Après la débâcle de 1940, l'Allemagne emprisonna presque deux millions
de combattants de l'armée française. Soixante-dix mille indigènes furent
parqués dans des Frontstalags sur le sol métropolitain... classés « sans
race »... L'hiver 1941 fut rude. Vingt-cinq mille hommes succombèrent et
tous les contingents furent décimés. Tous, à l'exception des Malgaches. Au
recensement suivant, les allemands s'aperçurent même qu'ils étaient plus
nombreux qu'à l'arrivée. On suspecta les soldats des registres d'avoir
bâclé le travail. Mais dans le secret des cabanons nègres courait une
toute autre rumeur. On disait qu’une poignée de tirailleurs malgaches
avait acquis le pouvoir de se multiplier.
Ainsi commence « Zébu Boy » le roman d'Aurélie Champagne. C’est sur fond
d’Histoire et de son histoire que l’auteur a décidé de partir à 20 ans sur
l'île à la recherche de ses racines, elle y découvre le pays, mais décide
surtout d'en rapporter les événements, ceux de cette tragique année 1947
et de ces hommes Malgaches aux étranges pouvoirs…
Le récit prend alors des accents, non seulement d’analyses historiques et
ethnologiques, mais aussi de fables et de légendes ; Celles ayant entouré
d’un mystérieux halo ces peuples envoyés au front, ayant combattu pour la
métropole dans des conditions épouvantables en Allemagne, et
miraculeusement revenus au pays. Mais, lorsque certains d'entre eux, rares
survivants, sont rentrés au pays, le goût était bien aigre et la vengeance
contre le pouvoir français en place sourdait. Comme les autres, il
avait attendu des mois avant qu'un officier blanc n'évoque son retour au
pays. Embarqué à Cherbourg, avec des milliers d'autres Malgaches, sur le
bateau qui le ramenait chez lui sans indemnité, ni prime ni la moindre
reconnaissance pour son action de résistance, ses souliers lui
paraissaient être la seule preuve tangible de sa vie militaire.
Ce personnage en particulier, qui traverse toute l'histoire tant bien que
mal, les autres l’appellent « Zébu Boy ». Qui est-il ? Et qu’attend-t-il
vraiment maintenant qu’il est rentré ? Comment réussir à se reconstruire
lorsqu’on est pris entre un passé fracassé par la guerre et un avenir qui
ne peut être fait que de combats pour gagner la liberté ? Comment redonner
leur honneur à tous ces hommes qui furent les vrais perdants de cette
guerre ? C’est à ces impitoyables questions auxquelles Zébu
Boy devra se confronter pour avancer…
Zébu Boy se lance alors dans le commerce d'aody, ces amulettes qui rendent
invisibles les insurgés... Mais, que croit vraiment Zebu Boy depuis son retour
des camps ? Son nouveau dieu ne serait-il pas devenu l'argent ? Tous
seront-ils prêts à tuer ou mourir pour libérer leur terre, celle de leurs
ancêtres, Madagascar ? Que fera celui qui pourrait gagner sur la crédulité
de ses frères en jouant sur le contexte politique de l'île alors même
qu'un chant révolutionnaire, qui rallie villes et campagnes depuis des
mois, crie : « Debout, jeunesse – Debout, soyez sans
crainte – Le jour et l'heure sont venus ».
C’est ce chant qui résonne aux oreilles
du lecteur de ce roman poignant tissé de réalité tragique, de croyances et
légendes.
Sylvie Génot
"Trieste" de Roberto Bazlen,
traduit de l'italien par Monique Baccelli. Édition illustrée de dessins
inédits de Vittorio Bolaffio, Allia, 2019.
L’éditeur et intellectuel italien Roberto Bazlen a laissé un très court
témoignage sur sa ville natale, Trieste. Cette personnalité hors du
commun, écrivain sans œuvre, mais critique acerbe des lettres dont il sut
repérer les pépites avec une rare acuité, était un adepte d’un livre
unique (lire
l’interview de Roberto Calasso). À la lecture de ce bref témoignage
sur Trieste, le lecteur comprendra cette curiosité cosmopolite qui
l’habitat sa vie durant. En quelques phrases incisives, Bazlen trace et
dessine les lignes de sa ville natale, marquée d’une présence autrichienne
à l’administration scrupuleuse et tatillonne. C’est – jusqu’en 1914 – une
période d’opulence et de sécurité. La rigueur germanique donne lieu à des
anecdotes croustillantes rappelées par l’auteur entre Italiens et
Autrichiens, contribuant plus encore à accentuer cet aspect mosaïque de la
ville, intrications de références littéraires, d’affaires et de commerce…
La concision de l’auteur n’empêche pas un luxe de détails, quelques pages,
parvenant à dresser ce fin état des lieux triestins à quelques années du
premier conflit mondial. Si la culture allemande domine, Bazlen réfute
l’idée d’un creuset, lui opposant l’esprit d’indépendance italienne qui se
manifeste de plus en plus, les luttes de classes confondues à celles de
nationalités interdisent toute fusion dans le fourmillement de cette ville
portuaire. Bazlen évoque également ce cosmopolitisme culturel avec Rilke,
bien sûr, mais aussi Joyce, sans oublier le grand Italo Svevo. Trieste
s'avère être une formidable « caisse de résonance » de la culture
européenne de l’époque selon l’auteur qui évoque par ce témoignage
sensible l'esprit des lieux. Ce petit ouvrage aussi agréable à lire qu’à
feuilleter grâce à ses illustrations de dessins inédits de Vittorio
Bolaffio est une porte entrouverte toute de pensées et de finesse sur
cette singulière ville frontalière que fut et demeure encore Trieste, au
lecteur d’en franchir le seuil…
Philippe-Emmanuel Krautter
Les Morts de Bear Creek – Keith
McCafferty- roman, Éditions Gallmeister, 2019.
N'allons surtout pas croire que tout coule logiquement dans le sens de
cette belle rivière du Montana... Sean Stranahan, peintre, guide pour
pêcheurs à la mouche inexpérimentés ou pour ceux qui recherchent les bons
spots, est aussi détective privé quand les circonstances le demandent.
Martha Ettinger, le shérif du coin, aime bien enquêter avec Sean quand les
circonstances le demandent, bien entendu... Alors, lorsque le même jour,
une femelle grizzly affamée et accompagnée de ces petits, exhume deux
cadavres sur les hauteurs de la montagne et que Sean est engagé par un
club de pêcheurs quelque peu hors normes pour résoudre le vol d'une mouche
des plus précieuses, les jours à venir semblent déjà bien remplis... Aux
côtés de Martha, le flaire de Sean va être mis à rude l'épreuve, çà c'est
sûr ! Chercher le plus vite possible qui sont ces deux hommes morts et les
circonstances qui les ont menés à cette dernière étape de leur voyage, là
dans cette nature à l'état brut, belle et puissante qui pourrait à elle
seule tuer n'importe quel promeneur inconscient. Et quel « dingo » ou
collectionneur averti a eu une soudaine envie de cette mouche en
particulier ? Une double enquête qui, pas besoin de le préciser, ne sera
pas de tout repos... Sans être familier du langage des pêcheurs à la
mouche, on se rend vite compte que celle-ci, une Gray Ghost, a toute son
importance dans cette affaire, comme le fait que les morts retrouvés
semblent également avoir eu des choses à cacher… Pour résoudre le vol et
élucider la mort de ces hommes, il fallait bien ce binôme, Martha et Sean,
pour en venir à bout. Avec un humour bien tranchant, le franc parlé des
personnages, et quelques questions existentielles quant à la manière de
pêcher ou de mourir dignement, Keith McCafferty captive le lecteur dès le
début de ce roman, et ce, jusqu'à ses propres notes où il nous confie le
contexte de l'écriture de ce roman. Intrigues, questionnements,
témoignages, ragots, vengeances, règlements de compte, amours, tromperies,
tendresse, truculence des personnages aux caractères plutôt bien trempés
et nature sauvage, tous ces ingrédients sont si bien mêlés qu'ils donnent
envie d'aller jeter un œil du côté du Montana... une fois les affaires
résolues, cela va sans dire, car tant que Martha et Sean enquêtent, il est
plus prudent de rester chez soi...
Sylvie Génot Molinaro
Giorgio Pressburger : « Nouvelles
triestines », traduit de l’italien par Margueritte Pozzoli, Editions Actes
Sud, 2019.
C’est un voyage singulier dans l’univers de Trieste que nous offre Giorgio
Pressburger avec cet ouvrage publié par les éditions Actes Sud et intitulé
« Nouvelles triestines » (les Éditions Actes Sud ont publié la
quasi-totalité de son œuvre littéraire). Romancier et dramaturge, Giorgio
Pressburger (1937-1917), Hongrois d’origine, a vécu de longues années,
plus de 60 ans jusqu’à sa mort, à Trieste, cette ville frontalière
italienne. Loin des guides touristiques et autres clichés rebattus,
l’auteur a choisi, dans la lignée de ces grands écrivains ayant tant
marqué Trieste, de nous transmettre l’atmosphère si particulière et
étrange de cette ville, non pas en nous livrant ses monuments ou rues,
mais en nous contant des récits glanés, ici ou là, des récits tous plus
singuliers et étranges les uns que les autres. Cela donne une suite de «
Nouvelles triestines » déroutantes, curieuses et insolites, livrant
chacune à sa manière un angle autre et différent. Sept récits traduits,
ici, de l’italien par Margueritte Pozzoli , et que Giorgio Pressburger a,
lui-même, entendus dans cette ville à nulle autre pareille ; des récits
dans la tradition de Trieste, un bel et lourd héritage colorant ou nappant
la ville de cette étrange atmosphère si propre à elle. L’ouvrage commence,
comme pour mieux souligner ce legs singulier triestin, par une singulière
histoire d’héritage, suivie par un tout aussi étonnant récit, celui d’une
vieille professeur de piano dont les accords et gammes rencontrent de bien
curieux échos… des cris, des hurlements, du vacarme où se mêlent en
arrière-fond des battements de vie et de mort plus forts encore, des
destins fragiles qui cognent ou martèlent et pour lesquels Dieu ou chacun
se débat en un récit aux sonorités triestines. Des récits offrant ce style
d’une étrange légèreté, une légèreté puisant toute sa force au plus
profond de l’âme humaine ; l’âme même de Trieste où la vie côtoie, en
d’étranges affinités électives, l’obscur et le nocturne. Cette ville
éternellement littéraire dans laquelle, par la plume de Giorgio
Pressburger, le lecteur déambule, erre ou divague avec pour chaque récit
une curiosité et fascination tenaces qui ne le lâcheront plus.
L.B.K.
Oscar Wilde : « Rien n’est vrai
que le beau ; Œuvres choisies, Lettres. », préface de Pascal Aquien,
Quarto Gallimard, 2019.
S’il y a bien un auteur qu’il faut relire en ces temps pesants et à
l’avenir incertain, c’est bien Oscar Wilde. Cet écrivain irlandais au
désarmant humour british, épris de cette esthétique cultivée si
malmenée de nos jours, et partant en lambeaux sans que personne ne les
remplace... Oscar Wilde, c’est la vie pour l’art, l’art pour vie et un art
de vivre certain, ainsi que l’annonce le titre de ce Quarto Gallimard
consacré à l’écrivain - « Rien n’est vrai que le beau ». Avec une
vive et riche préface, Pascal Aquien, auteur d’une biographie « Oscar
Wilde, Les mots et les songes » (2006) ayant participé à l’édition de
ses œuvres dans la « Bibliothèque de la Pléiade », donne assurément le «
la » sous le titre « Lire Oscar Wilde, pour mieux vivre ».
Quel plaisir effectivement toujours renouvelé que de relire « Le
portrait de Dorian Gray », œuvre majeure de l’écrivain, ce roman
inspiré du « Faust » à la magie ensorcelante où le thème du double
et du temps, sont abordés de manière si singulière. Rien n’importait plus
à Oscar Wilde que d’aborder le sérieux de la vie avec la légèreté qu’il
convient de lui imposer, et la légèreté avec tout le sérieux qu’elle
mérite. L’écrivain ne se plaisait-il pas à dire : « J’ai mis tout mon
génie dans ma vie ; je n’ai mis que mon talent dans mon œuvre. » Dans
cette entreprise de faire de la vie, de sa vie, une véritable œuvre d’art,
tant l’écrivain que l’homme, ne sont pas sans sincérité ni profondeur. Une
profondeur que l’époque, les mœurs et les évènements de sa vie
passionnément tumultueuse se chargeront largement de teinter de sombre et
de noir. C’est cette autre facette de l’écrivain, profondément sombre, que
l’on retrouve également dans ses œuvres ou lettres, dont celles écrites
après le scandale de la révélation de son homosexualité, son procès, sa
condamnation et incarcération à la prison de Reading. Un encrier d’encre
noire renversé, comme des taches d’encre sur une page, mais qu’Oscar Wilde
plia et déplia jusqu’à sa mort…
Outre, « Le Portrait de Dorian Gray », le présent volume réunit
également les contes, histoires et nouvelles de l’écrivain. On y retrouve
ainsi « Le Fantôme des Canterville » ou encore « Le portrait de
Mr. W.H. ». Des contes souvent moins connus et dans lesquels
l’imagination d’Oscar Wilde danse et se déploie, tel « Le Prince
heureux » dont les yeux de saphirs versent des larmes devant la misère
du monde et le conduiront à devenir ce mendiant aveugle dont le cœur ne
cessera de battre… À ces contes, histoires et nouvelles vient s’ajouter en
Appendice « Le chant du Cygne », « contes parlés » tels que
l’auteur a pu les conter. Tissés de magie, de mondes merveilleux, Oscar
Wilde s’y révèle un fabuleux conteur. Ces petits contes donnés de mémoire,
dont Wilde aimait à varier les versions selon ses interlocuteurs, sont,
ici, introduits par de nombreuses et savoureuses anecdotes.
L’ouvrage comprend également les lettres de l’écrivain écrites entre 1875
et 1900, année de sa mort, dont la fameuse lettre adressée peu de temps
après sa libération au directeur de la prison de Reading et dans laquelle
Oscar Wilde prend position pour améliorer le sort des détenus notamment
celui des enfants. L’ouvrage se referme enfin sur deux forts dossiers - «
Oscar Wilde et l’art » et « Oscar Wilde à Paris, Échos dans la
presse, correspondances, les souvenirs. » ; deux annexes, tout comme
la préface et biographie, largement illustrées.
Oscar Wilde n’est jamais tout à fait, là, où on l’attend, et relire ces «
Œuvres choisies », c’est toujours y retrouver cette pensée, y puiser
une réflexion, un aphorisme qu’on avait un temps laissé passer ou oublier,
et qui donnent cette saveur toute particulière tant à l’œuvre qu’à la vie
de l’écrivain.
À ce titre, il faut retrouver le goût d’Oscar Wilde.
L.B.K.
Jean-Luc Giribone : « La Nef
immobile ; Sept contes sans fées », Coll. Les Cosmopolites, éditions La
Bibliothèque, 2019.
Il faut entrer dans « La Nef immobile » de Jean-Luc Giribone comme
on pousserait les lourdes portes d’un palais englouti, celles du «
Palais du Récit », le premier des sept contes que donne à lire
l’ouvrage. Dans cet étrange Palais, après avoir franchi les énigmatiques
salles annonciatrices, s’impriment alors comme sur une bande vierge les
événements, péripéties et étranges bruissements de ces « sept contes
sans fées ». Il faut les laisser surgir comme lors d’un
assoupissement, les laisser s’animer pour en percevoir toute la
profondeur. L’auteur aime à se jouer de l’espace-temps, l’étirant, le
rétractant en une étrange alchimie. Et, entre fiction et réalité, la
poésie des pages exerce en une savante magie un ensorcellement d’optique
et chromatique qui n’aurait probablement pas déplu à Goethe. La lumière se
diffracte, le temps se condense, et les couleurs, bruits et mots
s’entremêlent ou s’entrechoquent laissant transparaître les frontières
floues d’un autre monde sans fous ni fées (ou presque). Un monde
labyrinthique dans lequel l’auteur erre avec naturel et que Mircea Eliade
n’aurait pas renié. Des univers à trois ciels dont le ciel social,
invisible, bien moins bleu, et pourtant omniprésent. En ces lieux
s’effectue le jugement de la « persona » ; là, les dieux pèsent
telle la plume de Maât la réussite sociale condamnant ou non aux enfers de
l’invisible et de l’anorexie sociale… Dans les méandres de ces contes, la
réalité prend des airs fantasmagoriques et les rêves se prennent aux
pièges d’une fatale réalité ; Et le joyau intérieur « devenu réel et il
n’était pas vraiment fait pour, ça se voyait. Flétri, il s’affaissait sur
lui-même comme une plante desséchée ; terni, il devenait une
désertification pâle. » Les palais se métamorphosent en temples ou
sanctuaires où les étoilent brillent de leurs larmes amères. Des mondes
intérieurs et extérieurs laissent d’étranges liens se tisser entre
conscience et psyché, une dialectique menant au « Soi » ou aux «
Catacombes rouges », tel un mandala flamboyant aux allures toutes
jungiennes. Aux confins des mondes de la réalité et de l’irréel, se
vivent, il est vrai, d’étranges contes ; Chateaubriand n’écrivait-il pas :
« Après ce cap avancé, il n’y avait plus rien qu’un océan sans bornes
et des mondes inconnus ; ma jeune imagination se jouait dans ces espaces
immenses ». Celle de Jean-Luc Giribone y plonge avec poésie et
dérision. Un certain tournis prend le lecteur. C’est un vent virevoltant,
celui d’ « une vision fantastiquement réelle », une respiration
hypnotique étrangement maîtrisée, qui souffle dans ces « contes sans
fées », mais non sans charme, jusqu’à cette « Nef immobile »
entre mer et terre.
L.B.K.
Alec Scoufi : « Au Poiss’d’or »,
préfacé par Cédric Meletta, Coll. L’IndéFINIE, Éditions Séguier, 2019.
Plaisir que de plonger avec ce roman au titre sulfureusement évocateur, «
Au Poiss’d’or », – non dans « un », mais dans « Ce »
vrai Paname des années 20, ce Paris entre Clichy et Sébasto aussi sombre
que haut en couleur sous la plume vive et enlevée d’Alec Scoufi.
Un Paris dont P’tit Pierre, un sale gamin de Saint Germain en Laye, rêve
et pour lequel, comme pour un long tour du monde, il volera ses parents et
fuguera avec « Cette amère certitude qu’un soir ou l’autre sonnerait
l’heure de la fatalité » ; Ce sera alors pour P’tit Pierre les
rencontres initiatiques entre mauvais ou chiches potes, flics et putains,
et la découverte du monde trouble de l’homosexualité ; une homosexualité
vécue, cachée à l’abri des péquenauds, redoutant les barbeaux et autres
marlous de la zone… Auteur de plusieurs romans, poète et chanteur lyrique,
Alec Scoufi a lui-même vécu les fonds troubles de ces années folles ; né
en 1886 à Alexandrie, arrivé à Paris dans les années 20, il sera retrouvé
assassiné, probablement par un de ses amants, rue de Rome en 1932. Sa vie
demeure encore aujourd’hui entourée d’une étrange aura sulfureuse et
mystérieuse, et plusieurs romans de Patrick Modiano y feront référence.
Avec ce roman écrit en 1929 à la verve infatigablement pigmentée, ce
Parigot à l’accent rauque que l’on n’entend plus guère, l’auteur entraîne
P’tit Pierre de Rochechouart à Barbès, de Pigalle à Sébasto ; Il y
découvre les bars aux arrières salles enfumées, les étroits et sordides
hôtels sans étoile, mais promettant « neige blanche » et «
paradis perdus »… Lors des descentes, les gueules se font patibulaires
ou marmoréennes, c’est alors pour P’tit Pierre « la poisse »,
surtout ne pas se faire serrer, « se faire poissé ». On sourit ou
rit de cette gouaille toute parisienne, de ces dialogues enlevés, verts et
croustillants entrecoupés de descriptions infaillibles et cocasses. Mais
dans ce Paris bigarré, l’auteur sait aussi y glisser ce charme si
singulier et désuet d’un Paname aujourd’hui disparu ; cette poésie d’un
Paris fantasmagorique à nul autre pareil. Et, entre « Le Poiss’d’or
», petit hôtel meublé où trouvera refuge P’tit Pierre, les lupanars de
fortune, le pèze et le flouze, les boulevards rient aussi certains soirs
de manèges et de fêtes, masquant de leurs nocturnes lumières leurs sombres
rues perpendiculaires faites de tournis et d’oubli… Ce Paname dont P’tit
Pierre avait tant rêvé de la terrasse de Saint Germain Laye lorsqu’ «
il faisait bon regarder longtemps, longtemps, la grande ville au loin,
toute fourmillante bientôt de petites lumières qui se multipliaient sans
cesse. De là-haut, quand vient le soir, les métros ne sont plus que
chenilles luisantes. Et soudain, près des nues, le squelette de la Tour
allumait ses vertèbres. » P’tit Pierre, loin de sa mère trop aimante
et de ce beau-père boulanger bourru pour qui « les gosses, ça se pétrit
», deviendra alors Chouchou et découvrira les corps, la sensualité de son
propre corps et son homosexualité. La sensibilité de l’auteur s’y dévoile,
pudique et audacieuse, mélange d’amours clandestines ou poisseuses, de
misère où la petite mort côtoie la grande.
Servi par une excellente préface signée Cédric Meletta, ce roman se lit ou
plutôt défile comme ces irremplaçables films en noir et blanc empruntant
leurs inoubliables couleurs à ce Paname à jamais chamarré.
L.B.K.
Ogawa Ito : « La papeterie de
Tsubaki », traduit du japonais par Myriam dartois-Ako, Editions Philippe
Picquier, 2018.
Ogawa Ito, auteur remarquée par son roman « Le
restaurant de l’amour retrouvé » signe avec « La papeterie de
Tsubaki » traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako, un bien joli
roman plein de délicatesse et de tendresse ; Un troisième roman donnant
une place privilégiée, comme une offrande, à toute la beauté de cet art
ancestral qu’est l’art de la calligraphie japonaise. C’est, en effet, tout
le raffinement de cet art, des traditions et de la culture japonaise en
générale qui s’y dévoile. Non une tradition figée, historique tirée des
siècles passés, mais bien cette tradition japonaise telle qu’elle peut
encore survivre aujourd’hui et pouvant être plus que retrouvée tout
simplement vécue…
Amemiya Hatoko, jeune fille de vingt-cinq ans, après la disparition de sa
grand-mère, reprend la papeterie, « La papeterie de Tsubaki » et
devient tout comme son aïeule écrivain public. Écrivain public au Japon
n’a rien du simple scribe, au contraire, l’écrivain public rédige des
lettres plus intimes, délicates, des lettres de deuil, de séparation…de la
plus banale mais délicate à la plus incongrue des lettres, celles que leur
auteur n’a su ou pu écrire… L’écrivain public entre dans la vie et
l’intimité de ceux et celles qui viennent le voir, lui demander conseil et
plus souvent aide. Amemiya Hatoko a été initiée très jeune à cet art sous
l’autorité de sa grand-mère et entourée par sa grand-tante, elle se
rappelle ces longues heures d’écriture et d’exercices, ce pinceau fait
d’une mèche de ses cheveux ; C’est sa main, son corps, tout son être qui
vont alors se souvenir… Hatoko, bien ancrée dans ce XXIe siècle avec ses
élans rebelles et son langage d’aujourd’hui, va seule face à son
écritoire, ces trésors et secrets légués par son aînée, découvrir comme
une seconde initiation tout le raffinement et l’esthétique de cet art
qu’elle a à l’adolescence rejeté et fuit : choisir l’instrument
d’écriture, le pinceau, la plume de verre, le stylo… ; la couleur de
l’encre, le papier, l’enveloppe, le timbre… Mais aussi les idéogrammes,
l’écriture dont le lecteur retrouvera, çà et là, au gré des pages, de bien
jolies illustrations. Des calligraphies dansantes et jouant avec le regard
… Chaque missive, chaque mission confiée exige d’elle une nouvelle
sensibilité, des rituels autres, l’encre ne sera pas broyée de la même
manière pour des condoléances… Mais, il lui faudra aussi rédiger et signer
du nom de l’auteur de ces messages laissés à ses soins et sensibilité avec
tout le raffinement de cette politesse extrême-orientale, loin des banales
et stéréotypées formules ; Nous sommes bien loin de nos mails et texto !
Hatoko va au fil des quatre saisons qui scandent les chapitres du roman,
se prendre au jeu, redécouvrir toute la profondeur de cet art et des
traditions de ce Japon fait de rituels et de fêtes dont son enfance a été
bercée, la fête de « L’Adieu aux lettres »… S’ouvrant petit à petit
aux autres, elle va redécouvrir aussi celle qui fut avant elle l’écrivain
public de « La papeterie de Tsubaki » à Kamakura, celle qui fut sa
grand-mère et au-delà bien sûr elle-même. Un roman écrit comme un hommage,
Hatoko est devenue fière de cet héritage légué par son aînée, elle en
exprime par la plume de l’auteur en ces pages pleines de tendresse, sa
gratitude, et ce « merci » qu’elle n’a su ou pu dire…
L.B.K.
Julien Gracq : « Nœuds de vie »,
Domaine français, 176 p., Éditions Corti, 2021.
Bernhild Boie souligne dans son avant-propos à cet incroyable inédit de
Julien Gracq intitulé « Nœuds de vie » aux éditions Corti combien le fonds
Julien Gracq déposé à Bibliothèque nationale de France après la mort de
l’écrivain survenue en 2007 recèle encore quelques trésors. Parallèlement
aux 29 cahiers intitulés « Notules », et pour lesquels il faudra encore
patienter jusqu’en 2027 pour leur publication selon la volonté de
l’écrivain, les fragments de prose « Nœuds de vie » n’ont pas fait, pour
leur part, l’objet des mêmes restrictions.
Avec un réel bonheur, les passionnés de Louis Poirier, plus connu sous son
pseudonyme Julien Gracq, pourront retrouver dans ces pages recopiées de
ses carnets tout l’univers poétique intimement lié au paysage qu’il ne
cessa d’arpenter sa vie durant. « Une écriture qui donne à voir »
souligne encore Bernhild Boie, mais aussi à sentir et à penser pour cette
prose poétique qui s’immisce et éclaire ces descriptions inoubliables de
la ville d’Angers : « La vie, la circulation générale, raréfiées,
engourdies, descendaient jusqu’à un étiage jamais atteint – au-dessus de
cet étiage, des pans de nature brute, ensevelis, recouverts jusque-là par
le mouvement et le vacarme, émergeaient plus nus que ces platures qui ne
se découvrent qu’aux marées du siècle ; des silences opaques, stupéfiés,
des nuits d’encre, des ruisseaux redevenus jaseurs, des routes
désaffectées qui semblaient se recoucher dans un bâillement, et rêver
d’aller plus nulle part »… La matière la plus organique s’anime sous
la plume de l’écrivain en autant de rayonnements solaires ou lunaires
selon les pages. Cette intrication du vivant et de l’inerte peut, en
effet, adopter des tonalités sombres et inattendues notamment lorsque
l’écrivain découvre Beaucaire dans le Gard lors d’un voyage vers Toulon,
et durant lequel la Provence se voile de cieux proches des corons et des
soutes. Cette lucidité parfois incisive portée sur les paysages peut
également se déporter sur les êtres eux-mêmes –critiques littéraires entre
autres – qui lorsqu’un écrivain « ne se situe pas » sera
irrévocablement relégué aux oubliettes…
Julien Gracq peut ainsi faire preuve d’acrimonie envers ses contemporains
et constater qu’« en littérature, je n’ai plus de confrères ».
Celui qui ne reconnaissait ni l’ordinateur ni la machine à écrire et
boudait le livre de poche confesse prendre rang parmi les survivances
folkloriques « auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez
l’habitant ».
Mais il ne faut point voir dans ces traits acides la seule humeur
désabusée d’un écrivain au terme de sa vie, mais bien plutôt la conviction
que l’univers littéraire – comme bien d’autres domaines d’ailleurs – se
trouve « en voie d’éclatement », sans plus, ni moins… Car, au-delà
surtout, rayonne toute la beauté de la langue de Julien Gracq, cette
précision d’orfèvre dont l’écrivain fit preuve toute sa vie, l’évasion
dans une prose d’une fluidité cristalline et musicale.
Philippe-Emmanuel Krautter
Stéphane Lambert : « Être moi
toujours plus », édition Arléa, 2020.
Stéphane Lambert nous ravit une fois de plus avec ce nouvel opuscule «
Être moi toujours plus fort » paru aux éditions Arléa. En ces pages,
l’auteur s’est attaché à la personnalité singulière du peintre flamand
Léon Spilliaert (1881-1946). Proche du symbolisme belge, influencé par
Eduard Munch et Fernand Khnopff, ses œuvres aux couleurs sombres sont
empreintes d’une mélancolie indéfinissable. De cette sommaire approche,
les inconditionnels de Stéphane Lambert reconnaîtront, là, assurément ses
choix ou sujets de prédilection… Il est vrai que de par son extrême
sensibilité, l’auteur sait mieux que quiconque ressentir cet étrange état
d’âme aux si multiples facettes. On se souvient notamment de son
remarquable ouvrage consacré au peintre Nicolas de Staël ou encore de
celui sur Samuel Beckett.
Le peintre Léon Spilliaert a toujours pensé qu’il devait, pour sa part, sa
mélancolie à la géographie même de sa ville natale, Ostende.
« Au bout du monde, face à la mer – dans cette frontière
poreuse entre le solide et le trouble », écrira-t-il. Obscurité, nuit,
vertige et la mer qui engloutit… Un sentiment qu’il ne le quittera
quasiment pas et que Stéphane Lambert, avec beaucoup de finesse, fait,
ici, plus que sienne.
C’est, en effet, par un audacieux mais très réussi exercice, que l’auteur
capte non seulement la singularité du peintre, mais allant au-delà se fond
dans son esprit, sa mélancolie, pour mieux les confronter à ses propres
pensées. Pour cela, Stéphane Lambert est parti sur les traces de
l’artiste, des lieux, Bruxelles, Ostende, et la mer si chère au peintre…
L’Univers de Léon Spilliaert, tel un fluide, passe ainsi avec subtilité
dans les veines et battements de l’écriture de l’auteur. Stéphane Lambert
entre alors dans cette fascinante et mystérieuse puissance des œuvres du
peintre, des toiles omniprésentes à chaque page de cet ouvrage, telle
celle de la célèbre toile « Vertige ».
Ce sont alors deux univers, reliés par le fils de cette mystérieuse
mélancolie, qui se rejoignent par la force de l’art et de l’écriture. « La
vie ne se fixe pas rétroactivement, sa mémoire continue de vibrer à
travers nos vibrations. », écrit l’auteur.
« Être toujours plus fort » de Stéphane Lambert, la promesse assurément
d’une subtile et délicate lecture.
L.B.K.
Camilla Grudova : « La Reine des
souris », Coll. La Nonpareille, Éditions La Table Ronde, 2020.
« La Reine des souris » est une nouvelle de 49 pages, délicieusement menée
de l'écriture agile de Camilla Grudova. Une fable singulière et
fantastique, écrite à la première personne du singulier. Ce « Je », est
celui d’une jeune femme vivant avec Peter, rencontré au cours de latin à
l'université, dans appartement plein de bibelots et autres objets dignes
d'un cabinet de curiosités « qui avait toujours des airs de Noël ». Tous
deux semblent parfois vivre dans un autre monde entre livres de
philosophie, de mythologie, de latin, et pouvant passer allègrement de la
réalité à de drôles de visions et autres événements curieux, comme lorsque
Peter rentra un matin du cimetière où il travaillait avec le cadavre d'une
naine qu'il cacha derrière le comptoir de l'épicerie abandonnée au-dessus
de laquelle se trouve leur logement...
« Je » tombe enceinte et attend des jumeaux ; « Quand nous apprîmes que
c'était des jumeaux, Peter dit que l'échographie ressemblait à une frise
antique endommagée... Aucun d'entre nous n'avait de jumeaux dans sa
famille. C'était le latin qui faisait çà, décréta Peter, des cygnes ou des
dieux barbus me rendaient-ils visite dans mes rêves ? Il se comporta comme
si je l'avais trahi de manière mythologique.»
Peter quitte alors cette vie conjugale faisant bouillir leur certificat de
mariage et s'envole. Il faut donc se débrouiller seule, mettre au monde
les enfants, Énée et Arthur, et les élever avec l'aide de leur grand-mère
maternelle. « Je me languissais du sombre et cruel Peter ». Jusqu'à quel
point « Je » reste obsédée par l'absence du père des jumeaux ? « Je
pensais à Peter tout le temps. J'emmenai les jumeaux en promenade au
cimetière où il avait travaillé... Je tâchai de me rappeler toutes les
fois où Peter s'était comporté atrocement... »
Se souvenant d’un soir de fête costumée ou d’un jour où elle fut humiliée
par Peter, elle décida de se déguiser en souris, en « Reine des souris ».
« Les jumeaux ressemblaient de plus en plus à Peter, ce qui me faisait
hurler et m'arracher les cheveux... » ; Un jour, elle fit un photomaton
d'elle et de ses enfants pour l'envoyer - mais comment ? - à Peter qui lui
avait écrit sans lui laisser d'adresse, demandant des nouvelles des
garçons. Mais, sur la photo, à sa place une louve aux grands crocs, velue,
féroce, ce qui fit pleurer les jumeaux. Quelle étrange transformation se
produisait là ? Que signifiait cette métamorphose ? Réelle ou symbolique ?
Vraie ou rêvée ? Dans quel niveau d'inconscient Camilla Grudova veut-elle
nous emporter... Seule la lecture jusqu'à la dernière phrase pourra nous
éclairer.
Sylvie Génot Molinaro
« Les Lettres grecques -
Anthologie de la littérature grecque d'Homère à Justinien » ; Sous la
direction de Luigi-Alberto Sanchi avec la contribution d’Emmanuèle Blanc,
Odile Mortier-Waldschmidt ; Préface de Monique Trédé-Boulmer ; Editions
Les Belles Lettres, 2020.
Les Grecs ont très tôt cherché à exprimer leurs idéaux en termes
universels et accessibles au plus grand nombre, ainsi que le soulignait
l’académicienne et helléniste Jacqueline de Romilly dans son interview
accordée à notre revue (lire
ici). La culture grecque va dès lors, de génération en génération,
transmettre ces valeurs, notamment à partir du Ve s. à Athènes, avec la
naissance de la philosophie, la tragédie, l’histoire, la comédie… Mais
cette curiosité trouve bien avant cette date ses sources premières dans la
poésie homérique, celle qui ouvre justement cette monumentale Anthologie
de la littérature grecque parue aux éditions Les Belles Lettres.
Ce sont les textes fondateurs de l’Iliade et l’Odyssée qu’ont légitimement
retenus en ouverture les auteurs de ce remarquable travail collectif
réunissant pas moins de treize siècles de littérature grecque en 1632
pages… Ainsi que le souligne l’introduction, il s’agit là de l’aurore de
l’histoire grecque, des textes en lesquels l’esprit grec trouve toute sa
genèse. Les plans et de nombreux extraits de ces deux œuvres fondatrices
permettent de mieux comprendre leur importance, notamment à l’aide des
notes éclairant ces sources incontournables.
Cette anthologie a fait le pari, certes risqué, de ne pas proposer de
traductions, l’objectif étant d’encourager l’accès aux sources mêmes de
cette langue ancienne et la foi des auteurs en l’avenir du grec. Aussi, ce
fort volume fait-il défiler page après page non seulement les sources les
plus connues, mais aussi certaines plus confidentielles, égrenant ainsi
les textes d’Hérodote et les guerres médiques, d’Eschyle et de la
tragédie, Thucydide et cet âge classique du Ve siècle, avant d’aborder les
grands orateurs politiques, Socrate, Platon, Aristote… Ces grands noms ne
seront cependant pas les derniers de cette riche anthologie qui se
poursuit avec l’époque hellénistique, puis la domination romaine. Ce
seront alors à des auteurs comme Plutarque, Lucien de Samosate, Strabon,
qu’il incombera de perpétuer cette longue tradition des Lettres grecques
jusqu’au VIe s. de notre ère avec l’historien Procope de Césarée qui
accompagnera, pour sa part, le destin de l’empereur Justinien en des
récits à la fois panégyriques et curieusement satyriques avec sa fameuse
Histoire secrète…
C’est une lecture passionnante qui attend le lecteur curieux de découvrir
cette anthologie, la lecture de ces textes, pour un grand nombre d’entre
eux passés à la postérité, permettant de renouer avec cette belle et
longue tradition des humanités classiques tant mises à mal depuis un
demi-siècle.
« Max Jacob – Lettres à un jeune
homme – 1941-1944. » ; Préface de Jean-Jacques Mezure ; Édition établie
par Patricia Sustrac, Coll. Omnia Poche, Editions Bartillat, 2019.
C’est un précieux et touchant opuscule livrant au public des lettres
inédites de Max Jacob que rééditent aujourd’hui les éditions Bartillat
dans leur collection Omnia Poche. Une correspondance, que le poète,
écrivain et peintre, échangea avec à un jeune homme de 1941 à 1944. «
Lettres destinées en leur temps à un seul, gardées secrètes comme un
trésor (…) ; elles sont devenues aujourd’hui lettres de toujours, ouvertes
à tous » souligne Patricia Sustrac en introduction à cette édition établie
par ses soins.
Écrites durant les quatre dernières années de sa vie – l’échange
épistolaire ayant malheureusement été interrompu par l’arrestation et la
tragique mort du poète survenue à Drancy le 5 mars 1944 – le lecteur
retrouvera dans ces lettres toutes les facettes du poète ; Des facettes, ô
combien multiples…
En 1941, lorsque débute cette correspondance, Max Jacob est revenu, après
un bref séjour à Paris, à Saint-Benoît-sur-Loire. À cette époque, le poète
a décidé de ne plus écrire, du moins a renoncé à publier, il écrit encore
quelques poèmes, peint à la gouache, et surtout rédige une abondante
correspondance !
Grand épistolier, on lui connaît ce soin et attention extrêmes qu’il
manifestera sa vie durant à répondre à tous ceux qui lui écrivaient. De
nombreuses échanges ont déjà été publiés, mais ceux livrés, ici,
adressés par le poète à Jean-Jacques Mezure (1921-2016) étaient demeurés
privés jusqu’à cette édition. Commencée au printemps 1941– le poète à 65
ans et le jeune homme 19 ans, c’est une correspondance intense qui lia
alors les deux hommes. Malheureusement une grande partie de cet abondant
échange épistolier fut détruit lors d’un bombardement ; Les cinquante et
une lettres de Max Jacob qui purent être par chance sauvegardées
accompagnèrent toute sa vie Jean-Jacques Mezure. Ce dernier les déposera à
la médiathèque d’Orléans, sauf une qu’il gardera précieusement avec lui
jusqu’à cette publication. C’est Jean-Jacques Mezure lui-même qui a
préfacé avec pudeur et émotion l’ouvrage ; « Il est toujours là près de
moi, vivant, présent, à la fois pédagogue et malicieux, sensible et
mystique, ami et conseiller. Plus je le pénètre, plus je le découvre et
plus il me paraît immense, multiple », écrira-t-il.
Ainsi qu’il aimait à le faire, Max Jacob n’hésita pas, en effet, à
prodiguer avec une extrême bienveillance à son jeune ami poète nombres de
conseils, d’avertissements et lectures. Poésie, littérature, art, vie et
spiritualité s’y mélangent au gré des réponses et de l’humeur du poète.
Éloigné maintenant de toute mondanité, Max Jacob se révèle tendre,
affectueux, malicieux même, tout en se voulant de la plus honnête
sincérité envers son correspondant. Merveilleux, direct aussi, souvent
prescriptif, il oscille entre une tendre retenue et des élans généreux ou
mythiques. Le poète revient à la demande de son ami sur son passé, sa vie,
ses rencontres - Pablo Picasso, bien sûr, sur ses ouvrages aussi avec
distance, s’éclipsant pour mieux réapparaître, déclinant, mais non
oublieux… C’est toute la complexité du poète qui se trouve ainsi comme
condensée en ces pages.
Généreux, pressant ses interlocuteurs à venir lui rendre visite dans sa
retraite – Jean-Jacques Mezure ne rencontrera malheureusement jamais Max
Jacob – le poète se plaint cependant de manquer de temps et des trop
nombreux visiteurs qui s’imposent… Mais, cela presse ! Venez au plus vite,
on s’arrangera bien en ces temps difficiles ! C’est tout Max.
Une correspondance placée surtout sous le regard et la présence de Dieu
pour le poète converti au catholicisme. Si les méditations qui ont pu être
adressées en leur temps à Jean-Jacques Mezure avec ces lettres n’ont
malheureusement pas été jointes à cette publication, c’est une vie
intérieure spirituelle des plus intenses qui habite néanmoins ces
dernières même lorsqu’elles se font par manque de temps plus brèves. Max
Jacob revient sur l’importance et le sens existentiel des méditations se
référant à saint François de Sales, prodiguant à son jeune ami, parfois
avec humour mais aussi avec une exigeante impétuosité, conseils et
lectures. Ainsi, lui conseille-t-il tour à tour : « …tâche d’avoir une vie
des saints » ; Puis, « Cependant, il faut te méfier des vies des saints »
; Et d’ajouter enfin : « Donc, vie des saints, soit ! Mais appel au
sang-froid ! En quoi puis-je me comparer à tel ou tel ? Qu’ai-je fait ?
Les vies des saints sont faites non pour nous enivrer mais pour nous
rappeler à l’humilité. »
Ce n’est pas pour rien que ses amis parisiens l’avaient surnommé « saint
Max » !
L.B.K.
Henry James : « La Princesse Casamassima
», Traduction de René Daillie ; Edition revue par Annick Duperray ; 928
p., Folio Classique, n° 6748, 2020.
Un ouvrage fin et poignant comme il se doit avec Henry James, traduit par
René Daillie dans une édition revue par Annick Duperray, et dans lequel le
lecteur se retrouve pris littéralement. Un roman, plus politique que ceux
quelques peu plus connus de l’écrivain américain venant s’intercaler entre
« Les Bostoniennes » et « La Muse ». Paru en 1886, sous l’influence des
naturalistes français qu’il fréquenta à Paris, Henry James y explore avec
une âpre dextérité et une acuité sans concessions ce qui se cache tant
sous les guenilles de la pauvreté que sous les mousselines de
l’aristocratie, tant sous les faux habits des bohèmes, sous les slogans
placardés des anarchistes que « ce qui se trame de façon irréconciliable
et subversive, sous la vaste surface de la suffisance bourgeoise », ainsi
que l’exposa l’écrivain lui-même dans son introduction à ce fort volume et
que le lecteur retrouvera dans cette édition. Présenté comme Le grand
roman politique de l’écrivain, rien n’échappe au regard et à la finesse
d’analyse et d’écriture d’Henry James.
Ce dernier retrace la destinée de Hyacinth Robinson élevé dans l’un des
quartiers pauvres de Londres par Miss Pynsent, couturière de son métier ;
Une vieille fille au cœur aussi tendre envers son petit protégé que ses
principes et l’étroitesse de ses vues sont exigeants. Des décors se
succèdent sur « la scène humaine », avançant ainsi à grands pas dans le
cours de la vie du jeune homme, explorant les conditions et aspirations,
les songes intimes et les mesquineries, les espoirs, hontes, envies et
frustrations de chacun. Des analyses sociales et psychologiques
multipliant et entrecroisant les angles de vue.
Que restera-t-il de gravé dans le cœur et l’esprit du jeune Hyacinth,
ignorant sa naissance, après cette tragique visite dans la prison de
Londres, de cette meurtrière condamnée à la perpétuité qui se meurt et qui
n’est autre que sa mère ? Henry James dresse des tableaux saisissants et
vivants des milieux sociaux et des vies de cette fin du XIXe siècle, des
vies lancées sur le long fleuve du destin comme des coquilles de noix.
Mêlant tragique et personnages secondaires hauts en couleur, la vie
romanesque de Hyacinth, l’un des personnages les plus attachants de
l’œuvre de James souligne Annick Duperray, défile à une vive et captivante
allure.
Élevé par Miss Pynsent comme un fils de Duc – qu’il pourrait bien être
aussi – celle-ci lui inculque les meilleures manières de l’aristocratie
que sa pauvre condition puisse lui permettre, celui de l’espoir du
désespoir habité d’une implacable fatalité et dont elle ne saurait se
défaire. Le jeune Hyacinth en a, certes, la chevelure et les jolies
boucles, les traits fins, la finesse des attaches, la sensibilité et
l’esprit raffinés, mais que peut tout cela lorsque les origines ont écrit
un autre incipit ?
L’auteur confie qu’il souhaita pour son héros un être sensible, tourmenté,
mais à la conscience aiguë et responsable : « Cette conscience aiguë,
c’est ce qui donne son intensité absolue à leur aventure, le maximum de
sens à ce qui leur arrive » écrit Henry James en sa riche introduction
tout en se hâtant d’ajouter que le personnage ne saurait cependant en
perdre son naturel.
L’auteur américain avec cette extraordinaire subtilité et finesse
d’écriture qu’on lui connait, faite de menus détails et de grandes vues,
tout aussi délicate qu’implacable fait briller autant les dorures de
l’espoir que les larmes du désespoir, et fait résonner toute l’histoire
tel un glas du haut du clocher du destin, impitoyablement.
Que deviendra, en effet, Hyacinth Robinson, devenu au fil des pages,
relieur, engagé et anarchiste, éperdument amoureux de la belle Princesse Casamassima qui offre son joli nom au roman ?
Un fort volume dans lequel on plonge avec un plaisir de lecture infini.
L.B.K.
« Malaparte », Cahier de l’Herne
dirigé par Maria Pia De Paulis, L’Herne éditions.
Alors qu’il rentrait à Paris après quatorze ans d’exil en Italie, une
longue arrestation dans la prison romaine de Regina Caeli suivie de cinq
ans de déportation dans l’île de Lipari, Curzio Malaparte soulignait
combien « … la France est gentille, quand elle est noble. Que les Français
sont aimables et fidèles, quand ils aiment quelqu’un »… Il faut dire que
Malaparte, l’un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle,
nourrissait une francophilie certaine, lui qui avait rejoint dès l’âge de
seize ans l’armée française et fut blessé sur le champ de bataille en
Champagne, ce qui lui valut la croix de guerre avec palme. C’est ce même
esprit combatif et sans concession qui lui inspirera ses écrits engagés et
critiques envers le régime fasciste et nazi (« Technique du coup d’État »,
« Le soleil est aveugle », « Kaputt ») et qui provoquera l’ire du pouvoir
en place peu ouvert sur cette liberté d’esprit.
Ce Cahier de l’Herne offre plus que jamais une richesse d’angles et de
témoignages sur un écrivain délicat à saisir, aussi intempestif qu’acerbe,
épris de liberté et attaché à ses racines. Aussi, les auteurs de ce Cahier
ont-ils fait choix de saisir ce polémiste électron libre dans une somme
collective aussi passionnante que fourmillante d’informations souvent
inédites sur l’homme et l’écrivain. C’est véritablement un « esprit
mosaïque » qui anime cette réflexion collective et féconde, ainsi que le
souligne dans son avant-propos Maria Pia De Paulis face à un « portrait
composite de lui-même en artiste et en homme de son temps ». Une
incessante confrontation entre l’homme et l’écrivain surprend et
parallèlement séduit dans le contexte historique troublé par deux conflits
mondiaux de la première moitié du XXe siècle. À la fois critique,
apporteur d’idées, fasciné puis opposé à Mussolini et au fascisme,
Malaparte présente une personnalité plurielle et aux multiples facettes.
Ce Cahier Malaparte fait entrer le lecteur dans l’intimité d’un caractère
à la fois public et secret, souvent dévoilé de manière inattendue
notamment par des témoignages de Benjamin Crémieux, Giuseppe Ungaretti,
Gabriele D’Annunzio, Frédéric Vitoux… Cet esprit polémiste séduit,
fascine, mais peut aussi décontenancer et conduire à des réductions trop
rapides. Son regard sur le « Napoléon » de son époque ne cesse
d’interroger le lecteur, et la section « Malaparte et le fascisme »
apportera assurément au lecteur un certain nombre d’éclaircissements
précieux après le rappel de l’implication personnelle de l’écrivain dans
la Grande Guerre. Les multiples réflexions quant aux dimensions
apparemment paradoxales de l’écrivain, sur son enracinement toscan
aspirant à une ouverture internationale, permettent de dépasser bien des
contradictions apparentes.
Au final, cette somme indispensable pour mieux comprendre un homme
singulier dans son siècle invite à redécouvrir son œuvre qui a encore
beaucoup à nous apprendre dans notre siècle également tendu et tiraillé.
Philippe-Emmanuel Krautter
Yvan Amar : "Chroniques des mots
de l'actualité", Larousse, 2020.
Sherpa, zadiste, hackeur, létal… Combien de mots jalonnent notre quotidien
par le truchement des médias et façonnent ainsi d’une certaine manière
notre vision des choses, car les mots et autres expressions ne sont jamais
innocents. C’est cette fascination pour les mots façonnés par l’actualité
qui a toujours habité Yvan Amar, journaliste que les auditeurs de RFI
connaissent bien pour ses chroniques quotidiennes sur la chaîne. Une
passion qui lui a inspiré inlassablement de rechercher ce qui pouvait bien
se cacher derrière les mots, ressassés parfois à l’envi par ses confrères
journalistes…
Ce sont ainsi les mots de l’actualité qui s’invitent dans ce livre
captivant car, pour une fois, ils ne sont pas utilisés comme supports
d’une pensée, mais sont l’objet même de l’étude. A-t-on en effet réfléchi
quelques secondes à toutes les implications d’une expression comme « Un
couteau suisse au gouvernement » et aux nombreuses images rhétoriques
qu’elle suscite souvent à notre insu ? Ce sont ces petits détails, qui
n’en sont pas, qui fascinent l’auteur, recherchant ce qui fait sens,
surtout lorsque cela ne va pas de soi. Cette fonction persuasive d’une
expression lancée comme une ritournelle à longueur d’ondes structure
parfois les pensées, les façonne à un point tel qu’il suffit pour s’en
convaincre ces derniers temps d’écouter quelques minutes un débat télévisé
ou un journal pour entendre une multitude de fois le mot « impact » et son
malencontreux verbe « impacter » envahir les propos, ce qui en dit long
sur l’état de notre société… Yvan Amar, linguiste et journaliste, fait ses
« choux gras » de la « traçabilité », de « l’identité », des « people » ou
du « pantouflage », sans oublier les anglicismes me too, pussy riot ou
encore hackeur. L’analyse du mot « déchet » est également révélatrice sous
la plume d’Yvan Amar, montrant combien ce mot péjoratif pendant longtemps
peut trouver une nouvelle jeunesse en respectabilité lorsqu’il s’agit de
le replacer dans un contexte écologique de recyclage. Nous apprenons dans
cet ouvrage, décidément foisonnant, comment les fake news trouvent leur
traduction dans un mot nouveau dans la langue de Molière, infox, une
information fausse, mais aussi trompeuse afin de traduire au mieux
l’expression anglaise.
Cette somme captivante d’Yvan Amar pourra dès lors bien figurer en bonne
place dans sa bibliothèque au côté de l’inévitable dictionnaire qu’il
complétera allègrement !
"Une saison avec Claudel" Emmanuel
Godo, 71 p. Salvator, 2019.
Il y a urgence pour Emmanuel Godo, en ces temps incertains et futiles,
d’une pensée puissante résistant aux tempêtes de l’Histoire. Relisant pour
nous l’œuvre de Paul Claudel, l’auteur puise à cette source fertile une
eau fraîche, parole puissante qui dépasse l’inanité d’un grand nombre de
discours inondant notre quotidien. Mais pour cela, il faut des âmes fortes
tirant parti de l’adversité, « une force sans limites » allant à
l’encontre du cocooning, du bien-être et autres cool-attitudes… Si «
croire c’est avoir confiance », rappelle l’auteur, c’est aussi être en
lutte, tout d’abord avec soi-même. Claudel entend « jeter une brique à
l’encontre de mes bulles de savon », vaste entreprise ! Il y aura donc «
des pleurs et des grincements de dents », si nous savons lire l’Évangile
de Luc et écouter le Christ, ce à quoi s’est exercé Claudel toute sa vie,
en réapprenant à voir la nature, une impermanence des choses, mais qui
sous le regard du Créateur conduit à la conscience que « l’impérissable
existe », l’essentiel, la source éternelle. La joie de Claudel qui rayonne
en se tournant vers le Créateur peut ainsi également être source
d’espérance pour son lecteur. Sur ce cheminement, les passions et péchés
peuvent conduire à accoucher de son être spirituel selon saint Augustin,
idée que l’on retrouve chez Claudel. Les témoignages des premiers
disciples désertant ou reniant le Christ ne sont-ils pas édifiants lorsque
l’on sait ce qu’il adviendra quelque temps après de ces mêmes hommes ?
L’amour comme le mal peuvent être des aiguillons pour aller dans le sens
du vrai, saint Paul ne reconnaissait-il pas faire le mal qu’il ne voulait
pas, et ne pas réaliser le bien qu’il souhaitait ? Mais il n’y a et n’y
aura aucun consentement au mal chez Claudel qui reconnaît : « Dieu a fait
l’homme et le péché l’a contrefait ». Pour sortir de l’ornière et échapper
aux vents de l’éphémère, Claudel s’accroche au roc de la Parole éternelle
et sera un lecteur insatiable de la Bible, particulièrement pendant les
vingt-cinq dernières années de sa vie, rappelle Emmanuel Godo. La vie est
une forme de prière et selon Claudel : « Même pour le simple envol d’un
papillon le ciel tout entier est nécessaire »… Redécouvrons alors ce «
grand poème de l’homme soustrait au hasard », une invitation si
délicatement lancée par Emmanuel Godo aux lecteurs de ce petit ouvrage
rayonnant.
Philippe-Emmanuel Krautter
John Dos Passos : « U.S.A », T.1 « Le 42ème
parallèle », T.2 « 1919 », T.3 « La Grosse Galette », traduit par Yves
Malaric et révisé par C. Jase, Folio, n° 6715, n° 6716, n° 6717, 2019.
À souligner la parution en Folio de la trilogie de l’écrivain américain
John Dos Passos (1896-1970), comprenant « Le 42e parallèle », « 1919 » et
« La Grosse galette ». Intitulée lors de sa parution complète, en 1938,
sous le simple titre « U.S.A », cette célèbre trilogie dresse un tableau
critique et sans concession de la civilisation américaine en ce début du
XXe siècle, des années 1910 à 1930. L’auteur, sur le long cours de ces
trois œuvres, donne vie à des personnages de tous horizons et classes
sociales, des vies désœuvrées, dramatiques ou pathétiques pour mieux
dresser en miroir le monde américain pris entre turbulences et désespoir
de ce début de siècle. Intégrant des procès célèbres dont celui de Sacco
et Venzetti, extraits d’articles de journaux, collages de mots ou encore
des chants populaires… Cette immense œuvre romanesque au style nouveau
décalé, connut, dès sa parution, un succès retentissant, et constitue
encore aujourd’hui un des romans incontournables de la littérature
américaine du XXe siècle. Grand voyageur, John Dos Passos, écrivain,
essayiste, poète et même peintre, a laissé une importante œuvre. Proche du
milieu intellectuel communiste, il s’en écartera cependant après 1932,
tout en conservant ses convictions premières.
Cette « Comédie inhumaine » en trois actes commence à l’aube du XXe
siècle. Le 1er volume, « Le 42e parallèle »paru en 1930, met en scène des
personnages embourbés de cette épouvantable tempête sous le 42e parallèle.
S’y débattent et s’affrontent notamment Charley, le si crédule mécanicien,
Ward un entrepreneur sans foi ni loi et, Mac, imprimeur et
révolutionnaire… Des figures devenues depuis célèbres.
Le deuxième tome publié en 1932, « 1919 », met sous la lumière de ses
projecteurs la figure de Joe William, un pauvre type engagé et ballotté
dans la marine marchande, alors qu’en cette année 1919 s’ouvrent les
règlements du premier conflit mondial. Entre paix, guerre finissante,
profiteurs et combines, les États-Unis affirment leur prédominance
laissant derrière elle le monde et les laissés-pour-compte.
Enfin, « La Grosse Galette », publié en 1936 et dernier volume venant
refermer cette immense « Comédie inhumaine », retient pour toile de fond
le monde de l’argent et des spéculations boursières de ce pays en plein
essor économique que sont devenus les États-Unis. Vie des affaires et
histoires d’amour s’y mêlent en des mondes différents, celui du cinéma,
d’Hollywood, celui de l’industrie et Ford, des mondes que relie par la
valeur du dollar et avançant inexorablement vers la grande crise de 1929.
Œuvre incontournable formant un tout, même si les trois volets peuvent,
certes, être lus séparément.
Henri de Régnier : « L’Altana ou
la vie vénitienne. » ; Édition établie, présentée et annotée par Patrick
Besnier, Coll. Omnia Poche, Edition Bartillat, 2019.
Les lignes qu’a su écrire Henri de Régnier sur Venise sont toujours,
presque un siècle plus tard, un délice. C’est cette richesse d’écriture,
empreinte de poésie et de délicatesse, que nous donnent à redécouvrir les
éditions Bartillat avec la publication de « L’Altana ou la vie vénitienne,
1899-1924 » en format poche ; Une édition établie, présentée et annotée
par Patrick Besnier, auteur également d’une remarquable biographie
consacrée à l’écrivain Henri de Régnier en 2015.
Ami de Mallarmé, de Gide, Louÿs, Debussy…, le poète Henri de Régnier est
déjà, au tournant du dernier siècle, connu et reconnu. Mais le décès de
Mallarmé en 1898 va l’ébranler. Un an plus tard, alors âgé de 35 ans, en
pleine crise de milieu de vie, il entreprend de découvrir la célèbre cité
des Doges. Il y fut invité par son amie la comtesse de la Baume dans un
des plus beaux palais vénitiens, la Cà Dario. Entre cette année 1899 et
1923, il y fit ainsi plusieurs longs voyages, onze précisément dont deux
chez son amie, durant lesquels il découvrit et contempla Venise notamment
du haut de ses terrasses typiques des palais vénitiens, appelées Altana,
et sur lesquelles les femmes vénitiennes faisaient, en des temps plus
anciens et selon une belle légende, sécher leurs longs cheveux blonds... «
Un lieu de contemplation et de rêverie », souligne Patrick Besnier en sa
préface.
« L’Altana » se sont des pages d’une poésie rare, sans effet lyrique à
outrance, qui glissent entre recherches et souvenirs, telle une gondole au
soir tombant, sur les canaux et sous les célèbres ponts de Venise. « Une
vie vénitienne » pour laquelle l’écrivain afin de s’en approcher au plus
près varie les effets de style, carnets, notes, rêves…, préférant de
subtils camaïeux à un monochrome, fut-il poétique.
C’est plus en esthète que véritablement solitaire que l’écrivain découvre,
arpente et se perd dans Venise entre ses places, églises et ruelles. L’art
et la peinture y tiennent une place privilégiée, bien sûr, dont celle de
Longhi, et pour lesquelles il se fait ouvrir les palais ou visite les
antiquaires. C’est une « Venise retrouvée », celle du XVIIIe siècle qui
hante ces pages, celle de Goldoni et de Gozzi ; Autour de lui, des amis
plus jeunes, lettrés et élégants dont Edmond Jaloux, Émile Henriot,
notamment. Les pages consacrées au fameux « Chinois » du célèbre Caffè
Florian demeurent bien sûr, savoureuses et inoubliables ; « Nous venons
souvent nous asseoir dans le coin qu’il occupe et qu’il semble nous
réserver », « À cinq heures sous le chinois »… Inoubliables également sa
rencontre avec Mariano Fortuny dans son palais Orfei. Mais, lorsque son
amie la comtesse de Baume meurt en 1911, l’écrivain retrouvera alors le
palais Ca’Dorio habité de souvenirs et de fantômes toujours plus
vénitiens… Henri de Régnier ne reviendra, après de longues hésitations, à
Venise que dix ans après la Première Guerre mondiale en 1924, un ultime
séjour...
Il sut durant ces visites nouer avec la Sérénissime un dialogue intime et
poétique où viennent se refléter les mille facettes d’une Venise à nulle
autre pareille, celle de sa poésie, de ses rêves, de ses pas. De là naîtra
dans cette écriture remarquable, sans lyrisme, son chef d’œuvre « Altana
». Auparavant, il avait déjà écrit sous inspiration vénitienne une
nouvelle, des poèmes et plusieurs romans, mais l’aboutissement fut sans
conteste les « Esquisses Vénitiennes » illustrées des eaux-fortes de
Maxime Dethomas publiées en 1906, et enfin, « Altana » écrit en 1926-27 et
qui sera publié en 1928.
« Parfois, la vie ne vous donne rien pendant des années, des décennies.
Pas un trèfle à quatre feuilles, pas un Noël sous la neige, pas un billet
de banque retrouvé dans une vieille veste. Aucune satisfaction, pas la
moindre victoire, rien à manger pour l'égo. Elle ne nous donne tellement
rien que vous pensez qu'elle vous a oublié... ». Et pour Alain, ce gentil
paumé, qui fait des listes de noms de poneys en attendant le rôle de sa
vie, qui va voir tous les dimanches sa grand-mère aux Magnolias, même si
elle ne s’en souvient pas… Alain héberge aussi Rico son copain qui
galère... Et, pour lui, qu'est-ce que cette vie lui réserve ? Lumière
pleins phares ou raies diffuses. Alors que sa grand-mère lui demande un
jour dans un moment de lucidité de l'aider à mourir, « Alors aide-moi à
mourir. » dira-t-elle. Lui, Alain, son petit-fils, jour après jour, se
questionne sur ce que cela signifie et sur ce qu'il doit faire ou ne pas
faire. Plus que chamboulé, il contacte alors de nouveau son oncle Michel
pour lui parler, dire, surtout, ce souhait qu'il ne peut, seul, assumer.
Mais, de son côté, Michel est en conflit avec sa mère, et a écrit ses
souffrances noir sur blanc dans un cahier, pourquoi ? « Soit tu fais du
thé et on échange des banalités, soit tu vas au sous-sol chercher de la
prune, et je te dis ce que tu veux savoir. Ce que tu as trouvé au sujet de
ta grand-mère. Dans mon cahier. Il a insisté sur « mon cahier », lui dira
Michel. Alain s’est senti obligé de lui demander de nouveau… Dans ces
pages, plus colorées que noircies de vie, c’est tout un pan méconnu de la
vie de sa grand-mère qu’Alain va alors lire et découvrir de ses yeux
écarquillés, emboués. Une forme d'initiation vers sa vie d'adulte, ses non
choix, ses envies, ses ratés, ses illusions et désillusions.
Florent Oiseau écrit « cash », des phrases simples, rapides, percutantes,
efficaces et pleines d'humour, et la vie de son héros ordinaire est
cocasse, jamais ridicule ; Malgré tout, il nous fait rire et le lecteur
aurait bien envie de lui ouvrir les yeux et de l'aider, mais chacun doit
faire son chemin, n’est-ce pas ?...
Un réjouissant ouvrage écrit par un amoureux des livres pour
les amoureux des livres ! L’auteur Gérard Durozoi aime les livres et les
Bibliothèques, c’est indéniable. Et c’est cette passion qu’il a souhaité
en ces pages partager en nous contant mille et une histoires de livres,
des histoires étonnantes et inattendues. Une belle invitation à entrer
dans l’univers du livre, ce monde singulier et unique construit telle la
Tour de Babel de Jérôme Bosch, et montant bien plus haut que les étagères
d’une bibliothèque. Un ouvrage quelque peu loufoque, mais érudit et des
plus sérieux, nous racontant des « Histoires insolites du patrimoine
littéraire ». Un inventaire en quelque sorte, surprenant, à la fois
ordonné et foutraque, offrant au lecteur bien des trouvailles. Le lecteur,
amoureux des livres, bibliophile, bibliomane ou bibliopathe, y retrouvera,
parfois, certes quelques connaissances , compagnons de routes déjà croisés
ou ouvrages de prédilection, mais aussi et surtout de belles pépites. Des
chapitres et thèmes offrant à l’auteur l’occasion de digressions proposées
comme des pistes… Non dénué d’humour, habité d’une curiosité insatiable et
suscitant celle du lecteur, l’auteur parcourt le monde et les siècles,
rien ne l’arrête dans cette quête foisonnante. Une plaisante cartographie,
toute à la fois fiable et drôle, de l’univers fascinant des livres et des
bibliothèques, des bibliothèques fantastiques parfois disparues,
légendaires ou mythiques interpellant de célèbres collectionneurs ou
bibliopathes. Des légendes ou énigmes que l’auteur questionne, interroge
et sous-pèse ; la Bibliothèque de Babylone a-t-elle existée ? Ou encore,
l’énigme du manuscrit Yoynich… Supercheries, interprétations suspectes, y
sont passées au crible. Des pages hantées d’ouvrages rares et précieux, «
Des trésors perdus, parfois retrouvés », suscitant la jalousie et l’envie
des bibliomanes impénitents ou réveillant la possessive manie des
bibliotaphes. Écriture, langue, traductions et auteurs livrent également
leur lot d’érudition et d’anecdotes, sans oublier la longue histoire des
livres brulés ou censurés. L’édition et les éditeurs, la diffusion et les
bestsellers n’échappent pas non plus à l’acuité de l’auteur. Savez-vous,
par exemple, qui a inventé les bestsellers ? Reliures, découpages des
pages ou conservation des ouvrages offrent, eux aussi, leurs trésors d’«
Histoires insolites »… Insolites ou baroques, tant il est vrai, que les
livres ont parfois de bien étranges liens et songes… Une mine passionnante
que saint Jérôme n’aurait pas reniée, lui, le patron des bibliothécaires
et libraires, auteur de la Vulgate, aimant tout autant commenter que
débattre à coup de livres, et amoureux, à son grand dam, de littérature
antique.
Un ouvrage offrant à son lecteur, en fin de compte, l’une des plus belles
invitations qu’il soit, celle de poursuivre cet inventaire singulier de
ces « objets » si fabuleux que sont les livres. Qui donc peut, en effet,
mieux et plus qu’eux, nous conter de si belles histoires ? On ne peut
qu’espérer que cet ouvrage suscitera quelques vocations ou passions, au
moins celle des livres et de la lecture.
L.B.K.
Edgar Allan Poe – Nouvelles
intégrales – tome 3. 1844-1849 », Traduction de Christian Garcin et
Thierry Gillyboeuf, Éditions Phébus, 2019.
L’intégrale des nouvelles d’Edgar Allan Poe dans leur nouvelle traduction
s’achève avec ce troisième et dernier volume venant clore l’entreprise de
Christian Garcin et Thierry Gillyboeuf, fruit de longues années, et
aboutissant aujourd’hui à cette nouvelle édition érudite, déjà largement
saluée. L’œuvre immense de l’écrivain américain, dont Baudelaire et
Mallarmé surent les premiers reconnaître l’extrême valeur, influencera,
jusqu’à nos jours encore, non seulement le monde de la littérature, mais
aussi celui du cinéma ou plus près de nous de la BD. C’est donc un bel
hommage que lui rend cette nouvelle traduction en 2019 marquant ainsi le
200e anniversaire de sa mort.
Ce troisième volume rassemble les Nouvelles que l’écrivain a écrites
durant les cinq dernières années de sa vie, de 1844 à 1849. En cette année
1844, alors qu’Edgar Poe s’installe à New York, ce sont des années sombres
qui s’annoncent pour l’écrivain. Après la disparition de sa femme en 45,
Poe sombrera, en effet, dans l’alcool, la drogue et présentera un état de
santé des plus inquiétants… Pourtant, il ne cessera d’écrire, et nombre
des derniers textes que le novelliste livrera à la fin de sa courte vie
sont considérés comme de véritables chefs-d'œuvre. Ces dernières nouvelles
sont plus fantastiques, plus sombres aussi, et souvent quelques plus
complexes que celles données à lire dans les deux volumes précédents.
Écrites dans cette langue de Poe alliant spontanéité et finesse, elles
offrent une incontestable modernité rendue parfaitement vivante en ces
pages par cette nouvelle traduction. C’est en quelque sorte la patine de
plus d’un siècle que les auteurs ont souhaité atténuer.
Ce sont donc ces Nouvelles, comportant nombre de joyaux, dont « Un récit
aux monts Crénelés » ou encore « La lettre dérobée », que livre ce
troisième volume. Présentées chronologiquement, ce ne sont pas moins de
vingt-cinq nouvelles que le lecteur pourra découvrir dans cette nouvelle
traduction, comprenant également « Les faits concernent le cas Valdermar
», « Saute-Grenouille » ; l’ouvrage s’ouvrant avec « Les Besicles », et se
refermant sur « Le Phare », une nouvelle demeurée inachevée… Poe éteindra,
à 40 ans, le 7 octobre 1949.
Un riche et passionnant volume, venant compléter le premier tome consacré
aux Nouvelles écrites durant les années 1831-1939, suivi des années
1840-1844, pour le deuxième tome.
Ainsi, s’achèvent les « Nouvelles intégrales » d’Edgar Allan Poe, dans
cette nouvelle traduction de Christian Garcin et Thierry Gillyboeuf, de
l’un des plus grands auteurs de la littérature américaine du XIXe siècle,
et dont l’influence n’a jamais cessé de rayonner.
« Les Fables de La Fontaine
illustrées par Marc Chagall. », avec un livret d’Ambre Gauthier, Editions
Hazan, 2019.
C’est toujours un plaisir renouvelé que de lire ou relire Les Fables de
Jean de La Fontaine, mais lorsque celles-ci sont illustrées par Mac
Chagall, le plaisir devient alors fabuleux et infini…
C’est en 1935, sur demande du célèbre marchand d’art, Ambroise Vollard,
que Marc Chagall réalise ce projet fou d’illustrer les Fables de l’un des
plus grands poètes français du XVIIe siècle. Pour cette entreprise, le
peintre ne réalisera pas moins d’une centaine de gouaches en couleurs afin
de préparer son travail de gravure. Les Fables entrent en résonnance avec
son âme russe, son amour de la France et son imaginaire. Elles seront pour
lui une source inépuisable d’inspiration.
Cette fabuleuse édition qui dépassait toutes les espérances d’Ambroise
Vollard, fut cependant interrompue par la disparition de ce dernier. Elle
ne sera présentée au public sur l’initiative de Tériade qu’en 1952, soit
presque vingt ans après…
Et c’est cette extraordinaire réalisation des « Fables de la Fontaine
illustrées par Marc Chagall », ce dialogue éblouissant que nous donnent
aujourd’hui à redécouvrir les éditions Hazan en collaboration avec le
Comité Marc Chagall. Plus d’une soixantaine de gouache du peintre
d’origine russe y sont ainsi dévoilées de nouveau, accompagnées en ces
pages pour la première fois de leurs gravures, et dont certaines inédites.
Des fables, des aquarelles et gravures livrées dans un coffret
qu’accompagne un livret signé Ambre Gauthier, docteur en Histoire de l’art
et chargée de recherches au Comité Mac Chagall. « Respirant un parfum de
tranquille sérénité, parfois contrariée par l’explosion de la gouache, les
compositions entraînent dans leur sillage les images d’une nature
vibrante, permettant la communion de l’homme, de l’animal et du végétal si
chère à La Fontaine. », souligne en ce livret Ambre Gauthier.
Et c’est bien cette unique et fabuleuse communion que nous livre cette
belle et heureuse initiative éditoriale, rendant ainsi un bel hommage à
cette précieuse rencontre entre le peintre et le poète, entre Chagall et
La Fontaine, ces deux géants de la culture française.
« Est-il quelque Oiseau sous les cieux
Plus capable que (toi) de plaire ? »,
demande Junon à un Paon… (Livre deuxième, Fable XVII)
Geneviève Haroche-Bouzinac : «
Louise de Vilmorin ; Une vie de bohème. », Flammarion, 2019.
Après Voltaire, Vigée Le Brun et Henriette Campan, Geneviève
Haroche-Bouzinac nous livre avec cette dernière parution aux éditions
Flammarion une riche biographie de Louise de Vilmorin. Un fort volume,
exhaustif et d’une rigueur implacable, informé aux sources les plus
récentes, notamment les correspondances inédites de Jean Hugo ou celles
récemment ouvertes du poète et éditeur Pierre Seghers. Et il fallait bien
une telle main de maître, celle de Geneviève Haroche-Bouzinac, pour
démêler la vie bouillonnante de Louise de Vilmorin. Une vie faite de mille
facettes, jeune fille rangée ou presque, femme de mariages, mère et plus
encore sœur, femme de lettres, épistolière impénitente, femme mondaine, et
plus que tout peut-être femme de cœur, amoureuse tout aussi incorrigible
qu’amendable… Une vie électrisée qui laissera toujours dans son sillage
cet envoûtant parfum de passion, un parfum qui perdure encore malgré les
années qui s’égrènent depuis sa disparition, le 29 décembre 1969, tel
« Le sable du sablier » éternel, titre d’un de ses recueils de
poésie (1944).
C’est en de multiples chapitres, aussi nombreux que les événements qui
émaillèrent la vie de celle que ses proches appelaient « Loulou » que
l’auteur déroule ces tourbillons incessants d’amitiés, d’amours, de poésie
et de littérature qui ont nourri la vie de Louise de Vilmorin. Louise est
née en 1902 dans cette famille reconnue et fortunée de botanistes et
grainetiers « Les Vilmorin », un nom qu’elle saura faire perdurer et
imposer. Très vite à la figure d’un père adoré, s’ajoutera l’amour de ses
frères, le clan Vilmorin ou quatuor, ainsi que l’écrit Geneviève
Haroche-Bouzinac, un univers masculin qui s’élargira et dont s’entourera
toujours Louise. Elle connut le tout Paris, le capitaine Jean de Lattre de
Tassigny, Honoré d’Estienne, Raoul de Roussy de Sales, Antoine de
Saint-Exupéry (avec qui elle sera fiancée), Henry Leigh-Hunt (son premier
mari), Gaston Gallimard, Paul Pálffy (son second mari) et tant d’autres…
sans oublier, bien sûr, André Malraux qu’elle connut jeune et qu’elle
retrouvera à la toute fin de sa vie à Verrière.
Mais Louise avait surtout dans ses yeux pour flamme la poésie et la
littérature. Soutenue par des amitiés indéfectibles, celles de Jean
Cocteau ou encore Poulenc, elle écrira toute sa vie poèmes et recueils ;
Ce sera sous l’influence d’André Malraux qu’elle mènera à bien son désir
d’écriture et son premier roman « Sainte-Unefois » sera publié en
1934 par Gallimard. « Le lit à colonnes » en 1941 sera un
bestseller. Romans, théâtre, cinéma, rien n’arrêtera Louise, elle qui ne
sut jamais tout à fait ajuster ses désirs à la réalité, celle qui eut
toute sa vie la saveur de l’enfance et le goût du merveilleux…
Élégante, séduisante, Louise boitera cependant dès son jeune âge toute sa
vie. S’ajoutant à l’amour d’un père disparu trop jeune et à une mère trop
belle et distante, c’est une boiterie existentielle qui marquera plus
encore sa sensibilité et son cœur. Une sensibilité blessée et à fleur de
peau qu’elle tenta de dissimuler, du moins de dompter du mieux qu’elle
put. Louise mènera une vie intense d’amours et de ruptures, enchaînant
soirées mondaines, bals masqués, voyages et rencontres, mais souvent si
loin de ses trois filles ou de ceux qu’elle chérit ; « Des tournants
entre deux périodes de vie affective(…), note l’auteur, « un
perpétuel entre-deux » qui laissera Louise à jamais inguérissable. On
dit que certains êtres naissent avec la cicatrice d’un cœur brisé,
était-ce le cas pour Louise ? Ses désirs de poésie, d’écriture, de
séduction seront « une ivresse qui la protègera de la mélancolie »,
souligne encore Geneviève Haroche-Bouzinac, un appel crié dans un murmure
que peu entendront vraiment, mais dont l’écho nous parvient, par ces
pages, encore…
À n'en pas douter, cette biographie plus qu’exhaustive ne pourra que
s’imposer en ouvrage de référence, une biographie non d’une vie de
bonheur, mais bien ainsi que l’annonce son sous-titre, d’« Une vie de
bohème », celle de Louise de Vilmorin.
L.B.K.
Hippolyte Taine : « Voyage en
Italie », édition établie par Michel Brix, Bartillat, 2018.
Si le Voyage en Italie de Goethe avait déjà lors de
sa parution marqué les esprits, le récit de voyage que composa Hippolyte
Taine dans le même pays de 1864 à 1866 a rapidement fait figure, pour sa
part, de guide incontournable, constituant un véritable bréviaire pour
tout voyageur se rendant dans la péninsule. Quelles sont les raisons d’un
tel succès ? Le style adopté par l’auteur et le soin qu’il mit à mettre à
la disposition de ses lecteurs une mine d’informations accessibles sur les
caractères des lieux, les idées qui s’y échangeaient, les opinions comme
les anecdotes, eurent tôt fait de donner à ce volumineux guide une aura
incontestée jusqu’au début du siècle dernier. Naples, Rome, Pérouse,
Assise, Sienne, Pise, Florence, Bologne, Padoue, Venise et enfin la
Lombardie deviennent presque familières sous la plume du philosophe et
historien, auteur bien connu de la France contemporaine. Car Taine
a le génie de capter l’esprit des lieux, s’arrêtant tout aussi bien sur la
grandeur d’un retable d’église que sur une ornière encore visible laissée
par le passage des chars antiques… Évitant le style encyclopédique avant
l’heure, c’est sa propre expérience de voyageur qui nourrit ces lignes
sensibles sous la forme d’un journal. Aussi le lecteur s’étonnera-t-il de
la fraicheur des témoignages recueillis par l’auteur, n’hésitant pas à
rapporter une conversation qu’il eut avec un prêtre consterné par les
outrages laissés par des soldats acquis à la cause laïque qui sévissait
alors, un véritable micro-trottoir réaliste avant l’heure. Si notre guide
a lui-même été conseillé sur les lieux à visiter, sa profondeur de
jugement lui permet de replacer cette multitude de faits et d’observations
dans une vision plus globale et synthétique. Grâce à un style concis et
précis, Taine sait aller à l’essentiel, tout en aimant à perdre parfois
son lecteur dans les ruelles sans issue qui constituent le charme de tout
voyage. Si les préjugés ne manquent pas, ils sont souvent ceux de son
temps et n’enlèvent rien au charme de l’ouvrage. Un journal écrit à la
première personne, une heureuse conjugaison pourtant inhabituelle à
l’auteur, qui accompagnera délicieusement tout amoureux de l’Italie.
Philippe-Emmanuel Krautter
Correspondance George Sand et
Eugène Delacroix ; « Je serais folle de vous si je ne l’étais d’un autre
», Coll. Poche, Édition Le Passeur, 2019.
Quel régal que de lire cette correspondance entre George Sand et Eugène
Delacroix ; lorsque l’écrivain rencontre le peintre, nous sommes en 1834,
George Sand vient de rompre avec Alfred de Musset, une passion tumultueuse
qui vient de la briser ; de son côté, Delacroix connaît également une
déception amoureuse. Est-ce ce point de dérive commune qui, de prime
abord, les rapprochera l’un de l’autre ? Le peintre vient d’accepter de
faire le portrait de l’écrivain, de la femme déjà célèbre maintenant aux
yeux tristes et aux cheveux coupés courts pour en avoir – comme son
héroïne, fait offrande à Musset… La première lettre qu’écrira Georges Sand
à Delacroix sera seulement pour le décommander, et remettre ce premier
rendez-vous de pose, parce que s’estimant trop affligée par cette rupture.
Lettre courte, certes, et pourtant de cette première missive datée
exactement du 20 novembre 1834 débutera entre eux une belle et longue
activité épistolaire, reflet de leur amitié, qui durera jusqu’à la mort du
peintre en 1863. Devenant très proches, les lettres tant de George Sand
que celles d’Eugène Delacroix sont tissées d’intentions, de tendres mots
et d’une belle retenue tout amoureuse. À ce titre, le titre retenu pour
cette correspondance traduit à merveille cette sensibilité particulière
qui les unira. « Restons bohémiens cher œil noir, afin de rester
artistes ou amoureux, les deux choses qu’il y ait au monde », lui
écrira-t-elle en septembre 1938. L’écrivain s’est éprise de Chopin, mais
forte de cette nouvelle passion, elle redoublera d’intention à l’égard du
peintre, d’humeur trop souvent mélancolique. Elle n’hésite pas à l’appeler
« Mon petit vieux » ou simplement « Lacroix ». Faite d’une compréhension
mutuelle, leur amitié reposera avant tout sur l’art, la musique – dont
celle de Chopin mais aussi Franz Liszt, la peinture, les lettres, etc.
Delacroix sera, bien sûr, comme tous les proches de George Sand invité
avec Chopin à de multiples reprises à Nohant, il y viendra deux fois. Au
fil des années, cette amitié connaîtra, certes, quelques distances et
divergences de vues, notamment pour des raisons politiques, mais jamais ne
sera négligée ou rompue, ainsi qu’en témoigne cet échange épistolaire
s’échelonnant sur presque quarante années, reflet d’une longue et sincère
amitié, mais aussi de cette époque foisonnante qui fut celle du milieu du
XIXe siècle.
La présente correspondance a fait l’objet, pour cette édition, d’une riche
et agréable préface signée Danielle Bahiaoui, professeur de lettres et
secrétaire général des Amis de Georges Sand. À celle-ci viennent s’ajouter
des annexes tout aussi intéressantes : l’une consacrée au peintre sous la
plume même de George Sand et issu de « Histoire de ma vie » ; une
étude « A propos de Michel-Ange » signée, elle, du peintre ; enfin,
l’ouvrage se referme sur une passionnante étude signée de nouveau Danielle
Behiaoui et ayant pour sujet le fameux portrait qu’exécutera Eugène
Delacroix de George Sand, un portrait chargé d’émotion au même titre que
l’ensemble de cette correspondance.
L.B.K.
Patrick Mauriès : « Quelques Cafés
italiens », Éditions Arléa, 2019.
Un bien plaisant opuscule consacré en ces heures estivales à « Quelques
Cafés italiens » signé Patrick Mauriès aux éditions Arléa. C’est sous
les signes de ces fragrances toutes italiennes que l’auteur a en effet
choisi d’emmener son lecteur de café en terrasse à la recherche de ce
parfum si prégnant : « celui, mêlé, d’expresso, de bitter, d’amande et
de marsala qu’exaltent les cafés en Italie – bien distincts des nôtres…
». Patrick Mauriès a écrit ces pages sur plusieurs années lors de ses
pérégrinations de caffè en caffè, sans hâte ni calcul, juste
le plaisir de ce partage qu’offrent encore aujourd’hui ces lieux
singuliers que sont les cafés italiens. Des lieux ni intimistes ni tout à
fait extérieurs où présent et histoire s’offrent volontiers aux mots et à
l’élégance de l’écriture. Le Caffe Florian, bien sûr, à Venise,
Petruccio à Naples… Flânerie, frivolité, passions, bavardages,
commérages dans lesquels s’invitent quelques photographies, mais aussi et
surtout, poésie, théâtre, peinture, écrivains et belles se mirant dans les
jeux flous des miroirs de l’histoire. « Les cafés sont des théâtres
d’ombres ; chacun d’eux draine une étrange Lituanie d’images, des
fragments flous de décors, des détails figés… », écrit l’auteur ;
s’immisce aussi une joyeuse typologie des cafés italiens et de leurs
clients, café de résidence, de passage, « boite à politique », etc.
; plus qu’une aride définition, c’est de chatoyantes personnalisations qui
s’y déploient au gré des cafés et époques… Des lieux fatigués de leur
longue histoire, plus lointaine que celle des cafés parisiens, et leur
donnant cet air de vieil aristocrate ou de fiers flibustiers, mais
toujours, là, bruissants des feux de leur mémoire. Réminiscences,
anecdotes, c’est à une heureuse nostalgie que nous convie en ces pages
Patrick Mauriès, picorant çà et là au filtre de la poésie, remontant
jusqu’à l’histoire même du café telle quelle nous le fut rapportée par
Antoine Galland (« De l’origine et du progrès du café », éditions
La Bibliothèque, 2017). Dans cet élégant style qui leur sied si bien, les
cafés italiens de leurs fastes et lustres d’antan y prennent alors corps
et vie, avant que l’auteur ne les laisse flotter ou voguer… L’auteur a
glissé pour cette réédition dans sa préface quelques lignes actualisées,
notant une certaine résurgence des cafés mais sans pour autant renier son
amoureuse attirance pour ces illustres caffè italiens, passant de
l’ombre des longues arcades italiennes où s’alignent presque à l’infini
tables et chaises à ces terrasses surannées, mais aujourd’hui encore
toutes ensoleillées et sachant si bien prolonger le soir venu le plaisir
de s’y retrouver ou d’y lire.
L.B.K.
Dante Alighieri « L'Enfer »
traduction nouvelle de Michel Orcel, éditions La Dogana, 2019.
Tout amoureux de Dante Alighieri (1265–1321) chérit ces
vers fameux ouvrant l’œuvre maîtresse la Divine Comédie,
chef-d'oeuvre de la littérature mondiale :
Nel mezzo del cammin di nostra vita
mi ritrovai per una selva oscura
ché la diritta via era smarrita.
Ce sont ces mêmes vers qui ont poussé le poète, romancier et traducteur
Michel Orcel à proposer une nouvelle version de « L’Enfer » en
réaction à certaines traductions récentes dont il ne goûte guère le style
! Réaction atrabilaire, certes, mais qui donne naissance à un somptueux
travail sur la première partie de l’œuvre, L’Enfer, paru aux
éditions La Dogana, cet extraordinaire poème évoquant le périple du
narrateur successivement à travers l’enfer, le purgatoire et le paradis.
L’éditeur Florian Rodari ne cache pas son plaisir d’avoir enfin pu
proposer une traduction nouvelle de la première partie de cette œuvre
unique en son genre qui repose sur cette alchimie toujours fragile entre
rythme, scansion et musique, passée à la postérité depuis des siècles.
Quels poètes ou artistes n’ont en effet su louer la beauté de son récit,
celle de sa versification ? Botticelli vient bien entendu immédiatement à
l’esprit, lui qui sut si bien saisir toute la nouveauté proposée par le
texte du poète avec les illustrations mémorables qu’il réalisa à la pointe
d’argent et à l’encre ou encore William Blake et sa centaine de dessins
tout autant tourmentés que voluptueux, sans oublier Delacroix, Gustave
Doré, Auguste Rodin... Michel Orcel a su empoigner cette poésie conçue en
tercets enchaînés d'hendécasyllabes en langue florentine pour proposer une
traduction par le décasyllabe français, le plus proche de l’original et
autorisant une musicalité certaine, fidèle à l’esprit et à la lettre de
Dante.
Formé à l’école de Thomas d’Aquin, sans omettre les leçons d’Aristote,
ainsi que la rappela le pape Benoît XV dans sa lettre Encyclique In
Praeclara Summorum en 1921, c’est en effet la foi catholique qui
inspire cette œuvre puissante qui ne ménage pas ses effets, comme ses
coups de poignards effilés. Le traducteur a su, lui aussi, être guidé par
cette force puissante afin d’en restituer la beauté et les splendeurs qui
font de la Divine Comédie une œuvre au cheminement singulier,
cheminement qui n’a rien d’une promenade de santé comme le relève dans sa
préface Florian Rodari, saluant cette tempétueuse audace dont fait preuve
Michel Orcel pour des choix de traduction qui n’ont rien de convenu : «
Corde jamais ne projeta fléchette qui si vite vola dans l’air, légère,
comme cette nacelle que je vis » « Pousse donc ta tête plus avant
jusqu’à pouvoir bien distinguer de tes yeux le visage de la pute
souillonne, échevelée, qui, de ses ongles merdeux, se griffonne tantôt à
croupetons tantôt dressée »… des réalités bien triviales – âmes
sensibles, attention - non occultées par cette traduction et qui n’en
rendent pas moins saisissants ces contrastes à l’occasion de "L’excursion
cosmique à laquelle Dante veut convier le lecteur dans sa « Divine
Comédie » » et qui « … s’achève devant la Lumière éternelle qui est
Dieu lui-même, devant cette Lumière qui est dans le même temps «
l’Amour qui meut le soleil et les autres étoiles », selon un autre pape
amoureux des arts, Benoît XVI. C’est justement tout le génie de l’œuvre de
Dante que de rendre, grâce à la poésie, ces cheminements de l’âme des
tréfonds de la vie à la lumière ultime. La puissance du style du poète
fait mouche avec la traduction de Michel Orcel, jubilations multiples qui
valent plus d’un film aux effets spéciaux. Le lecteur serpente sur ce
chemin sinueux fait de nos turpitudes et de celles de nos aînés, la
pestilence guette chaque pas alors que le rayonnement de cette œuvre
éclaire ces pénombres de la plus belle des manières. Vivement le
Purgatoire !
Philippe-Emmanuel Krautter
"Sept petites douceurs" Shaun
Levin, Éditions Philippe L''Antilope, 2019.
Shéhérazade devait inventer une histoire chaque nuit et jouait sa vie en
tenant en haleine la curiosité du sultan pendant 1000 et une nuits... «
Je », le narrateur de ce texte érotico-gourmand, lui non plus, ne veut
pas perdre son amant, alors il lui confectionne des douceurs, des gâteaux
pour le garder près de lui bien que ce dernier vive une double vie avec
une femme ou parfois un autre homme, il trouve ainsi une consolation à
chaque séparation. « Hier soir, après le retour de mon amant chez sa
maîtresse, pour oublier cet amour que je lui donne encore, je me suis
consolé en me préparant un gâteau au chocolat et à la noix de coco, glacé
au rhum...» Féru de philosophie, LeBanquet de Platon et
autres textes antiques accompagnent ses pensées les plus intimes,
spirituelles ou communes entre ses rendez-vous amoureux ou dans sa vie
quotidienne ; « Depuis un certain temps, je ne vais nulle part sans
Le Banquet, tirant du réconfort dans l'opulence des autres. C'est là
que je prends des leçons d'amour. » Mais avant toute chose, trouver
des recettes de gâteaux de toutes sortes, simples à faire et qui
pourraient bien rendre addicte... Alors le texte est ponctué de recettes,
ses recettes, celles qu'il prépare et que l'on aurait également bien envie
de manger… Qui que nous soyons, l’auteur nous fait partager les saveurs de
la vie de ce « Je » que l'on perçoit un peu mieux à chaque
chapitre. Ce roman n'a rien d'aussi léger ni d'aussi sucré que l'on
pourrait de prime abord le penser, c'est une histoire d'amour, un amour
profond et intense « Un mot de lui me sort du chaos ou m'y replonge.
Chaque mot de lui transforme ma personne, me jette d'un mur à l'autre ; je
passe en un rien de temps de quatre à quatorze ou vingt-quatre ans. Il est
ma mère, mon père ; l'un, l'autre ou même les deux, je ne sais jamais. Il
est ma voix, mon chant ; chaque mot, chaque silence avec lui est un
souvenir transformé. » Mais dans la rue, pas question de se prendre
par la main, trop de gens les connaissent... Et alors, pas facile de
s'affranchir, d'être à l'extérieur, hors de l'appartement ou de ces lieux
de rencontres laissant parfois les amours prendre d'autres directions que
quelques douceurs sucrées, gâteaux ou autres scones ne peuvent stopper. «
Où trouve-t-on le courage d'agir toujours comme on l'entend ? - Dans la
solitude... » Shaun Levin raconte certes l'amour et ses affres, mais
aussi son rapport à la littérature, et autres nourritures de l'esprit,
tout passe par les sens, la vue des corps des amants, le toucher des
caresses érotiques, le goût des douceurs, l'ouïe dans l'attente des bruits
qui annoncent la promesse d'une nuit où l'odorat y sera tout en éveil, des
parfums de l'amour et celui des gâteaux fraîchement cuits... Quelles
délices alors de se retrouver après des semaines d'absence et de
séparation qu’aucune confidente ne saurait combler et apaiser le doute. «
J'aimerai qu'il m'aime – Il t'aime – J'en doute – Tu es inquiet qu'il
puisse ne plus t'aimer ? - Je suis plein comme un œuf. Il faut que je
m'allonge. » Cet amour entre Martin et « Je » pourra-t-il durer
? Y a- t-il une recette pour cela ? C'est bien là le vrai sujet dont parle
ce livre, au-delà du genre, des conventions, des cultures et au-delà du
temps.
Sylvie Génot Molinaro
Vénus Khoury-Ghata : « Marina Tsvétaïéva
mourir à Elabouga », Éditions Mercure de France, 2018.
Un roman fort pour un destin tragique celui de la poète
russe Marina Tsvétaïéva. L’auteur, Vénus Khoury-Ghata, romancière et
poète, procédant par cercles concentriques, a retenu les dernières années
de Marina Tsvétaïéva, des années de misère, de douleurs et de souffrance.
Sans nouvelles de son mari, seule avec sa fille aînée Alias, désormais
unique, Marina Tsvétaïéva se bat dans cette période trouble contre la
faim, le froid et la misère. Elle ne doit sa survie qu’à l’écriture, à la
poésie et à ses amants ou amantes. Dans un style presque coupé, tranché,
dur parfois jusqu’aux mots cinglants et brûlants, l’auteur dépeint cette
solitude qui habite la poétesse plus qu’elle ne l’entoure. Une solitude
qui la ronge, empreinte de douleurs, de ruptures et de cris étouffés.
C’est une Marina Tsvétaïéva meurtrie au cœur à vif, mais bouillonnante,
volcanique, une braise dans la neige que nous donne à lire Vénus
Khoury-Ghata.
Son cœur est une prison et Marina Tsvétaïéva ira jusqu’au
bout du désespoir… Écrire et accumuler les amants, les réels et ceux
épistolaires, mais avant tout écrire. Écrire et aimer, écrire pour
oublier, écrire pour avancer dans et jusqu’au bout de l’enfer. « Mettre
le feu à ton cœur » écrit l’auteur. Le poète Lvovitch, le peintre Lann,
le prince Volkonsky , Andréi Biely, Ilya Ehrenbourg, Mandelstam, et bien
sûr Pasternak avec lequel Marina Tsvétaïéva entretiendra une
correspondance de plus de 25 ans jusqu’à sa mort. Rilke, également, mais
qu’elle ne rencontrera pas. « Tu aimais et détestais avec la même
fougue, l’âme chauffée à blanc. En toi, il y avait un volcan » écrit
encore Vénus Khoury-Ghata. Que de lettres écrites au sang de la poésie et
de l’amour, souvent restées sans réponses ou lendemain…
« Au-delà de quelles mers et de quelles villes
Dois-je te chercher, toi l’aveugle, l’invisible ?
Je m’en remets pour les adieux aux fils télégraphiques
Et, appuyée sur le poteau qui les supporte, je pleure… »
Moscou, Prague, Berlin, Paris avec son jeune fils Mour,
puis de nouveau Moscou et enfin Elabouga… Marina Tsvétaïéva, dans ce
destin tragique, a su « aimer jusqu’à la dernière minute » jusqu’au
bout de l’impasse, et demeurera toujours cette femme sans concessions,
provocante, habitée du seul souffle qui ait eu pour elle un sens, celui de
la poésie et de l’amour, celui qui a fait d’elle l’une des plus grandes
poètes russes du XXe siècle.
L.B.K.
Olivier Rasimi : « Cocteau sur
le rivage », Coll. La rencontre, Éditions Arléa, 2019.
« Une foule immense de grands parapluies noirs berce ses nénuphars
au-dessus du brouillard », tel est l’incipit de ce délicat et
sensible ouvrage « Cocteau sur le rivage » signé Olivier Rasimi. Il annonce
les battements lourds et désespérés d’un cœur brisé, celui de Jean
Cocteau à la mort de Radiguet, son ami, son amant… Lorsque le jeune
auteur de « Le Diable au corps » meurt en cette année 1923, le 12
décembre, il a tout juste 20 ans ; Cocteau, abattu, terrassé, n’aura pas
la force d’assister à l’enterrement auquel amis, poètes, écrivains,
artistes, et une foule immense, se pressent. Un enterrement tout de
blanc comme un linceul où même les lys pleurent...
Olivier Rasimi, poète et musicien, par admiration et respect, a décidé
en ces pages de vouvoyer Cocteau, comme pour mieux se faire pardonner
cette intrusion dans la douleur et l’immense chagrin de l’artiste. C’est
avec cette élégante distance que l’auteur entraîne son lecteur dans
l’intimité de cette période désespérée, dévastée de la vie de Cocteau.
Ce sera Villefranche sur Mer près de Nice, Villefranche qui se drape
maintenant de cette soie froide et sombre comme « un décor, un
immense carton peint d’un opéra sans voix » écrit l’auteur ; même la
chapelle du village semble se taire lorsque Cocteau se laisse glisser
dans les fumées d’opium… « Je ne suis plus moi-même. Je continue à
vivre en somnambule. Mes réveils sont d’une épouvante. Je ne peux même
pas décrire ce qui m’arrive. J’ai cent ans et l’âme à vif comme une peau
brulée. », écrira Cocteau à sa mère.
Dans un style sensible aux poétiques évocations, refusant toutes
effusions ou débordements, Olivier Rasimi procède par touches fugitives,
presque sans bruit, préférant laisser Jean Cocteau apparaître et se
dévoiler, lui seul, face à son malheur. « L’âme des choses se déplace
toujours en ligne courbe », écrit-il. Avec cette élégance
d’écriture, une délicatesse qui jamais ne heurte ni n’étouffe, c’est un
roman lancé comme un ténu fil tissé de soie et d’argent au fond du
désespoir. La douleur de devoir regarder la mort en face, et qui prendra
pour Jean Cocteau les traits de son propre visage, de sa propre main,
qu’il n’aura de cesse dans sa chambre d’hôtel de dessiner et redessiner
inlassablement... Trois années d’un inconsolable cœur brisé, de dessins,
de pièces de théâtre et de mer ; Trois années de poésie écrite à l’encre
du chagrin et de bleu infini… Conjurer, traverser et tenter de saisir
l’insaisissable… C’est ce que nous propose Olivier Rasimi avec «
Cocteau sur le rivage », un délicat roman de deuil, celui de Jean
Cocteau à la mort de Radiguet, « un deuil comme un duel qu’on mène
contre une ombre »...
L.B.K.
"attraction terrestre" poésies de
Wulf Kirsten, traduction de Stéphane Michaud et texte allemand, La Dogana,
2020.
Si la majuscule s’estompe au point de disparaître des poèmes de Wulf
Kirsten, quelques points d’interrogation, ponctuent cependant des phrases
fortes, martelées sur l’enclume de la lucidité :
« - ne voulais-tu pas forger un monde
à partir
de la langue ? réponds ! mets aussi ta part
dans la balance, la culture a dégénéré
en hors-d’œuvre … »
Ces vers sans concession de Wulf Kirsten, né en 1934, sont ceux assurément
ceux de l’un des plus grands poètes contemporains, même si ce dernier n’a
guère trouvé – par quelles circonstances injustifiées ?, d’échos en France
jusqu’à maintenant. L’anthologie éditée aujourd’hui par La Dogana devrait
réparer cet oubli et faire découvrir toute la richesse d’une langue, à la
fois rude et pourtant mélodieuse, à l’image d’une étude pour piano de
Scriabine. Les mots convoquent les sens en une scansion exigeante et
harmonieuse :
« je profite de la lumière du soir,
moi qui plus d’une fois ai été raillé
comme spectateur du monde »
La minéralité de la nature rythme les vers de Kirsten, sans faire pour
autant de sa poésie une ode bucolique. Les pierres constitutives de la
terre et de la vie comptent plutôt parmi les legs de ses parents, dans
cette contrée de Saxe où son père taillait la pierre et son grand-père le
bois… Cet amour de la précision s’est déplacé sur le verbe, accompagné
d’un regard à la fois amoureux et intransigeant sur ce qui l’entoure.
Stéphane Michaud, son traducteur, est parvenu pour ces poèmes à restituer
toute la force et richesse cette langue si particulière, qui ne recherche
pas le travail d’orfèvre, mais plutôt la minutie et la rigueur de celui
qui sait nommer les choses, ce rapport toujours ténu et délicat entre
perception et expression dont la seule langue originelle du poète rend
toutes les nuances :
« sinkendes licht nachthinüber,
abglanz über den fluren,
ein schwirren und zirren, hör nur
die zirpenden tonkünstler,
die sich mitteilen, auch
wenn das ohr sie gar nicht
vernimmt… »
L’histoire des hommes s’immisce aussi régulièrement dans la poésie de Wulf
Kirsten, l’après-guerre dans l’ex RDA fut loin d’apaiser la vie des hommes
déjà tant éprouvés par le gouffre du national-socialisme. Ces blessures
demeurent sensibles notamment dans le poème « Bucovine » où cette
minéralité récurrente devient témoin de ces heures sombres du pogrom. Le
poète ne veut pas non plus oublier cette voix d’un autre poète, Paul
Celan, anéanti par l’impensable. Contre l’oubli, sa poésie se veut témoin
et résonance. De même, cet amoureux des périphéries ne souhaite passer
sous silence les ravages du temps sur la nature et ses talus. Et si
quelques villages peuvent encore, certes, avoir bravé le temps, entre deux
pages d’histoire, ou quelques champs pierreux être demeurés à l’abri des
rageurs remembrements, le temps a cependant passé pour le poète qui nous
livre en ces pages un témoignage sensible d’une rare acuité, à l’image de
ces tableaux du peintre Caspar David Friedrich tant appréciés par Kirsten.
« Prosopagnosie : Psychopathologie - Trouble affectant la reconnaissance
des visages. » C’est Gabriel Traylin, dit Gabe, qui est atteint de ce
trouble neurologique l’empêchant de reconnaître le visage de celui ou
celle qui se trouve face à lui. Tel un aveugle, il a développé d’autres
sens comme celui de l’ouïe, de l’odorat… Dans la vie, il est astronome
dans un observatoire au nord du Chili, dans le désert d’Atacam. Là, loin
des humains, il peut vivre sans être confronté à son handicap. Ce ne
seront pas les étoiles qui lui poseront des questions embarrassantes… «
Gabe avait choisi le métier d’astronome pour deux raisons. La première
tenait à la possibilité d’être seul ; il n’avait jamais été quelqu’un de
très sociable, mais c’était dû à sa condition. La seconde, parce qu’il y
avait des choses tout là-haut et que cette idée lui plaisait beaucoup. Des
choses qu’on ne trouvait pas sur Terre. Des choses qui avaient participé à
la création de l’univers. Ou, pareillement, des choses qui erraient dans
la nuit en plein désert. » Et, c’est bien une chose qui erre dans ce lieu
perdu où il n’y a âme qui vive que Gabe pense avoir aperçue. Alors
qu’est-ce ? Une illusion d’optique ? Ce pourrait être n’importe quoi ou
n’importe qui … Cette silhouette… « La silhouette se déplaça d’est en
ouest, facilement, avec la souplesse d’un félin ou d’un gymnaste…Tout ce
que Gabe savait c’était que, à part les fantômes, esprits desséchés des
morts, que les indigènes prétendaient apercevoir quelques fois, il n’y
avait âme qui vive dans le coin. »
Sur un vol venant des États-Unis, les jumeaux Westbrook, Mira et Luke dit
ce qu’il voit comme il le voit, sans aucun filtre, car « Le léger handicap
mental de Luke était marqué par des exemples extrêmes de curiosité, comme
de minuscules points de soudure qui faisaient de lui un sujet un peu hors
norme. Son syndrome de Down était une mosaïque à mille et une facettes,
mais plus remarquable encore, cela signifiait que son QI était dans la
moyenne supérieure à celui d’autres individus touchés par le même
handicap. Cependant, il n’aurait pu vivre de manière autonome, et ce pour
diverses raisons, notamment à cause des fluctuations de sa mémoire. »
C’est pour résoudre un mystère lié à Luke et à un livre de l’auteur
Benjamin Cable, dit Ben, qu’ils sont venus à Santiago pour le rencontrer,
car alors que Lucke est incapable de déchiffrer un texte, il peut lire
sans aucun problème le livre écrit par Ben…
Tous ces protagonistes vont se retrouver embarqués dans une terrible
affaire criminelle, historique, politique qui va faire remonter à la
surface une période de l’histoire du Chili, celle de la dictature de
Pinochet et les disparitions suspectes de milliers de personnes. Mais, ils
naviguent également dans un décor qui ressemble à celui de la planète
Mars, et une sorte de brouillard de science-fiction les entoure. Surtout
rester vigilants, ne pas s’endormir pour survivre, prendre des risques,
aller au-delà de soi et trouver qui tire les ficelles de cette affaire.
Jusqu’où les différents acteurs de cette fiction seront-ils prêts à aller
pour découvrir la véracité de leurs intuitions ? Comment expliquer sans
être suspect qu’un corps à peine trouvé ait pu disparaître ? Mener une
enquête n’est pas donné à tout le monde mais ça vaut certainement le coup
d’essayer… Puis les choses basculent dans une autre dimension… Combien de
temps peut-on rester de l’autre côté du miroir pour y voir le reflet de la
vérité, celle qui peut-être vous sauvera… Dans ce thriller (premier
traduit en français par Denis Beneich) Lance Hawvermale souffle sur les
braises d’un passé enfoui et réveille les vieux démons de la vengeance,
mais également les espoirs de justice.
Sylvie Génot Molinaro
« Anthologie bilingue de la poésie
latine » ; Sous la direction de Philippe Heuzé, Bibliothèque de la
Pléiade, n° 652, 1920 pages, rel. Peau, 105 x 170 mm, Gallimard, 2020.
C’est l’amour de la poésie qui se trouve indéniablement
célébré dans cette anthologie bilingue de la poésie latine embrassant deux
mille ans d’histoire et de civilisation et qui vient de paraître dans la
célèbre collection de la Pléiade. Dépassant le statut de langue officielle
d’un empire auquel il survivra, le latin a su offrir des trésors que les
responsables de cette édition de la Pléiade ont entendu recueillir en un
seul volume de 1920 pages.
Les traducteurs sous la direction de Philippe Heuzé ont souhaité moins
suivre les traditionnelles divisions en période afin d’aller avant tout à
la source même du vers latin et ce qu’il a à exprimer. Cette alliance du
latin et de la poésie dépasse ainsi, en ces pages, les périodes auxquelles
les humanités nous ont habitués pour proposer un florilège plus subjectif
et inspiré.
Les premières sources n’ont guère légué que le souvenir d’une poésie très
tôt honorée avec Gallus (dont ne nous est parvenu que quatre vers),
fondateur de l’élégie amoureuse, et célébrée dès Ovide. Virgile, Lucrèce,
Vulcain, Ovide, Juvénal, Martial sont autant de noms incontournables de la
latinité poétique… Si ces bribes laissées par ces classiques laissent
forcément rêveur l’amoureux de la poésie latine songeant à tout ce qui a
été perdu, leur témoignage contribue indubitablement à cette impression de
fraîcheur et d’actualité d’une langue encore bien vivante.
Alors que la période latine classique s’avère fragmentaire à l’image des
colonnes esseulées des forums, les témoignages qui ont pu nous parvenir
seront, en revanche, nettement plus nombreux au Moyen Âge et à la
Renaissance où cette permanence du latin nourrit encore les plus grandes
œuvres, preuve que cette langue survivra brillamment malgré les
vicissitudes historiques. Si la langue demeure, ses structures évoluent
cependant sensiblement avec de nouveaux systèmes rythmiques, l’apparition
de la rime, tout en conservant la métrique classique. C’est cette beauté
de la langue qui viendra irradier l’inspiration de tous ces poètes jouant
de la souplesse et de l’imprécision qu’elle autorise dans l’ordre des
mots. Ces carcans libérés, la musicalité du vers peut dès lors se déployer
pleinement avec le moins de contraintes possible.
Chaque traducteur de la présente édition a entendu s’inscrire dans ce
délicat exercice de respecter à la fois ce libre jeu des mots, tout en
transmettant l’inspiration initiale du poète. Par-delà ces impératifs de
traduction, l’âme et l’esprit de ces textes ont conduit à des choix
harmonieux et inspirés, chaque siècle entretenant un rapport fait
d’admiration, tout en nourrissant parfois aussi des aspirations nouvelles.
Les Latins puisent, à l’origine, allégrement dans la poésie grecque, la
Renaissance aura, pour sa part, cœur de revenir à la période classique du
Ier siècle avant notre ère, alors que le XIXe siècle redécouvrira le Moyen
Âge… Ces liens ténus ajoutent à la richesse de cette poésie sans cesse
renouvelée, puisant à l’incontournable Virgile pour lequel Dante nourrira
l’admiration que l’on sait, inspirant à son tour de nouveaux vers… en une
autre langue vulgaire florentine. Baudelaire verra lui aussi dans le latin
les moyens d’enrichir encore son inspiration, ce latin du Bas Empire
naguère qualifié de décadent, et qui viendra éclairer son poème «
Franciscae meae laudes ».
Enfin, lorsqu’un poème de Pascal Quignard en latin fragmentaire vient
conclure cette anthologie des plus inspirées, le lecteur se prête à
espérer que la langue latine poétique aura encore de beaux lendemains,
moins sombres de ceux du poète, et moins apocalyptiques que ce qui a pu
être prédit !
Philippe-Emmanuel Krautter
Rudyard KIPLING : " Puck, lutin de
la colline et autres récits" ; broché, 1248 p., 132 x 198 mm, Collection
Bouquins, Éditions Robert Laffont, 2020.
Les amateurs de Kipling - ils sont nombreux – ne pourront que se réjouir
de cette dernière et volumineuse édition consacrée à Rudyard Kipling
établie par Francis Lacassin dans la fameuse collection Bouquins. Ce sont
plus de 1200 pages de récits que pourra découvrir ou redécouvrir le
lecteur ; des récits nourris de cet émerveillement et passion encore
intacte du romancier, alors même que ce dernier s’était retiré dans la
campagne anglaise après avoir vécu aux Indes, aux États-Unis et au
Transvaal.
La magie de Kipling opère en effet dès ce premier récit « Puck, lutin de
la colline ». Nous ne sommes plus dans la jungle, et au lieu et place de
la panthère Bagheera, de Mowgli et du tigre mangeur d'hommes Shere Khan,
c’est un lutin surnommé Puck qui semble tout droit hérité des mythologies
celtiques et saxonnes… Ainsi que le faisait justement remarquer André
Maurois : « Kipling, comme Hugo, comme Swift, comme Balzac est un grand
phénomène naturel qui a maintenant sa place dans l’histoire des hommes ».
Le génie de l’écrivain se saisit d’un cadre, certes, moins exotique, mais
qui au tout début du XXe siècle (1906) distille par le filtre de la magie
et de la fantaisie des traits de l’histoire de l’Angleterre.
Rédigées dans le Sussex, ces courtes histoires se nourrissent à la même
veine, celle de la légende intriquée d’une certaine véracité plausible
propre à l’univers des enfants. L’elfe Puck s’avère être l’un de ces
témoins de l’Histoire, et par ses yeux, bien d’autres histoires prennent
naissance, comme celles des légions romaines plus vraies que nature, alors
que poésie et narration s’entrecroisent avec pure délectation pour le
lecteur médusé. Cette exploration dans l’archéologie de la mémoire
collective laisse pantois, un élément a priori ordinaire se métamorphose
en autant de digressions imaginaires, tout en renforçant merveilleux et
présent.
Mais, parallèlement à cet émerveillement encore intact, sourde aussi la
douleur pour celui qui reçut, le plus jeune, le Prix Nobel de littérature
en 1907. Kipling devient alors le témoin implacable du destin de l’Empire
britannique dont l’effritement probable ne pouvait passer inaperçu sous sa
plume. « La Lumière qui s'éteint » (The Light that Failed) parvient à se
saisir du thème délicat de la douleur en évoquant la vie d’un peintre
gagné par une cécité progressive. Le héros Dick Heldar connaît alors les
affres du désespoir, la tristesse qui s’en dégage atteignant des sommets
étonnants qui ne devaient pas être étrangers à leur auteur.
Contrairement à l’idée reçue et à tort trop répandue, Kipling peut et doit
se lire à tout âge, et ce dernier volume paru dans la Collection Bouquins
l’atteste merveilleusement.
Ce volume contient : Puck, lutin de la colline – Retour de Puck – La
Lumière qui s’éteint – Histoires comme ça – Ce chien, ton serviteur –
Stalky et Cie – L’Histoire des Gadsby – Les Yeux de l’Asie – Histoires des
mers violettes – Souvenirs. Un peu de moi-même pour mes amis connus et
inconnus.
Philippe-Emmanuel Krautter
LOIN-CONFINS – de Marie-Sabine
Roger - roman, Éditions du Rouergue, 2020.
« Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules
les traces font rêver », écrivait René Char dans « La parole de l'archipel
». C'est cette phrase à la délicate vérité qui ouvre le nouveau roman de
Marie-Sabine Roger connue, elle-même, pour la prose poétique de ses
livres.
Ici, à la lisière de la poésie et de la « folie », celle décrétée par les
organigrammes psychiatriques, Tanah, petite fille de 9 ans et dernière-née
après trois frères, entretient une relation bien particulière avec un père
fantasque ou poète, doux rêveur ou possible danger, selon les moments, qui
lui conte l'histoire de sa famille... Un vrai secret. Est-il vrai,
imaginé, fabulé, rêvé au plus profond d'un esprit « border Line » ?
Pourquoi inventer cette histoire de famille qui emporte Tanah dans un
monde si séduisant qu'il pourrait aussi la détruire lorsqu'elle
s'apercevra que son père, roi de pacotille, danse sur un fil
d'équilibriste prêt à rompre à n'importe quel moment. Et pourtant, Tanah
le suit dans tous ses récits et y croit fermement toute son enfance. «
C'est cela dont elle se souvient, la voix profonde de son père, ses
cheveux grisonnants, ses épaules un peu maigres drapées dans son manteau
de pourpre, le teint pâle, l’œil gris, rêveur et doux, posé sur l'horizon
ou perdu au hasard dans les semis d’étoiles, les mains fines, soignées,
ardentes, expressives. Des mains comme pinceaux, des ciseaux de sculpteur,
des mains de dentellière appliquée aux fuseaux, et toute cette majesté qui
émane de lui cependant qu'il décrit la vie de l'Archipel à sa fille Tanah
et qu'il tisse pour elle, pour elle seule au monde, le fil dur et soyeux
des généalogies ».
Dans cette relation exclusive, le reste de la fratrie est oublié, tout
comme la mère de Tanah, elle qui ne porte à sa fille aucun amour maternel
révélé. Ainsi, tout en regardant la Voie lactée, Tanah, le dos collé aux
genoux de son père, l'écoute lui raconter l'histoire de son royaume perdu,
Loin-Confins et de tout ce qui concerne cette île, archipel dans un océan
bleu appelé Frénétique. « Son père lui invente enfance sauvage, avec pour
garde-fou ce simple préalable : ils vivent en exil, ils ne régneront point
».
Mais, un jour tout bascule et la « vérité vraie » comme disent les enfants
surgit aussi terrible qu'une tempête, « le monde de son père est un
château de cartes, si personne n'y touche, il peut tenir mille ans. Un
souffle, et il s'effondre. » Comment se protéger de ces sombres années
durant lesquelles son si gentil fou de père ira vivre ailleurs, dans une
maison de repos pour le dire pudiquement, qui n’est qu’autre qu’un asile ?
Où aller lui rendre visite et jusqu’à quand ? Adulte Tanah se posera
encore et encore la question en allant le plus possible voir son grand Roi
au regard vague et perdu. Seule la possibilité de se remémorer tout le
récit quasi mythique de cette improbable île de Loin-Confins aidera Tanah
à rendre toujours vivantes les saveurs de l’enchantement que son vieux
père lui a transmises... Alors chaque événement, chaque déception,
trahison, joie et douleur auront cette couleur particulière qu'elle seule
pourra percevoir.
C'est une belle histoire qui touche à l'imaginaire de chacun, un côté «
Alice ou de l'autre côté du miroir » ou « Big fish » ou encore « Peter Pan
», comme un joli conte où l'on aimerait se réfugier, et en être le prince,
la princesse... Juste pour faire « comme-ci », un « on dirait que »...
Sylvie Génot-Molinaro
« Giono » ; Cahier de l’Herne,
Collectif, 288 p.,
Éditions de L’Herne, 2020.
En cette année 2020 qui marque le cinquantième anniversaire de la mort du
célèbre écrivain et poète Jean Giono, les éditions de l’Herne ont eu
l’heureuse initiative de consacrer à ce grand nom de la littérature
française un riche, foisonnant et dynamique Cahier sous la direction
d’Agnès Castiglione et de Mireille Sacotte. Les fameux et attendus Cahiers
de l’Herne ont fait choix pour ce dernier titre, mené en collaboration
avec notamment Michel Gramain et Jacques Le Gall, d’appréhender Giono hors
des sentiers battus, loin des habituels et surannés clichés l’ayant trop
souvent et longtemps accompagné : « (…) évidemment fort loin de tout «
régionaliste » ou d’un quelconque « retour à la terre », annonce d’emblée
Agnès Castiglione dans son avant-propos. Car jamais tout à fait la
Provence, jamais tout à fait les Alpes, c’est bien d’un imaginaire,
poétique et singulier, inépuisable dont il s’agit lorsqu’on aborde
l’immense œuvre de Giono, cet autodidacte nourri de littérature grecque,
né à Manosque en 1895, et fils d’un cordonnier anarchiste au large cœur ;
Une œuvre dès plus variées marquée par une perpétuelle oscillation entre
le merveilleux et le terrifiant, mêlant, tel un magicien, tant
l’enchantement que le désenchantement, et livrant un « Chant du monde » à
nul autre pareil.
Mais comment appréhender une telle œuvre aussi diverse et immense
rassemblant romans, récits, poèmes, essais, théâtre, journal, œuvres
cinématographiques, préfaces et traductions sans oublier, l’homme lui-même
? C’est en 1929, après la liquidation de la banque dans laquelle il était
employé que Giono décida de se consacrer à l’écriture. À partir de cette
date, il ne cessera jamais plus ; ce sera « Colline » en 28, « Regain » et
« Naissance de l’Odyssée » en 30… « Que ma joie demeure » en 1935, « Pour
saluer Melville » en 1941, « Un roi sans divertissement » et « Noé » en
1947… « Le Hussard sur le toit » et « Le Moulin en Pologne » en 1951 et
52… Enchaînant succès sur succès, il connaîtra cette notoriété jamais
démentie. Comment saisir dès lors un tel destin d’écrivain ?
C’est ce beau et incroyable défi que relève avec justesse ce Cahier de
l’Herne. Fort de nombreuses et riches contributions, c’est en effet à un
autre regard sur l’écrivain auquel nous convie ce volume. Appuyé de
nombreux documents inédits et de signatures choisies, notamment celle de
sa fille, Sylvie Durbet- Giono, mais aussi de Jacques Mény, président de
l’Association des Amis de Jean Giono ou encore d’Henri Godart, Jean-Yves
Laurichesse et Alain Tissut, tous professeurs et spécialistes de jean
Giono, ce sont près de 300 pages qui s’offrent ainsi à la lecture avec en
couverture ce sourire pipe aux lèvres de Jean Giono… Lui, fustigeant
l’argent, l’armée et la ville, aimant plus que tout la terre, les espaces
et la liberté ; Lui qui fut repéré par Jean Paulhan dès 1928, qui
rencontra Ramuz, deviendra membre de l’Académie Goncourt, et qui fut l’ami
d’André Gide et de tant d’autres... jusqu’à sa disparition en 1970. C’est
notamment à ces grandes amitiés, celle de Gide mais aussi celle de
Saint-Paul-Roux, auxquelles s’attache ce Cahier, après être revenu sur
l’enfance, le siècle et la famille de l’écrivain, poète, essayiste, mais
aussi traducteur, lui qui traduisit le premier en langue française avec
Lucien Jacques Moby Dick de Melville en 1941.
Au gré de ces nombreuses contributions et documents, pour nombres inédits
- carnets, brouillons, textes, archives, correspondances, mais aussi
photos - c’est toute la force continue de la création de Giono qui se
révèle au lecteur. L’espace, paysages, perspectives, les sensations, les
personnages… Une création qui n’a eu de cesse de se renouveler laissant
une immense œuvre marquée du sceau de tout l’imaginaire poétique du
fabuleux conteur qu’il fut. « Une parole constante euphorique de la parole
créatrice », souligne encore Agnès Castiglione dans son avant-propos. Une
œuvre livrant tout à la fois un monde teinté de bonheur, d’eudémonisme,
sensible et sensuel, mais également une narration complexe et une lucidité
sombre où se glisse aussi parfois l’humour.
Un cahier de l’Herne ouvrant assurément « Sur les grands chemins » de la
création de Giono et réservant au lecteur de bien belles surprises et
inédits.
Et, en cette période difficile de fin de confinement, alors que les
citadins rêvent de s’enfuir, et que tout à chacun rêve d’espace et de
nature, quelle plus merveilleuse aventure que d’aller à la rencontre de
l’auteur d’ « Un roi sans divertissement », l’un des plus grands écrivains
du XXe siècle, Jean Giono, lui qui sut si bien saisir ces « Fragments de
paradis ».
L.B.K.
André Suarès : « Vues sur
l'Antiquité – Anthologie », Édition établie, présentée et annotée par
Antoine de Rosny, Éditions Honoré Champion, 2020.
Il n’est pas exagéré de présenter les écrits d’André Suarès (1868-1948)
comme consubstantiels de l’Antiquité. Flot incessant dans lequel
l’écrivain saura puiser son œuvre, sans idolâtries, mais avec cette
reconnaissance lucide d’un héritage incontestable. Antoine de Rosny a
consacré sa thèse à cette culture classique d’André Suarès, aussi n’est-il
pas étonnant qu’il ait également réalisé cette anthologie rassemblant
théâtre, poésie, mythologie, lieux, et autres essais signés par l’écrivain
et partageant ce legs antique. André Suarès s’est toujours présenté comme
un poète et un musicien avant tout, quels que soient ses talents
d’essayiste qui ont forgé sa réputation. Et si l’histoire des lettres n’a
retenu de cette plume prolixe que ses essais sur le talent des autres
plutôt que les siens propres, il n’en demeure pas moins que ses
aspirations et le soin apporté à son style participent de cet idéal de
grandeur et de beauté forgé à l’antique, ainsi que le souligne Antoine de
Rosny dans sa préface. Cette anthologie propose dès lors de découvrir ou
redécouvrir aujourd’hui les vues de l’Antiquité esquissées en un style
unique par André Suarès dans cette belle et nouvelle, celle des éditions
Honoré Champion.
André Suarès se révèle être en effet en ces pages un peintre-portraitiste
talentueux, dont l’acuité ne cesse de surprendre tel ce portrait
d’Empédocle où la poésie prime : « Poète, il l’est avant tout, étant
philosophe à la grande manière grecque : créateur d’un monde harmonieux ».
Les traits saillants ne manquent pas pour ces portraits parfois incisifs,
par exemple « cette blême araignée d’Auguste » ou encore « Rien ne coûte
plus ce qui ne coûte rien » en évoquant les nombreuses dépenses
occasionnées par les femmes de Salluste… Et alors que le lecteur
s’attendrait à un portrait à charge pour le démoniaque empereur Caligula,
une fascination certaine pointe dans cette évocation singulière où parmi
les nombreuses turpitudes évoquées surgit un certain génie « sui generis »
! À l’opposé, saint Augustin ne trouve guère grâce à ses yeux : «
Toutefois, Augustin analyse admirablement sa misère : à force de l’arroser
et de la cultiver, il fait de sa pauvreté une espèce de richesse, et un
trésor de toutes ses abdications ». Et si, selon lui, si la philosophie de
saint Jérôme « est nulle », l’essentiel est qu’ « il ne pense pas, il
croit, et tout est dit », à la différence d’Augustin, qui selon lui, est
une « écluse à un flot d’homélies » !
La sagacité des traits d’André Suarès est incontestable même si ces
jugements peuvent être discutables et discutés par le lecteur, ce qui
n’est pas le moindre de leurs mérites. Car, en effet, André Suarès ne
polit pas les sujets qu’il appréhende, tendance malheureusement trop
fréquente de nos jours, et si cet esprit libre et critique s’implique –
même jusqu’à l’excès parfois – c’est pour mieux susciter une réaction de
son lecteur. Et ô combien il y parvient, à ravir !
L’Antiquité chez Suarès n’est pas une affectation et encore moins une
coquetterie d’écrivain qui soignerait ses humanités, elle préside et
structure à un grand nombre d’analyses et de jugements même lorsque
l’actualité de son siècle se fait la plus urgente. Ces « Vues sur
l’Antiquité » demeurent pour Suarès plus urgentes que jamais, et loin de
tout passéisme, elles renouent avec le fil du temps ; Un fil des siècles
que certains avaient pensé rompre au nom de la modernité, bévue que nous
n’avons nous-mêmes peut-être pas fini de payer…
Philippe-Emmanuel Krautter
Georges Borgeaud : "Lettres à ma
mère (1923-1978)", , 12 x 19,5 cm , 43 pages d'ill. en noir et blanc et 16
en couleur, 800 p., Editions Bibliothèque des Arts, 2014.
L’acuité et la sensibilité de l’écrivain suisse Georges Borgeaud trouvent
certainement leurs racines dans les relations bien particulières qu’il
entretint toute sa vie avec sa mère. La correspondance avec cette dernière
et réunie dans ce volume sous le titre « Lettres à ma mère » publié par
les éditions La Bibliothèque des Arts couvre une période allant des années
de jeunesse de Georges Borgeaud, dès 1923, jusqu’à la mort de sa mère,
Ida, en 1978. Cette dernière avait imposé à son jeune fils – né d’une
union hors mariage – de l’appeler « Tante Ida », s’étant mariée par la
suite et ayant honte de cet enfant devenu dès lors à cacher. Abandonné,
placé de famille en famille, pensions et autres institutions, Georges
Borgeaud a toujours souffert de cette relation contre nature, comme avant
lui Paul Léautaud. Nourrissant un sentiment ambivalent mêlé de tourments
et d’amour bridé, cette relation douloureuse a directement façonné et
ciselé d’angles saillants, et parfois tranchants, le style de l’écrivain,
sensible avant l’heure à tout ce qu’il l’entourait. Il faut dire que cette
mère – très belle de l’avis général – avait de quoi dérouter. Lorsque son
fils sera devenu adulte, elle répugnera alors à arpenter certains lieux
publics de Lausanne de peur qu’on ne le prenne pour un « gigolo » à son
bras selon ses propres termes… Son fils lui rendra d’ailleurs ses
délicates attentions en avouant : « J’avais horreur de ses baisers […] ».
Georges Borgeaud n’a jamais caché que sa vocation d’écrivain s’était
nourrie à ce lien familial tragique qui lui a appris très tôt ce sens de
l’observation, cette acuité aux détails, aux vies fragiles et blessées,
une hypersensibilité omniprésente dans ses œuvres. Les lettres de Borgeaud
trahissent ce malaise douloureux et sourd, qu’il s’agisse d’une
orthographe incertaine, de même que cette culpabilité récurrente quant aux
frais occasionnés par ses études. Nul étonnement alors à ce qu’au détour
d’une lettre, nous apprenions qu’il ait cherché à entrer dans les ordres
monastiques pour y trouver une nouvelle famille, ce qu’il déclinera
quelque temps plus tard, comme une fatalité à ne pouvoir s’engager en des
liens durables. L’écrivain avait confié en une tragique lucidité : « … je
me demande si jamais franchise entre nous a existé. Toutes mes lettres à
elle ont toujours été rédigées hypocritement. De son côté, sans doute
aussi ? » Le drame se joue alors, lettre après lettre, sur fond de
dissimulations, reproches couvés, humiliations gravées à jamais dans le
cœur d’un homme qui ne parvient pas avec les années à les dépasser. Il
faut avouer que la délicatesse n’est décidément pas au rendez-vous lorsque
le fils demande à sa mère l’heure de sa naissance pour établir un
horoscope et que celle de lui répondre cyniquement : « Je n’en sais rien.
Regarde ton extrait de baptême. Je ne me souviens pas des mauvais
souvenirs »… Le quotidien envahit la correspondance de celui qui n’est pas
encore l’écrivain consacré, les années de vache maigre en tant que
libraire chez Payot, les chambres de fortune, la nostalgie du pays, la
guerre qui gronde autour de la Suisse épargnée. Des amitiés se nouent
également avec des noms qui compteront pour l’écrivain : Jean Tardieu,
Louis Parot, René de Solier et bien d’autres encore… La vie parisienne
occupe de plus en plus de place avec la reconnaissance croissante de
l’écrivain qui perce au fil de ces lettres, lettres qui restent cependant
toujours embarrassées, hésitant entre confessions, reproches et
conventions. Avec les années de maturité, si le ton semble plus apaisé, le
volcan sourd toujours, prêt à de nouvelles éruptions. Les dernières
missives seront brèves, nourries encore de bien de sous-entendus. Jamais
le mot « Correspondance » n’aura été aussi équivoque quant au lien
épistolier entretenu par Georges Borgeaud avec sa mère.
Philippe-Emmanuel Krautter
Gustave Roud : « Journal Carnets,
cahiers et feuillets I & II (1916-1936) (1937-1971) », texte établi et
annoté par Anne-Lise Delacrétaz et Claire Jaquier, Éditions Empreintes.
Le poète suisse Gustave Roud, né à Saint-Légier en 1897 et
décédé à Carrouge en 1976, demeure injustement encore aujourd’hui
relativement confidentiel, souvent limité à un cercle restreint de
lecteurs. La parution de son « Journal » en deux volumes sous la direction
d’Anne-Lise Delacrétaz et Claire Jaquier aux éditions Empreintes devrait
cependant contribuer à mieux faire connaître cette personnalité
profondément attachée à son terroir et à sa vocation de poète qui se
manifesta dès la parution de son premier recueil « Adieu » en 1927.
Rapidement, la qualité de ses écrits étendra sa réputation au-delà de la
Suisse romande, alors que ses nombreuses traductions et une passion
précoce pour la photographie complèteront le portrait de cet homme discret
et réservé, richesse contrastant avec cette poésie nourrie à ce village du
Jorat qu’il ne quitta guère de toute sa vie. Ce paysage offre la matière
ciselée à cette âme sensible qui apparaît dès les premières notes
consignées à partir de 1916, sensibilité dont ne se départira pas l’homme
et le poète jusqu’au terme de son journal au début des années 1970.
Le cadre montagnard, à la fois rude et riche de ses variations au gré des
saisons, renforce encore cette introspection native du poète. L’écrivain
Georges Borgeaud, ami de Gustave Roud, évoqua cette vie en apparence
austère en compagnie de la sœur du poète, Madeleine, jours « sans grands
accidents apparents », mais cependant propices à cet approfondissement
poétique dont témoignent son œuvre et ce Journal.
Claire Jacquier souligne en introduction à ce « Journal » la difficulté de
proposer une édition intégrale tant les notes de Gustave Roud présentent
des frontières floues de classement ; Mais ces deux volumes offrent
assurément la source la plus aboutie afin d’entrer plus encore dans
l’intimité du poète, celui-ci livrant une autre image de lui-même, encore
différente de ses nombreuses correspondances.
Gustave Roud était, en effet, bien conscient de l’importance de l’exercice
du Journal, exercice hérité du XIXe siècle, et auquel il attachait un soin
particulier, à l’image de ses cadrages photographiques si méticuleux. La
poésie apparaît dès les premières notes comme étant l’élément central de
sa vie, « ma seule raison d’être », consigne-t-il. Mais cette compagne de
tous les jours sait aussi être exigeante et la fragilité de ce caractère
sensible transparaît également au fil des pages, une « écriture sélective
de soi », ainsi que le relève justement Claire Jacquier qui écarte toute
glorification personnelle. Bien au contraire, c’est la lente construction
de soi, et sa consignation lucide, qui scandent ces pages sans jamais
faire fi néanmoins d’un jugement critique. Miroir « des rythmes réguliers
de ma vie, les grands rythmes profonds que les quotidiens et superficiels
mouvements d’esprit rendraient insaisissables à ma mémoire infidèle », ce
Journal invite à une incessante pérégrination réservée, mais profonde,
tourmentée, toujours dirigée par cette haute exigence de l’écriture, une
écriture chargée de traduire cette richesse intérieure en mots que cette
édition soignée sublime indéniablement.
Philippe-Emmanuel Krautter
Charlotte-Adélaïde Dard : « Les
naufragés de la Méduse », Coll. Les Plumées, Éditions Talents Hauts, 2019.
Récit d’une vie, d’une incroyable vie…
« Les naufragés de la Méduse » n’est pas un roman, mais un récit
tragiquement vrai. En effet, aussi incroyable que cela puisse paraître,
c’est le récit du funeste naufrage de la Méduse, que nous donne, non
seulement à lire, mais quasiment à revivre en ces pages l’une des rares
survivantes Charlotte-Adélaïde Dard (1798-1862). Un témoignage effroyable
dans le style propre au XIXe siècle et relatant ce tristement célèbre
naufrage ayant si fortement marqué la mémoire collective et ayant inspiré
tant d’écrivains et de peintres, dont, bien sûr, Géricault et sa célèbre
toile du même nom.
En 1815, l’auteur, née Picard, à l’époque âgée de 17 ans et orpheline de
mère, s’embarqua avec son père, sœurs et cousine sur cette fameuse frégate
« La Méduse » pour le Sénégal, une expédition qui devait connaître au
large des côtes de Mauritanie un des plus affreux naufrages… Survivante,
ralliant avec sa famille Saint-Louis, elle sera prise en charge par le
gouverneur anglais. Un récit terrifiant, effroyable, et malheureusement
non issu d’une fertile imagination…
Charlotte-Adélaïde Dard avait fait à son père la promesse de relater cette
expédition et naufrage. C’est cette promesse qu’elle tint en écrivant à la
mort de ce dernier cet ouvrage qui nous est aujourd’hui parvenu ; Une
promesse tenue et que le lecteur renouvelle en quelque sorte en lisant ces
incroyables pages. Lorsqu’elle entreprit ce récit, Charlotte-Adélaïde Dard
avait connaissance des récits antérieurs de M.M. Savigny et Corréard ayant
déjà relaté le célèbre naufrage, à cette différence près... une différence
que le lecteur ne pourra, bien sûr, que mesurer en lisant ce témoignage
unique.
Mais la vie de Charlotte-Adélaïde Dard ne s’arrête pas là : Elle
s’établira par la suite cinq années durant en Afrique sur l’île de Safal,
et à l’instar de l’écrivain Danoise Karen Blixen (qui, un siècle plus
tard, contera sa vie en Afrique dans le célèbre roman « Une ferme en
Afrique ») tentera d’y cultiver une terre ingrate et d’y construire sa vie
de femme ; Une vie jalonnée encore de malheurs, de défis qu’elle nous
conte en ces pages avec la même véracité, mais aussi avec pudeur, celle du
XIXe siècle. Son récit, écrit à son retour en France en 1820, sera publié
en 1824 sous le titre original de « La Chaumière en Afrique », avant
d’être traduit et publié en Angleterre en 1827. Charlotte-Adélaïde Dard
retournera après la mort de son mari en Afrique, elle y mourra, âgée de 64
ans, en 1862.
Rappelons que le naufrage de « la Méduse » viendra s’ajouter au scandale
de « L’Utile » ; ce navire négrier dont l’équipage, quelques années plus
tôt à la fin du XVIIIe siècle, après un naufrage, et parce que le radeau
de fortune construit alors ne pouvait contenir les esclaves noirs
rescapés, les abandonnèrent sur l’île. Ils furent redécouverts quinze
années plus tard par le chevalier Tromelin, il ne restait alors moins de
dix personnes vivantes… Ce sont notamment ces deux tragiques évènements
qui permirent de plaider contre l’esclavagisme, mais il faudra encore
attendre 1794, puis surtout 1848 pour que l’esclavage soit en France
définitivement aboli… Aussi, l’esclavagisme demeure-t-il en ces pages
omniprésent.
Charlotte-Adélaïde Dard eut toute sa vie durant beaucoup de courage,
courage également – il ne faut pas le sous-estimer, en tant que femme du
début du XIXe siècle de braver les préjugés, conventions et railleries
pour écrire « Les naufragés de la Méduse » et sa vie en Afrique. Une
promesse contre les vents et marées de la destinée. À ce titre, on ne peut
que comprendre que l’auteur de l’ouvrage « Cachées par la forêt » (Éd.La
Table ronde, 2018), Éric Dussert, ait tenu à préfacer ce poignant récit
écrit de plume de femme.
« Il me reste à demander au lecteur son indulgence pour le style :
j’espère qu’il ne la refusera pas à une femme qui n’a osé prendre la plume
que parce que les dernières paroles de son père lui en imposèrent
l’obligation. », écrivit Charlotte-Adélaïde Dard en préambule à cet
incroyable récit, son récit.
L.B.K.
Goethe : « Écrits biographiques
1789-1815 », préface et édition établie par Jacques Le Rider, Coll. Omnia
Poche, Editions Bartillat, 2019.
Goethe ne fut pas seulement le grand écrivain que l’on connaît, il fut
aussi un témoin et un historien de son temps d’une lucidité et acuité sans
failles. C’est ce que le lecteur découvrira à la lecture de ces « Écrits
autobiographiques » donnés dans cette édition établie par Jacques Le
Rider, et dans lesquels Goethe revient sur les nombreux évènements qui
jalonnèrent sa vie d’homme et dans lesquels il s’impliqua. Ces « Écrits
biographiques » commencent en 1749 (date de sa naissance) et parcourent
pour cette édition les ans jusqu’en 1815 (Annales - Complément à mes
autres confessions ; Campagne de France 1792, Siège de Mayence 1773 ;
Entretiens avec Napoléon). Ancien Régime, Révolution Française, Bonaparte,
Napoléon, donc.
Véritable mémoire vivante, cette édition en compagnie de Jacques Rider,
directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, auteur de
nombreux ouvrages consacrés à Goethe, ne pourra que réjouir tant les
amoureux d’histoire que ceux épris d’art et de littérature. Dans ces
écrits, après « Poésie et vérité », ses années de jeunesse, c’est l’homme
mûr qui prend place, l’homme public indissociable de l’Histoire. La guerre
de 1792-93, la Campagne de France, le siège de la République de Mayence,
la grande coalition antirévolutionnaire, et la bataille de Valmy, mais
aussi Napoléon avec la rencontre d’Erfurt de 1808. Goethe rédigea ces «
Annales » ou écrits postérieurement en 1816, alors âgé de 67 ans, et 1825,
et n’eut de cesse en ces pages de rechercher une vision dépassionnée,
d’une objectivité ou impartialité que le recul des ans et de l’âge lui
permettaient alors de tenter de saisir. La première partie de 1789 à 1806
fut publiée pour la première fois en 1829 (volume 31 de l’édition
définitive), les années de 1807 à 1822 le seront en 1830 (volume 32). «
Campagne de France 1792 » écrit en 1822, fut publié dans sa version
originale en 1889.
Les lecteurs découvriront en ce volume, qui s’arrête pour sa part en 1815,
des pages émouvantes, celles notamment consacrées à l’année 1805, qui vit
la mort de Schiller, une disparition qui allait marquer psychologiquement
et physiquement l’écrivain. « L’année 1805 est le sommet des Annales »,
souligne Jacques Le Rider dans sa riche préface. Des pages de voyages
aussi, dont celui de 1801 à Bad Pyrmont et Göttingen. On le voit, à la
grande Histoire, se mêlent « Les années et les jours », titre qu’avait
initialement retenu Goethe. Un entrecroisement fécond dans lequel Goethe
se laisse découvrir année après année.
Pour ces pages d’une lucidité saisissante, d’une objectivité sans cesse
recherchée, l’écrivain déjà âgé n’a pas hésité à faire appel à ses propres
archives, notes, correspondances… « Il travaille à son autobiographie
comme un biographe historien », souligne encore Jacques Le Rider. C’est un
écrivain antirévolutionnaire, aussi hostile et critique du despotisme
éclairé qu’envers l’Ancien Régime, un esprit hors de « l’esprit du temps
», passionné de travaux scientifiques les plus divers et de couleurs,
épris - aussi et bien sûr- d’art, de Weimar, et de littérature… Un «
Cosmopolite des Lumière qui n’avait pas pensé l’Europe, mais l’humanité. »
conclura Jacques le Rider. Un Goethe par Goethe sans fards.
L.B.K.
Pier Paolo Pasolini : « Une vie
violente », nouvelle traduction de l’italien par Jean-Paul Manganaro,
Éditions Buchet/Chastel, 2019.
Les multiples facettes de Pier Paolo Pasolini convergent toutes vers
l’unicité de la poésie, celle qui irradiait d’abord ses recueils, bien
sûr, ses films également comme « Accattone » ou « Mama Roma », mais aussi
et surtout ses romans tels que « Les Ragazzi » ou « Une vie violente ».
C’est cette « Vie violente » qui fait l’objet aujourd’hui d’une belle et
nouvelle traduction par Jean-Paul Manganaro. Traduire Pasolini est loin
d’être chose aisée, car il faut parvenir à rendre tout d’abord cette
saveur du parler romanesco qui fascinait tant l’écrivain venu du
Frioul et amoureux des singularités linguistiques. Mais la tâche, aussi
ardue soit-elle, ne se limite pas à cette prouesse, le traducteur doit
recréer également cet univers qui caractérise chaque espace pasolinien,
fait de contradictions, séductions, fascinations entre le quotidien le
plus sordide et les apothéoses les plus enlevées. C’est à ce pari ardu
auquel s’est attaqué Jean-Paul Manganaro pour le plus grand plaisir du
lecteur français qui se trouve spontanément projeté dans ces borgate
romaines, espaces périurbains en déshérence entre reconstruction
d’après-guerre et laissés-pour-compte… Dans ce roman de jeunesse,
véritable plaidoyer pour une partie de la population abandonnée de la
vague du consumérisme naissant, Pasolini se fait le prophète de ce qu’il
allait advenir par la suite au reste de l’Occident… La violence,
contrairement à ce que le lecteur pourrait croire trop rapidement, n’est
pas seulement celle décrite de ces jeunes adolescents livrés à eux-mêmes,
rebus sans intérêt des bas-fonds romains. Vivant d’expédients et de
combines plus ou moins criminelles, ces jeunes puisent une vitalité dans
cet élan irrépressible de vivre qui fascina l’écrivain. C’est cette
étincelle même qui anime le jeune Tommasino, héros du livre, capable des
pires méfaits et parallèlement cherchant la rédemption. Pasolini livre en
ces pages puissantes des scènes très fortes comme cette apothéose d’une
sérénade des temps modernes qui métamorphose les jeunes voyous en poètes
inspirés contrairement à ce qu’évoquait Paul Verlaine dans les Fêtes
Galantes pour les joueurs de mandoline… Nous savons ce qu’il est advenu
des espoirs de l’écrivain et poète, il nous reste ses livres, notamment
celui-ci, un roman qui réservera de belles découvertes.
Philippe-Emmanuel Krautter
"Les Petits Paris - Promenade
littéraire dans le Paris pittoresque du XIXe siècle" de Laurent Portes,
Jean-Didier Wagneur, BnF éditions, 2019.
Laurent Portes et Jean-Didier Wagneur viennent de publier une savoureuse
promenade littéraire dans le Paris pittoresque du XIXe siècle portant le
titre alléchant « Les Petits Paris » et paru aux éditions BnF. Derrière le
pluriel et le qualificatif se cache une exploration des arcanes
labyrinthiques de la capitale, un environnement souvent interlope en marge
de ce que les grands romans du XIXe siècle nous ont légué. Cette aventure
littéraire débuta dès les années 1820 jusqu’au premier conflit mondial,
presque un siècle d’aventures bigarrées, univers transgressifs, et avant
tout avec cette gouaille populaire constitutive de bien des
arrondissements parisiens. C’est cette flânerie littéraire qu’ont
recueillie nos deux auteurs en dressant une cartographie parfois canaille,
tel ce tatoueur du 18e arrondissement, le « père Rémy » bien connu des
souteneurs, lutteurs forains et des filles… Il faut avouer que Laurent
Portes, conservateur en chef des bibliothèques à la BnF, auteur d’un «
Paris du vice et du crime », et Jean-Didier Wagneur, chargé de la création
de Gallica à la BnF, ont presque quitté notre époque policée pour se
plonger dans cet univers qui semble si loin de nos avenues bien nettes et
sans vies nocturnes alors que moins de deux siècles nous séparent d’elles
! Les Petits Paris ne s’opposaient pas alors à Paris en capitales mais le
constituaient, parallèlement aux beaux quartiers, nul exotisme dans ces
évocations, mais des mondes qui coexistaient, se rencontraient parfois,
toujours en gardant cette distance que notre époque moderne a cru réduire…
« Le vin sait revêtir le plus sordide bouge d’un luxe miraculeux, et fait
surgir plus d’un portique fabuleux dans l’or de sa vapeur rouge, comme un
soleil couchant dans un ciel nébuleux » confie Baudelaire dans Les Fleurs
du Mal, ces horizons nés de subterfuges pour embrasser des rêves
inaccessibles à la plupart de ces âmes. Gérard de Nerval, Joris-Karl
Huysmans se saisiront également de ces miroirs déformés et déshérités de
la capitale, pour les sublimer en réalités poétiques, magnifiques
victoires. C’est un voyage dans une contrée à la fois proche et lointaine
de nous que propose cet ouvrage, quelque peu abracadabrant aux multiples
illustrations, reproductions de gravures ou photos ; Recueillant des
perles littéraires un brin décalées, on y croise un homme à longue barbe
arpentant les jardins du Palais Royal à demi nu, vagabond échoué en ces
lieux ou encore dans le 4e rue Brise-Miche précisément, et qui existe
encore de nos jours, faisant aujourd’hui le bonheur de ce quartier élégant
du Marais qui abritait encore naguère des commerces moins avouables… Ce
sont ces temps où l’absinthe régnait encore, inspirait les plus grands
poètes, Verlaine n’étant pas le dernier, et avait même ses professeurs
patentés comme le rapporte cette chronique au sujet de la rue de la Harpe
dans le 5e . Il fut un temps où Paris ne comptait que 12 arrondissements,
un treizième servit à désigner le lieu des amours illégitimes, un peu plus
tard lorsque la capitale en compta 20, un 21e eut la même fonction, et qui
termine cet ouvrage incontournable à qui souhaitera mieux connaître Paris
par ses petits Paris !
Jean-Marie Barnaud : « Sous
l’imperturbable clarté ; Choix de poèmes 1983-2014 », préface d’Alain
Freixe, NRF, Coll. Poésie/Gallimard, 2019.
Cette dernière édition en Poésie/Gallimard, nommée « Sous
l’imperturbable clarté », du poète Jean-Marie Barnaud, regroupant un
choix de poèmes allant de 1983 à 2014, offre un véritable hymne à la
beauté. Beauté éphémère qu’un rien n’ébranle et menace. Des poèmes issus
des recueils majeurs de l’auteur et révélant en une forme quasi
anthologique et chronologique la force et cohérence de ce grand et trop
discret poète qu’est, dans le sillage d’Yves Bonnefoy, Jean-Marie Barnaud.
Une puissance poétique intime, d’une sobre et fine retenue, parlant dans
un murmure au cœur. Une sensibilité et un travail poétique que vient
souligner et inviter à lire la belle préface d’Alain Freixe, poète et
essayiste, et ami de longue date de l’auteur. Barnaud, c’est un pur
souffle poétique qui appelle et emplit l’âme, des battements d’ailes qui
au plus près s’envolent vers…« L’imperturbable clarté ».
« Rien ne t’accueille sur la rive
Qu’un silence humide
Mendiant
Tu ne sais plus à quoi tendre
Ces mains qui hèlent
Ta voix se noue
Parler insulte
Quand tout se tait ».
Une « Imperturbable clarté » que le poète, à la fois, affronte
telle une impitoyable main, celle du temps, de l’amour, mais aussi celle
qui effleure et calme telle au loin la lueur d’une bougie. A chaque poème,
ici en cet ouvrage remanié, se laissent entendre et sentir cette
vibration, ce frémissement, simple tremblement, léger chancellement ou
vacillement ; Pureté. Pureté de l’évanescence, celle de absente que fait
encore entrevoir hier ; Une voix, murmure d’une ombre comme une note
tenue, un pas éphémère qui se glisse encore, une passante comme simple
présence...
Alain Freixe souligne admirablement cette patience toute Barnaudienne, «
quelque chose n’adviendra d’elle que dans le « laisser porter »,
le « laisser venir », le « laisser passer » dans «
l’épreuve des saisons ». Laisser le temps, les mots et la poésie parcourir
les veines du poète, les battements, ratures et vers, pour retrouver vie,
instants d’une lueur, « Sous l’imperturbable clarté ».
« Et donc regarde-moi
C’est ma supplique
A la dérobée regarde-moi
Puis viens vers tous ces signes
Noircis en juste perte
Accorde-leur l’amitié
D’un long regard
Que ta noblesse les anime ».
L’ouvrage s’ouvre avec deux très beaux poèmes issus du premier recueil de
l’auteur, « Sous l’écorce des pierres » publié aux éditions Cheyne
en 1983 (maison dans laquelle il deviendra directeur de collection –
collection « Grands fonds » jusqu’en 2016), il se referme sur des
poèmes du recueil « Le don furtif », dont notamment « La paix
des chênes ».
Finalement, refermant l’ouvrage, on se dit avec un rare
bonheur qu’il s’agit en fait d’un véritable travail et d’une édition à
part entière que nous offre avec cette publication Jean-Marie Barnaud.
L.B.K.
Michel Orcel : « Le Jeune Homme à
la mule », Édition Pierre Guillaume de Roux, 2019.
« Le jeune homme à la mule » de Michel Orcel – écrivain, essayiste,
traducteur dont « L’Enfer » de Dante aux éditions La Dogana,
enchante par sa fine plume trempée au soleil d’Italie, au charme et goût
français et aux mille senteurs. Son rythme épouse celui de la Provence,
celle de la fin du XVIIIe siècle et de ce « Jeune Homme à la mule
», Jouan et d’Hermine puisque tels sont leur nom respectif. Alors que du
Nord soufflent des vents violents et troublés, la Révolution française
gagne, c’est un temps encore calme et lent qui scande cette Provence,
laissant tout loisir à Jouan de se mettre en route au pas de sa mule pour
Sospel, non loin de Turin, chargé de recouvrer quelques dettes que son
père lui a confiées. On observe discrètement s’éloigner ce jeune homme
d’un autre temps, le lecteur se surprend déjà à le suivre, lui et Hermine
avec son pas parfois mal assuré sur les sentiers rocailleux ; quelques
lieues ou pages, et déjà cette histoire avance avec en contrepoint
l’Histoire…
Il faut commencer la lecture de ce roman comme l’on consent à une balade
dans des contrées oubliées, s’émerveiller de la splendeur retrouvée des
paysages de Provence, de la Savoie et du Piémont que l’auteur dépeint dans
toutes leurs nuances magnifiquement ; Sospel, Turin, Nice – Capitale du
Comté de Nice appartenant non au Royaume de France mais encore à celui de
Sardaigne, des horizons tout stendhaliens offrant à son lecteur cette
brise subtile et littéraire pleine de lumière et de senteurs. Mœurs,
coutumes et costumes de ces contrées et Comtés en cette fin du XVIIIe
siècle émaillent aussi de leurs couleurs et contrastes ces pages en de
véritables tableaux dignes de V.A. Cigaroli ou de A. Raspal. Ce ne sont
que reflets changeants, ceux des hautes cimes ou des belles et soyeuses
étoffes, qui cisèlent ce récit.
Mais, Michel Orcel sait également être un captivant conteur, rien de
lancinant dans cette pérégrination initiatique de notre Jeune Homme,
et entre deux portraits ou dialogues truculents de seigneurs ou chanoines,
le lecteur se prend à sourire, rire ou aimer avec le héros… On chevauche
maintenant, galope aussi sur de fiers et beaux chevaux, perdant haleine
derrière ce héros qui caracole, espérant en ce destin qui semble lui
sourire ; il vient d’être engagé au titre de secrétaire particulier par le
chanoine Alberti et ce dernier le charge d’une mission secrète et délicate
pour l’avenir de l’Église…
La poésie, notamment Le Tasse, Alfieri, offre ses rimes ; le théâtre -
Gozzi, Arlequin, Goldoni, s’y déclame ; L’Opéra-Comique ou l’Opéra-bouffe
aussi, trouvant chacun naturellement leur place dans ce récit. Une place
plus particulière encore, lorsque la belle Giuditta, actrice et chanteuse
d’opéra-comique gagnera le cœur de Jouan alors même qu’il poursuit son
chemin et son ascension sociale entre manigances et intrigues… Mais le
XVIIIe siècle avance inexorablement, la Révolution gronde ; Les émigrés
affluent à Nice comme à Turin, un fait politique majeur de cette période
que le Duc de Castries immortalisera dans de célèbres pages ; La mort de
Louis XVI sera tambourinée ; Jouan se devra alors, ne pouvant échapper à
son siècle et à l’Histoire, de sauver sa liberté, son cœur autant que son
honneur…
C’est un vent enlevé et délicat à contre-rebours de celui de la Révolution
qui souffle sur ce récit aux accents stendhaliens servi par l’écriture
fine et sensible de son auteur, Michel Orcel.
L.B.K.
Iliona Jerger : « Marx dans le
jardin de Darwin. », traduit de l’allemand par Bernard Lortholary,
Éditions De Fallois, 2019.
Un roman extrêmement plaisant signé Iliona Jerger et servi par une
traduction de l’allemand de Bernard Lortholary. L’auteur, journaliste,
ancienne rédactrice d’une revue écologiste, a eu l’heureuse idée pour ce
premier roman de réunir deux penseurs majeurs du XIXe siècle : Darwin et
Karl Marx. Si nous n’ignorons, certes, pas leurs travaux et recherches,
scientifiques pour l’un, économiques pour le second, reste que leur vie
privée, caractère et manies demeurent, en revanche, il faut l’avouer, plus
mal connus ; et si bibliographies et films ont pu leur être consacrés,
bien peu d’auteurs ont osé ce fécond parallélisme et cette audacieuse
rencontre entre ces deux géants dont les travaux et publications
respectifs ont révolutionné les pensées et ébranlé les certitudes
suscitant oppositions et scandales. Marx s’est-il appuyé sur Darwin, sur «
L’Évolution des espèces », pour écrire le 1er tome du « Capital
», et Charles connaissait-il cette dernière parution ? Qu’en pensait-il,
lui qui aimait si peu les conflits ?
Iliona Jerger s’est depuis longtemps penchée sur la vie du célèbre
scientifique anglais; outre ses publications, elle a parcouru un nombre
incroyable de carnets, notes et correspondances. Rien ne lui a échappé, et
surtout pas, cette possible rencontre entre Charles Darwin et Karl Marx ;
les deux hommes ayant résidé un temps à quelques miles seulement
l’un de l’autre. Avec une écriture à la fois tendre et vive, l’auteur
tient son lecteur sous son joug, nous laissant page après page découvrir
un Charles Darwin intime, à un âge déjà avancé, toujours aussi passionné
et englué dans ses bocaux et expériences, si British… Marx, plus
jeune, plus ombrageux aussi, est déjà lors de son exil anglais malade.
L’auteur, de parallèles fidèles, vivants, parfois même cocasses, en
flashbacks touchants ou surprenants, tient son lecteur en haleine jusqu’à
cette fameuse rencontre ou plus précisément dîner. Un dîner des plus
électriques, pensez ! Y avez-vous un jour déjà songé ? Car, plus encore
que « Marx dans le jardin de Darwin », c’est à la table même de ce
dernier qu’on y retrouve le colérique et rustre Marx. Un dîner où, entre
affinités, filiations et inclinaisons, divergences ou oppositions, les
caractères, positions et vues de chacun se révèlent par contraste
merveilleusement bien. La confrontation des pensées des deux grands
penseurs au fil du roman s’y révèle fructueuse et soulève de pertinentes
et judicieuses interrogations. Certes, Darwin y apparaît, malgré sa
célébrité, ainsi abordé à cet âge avancé, dans toute sa fragilité avec ses
manies, son plaid et son fox, mais un Charles si attachant… Doux savant
attaché à son épouse, à ses enfants, et en bon anglais, à son chien et
cheval, à ses plantes ou vers de terre, aussi, bien sûr… Mais, le roman
ira jusqu’au bout avec les soins attentifs et dévoués de ce sympathique
médecin qu’ils partagent, le Docteur Beckett, présent pour les besoins de
la cause du début du roman jusqu’à la fin de ces vies ayant marqué de leur
sceau les deux derniers siècles passés jusqu’au notre, ce XIXe siècle.
Alors, pure invention ce si plaisant roman qui se savoure comme un sherry
? Pas vraiment, si peu même en fin de compte, et Iliona Jerger s’en
explique dans sa postface avec un rare bonheur, un bonheur partagé avec
son lecteur.
L.B.K.
Stéphane Mallarmé Correspondance
(1854-1898), édition de Bertrand Marchal, publiée sous la direction de
Jean-Yves Tadié, 1968 pages, 152 x 240 mm, relié toile, Collection
Blanche, Gallimard, 2019.
Ce fort volume réunissant la correspondance de Stéphane Mallarmé viendra
réjouir non seulement les amoureux du poète mais également toute personne
éprise par l’art de la correspondance. Et si leur auteur manifeste parfois
quelques réactions atrabilaires à leur encontre – il avoue haïr l’art
épistolier ! - c’est une pratique qu’il ne cessera pourtant d’exercer
toute sa vie durant, un exercice dans lequel il excella. Avec près de deux
mille pages, et 3339 lettres, c’est une vie qui défile au gré des
missives, brèves pour certaines comme ce mot adressé au peintre Whistler
qui réalisa son portrait, d’autres beaucoup plus longues à son épouse,
Paul Verlaine ou encore Berthe Morisot dont il fut l’ami indéfectible
jusqu’à ses derniers jours. Si certains vers de Mallarmé peinent parfois à
être compris, leur auteur en ces lettres ne cultive aucun hermétisme, même
si de manière récurrente il n’hésite pas à évoquer le sens de sa démarche
et de ses recherches. Avec ces milliers de lettres qui s’ouvrent pour le
lecteur, c’est le monde littéraire et artistique de son temps qui
s’affiche en réseaux inextricables sur cette deuxième moitié du XIXe
siècle. Si Mallarmé traverse parfois des déserts, notamment quant à cette
peine qu’il a toujours eue avec l’enseignement qui accapare une partie de
sa vitalité, il reste néanmoins jusqu’au terme de sa vie au carrefour des
sociabilités qui comptent avec ses fameux mardis devenus légendaires
depuis…
Bertrand Marchal distingue trois périodes essentielles dans cette
correspondance : celle de ses débuts et de sa longue crise après un séjour
à Cannes chez son ami Eugène Lefébure en 1866, crise qui durera plusieurs
années (jusqu’en 1872) et préludant à la métamorphose du poète. La
deuxième de 1872 à 1884, années fertiles parisiennes où les réseaux se
tissent,et enfin la troisième de 1884 à sa mort en 1898 qui marque la
consécration du Mallarmé tout autant par Verlaine que par Huysmans,
Debussy et tant d’autres, ce qui lui vaudra encore un nombre croissant de
missives, elles-mêmes plus brèves. Chaque page livre des instants
d’intimité comme des brèves de son temps, celles d’une lettre à Mirbeau
pour intercéder en faveur d’un « artiste rare », selon ses termes,
persécuté à Paris et qui s’apprête à partir pour Tahiti, il s’agit bien
entendu de Gauguin, ou bien ce message fraternel adressé à « mon cher
Verlaine » qu’il admire « infaillible, et si hautain, spirituel
». Parmi tant d’amitié, celle pour Berthe Morisot est troublante par ses
accents sincères où nulle fausse séduction ne pointe mais la profonde
relation qui conduira le poète à devenir le tuteur de sa fille Julie à la
mort du peintre. Ce sont ces instants de vie, et de mort parfois, qui
jalonnent ces antichambres de la poésie du grand Mallarmé. Une
correspondance à nulle autre pareille !
Philippe-Emmanuel Krautter
"Les tribulations d'Arthur Mineur"
d'Andrew Sean Greer, Chambon Éditions, 2019.
« Arthur, j'ai une théorie. Écoute-moi bien, maintenant. C'est que nos
vies sont pour moitié de la comédie, et pour moitié de la tragédie. Et
pour certaines personnes, il se trouve que la première moitié de la vie,
tout entière, est une tragédie, et puis la seconde une comédie...
Oui, Arthur, la première moitié de ta vie, c'était de la comédie. Mais
maintenant tu te trouves en plein dans la seconde moitié, la moitié
tragique... De quoi tu parles ? Demande Mineur. Le tragique... » C'est
probablement dans cette partie du roman d'Andrew Sean Greer que tout le
tragique ou le comique de la situation à l'instant T de la vie d'Arthur
Mineur se révèle au lecteur ; mais pour en arriver là, que d'étapes
parcourues, que d'heures de vol, que de rencontres et d'aventures
incongrues et de voyages improbables, et tout çà pourquoi ? Pour échapper
à une réalité, le mariage de son ancien amant avec un autre homme...
Insupportable ? Oui, si on y est invité... Alors fuir s'avère être la
meilleure des solutions... Et en acceptant un périple pseudo littéraire
autour du globe, Arthur Mineur pourra ainsi ne pas être témoin de cette
trahison refoulant ainsi, aussi loin que possible, sa souffrance et son
chagrin. Première étape de cet itinéraire dingo, New York, deuxième en
route pour le Mexique ! Troisième en Italie, quatrième c'est parti pour
l'Allemagne... et puis la France, le Maroc, l'Inde et le Japon avant de
rentrer « à la maison ». Une succession de conférences, de lectures, de
reportages qui malgré les rencontres cocasses, inattendues, semi
professionnelles, pourquoi pas amoureuses, Arthur Mineur est bien à
l'étroit dans son costume d’écrivain... de remplacement, pas franchement
connu, plein de promesses littéraires à ses débuts, mais dont rien n'est «
sorti » de probant. Mineur écrivain mineur, Mineur qui pourrait se perdre
dans ses souvenirs, Mineur qui vieillit tout simplement... D'une écriture
enjouée, fine, Andrew Sean Greer nous fait plus que partager les
pérégrinations de son personnage, à la fois malheureux, maladroit,
heureux, curieux, désappointé, désorienté, peut-être un peu dépressif ,et
surtout qui sait pourquoi il a accepté ces sacrés voyages espérant y
oublier justement ce pourquoi il est parti...
Ce roman, qui a valu à son auteur le prix Pulitzer 2018, est en lui-même
un rebondissement permanent, laissant s’installer une empathie pour cet
Arthur au fil des destinations et des rencontres espérant bien que la
comédie de la vie, de sa vie, puisse l'emporter sur la tragédie.
Sylvie Génot Molinaro
Lord Byron : « Le Corsaire et
autres poèmes orientaux » ; Présentation et traduction de Jean Pavans ;
Édition bilingue, Coll. NRF / Poésie, Éditions Gallimard, 2019.
Heureuse initiative que de publier en poche en un seul
volume et en version bilingue ces quatre œuvres de Lord Byron – Oraison
vénitienne, Le Giaour, Mazeppa, et enfin, Le Corsaire. Une ode
et trois poèmes narratifs n’ayant jamais été réunis jusqu’à présent dans
une édition française, et ce, qui plus est, avec une riche présentation et
belle traduction signées Jean Pavans. Ce dernier, essayiste, romancier,
grand traducteur d’œuvres anglo-saxonnes dont notamment Henry James, a
retenu ici une traduction nouvelle, réactualisant ainsi les très anciennes
traductions françaises jusqu’alors disponibles. Pour cela, il a fait choix
d’une approche sans artifices excessifs retenant une versification libérée
se situant, selon les poèmes, entre vers libres et prose régulièrement
rythmée en dodécasyllabes ou en décasyllabes non rimés. Jean Pavans
commence sa présentation du présent recueil en qualifiant le poète de «
Salamandrin », un emprunt à Charles Baudelaire, qui annonce avec
pertinence la tonalité et l’élan qu’il a souhaité donner à cette nouvelle
traduction. Et, c’est effectivement un vent oriental ardent qui souffle
sur les flammes de ces œuvres du poète mort à Missolonghi en Grèce, mais
en 1824 encore sous domination ottomane ; Le Giaour débute
d’ailleurs par une sombre ode à cette Grèce soumise, une déploration qui
viendra également émailler Le Corsaire.
Le recueil s’ouvre par « Oraison vénitienne » de 1919. Une ode
dédiée à la Sérénissime, cité si chère au cœur de Lord Byron, et la plus
orientale qui n’ait jamais existé ainsi qu’aimait à le rappeler André
Malraux. Initialement intégrée en ouverture à Mazeppa, cette
dernière est cependant si profondément sombre et mélancolique qu’il s’agit
moins d’une ode que d’une véritable « oraison » ou « plutôt d’une
déploration funèbre sur les gloires disparues d’une République humiliée et
soumise aux tyrannies des empires », souligne dans sa préface Jean
Pavans. On y retrouve toute la mélancolie du poète, cette « mélancolie
toujours inséparable du sentiment du beau », écrivait Baudelaire, et
qui en ces vers s’y dépose comme la brume de la lagune pour lui donner
toute sa beauté, mais aussi cet étrange voile prophétique :
« Ô Venise ! Ô Venise ! Quand tes murs de marbre
Seront gagnés par les eaux, il y aura
Un cri des nations devant tes salons engloutis,
Une forte lamentation le long de la mer vorace ! »
Suivent trois poèmes ou contes orientaux, véritables récits épiques et
d’aventures. Giaour, tout d’abord, contant le combat désespéré d’un
cavalier chrétien aux amours funestement contrariées, inspiré d’un conte
turc, et que représentera à trois reprises Georges Delacroix.
« L’esprit ruminant les chagrins coupables
Est pareil au scorpion cerclé de feu
Les flammes en s’embrasant se resserrent
Autour de leur captif, et le harcèlent »
Byron n’est pas éloigné de son personnage Giaour. « Cependant - souligne
Jean Pavans, Byron ne meurt pas dans le brasier où la société le jette ;
il y vit, plutôt qu’un scorpion, c’est une salamandre ; » En ces vers
s’exprime ainsi toute la pertinence du qualificatif retenu de «
Salamandrin ». Une salamandre qui plus encore qu’elle ne traverse le
feu, s’en nourrit.
Puis suit, Mazeppa, inspiré de la fameuse légende ukrainienne avec
cette célèbre chevauchée du héros enchaîné jusqu’à sa rédemption ; légende
ayant inspiré bien des artistes, écrivains et poètes, toiles et poèmes
symphoniques dont celui du romantique et non moins fougueux Franz Liszt.
La présente édition se referme, enfin, avec Le Corsaire. Un poème
contant les aventures d’un pirate grec, Conrad, aux ardentes amours et qui
inspirera Verdi pour son célèbre opéra avec un livret signé Francesco
Maria Piave. Dans ce poème épique aux accents d’autoportrait ou de
confessions, inspiré du même conte turc que Le Giaour, s’expriment
à la fois toute la profondeur et la fougue du poète. Le Corsaire
connaîtra dès sa publication un indéniablement et immense succès
justifiant qu’il donne son titre à ce recueil comprenant ces quatre
œuvres, alors que le poète a déjà acquis une belle renommée.
C’est ce précieux alliage, « mélange paradoxal d’exaltation et de
nihilisme - souligne Jean Pavans - qui forme la « personnalité
diabolique » de son auteur », mais donne aussi toute sa beauté à ce
recueil.
L.B.K.
Sans Eux - roman de Caroline
Fauchon, Éditions Actes Sud, 2019.
« Les hommes avaient quitté l'espace public et même leur habitation. Ils
se terraient, ils s'effaçaient. Dans les journaux, on parlait de « retrait
du monde ». Que s’était-il passé ? « À cette époque, il y avait des hommes
de tous âges, dans tous les milieux et sur tous les territoires. Ils
occupaient une place importante dans la plupart des sociétés mais, déjà,
imperceptiblement, leur déclin s'annonçait ». Ainsi sommes-nous avertis
qu'un événement d'ordre majeur est en train de se passer dans le premier
roman de Caroline Fauchon. Est-ce avec un regard d'anthropologue, de
journaliste, de sociologue, d'ethnologue, de photographe reporter ou de
simple témoin de l'extinction d'une partie de notre espèce que les femmes
de ce roman vivent ce phénomène ? Peut-on envisager une nouvelle
organisation, une nouvelle économie, de nouvelles attitudes et l’avènement
d’une société strictement matriarcale ? Quels seront les souvenirs de ce
que furent les hommes ? Et où sont-ils cachés ? Ces hommes n’ayant plus
qu'une faible et trouble place dans les souvenirs des femmes, ont-ils même
existé ? Simple mythe ?
Chaque chronique de la narratrice conte et créé cette nouvelle histoire de
l'humanité à travers les récits des dernières relations avec les hommes. «
À l'heure où j'écris, je me rends compte que j'ai abondamment puisé dans
leur vie pour mes fameuses chroniques. J'ai pillé le récit de leurs
origines et les anecdotes qu'elles me confiaient. En quête d'explications,
j'en ai fait des archétypes du nouveau monde qui advenait. » mais, toutes
ces femmes sont-elles vraiment prêtes pour cette nouvelle vie sans hommes
? « En fin de compte, génétiquement, l'humanité était prête à un tel
bouleversement. Nos réticences et nos inquiétudes sont pus d'ordre moral
ponctua Eugénie avec une assurance dénuée de toute provocation qui me
désarçonna... La pente naturelle était bien à la disparition progressive
des catégories... Le temps était venu de nous redéfinir... Bientôt nous ne
nous souviendrons que vaguement des hommes et nous les reconstruirons à
partir de souvenirs ou d'images qui sont en train de vampiriser le réel et
de créer le mythe du mâle, bien éloigné sans doute de sa réalité
concrète... Désormais sans eux, comme nous étions naguère sans dieux, nous
ferons d'eux notre légende originelle. » À la lecture de ce roman au titre
annonciateur « Sans eux » impossible de savoir si on est dans une analyse
froide et scientifique d’homogénéisation des genres de notre société, d'un
pur effet de science- fiction, d'une réflexion philosophique sur l'avenir
de notre espèce et des modifications génétiques et physiques à venir, que
faire? Peut-être, se rattacher aux récits du dernier homme qui trouvera
refuge chez une femme… jusqu'au retour des hommes.
Sylvie Génot Molinaro
« Partis pris - Littérature,
esthétique, politique » de Marc Fumaroli, édition par Paul-Victor
Desarbres, introduction Maxence Caron, Collection : Bouquins, Éditions
Robert Laffont, 2019.
La réunion en un fort volume des « Partis pris » de l’académicien
Marc Fumaroli dans la collection Bouquins des éditions Robert Laffont sera
l’occasion pour nos contemporains de savourer l’un des derniers
ambassadeurs de la pensée classique. Professeur au collège de France et
membre de l’Académie française, Marc Fumaroli (lire
notre interview) se joue des disciplines dans lesquelles sa pensée
excelle avec une facilité déconcertante entre histoire et littérature,
arts et questions contemporaines ainsi qu’en témoignent ces exercices
d’admiration réunis par Paul-Victor Desarbres. Le grand spécialiste du
XVII°siècle et de la rhétorique ne cache pas en effet son goût immodéré
pour le Grand Siècle et cet art de la persuasion qui a pour nom
rhétorique, héritage des Grecs et des Romains avec notamment Cicéron mais
aussi Augustin sans oublier les médiévaux suivant les traces de leurs
aînés. Les humanités sont toujours pour l’académicien ce réservoir sans
fonds de l’expérience humaine, ne cédant en rien aux sirènes de la logique
formelle à l’imitation des sciences dures. Amour de la sagesse, dialogue
des arts du langage, des arts visuels et de la musique, Marc Fumaroli fait
défiler pour le lecteur les trésors hérités de la pensée de Corneille, de
La Fontaine, Racine, Bossuet, Pascal… que de noms gravés dans la mémoire
collective culturelle et pourtant si délaissés de nos jours. Décomplexé,
Marc Fumaroli se veut être un laudateur de cet héritage sans pour autant
en être le thuriféraire, ce qui rend la lecture de ces pages non seulement
agréable, mais offrant aussi pour notre époque de nouvelles lumières. Ce
sont justement ces Lumières qui retiennent également l’intérêt de notre
penseur, Voltaire, Rousseau, Tiépolo… dont l’analyste sait rendre les
traits saillants. Et si notre modernité pense audacieusement avoir tout
inventé, le passé le plus glorieux de l’Ancien Régime se charge avec
l’académicien de remettre les pendules à l’heure ! Les plus jeunes
lecteurs pourront ainsi découvrir combien cet héritage – loin de tout
passéisme et pédantisme – demeure essentiel pour comprendre la plupart des
chefs-d’œuvre de la culture. L’auteur ne cessant d’alerter sur les risques
encourus par cette amnésie encouragée, pour ne pas dire prônée de toute
part, à l’image d’une autre académicienne dont il n’hésite pas à citer
intégralement les propos alarmants, Jacqueline de Romilly (lire
notre interview). Pour ces penseurs, il y a urgence, si nous
souhaitons préserver ce “vivre ensemble” français comme le nomme Marc
Fumaroli et dont le présent volume pourrait bien être le manifeste le plus
éclatant.
Philippe-Emmanuel Krautter
Dossier Huysmans
Joris-Karl Huysmans : « Romans et
nouvelles », édition publiée sous la direction d'André Guyaux et Pierre
Jourde avec la collaboration de Jean-Pierre Bertrand, Per Buvik, Jacques
Dubois, Guy Ducrey, Francesca Guglielmi, Gaël Prigent et Andrea Schellino,
Bibliothèque de la Pléiade, n° 642, 1856 pages, rel. Peau, 105 x 170 mm,
Gallimard, 2019.
Paul Valéry confiait à Albert Dugrip : « J’en suis
toujours à relire À rebours ; c’est ma Bible et mon livre de chevet. Rien
n’a été écrit de plus fort ces derniers vingt ans ». Cet hommage d’un
grand homme des lettres peu enclin à des éloges faciles souligne le choc
qu’occasionna la parution de ce roman sur ses contemporains. Grâce à cette
édition de la Pléiade des Romans et nouvelles de Joris-Karl
Huysmans réalisée sous la direction d’André Guyaux et de Pierre Jourde, le
lecteur du XXIe siècle pourra entrer de la manière qu’il convient dans
l’univers feutré du fameux Des Esseintes, héros archétypal d’une fin de
siècle troublée. La lecture d ’A rebours réservera en effet des
instants d’anthologie lorsque le personnage central, esthète maladif dont
il est difficile de ne pas faire le rapprochement avec le poète Robert de
Montesquiou qui inspira à Huysmans probablement le personnage, se perd
dans la contemplation des volumes de sa bibliothèque tout autant que dans
les flacons de son orgue à bouche… Univers de décadence associé au
symbolisme si prégnant en cette fin de siècle, l’écriture de Huysmans se
démarque radicalement du naturalisme de Zola qu’il avait jusqu’alors
soutenu jusqu’à ce que Zola ne qualifie l’œuvre de Huysmans d’œuvre de
confusion. À la différence de notre époque, et à rebours a-t-on envie
d’ajouter, la décadence et la névrose omniprésentes dans A rebours
se manifestent par la beauté et les arts, le raffinement et la
délicatesse… Mais Huysmans n’a pas toujours fait preuve d’une telle
rupture sur son temps, et c’est un des attraits de ce volume que de
proposer certains de ses autres écrits ; Des récits et écrits traduisant
les profonds changements qui s’imposèrent au siècle, à la société et à la
capitale française dans laquelle le romancier évolua dans cette deuxième
moitié du XIXe siècle. Révolution industrielle, triomphe de la
bourgeoisie, révolution haussmannienne, soubresauts de l’Ancien Régime
vite réprimés, et partout le règne de l’argent vont marquer les premières
œuvres de Huysmans avec un réalisme cruel comme le soulignent André Guyaux
et Pierre Jourde dans leur préface. Nul étonnement alors à ce que ses
premiers livres n’aient été dès lors dédiés à Zola qui ne lui en sera
guère reconnaissant. La déliquescence ciselée par le romancier dans ses
romans avant sa conversion en 1891 traduit ces transitions inéluctables
que le XXe siècle viendra confirmer de manière cruelle avec notamment ses
deux conflits mondiaux. À vau-l'eau s’avère être le manifeste
désenchanté de ces mutations conduisant à un sentiment de solitude
exacerbé dont témoignent les héros décrits sous la plume désabusée et
méprisante du romancier pour le siècle dans lequel il vit. Parmi ces
nuages sombres, des éclairs trouent cependant les nuées avec des
enchantements pour la poésie et les récits de certains de ses
contemporains : Baudelaire, Poe, Mallarmé… Autre lumière, celle de la
conversion qui touchera l’écrivain dès la fin du siècle et dont En
route en 1895 sera en quelque sorte le témoignage, la confession ou
déclamation. Les retraites dans différents monastères constituent des
alternatives plus mystiques que les enfermements dans des tours d’ivoire
stériles des héros de ses romans précédents. Et si un certain dolorisme
chrétien persiste avec Durtal à la recherche de l’art sacré et du
plain-chant avant la retraite à La Trappe, la quête ne fait cependant que
commencer, elle inspirera d’autres conversions tout aussi célèbres au XXe
siècle parmi les écrivains, mais ceci est une autre histoire…
Joris-Karl Huysmans « Le
Drageoir aux épices suivi de Croquis parisiens » édition de Jean-Pierre
Bertrand, Nrf Poésie Gallimard, 2019.
A souligner cette belle porte d’entrée dans l’univers
huysmansien proposée par la collection Nrf Poésie Gallimard qui vient de
rendre disponible des textes essentiels pour comprendre les débuts en
littérature de Joris-Karl Huysmans, des débuts par le détour de la poésie
en prose. Suivant la voie tracée par ses augustes prédécesseurs Aloysius
Bertrand et Charles Baudelaire, le jeune Huysmans aborde en effet la
poésie en prose, un genre qui n’en est encore qu’à ses prémices.
Jean-Pierre Bertrand rappelle dans son introduction combien cette forme
nouvelle tient à l’essor du journal et que Baudelaire applique « à la
fréquentation de villes énormes » et à la peinture de la vie moderne. Doué
d’une puissance novatrice, le poème en prose par la liberté qu’il offre au
poète d’entrer en rupture avec les conventions ne pouvait que séduire
Huysmans qui en 1874 livre Le Drageoir aux épices puis Croquis parisiens
en 1880. Une liberté tant pour le poète que pour le lecteur soulignera
Baudelaire, et à sa suite Huysmans. Les frontières seront d’ailleurs
souvent ténues entre poème en prose et roman chez l’auteur de Les Sœurs
Vatard et En ménage. Si Huysmans relèguera par la suite Le Drageoir aux
oubliettes à la différence des Croquis, la lecture de ces œuvres permet de
mieux comprendre les fils sous-jacents qui tisseront progressivement une
alternative singulière au naturalisme.
Cahier
Huysmans, Cahier de L'Herne dirigé par Pierre Brunel et André Guyaux, 466
p., éditent de L’Herne, 2019.
Les éditions de l’Herne ont eu l’heureuse idée de
rééditer le Cahier qui avait été consacré à Joris-Karl Huysmans en 1985,
alors qu’une exposition au musée d’Orsay et l’entrée de l’écrivain dans la
collection La Pléiade honorent cet écrivain souvent méconnu ou tout au
moins « bizarre » comme certains de ses contemporains se sont plus à
qualifier l’auteur du fameux roman « À rebours ». Ce Cahier
Huysmans fait voler en éclats tous ces clichés en proposant une véritable
exploration de l’univers huysmansien. Pierre Brunel ouvre ce fort volume
d’études détaillées qui ont fait la qualité des Cahiers de l’Herne
aujourd’hui dirigés par Laurence Tâcu. L’article souligne combien le héros
Des Esseintes « est aussi la fleur maladive de son siècle » déjà
préfigurée par Baudelaire, et porte en lui « la haine du siècle ».
Le naturalisme s’étant épuisé à hauteur des dégâts engendrés par la
Révolution industrielle dans le dernier tiers du XIXe siècle, quelle place
pouvait encore prendre ce regard mâtiné de haine féroce et de lucidité
tragique sur le non-sens de la vie ? Un certain ravissement gagne en effet
l’auteur et son héros face à ces tremblements annonciateurs de désastres à
venir. Divagations, dégoûts et soubresauts désespérés ne peuvent être
dépassés par l’idée de progrès prévalent à l’époque où Huysmans signe ses
derniers écrits. Mais avant de parvenir à ces questionnements dont
l’époque moderne a hérités, le Cahier consacre deux parties essentielles
pour comprendre Huysmans avant la rédaction d’A rebours, sections
dans lesquelles nous découvrons le jeune homme entré en littérature par la
poésie, et notamment le poème en prose Le Drageoir à épices (1874)
venant d’être édité par Gallimard dans la collection Poésie/Nrf. Puis,
surgit la veine naturaliste qui marquera des œuvres importantes comme
Marthe, histoire d'une fille ; Les Sœurs Vatard ; En ménage
; À vau-l'eau, tout en suscitant progressivement des
questionnements existentialistes. La rupture avec Zola survient avec le
coup de tonnerre d’A rebours qui marquera les consciences de son
temps entre ravissements et condamnations, séductions et critiques. Nul
n’est prophète en son pays, surtout au tournant d’un siècle qui ne
souhaite pas voir les nuages assombrir le ciel. Les sections consacrées au
cycle de Durtal et De la conversion à l’oblature abordent un
autre aspect souvent méconnu de Huysmans, la voie choisie face au mur
devant lequel il se trouvait : la « sortie » par la transcendance, échelle
qui ne cessa pas d’étonner ses contemporains et qu’allaient rejoindre une
série d’écrivains fameux au siècle suivant. Le symbolique laisse place à
la symbolique de la mystique chrétienne, une voie ouverte passant par les
méandres de l’architecture des cathédrales et du plain-chant.
Les éditions de l’Herne éditent également trois petits
volumes dans la belle collection de poche les Carnets de l’Herne venant
idéalement compléter cette réédition, et consacrés à des textes plus
méconnus de Huysmans tels que « Paris et autres textes » ; « Notre-Dame de
Paris et autres cathédrales » et « Les rêveries d’un croyant grincheux ».
BEAUX
LIVRES
et CATALOGUES D'EXPOSITION
« The Glacier’s Essence » de
Martin Stützle et du photographe Fridolin Walcher avec les contributions
de Nadine Olonetzky, Gabriela Schaepman-Strub, Konrad Steffen, and Thomas
Stocker et une préface de Benedikt Wechsler ; Version anglaise, allemande,
groenlandaise ; 23 x 30.5 cm, 137 illustrations couleur, 272 p., Édition
Scheidegger & Spies, 2020.
Un bel, riche, et très instructif ouvrage consacré au monde fascinant mais
malheureusement aujourd’hui menacé des grands glaciers en relation avec
notre approche de l’art contemporain vient de paraître aux éditions
Scheidegger et Spies. Que ce soit les grands glaciers du Groenland ou ceux
des Alpes, ces derniers fondent, en effet, de manière inquiétante depuis
des décennies. Une évolution qui malheureusement s’est accentuée plus que
jamais ces dernières années sous l’effet du réchauffement climatique.
L’ouvrage exceptionnel, préfacé Benedikt Wechsler, allie à la fois une
approche esthétique d’art contemporain appuyée par des données
scientifiques que ce soit de glaciologie ou de géophysique. C’est toute
l’essence même des glaciers, ces grands glaciers d’une beauté menacée, que
le lecteur découvrira ainsi en ces pages.
Pour cet ouvrage engagé, l’artiste Martin Stützle s’est associé au
photographe Fridolin Walcher et a retenu comme objet d’étude de
prédilection non seulement les grands glaciers suisses mais également ceux
du Groenland. En 1978, le duo Martin Stützle et Fridolin Walcher a rejoint
une équipe scientifique suisse menant des recherches sur l’évolution et
l’état actuel des glaciers du Groenland. Une évolution déjà soulignée par
le physicien suisse Alfred Quervain au début du XXe siècle, ce dernier
ayant le premier consacré une étude sur la fonte du glacier Clariden situé
dans le canton suisse de Glaris avant de lancer dans les années 1909-19012
d’importantes expéditions scientifiques au Groenland.
Trois essais ponctuent cette extraordinaire aventure en revenant
précisément sur l’expédition de 1978 menée par l’artiste Martin Stützle et
le photographe Fridolin Walcher. À ces essais vient s’ajouter une
intéressante étude de plusieurs contributeurs sur les travaux mêmes des
auteurs et artistes, les rapprochant des tendances actuelles de l’art
climatique.
Le lecteur découvrira ainsi en ces pages exceptionnelles reliées façon
japonaise une approche à la fois esthétique d’une grande émotion, mais
aussi une objective prise de conscience appuyée par des données
scientifiques révélant une évolution devenue malheureusement aujourd’hui
une menaçante réalité.
J. C. Volkamer : “ The Book of
Citrus Fruits”; Reliure en tissu, 27,6 x 39,5 cm, 384 p., Éditions Taschen,
2021.
Il n’existe pas d’autres fruits que les citrus ayant bénéficié d’une telle
aura dans l’histoire de l’humanité. Ses origines remontent en effet avant
même les temps historiques puisque la mythologie s’en était déjà emparée
avec la fameuse pomme d’or des Hespérides qui devait être probablement une
orange, inconnue à l’époque des Grecs, plutôt qu’une pomme… Des rois sont
devenus fous de ce fruit, noble par excellence, au point de bâtir de
véritables palais, dignes d’abriter ces arbustes craignant le froid, tel
le Roi-Soleil qui trouva dans ce symbole encore le moyen de renforcer son
éclat. Iris Lauterbach, spécialiste en histoire de l’architecture des
jardins, a elle aussi été séduite par ce genre botanique abritant de
multiples plantes ayant en commun cette amertume plus ou moins accentuée.
Aussi a-t-elle choisi de réserver à ces fruits un ouvrage en un format
généreux à la hauteur de la réputation des agrumes.
Cette édition exceptionnelle réunit pas moins de 170 variétés d’agrumes
présentées à partir de séries de gravures sur cuivre, précieuses et rares,
mises en couleur à la main. Ces œuvres uniques furent commandées par un
autre passionné d’agrumes, J. C. Volkamer, un marchand de Nuremberg et
horticulteur amateur (1644–1720). La beauté de ces représentations de
citrons, oranges, cédrats, bergamotes et autres citrus rivalise de
splendeurs et d’effets de mise en scène. Alors que l’Italie pratiqua très
tôt avec la Renaissance la culture des agrumes en pots, Versailles lui
emprunta rapidement le pas avec sa fameuse orangerie née du rêve d’un
monarque absolu. À côté de la splendeur esthétique incontestable de ces
planches, une véritable démarche scientifique accompagne ces séries
offrant une collection exceptionnelle de spécimens exotiques quasiment
inconnus à cette époque.
Cet amateur passionné que fut J.C. Volkamer ne regarda guère à la dépense
pour faire venir en Allemagne des plants originaires d’Italie, d’Afrique
du Nord, et même du Cap de Bonne Espérance. C’est de cette passion qu’est
né le projet d’un livre en deux volumes souhaité par le collectionneur,
chacun ayant été mis en couleur à la main. Ce sont ces ouvrages à la
valeur inestimable, tout récemment redécouverts dans les archives de la
ville de Fürth, que nous offrent de découvrir aujourd'hui les éditions
Taschen. Une heureuse inspiration faisant revivre un rêve fou, complété
pour l’occasion de 56 illustrations supplémentaires que souhaitait
Volkamer initialement pour le projet d’un troisième volume qu’il ne put
malheureusement accomplir.
Histoire de citrus, histoire d’une passion malheureusement de nos jours
quasiment révolue, histoire d’un collectionneur esthète… Une belle
aventure qui peut être admirée avec autant de passion et de bonheur grâce
à cette édition d’exception limitée à 5000 exemplaires numérotés.
« Brick 20 – Outstanding
International Brick Architecture »; Version anglaise, 24.13 x 29.85 cm,
288 p., Wienerberger / Editions Park Books, 2020.
À noter ce bel ouvrage, simplement intitulé « Brick 20 », qui ne pourra à
l’évidence qu’interpeler et intéresser nombre d’architectes, créateurs et
artistes puisqu’il est entièrement consacré aux constructions en briques.
Ce matériau ancien de plus de neuf millénaires et aujourd’hui revenu en
force dans le domaine de l’architecture pour ses multiples qualités
notamment innovantes et de durabilité. Une tendance qui marque le paysage
architectural depuis maintenant quelques décennies et que cet ouvrage
largement illustré vient mettre parfaitement en lumière. Plus qu’un bel
ouvrage, le lecteur y découvrira une riche et précieuse étude des
différents projets et réalisations en briques les plus récents et
innovants ayant marqué l’année 2020.
Depuis maintenant plus de 15 ans, Wienerberger, le plus grand fabricant au
monde de briques et autres matériaux en terre cuite, attribue en effet le
Prix international de la brique – International Brik Award - venant
couronner, tous les deux ans, les réalisations les plus audacieuses et
exceptionnelles en ce domaine d’architectes choisis et retenus par un jury
d’architectes réputés internationalement.
Or, ce sont justement les projets et réalisations des cinquante nominés et
des 6 gagnants de l’année 2020 que cet exceptionnel ouvrage offre au
lecteur de découvrir. Réalisés au travers le monde, que ce soit en Europe,
en Asie, en Afrique ou encore Amérique centrale, chaque réalisation y est
présentée et largement détaillée et illustrée (Plans, site, sol, coupes,
etc.). On reste admiratifs devant ces projets et réalisations souvent
exceptionnels, audacieux et tous plus innovants les uns que les autres.
Des performances que viennent souligner pas moins de cinq textes écrits
par des personnalités, architectes ou auteurs renommés, dont Hubertus
Adam, Aglaée Degros ou encore Jana Revedin, des mises en perspectives
offrant une approche et des vues élargies.
À ce titre, ce remarquable ouvrage consacré aux réalisations
architecturales et internationales en briques sera une source d’études, de
recherches et d’inspiration inépuisable.
« Un palais en Sicile » de
Jean-Louis Remilleux, photographies de Mattia Aquila, Albin Michel, 2020.
Qui n’a jamais un jour, une nuit, rêvé d’un palais sous le soleil de
l’Italie du Sud ? C’est en Sicile que Jean-Louis Remilleux a concrétisé ce
songe, un rêve devenu réalité et dont ce superbe ouvrage en livre
merveilleusement l’expérience. Ce témoignage enchanteur ne sera pas un
coffee book de plus, tant s'en faut… Tout d’abord, par à la sensibilité
même de son auteur, Jean-Louis Remilleux, qui producteur pour la
télévision et d’émissions à succès a toujours su captiver. Peut-être
est-ce pour s’écarter quelque temps des projecteurs et façades toujours de
l’audiovisuel que cet homme épris d’histoire a rencontré sur son chemin un
palais du XVIIIe siècle en Sicile, assoupi depuis des générations et qu’il
a décidé de faire revivre.
Une restauration n’est jamais une entreprise au hasard et ne s’improvise
pas ; il faut apprivoiser les lieux et se faire accepter d’eux. Mais
lorsque l’histoire se confond avec le présent, que le goût des vieilles
pierres dorées n’a que faire des climatisations et domotiques
contemporaines, les choses peuvent aller de soi… ou presque. L’Histoire du
Palazzo Di Lorenzo del Castelluccuio participe de celle d’une Italie
rayonnante du XVIIIe siècle, mais qui connut, cependant, un terrible
désastre lors du tremblement de terre de 1693 qui détruisit l’ancien
bastion de la Sicile orientale. Il fallut reconstruire et le Palazzo
n’allait ressortir des ruines qu’un siècle plus tard. Ainsi que l’évoque
Jean-Louis Remilleux, cette demeure était « une belle endormie qui a passé
de nombreux hivers sous l’orage » lorsque le coup de foudre eut lieu. Le
végétal s’était invité allégrement dans chaque fissure laissée par le
temps, fresques, lambris, et parfois les murs mêmes s’étaient
métamorphosés en poussière…
C’est pourtant le début d’une belle aventure évoquée avec passion,
tendresse et complicité entre l’homme et la pierre, l’âme et l’esprit des
lieux. Servi par une iconographie vibrante et animée, fruit du travail
inspiré de Mattia Aquila qui parvient à se saisir de cette histoire
laissée en héritage, cet ouvrage rend un bel hommage au lien indéfectible
qui unit désormais, Jean-Louis Remilleux à ce Palazzo éveillé d’un songe,
et qu’il a souhaité partager pour le plus grand plaisir du lecteur !
« Villes du Monde », Collectif
Tendance Floue, Editions Louis Vuitton, 2020.
En ces temps troublés qu’il est bon de pouvoir voyager au fil de belles
pages et de splendides photographies dans les mille et une « Villes du
Monde »… Et c’est justement cet extraordinaire voyage autour du globe que
nous propose cet ouvrage grand format publié par les éditions Louis
Vuitton.
Réunissant des œuvres photographiques du collectif français Tendance
Floue, crée en 1991, ayant permis, depuis maintenant plus de douze ans, la
publication régulière des fameux City Guides de Louis Vuitton, le lecteur
demeure fasciné par tant de villes, de diversités, de beauté et de
curiosités. C’est véritablement à des songes infinis, non stellaires, mais
bien terrestres auxquels nous invite cet ouvrage XXL. Alternant couleurs
et noir et blanc, « Villes du Monde » propose de parcourir cette
extraordinaire iconographie urbaine selon neuf atmosphères différentes. Un
choix judicieux offrant des dépaysements multiples et instantanés, et une
diversité de vues des plus fécondes, propices aux interrogations.
Car, au-delà de ces splendides découvertes visuelles, ce sont également
réflexions et questionnements que nous suggèrent ces magnifiques pages.
Travail de dix-sept photographes appartenant au collectif Tendance Floue,
chaque ville sous leur objectif s’anime, en effet, pour devenir singulière
et monde à part entière. Des mondes et atmosphères connus ou plus
lointains dans lesquels le lecteur se retrouve littéralement immergé. Que
ce soit pour Rome, Ville éternelle, New York, Tokyo ou encore Shanghai,
chaque photographe a su par sa griffe y apporter cette esthétique et cette
sensibilité propres au collectif Tendance Floue.
Une singularité que la préface « Imaginer la ville » signée David
Chandler, critique d’art, appuyée par le texte de Murielle Enjalran,
critique d’art et directrice du CRP, ou encore « Les voies du collectif »
recueillies par Emmanuelle Kouchner en fin d’ouvrage entendent plus
largement encore partager avec le lecteur.
« Il en est des villes comme des rêves… », écrivait Italo Calvino, et ce
splendide ouvrage « Les villes du Monde » aux éditions Louis Vuitton en
témoigne admirablement.
« Massimo Listri - Cabinets des
merveilles » Giulia Carciotto et Antonio Paolucci ; Relié, 29 x 39,5 cm,
356 p., multilingue /Allemand /Anglais /Français, Editions Taschen, 2020.
Notre époque moderne, à l’heure de la digitalisation de
nombre d’arts, semble avoir perdu l’idée même de « Cabinets des merveilles
», peut-être plus connus sous le nom de « cabinets de curiosités ». Et
pourtant, il fut une époque où tout honnête homme se devait de réunir en
d’incroyables collections tout ce que la science et les arts pouvaient
avoir d’insolites. C’est justement ce merveilleux monde aussi insolite
qu’éblouissant que nous propose de découvrir dans cet ouvrage d’exception
intitulé « Massimo Listri ; Cabinets des merveilles » paru aux éditions
Taschen.
Cet attrait insatiable pour les sciences et les arts allait, en effet,
donner naissance au Wunderkammer, cet espace bien particulier, entièrement
dédié à cette passion dévorante où les collectionneurs allaient rivaliser
d’ingéniosité afin de collecter, souvent auprès des nations les plus
lointaines, tel coquillage rare, tel oiseau naturalisé ou encore un
minéral jamais encore aperçu…
Les puissants de ces temps révolus ont ainsi fait connaître la
magnificence de ces collections éclectiques, avant que la spécialisation
des musées aux siècles suivants ne vienne mettre un peu d’ordre dans ces
étonnants empilements d’objets insolites. L’objectif ambitieux, et souvent
aujourd’hui devenu vain à nos yeux, était de réunir en un souhait
encyclopédique toute la connaissance humaine, à l’image de nos
encyclopédies en ligne… Les monarques, princes et aristocrates cédèrent
rapidement à cet élan qui devint vite une mode, le grand-duc de Toscane
François Ier de Médicis, l’empereur des Romains Rodolphe II ou l’archiduc
Ferdinand II de Habsbourg, verront leurs cabinets présentés comme des
références à imiter, à l’image des serres exotiques ou des orangeries
réunissant les plus rares plantes lointaines.
Massimo Listri s’est lancé avec passion et rigueur dans ces espaces à nul
autre pareil, bravant les catégories de la science et des arts. En ces
pagnes règnent l’insolite et la diversité, l’exotisme et le rêve. De la
Renaissance jusqu’à notre époque moderne – certaines personnes ayant
perpétué fort heureusement cette bien étrange pratique – cet ouvrage
splendide explore, en effet, les plus beaux cabinets de curiosité, qu’ils
soient parvenus jusqu’à nous ou bien disparus et recomposés, sans oublier
les plus contemporains. Le lecteur ébahi y retrouvera toute la diversité
certes du vivant, mais surtout sa rare beauté insolite, ces attractions
pour la couleur et les formes, sources d’un plaisir revendiqué de manière
resplendissante par les magnifiques photographies illustrant
merveilleusement cet ouvrage. Pierres précieuses, automates, animaux
mythologiques, coquillages inconnus, vases précieux… ne feront qu’étonner
et séduire le lecteur dans ces pages très inspirées et présentées en
format XXL. Giulia Carciotto et Antonio Paolucci accompagneront le lecteur
dans ce fabuleux voyage grâce à des commentaires et notes indispensables à
la compréhension de tous ces trésors, reflets de la splendeur des
civilisations qui les ont réalisés.
« Foulards – Du mouchoir au carré
de soie » d’Isabelle de Cours ; Photographies de Sophie Tramier ; 220 x
285 cm, 248 p., Éditions de la Martinière, 2020.
Avis aux amateurs, femmes ou hommes, amoureux ou passionnés de carrés de
soie !
Un splendide ouvrage entièrement consacré aux carrés de soie vient, en
effet, de paraître aux éditions de La Martinière sous la direction
d’Isabelle de Cours. De toutes les couleurs, de toutes les tailles, du
foulard jusqu’au mouchoir, cet ouvrage, de format carré comme il se doit,
offre au regard pas moins de 300 pièces de cet accessoire aussi
indispensable qu’incontournable d’hier comme d’aujourd’hui. Idéalement
illustré par la photographe Sophie Tramier, l’ouvrage est un plaisir des
yeux et des sens, et ne pourra que réjouir les âmes créatrices et les
passionnés.
Accessoires portés aussi bien pour leur chaleur par temps froid que l’été
par élégance ou protection, les carrés n’ont eu, en effet, de cesse de
débrider notre imagination. Noué autour du cou, enroulé pour les coiffures
ou sur une anse de sac, l’utilisation des carrés de soie semble sans
limites. Les plus grands couturiers ont signé de leur nom des carrés de
soie indissociables de leur griffe et collections. Quelques célèbres
marques en ont fait un accessoire incontournable, devenus pour certains de
véritable pièce de collection… Masculins ou plus féminins, floraux ou
animaliers, offrant leurs camaïeux ou leurs contrastes, ils volent et nous
enchantent…
Rangés justement en ces splendides pages selon leurs motifs, Isabelle de
Cours, elle-même collectionneuse impénitente de foulards et
conservatrice en chef des bibliothèques à la BNF, nous conte également
l’extraordinaire histoire de ces carrés de soie, leurs différentes
utilisations et fonctions de l’antiquité à nos jours. Appelés différemment
selon les époques, « fichus, « mouchoir » ou « carré », portés également
selon les modes et tendances, ils offrent, il est vrai, une multitude de
possibilités et d’usages. Les inconditionnels trouveront, de surcroît, en
annexes un panorama pratique de leurs différents nouages. Surtout, les
carrés de soie nous offrent cette variété infinie de merveilleux motifs
selon nos goûts et humeur du moment. Certains sont par eux même de
véritable tapisserie ou œuvre d’art dont témoignent, ici, magnifiquement
les compositions et la lumière des photographies de Sophie Tramier.
Un ouvrage offrant plus qu’un plaisir des yeux, une merveilleuse source
d’inspiration…
« Silences » ; Photographies de
Thierry des Ouches ; 27 x 27 cm, 120 p., Éditions Hartpon, 2020.
Nul doute que ce splendide et très soigné ouvrage de photographies signé
Thierry des Ouches paru aux éditions Harpton retiendra l’attention. Des
photos singulières, presque intemporelles, comme venues de nulle part, et
qui étrangement viennent vous habiter. On retrouve en ces pages cette
griffe personnelle par laquelle Thierry des Ouches a su s’imposer dans le
domaine de la photographie.
Rappelons que le photographe s’est fait notamment connaître
en France, en 2004, par sa série de photographies grand format de vaches
exposées dans la capitale, place Vendôme.
Ici, ce sont d’envoûtants clichés que l’on découvre. Des clichés suspendus
hors du temps ou appartenant à un autre temps. Des objets insolites
oubliés, une lampe figée suspendue, une fenêtre au vent laissée à l’appel
du large… C’est un temps empreint d’une subtile nostalgie et sur les ailes
duquel se glisse cette poésie propre au photographe. Une poésie habitée de
brumes et de gel, de couleurs surannées et d’éphémères visions.
Les photographies de ce dernier ouvrage forment à elles seules une
véritable symphonie faite de silences et de vibrations comme ce vieux
poste de radio oublié dans l’humidité de l’herbe et livré au regard en
couverture ou encore ces vibrations qu’emportent t ces rails dans le
lointain infini…
Ce sont d’étranges silences ou souffles qui semblent s’échapper de ces
pages comme pour mieux venir vous toucher.
Sous l’objectif de Thierry des Ouches, les objets, paysages
semblent reprendre mystérieusement une autre vie. De vieilles carcasses
d’autos ou de camions habillés de leur robe de rouille, un tuyau
d’arrosage qui s’avance en serpent… « Des silences » que Thierry des
Ouches a su magnifiquement capter, lui qui écrit en début de cet ouvrage :
« Se plonger dans le silence, c’est conjuguer au présent, au passé comme
au futur le temps qui nous accompagne ».
Un splendide ouvrage de photographies qui assurément résonne de « Silences
» et d’émotions, un langage vibratoire et poétique singulier qui ne peut
que toucher.
« AFRICA 21e Siècle – Photographie
contemporaine africaine. ». Sous la direction d’Ekow Eshun, 22.5 x 28 cm,
Relié, 272 p., Éditions Textuel, 2020.
Magnifique ouvrage entièrement consacré à la photographie contemporaine
africaine. Intitulé « AFRICA 21e siècle », c’est le tout premier ouvrage a
mettre ainsi pleinement en lumière les travaux récents d’une jeune
génération de photographes venus des quatre points cardinaux du continent
africain. À ce titre, il ne peut qu’être salué !
Réunis par les soins d’Ekow Eshun, commissaire d’expositions, journaliste
et écrivain, auteur notamment de Africa Modern (2017) et Black Gold of Sun
(2005), le lecteur y découvrira avec étonnement ou parfois fascination les
œuvres de pas moins de 51 photographes africains. « Tous révélateurs d’un
moment (…) Un moment où une génération de photographes africains
revendique la liberté créative de regarder en soi-même pour pouvoir
décrire ce que cela représente, ce que cela signifie de vivre en Afrique
aujourd’hui. Ce faisant, leurs visions de l’intérieur embrassent une
réalité extérieure captivante. » souligne Ekow Eshun en son introduction.
Ekow Eshun a, en effet, souhaité au travers de ce splendide ouvrage de
plus de 300 photographies livrer une vision dynamique et actuelle de
l'Afrique, soulignant combien chacun de ces artistes a su, chacun à sa
manière, aborder son africanité. Des photos d’une modernité inouïe faisant
face à des ruines, des scènes de vie quotidienne offrant une diversité de
silhouettes, personnes anonymes ou portraits… Proposé selon des chapitres
thématiques choisis – Villes hybrides ; Zones de liberté ; Mythe et
mémoire et Paysages intérieurs - l’Afrique s’y révèle dans toute sa
splendeur géographique, mais aussi et surtout dans sa perpétuelle
évolution, tant à l’égard des villes tentaculaires que de l’héritage
colonial et postcolonial…
Des photographies colorées mais aussi parfois en noir
et blanc, offrant une multitude de visions captivantes de l’Afrique
d’aujourd’hui.
Un fascinant panorama photographique et contemporain de l’Afrique, de
cette Afrique du 21e siècle perçue par une jeune génération créative de
photographes africains que le lecteur n’aura de cesse de découvrir et
redécouvrir avec un plaisir certain.
« Veduta » de Thomas Jorion,
Éditions de la Martinière, 2020.
Certaines couvertures nous attirent, retiennent notre regard, plus que
d’autres, on ne sait de prime abord pourquoi… Tel est le cas de cette
belle et énigmatique photographie – une salle de bal ou un salon emplis de
fresques d’un ancien Palais italien en ruine ouvrant sur un luxuriant
jardin abandonné… Cette photographie, tel un songe, est celle invitant à
ouvrir ce splendide ouvrage en grand format à l’italienne intitulé tout
simplement « Veduta » qui vient de paraître aux Éditions de La Martinière.
À l’intérieur, introduit par un texte de Giovani Fanelli, professeur
d’histoire de l’architecture de Florence, le lecteur y retrouvera les
photographies plus magnifiques les unes que les autres du célèbre
photographe Thomas Jorion. Un album en quelque sorte d’une Italie d’un
autre temps, celui peut-être rêvé ou vécu que le photographe a su, défiant
le temps, ces dernières années admirablement capturer.
Aimant plus que tous les Palais et autres édifices en ruine, Thomas Jorion
a en effet parcouru objectif en main toute la péninsule italienne du Nord
au Sud. Ce sont alors des palais et belles demeures d’hier avec leurs
bas-reliefs, leurs fresques ou jardins désordonnés de Toscane, de Sicile,
de Vénétie… qui s’offrent aujourd’hui au regard fasciné du lecteur. Des
belles endormies, des palais du XVIIIe siècle ou plus récents où l’écho du
vent entrant sans frapper laisse s’envoler encore les rires et les notes
de musiques de leurs occupants. Le lecteur demeure captivé par tant de
richesses, de souvenirs et secrets que le temps a, à sa manière, laissés
perdurer. Fresques, escaliers, jardins envahissant les salons et pièces
surannées ou encore ces quelques meubles fanés abandonnés telle une
invitation…
Le photographe a pour ces splendides clichés d’un autre monde travaillé
avec une chambre grand format en lumière naturelle. Sans jamais de
retouches, mises en scène ou autres artifices, un beau défi offrant une
esthétique singulière, celle d’un temps suspendu, celui d’une autre vie…
celle peut-être d’un joli songe…
« Les Métamorphoses d’Ovide - Les
plus belles histoires illustrées par la peinture baroque » 84 histoires,
160 peintures et fresques baroques », 1 volume, relié, I 26 x 19 cm, I 372
p., La petite collection, Diane de Selliers éditions, 2020.
A qui souhaiterait une évocation merveilleuse des divinités et héros de la
culture grecque et latine, cet ouvrage lui est assurément destiné. Et quel
bonheur de retrouvé si bien servi Ovide, lui qui malheureusement a trop
souvent tendance aujourd’hui à sombrer dans l’oubli de la culture
contemporaine, lui préférant des récits d’heroïc fantasy puisant largement
à ses sources…
Prix André-Malraux du livre d’Art 2003 dans sa version grand format en
deux volumes, « Les Métamorphoses d’Ovide » se trouve en cette année enfin
disponible en un seul volume dans La petite collection plus accessible. Le
lecteur y retrouvera bien entendu le texte à l’identique, ainsi que
l’iconographie ramenée à une échelle plus réduite, mais encore très
lisible. Ces 84 histoires narrées par l’un des grands poètes latins au
tournant de notre ère composent un tableau saisissant des passions et
sentiments humains décrits en contrepoint des frasques et hauts faits des
héros et divinités tels Jupiter, Phaéton, Europe, Vénus, Mars…
Ce long poème de douze mille vers offre en effet un vertigineux tableau de
métamorphoses, toutes plus spectaculaires les unes que les autres, une
habile et poétique manière d’évoquer les transformations permanentes des
humains. Du Déluge à César, rien n’échappe à ce flot continuel
d’impermanences d’êtres ayant osé défier les dieux, ce dont rend
admirablement compte la somptueuse iconographie réunie pour cet ouvrage.
Quelle autre œuvre pouvait en effet rendre aussi tragiquement le destin du
malheureux Phaéton du haut des cieux que celle du peintre Guido Reni ?
Comment restituer le désarroi de la nymphe Callisto autrement que François
Lemoyne dans cette peinture « Diane et Callisto » présentée en vis-à-vis
du poème ? L’iconographie accompagne cette évocation sensible des passions
en une psychologie avant l’heure d’une extrême diversité. Mais derrière ce
foisonnement baroque dont la peinture se fait l’écho perce également des
traits récurrents, une unité de vie qui caractérise les faits et gestes de
ces femmes et hommes voués aux passions, sans pour autant conduire à la
formulation d’une morale.
Le lecteur pourra goûter à la poésie d’Ovide grâce à la traduction retenue
de Georges Lafaye datant de 1927 et revue en 1992 par Jean-Pierre Néraudau,
une traduction saluée pour sa beauté et sa fidélité au texte latin. C’est
d’ailleurs Jean-Pierre Néraudau qui offre avec ce texte un remarquable
travail critique de notes qui permettra non seulement d’entrer plus
librement dans cette œuvre foisonnante, mais surtout d’en apprécier toutes
les subtilités relevant d’une culture classique aujourd’hui trop souvent
mise de côté.
Philippe-Emmanuel Krautter
« Écrire la mer – de l’Antiquité à
nos jours» ; Une anthologie réunie par Daniel Bergez ; Relié, semi toilé ;
sous coffret illustré, 512 p., 315 ill. couleur, 29 x 35 cm, Éditions
Citadelles & Mazenod, 2020.
Dès les premières évocations d’Homère, l’homme a su se saisir de cet
élément omniprésent qu’est la mer pour en constituer un sujet d’écriture
qui n’a cessé depuis d’inspirer les plus grands écrivains, avec pour
leitmotiv le fameux vers de Baudelaire « Homme libre, toujours tu chériras
la mer »…
Arts et littératures vanteront dès lors ses beautés et dangers, les
fatales attractions comme les plus terribles évocations. C’est ce fécond
sujet dont s’est saisi avec une réussite manifeste Daniel Bergez,
universitaire talentueux et auteur de livres déjà remarqués dans notre
revue. Plus d’une centaine d’auteurs ont été retenus pour cette anthologie
présentée en un dialogue étroit et fructueux avec la peinture, ainsi qu’en
témoignent les toutes premières pages de ce somptueux livre, véritable ode
maritime. Mer crépusculaire au calme plat de Joseph Vernet, mer démontée
de Ludolf Backhuysen avec ses « Navires en détresse » pouvant faire écho
au psalmiste de la Bible, chaque littérature de la plus antique jusqu’à la
plus contemporaine a cherché à rendre la puissance et la majesté de cet
élément indomptable.
Servant ou menaçant les hommes par son caractère est imprévisible, les
écrivains ont cherché très tôt à s’en attirer les bonnes grâces et à
défaut d’y reconnaître une colère divine… Source de vie ou de mort, la mer
nourrit les paradoxes, ce dont témoigne le Moyen Âge avec notamment la
poésie de Marie de France et cette nef sur les flots décrite en termes
inoubliables. Clément Marot redoute, quant à lui, ses « impétueuses
vagues… où toute crainte abonde », ce que confirme cette terrible tempête
de Jan I Brueghel en vis-à-vis. L’Âge classique ne pouvait pas débuter
sans Shakespeare et sa fameuse « Tempête » fort à propos illustrée par le
remarquable tableau de Joseph Vernet. Voyageurs et hommes de sciences
livrent également leurs témoignages sur la mer à une époque où tout semble
possible à l’homme avant que le Romantisme ne vienne introduire la
première brèche. Ce sont alors les tourments métaphoriques des ondes qui
trouvent leurs échos sous la plume des écrivains et poètes, tout comme les
peintres à l’image de cette triste évocation du destin des hommes après un
naufrage peint par Dahl…
Chacune des pages de cette anthologie ne laisse qu’une seule envie, celle
de relire ces textes pour la plupart passés à la postérité ou de découvrir
ceux plus méconnus, mais dont la qualité force parfois l’admiration, tout
en savourant la riche et splendide iconographie retenue pour cet ouvrage
qui à l’évidence ne pourra que faire date.
« reGeneration 4 ; Les enjeux de
la photographie et de son musée pour demain. » ; Sous la direction de
Pauline Martin et Lydia Dorner, 190 p. ; Co-édition Musée de l’Élysée
Lausanne / Editions Scheidegger & Spiess, 2020.
La quatrième génération de « reGénération », exposition quinquennale de
Lausanne indissociable du monde de la photographie contemporaine
internationale, est aujourd’hui accessible et peut-être découverte dans ce
dynamique et enrichissant ouvrage qui lui est entièrement dédié paru aux
éditions Scheidegger et Spiess.
Cette quatrième édition marque déjà les 15 ans de cet événement donné
comme l’un des plus grands laboratoires de réflexion sur les enjeux de la
photographie contemporaine. Pour souligner ce cap, les organisateurs ont
souhaité cette fois-ci laisser aux anciens photographes des trois
précédentes éditions proposer eux-mêmes de nouveaux talents ; pas moins de
35 artistes représentants de la photographie internationale émergente ont
été retenus, et dont les travaux se trouvent présentés et réunis dans
cette publication.
Après une concise présentation, leurs créations y sont exposées sur
plusieurs pages, souvent sur pleine page. Des travaux, tous marqués d’une
identité certaine, offrent non seulement une belle fenêtre ouverte sur
l’avenir, mais soulignent également les défis auxquels chaque artiste se
trouve aujourd’hui confronté. Des clichés offrant une forte originalité,
des vues plus « classiques » aussi, quelques photos en noir et banc… tous
témoignent de la place de la photographie contemporaine et des questions
majeures de notre siècle, l’art, l’écologie, la technologie…
Présenté tel un bilan des trois premières éditions, l’ouvrage préfacé par
Tatyana Franck est complété par deux longs textes signés de Pauline Martin
et Lydia Dorner, offrant ainsi une réelle mise en perspective de cette
dernière livraison de « reGeneration4 ».
Au-delà, c’est aussi et bien sûr, le rôle du musée de la photographie de
Lausanne – Musée de l’Élysée - qui s’y trouve relevé et souligné, alors
même que ce dernier fête en cette année 2020 ses 35 ans et qu’il s’offrira
très bientôt un nouvel habit sur le nouveau site de PLATEFORME 10.
Ainsi que le souligne Tatyana Franck : « Depuis 2005,
l’exposition reGeneration rythme la vie du Musée de l’Élysée. » Or, dans
un monde en pleine évolution, c’est aussi le monde muséal lui-même qui se
trouve confronté et soumis à mutation. Un défi majeur.
Un fructueux ouvrage qui devrait rencontrer un vif intérêt bien au-delà
des photographes professionnels ou avertis.
“ Sam Francis in Japan ; The Space
of effusion.” de Richard Speer, Cartonné, 140 illustrations couleurs et 50
b&n, 24 x 30 cm, 224 p.,Version anglaise; En coopération avec la Foundation Sam Francis de
Pasadena, Editions Scheidegger & Spiess, 2020.
Splendide et précieux ouvrage entièrement consacré aux liens étroits et
profonds qu’entretint Sam Francis (1923-1994) avec le Japon. Publié aux
éditions Scheidegger et Spiess à l’occasion de l’exposition « Sam Francis
et Japan ; Emptiness Overflowing » au County Museum of Art ( LACMA) de Los
Angeles qui devrait s’ouvrir prochainement à l’automne 2020, c’est Richard
Speer, co-commissaire de l'exposition, qui en signe le riche texte.
Rappelons que Sam Francis fut l’un des peintres majeur abstrait
expressionniste américain de l’après-guerre. Globetrotter impénitent,
ouvert à toutes les cultures, l’artiste nourrit cependant avec la culture
et les traditions japonaises, ses arts et sa philosophie des liens ténus
privilégiés. Entre abstraction et traditions, ce sont ces affinités entre
l’œuvre de Sam Francis et le Japon que le lecteur découvrira avec
émerveillement en ces pages. Sam Francis s’établit au japon dès après son
premier voyage en 1957. Il y nouera alors des liens avec des cercles
d’artistes japonais d’avant-garde, des écrivains et autres artistes,
musiciens, réalisateurs ou encore architectes. C’est dans cette plongée et
acculturation avec les traditions japonaises que l’œuvre de Sam Francis
trouvera à cette époque ses propres racines.
Des œuvres abstraites intégrant, en effet, parfaitement à
leur propre subjectivité l’art traditionnel japonais et laissant advenir
cette dilatation ou approche infinie du temps et de l’espace essentielle
pour l’artiste, tel un « continuum sans limites », ainsi que le souligne
Richard Speer. « Un espace d’effusion » - titre de l’ouvrage - dans lequel
viennent s’inscrire cette esthétique de la couleur, de la lumière et du
geste propres à Sam Francis. C’est une belle approche et compréhension du
langage visuel de « Sam Francis au Japon » que nous livre, ici, l’auteur
de ces pages appuyées par une large et belle iconographie couleur.
L’auteur a aussi fait le choix judicieux de mettre en perspective les
théories conceptuelles de Sam Francis avec de nombreux autres artistes
modernes appartenant notamment aux mouvements Gutai et Mono-ha, des liens
le plus souvent d’amitié réelle. A ces liens privilégiés viennent
également s’ajouter interviews d’amis ou entretiens plus intimes de
proches de l’artiste.
Un magnifique ouvrage riche de découvertes, donc, s’appuyant sur un
remarquable travail de recherches et offrant une mise en lumière
particulièrement éblouissant des liens qu’entretint l’œuvre de Sam Francis
avec le Japon.
« Hölderlins Orte - Photografien
von Barbara Klemm », 19 × 25 cm, 128 p., 43 illustrations, relié, langue :
allemand, Kerber Editions, 2020.
C’est à la rencontre de la poésie et des lieux de Friedrich Hölderlin
accompagnée des photographies de Barbara Klemm auquel cet ouvrage convie
avec bonheur. À l’occasion du 250e anniversaire de sa naissance, Barbara
Klemm a souhaité suivre les pas du poète sur ses lieux de vie, un
pèlerinage photographique captant la poésie des fleuves, le Neckar, bien
sûr, mais aussi la Garonne lors de son voyage à Bordeaux. Poésie et
photographies se répondent en ces pages par de subtils rapprochements à
l’image du dialogue entretenu entre Hölderlin et cette même nature il y a
plus de deux siècles. L’objectif de la photographe se fait compagnon,
témoin et complice des affects, tourments et ravissements du poète. La
Grèce telle la verticalité de ses majestueuses colonnes joue de ses ombres
en clair et obscur, la lumière est à ce prix. Le mouvement d’une sculpture
antique, même fragmentée par le temps, perpétue le mouvement initié par
les mots. Ce travail dépasse fort heureusement les clichés du poète
romantique devenu fou pendant les quarante dernières années de sa vie
passée reclus dans sa tour de Tübingen.
Même s’il ne s’agit pas de renier ce tragique
consubstantiel à la vie d’Hölderlin, ainsi que le révèlent ces vers de «
La mort d’Empédocle » qu’une délicate photographie de Barbara Klemm
accompagne sous la forme d’un fragile arbrisseau protégé de multiples
tuteurs :
« En secret au plein du jour et dans la nuée,
Et toi, ô lumière, et toi la Terre, ô ma Mère !
Me voici, serein, puisque mon heure m'attend,
L'heure nouvelle de longue date fixée »
C’est un cheminement ouvert qui est tracé par la poésie d’Hölderlin et que
suggère ce remarquable travail artistique réalisé par la photographe, des
prises de vues surgit le verbe poétique, réminiscences inspirées et
suggérées avec délicatesse.
"Soviet Design From Constructivism
to Modernism. 1920-1980" de Kristina Krasnyanskaya et Alexander Semenov ;
Relié, 448 p., 24.5 x 30 cm, In cooperation with Heritage International
Art Gallery, Moscow, Scheidegger & Spiess, 2020.
Après l’exposition en 2019 du Grand Palais à Paris, c’est au tour des
éditions Scheidegger & Spiess de consacrer un bel et passionnant ouvrage à
l’art soviétique, et plus particulièrement au design d’intérieur, un art
longtemps occulté par sa proximité et amalgame avec le régime soviétique
lui-même. Avec le recul, il apparaît que les liens entre régime politique
et art « au pays des Soviets » semblent plus subtils et riches que les
réductions rapides qui en avaient été faites jusqu’alors. C’est ce vaste
héritage insoupçonné qu’ont souhaité étudier les auteurs de cette forte
somme de plus de 400 photographies et d’une documentation souvent inédite
jamais publiée jusqu’alors.
Kristina Krasnyanskaya, historienne de l'art et fondatrice de la Heritage
International Art Gallery de Moscou, et Alexander Semenov, expert du
design soviétique et associé de recherche à l'Académie d'État d'art et de
design de Saint-Pétersbourg Stieglitz, ont ainsi exploré cet héritage
méconnu en Occident à la différence de l’architecture plus diffusée. À
partir d’archives inédites, nous découvrons ce que fut la décoration
d’intérieur soviétique sur une période allant du constructivisme et de
l’avant-garde révolutionnaire jusqu’au modernisme tardif, soit une période
couvrant les années 1920 à 1980. Avec une idéologie nouvelle s’opposant à
l’ancien régime tsariste et sa féodalité autoritaire, un vent nouveau
souffle non seulement chez les idéologues que furent Lénine, Trotski, pour
les plus connus, mais aussi chez les artistes qui comme Maïakovski placent
toutes leurs espérances en ce nouveau tournant vent révolutionnaire.
Débats et projets fourmillent de toute part, ce qu’illustrent ces
invitations adressées aux artistes pour investir l’espace public et à se «
soumettre à la commande sociale ».
Un art de la production voit alors le jour et balaie la peinture de
chevalet pour une vision plus monumentale et élargie à toutes les sphères
de la vie sociale : architecture, design, graphisme, cinéma… Contrairement
aux idées reçues, la diversité et la créativité du design d’intérieur en
Union soviétique semblent bien éloignées de cette traditionnelle «
monotonie » jusqu’alors avancée. Il s’avère en découvrant cette abondante
iconographie et lecture des analyses des auteurs qu’audaces et novations
aient très largement inspiré ces mouvements tels que le constructivisme,
le rationalisme et le suprématisme. Chaque période est en effet venue
apporter son lot d’innovations dans le design et, après la mort de Staline
qui avait souvent entravé cette créativité, même le modernisme prônant des
meubles fonctionnels et en série pour s’adapter à de petits habitats fera
preuve d’originalité dont s’inspirent encore de nos jours certains
créateurs…
Mais, ce sont surtout les années 1960 qui signeront l’âge d’or du design
d’intérieur soviétique sans oublier l’approche visionnaire de nombreux
créateurs lors de la décennie suivante, une création qui restera,
cependant, souvent dans les cartons à titre de projets.
C’est à une véritable découverte à laquelle invite cet ouvrage monumental
et inspirant sur un thème méconnu et pourtant porteur.
« Lost Wheels – The Nostalgie
Beauty of Abandoned Cars » de Dieter Klein; Relié, Editions teNeues, 2020.
C’est à un fabuleux et insolite voyage photographique au pays des veilles
voitures auquel nous convie le photographe allemand Dieter Klein. Non pas
ces anciennes automobiles de collection, briquées, bichonnées, mais des
clichés de carcasses, de rouille, enfouies ou abandonnées dans des
endroits tout aussi improbables ; Telle est la quête de ce photographe,
arpentant les continents hors des sentiers battus, et plusieurs fois
récompensé des meilleurs prix - Discovery Days 2017, Festival El Mundo
2018.
Pour cela, Dieter Klein n’a eu de cesse, en effet, de parcourir avec
passion les Etats-Unis, mais aussi l’Europe. Et dans ces voyages, son œil
et objectif ont su capter ces formes insolites, bagnoles entassées,
vieilles caisses délaissées, dans des cadres quasi magiques,
fantasmagoriques, offrant à ces étranges carcasses tout le génie de leurs
couleurs. Vieux tacots noyés dans un débordant vert végétal, vielles
teufteufs ou cadrans habillés du sépia de leur rouille ou encore ces
anciennes et royales altières gardant encore quelques lambeaux de leur
robe noire…
Ces sont des cadres fascinants, vieux hangars perdus, granges abandonnées,
qui accueillent ces épaves et corps de tôles retrouvés et choisis avec le
plus grand soin par le photographe. Des cadres offrant à ces clichés toute
leur singularité et révélant le talent de leur créateur. Des forêts
dévorantes, des granges noyées de poussière, des champs tels des déserts
sans âmes ou ces casses d’un autre monde. Des contrées lointaines et
étranges abritant des Cadillac bosselées, de vieilles Porsche délabrées ou
encore ces jeeps militaires à jamais oubliées...
C’est toute la puissance de la nature alliée à la force du temps qui
marque de leurs griffes les photographies de Dieter Klein. Une étrange et
fascinante métamorphose de ces vibrantes automobiles livrant aujourd’hui
au regard les plus insolites visions. Toute « La Beauté nostalgique des
voitures abandonnées ».
« Design from the Alps, 1920-2020
; Tyrol, South Tyrol, trentino ; », Collectif, Version Allemande,
Italienne, Anglaise, 23 x 29 cm, Éditions Scheiddeger & Spiess, 2019.
Avec son titre laconique et sa couverture monochrome noir et blanche, «
Design from Alps » cache bien son jeu et son extraordinaire richesse.
L’ouvrage paru aux éditions Scheidegger & Spiess s’impose, aujourd’hui, en
effet, comme l’un des meilleurs ouvrages consacrés au design du Trentino,
ouvrage de référence, incontestablement, en effet, à plus d’un titre.
En premier lieu, les auteurs, notamment Claudio Larcher, Massimo
Martignoni et Ursula Schnitzer, tous spécialistes d’art, de design et
d’architecture, signent avec cette parution le premier et unique ouvrage
entièrement consacré au design du Trentino, cette région du Tyrol au nord
de l’Italie devenue un incroyable carrefour culturel. A la croisée de
Munich et Venise, de Vienne et Milan, le Trentino, plus précisément le sud
même du Tyrol, a su, en effet, s’imposer au titre d’une des plus
dynamiques régions alpines.
Offrant une étude et analyse allant de 1920 à 2020, soit une échelle d’un
siècle, l’ouvrage livre ainsi à la connaissance d’un vaste public,
professionnel, passionné ou amateur, un véritable laboratoire
d’innovations, de créations et techniques du design dans cette
exceptionnelle région qu’est le Trentino. Outre les designers les plus
célèbres, tels que Lois Welzenbacher, Clemens Holzmeister ou encore Ettore
Sottsass, le lecteur y croisera également des pionniers notamment Gino
Polini, sans oublier Fortunato Depero.
Enfin, avec plus 360 illustrations dont 327 couleurs et ses 460 pages,
l’ouvrage offre un panorama visuel grandiose et unique du design du
Trentino sur cent ans. L’ouvrage livre ainsi une des plus vastes et
meilleures mises en relief de ce design qui sut toujours être à la pointe
d’un modernisme envié. Mobiliers, objets hétéroclites allant de designs
oubliés aux plus récents, des ustensiles du quotidien aux accessoires
alpins indispensables, skis, chaussures, etc., l’ouvrage offre un
fructueux foisonnement. Une explosion de formes, couleurs et
d’innovations.
Le lecteur y découvrira combien cet espace sud alpin est - et a toujours
été - l’une des régions les plus ouvertes au modernisme. Une exploration
pleine d’inventivité, de créations innovantes au cœur même d’un design
toujours en mouvement et progressif.
A tous ces titres, l’ouvrage se révèle être une extraordinaire mine
inépuisable de connaissances et d’inspiration puisées à la source même de
ce design propre au Trentino, ce carrefour culturel des plus dynamiques au
cœur même de l’Europe.
« L’Odyssée d’Homère » ; Illustrée par Mimmo
Paladino ; Texte intégral, traduction de Victor Bérard ; Notes de Silvia
Milanezi ; 92 œuvres de Mimmo Paladino ; Introduction de Diane de Selliers
; 300 pages, 9×26 cm., Coll. La Petite Collection, Éditions Diane de
Selliers, 2019.
Lorsque l’art du récit rencontre l’art graphique, cela peut donner lieu à
de splendides redécouvertes, le texte et l’image venant dialoguer en
d’intimes et infinies conversations. Or, tel a toujours été le fil
directeur des éditions Diane de Selliers, et ce volume consacré à
l’éternelle « Odyssée » d’Homère en est la plus parfaite illustration.
Pour ces pages uniques, l’éditrice a en effet souhaité une rencontre des
plus fertiles entre l’auteur (peut-être pluriel ?) de l’Odyssée et Mimmo
Paladino, ce peintre et sculpteur napolitain littéralement habité par le
souffle méditerranéen, qu’il s’agisse de ses œuvres datant de la
Trans-avant-garde minimaliste ou ses autres inspirations puisées aux
sources byzantines ou du Quattrocento. Porté par le souffle de la belle et
poétique traduction de Victor Bérard, l’aède et l’artiste dialoguent dès
lors parmi les chants du vaste poème afin d’éclairer ces derniers de cette
lumière lustrale incomparable et propre aux chefs-d’œuvre.
L’artiste confie
d’ailleurs : « Mes images ne veulent pas raconter l’histoire, seulement
des allusions. La conception de cette œuvre est musicale. » Aquarelle,
gouache, encre de chine, et autres médias vont alors être convoqués comme
témoins de la force du récit, à la fois géographie du conte et mythologie
de l’exploration.
Un cheminement toujours complexe dans lequel s’était aventuré le
traducteur Victor Bérard lors de son fameux périple « Dans le sillage
d’Ulysse », un périple sur les traces même d’Ulysse récemment réitéré par
Sylvain Tesson avec sa propre sensibilité.
Et, c’est bien toute la force du récit épique conjuguée à cette poésie
inégalée et sensible de la langue rendue avec une rare acuité par Victor
Bérard qui réunit dès lors, en ces pages, Homère, son traducteur et
l’artiste invité. Une traduction qui s’est imposée depuis longtemps en
référence. Les traits effilés viennent souligner les archétypes, les
formes à peine ébauchées la puissance des liens entre les dieux et les
hommes. À l’image de l’« Œdipe roi » de Pasolini, ce minimalisme loin des
œuvres tapageuses suggère plus qu’il n’assène les articulations du texte.
Le lecteur se surprend alors à vagabonder sur cette représentation
d’Ulysse dans son bain, rayonnant d’une grâce divine accordée par Athéna
protectrice du héros alors que le geste tendu d’Hélène présentant la coupe
sous un palmier laisse l’impression d’une réminiscence de quelques
peintures égyptiennes antiques.
La curiosité est, ici, partout et nourrit cette fameuse mètis
d’Ulysse, soif de découvrir, de pousser toujours plus loin les frontières
sensibles, y compris par la ruse, tout en se rattachant de manière
récurrente à la mémoire, celle de son pays et de son foyer. Va-et-vient,
tensions, scansions, tous ces mouvements de l’âme du roi d’Ithaque sont
ainsi soulignés par ces remarquables illustrations. C’est un beau voyage
que nous offre ce volume des éditions Diane de Selliers, un voyage dans la
mémoire de l’humanité et que ce livre perpétue avec élégance.
« Charlotte Perriand – Complete Works – Volume 4
. 1968-1999.”, de Jacques Barsac; Préface de Michelle Perrot, 528 p.,
Couleur, Version anglaise, Co-édition Archives Charlotte Perriand /
Scheiddeger et Spiess Editions, 2019.
Véritable Bible, Jacques Barsac poursuit et clôt avec ce quatrième et
dernier volume sa remarquable étude et monographie complète consacrée à
l’œuvre et à la vie de la célèbre architecte et designer française
Charlotte Perriand (1903-1999). L’auteur, après de nombreux travaux et
réalisations de film notamment sur Le Corbusier, Cocteau, Wilson Churchill
ou encore Charlotte Perriand, a consacré depuis presque vingt ans ses
études et recherches à l’œuvre et vie même de l’architecte et designer. Ce
dernier volume avec une préface de Michelle Perrot couvre les trois
dernières décennies de la vie de l’artiste de 1966 à 1999, date à laquelle
elle s’éteint à l’âge de 96 ans à Paris.
Une période de sa vie marquée notamment par l’enjeu du développement de la
célèbre station de ski de haute altitude des Arcs en Savoie dans les Alpes
françaises. Charlotte Perriand jouera pour cette réalisation d’envergure
et à nulle autre pareille un rôle majeur et déterminant. C’est cet immense
travail de l’artiste que le lecteur retrouvera notamment en ces pages, pas
moins de 528 pages. Une œuvre vertigineuse à la hauteur des cimes alpines
appuyée et servie, ici, par de multiples illustrations, plus de 445 tout
aussi splendides que choisies. Intégration, larges baies vitrées,
ouvertures et style épuré… Ses réalisations aux Arcs s’imposeront comme un
tournant tant dans son œuvre propre que dans l’univers architectural en
général et marqueront le design et l’architecture durablement jusqu’à nos
jours, plus de 70 ans après. La célèbre architecte réalisera les plans et
architecture des Arcs 1 600, mais aussi ceux des Arcs 1 800. Charlotte
Perriand relèvera aux Arcs un défi pour elle majeur, une préoccupation qui
l’animera toute sa vie, celui de l’harmonie avec la nature. Rappelons
surtout que cette dernière fut en son époque une pionnière en ce domaine
de la bioclimatique. Mais son travail dans cette station de haute altitude
ne s’arrêta pas là ! Elle réalisera également le design intérieur de plus
de 4 500 chalets ou appartements jusqu’aux moindres détails, modules de
cuisine, et même porcelaine et couverts…
Le lecteur retrouvera, enfin, dans ce volume, les derniers travaux et
projets de l’artiste. Des projets tournés notamment vers les espaces
artistiques à Tokyo ou encore Paris avec l’Espace Thé de l’UNESCO ; Des
liens finement entrelacés entre les arts et dont Charlotte Perriand n’eut
de cesse tout au long de sa longue carrière de rechercher et de tisser.
Un quatrième volume qui vient ainsi s’ajouter aux trois précédents volumes
et offrant une vision complète de l’œuvre et de la vie de la célèbre
architecte et designer française (T1 : 1903-1940 ; T2 : 1940-1955 ; T.3 :
1956-1968 ; T 4 : 1968-1999). Une œuvre majeure internationalement
reconnue et saluée, empreinte d’une force créative jamais démentie,
tournée vers une modernité intégrée en harmonie avec la nature et aux
limites toujours repoussées, mais, aussi et surtout, la vie d’une femme
incroyablement libre et fascinante.
Nul doute que cette remarquable somme consacrée à Charlotte Perriand
entreprise et menée avec maestria par Jacques Barsac s’imposera à titre
d’ouvrage de référence incontournable tant pour les professionnels que
pour tous les passionnés d’architecture et de design, mais aussi pour ceux
et celles qui connaissent son immense œuvre ou qui viennent de la
découvrir notamment lors de l’exposition qui lui a été consacrée en cet
hiver 2020 à la Fondation Louis Vuitton de Paris .
« Décoration ; Les plus beaux intérieurs du
siècle », Introduction de William Norwich avec des textes de Graeme
Brooker, David Netto et Carolina Ivring ; Relié, 250 x 290 mm, 448 p.,
Editions Phaidon, 2019.
Envie de changer de couleur, de décor ? Avec son grand format, plus de 400
pages et autant d’illustrations, les éditions Phaidon proposent un ouvrage
exceptionnel dans lequel tout à chacun pourra à ravir puiser ses
inspirations de design et décoration d’intérieur. Intitulé « Décoration ;
Les plus beaux intérieurs du siècle », cet ouvrage exceptionnel à la
couverture soignée, jaune ou bleue et aux motifs tissés, dévoile en effet,
les intérieurs les plus inspirants du XXe siècle jusqu’à nos jours. Une
promesse de réjouissance et d’inspiration unique !
William Norwich – éditeur de Phaidon et journaliste de mode et design
d’intérieur- qui signe l’introduction de cette incroyable et superbe bible
souligne l’objectif premier des auteurs de l’ouvrage, celui « de
sélectionner les intérieurs plébiscités par les professionnels et les
spécialistes internationaux du design et de la décoration. » Des
intérieurs en tout genre, styles et couleurs, pensés et créatifs, signés
des plus grands architectes, décorateurs, designers. Tous, professionnels
ou simplement esthètes, reconnus et largement salués pour leur
originalité, leur style et créations. Le lecteur y découvrira ainsi
notamment Charlotte Perriand, Terence Conran, Jacques Garcia ou India
Rashid et bien d’autres encore. Mais aussi des intérieurs de couturiers,
d’artistes ou de people, telles les demeures exceptionnelles et rarement
visibles de Coco Chanel, de Pierre Bergé, Christian Dior, Pierre Cardin,
Gianni Versace ou encore de Pablo Picasso ou Jean Cocteau, sans oublier
les intérieurs des auteurs mêmes de l’ouvrage, David Netto ou encore
Carolina Irving, qui ont bien voulu pour l’occasion ouvrir leur espace
privé. Un bonheur de découvertes !
Des intérieurs à nuls autres pareils, donc, donnés à voir telle une source
d’inspiration infinie ; Des châteaux, hôtels particuliers, mais aussi des
intérieurs cachés dans des appartements privés, parfois véritables écrins
de petites dimensions ou des intérieurs de villas, de résidences, de
ranchs même… chaque intérieur y est présenté, précisé et commenté en
détail, soulignant pour chaque, outre le concepteur et commanditaire, sa
mise en place, son style et esthétique, mais aussi ses contraintes
techniques. On s’arrête, tourne la page, réfléchit ou rêve… Chacun ne
pourra assurément que trouver dans cette véritable somme son style et
intérieur de charme et de rêve.
L’ouvrage livre également de riches essais signés de spécialistes reconnus
de la décoration, notamment Graeme Brooker – Directeur du département de
design d’intérieur du Royal College of Art de Londres - qui offre par sa
contribution une approche historique, alors que David Netto – architecte
d’intérieur et journaliste - propose, pour sa part, une belle présentation
des plus grandes personnalités de la décoration d’intérieure. Enfin,
Carolina Irving – créatrice de textiles et ex-rédactrice de magazines de
décoration - ose un questionnement audacieux, mais ô combien fécond, celui
du bon goût ! Mais, sans jamais de diktats ou de jugements imposés. Au
lecteur de voyager à sa guise dans les pages et intérieurs de cette bible,
de choisir ou d’y retrouver son style, ses créations et design de
prédilection, d’y découvrir, chiner, sa propre tendance ; Et qui sait ?...
Un ouvrage de référence, aussi splendide qu’incontournable, qui réjouira
non seulement les professionnels, mais également tout esthète ou amoureux
de design et de décoration d’intérieur toujours, il faut avouer, avides
des meilleures et plus belles sources d’inspiration.
"Raphaël par le détail" de Stefano Zuffi, Coll.
Par le détail, 263 x 328 mm, 224 p., Hazan, 2020.
En ce 500e anniversaire de la mort de Raphaël (1483-1520), l’historien de
l’art italien Stefano Zuffi nous invite à entrer dans l’intimité de celui
qui fut surnommé le « Prince des peintres » par Giorgio Vasari. Cette
approche par le détail s’imposait d’autant plus que l’artiste était réputé
pour la précision et le raffinement de son trait. Dans ses jeunes années
de formation, Raphaël subit l’influence de deux maîtres que furent Le
Pérugin et Pinturicchio, sans oublier le rôle essentiel de son père
Giovanni Santi, lui-même artiste. Sa trop brève existence n’empêchera pas
l’artiste de participer activement à la transformation de l’art de la
Renaissance, ainsi que le souligne en introduction Stefano Zuffi. Très
rapidement, Raphaël saura, en effet, se distinguer de ses sources
d’inspiration notamment de son maître Le Pérugin, mais aussi de Léonard de
Vinci et de Pinturicchio, pour être la source première de lignes
harmonieuses d’inoubliables Vierge à l’enfant, et ce dès son séjour
florentin ; Des représentations qui contribueront à bâtir sa réputation.
Fidèle à l’esprit de la collection, ce magnifique ouvrage d’art opère un
agrandissement des œuvres maîtresses du peintre. Des détails surgissent,
apparaissent aux yeux du lecteur accompagnés et soulignés par l’analyse de
l’historien de l’art. Une approche fine et analytique permettant de mieux
comprendre le génie Raphaël.
Une analyse indispensable lorsqu’on sait que le peintre - par ailleurs
dessinateur soigné et talentueux n’a eu de cesse de mener une quête de la
perfection toute sa courte vie durant, qu’il s’agisse du tout petit
tableau intimiste « Les Trois Grâces » (17 x 17 cm) du musée Condé de
Chantilly ou pour ses immenses décors romains pour le pape Jules II puis
Léon X des chambres du Vatican réalisées à la fin de sa vie. En témoignent
également ses multiples dessins préparatoires ainsi que les analyses
infrarouges de nombreux de ses tableaux, Raphaël élabore progressivement,
par de multiples essais, sa composition future. Il est le peintre du
détail par excellence, ainsi que le démontre à juste titre Stefano Zuffi
en analysant ses œuvres majeures à l’aide d’agrandissements
impressionnants.
Un tel rapport étroit aux œuvres permet de mieux apprécier ce qui
contribuera au génie de Raphaël, cette harmonie irréprochable née de cette
combinaison du trait, de la géométrie, de l’espace et de la lumière. Cet
équilibre caractérise cette grâce inimitable et ce style Raphaël
identifiable immédiatement, et qui devait à jamais marquer l’histoire de
l’art.
Stefano Zuffi, dans ces pages abondamment illustrées, guide le lecteur
grâce à une analyse à la fois accessible et argumentée, démontrant par le
texte et l’image cette recherche incessante de la perfection menée par
Raphaël et cette éloquence du geste magnifiant une « beauté, fragile et
précieuse ». Le lecteur ne peut que sortir subjugué d’une telle lecture,
les œuvres de Raphaël révélant toute leur complexité sous une belle
apparente limpidité.
« Duvelleroy – trésors de l’éventail couture
parisien. » ; Textes de Marie-Clémence Barbé-Conti, 248 p., 24 x 3x cm,
Editions In Fine, 2020.
Merveilleux ouvrage consacré aux éventails de la fameuse Maison parisienne
Duvelleroy. C’est Marie-Clémence Barbé-Conti, spécialiste reconnue dans le
domaine du luxe, de la mode et création, qui avec bonheur retrace
l’histoire de cette fabuleuse Maison fondée en 1827, il y a presque deux
cents ans, et dont les « Trésors de l’éventail couture parisien »
demeurent époustouflants de beauté ! D’hier ou d’aujourd’hui, en plumes,
paillettes, dentelle, ce sont, en effet, des trésors
d’éventails qui s’offrent magnifiquement rassemblés en ces pages au regard
ébahi du lecteur.
Remontant aux temps les plus anciens, cet accessoire dit de mode fut
importé du pays du soleil levant au XVIe siècle par des marchands
portugais. Mais, ainsi que le souligne l’auteur, ce sera l’épouse d’Henri
II, Catherine de Médicis, qui véritablement lui donnera ses lettres de
noblesse et de Cour… Devenu un accessoire indispensable à l’élégance et à
la toilette, l’éventail ne devait plus quitter dès lors la scène de la
mode. Relancées après la Révolution par la duchesse de Berry, les Maisons
d’éventaillistes parisiens n’eurent dès lors à partir du XIXe siècle de
cesse de faire preuve d’audace, d’inventivité et de créations avec en tête
de file la célèbre Maison Duvelleroy, qui eut très vite l’idée
d’industrialiser sa fabrication ; Jean-Pierre Duvelleroy, puis son fils,
Georges, vont alors accumuler brevets et inventions au point d’acquérir
les surnoms de « Roi des éventaillistes » ou encore d’ « éventaillistes
des Reines ». Pouvait-on demander plus pour témoigner de la beauté et de
la créativité de ces merveilleux éventails signés de leur nom et à nuls
autres pareils ?
C’est l’extraordinaire histoire de cette haute Maison que nous retrace
Marie-Clémence Barbé-Conti, avant de dévoiler, appuyée par une
iconographie des plus splendide de plus de 220 illustrations, la « Féerie
contemporaine » des éventails Duvelleroy dont la renommée d’excellence a
su perdurer jusqu’à nos jours avec une belle renaissance digne du XXIe
siècle. Dévoilant les secrets les mieux gardés de leur fabrication à leur
création contemporaine, ce sont « Les trésors de l’éventail couture
parisien » d’aujourd’hui que le lecteur découvrira également avec un
bonheur renouvelé. Une renaissance contemporaine offrant, en effet, encore
et plus que jamais, cet « Art de la délicatesse » et cet « Esprit de
légèreté » si chers à la Maison Duvelleroy, et qu’a su en ces textes
transmettre avec passion l’auteur, Marie-Clémence Barbé-Conti.
Car c’est bien toute la beauté, délicatesse et légèreté des éventails
Duvelleroy qui soufflent indéniablement avec un bonheur somptueux dans ces
merveilleuses pages.
Jean Dethier et Jean-Louis Cohen : « Habiter la
terre L'art de bâtir en terre crue : traditions, modernité et avenir »,
Hors collection - Architecture & design, 512 pages, 249 x 317 mm, Couleur,
Relié plein papier pelliculé, Flammarion, 2019.
Le retour à la terre pour la construction de nos habitats ne relève plus
d’espoirs, de doux rêveurs et autres post-soixante-huitards en mal
d’écologie… Ces aspirations naguère moquées se trouvent fort heureusement
depuis plusieurs années enfin prises au sérieux en raison de la prise de
conscience des réalités écologiques qui s’imposent, avec plus de nécessité
et d’urgence que jamais, à notre époque.
Il s’agit toujours d’une action militante qui anime les auteurs Jean
Dethier, essayiste, architecte et activiste, et Jean-Louis Cohen,
historien de l’architecture, professeur au Collège de France et à la New
York University. Certains lecteurs se souviendront de l’impressionnante
exposition que Jean Dethier avait consacrée à ce thème en 1981 au Centre
Pompidou, mais pour les plus jeunes et curieux ou convaincus, c’est une
admirable synthèse de référence qui est aujourd’hui proposée avec ce livre
d’art de plus de 500 pages et 800 photos et dessin au format généreux 24 x
31 cm.
Le propos est décloisonné, si l’on peut dire, aux cinq continents et à
travers les temps puisqu’un chapitre entier est consacré à l’histoire des
logiques constructives au fil des siècles. C’est un véritable plaidoyer
qui est en ces pages inspirantes ainsi proposé au lecteur, une réflexion
qui ne fait pas pour autant l’impasse des difficultés et limites de cet
art traditionnel. Car nous réalisons bien rapidement en découvrant ces
réflexions que notre époque « moderne » a étonnamment fait l’impasse d’une
des techniques les plus anciennes de l’homme pour édifier son habitat,
suivant en cela le modèle laissé par un grand nombre d’espèces du monde
animal.
Or, nos deux
auteurs entendent bien réconcilier nos contemporains avec ce génie créatif
qui outre ses qualités techniques, esthétiques et économiques, témoigne
d’une approche écologique incontestable pour celles et ceux en ayant fait
l’expérience.
Il suffira pour
s’en convaincre d’avoir un jour édifié un mur en torchis au lieu et place
de parpaings… Isolant, respirant, recyclable et solide, la terre ne se
limite pas à des architectures « frustes » et sommaires, mais s’offre à la
créativité des architectes qui ont fait la preuve de leurs créativités
contemporaines rappelées dans ces pages superbement illustrées.
« Maisons ; Architectures d’exception », Préface
de Sam Lubell, Éditions Phaidon, 2019.
Véritable bible, l’ouvrage « Maisons, architectures d’exception » qui
vient de paraître aux éditions Phaidon devrait retenir l’attention et
susciter un vif intérêt ; Intérêt des architectes et professionnels du
monde de l’architecture, bien sûr, mais aussi de tout passionné ou
amoureux de maison d’exception. Inventivité, prouesses, imagination que de
talents d’exception réunis en ces pages!
Avec pas moins de 448 pages, c’est plus d’un siècle, de 1901 à 2018, de
maisons d’exception signées des plus grands et audacieux architectes à
travers le monde entier que cet ouvrage donne, en effet, à voir, 400
maisons au total, des plus remarquables et exceptionnelles. C’est Sam
Lubell qui en signe la préface. Ce dernier souligne combien le « caractère
exceptionnel (d’une maison) naît d’une implication personnelle qui émerge
de l’esprit, du cœur et de l’âme de son architecte pour enrichir et
refléter l’environnement et le quotidien de ses habitants. » Pour
beaucoup, véritables résidences de légende, telles la casa Malaparte à
Capri de 1938 par l’architecte Libera, la Maison des Maîtres de 1926 par
Walter Gropius de l’école du Bauhaus ou parfois plus confidentielles, ces
maisons extraordinaires de par leurs richesses de création et inventivité
ne peuvent que forcer l’admiration. Données juxtaposées, dans un ordre non
chronologique, c’est l’émerveillement et l’imagination qui sont ainsi
convoqués et suscités par cet ouvrage de référence (le lecteur retrouvera
néanmoins une chronologie avec vignettes photographiques à la fin de
l’ouvrage pour un emploi plus fonctionnel). Belle ou surprenante, on reste
ébahi devant tant de créativité architecturale.
Chaque réalisation est donnée sur une page avec le nom de son créateur, sa
date et lieu de réalisation, accompagnée d’un commentaire précis et
concis, et offrant sur deux pages, des mises en dialogue fortes
intéressantes et fécondes. L’ouvrage s’ouvre, ainsi, en un vis-à-vis non
dénué d’intérêt avec à gauche la célèbre villa Ottolenghi datant de 1978 à
Vérone en Italie dessinée par Carlo Scarpa, et à sa droite, datée de 2007,
la O house située à Lucerne en Suisse réalisée par Philippe Stuebi
Architekten. La clef, une clef d’excellence à l’évidence, est donnée et ne
cessera plus de jouer cette partition exceptionnelle de volumes, d’espace
et de lumière jusqu’à la dernière page de l’ouvrage.
Des maisons d’une beauté inouïe et s’insérant dans le paysage ou encore
des maisons jamais imaginées défiant et se jouant des règles… Les styles
se superposent, Art nouveau, Arts and crafts, modernisme, postmodernisme,
néomodernisme… Telles la maison Saint-Cyr de Gustave Strauven, de 1903, à
Bruxelles, chef-d’œuvre de la seconde vague d’Art nouveau, la Villa II
d’Otto Wagner ou encore la maison Douglas de 1973 par l’architecte Richard
Meier dans la lignée du purisme de Le Corbusier. Les matières changent et
évoluent, fer forgé, acier, béton, fibres, verre, bois… La Pika House de
Selldorf Architects de 2006 dans le Colorado ou la double Chimney de 2008
de l’Atelier Bow-wow au Japon illustrent cette inexorable évolution… Sam
Lubell retrace en introduction avec clarté et concision ces évolutions
architecturales sur plus d’un siècle, renvoyant judicieusement à chaque
développement à la maison et page illustrant au mieux ses propos.
Au-delà, de ces réalisations pour beaucoup époustouflantes, celui-ci
insiste sur le fait que ces résidences ont toujours tenu lieu de banc
d’essai et d’inventions, et chaque maison d’exception a assurément en tant
que telle joué un rôle essentiel d’influence en matière d’habitat. Il est
vrai, ainsi que le souligne encore Sam Lubell, que « les maisons
remarquables révolutionnent l’histoire de l’architecture et ont également
longtemps influencé nos choix en matière de lieu et façon de vivre, voire
même le fonctionnement de nos sociétés. » Plus qu’une histoire
d’architecture, donc, une histoire de philosophie, de vie.
Un livre d’exception pour des maisons réellement d’exception.
« Vienna. Portrait of a City », de Christian
Brandstätter, Andreas J. Hirsch, Hans-Michael Koetzle, Relié, 25 x 34 cm,
532 p., édition trilingue anglais, français, allemand, Editions Taschen,
2019.
À la seule évocation de Vienne, cœur et capitale de l’empire
Austro-Hongrois, les images défilent et tourbillonnent en des valses
oubliées chères à Franz Liszt ; Palais baroques, cafés élégants, design et
architectures inspirés, Vienne et la vie viennoise sont là à portée des
yeux…
Une ville lovée au creux du Danube qui n’a pas jamais cessé de nourrir
rêves et évocations et que donne à découvrir cette remarquable publication
aux éditions Taschen. Un ouvrage au format généreux (25 x 34 cm) à même de
rendre cette splendeur de Vienne grâce aux superbes photographies qui
l’illustrent.
C’est un véritable portrait de la ville qui est en effet dressé dans ces
532 pages, un portrait qui débute par une traditionnelle scène d’un café
historique dans lequel deux dames d’un âge certain goûtent autant l’art
des célèbres pâtisseries viennoises que celui de la conversation qui a
toujours su animer ses habitants. Paradoxes que ces intimités dans des
cadres grandioses, le baroque servant la ville comme ses plus petites
échoppes. Les différentes pages de l’Histoire défilent sous nos yeux à
partir de 1839, date des premières photographies. Le milieu du XIXe siècle
est celui de la croissance et de l’opulence, la ville connaît une
transformation radicale avec le fameux Ring qui redéfinit non seulement
ses voies de circulation mais aussi l’habitat prestigieux qui le borde.
Les prises de vues contemporaines témoignent de cette métamorphose en un
chaos invraisemblable de démolitions et de constructions pour parvenir
jusqu’à la Vienne que nous connaissons de nos jours…
Les arts et les sciences ont également été les principaux bénéficiaires de
cette croissance avec Johann Strauss, bien entendu, mais aussi bientôt
Gustav Mahler, Egon Schiele, Gustav Klimt, Sigmund Freud, avant que les
terribles années du premier conflit mondial ne viennent bouleverser le
monde entier. Malgré ces vicissitudes, la ville poursuit sa métamorphose,
de ville impériale elle acquiert rapidement dans la première moitié du XXe
siècle le statut de métropole moderne. Le grand mérite des auteurs est
d’illustrer cette croissance et évolution de la ville par l’objectif des
photographes d’époque, une manière vivante et informée de témoigner de ce
foisonnement d’idées et de tendances novatrices que la ville sut
concentrer en ses murs.
L’ouvrage ne passe pas, pourtant, sous silence les heures sombres, cette
période qui fut au cœur de la montée du nazisme avec ses zones d’ombre
complices… Fort heureusement, la ville saura tourner cette page en se
propulsant dans l’Histoire contemporaine comme une ville de nouveau
ouverte à l’étranger et à la culture internationale. Et si les Asiatiques
honorent toujours les cafés viennois, un appareil photo à la main au lieu
d’une fourchette, l’ouverture et le changement demeurent aujourd’hui de
mise pour cette ville soucieuse de faire partager son riche patrimoine au
plus grand nombre.
Un ouvrage remarquable, précieux préalable à tout voyage réel ou
d’imagination dans la capitale autrichienne ou un agréable moyen de le
prolonger encore et toujours à son retour !
« L'Agneau mystique - Van Eyck Art, Histoire,
Science et Religion », Sous la direction de Maximiliaan Martens, Danny
Praet, 368 p., 244 x 302 mm Couleur – Broché, Editions Flammarion, 2019.
Certaines œuvres concentrent en elles une telle force qu’elles semblent ne
résulter que d’une source inexpliquée, « L’Agneau mystique » peint par les
frères Van Eyck compte parmi elles. Il s’avère, pour ces raisons, toujours
très difficile de donner les clés d’explications de cette fascination qui
ne cesse de perdurer depuis le XVe siècle, époque où cette œuvre fut
conçue. Et pourtant c’est ce beau défi qu’a su réussir avec finesse et
profondeur ce superbe ouvrage d’art. Réalisé à l’occasion de la récente
restauration de ce chef-d’œuvre de l’art primitif flamand conservé dans
l’ancien baptistère de la cathédrale Saint-Bavon de Gand, cet ouvrage
collectif explore en effet l’immense maillage de cette œuvre aux multiples
lectures et dont les interprétations laissent l’impression de faire
défiler les pages de manuels de théologie. Car, à cette époque et dans ces
régions, l’art était une affaire intrinsèquement liée à la foi, surtout
lorsqu’il s’agissait d’une représentation aussi éloquente que celle de
l’Agneau décrit dans l’Apocalypse de Jean. La complexité de ce retable
conçu par les frères Hubert et Jan Van Eyck dans un atelier de grands
renoms s’impose donc. C’est pourquoi ce livre d’art a retenu une approche
interdisciplinaire afin de mieux circonscrire la richesse du sujet. Des
spécialistes en histoire de l'art, historiens, philosophes, scientifiques
du religieux, mathématiciens, et même des spécialistes de l'optique ont
été conviés afin de mieux comprendre la portée de cette œuvre hautement
symbolique et au mysticisme manifeste. C’est une véritable narration qui
est proposée au spectateur découvrant le retable allant de l’Annonciation
jusqu’au sacrifice du Christ sur la Croix, représenté non plus avec
l’instrument traditionnel de torture romain, mais ici en la forme d’un
autel richement orné sur lequel trône un agneau à la robe marmoréenne et
dont le sang s’écoule en un calice d’or… Le fidèle pouvait ainsi suivre
une à une ces étapes essentielles du catéchisme à partir de cette œuvre
commandée par Josse Vijd et de son épouse Élisabeth Borluut. Ses
dimensions sont exceptionnelles pour l’époque : 5,20 mètres de large pour
3,75 mètres de hauteur avec 24 panneaux encadrés. Le retable selon qu’il
est fermé ou ouvert propose deux scènes différentes. Un grand dépliant
séparé que donne à voir l’ouvrage permet de se faire une idée de l’ampleur
non seulement du travail artistique exigé, mais également de la richesse
iconographique réalisée à cette occasion, certains détails tenant de
l’ordre du millimètre, certains même n’ayant été révélés que lors de la
restauration… L’Annonciation insérée en une architecture enrichie par ses
saints protecteurs et commanditaires ouvre sur l’intérieur du retable avec
une explosion de couleurs et de paysages avec comme point central
convergeant, l’Agneau mystique, victime expiatoire du Christ pour les
péchés de l’humanité, comme le souligne saint Jean dans l’Apocalypse. La
musique, le chant, Adam et Ève, la noblesse, entourent cette centralité
rayonnante, sous la forme d’un animal à la blancheur immaculée baignée de
la lumière de la colombe du Saint-Esprit. Les différentes études de ce
superbe livre d’art contribueront assurément à la compréhension de ce
chef-d’œuvre de l’art flamand qui, au-delà de ce seul mérite, vient
élargir encore les clés de lecture à la société tout entière de cette
époque.
« Restaurants Historiques de Paris », Denis
Saillard et Françoise Hache-Bissette ; Photographies Sabine Hartl et
Olaf-Daniel Meyer, Editions Citadelles & Mazenod, 2019.
Paris est la plus belle capitale du monde, avec sa Tour Eiffel, ses
avenues, ses cafés, mais aussi ses plus célèbres restaurants. Hauts lieux
de la gastronomie française, les tables incontournables des grands
restaurants parisiens ont de tout temps enchanté, inspirant écrivains,
peintres et compositeurs… De par son histoire et sa richesse, Paris a
depuis longtemps compté un grand nombre de restaurants non seulement
prisés,
mais aussi et surtout historiques, des lieux uniques où la magie des temps
anciens se joue encore aujourd’hui de mille reflets… C’est à leur
découverte, une promenade délicieusement gourmande, que nous convie ce
splendide ouvrage « Restaurants historiques de Paris » sous les plumes de
Denis Saillard, chercheur en histoire culturelle de la gastronomie, et
Françoise Hache-Bissette aux éditions Citadelles et Mazenod (un duo ayant
déjà à son actif plusieurs ouvrages sur la gastronomie française et son
identité culturelle). Servi par les magnifiques photographies de Sabine
Hartl et Olaf-Daniel Meyer, photographes d’art et d’architecture (ayant
déjà illustré avec brio aux éditions Citadelles et Mazenod « Théâtres
parisiens »), et qu’accompagnent, ici, nombre de gravures ou
illustrations, l’ouvrage remonte allègrement le temps pour s’ouvrir avec
l’Ancien Régime et le Grand Véfour, un restaurant de nos jours aussi doré
que sa légende, haut lieu de la gastronomie française, antre aujourd’hui
du célèbre chef Guy Martin. Les auteurs ont souhaité dès l’introduction
mettre l’accent sur la richesse des fonctions qu’ont de tout temps
présenté les restaurants, qui plus est les restaurants parisiens, que ce
soit par la réputation de l’excellence de la gastronomie française, leur
importance dans la vie culturelle ou politique que par leur place
privilégiée dans cette Ville lumière que fut et est encore Paris. Une
histoire et identité que nombre de ces restaurants parisiens honorent
encore de nos jours, ayant su préserver par bonheur tous leurs fastes,
dorures, moulures ou verrières et coupoles… C’est ainsi tous les sens des
hôtes de ces pages qui sont convoqués, mis magnifiquement en lumière tant
par les textes que par les splendides photographies laissant le passé, le
présent et les plus exquis rêves par enchantement se rejoindre…
L’ouvrage a fait ainsi choix de remonter ce temps gastronomique et
culturel de l’Ancien Régime jusqu’à 1930, et d’entraîner le lecteur en une
savoureuse et passionnante escapade toute parisienne, parcourant « Les
Grands Boulevards » et «Les Beaux Quartiers » de Paris, s’arrêtant sur les
lieux emblématiques, du « Palais Royal » aux « Halles » ou de « Montmartre
», sans oublier, bien sûr, « Les Gares et leurs quartiers »… C’est au cœur
même de Paris au Palais Royal précisément que se sont établis les premiers
grands restaurants de luxe, lieu préservé où le Grand Véfour œuvre encore
fièrement aujourd’hui. Le quartier des Halles offrira quant à lui ses
restaurants typiques aux enseignes régionales et gourmandes qui n’auraient
pas déplu à Octave Uzanne, le « Pharamond » normand, « Le Cochon à
l’oseille » ou encore « La Potée des Halles», alors que les Grands
Boulevards dans une effervescence toute parisienne faite de boites à
chapeau, de mode et d’arpettes verra s’ouvrir les premiers « Bouillons
Chartier », si prisés de nouveau de nos jours. La rive gauche, « Autre
rive, autres tables » ainsi que le souligne l’ouvrage, retiendra
l’attention avec le célèbre et splendide Restaurant Lapérouse offrant le
soir venu ses miroirs et lumières aux reflets de la Seine ou encore Lipp,
cette adresse que littéraires ou people n’ont jamais désertée. Enfin, les
nombreuses gares de Paris et leurs quartiers avec notamment, bien sûr, le
célèbre Train Bleu à la gare de Lyon sublimement mis en valeur en ces
pages par les photographies de Sabine Hartl et Olaf-Daniel Meyer. Puis,
encore, le Nouveau Paris et Les Beaux quartiers avec Ledoyen, Maxim’s, et
s’élargissant jusqu’au Bois de Boulogne avec le célèbre Restaurant La
Grande Cascade, l’ouvrage se refermant sur quelques « Quatre coins de
Paris » avec Bofinger, aujourd’hui brasserie ayant retrouvée vie ou encore
La Tour d’Argent et la non moins réputée La Coupole.
C’est un esprit vivant tout autant historique, gastronomique que culturel
auquel nous convie ce magnifique ouvrage, les battements d’un cœur tout
parisien aux sons des plus beaux « Restaurants Historiques de Paris»
ouvrant en ces pages leurs portes, leur destinée et leurs rêves…
« Le Siècle d’or hollandais » par Jan Blanc, 630
illustrations couleur, relié toile sous jaquette et étui illustré, Format
24,5 x 31 cm, 608 pages, Éditions Citadelles & Mazenod, 2019.
L’historien de l’art, Jan Blanc, explore avec ce fort volume de plus de
600 pages ce que l’on appelle communément le « Siècle d’or hollandais »,
c’est-à-dire l’art au XVIIe siècle dans la civilisation néerlandaise.
Cependant, l’ouvrage se propose de revisiter cette définition
traditionnelle en un nouveau et bel éclairage à partir des sources de
l’époque, tant hollandaises qu’étrangères. Un siècle qui connut de
profonds bouleversements politiques et diplomatiques avec de nombreuses
guerres venant alors secouer l’Europe et ces régions. Une époque où la
richesse résultant du large accueil des minorités religieuses et de
l’essor des colonies allait également contribuer à susciter de nombreuses
commandes auprès des plus grands artistes. Pluralité et richesse sont donc
les maîtres mots de cette société néerlandaise ouverte sur l’extérieur
tout en préservant l’identité des Provinces-Unies. Ce creuset fascinant
trouvera son écho dans les œuvres des plus grands maîtres dont
l’éclairage, le traitement et les thèmes retenus viennent à eux seuls
traduire ces profonds changements, que ces œuvres soient naturalistes ou
idéalisées. Jean Blanc parvient, sans pour autant faire œuvre de livre
d’histoire, à rappeler cette situation complexe pour mieux appréhender et
comprendre le contexte de ces œuvres passées à la postérité, la manière
dont elles ont été pensées et réalisées avant d’être diffusées. Sans
chercher à reconstruire une unité factice, l’ouvrage souligne que la
terrible guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648), souvent méconnue de nos
jours en France, est constitutive de l’indépendance politique des
Provinces-Unies après la domination espagnole, tout en se préservant de la
puissance menaçante du pouvoir Habsbourg. C’est dans ce contexte que se
développe une identité culturelle forte et proprement néerlandaise et qui
donnera naissance à ce qu’on allait nommer, le Siècle d’or. C’est cet élan
et apprentissage de la liberté qui ont nourri les chefs-d’œuvre de
Rembrandt, Vermeer, Hals, Willaerts, Bril, Dou, Metsu… Ce ne sont pas
moins de 350 artistes qui sont évoqués dans ces pages magnifiquement
illustrées de plus de 600 reproductions, dont de nombreuses pleines pages.
Les riches textes qui les accompagnent permettront au lecteur d’aller plus
loin que la seule appréciation esthétique qui en découle, l’historien de
l’art Jan Blanc parvenant de manière très didactique à replacer celles-ci
dans leur contexte, proposant ainsi un éclairage renouvelé de cette
période. En refermant ce splendide ouvrage, nous comprenons pour quelles
raisons ces arts redécouvrent le quotidien et l’ordinaire de la vie,
qu’ils se manifestent sous la forme d’extraordinaires natures mortes ou à
l’occasion des fameux portraits de famille débordante de vie dont la
civilisation néerlandaise a eu le secret. C’est un véritable « Siècle
hollandais d’or» que donne à voir magnifiquement cet ouvrage !
"La Vierge à l'Enfant" d'Olivier Rasimi, préfacé
par André Comte-Sponville, 160 illustrations couleur, relié sous jaquette
illustrée, Format 24 x 28 cm, 204 pages, Éditions Citadelles & Mazenod,
2019.
Olivier Rasimi, romancier, poète et écrivain, signe avec « La Vierge à
l’Enfant » aux éditions Mazenod une étude très complète accompagnée d’une
digression poétique sur la représentation de Marie dans l’art occidental.
Auteur d’un essai remarqué par sa sensibilité sur « Cocteau sur le rivage
» (Arléa), c’est à un tout autre domaine qu’il s’attache dans ce
magnifique livre à la riche iconographie.
André Comte-Sponville (lire
notre interview) dans sa préface souligne l’antériorité et la
prééminence de la Vierge à l’Enfant dans la représentation dans l’art, un
lien maternel universel. Bien qu’athée, le philosophe rappelle combien
cette représentation si prolifique au fil des siècles, avec son apothéose
au moment de la Renaissance, tend à s’amenuiser de nos jours, faute
d’artistes intéressés par ce thème, mais aussi faute de public… La
synthèse proposée ainsi par Olivier Rasimi s’avère dès lors d’autant plus
précieuse qu’elle rassemble non seulement les plus belles œuvres célébrant
la maternité mariale, mais offre également un bel éclairage appuyé
d’analyses délicates et ciselées.
La tonalité est déjà suggérée, dès l’ouverture, avec ce prologue
rapprochant le « Cantique des cantiques » et cette « Madone Rattier » de
Quentin Metsys du musée du Louvre, une des rares représentations d’un
tendre baiser de l’Enfant Jésus à sa mère Marie en une touchante intimité.
Célébration de l’Amour, chaque siècle livrera sa propre sensibilité quant
à cette représentation ; Épurée dans les Catacombes au IIIe s., hiératique
dans les icônes byzantines, foisonnement de beauté lors de
la Renaissance… Comment représenter l’amour s’interroge Olivier Rasimi à
juste titre lorsque d’autres états se révèlent plus facilement
identifiables sous le pinceau de l’artiste comme la jalousie, la violence,
la douleur, la joie ? Si l’éros peut être suggéré, qu’en est-il de
l’agapè ?
Ces questionnements à l’esprit, le lecteur pourra redécouvrir ces hautes
figures de l’amour réunies par l’auteur, un voyage qui le transportera
dans les ateliers des artistes célébrant ce lien divin indéfectible. Ces
pages inspirées pointent ces détails qui œuvrent, toile après toile, à
faire naître une véritable représentation mentale de la maternité de la
Vierge Marie dont l’Occident s’est enrichi depuis des siècles d’art sacré
la consacrant. Transcendance et temporalité se cristallisent dans le
silence, la plupart de ces œuvres suggérant en effet une quiétude sans
mots, même si des sourires ou des regards trahissent déjà ce qu’il
adviendra d’heureux et de tragique pour ce lien unique. Nul catéchisme
dans le remarquable travail réalisé par Olivier Rasimi, mais une réelle
émotion, celle de la beauté et de l’amour qui se font chair offerte à la
multitude, une rencontre ouverte, un partage généreux à mettre entre
toutes les mains et regards...
« Sur les routes de la soie. », Sous la direction
de Susan Whitfield, Éditions Flammarion, 2019.
Connaît-on vraiment, non la route, mais bien les nombreuses routes de la
soie ? C’est sur dernières justement, « Sur les routes de la soie » que
nous emmène ce superbe ouvrage réalisé sous la direction de Susan
Whitfield, historienne de l’Asie centrale médiévale ; Un remarquable
ouvrage révélant à son lecteur bien des facettes souvent méconnues de ces
sentiers, chemins et routes dénommées « Les routes de la soie » ayant sur
plus d’un millénaire tissé ces réseaux commerciaux divers et complexes
entre l’Asie et l’Europe.
En ouvrant ce fort volume de plus de 400 pages, le lecteur est invité à
parcourir, en compagnie des nombreux auteurs, les différents itinéraires
de cette route à nulle autre pareille, découvrant à chaque tournant de
page, toute leur beauté et splendeur de cette Route de la soie inscrite
depuis 2014 au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Des itinéraires complexes
et enchevêtrés, tant terrestres que maritimes, présentant chacun leur
spécificité et leur population, et ayant à leur manière influencé le tracé
de ces routes. Retenant un découpage en chapitres selon ces divers
territoires géographiques traversés, le lecteur traversera de bien
multiples régions découvrant ainsi les magnifiques paysages des hauts
plateaux, ceux de la steppe, du désert ou encore de l’océan…
Extrêmement bien réalisé avec une importante iconographie de plus de 230
illustrations, les riches et nombreuses contributions de l’ouvrage ont été
judicieusement appuyées par des cartes et des illustrations des objets
d’art emblématiques jalonnant ces surprenantes Routes de la soie. Le
lecteur demeura ébloui par les mille précieuses matières premières et
produits ayant emprunté ces chemins, dont, bien sûr, cette précieuse et
soyeuse soie dont seuls les Chinois avait le secret et qui lui a donné son
nom, sans oublier la découverte des différents moyens de transport ayant
permis leur circulation. Art, monuments, architecture et recherches
archéologiques viennent à chaque chapitre rendre ces anciennes « Routes de
la soie » vivantes.
« Sur les Routes de la soie » est tout autant un remarquable ouvrage de
référence qu’une belle et longue expédition que le lecteur mènera avec
étonnement et un plaisir certain.
« Close-Up ; Ruch & Partners architects
1994-2018. », Photographie de Filippo Simonetti et texte de Hans-Jörg Ruch
et Franz Wanner, (anglais, allemand, français), Scheidegger & Spiess
Editions, 2019.
Que pouvait-on rêver de plus grand, et surtout de plus splendide pour
découvrir ou retrouver l’ensemble des créations de Ruch & Partners
architects que cette merveilleuse monographie signée du photographe
Filippo Simonetti avec des textes de Hans-Jörg Ruch lui-même et Franz
Wanner ! Depuis, une vingtaine d’années, le travail et le talent de
Hans-Jörg Ruch, architecte suisse, n’a eu, en effet, de cesse de
s’affirmer, et sa notoriété, aujourd’hui, tant dans son pays natal
qu’internationalement, n’est plus à démonter. Hans-Jörg Ruch et son
Cabinet Ruch & Partners architects, connu pour ses fabuleuses réalisations
dans la région des Engadine en Suisse, méritait donc assurément une telle
monographie au titre évocateur « Close-up » et publiée aux éditions
Scheidegger & Spiess !
Un remarquable ouvrage, exhaustif, de plus de 400 pages, exclusivement
consacré au travail de Ruch & Partners architects de 1994 à 2018, mis
sublimement en lumière sous l’objectif du photographe Filippo Simonetti.
Des réalisations, restaurations, aménagements d’habitats anciens et
historiques – chalets, maisons ou résidences privées, temple, bibliothèque
ou bâtiments et infrastructures publiques, situés dans cette magnifique
région de Suisse, qu’affectionnait Nietzsche, et nommée Engadine. Des
réalisations architecturales reconnaissables entre toutes, venant
s’intégrer parfaitement aux paysages et traditions ancestrales de
montagne, sans heurts ni transpositions artificielles.
Des vastes volumes intimement fermés ou plus exactement refermés –«
Close-Up », sobres et épurés et associant aux lignes architecturales pures
une prédominance de matériaux chauds dont, bien sûr, le matériau
montagnard le plus traditionnel et incontournable, le bois. Le bois,
employé dans ces réalisations ou restaurations dans son naturel, au plus
près de son état brut, et lui redonnant toute sa noblesse. Sans oublier,
la pierre, matière première ancestrale qui se fond dans le paysage et que
l’architecte sait sublimer tant dans ses créations que dans ses
restaurations.
Un travail mené sur plus de près de 25 ans par Hans-Jörg Ruch, et dont le
photographe Pilippo Simonetti, par ses angles singuliers, la lumière et la
perfection de ses prises de vue, nous révèle toute l’extrême beauté. Une
redoutable magie offrant des photographies véritablement de haute volée,
des prises de vues à couper le souffle ! Aucun angle, relief, intérieur,
de la beauté et créativité de Hans-Jörg Ruch, n’a échappé à son objectif.
Les textes écrits par Hans-Jörg Ruch et Franz Wanner appuyés par les
nombreux plans insérés en ces pages viennent préciser et développer cette
vision architecturale personnelle et extraordinaire. Un bel écho dans ces
montagnes aux splendides photographies de Filippo Simonetti, permettant de
mieux appréhender et comprendre l’ensemble de ce splendide travail de Ruch
& Partners architects.
Un envoûtant talent photographique allié à une fabuleuse vision
architecturale intégrée dans la splendeur des paysages d’Engadine.
« Charlie Chaplin
dans l’œil des Avant-gardes », Collectif, Éditions Snoeck, 2019.
Un ouvrage qui devrait séduire petits et grands ! Entièrement consacré à
Charlie Chaplin, ce catalogue « Charlie Chaplin dans l’œil des
avant-gardes » - qui accompagne l’exposition du même nom actuellement au
musée d’Arts de Nantes jusqu’en février 2020 – a retenu pour angle les
liens privilégiés et influences qu’a pu entretenir cet immense artiste et
sa création, Charlot, sur les Avant-gardes. Un thème porteur offrant au
lecteur bien des surprises !
Personnage créé et interprété par Charlie Chaplin, c’est en 1914 que
Charlot fit son apparition au cinéma. Avec cette création unique en son
genre, Charlie Chaplin allait devenir une des plus grandes stars
internationales, une notoriété qui jamais depuis lors ne sera démentie.
Mais, parallèlement, Charlot, lui-même, personnage émouvant à la fois
drôle et tendre, allait aussi devenir une figure incontournable non
seulement du monde du cinéma, de la presse et de la publicité, mais
également du monde artistique et plus particulièrement de ceux des
Avant-gardistes. Fernand Léger, Renée Magritte, Marc Chagall, Alexander
Calder, et bien d’autres, s’inspireront de ce personnage qui avec son
chapeau et sa canne, sa démarche à nulle autre pareille, saura habiter
plus que quiconque, les écrans de cette époque de poésie tout de noir et
blanc. Personnage plus complexe qu’il n’y paraît, figure à part entière,
mais demeurant indissociable de son créateur Charlie Chaplin, Charlot
offre aux courants des Avant-gardes un souffle et une respiration leur
permettant une mise en relief singulière de leur pensée. Bien des
préoccupations et réflexions leur seront communes en ce début de siècle,
un siècle où la modernité allait toujours plus s’affirmer, et avec elle,
bien sûr, le cinéma qui ne tardera pas à s’imposer en ce début de XXe
siècle en 7ème art.
C’est cette mise en regard de Chaplin avec les Avant-gardistes que nous
propose ce catalogue richement illustré. Au gré d’une multitude d’œuvres
provenant de collections privées ou publiques du monde entier, ce ne sont
qu’échos, dialogues, échanges et rencontres qui s’établissent et se
donnent à voir au lecteur tels des rouages vissés, dévissés et remontés à
la mode Chaplin...
Charlie Chaplin et Charlot mis de nouveau en ces pages à la Une sous la
lumière des projecteurs des Avant-gardistes, un formidable spectacle !
« Voyage à Chandigarh. » du photographe Manuel
Bougot, Éditions du Patrimoine, 2019.
Plaisir certain que de découvrir ce bel ouvrage paru aux éditions du
Patrimoine entièrement consacré aux photographies de la célèbre ville de
Chandigarh du photographe Manuel Bougot. Intitulé « Voyage à Chandigarh »
et préfacé par l’architecte Balkrishna Doshi, le photographe invite avec
talent, et cette passion qui l’anime, son lecteur au pied de l’Himalaya
dans cette capitale indienne nommée Chandigarh. Par la magie et l’alchimie
de ses photographies magnifiquement données à voir par cet ouvrage soigné
de plus de 150 illustrations, c’est en effet l’âme d’une capitale à nulle
autre pareille, celle de cette célèbre ville indienne marquée du sceau du
Corbusier que Manuel Bougot nous raconte...
C’est en 1947, effectivement, que Le Corbusier fut sollicité par Nehru
pour bâtir l’avenir d’une grande et nouvelle capitale lors de la division
de l’État du Pundja entre l’Inde et le Pakistan ; Une première pour le
célèbre architecte qui y confronta pour la première fois ses théories à la
taille d’une ville. Un défi relevé et que Manuel Bougot a souhaité capter,
plus de 70 ans après, avec de stupéfiantes photographies. Celles de
l’époustouflante minéralité architecturale de Chandigarh, de ses vastes
espaces verts, sans oublier les magnifiques prises du célèbre Capitol
complexe…
Le photographe a cependant fait choix de ne pas seulement capturer l’âme
architecturale de cette célèbre capitale dénommée également « The City
Beautiful », mais d’y retrouver aussi au-dedans et au-delà l’âme même de
ses habitants. Des habitants occupant, arpentant, une des villes les plus
occidentales de l’Inde, une ville prévue initialement pour 500 000
habitants et qui en compte aujourd’hui pas moins de 2 millions ! Mais,
c’est moins une frontale confrontation qu’une réelle appropriation tout
indienne que nous révèlent ces prises de vue ; Un beau témoignage urbain
et humain fruit de recherches et d’un travail menés par Manuel Bougot sur
presque dix années…
C’est cette remarquable quête photographique de longue haleine consacrée à
cette capitale hors norme qu’est aujourd’hui Chandigarh que nous livre
aujourd’hui, en ces pages, Manuel Bougot avec la collaboration de
l’historienne Caroline Maniaque, qui en donne, pour sa part, la dimension
et contexte historique. Un splendide travail à saluer, rendu, ici,
magnifiquement par une publication tout aussi soignée.
« Surimono ; Trésors de l’estampe japonaise. »,
Geneviève Aitken, collaboration de Toshiko Kawakane de la Fondation
Leskowicz, traduction de Yumiko Takagi, Editions In Fine, 2019.
Quel amoureux d’estampes japonaises ne connaît la célèbre et fabuleuse
collection de la fondation Georges Leskowicz ? C’est aux joyaux de cette
extraordinaire collection d’estampes japonaises – les Surimonos - qu’est
dédié ce non moins remarquable ouvrage paru aux éditions In Fine.
Si la collection Leskowicz, créée par Georges Leskowicz en 2015, compte,
en effet, aujourd’hui plus de 1800 estampes de la période Edo, celle-ci
comprend surtout en son sein un extraordinaire ensemble, plus rare encore,
d’estampes précieuses que sont les Surimonos, des œuvres rares ayant fait
l’objet de commandes privées et ayant été diffusées en un extrême petit
nombre. C’est cet ensemble unique, véritable trésor appartenant à la
fondation Georges Leskowicz que nous présente, en une présentation
remarquablement soignée, Geneviève Aitken, historienne de l’art, en
collaboration avec Toshiko Kawakane de la Fondation Leskowicz. Pas moins
de 26 grands maîtres de la période Edo, plus précisément de l’art de l’Ukiyo-e
y sont représentés, allant de Keisan Eisen à Kyôuntei Kawaï en passant,
bien sûr, par Hiroshige, Utamaro ou encore Hokusai. Ces exceptionnelles
estampes ont été réalisées pour la plupart à l’occasion d’évènements,
Nouvel An, commémorations, invitations, etc., sur demande de cercles
lettrés et initiés, de littérature, théâtre… Adressées à des personnalités
triées et choisies, celles-ci comportaient le plus souvent des poèmes d’un
exquis raffinement et finesse.
Aussi, parce qu’entourées de cette aura précieuse tant artistique que
littéraire, l’auteur a donc fait choix d’ouvrir cette exceptionnelle
collection par de riches chapitres introductifs indispensables pour
apprécier l’extrême poésie et beauté de ce joyau. La réalisation de ces
estampes par les artistes de l’époque Edo faisait, en effet, l’objet des
attentions les plus extrêmes, choix du papier de première qualité,
polissage, gaufrage… Les impressions limitées, luxueuses faisaient appel à
des techniques soignées et raffinées, nombre d’entre elles ayant été
réalisées avec des pigments rares ou même métalliques.
Ce sont ces précieuses estampes que le lecteur découvrira, rangées par
chapitre selon leur auteur. Des estampes présentées en leur format
d’origine, sur une page ou même double page, avec pour chacune leur
destination, nom, date, et accompagnée d’un commentaire, ainsi que des
traductions des poèmes qu’elle renferme. Aussi, Geneviève Aitken
n’a-t-elle pas hésité à s’entourer de Yumiko Takagi, docteur en histoire
et chercheuse attachée au Centre de Recherche sur l’Orient de l’Université
Daitô Bunka de Tôkyô, pour la traduction tant française qu’en japonais
moderne de ces poèmes.
Nul doute que cette publication exceptionnelle, la première en langue
française, s’imposera tant pour les amateurs ou professionnels, experts,
collectionneurs, en ouvrage exceptionnel de référence.
A noter que ce splendide ouvrage vient à merveille s’inscrire dans le
cadre de l’exposition du même nom qui se tient à Aix-en-Provence (8
novembre 2019- 22 mars 2020) et celle du « Japon rêvé, image du monde
flottant » ayant lieu à l’Atelier des Lumières de Paris jusqu’à la fin de
l’année 2019.
"Metz" collection La Grâce d'une cathédrale sous
la direction de Mgr Jean-Christophe Lagleize, évêque de Metz direction
scientifique : Gérard Michaux, avec François Héber-Suffrin, Gabriel
Normand et Pierre-Édouard Wagner, Photographies : Pascal Lemaître et
Gabriel Normand, Editions La Nuée Bleue, 2019.
Il fallait assurément un ouvrage à la hauteur de l’édifice pour présenter
la cathédrale de Metz, véritable phare spirituel, historique, artistique
et culturel de la ville. Ce noble édifice a aujourd’hui 800 ans et
appartient à l’État, qui en a non seulement eu la charge, mais également
l’entretien et la restauration. Quel plus bel anniversaire dès lors
pouvaient offrir les éditions La Nuée Bleue et sa prestigieuse collection
« La grâce d’une cathédrale » dirigée par Mgr Joseph Doré que ce superbe
volume riche de 444 pages et de 600 illustrations ?
À l’image des 26 autres volumes précédemment parus, « Metz, la grâce d’une
cathédrale » - dernier volume – avec regret ! - de la collection - dresse
non seulement un état des lieux exhaustif de l’édifice et de son histoire,
mais offre surtout le plus beau des témoignages à cet emblème si cher aux
Messins par la splendeur rayonnante de ses vitraux, véritables miroirs de
la foi qui anima ses bâtisseurs depuis 1240, date du début de sa
construction. Ce ne sont pas moins de 30 contributeurs qui ont pour ce
dernier volume rassemblé une documentation et un témoignage uniques sur
cette cathédrale perçue, comme à l’accoutumée dans cette prestigieuse
collection, selon différents regards et angles : celui de l’historien bien
entendu, mais aussi de l’architecte, théologiens, musicologues, historiens
de l’art… Ainsi que le relève Mgr Jean-Christophe Lagleize, évêque de
Metz, « Notre cathédrale n’est pas figée dans l’Histoire », aussi riche
soit-elle ! Une vue aérienne permet de se persuader immédiatement de cette
réalité ; Cette cathédrale dédiée à saint Étienne a, depuis les temps
anciens et son premier évêque saint Clément, toujours veillé en effet sur
la ville qu’elle domine avec sa nef dépassant les 40 mètres. Une «
Cathédrale tout en volute » telle que la voyait Paul Verlaine, né à Metz,
qui ravit toutes celles et tous ceux qui en découvrent les volumes
impressionnants et cette incroyable lumière diffusée par ses 6 500 m2 de
vitraux où des centaines de générations se sont et continuent à se
recueillir en ses murs.
La première partie de l’ouvrage détaille la construction de la cathédrale
dominant la ville sur quinze siècles d’architecture et d’histoire avec
quelques particularités comme cette absence de portail en sa façade ouest
jusqu’au XVIIIe siècle et les travaux de l’architecte Jacques-François
Blondel, ou encore sa tour de la Mutte qui s’élève à 90 mètres de hauteur,
à la fois clocher de la cathédrale et beffroi communal… Avec la deuxième
partie de ce remarquable ouvrage, c’est la cathédrale Saint-Étienne
elle-même que le lecteur pourra visiter tant par le riche texte que par
les admirables photographies réunies. Splendeurs de ces vitraux anciens,
plus modernes avec Chagall et promesses de ceux à venir, magie du trésor,
des cloches, avec le regret de ce grand orgue déposé en 1805 pour des
raisons de sécurité et jamais remonté depuis… Le lecteur sera impressionné
par l’art des sculpteurs au fil des siècles, véritable bestiaire minéral,
personnages parfois facétieux témoignant de la fantaisie des sculpteurs.
La dernière partie, enfin, retrace pour sa part les riches et innombrables
rapports entretenus entre la cathédrale et la cité, une vie plurielle dans
ses rapports avec le pouvoir selon les siècles et les régimes, une vie
culturelle nourrie par ses musiciens, écrivains et artistes, et surtout,
en guise de conclusion un présent et un avenir qui s’exprime en termes
d’espoir ; C’est un bel anniversaire célébré pour la cathédrale de Metz
que nous livrent par ce remarquable ouvrage les éditions La Nuée Bleue et
cette prestigieuse collection « La grâce d’une cathédrale » dirigée par
Mgr Joseph Doré !
« Barbara Hepworth ; Une femme sculpteur. »,
Catherine Chevillot et Sara Matson, éditions In Fine, 2019.
C’est une remarquable monographie consacrée au sculpteur Barbara Hepworth
qui vient de paraître aux éditions In Fine à l’occasion de l’exposition de
ses œuvres au musée Rodin de Paris. Signée par Catherine Chevillot,
directrice du musée Rodin, et Sara Matson conservateur en chef du Barbara
Hepworth Museum, cette riche monographie de grand format rend enfin un
hommage digne de ce nom à ce grand sculpteur anglais (1903-1975), un des
plus grand sculpteur du XXe siècle, trop longtemps et à tort quelque peu
occulté en France.
Barbara Hepworth s’est inscrite outre-Manche dans le courant initié par
Jean Arp dans les années 20 du siècle dernier. Cette seconde vague, issue
du courant dit « organique » du début du XXe siècle, fut initialement
représentée par Maillol et Brancusi, et sera suivie en Angleterre tant par
Henry Moore que Barbara Hepworth. Barbara Hepworth a su très tôt inscrire
dans sa sculpture cette marque singulière qui la distingue et qui
l’imposera au titre de l’une des artistes les plus reconnues en
Angleterre, puis internationalement au XXe siècle. Utilisant les matériaux
les plus divers, ce sont des lignes courbes, des pleins et vides accentués
par les jeux de la lumière, et cette vitalité des formes - qui la
caractérise - tendue vers une beauté abstraite puisant aux sources les
plus antiques et de la nature. Étrangement et fort injustement, elle fut
en France quelque peu occultée par l’ombre portée par les sculptures de
Marta Pan et Alicia Penalba.
Sa sculpture, pourtant, présente un caractère fort et singulier qui saisit
immédiatement. Une pureté alliée à une poésie qui lui est propre dont
Barbara Hepworth ne se départira jamais. Un univers et une quintessence
inouïs que nous donnent à voir et découvrir les riches contributions et
nombreuses archives de l’ouvrage, appuyé par une non moins riche et
splendide iconographie. On ne peut qu’être hypnotisé, saisi, par ses
œuvres que l’ouvrage présente le plus souvent en format pleine page, et
c’est une émotion particulière qui s’empare du lecteur à la vue de ces
nombreuses photographies de Barbara sculptant burin à la main… C’est tout
l’univers, son atelier, son monde intime avec sa bibliothèque, ses
lectures, et en fin de compte toute la quintessence de son art –
sculptures, bien sûr, mais aussi gravures, dessins – qu’offre cette
monographie d’exception consacrée à cette « femme sculpteur » qui fut de
son vivant si active et présente en France.
Introduite, en effet, dès les années 1930, dans les milieux artistiques
français, Barbara Hepworth rencontrera Brancusi, Picasso, Braque,
Mondrian, mais aussi et surtout, Arp, Calder ou encore Miro, et
participera au mouvement Abstraction-Création. C’est en 1939 qu’elle
décidera d’habiter avec son second mari, Ben Nicholson, à St Ives en
Cornouailles. Toujours présente, cependant en France, la sculptrice
présentera de son vivant à quatre reprises ses œuvres à Paris au musée
Rodin avant de mourir tragiquement le 20 mai 1975 dans l’incendie de sa
maison à Saint Ives, accueillant aujourd’hui le Hepworth Museum.
Plus de 40 ans après sa disparition, le musée Rodin et cette remarquable
publication lui rendent un justifié et bel hommage.
« HERMÈS au fil des jours ; dessins d’Alice
Charbin ; Textes Rachael Canepari », préface de Pierre-Alexis Dumas et
avant-propos de Valérie Mréjen, Chêne Éditions, 2019.
Quel plaisir que d’ouvrir cet original Carré Hermès !
Car, sous cette belle couverture carrée orange, c'est, en effet, un
charmant et joyeux ouvrage qui se cache avec plus de 250 pages de dessins
et graphismes aux couleurs de la célèbre marque ; Sous le titre « HERMÈS
au fil des jours », c’est une compilation enjouée qui attend le curieux ou
curieuse, regroupant l’ensemble des visuels créés et dessinés pour Hermès
par Alice Charbin.
C’est en 2002 qu’Hermès demande à l’auteur et illustratrice, Alice Charbin,
de réaliser ses fameux e-mails de communication. À partir de cette date,
les grands événements et rendez-vous annuels prennent chez Hermès l’élan
et les traits inimitables de l’illustratrice. Des réalisations
reconnaissables entre toutes alliant en un savant dosage poésie, rêve,
audace et cette touche tout à la fois drôle, et tendrement irrévérencieux
qui la caractérise. On ne peut que souscrire à cette question posée par
Pierre-Alexis Dumas dans cette introduction pleine de rêves « Voyage au
pays d’Alice » qu’il signe en ouverture : « Ma chère Alice, mais quel
génie habite ta plume ? » !
Des illustrations dans lesquels les textes de Rachael Canepari viennent se
glisser par magie pour leur donner tout leur relief en un plein et délié
humoristique à nul autre pareil. Clins d’œil, sourires et charmantes
espiègleries défilent alors sur le podium de ces pages à l’occasion des
fêtes et évènements Hermès, Noël, le ski, etc. Rachael Canepari revient en
postface sur sa rencontre avec Alice Charbin à l’origine de ce fructueux
duo.
Regroupant les réalisations pour Hermès d’Alice Charbin et de Rachael
Canepari, avec une préface signée Pierre-Alexis Dumas et un avant propose
de Valérie Mréjen, l’ouvrage ne manque assurément pas d’atouts. Qui plus
est, et à l’image de l’iconique boite carrée orange, l’ouvrage est aussi
beau fermé qu’ouvert.
« Venise, des peintres et des écrivains. »,
Textes de Adrien Goetz, édition Hazan, 2019.
Découvrir ou retourner à Venise par la magie d’un beau livre est toujours
un plaisir renouvelé et infini ! Et l’occasion nous en est donnée avec la
récente parution aux éditions Hazan de ce bel ouvrage intitulé «
Venise, des peintures et des écrivains ». Loin d’être un livre de plus
sur la célèbre Cité, l’ouvrage offre une véritable anthologie illustrée et
inédite des plus beaux textes de la littérature consacrés à la Sérénissime
en un dialogue fort et émouvant avec les œuvres vénitiennes des plus
grands maîtres. Sous sa belle couverture toilée d’un rouge framboise
écrasée ornée d’un médaillon de peinture classique, c’est en effet un
dialogue nourri, riche et attrayant, allant du XVIe siècle à nos jours,
que le lecteur découvrira.
Serties par les textes d’Adrien Goetz, ce sont toute les facettes de ce
diamant nommé Venise qui se dévoilent alors au lecteur, tantôt sous la
plume des écrivains, tantôt sous les pinceaux des Maîtres : La
Sérénissime, ses splendeurs, mais aussi une Venise romantique, une Venise
nocturne ou encore instantanée… Venise « non là-bas, mais bien là-haut
», ce splendide joyau dont chacun souhaite, ainsi que le souligne Adrien
Goetz, « emporter un fragment de ce spectacle démultiplié ».
Un spectacle que surent à merveille laisser percevoir les toiles de
Bellini, Canaletto, Guardi, ou encore Longhi, mais aussi que surent
décrire avec émotions et d’inoubliables textes John Ruskin dans «
Pierres de Venise » et, bien sûr, Marcel Proust, l’on songe au manteau
de Fortuny…
Saint-Marc, le Palais des Doges, éblouissent alors de leurs splendeurs
littéraires et picturales, les ponts et notamment celui des Soupirs
dansent sur le grand canal des toiles et des textes … Goldoni, Shakespeare
et Le Marchand de Venise ou encore Voltaire et Montesquieu y discutent
avec Carpaccio ou Guardi. Byron y côtoie Turner ou Whistler. Les Palais
s’ouvrent et s’éclairent de leurs feux et les masques se faufilent dans
les sombres ruelles… Venise endormie, Venise mélancolique, Venise comme un
conte oriental… Rilke, Sand, Thomas Mann se lisent avec en regard les
toiles de Renoir, Manet, Monet, Signac, et les tons pastel de John Singer
Sargent sont un écho à cette littérature toute vénitienne, avec plus près
de nous, Philippe Sollers, lui, si amoureux de Venise.
Une belle anthologie invitant par ses évocations littéraires et picturales
soignées et choisies, aux plus beaux songes vénitiens.
L.B.K.
"Poolology of Housing" edited by pool Architekten,
with texts by Raphael Frei, Mathias Heinz, and Simone Jeska, and a
foreword by Martin Steinmann, Text English and German, 440 pages, 30 color
and 365 b/w illustrations, 287 floorplans and plans, 24 x 33 cm, Park
Books, 2019.
Ce monumental ouvrage de plus de 400 pages, unique en son genre, explore
la créativité impressionnante de pool Architekten, une coopérative
d’architecture fondée en 1998 et travaillant essentiellement dans les
cadres de l’habitat privé et des bâtiments scolaires. L’architecte Martin
Steinmann, enseignant à Lausanne, et auteur de nombreux ouvrages sur
l’architecture contemporaine, signe l’introduction de cet ouvrage exigeant
et complet. Poolology of Housing donne un très bel éclairage à l’immense
travail de ce collectif en insistant plus particulièrement sur la «
radiographie » des édifices eux-mêmes, ainsi que le souligne Martin
Steinmann, que sur leurs intérieurs ou extérieurs en tant que tels.
Depuis plus de 20 ans, la coopérative zurichoise Pool Architekten
travaille essentiellement en effet sur la recherche et la conception de
bâtiments résidentiels. Deux cents plans élaborés par les membres de ce
collectif sont ainsi reproduits dans ces pages privilégiant le noir et
blanc permettant une performante mise en lumière de leurs structures.
Véritable pépinière d’idées, ce riche ouvrage fait la démonstration que si
en matière d’architecture beaucoup a déjà été pensé et réalisé, il reste
encore une place certaine à la créativité, sans exclure un brin d’utopie…
C’est ce creuset d’idées dans lequel ont puisé de nombreux architectes,
chaque difficulté donnant lieu à des propositions, certaines retenues,
d’autres écartées et inspirant à leur tour quelques années plus tard de
nouveaux venus. Novations, audaces, contraintes métamorphosées en
créativité, donc, tels sont les fils directeurs de cet immense réservoir
d’idées synthétisé dans ces pages qui fourmillent de plans et de concepts
incontournables non seulement pour les professionnels mais également pour
tout passionné d’architecture.
C’est une véritable culture sociale du logement que le lecteur pourra
ainsi découvrir dans ce livre ce splendide ouvrage ; Une bible en ce
domaine démontrant combien la recherche architecturale peut être
considérée de nos jours comme une science à part entière, et qui, s’en
aucun doute, s’imposera en ouvrage de référence.
Ker-Xavier Roussel. Jardin privé, jardin rêvé,
édition publiée sous la direction de Mathias Chivot, Contributions
d'Isabelle Cahn, Mathias Chivot et Valérie Reis, Coédition Gallimard /
Musée des impressionnismes Giverny, Livres d'Art, Gallimard, 2019.
L’art des Nabis
a fait l’objet ces derniers temps de belles expositions et publications.
L’ouvrage consacré à l’artiste Ker-Xaviel Roussel, un nabi complexe et
d’une richesse singulière, aux éditions Gallimard compte parmi eux dans le
cadre de l’exposition qui lui est consacrée au musée Giverny jusqu’au 11
novembre 2019. Les Nabis s’opposent à l’art du pastiche et bouleversent
les codes esthétiques de leur temps à la fin des années 1880. Ker-Xavier
Roussel (1867-1944) rejoindra ce groupe tout en préservant un espace de
liberté dans ses créations. Grâce à une épuration des formes, des lignes
dégagées de leurs contraintes, des influences de l’art japonais, une
nouvelle vision s’établit avec cette approche de l’art. À partir de cette
esthétique commune s’écartant rapidement de l’impressionnisme et de
l’académisme, le symbole prend une place croissante, ce dont témoignera de
manière croissante le travail de Roussel tout au long de sa vie, attitude
qu’aimait à souligner Maurice Denis : « Se rappeler qu’un tableau – avant
d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote –
est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain
ordre assemblées ». De cette liberté suggérée, Ker-Xavier Roussel va ainsi
développer un langage esthétique singulier en insufflant des paraboles
mystérieuses à partir de scènes prosaïques. Ainsi que le souligne Mathias
Chivot en introduction à ce beau catalogue : « Roussel s’avère beaucoup
plus riche, même de ses contradictions ; sa production beaucoup moins
monolithe que ce qu’on a pu en dire ». C’est cette richesse et complexité
qui constituent le fil directeur de cet ouvrage. Loin d’une uniformité
bucolique, l’œuvre de Roussel révèle un double fond, d’autres lectures se
superposant au message initial. L’anarchie point derrière la langueur des
baigneuses, les paysages mythologiques du peintre servant souvent à une
contestation sociale à laquelle adhéra le peintre en cette fin de siècle.
Si Roussel compte parmi les figures représentatives des Nabis, il reste à
part de ce mouvement, autre singularité… Le catalogue « Jardin privé,
jardin rêvé » invite le lecteur à découvrir ces frontières entre réalisme
et abstraction, décoration et symbolisme. La mythologie s’introduit
subrepticement dans de vastes compositions sur la nature, au cœur des
Yvelines à l’Étang-la-Ville et dans les environs de Marly, lieux prospères
aux visions du peintre rappelant la Grèce antique ou la Rome d’Ovide.
C’est toute la profondeur et le charme de l’œuvre d’un peintre resté trop
longtemps dans l’ombre et sur lequel cet ouvrage richement illustré lève
enfin le voile.
Stephen Wilkes : “Day to Night”, relié avec 2
pages dépliantes, 42 x 33 cm, 260 pages, Édition multilingue: Allemand,
Anglais, Français, Éditions Taschen, 2019.
Stephen Wilkes compte parmi les photographes reconnus, une reconnaissance
plus que confirmée depuis l’ouverture de son studio à New York en 1983.
Travaillant pour les plus grandes agences, son œuvre a également fait
l’objet de nombreuses expositions et figure parmi les collections de
musées internationaux. Bénéficiaire de nombreux prix, notamment le Lucie
Award en 2004 et le prix du magazine Time en 2012, le photographe s’est
rendu célèbre pour ses clichés panoramiques. Un étonnant et fascinant tour
de force aujourd'hui rassemblé en un très beau livre, intitulé « Day to
Night », lui-même servi par des dimensions généreuses 42 x 33 cm.
Dans ce dernier
ouvrage publié par les éditions Taschen, le lecteur découvrira
l’impressionnant travail réalisé par le photographe. Prenant jusqu’à 1 500
clichés entre 15 et 18 heures depuis un point fixe, ces derniers sont
alors fusionnés pour n’en former qu’un seul, étonnante synthèse qui laisse
une impression unique. Les paysages urbains de Manhattan, les
Champs-Élysées ou l’Île de la Cité, Trafalgar Square ou encore la Place
Rouge dévoilent alors une autre facette inattendue de leur identité
pourtant internationalement connue: celle du temps qui passe saisit
pourtant sur un cliché unique, éléments diurnes et nocturnes figurant
parfois côte à côte…
C’est tout l’art
du grand photographe que de parvenir à ce tour de force et réussir à
réduire ce paradoxe, fruit d’une patience incomparable et d’un amour
immodéré de son travail. L’exemple de la singularité du travail de Stephen
Wilkes peut être résumé avec cette incroyable photographie pour laquelle
il a dû patienter deux ans avant d’obtenir l’autorisation et qui lors de
la messe de Pâques au Vatican laisse apercevoir le pape François à dix
reprises sur le même cliché sans que l’on ne s’en rende compte au premier
regard !
Mais
l’originalité du travail de Stephen Wilkes ne tient pas seulement à ces
tours de force, mais bien plutôt à cette sensibilité hors norme sur
l’objet regardé, qu’il soit paysage ou architecture, personnage ou animal,
c’est cet amour du quotidien sublimé, cet élan vers ce qui constitue la
vie et qui se trouve admirablement réuni dans ces somptueuses pages
commentées par l’écrivain Lyle Rexer.
« Rembrandt. Tous les dessins et toutes les
eaux-fortes » Peter Schatborn, Erik Hinterding, Relié, avec page
dépliante, 29 x 39,5 cm, 756 pages, Taschen, 2019.
2019 est l’année de la célébration des 350 ans de la mort de Rembrandt, un
anniversaire que les éditions Taschen ont décidé de célébrer par un
véritable ouvrage d’exception en version XXL avec une taille imposante 29
x 39,5 cm et plus de 750 pages entièrement consacré à l’art du dessin et
de la gravure du plus grand peintre de la peinture hollandaise et l’un des
maîtres majeurs de l’histoire de la peinture. Servi par une riche et
splendide iconographie, le lecteur découvrira dans cet ouvrage inédit, non
pas quelques dessins et gravures du grand maître, mais bien « Tous les
dessins et toutes les eaux-fortes » de Rembrandt.
Peter Schatborn, président émérite du Rijksprentenkabinet (département des
Estampes) du Rijksmuseum à Amsterdam, et Erik Hinterding, conservateur au
département des Estampes du Rijksmuseum, ont souhaité mettre en valeur
l’art de Rembrandt en axant l’étude de cet ouvrage avant tout sur la
pratique inimitable et incomparable de l’artiste pour le dessin et de la
gravure tant Rembrandt sut saisir en toute occasion la fugacité d’une
situation, le détail d’une scène ou encore l’atmosphère d’un paysage.
Grâce à une acuité extraordinaire et un talent non moins exceptionnel, le
dessin et les gravures de Rembrandt tissent le contrepoint idéal de sa
peinture.
C’est ce qui
ressort de ces reproductions exceptionnelles réunies pour cette édition,
chaque trait de crayon, chaque hachure sur la plaque attaquée par l’acide
se révélant dans toute sa profondeur, avec ce jeu d’ombres et de lumière
qui caractérise tout son art. Rembrandt capte l’opulence comme l’aridité
des scènes du quotidien en les magnifiant par ces jeux d’éclairage que
l’on dirait empruntés au monde du cinéma noir et blanc. C’est la première
fois qu’un tel ouvrage réunit l’ensemble de l’œuvre sur papier de
Rembrandt, une œuvre dont les multiples supports révèlent aussi le génie
de l’artiste, que ces œuvres aient été faites au crayon, au pinceau, à la
pointe d’argent, au fusain, pastels ou encore à l’encre.
Rembrandt développe tout au long de ces pages inoubliables une histoire,
celle de son temps, celle de sa vie et de la vie. Tour à tour réalistes,
parfois triviales, d’autres fois sacrées ou dramatiques, les scènes
captées par l’artiste sur son papier s’inscrivent toujours dans un rapport
à la tradition ; Et si Rembrandt s’inspire de ses prédécesseurs, tente
toujours de les dépasser en rompant parfois brusquement avec cet héritage.
Pour se faire, il sut toute sa vie durant accumuler une culture visuelle
impressionnante, sans quitter son pays, en devenant un grand
collectionneur non seulement d’œuvres d’art souvent prestigieuses mais
également de toute sorte d’objets, précieux ou non. Cette quête de
l’insaisissable, notamment en matière sacrée avec ses évocations
inoubliables du Christ, le poursuivra jusqu’au terme de sa vie, cherchant
toujours à approcher au plus près de l’ineffable, ce dont ces splendides
pages rendent compte de manière merveilleuse.
Frank Zöllner, Johannes Nathan « Léonard de
Vinci, tout l’œuvre peint et graphique », relié, 21 x 26 cm, 704 pages,
Taschen, 2019.
Avec le 500e anniversaire en cette année 2019 de la mort de Léonard de
Vinci, nul doute que cette édition d’exception spécialement mise à jour de
l’ouvrage en version XXL « Léonard de Vinci », devenu un classique,
et signé Frank Zöllner et Johannes Nathan ne peut que connaître qu’un
franc succès non seulement en raison de sa riche iconographie, mais
également pour la qualité des textes réunis. Les deux auteurs sont en
effet connus pour leurs travaux sur le peintre, Frank Zöllner ayant écrit
sa thèse de doctorat sur les études de mouvement de Léonard de Vinci et
est titulaire d’une chaire d’histoire de l’art médiéval et moderne à
l’université de Leipzig. Johannes Nathan est, quant à lui, l’auteur d’une
thèse portant sur les méthodes de travail de Léonard de Vinci et enseigne
l’histoire de l’art à l’Université technique de Berlin ; L’œuvre du grand
artiste de la Renaissance était donc en très bonnes mains et plumes ! En
un fort volume de plus de 700 pages, l’ouvrage réunit l’intégralité de
l’œuvre peint et graphique de Léonard, incluant également les œuvres
disparues.
L’iconographie
remarquable, notamment pour ses agrandissements et détail, permet d’entrer
au cœur même de la création du génie de la Renaissance comme pour le
détail de ces mèches de la chevelure du fameux saint Jean Baptiste du
Louvre. L’ouvrage permet également de saisir derrière l’immense
variété des savoirs de l’artiste combien cette curiosité inlassable n’a eu
pour le savant artiste qu’un seul et même objectif : maîtriser et
repousser aux limites les frontières de la peinture érigée en science.
Grâce à une connaissance intime de la nature, Léonard a recours à toutes
les recherches et inventions possibles comme le montre cette multitude de
dessins et croquis présentés dans le livre. Rappelons que Léonard consacra
les dernières années de sa vie non à la peinture qu’il abandonna, mais à
ses recherches scientifiques. Un ouvrage complet et d’ensemble sur l’œuvre
non seulement peint de l’artiste, mais aussi graphique s’imposait donc
plus encore…
Après avoir été formé dans l’atelier de Verrocchio à Florence, le génie de
Léonard émerge rapidement et surprend jusqu’à son maître. Sa maîtrise
précoce de l’ombre et de la lumière, les reliefs de sa peinture démontrent
chez l’artiste cette quête de la perfection qui sera toujours sienne,
toute sa vie durant. Léonard se libère des contraintes de son temps, va
même jusqu’à abandonner les contours classiques du dessin pour adopter des
formes discontinues jusqu’au fameux recours au sfumato pour cette
vibration unique de la peinture. Grâce à cet ouvrage, le lecteur
accompagnera l’artiste jusqu’en ses recherches ultimes, avec ses études
scientifiques multiples en anatomie, optique, mécanique…
Chacun de ces domaines, loin de conduire Léonard de Vinci à la dispersion
le rapprochera de sa mission principale, celle d’être le peintre de la vie
et de ses mystères dont l’homme reste l’élément central en phase avec la
nature et la transcendance. Seule une édition d’exception aussi complète,
mise à jour, embrassant l’ensemble de son œuvre peint et graphique et de
cette qualité pouvait rendre compte de tout l’art et génie de Léonard de
Vinci, ce peintre de tous les temps.
L’art du Voyage avec les guides Louis Vuitton
La marque Louis
Vuitton a depuis toujours étroitement associé son nom avec l’art du
voyage. La création de la première malle plate, splendide et élégante
ancêtre de nos valises à roulettes modernes, sait encore aujourd’hui nous
le rappeler. Qu’il s’agisse des valises, sacs, et autres accessoires, le
célèbre malletier n’aura de cesse de proposer de nouvelles idées pour
améliorer les conditions de voyage dans le luxe et l’esthétique de ses
contemporains. Dans le même esprit, les City Guides Louis Vuitton
perpétuent cette tradition du voyage élégant en consacrant pour chaque
capitale ou ville – Londres, Venise, Rome, etc., un guide alerte, un brin
d’humour décalé, parfois piquant, irrésistible. Chaque guide souligne avec
ce style à nul autre pareil les plus belles adresses incontournables et
souvent cachées de la ville retenue.
Le City Guide Rome consacré à la si belle capitale italienne ne fait pas
défaut à cette tradition ; Avec une jolie et chatoyante couverture toilée
jaune résistante aux épreuves des pérégrinations et ses photos
délicieusement vintage sépia jaunie est assurément un compagnon
indispensable et idéal avant, pendant et même après son voyage ou séjour
dans la célèbre cité romaine ! L’actrice Catherine Spaak est l’invitée
pour cette dernière parution, cette Française naturalisée italienne était
en effet bien placée pour transmettre les nombreux charmes de la ville
éternelle. Féministe et libertaire, sa passion pour Rome l’a conduite à
devenir italienne jusqu’à écrire ses livres dans cette langue. Avec cette
guide avertie et dynamique, le lecteur pourra parcourir les rues de Rome,
noter dans son carnet les plus beaux hôtels de la ville et ceux plus
méconnus dans des recoins cachés, goûter à l’élégance de la haute
gastronomie romaine comme aux petites trattorias inconnues des flux
touristiques estivaux. C’est une ville de Rome secrète et discrète auquel
invite ce guide au style savoureusement impertinent … Seules les bonnes
adresses fourmillent dans ce guide incontournable où les plus grands
musées et galeries côtoient les magasins où réaliser un shopping de choix,
une manière de visiter la ville dans l’élégance qui sied si bien à la
marque Louis Vuitton.
Autre approche
et autre art de voyager avec les Louis Vuitton Travel Book, pour lesquels
la créativité d’un artiste a été sollicitée en un Road Movie
particulièrement réussi ; Offrant une esthétique certaine avec ce format à
l’italienne fermé par un élastique et complété d’un signet, ils offrent
pour chaque capitale et ville un voyage à part entière. Après une
immersion dans la ville retenue, chaque artiste a carte blanche pour
développer un storyboard selon sa sensibilité et ses propres expériences.
Cela donne une vision très personnelle et à la fois communicative d’un
lieu, suscitant une curiosité inégalée et une autre manière de retenir
angles et points de vue loin des guides classiques.
Ainsi, Los Angeles, sous le crayon de Javier Mariscal, qui à l’occasion de
ce Travel Book s’est rendu pour la cinquième fois dans la célèbre ville de
Californie. Javier Mariscal a su assurément en ces pages capter cette
ambiance latino-américaine qui le rapproche et caractérise ces lieux.
Autre ville, autre style et approche encore pour Rome vue par
l’illustrateur Miles Hyman qui a su, pour sa part, patiemment s’imprégner
de l’atmosphère si particulière de la ville éternelle conjuguant les
perspectives, architectures, fontaines et statues comme certains les
verbes. Les parts d’ombre tout autant que la lumière vive attirent son
crayon, l’artiste n’hésitant pas à se percher en haut d’un immeuble pour
une immersion totale de la ville. Et partout, ces ocres déclinées en ce
nuancier si caractéristique de la ville. Un Travel Book de couleurs et de
sensations.
C’est également
une ambiance graphique radicalement différente qui a été retenue pour le
Travel Book consacré à la ville de Séoul par Icinori, un pseudo derrière
lequel se cache un couple de créateurs particulièrement doués. Ce Road
Movie offre, lui, des touches où l’influence culturelle japonaise
transparaît singulièrement pour mieux en saisir les traditions et les
lieux, mais aussi toute la modernité. Cette vision très créative de Séoul
aiguise assurément la curiosité du lecteur qui n’a qu’une seule envie
après avoir découvert ce Travel Book, prendre son avion en direction de
Séoul !
Adolfo Kaminsky, changer la donne, Textes de
Élisabeth de Fontenay, Sophie Cœuré et Amaury da Cunha, Préface de Paul
Salmona, 132 pages, 210 x 270 mm, Cent Mille Milliards, 2019.
Voici un très
beau livre consacré à Adolfo Kaminski, résistant pendant la Seconde Guerre
mondiale et photographe plus qu’inspiré. Avec sa couverture toilée rigide,
gris craie, sa photographie en noir et blanc de l’artiste incrustée en
couverture, sa police de caractères originale, la conception graphique et
soignée due au talent d’Émilie Rigaud vient servir à merveille cet artiste
singulier. L’identité est au cœur des interrogations soulevées par le
travail du photographe entre clandestinité et anonymat, héroïsme et combat
quotidien pour celui qui sauva des milliers de personnes en réalisant
pendant ( et après) la guerre de faux papiers. Faussaire de génie, Adolfo
Kaminsky n’a pourtant pas choisi de faire parler de lui, à l’image de ce
personnage sur un quai de docks tournant le dos à un chargement de sacs.
Et pourtant ! Paul Salmona, directeur du mahJ, souligne avec justesse
combien rien ne saurait être jugé anodin dans ces pages réunies en corpus.
Chaque cliché fait signe, un réseau signifiant-signifié qui n’aurait pas
déplu à Roland Barthes. Ce regard distancié de l’émigré russe juif sublime
les rues de Paris, ce Paris de 1946 aux façades branlantes et aux
éclairages diffus de lampadaires vacillants… Si la modernité gagne après
guerre avec ces enseignes publicitaires tapageuses de Pigalle, la lumière
sur les pavés mouillés de la capitale demeure cependant en des reflets
intangibles. Ce rapport sensible entre le réel et le faux ne cesse
d’interroger le lecteur au fil des pages, qu’est-ce que la réalité ? La
vérité ? La véracité ? La certitude ? Toutes ces questions fusent sur
celui qui continua jusqu’au début des années 70 à faire des faux pour
aider toutes les causes perdues de son temps, celles du FLN, d’Afrique du
Sud, de l’Espagne ou du Portugal… Que n’aurait-il pas fait aujourd’hui ?
Et, la vie surgit comme par enchantement de ces pierres polies par les
siècles, fugacités de ce cliché d’un photographe de mode, photographie
d’une prise de vues, sans que l’on sache qui regarde qui. L’émotion pointe
parfois lorsqu’une petite fille portant sa poupée arpente une ruelle
déserte de Paris encore occupé en 1944, fragilité de ces destinées
inscrites pour l’éternité sur le négatif. La philosophe Élisabeth de
Fontenay a été elle aussi saisie par ce « Permis de vivre » dans l’essai
qu’elle consacre à Adolfo Kaminsky, un artiste dont elle admire ce double
souffle d’artiste et d’homme de combat. Homme non religieux, Kaminsky en
délivrant ses faux papiers n’en accordera pas moins, cependant, à un grand
nombre un « permis de vivre » en cette époque d’ exterminations de masse.
Sophie Coeuré retrace quant à elle cette vie de combats, en créant de
nouvelles identités et en en effaçant d’anciennes. Amaury da Cunha analyse
pour conclure l’art du photographe et sa technique à partir de ses
appareils favoris Rolleifleix et autres chambres photographiques pour
saisir la normalité, sans idée de scoop. Nous ressortons de ce bel ouvrage
revivifiés, le regard rajeuni par cette sensibilité désintéressée au
monde, une approche encore si nécessaire à notre époque.
Dry Stone Walls Basics, Construction,
Significance, Edited by Environmental Action Foundation, 472 pages, 362
color and 187 b/w illustrations,20 x 29.5 cm, Scheidegger & Spiess, 2019.
Les éditions Scheidegger & Spiess livrent avec Dry Stone Walls un
ouvrage essentiel sur l’un des traits culturels prégnants du paysage
suisse et environnant, celui du mur en pierres sèches. Venue depuis la
nuit des temps, cette technique de construction profitant de la matière
première surabondante en ces lieux répond à des règles culturelles
significatives. S’intégrant dans l’écosystème de la manière la moins
invasive qui soit, ces murs participent en effet à l’agriculture et à
l’élevage depuis des siècles.
Mais notre
époque favorisant des technologies plus modernes et rapides n’a pas
favorisé leur entretien et nombre d’entre eux se sont malheureusement déjà
effondrés ou menacent de tomber si une aucune intervention n’est
entreprise avant qu’il ne soit trop tard. Or, on ne bâtit pas un mur en
pierres sèches comme on monte un mur d’agglos ! Différents types de murs
sont à considérer ainsi qu’il résulte des recherches détaillées menées par
l’Environmental Action Foundation et dont la synthèse est ici reproduite
dans ces pages à la fois savantes pour les spécialistes, mais constituant
aussi et surtout un véritable plaisir esthétique pour les yeux de
l’amateur des belles choses.
Livre complet et
exhaustif sur le sujet avec 472 pages et plus de 500 illustrations, cet
ouvrage collectif rappelle non seulement les racines culturelles de cette
technique dans laquelle les Romains excellaient et qui rythme le paysage
suisse de la plus belle et naturelle manière qu’il soit, ainsi qu’en
témoignent les prises de vues artistiques venant illustrer l’ouvrage.
Cette somme offre également un manuel pratique guidant celles et ceux qui
souhaiteraient entreprendre l’édification ou la restauration des murs en
pierres sèches avec de précieux conseils allant jusqu’à préciser les
plantes et animaux qui ne manqueront pas de prendre rapidement leur gite
et leur couvert en leur sein !
Avec des contributions de Werner Bätzing, Sandro Benedetti, Fredi Bieri,
Giovanni Buzzi, François Busson, Klaus C. Ewald, Hans-Karl Gerber,
Marianne Hassenstein, Thomas Kesselring, Hans Peter Kistler, Peter Krebs,
Christine Loriol, Daniel Pelagatti, Ingrid Schegk, Theodor Schmidt,
Mathias Steiger, Richard Tufnell, Andrin Willi et Franziska Witschi.
« Helena Rubinstein ; L’aventure de la beauté »,
collectif sous la direction de Michèle Fitoussi, Éditions Flammarion,
2019.
Catalogue accompagnant idéalement l’exposition actuellement consacrée à
Helena Rubinstein au musée d’art et d’histoire du Judaïsme de Paris
jusqu’à fin août 2019, l’ouvrage offre un merveilleux portrait de cette
femme d’exception qui sut à la fois être une pionnière de l’émancipation
féminine, une merveilleuse créatrice dans le monde de l’apparence et de la
beauté et s’imposer au titre de bâtisseuse d’un véritable empire dans le
vaste monde économique des cosmétiques. C’est ce fabuleux destin que
l’ouvrage retrace chapitre après chapitre. Michèle Fitoussi, auteur en
2010 d’une riche biographie consacrée à Helena Rubinstein, offre en ces
pages un vivant portrait de cette audacieuse et extraordinaire aventurière
commençant sa contribution en ces termes : « Son histoire fait rêver :
partie de rien, elle a tout eu. Un conte de fées où l’héroïne franchit les
obstacles les uns après les autres, pour se hisser au sommet. »
Née en 1872, Juive polonaise, mais surtout femme audacieuse, Helena
Rubinstein n’hésita pas très jeune à revendiquer au tournant du XXe siècle
une émancipation alors bien peu admise ; elle osa ainsi immigrer seule en
Australie et s’opposer à un mariage arrangé. C’est lors de ce départ en
1896 que la légende veut que sa mère lui ait glissé ces fameux pots de
crème et qui firent – ainsi que le souligne dans sa préface Élisabeth
Sandager, sa fortune et son extraordinaire destin. Aujourd’hui présentée
comme une pionnière de l’émancipation féminine, Helena Rubinstein
s’intéressa aussi très tôt à l’apparence et la beauté et ouvrit à
Melbourne son premier salon de beauté, un salon déjà aussi audacieux
qu’elle et offrant ce style innovant qu’elle affectionnera toute sa vie
durant.
Intuitive et dotée d’un sens aigu d’observation, Helena Rubinstein - qui
comprit dès cette époque les méfaits du soleil sur la peau, s’intéressera
également très tôt à la recherche et aux inventions scientifiques dans les
domaines de la beauté et des cosmétiques. Nous lui devons notre fameux
mascara waterproof ! C’est en 1905 qu’elle ouvre son premier salon de
beauté parisien au 255 de la rue du Faubourg Saint-honoré où elle
prodiguera non seulement des conseils de beauté, mais aussi dès ce début
de siècle des règles d’hygiène et de diététique. Immigrant ensuite aux
États-Unis, elle sut y bâtir sous son propre nom et ces célèbres initiales
HR ce vaste empire cosmétique que l’on connaît et s’imposera au titre de
la femme la plus riche dans les années 30.
Audacieuse indéniablement, elle osa ainsi imposer le maquillage dans
toutes les couches sociales au-delà de celles où il était jusqu’alors
cantonné voire rejeté pour proposer ses propres normes et repères. Helena
Rubinstein sut également imposer ses propres codes dans le domaine de la
mode ou le choix de ses bijoux ainsi qu’en témoignent les textes de ce
catalogue, elle qui aimait plus que tout son propre style : « I like my
owne taste » retient avec justesse pour titre de sa contribution Iris
Meder. Innovante, elle comprit vite également le pouvoir de la publicité
et du marketing. Mais, au-delà de ce pouvoir économique, elle sut surtout
et avant tout conquérir le pouvoir de la beauté, « le plus important de
tous » aimait à souligner celle dont la vie fut aussi consacrée à
l’art avec de fabuleuses collections et ce goût sûr et propre à elle que
nous livre dans ces pages Mason Klein. Éprise d’art, elle fera également
construire le pavillon d’art contemporain au musée d’Art de Tel-Aviv et se
rapprochera à la fin de sa vie de ses racines et du judaïsme. C’est cet
héritage dans le domaine des cométiques et de l’art que nous a laissé
cette femme d’affaires hors pair, mais surtout cette grande ambassadrice
de la beauté que donne à découvrir ce riche catalogue. À ce titre
l’ouvrage offre une véritable « Aventure de la beauté », celle
d’Helena Rubinstein.
« Notre Planète », Alastair Fothergill et Keith
Scholet, préface d’Isabelle Autissier, traduit de l’anglais par Charles
Frankel, Editions Dunod, 2019.
« Notre
Planète » est plus qu’un beau livre livrant les plus magnifiques
spectacles que nous puissions encore admirer, ces cadeaux et dons offerts
par la Terre et la nature, celui-ci entend aussi et surtout dans un
message d’espérance tirer la sonnette d’alarme avant que l’irréversible ne
soit à jamais atteint. Réalisé par l’équipe de « Planète Terre » et de «
Planète Bleue », Alastair Fothetgill, réalisateur de documentaires
naturalistes, et Keith Sholey, biologiste et cofondatrice de Sylverback
Film production, ce sont les paysages les plus époustouflants de «
Notre Planète » qui ravissent en ces pages le regard et le cœur des
bipèdes que nous sommes ; Des déserts glacés aux forêts tropicales, le
lecteur ne peut qu’être émerveillé par tant de beauté ; Splendeurs des
mers glacées, l’Arctique et l’Antarctique avec les fabuleuses richesses de
« la banquise abritant l’un des écosystèmes les plus riches de notre
planète », splendeurs encore des eaux douces, de la haute mer…
Émerveillement aussi devant ces paysages grandioses des savanes et des
déserts, des forêts et des jungles... Mais, cette planète aux beautés et
trésors inouïs est aussi ce que nous en avons fait, ce que trop souvent on
ne montre pas et tait, et ce qu’elle sera plus encore demain si nous ne
réagissons pas. C’est aussi cela, ce triste constat, que ces pages
entendent souligner et plus encore laissent malheureusement à entrevoir
si... Un constat qui touche bien avant l’homme, ces autres habitants de la
planète, « Notre Planète » mais aussi la leur, que sont les animaux
; L’ours blanc, la panthère, l’orang-outan… Des animaux fascinants et que
l’ouvrage invite à admirer, et plus que jamais, au plus vite à préserver.
Isabelle Autissier en signe la préface trouvant, une fois encore, le
timbre de l’alarme avec cette espérance que celui-ci porte loin et puisse
être entendu du plus grand nombre. « Devons-nous nous résigner à la
chronique d’une catastrophe annoncée ? Non, car il n’y a aucune fatalité
», souligne-t-elle en ces splendides pages qui n’entendent justement pas y
céder.
« Léonard de Vinci par le détail » de Stefano
Zuffi, Editions Hazan, 2019.
On connaît et
reconnaît bien sûr le génie de Léonard de Vinci, peintre le plus célèbre
au monde et dont est fêté en cette année 2019 le 500e anniversaire de sa
mort survenue le 4 mai 1519 au Clos Cloué près du château d’Amboise où
l’avait appelé François 1er. On connaît aussi, bien sûr, ses plus grandes
œuvres marquant cette Renaissance italienne tant admirée de nos jours.
Mais, en connaît-on pour autant les détails, des détails qui peut-être
plus que tout autre révèlent l’excellence et le génie du peintre, né un 15
avril 1452 à Vinci dans la vallée de l’Arno. Ce sont justement ces détails
d’une infinie précision et d’une impressionnante beauté que Stefano Zuffi,
historien de l’art, a entrepris de mettre en lumière dans ce remarquable
ouvrage dénommé « Léonard de Vinci par le détail » et paru aux
éditions Hazan. Didactique, l’ouvrage commence par une brève mais efficace
chronologie suivie d’une présentation des œuvres du peintre sur pleine
page comprenant, outre leur numéro d’inventaire, leur localisation
actuelle, dimensions, année probable et techniques de réalisation ; une
présentation des œuvres plus qu’utile pour apprécier pleinement chaque
détail mis en avant. Défilent alors, la « Vierge à la grenade », «
Le Baptême du Christ », « l’Annonciation »… Des toiles mais
aussi des dessins ou encore planches d’anatomie. Rappelons que Léonard de
Vinci n’était pas seulement un grand peintre de génie mais excellait
également en sciences, astronomie, ingénierie, architecture, optique,
géologie, botanique et ses études ou Carnets en anatomie conservées à la
Royal Library du Windsor Castel surprennent encore aujourd’hui. « La
vraie grandeur du maître réside peut-être dans le fait qu’il ne mettait
aucune limite à la possibilité de connaître le monde et de la représenter,
ne se laissant jamais conditionner par des idées reçues ou des contraintes
religieuses », relève dans son introduction Stefano Zuffi.
Présentation faite, se sont ensuite les détails, ces extraordinaires
détails, rangés astucieusement par thème – animaux, enfants, gestes,
nature, regards, sourires, technologie, et anatomie, qui se révèlent au
lecteur page après page. Présentés chacun sur une double page avec en
parallèle les explications et précisions de l’auteur, il faut découvrir
les détails de ses études de chevaux ou de lions dont les hennissements ou
les rugissements semblent nous parvenir du XVIe siècle. Léonard de Vinci
vouait un respect et un amour inconditionnel pour la nature, il était
végétarien et nombre de sensibles anecdotes concernant ses rapports aux
animaux nous ont été rapportées notamment par Vasari. Les détails
consacrés aux gestes et plus particulièrement aux mains sont également
admirables ; des mains d’une finesse d’expressivité inégalée ; il faut
ainsi s’arrêter sur cette main du Christ, le fameux « Salvator Mundi
», tenant une sphère de cristal de roche où figure de minuscules fossiles
ou encore sur ce poing à la tension physique et spirituelle extrême de «
Saint Jérôme ». Avant de finir par la technologie et l’anatomie, le
sourire ne pouvait à l’évidence dans un tel ouvrage consacré aux détails
chez Léonard de Vinci que s’imposer ; ces sourires si énigmatiques,
sensuels et si caractéristiques du peintre, sourire de la « Madone
Benois », de « La Scapigliata », de « Sainte Anne », de
« Saint Jean-Baptiste », et bien sûr, celui le plus connu et
inoubliable de « Mona Lisa »…
« Traverser la lumière – Bazaine, Bissière,
Elvire Jan, Le Moal, Manessier, Singier » sous la direction de Florian
Rodari, Coédition Fondation Jean et Suzanne Planque et 5 Continents
Éditions, 2018.
À l’occasion de
l’exposition « Traverser la lumière » au musée Granet /
Aix-en-Provence, les éditions 5 Continents et la Fondation Jean et Suzanne
Planque publient un splendide ouvrage consacré à des peintres injustement
trop peu connus en France, des peintres qui ont pourtant su par leurs
œuvres atteindre l’abstrait et « traverser la lumière », sans
jamais pour autant renoncer tout à fait au figuratif et accepter de céder.
Il faut retenir leur nom et surtout découvrir leurs œuvres, des œuvres
singulières éclatantes d’une lumière inouïe. Ils se nomment Jean Bazaine,
Roger Bissière, Elvire Jan, Jean Le Moal, Alfred Manessier et Gustave
Singier. Six artistes qui ont su créer dans l’après-guerre une nouvelle
vision, un nouveau langage pictural parfois nommé « la non-figuration
», une avancée que les sciences elles-mêmes donneront dans le même temps à
voir et à observer.
Refusant l’idée de mouvement à part entière ou de manifeste, ainsi que le
souligne Pierre Encrevé dans ces pages, ces six peintres que l’amitié tout
autant que la création lieront fortement et intimement, préféreront la
voie d’une recherche esthétique commune laissée libre de tout carcan,
aussi libérée que la lumière déformante, déstructurante, flottante entre
figuratif et abstraction ou « entre non-figuration et non-abstraction,
quelle voie ? » pour reprendre le titre paradoxal de la contribution
d’Alain Madeleine Perdrillat. Leur quête ? Rendre visibles les mouvements
pressentis du réel et l’émotion suscitée par ces réalités fugaces que la
lumière n’a de cesse d’engendrer en une création infinie...
Puisant dans ce langage poétique cher à Cézanne qui fut pour la plupart
leur maître, mais aussi, bien sûr, Monet, ce père de l’Impressionnisme,
sans oublier également Pierre Bonnard ou encore Matisse, les œuvres de ces
peintres n’en demeurent pas moins singulières, « une forme de
figuration du monde libérée des contraintes de la représentation »
souligne Florian Rodari. C’est en effet une infinie modulation de
couleurs, de vibrations et de transparence de la lumière, diffractions de
la figuration qui se révèle dans chacune de ces œuvres.
Avec une iconographie riche et extrêmement soignée aux nombreuses
reproductions pleine page, le lecteur découvrira ainsi cette toile
d’Alfred Manessier « Arma Christi » de 1951 où la perception des
couleurs et la mise en l’espace vibrent ou chancellent plus qu’elles ne
s’abstraient ; des toiles également signées Manessier, Bissière, Singier
et qui annoncent déjà ce détachement pour entrer au « cœur du tumulte
» et des éléments avec les toiles de Bazaine, d’Elvire Jan, de Le Moal ou
encore ces toiles signées Manessier – « Fontaine-l’Evêque » 1959, «
Les bois du lac » de 1969 où l’eau frémit, la terre ruisselle
laissant la lumière tout envahir… jusqu’à ces œuvres dont « Chant de
l’aube II » de Bazaine des années 1970 offerte comme une ode, un hymne
à la lumière que les sens comme électrisés ne peuvent que traverser… ou
encore « Sable VII » ou ces « Passions » peintes par
l’artiste après sa conversion. Nombre de ces peintres se sont, d’ailleurs,
à plusieurs reprises tournés vers l’art sacré avec notamment des vitraux
d’églises de province, ainsi que le développe Maïlis Favre dans son texte
« La lumière exaltée ».
Si ces peintres demeurent de nos jours toujours trop discrets, il n’en
demeure pas moins pourtant que des collectionneurs avertis ont su depuis
longtemps en reconnaître la valeur. La plupart des œuvres aujourd’hui
réunies ont pu l’être, en effet, grâce à œil, au goût et choix de
collectionneurs audacieux tels que Jean Planque notamment. Florian Rodari
souligne combien « Le collectionneur a le grand avantage sur les
historiens et critiques d’art de ne répondre qu’à son émotion devant
l’œuvre. Hors des jugements, classifications dont ont besoin ces derniers
pour arrimer les enchaînements prétendument logiques de l’Histoire, le
collectionneur avance en solitaire, développant son propre goût. »
Annonçant l’Expressionnisme abstrait américain, suivi par le Pop Art, ces
artistes ont injustement été considérés comme des précurseurs marginaux de
ces grands courants qui sans nuances les ont relégués, souligne encore
Pierre Encrevé. Pourtant, Alfred Manessier recevra le Grand Prix de la
Biennale de Venise en 1962, et c’est avec justesse que ce catalogue
d’exception redonne à ces six peintres toute la lumière qu’ils méritent.
Et, indéniablement, au fil de ces pages et œuvres, c’est bien toute la
couleur, le mouvement, les vibrations de la lumière qui enveloppent, puis
envahissent le lecteur au point de lui faire effectivement « Traverser
la lumière », une émotion singulière enrichie par les nombreuses
contributions qu’offre cet unique et bel ouvrage.
L’exposition est en cours au musée Granet jusqu’au 31 mars 2019, puis
en Allemagne au Kunstmuseum Pablo Picasso Münster et à Roubaix à la
Piscine.
L.B.K.
Les Arts décoratifs en Europe, sous la direction
de Sophie Mouquin, avec Agnès Bos et Salima Hellal ; 650 illustrations
couleurs, relié sous jaquette et étui illustrés, 24,5 x 31 cm, 608 p., 50e
volume de la collection de référence "L'Art et les grandes civilisations",
Éditions Mazenod, 2020.
Cet ouvrage consacré aux arts décoratifs en Europe marque le 50e volume de
la fameuse collection « L’Art et les grandes civilisations », une
collection qui a fait la réputation des éditions Mazenod. Ce bel ouvrage,
dernier-né de la collection, vient à plus d’un titre consacré un domaine
de l’art longtemps et injustement resté à l’arrière-plan des autres
disciplines jugées jusqu’alors plus nobles telles la peinture ou la
sculpture… À la lecture de ce splendide ouvrage, riche de plus de 600
pages et bénéficiant d’une époustouflante iconographie avec 650
illustrations couleurs, nul doute que ce jugement hâtif relèvera
inexorablement des idées reçues.
C’est tout le mérite de cette formidable entreprise initiée par Sophie
Mouquin avec Agnès Bos et Salima Hellal que d’offrir une étude à la fois
complète, riche et accessible sur ce foisonnement d’arts qui, autrement,
pourrait quelque peu perdre le lecteur. La période couverte apparaît
vertigineuse puisqu’elle débute par l’incontournable Renaissance, pour
s’interrompre à l’aube de la Seconde Guerre mondiale… Grâce à une approche
didactique, et au ton plaisant, dressant non seulement un panorama
complet, mais invitant, par ailleurs, à un approfondissement des facteurs
ayant présidé à ces créations artistiques en Europe, l’ouvrage se laisse
agréablement découvrir et lire.
Préfacé par le prince Amyn Aga Khan, grand amateur d’art, cet ouvrage
permet, en effet, d’entrer littéralement au cœur de la création selon les
époques par l’étude des techniques et des lieux de production. Entre art
et artisanat, univers de collectionneurs et autres amateurs, chaque œuvre
porte en elle cette alchimie unique d’orfèvrerie du beau et de l’utile.
C’est ce dialogue intime qui se trouve évoqué, expliqué et illustré par
les auteurs sur près de quatre siècles de création d’arts décoratifs dans
toute l’Europe, et souvent bien au-delà, les incessants contacts avec
l’Orient et le reste du monde présidant également à grand nombre de
réinterprétations et créations. Il suffira pour s’en convaincre d’admirer
ces pages consacrées aux influences de la Chine avec l’art de la
porcelaine ou encore les poteries du Japon, décloisonnant les domaines
pour de nouvelles inspirations au cœur de l’Europe. Cette vitalité et
richesse forcent l’admiration grâce à l’abondance d’une iconographie
rigoureusement choisie afin d’illustrer au plus près ces développements
éclairants.
Au terme de ce remarquable ouvrage, le regard se trouve rasséréné par tant
de beauté et d’intelligence, une somme d’exception incontournable qui
redonne un peu d’espoir en ces temps troublés.
« Les Textiles », Sous la direction de Hugues
Jacquet ; Coll. Savoir & Faire,
Fondation d’entreprise Hermès Éditions
Actes Sud, 2020.
Avis aux amateurs d’étoffes et de tissus, le quatrième volume de la
fameuse collection « Savoir & Faire », aujourd’hui déjà largement saluée,
vient de paraître aux éditions Actes Sud en partenariat avec la célèbre
Fondation d’entreprise Hermès. Le nouveau volume de cette véritable
encyclopédie, est entièrement consacré aux « Textiles » en tous genres, un
matériau plus ancien que l’on pouvait le penser...
Un ouvrage incroyable, sous la direction d’Hugues Jacquet, mettant
parfaitement en lumière l’extraordinaire diversité des textiles, sur une
échelle tant historique que géographique. Plus de 400 illustrations
viennent livrer au regard cette fabuleuse variété qu’offre ce tissu, nommé
« Textile », que ce soit dans sa culture, ses pratiques ou ses usages.
Pour l’appréhender, pas moins de quatre chapitres ; L’ « Art des textiles
» dévoilant son langage et retraçant sa longue histoire que ce soit en
matière de dentelle, de tapisserie, de passementerie, etc., débute ce
passionnant panorama abondamment illustré par des reproductions anciennes
jusqu’aux textiles les plus modernes. L’ouvrage se clôt sur l’état actuel
des filières du textile dans l’optique d’une approche responsable et
écologique, en passant par les techniques de teintures et d’impression
balayant les savoirs et couleurs du monde entier ou encore « Les textiles
techniques », dont beaucoup nous entourent déjà de nos jours. Que de
découvertes suscitant curiosité et étonnement du lecteur pour ce matériau
à la fois si présent et si mal connu. Connaissez-vous ainsi les « Smart
textiles » ou encore ces étranges rideaux à la pointe de la modernité ?
Tissu devenu incontournable, la richesse de l’étude des textiles exigeait
assurément les contributions de plusieurs experts – universitaires,
chercheurs, historiens d’art, etc. – afin de mieux appréhender l’histoire
et les techniques de ce fascinant matériau existant depuis l’aube de
l’humanité.
S’appuyant ainsi sur les contributions de plus de trente-cinq auteurs,
c’est toute son histoire d’hier à aujourd’hui, ses techniques, et surtout
l’extrême variété de cet extraordinaire tissu, de ses traces les plus
anciennes, préhistoriques, à son usage le plus actuel et contemporain que
le lecteur découvrira dans ce fort volume.
« Les textiles », un voyage et des horizons à l’infini…
Jonathan Elphick : « Oiseaux » ; Avant-propos du
Dr Robert Prys-Jones ; Traduit par Eric Wessberge ; Relié, 27.3 x 28.8,
336 p., Éditions Delachaux et Niestlé, 2020.
Ce sont des planches uniques et splendides que livre au regard Jonathan
Elphick, zoologiste et spécialiste en ornithologie, dans cet ouvrage au
grand format carré entièrement consacré à l’art ornithologique et publié
aux éditions Delachaux et Niestlé.
Véritable histoire magnifiquement illustrée de l’art ornithologique, le
lecteur découvrira au fil des pages la représentation de centaines
d’oiseaux allant de la préhistoire à nos jours. D’exceptionnelles
gravures, lithographies, peintures ou aquarelles, signées des plus grands
artistes animaliers, Audubon Bauer, Gould ou encore MacGillivray,
provenant du remarquable fonds du Natural History Museum de Londres, et
révélant chacune à leur manière tout autant une quête d’une grande
exigence esthétique que celle d’un rigoureux travail scientifique.
C’est ce même souci qui a guidé l’auteur de ce magnifique ouvrage,
Jonathan Elphick, offrant à la lecture un texte extrêmement bien informé
et documenté livrant toute l’histoire de l’art ornithologique, de la
représentation, édition ou muséographie des oiseaux en passant par leurs
classifications. Un travail de plusieurs années de recherches servi en ces
pages par un riche texte et une mise en page des plus soignées.
Que ce soit les premières images d’oiseaux préhistoriques qui nous sont
parvenues, des peintures de l’Antiquité ou surtout des planches
exceptionnelles de « L’Âge de l’exploration (1650-1800) » ou de « L’Âge
d’or de la lithographie (1850-1890) » jusqu’aux représentations les plus
récentes, ce ne sont que subtilités et couleurs de plumages, finesse des
nuances et détails, observations rigoureuses des attitudes et postures
d’oiseaux des cinq continents. Le regard reste notamment attaché à ces
nuances infinies et subtiles de cette huppe fasciée du XVIIIe siècle,
admiratif devant les couleurs chatoyantes de ce Pic minium également du
XVIIIe siècle, ou encore fasciné par ce luxe de détails et couleurs de ce
Tragopan de Temminck du XIXe siècle… Des planches qui ne peuvent que
susciter attention, admiration et une curiosité infinie. Le lecteur
demeure ébloui devant tant de beauté, de variétés et nuances que donnent à
voir ces représentations pour certaines jamais encore reproduites et
montrées au grand public. Ainsi que le souligne le Dr Robert Prys-Jones
dans son avant-propos : « ce livre est la démonstration du rôle tenu par
plusieurs générations de brillants artistes au XIXe et au XXe siècle dans
la diffusion progressive du savoir ornithologique auprès d’un public avide
de connaissances scientifiques et de plaisir esthétique ».
Un ouvrage aussi érudit qu’accessible offrant une esthétique soignée et
exceptionnelle qui ne peut que s’imposer en ouvrage de référence et
réjouir tout autant scientifiques, amateurs ou passionnés d’ornithologie.
« Les Contes de Perrault illustrés par l’art brut
» ; Introductions de Bernadette Bricout et Céline Delavaux ; Direction
scientifique de l’iconographie : Céline Delavaux ; 135 œuvres d’art brut
du XXe siècle à nos jours, 84 artistes présentés dans des notices
biographiques ; Relié sous coffret, 24,5 × 33 cm, I 374 p., Diane de
Selliers éditions, 2020.
Les Contes de Perrault comptent depuis longtemps parmi le patrimoine non
seulement littéraire, mais également populaire depuis cette fin du XVIIe
siècle où ils furent composés. C’est en fait de onze contes dont il
s’agit, trois en vers et huit en prose, ces derniers ayant pour titre
Contes de ma mère l’Oye. Leur seul nom ne pourra qu’évoquer des souvenirs
d’enfance à tout à chacun : La Belle au Bois dormant, Le Petit Chaperon
rouge, Le Chat botté, Cendrillon, Le Petit Poucet, Riquet à la houppe…
Initialement parues en volumes séparés, ces histoires furent réunies en un
seul recueil, un siècle plus tard. Les éditions Diane de Selliers ont eu
l’heureuse initiative de faire revivre ces trésors de la plus belle
manière qu’il soit grâce à cette somptueuse édition.
Comme à l’accoutumée, l’alliance de l’image et du texte se trouve au cœur
de cette belle réalisation, un impressionnant travail réalisé par Céline
Delavaux à partir de 135 œuvres d’art brut. Un choix tout aussi radical
que convaincant pour ces contes passés depuis longtemps dans l’inconscient
collectif de si nombreuses générations de lecteurs. Les psychanalystes
ont, en effet, trouvé dans ces récits un terrain de prédilection, des
histoires de loup et de Chaperon rouge, de Barbe bleue réservant un
terrible sort à ses épouses, sans parler de Cendrillon et de son fameux
Prince charmant…
Pénombre et lumière, angoisses et espérances, les contrastes ne manquent
pas dans ces histoires héritées pour la plupart de l’oralité et
recueillies avec l’élégance littéraire de Charles Perrault au XVIIe
siècle. Ces émotions véhiculées par les récits, souvent cruels, de
Perrault trouvent un nouvel éclairage grâce à l’art brut. Ces artistes
ont, en effet, cherché à dépasser l’académisme pour une expression libre
de contraintes artistiques et culturelles, ainsi que le souhait Jean
Dubuffet, auteur de cette expression. Marginaux, prisonniers, reclus,
mystiques, illuminés de toute sorte, ont livré des œuvres, pour certaines
d’entre elles, puissantes et émaillées par de si nombreuses failles...
Ce sont ces paradoxes qui servent d’écrin et qui ont été merveilleusement
retenus par Céline Delavaux en contrepoint des contes de Perrault. La
fragilité de la condition humaine soulignée par tous ces contes entre en
vibration avec celle qui a été très souvent le moteur et l’élan d’une
expression artistique à fleur de toile de ces artistes tels August Walla,
Jean Pous, Aloïse Corbaz, Marcel Drouin, Henry Darger, et bien d’autres
encore.
Du chaos peut naître la lumière, ce lux fiat de l’impossible alors
que la pénombre semble impénétrable. À l’image de Carl Gustav Jung et de
Bruno Bettelheim explorant la fonction des contes de fées sur la
structuration psychique des enfants, l’art brut dévoile certains aspects
de ce qui demeure non énoncé ou ineffable. Dans cette manifestation des
affects, des vérités remontent à la surface et éclairent ces textes selon
la propre interprétation qu’en donnera chaque lecteur. Dans ce jeu de
réseaux multiples ouvert et laissé libre par cette remarquable édition,
une certitude demeure : Quel plaisir que de redécouvrir les Contes de
Perrault dans cette splendide édition d’exception !
« Atlas de la grotte Chauvet-Pont d'Arc » sous la
direction de Jean-Jacques Delannoy & Jean-Michel Geneste, 384 p., 626
illustrations, 353 photographies, 154 cartes, 110 graphiques, 9 tableaux.
Edition toilée sous jaquette, Éditions Maisons des Sciences de l’Homme,
2020.
À découverte exceptionnelle, ouvrage d’exception, telle est la première
impression qui domine en découvrant cette publication de poids – 8 kg ! –
au sens propre et figuré… Il faut reconnaître que le site découvert en
1994 allait rapidement révéler une richesse inimaginable pour tous les
spécialistes appelés à son chevet. Jean Clottes eut, le premier,
l’heureuse initiative de protéger les lieux afin d’éviter les erreurs
commises pour Lascaux, ainsi qu’il en témoigna dans Lexnews : « Si vous
prenez l’exemple de la grotte Chauvet, j’ai tout d’abord monté un
programme de recherche et une équipe réunissant de nombreux spécialistes
de différentes disciplines (géologues, spécialistes des charbons, etc.)
avant d’entreprendre les premières recherches. Mais avant de faire quoi
que ce soit, nous avons protégé les sols. Ce qui est à la base de tout,
c’est en effet la protection du site. Si on ne peut pas garantir cela,
nous n’y allons pas ! Il y a alors des alternatives comme explorer de
loin, avec des caméras, etc. Toutes sortes d’analyses sont pratiquées à
partir du moment où elles n’ont pas une emprise destructrice sur le milieu
" (lire
l’interview complète de Jean Clottes) Grâce à ces précautions,
l’immense champ de recherche sur la grotte et ses innombrables
représentations pariétales attribuées au Paléolithique récent aux
alentours de 36 000 – 37 000 ans allait pouvoir débuter dans un
environnement préservé et d’une fraîcheur inégalée.
Cet imposant Atlas élaboré par Jean-Jacques Delannoy et Jean-Michel
Geneste réunit dans ce premier tome l’ensemble de ces recherches
pluridisciplinaires évoquées précédemment en un ouvrage à multiples
lectures, celle du spécialiste, bien entendu, qui y trouvera l’état des
lieux des recherches les plus poussées sur ce site, mais aussi le lecteur
avisé souhaitant s’immerger dans l’intimité la plus impressionnante de la
grotte grâce à l’iconographie exceptionnelle réunie à cette occasion.
L’ouvrage est divisé en quatre parties : méthodologie, contexte,
cartographie des sols et conservation. Le nombre de cartes réunies laisse
une petite idée de l’immense travail accompli en une vingtaine d’années,
offrant ainsi une synthèse inégalée sur les analyses et représentations de
données collectées par des équipes pluridisciplinaires. De plus, l’atlas
offre des approches novatrices essentielles notamment quant à la
spatialité des lieux d’activité et de créativité humaines, mettant ainsi
en œuvre des découpages d’entités géographiques, sans exclure leur
dimension symbolique.
Le contexte de la grotte Chauvet et son histoire se dévoilent, page après
page, grâce au format exceptionnel de l’ouvrage. Parallèlement aux
splendides peintures pariétales, la grotte a révélé un très grand nombre
de témoignages, celui des sols avec ses différentes couches sédimentaires,
riches d’enseignement pour ces périodes, mais également les nombreux
ossements d’animaux (ours des cavernes, bouquetins, loups, etc.) qui l’ont
parcourue et dont il est possible pour certains de retrouver leurs
déplacements… De manière générale, ce sont les différentes facettes de la
grotte, celle d’il y a 36 000 ans, qui se révèlent ainsi au lecteur, la
végétation, le climat plus froid que de nos jours, accompagnent cette
introduction de l’activité humaine dans la grotte, notamment sur ses
parois. C’est alors l’occasion de nombreuses datations d’ossements
d’animaux, mais aussi des charbons de bois utilisés pour les dessins. Une
intrication étroite rapproche ces différentes occupations humaines et
animales tant sur le plan matériel qu’abstrait sur les parois sans que
l’on sache tout à fait tout de leurs détails. Un foisonnement immense de
données se trouve ainsi rassemblé dans ce premier tome de cet Atlas qui en
comptera au total trois, un travail sans équivalent et dont la qualité
scientifique n’a d’égale que son invitation à littéralement entrer au cœur
même de la Grotte Chauvet, comme si nous y étions !
« Modigliani » de Thierry Dufrêne, , Relié sous
coffret illustré, 330 illustrations, 29 x 42 cm, 324 p., Éditions
Citadelles & Mazenod, 2020.
Les qualificatifs élogieux ne manqueront pas pour évoquer la toute
dernière parution consacrée au célèbre peintre « Modigliani » parue aux
éditions Citadelles & Mazenod. Véritablement exceptionnelle, cette
biographie menée sous la plume de Thierry Dufrêne l’est assurément à plus
d’un titre, à commencer par la richesse de l’iconographie rassemblée
admirablement rendue par le généreux format de l’ouvrage (29x42). Surtout,
cet ouvrage entièrement consacré à l’un des plus grands artistes du XXe
siècle apparaît, dès les premières pages, comme l’une des synthèses les
plus inspirées sur le peintre et le siècle dans lequel il s’inscrit.
Thierry Dufrêne revisite, en effet, le mythe de l’artiste maudit qui a
longtemps caractérisé le parcours et l’œuvre d’Amadeo Modigliani. Le
biographe a multiplié les questionnements sur la genèse de son œuvre,
réinterrogeant non seulement ses origines italiennes, mais également ses
sources d’inspirations allant de Michel-Ange aux masques africains. Si,
bien entendu, la place et le rôle joués par les artistes de Montmartre et
de Montparnasse sur le jeune Amedeo seront déterminants, l’admiration pour
Toulouse-Lautrec, mais aussi les approches de Gauguin, Degas ou encore
Cézanne ne sauraient pour autant être négligées. Le lecteur comprendra
rapidement que le musée imaginaire de Modigliani était complexe et touffu,
à l’image de la société qui se dessinait, progressivement, sous ses yeux,
au tournant du siècle.
Paris et les femmes resteront au cœur de son œuvre, ses portraits «
sculptées » sur la toile révélant – sans s’y soumettre pour autant –
toutes les influences artistiques de ses aînés, Picasso en tête. L’ouvrage
parvient à force de démonstrations éclairantes appuyées par une
iconographie convaincante a révélé toute l’extrême originalité et
complexité de l’œuvre de Modigliani. Nombreux sont les courants de
l’histoire de l’art qui trouvent en l’artiste une convergence lumineuse,
renouvelant les thèmes abordés en de nouvelles inspirations. C’est
notamment le cas pour ces inoubliables portraits de femmes - Jeanne, Hanka
ou encore Lunia - dont les reproductions en grand format viennent
souligner la luminosité de la palette de Modigliani. Les réalités sociales
de son époque se trouvent ainsi sublimées par le regard posé par
l’artiste, un regard métamorphosé par sa dernière période (1918-1919)
après un long séjour sur la Côte d’Azur.
Une splendide monographie offrant une belle et riche étude qui
indéniablement fera date,, autant par la force rhétorique de ses
développements que pour la beauté du livre d’art.
« Formica » ; Textes d’Aymeric Mantoux et
d’Oliver Kaepplin ; Broché avec couverture originale de l’artiste, 23 x 30
cm, 280 illustrations en quadri, 288 p., Éditions Actes Sud, 2020.
À souligner cette splendide et riche monographie consacrée au peintre
Jean-Pierre Formica aux éditions Actes Sud. L’œuvre de Jean-Pierre Formica
ne saurait laisser personne indifférent. Puisant au plus profond de la
mémoire, faite de réminiscences, d’empreintes et de traces, elle glisse
sur les ailes du temps et se rattache à la méditerranée pour mieux révéler
une autre réalité, une réalité plus vivante … Le lecteur demeure, devant
son œuvre, bien plus que simplement charmé ou séduit, mais littéralement
fasciné, voire ensorcelé devant tant de diversité et de foisonnements !
Avec des textes signés Aymeric Mantoux et Olivier Kaepplin, ce bel et fort
ouvrage de plus 280 pages, richement illustré, offre une très belle mise
en lumière de cet œuvre à la fois extrêmement diversifié et d’une
étonnante continuité de recherches et d’expression. Une continuité
poursuivie au travers de multiples périodes ou séries comme pour toujours
mieux se rapprocher de ses secrètes sources d’inspiration. « Artiste
singulier », ainsi que le nomme Olivier Kaepplin en son introduction,
c’est avec une diversité de techniques et matériaux qu’il poursuit, en
effet, son œuvre, que ce soit la peinture (acrylique sur papier, huile sur
toile) qu’il privilégie ces cinquante dernières années ou le dessin
(aquarelle, fusain), le bronze, la céramique ou encore la sculpture sur
sel. « Dessinateur, peintre, sculpteur, graveur, l’artiste est tout à la
fois. Il a bien entendu eu ses périodes, ses phases. Mais s’est toujours
refusé aux compromis, à la mode, au marché. Il n’a jamais douté de ses
ruptures qui lui permettaient de se retrouver, d’être fidèle à lui-même. »
écrit Aymeric Mantoux.
Jean-Pierre Formica n’a de cesse de chercher et questionner la mémoire, «
Les mythes », « La nature », le « Révélé et dévoilé » et de nous en
restituer les échos avec cette puissance et poétique qui lui sont propres.
Une identité qui puise aux sources de la Méditerranée et du sud. Alternant
les couleurs éclatantes et les sombres profondeurs, les explosions,
répétitions et les statues de sel, il se renouvelle toujours et encore
pour mieux capter et restituer. Pluie, corps, lumière ou nature répondent
à cette étrange mémoire toujours plus insolite et secrète. En témoignent
les splendides illustrations pleine page, voir plus larges encore pour
certaines se dépliant, et présentées en ces pages judicieusement selon une
progression thématique choisie.
Les écrits, tant d’Olivier Kaepplin en introduction que celui d’Aymeric
Mantoux qui vient clore l’ouvrage, livrent au lecteur les multiples
facettes tant de l’artiste que de l’homme du Sud qu’il est.
Une remarquable monographie qui permettra assurément d’attendre et de
préparer avec patience et un plaisir certain les nombreuses expositions
qui seront consacrées à Jean-Pierre Formica au printemps prochain en 2021.
(Arles, Paris, Montpellier et Sète).
« Peter Beard » de Nejma Beard, Relié, 25,8 x
37,4 cm, 770 p., Édition multilingue: Allemand, Anglais, Français,
Collection XL, Editions Taschen, 2020.
L’artiste Peter Beard disparu au printemps 2020 a mené sa vie sous le
signe de l’art et de la rencontre. Celui qui connut Karen Blixen,
contribuant à son amour pour l’Afrique, n’a eu en effet de cesse sa vie
durant d’entretenir un dialogue permanent avec ses sujets de curiosités et
d’émerveillements. Ces passions furent consignées dans d’innombrables
journaux intimes qui deviendront rapidement des œuvres d’art en tant que
telles. Esprit foisonnant et curieux, Peter Beard fera la connaissance
d’artistes aussi différents que Francis Bacon, Salvador Dali, Andy Warhol
avec lesquels il collaborera. Il réservera également dans ses créations
une place de choix pour les plus belles femmes aux États-Unis, comme en
Afrique, ainsi qu’en témoignent les nombreuses photographies iconiques
rassemblées dans cette somptueuse monographie que lui consacre son épouse
Nejma Beard poursuivant aujourd’hui le legs de son mari.
Cet ouvrage d’art qui a été épuisé en peu de temps lors de sa sortie est
aujourd’hui, enfin, de nouveau disponible en un seul grand volume pour le
plus grand plaisir des lecteurs appréciant ces rencontres entre univers
jusqu’alors éloignés, nature sauvage africaine et univers de la mode, les
plus beaux mannequins sur fond d’insectes et autres cabinets de
curiosités… Le monde intérieur de Peter Beard s’ouvre ainsi et se donne à
voir comme une œuvre d’art à part entière, ce qui n’aurait pu être qu’une
vie de dilettante se métamorphosant en création.
L’homme sut également se faire un défenseur engagé de la nature et de la
cause animale en Afrique alors que cette attitude était loin d’être
tendance dans les années 60 et 70. Peter Beard qui avait acheté un grand
domaine en Afrique n’hésita pas à dénoncer crûment les ravages de la
modernité occidentale sur ces équilibres de plus en plus fragiles,
notamment quant aux éléphants du Tsavo décimés par la famine.
Photographies et collages se font dès lors témoins de ces excès parmi les
traces de sa propre vie tels ces cartes postales, tickets, billets,
coupures de presse, rassemblés en d’esthétiques collages commentés de sa
calligraphie soignée. Un ouvrage en forme de témoignage artistique d’une
vie engagée.
« Ciao » de Mario Testino ; Relié, 25,8 x 36 cm,
254 p., Editions Taschen, 2020.
C’est une véritable et amoureuse ode à l’Italie que livre Mario
Testino dans ce splendide ouvrage des éditions Taschen. En un format
généreux, à l’image du pays auquel il rend hommage, « Ciao » invite en
effet le lecteur à découvrir non seulement les villes italiennes de
légende, telles Naples, Rome, Venise, Florence, mais aussi et surtout
l’âme de ce pays et de son peuple par sa culture, sa gastronomie, son art
de vivre, sans oublier, bien sûr, pour ce célèbre photographe qu’est Mario
Testino, la mode.
Mario Testino a, en ces pages, souhaité réunir ses plus belles
photographies personnelles, des clichés jamais publiés, tel un témoignage
intime de son immense œuvre. Péruvien de naissance, le grand photographe
qui a très tôt conclu une alliance de cœur avec l’Italie. Les premières
images donnent la tonalité de cet ouvrage coloré et passionné avec tour à
tour un magnifique drapeau italien ornant la façade d’un bâtiment public à
Naples suivi d’une bande de jeunes Napolitains en joyeuse virée dans une
automobile…
Clochers
et tour en Vespa font également bon ménage en Italie, mais Mario Testino
n’a pas pour autant souhaité proposer un guide touristique et encore moins
des clichés ressassés. L’œil du photographe sait saisir des instantanés
puissants et évocateurs, en couleur, comme dans de sublimes noir et blanc.
Les magnifiques terrasses de café de la Piazza San Marco à Venise
rivalisent de raffinement avec les majestueux escaliers de palais. Mais
Mario Testino n’en oublie pas, non plus, pour autant son regard de
photographe de mode avec ces jeunes saisis sur le vif ou ce mannequin
arborant fièrement la dernière robe d’une célèbre Maison de haute couture…
Chaque détail compte sous l’objectif de Mario Testino et cette scène
impromptue saisie sur le vif entre le mannequin Éva Herzigova croisant une
dame âgée romaine toutes deux en manteau de fourrure vaut plus d’un
discours !
L’Italie de Testino, c’est mettre au même plan une féerique vitrine de
Pasticceria et un intérieur cossu d’un antique palais. Nulle affectation
dans ces contrastes, mais un amour sincère pour une patrie et une culture
qui se déclinent, ici, en trois parties « Sur la route », « À la mode » et
« Bord de mer » afin de saisir l’esprit italien. Une âme italienne si bien
perçue par le photographe, qu’il parvient à nous la transmettre grâce à
ses remarquables photographies et à cet amoureux témoignage !
Didier Ben Loulou : « Sanguinaires », éditions La
table Ronde, 2020.
Connu pour ses liens privilégiés avec la Méditerranée, après Marseille,
Jérusalem, Athènes…, le photographe Didier Ben Loulou nous emmène pour son
dernier album en Corse. Un ouvrage des plus réussis, paru aux éditions La
Table Ronde, et livrant des prises de vue de l’Île de Beauté bien loin des
sentiers battus et rebattus. C’est en effet, une île, certes, toute de
beauté, mais surtout de vie et de contrastes, également inquiétante et
inhabituellement crépusculaire, que donnent à découvrir les photographies
de cet album. Une poésie qui n’appartient qu’au photographe, quelque peu
esseulée, et qu’annoncent les citations du poète Yves Bonnefoy ou encore
de Fernando Pessoa mises en exergue. Aussi est-ce un beau défi que relève
avec ce dernier ouvrage ce photographe qui a su imposer, ces dernières
décennies, sa propre griffe dans le monde de la photographie.
L’ouvrage s’ouvre sur ce premier cliché, une Corse sombre entre ciel et
mer, où filtrent des rayons de vie et de mystère, et où dansent au premier
plan d’étranges mosaïques de couleur, telle une invitation à entrer dans
un monde à part, contrasté et puissant. Une tonalité de vue que confirment
ce palmier en contre-jour et sa balustrade blanche sur fond d’orage. Ce
sont ces ciels d’orage, tourmentés, aux sombres et nombreux nuages qui
viennent par la subtile magie de l’objectif du photographe sublimer la
beauté et révéler l’âme de cette île à nulle autre pareille ; Les ocres de
la terre corse, le bleu et le vert de la Méditerranée la berçant, la
protégeant ou la fouettant, des paysages d’hier ou d’aujourd’hui, hors du
temps, que viennent émailler quelques silhouettes…
Variations bien particulières d’une terre baignée d’une mer omniprésente,
laissant surgir la force et la vie des couleurs de la flore et des fruits
de Corse, le fragile rose des chardons, l’orange des mandarines… C’est la
force d’une fin d’été qui s’immisce dans ces clichés, un lit au rose
suranné, les ocres d’un mur, d’un pavage d’antan, ou qui explose avec la
fougue du rouge sanguin d’une pastèque ouverte.
Un album puissant qui méritait assurément ce titre aussi étrange
qu’évocateur, « Sanguinaires» (tiré du nom de la longue route longeant le
littoral d’Ajaccio à la presqu’île de Parata) et offrant toute la force et
les contrastes de la Corse, une âme et une beauté ombrageuses et sauvages
que le photographe Didier Ben Loulou a su avec talent en ces pages
concentrer.
« Chine », Livre de cuisine de Kei Lum Chan et
Diora Fong Chan ; Relié, 150 illustrations couleurs, 720 p., 180 x 270 mm
; Editions Phaidon, 2020.
C’est une histoire de cœur et de goût pour cette cuisine extrême-orientale
millénaire qui a nourri cette bible de la cuisine chinoise, ainsi que le
rappellent en introduction les auteurs Kei Lum et Dioa Fong Chan.
Contrairement à ce que pensent de trop nombreux Occidentaux ne s’étant
jamais rendus en Chine, cette cuisine compte parmi les plus riches et plus
variées, une richesse bien souvent occultée – il est vrai - par certains
restaurants installés en occident… Afin de rappeler cette extrême
diversité qui se confond avec les nombreuses cultures régionales de Chine,
650 recettes ont ainsi été réunies dans cet ouvrage ; Une somme culinaire
aux mille saveurs considérée comme la référence en la matière.
Contrairement à certains livres de recettes, Kei Lum et Dioa Fong Chan ont
non seulement testé chaque recette, mais ont surtout fait en sorte
qu’elles soient réalisables par un particulier, à domicile. Le couple
marié depuis plus de 40 ans a voué sa vie à cette passion qui trouve sa
consécration dans ces pages écrites avec générosité comme ils le
rappellent dans leur témoignage d’enfance débutant cet ouvrage somptueux
doré sur tranches avec ses remarquables illustrations.
Ce ne sont pas moins de 30 régions chinoises qui livrent, ici, le secret
de leur gastronomie souvent millénaire. Certaines recettes seront bien
entendu familières aux amateurs de cuisine asiatique tels les fameux
travers de porc sauce aigre-douce, pâtés impériaux ou encore les
succulents Dim sum. Mais, la surprise viendra assurément de ces mets plus
méconnus tels le congée à la mode Laiwam ou le Choy Sum aux feuilles de
moutarde marinées… Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les
recettes sont souvent pour la plupart parfaitement accessibles en
occident. Le lecteur curieux et gourmet y retrouvera toutes les méthodes
traditionnelles de préparation et cuisson. Seule condition étant de réunir
les ingrédients nécessaires à leur préparation, mais les auteurs ont fait
en sorte de toujours garder à l’esprit la faisabilité de ces plats et
proposent des mets de substitution le cas échéant. Cette bible qui
trouvera assurément bonne place dans les cuisines des amateurs d’exotisme
rappelle en ouverture l’esprit même de la cuisine chinoise, une cuisine
faite de partage et de. Soupes, hors d’œuvre, nouilles, poissons, fruits
de mer, volailles et viandes, œufs, tofu, desserts, rien n’a été omis, y
compris les plats de fêtes et même des recettes de haute gastronomie
telles celles du grand chef étoilé Samuel Lee du Shang Palace qui sera
présenté prochainement dans nos colonnes.
Un ouvrage aussi riche et savoureux sur le plan culinaire qu’un voyage au
long cours !
« Carole A. Feuerman ; Fifty Years of Looking
Good », de John T. Spike, John Yau et Claudia Moscovici ; Version
anglaise, 24 x 30 cm, 192 p., 120 illustrations couleur, Éditions
Scheidegger & Spiess, 2020.
Premier et unique ouvrage à être consacré à l’hyperréalisme sculptural, et
plus particulièrement à la sculptrice Carole A. Feuerman, pionnière et
l’une des plus grandes représentantes américaines en ce domaine. À ce
titre, cet ouvrage qui vient de paraître aux éditions Scheidegger et
Spiess mérite attention !
Les créations de l’artiste américaine offrent un état d’esprit et une
profonde réflexion sur les corps et les visages, masculins, âgés parfois,
mais avant tout et surtout féminins. Loin des corps aux attraits
séduisants ou érotiques stéréotypés, ce qui anime l’artiste est avant tout
cette force et cet équilibre qui fondent toute survie. Le visage serein
d’une femme, une posture introspective ou une pleine conscience de soi… Un
regard sur la femme souvent loin de celui des hommes.
Les sculptures de Carole A. Feuerman sont marquées de cette féminité et
beauté plastique singulière qui la caractérise et en fait une des plus
grandes artistes de l’hyperréalisme américain aux côtés de Duane Hanson et
John De Andrea. Dans ces corps et visages à la fois lisses et vibrants de
réalisme se glissent la sérénité de femmes libres, le bien-être de la
femme détachée, la douceur des sphères et cette enveloppante fluidité de
l’eau quasi omniprésente… Piscine, maillots et bonnets de bain. Mais,
aussi des sculptures de corps en bronze ou écailles de métal aux
fulgurantes réminiscences hellénistiques… L’œuvre de Carole A. Feuerman
est à la fois surprenante, captivante et fascinante. Peu d’artistes
laissent si peu indifférents…
C’est toute la richesse de l’œuvre de cette pionnière et avant-gardiste de
l’hyperréalisme américain que le lecteur pourra découvrir dans ces pages
appuyées par une splendide et large iconographie couleur. Lui seront
également révélés les secrets de l’artiste, les divers matériaux et
techniques utilisés. Un ouvrage complet sous les plumes de John T. Spike,
historien et critique d’art, John Yau et Claudia Moscovici offrant une
splendide et réelle mise en lumière de l’évolution et du travail de
l’artiste, « Survival of Serana », « Monumental Quan » et « Chistina »...
Née en 1945, Carole A. Feuerman s’est consacrée à sculpture dans les 70,
le succès fut vite au rendez-vous, enchaînant expositions et galeries.
Aujourd’hui, reconnue internationalement – on se souvient d’elle à la
Biennale de Venise en 2017 et 2019, elle méritait assurément un bel
ouvrage consacré à l’ensemble de son œuvre, et tel est bien le cas avec
cette monographie intitulée judicieusement « Fifty Years of Looking Good
», lui étant totalement dédiée aux éditions Scheidegger et Spiess.
« Le Corbusier ; Lessons in modernism » de
Giuliana Altea et Antonellla Camarda ; 22 x 28 cm, 184 p., Version
anglaise, Edition Scheiddeger & Spiess, 2020.
Le nom de Le Corbusier (de son vrai nom Charles-Édouard Jeanneret-Gris)
est de nos jours irrémédiablement indissociable de l’architecture. Ce
célèbre architecte et urbaniste, né en 1887, a – il est vrai - bouleversé
l’ensemble de l’architecture et de l’habitat, et son immense influence ne
cesse encore de fasciner, en témoignent les nombreuses publications
récentes lui étant consacrées. Pourtant, au-delà de ce domaine, il est une
facette moins connue de l’homme qui mérite assurément d’être également
découverte, celle de son amour de l’art plastique. Et c’est justement à
cette autre facette que Giuliana Altea et Antonellla Camarda, ainsi que
Richard Ingersoll, ont décidé de consacrer une belle étude intitulée « Le
Corbusier ; Lessons in modernism » et parue aux éditions Scheiddeger &
Spiess.
Derrière le célèbre architecte, l’urbaniste ou encore le designer
mondialement reconnu se cache, en effet, aussi un peintre et un sculpteur
talentueux. Le Corbusier rencontrera et se liera toute sa vie au cours de
ses multiples séjours et voyages avec de nombreux artistes tels que Klimt,
Ozenfant, sans oublier Fernand Léger, Picasso ou encore Braque. Le
Corbusier avait de son vivant à maintes reprises souligné qu’il aimait à
se considérer artiste tout autant qu’architecte. Cet art plastique qu’il
aimait, Le Corbusier le pratiquera toute sa vie. Surtout, Le Corbusier
partagera l’atelier de Costantino Nivola, ce sculpteur italien qu’il
rencontrera en 1946 à New York, par l’intermédiaire de son ami et confrère
brésilien Oscar Niemeyer. Une amitié et rencontre d’artistes qui devait
durer toute leur vie et sur laquelle se penche, ici, Richard Ingersoll
dans sa contribution « Le Corbusier, Nivola, and the « United Nations of
America »». Le sculpteur Costantino Nivola rassemblera au fil du temps une
belle collection des œuvres de son ami architecte ; Pas moins de trois
cents dessins auxquels viennent s’ajouter six peintures et six sculptures,
« Une petite collection nomade » ainsi que la nomme Giuliana Altea, et
aujourd’hui dispersées aux quatre coins du monde entre collections
privées, galeries et institutions publiques. Pourtant, les œuvres de Le
Corbusier demeurent encore trop peu connues.
Ce sont ces œuvres, l’importance accordée à l’art plastique et les divers
courants qui ont traversé le travail du peintre ou du sculpteur que cet
ouvrage livre au lecteur dans de belles analyses et mises en relief. Le
lecteur y découvrira ainsi les dessins, sculptures ou toiles de Le
Corbusier accompagnés en ces pages de riches analyses et que viennent
également illustrer de nombreuses photographies, notamment avec Pablo
Picasso ou encore réalisant les fameuses Fresques de Long Island en 1950.
Antonellla Camarda revient, pour sa part, sur la réception du travail de
Le Corbusier aux États-Unis (1932-1965).
C’est tout le mérite de ce bel ouvrage que de proposer cette mise en
lumière des œuvres plastiques du célèbre architecte Le Corbusier. Une
riche et belle mise en perspective !
« François Depeaux – Collectionneur des
impressionnistes » ; Collectif, Coédition Réunion des Musées
Métropolitains de Rouen Normandie / Editions In Fine, 2020.
Un
splendide ouvrage aux éditions In Fine consacré à une non moins splendide
et exceptionnelle collection, celle d’un seul et même collectionneur,
François Depeaux. François Despeaux, né en 1853 à Bois-Guillaume près de
Rouen, a collectionné effectivement toute sa vie durant les plus grands
peintres impressionnistes et postimpressionnistes de son temps. Aucun
grand nom ne semble avoir échappé à son acuité et goût averti ; Qu’on en
juge ! Pas moins de six cents œuvres signées notamment Renoir,
Toulouse-Lautrec, Pissarro, dont plus de soixante de Sisley mais également
vingt de Monet. Une collection impressionnante, l’une des plus importantes
de son temps et dispersée aujourd’hui aux quatre coins du monde.
L’ouvrage, fort de ses 335 pages et offrant une large iconographie de plus
de quatre cents illustrations, ouvre au lecteur non seulement les portes
de cette fabuleuse collection, mais livre également par de riches
contributions un portrait vivant et intime de cet exceptionnel
collectionneur, trop peu connu, que fut François Despeaux. Le lecteur y
découvrira sa passion et la constitution de sa riche collection, mais
aussi ses relations parfois privilégiées avec certains peintres, dont
Alfred Sisley ; « Une relation particulière » sur laquelle revient Joanne
Snrech du musée des Beaux-Arts de Rouen. Au fil des pages, le lecteur est
immergé dans l’ambiance et les toiles – pour nombres reproduites sur
pleine-page – des plus grands maîtres de l’impressionnisme ; Enchantement
des toiles de Sisley de Crozan à Port Marly, de Monet, mais aussi d’Albert
Lebourg, de Joseph Delattre, de Robert Antoine Pinchon ou encore de Frits
Thaulow…
Le mouvement impressionniste qui devait marquer le monde de l’art et ce
tournant de siècle fut favorisé par une dynamique proximité et
rapprochement entre les artistes, les collectionneurs et les galeristes.
Anne Distel, spécialiste de la peinture impressionniste et conservatrice
au musée d’Orsay, livre, ici, une belle analyse de ce « petit monde étroit
» dans sa contribution « Impressionnisme : des peintres, des marchands et
des amateurs ». Géraldine Lefèvre, commissaire d’exposition, s’attache,
pour sa part, plus particulièrement au « Cercles et collections
impressionnismes à Rouen : Léon Monet et François Depeaux ».
L’ouvrage revient ainsi sur les liens étroits qui unirent ce
collectionneur hors norme à la ville de Rouen. Celui-ci lui consacra, en
effet, de nombreux projets, projets sur lesquels s’est penché Guy Pessiot,
auteur de nombreux ouvrages sur Rouen, dans son texte « François Depeaux
dans sa ville. Projets contrariés et réalisations d’un visionnaire entêté
». François Depeaux porta aussi une attention toute particulière à l’École
de Rouen, une inclinaison analysée en ces pages par François Lespinasse,
auteur notamment d’ouvrages consacrés à l’École de Rouen.
Industriel et philanthrope, François Depeaux fut également un des membres
fondateurs en 1886 de la Société des Amis des monuments Rouennais et a
laissé de célèbres pages de l’histoire de Rouen. Ville qui accueillit dès
1909 la donation Depeaux, quelques cinquante toiles, au sein de son musée
des Beaux-Arts, sa collection ayant été précédemment pour des raisons
privées en partie dispersée. Ce legs, après celle de Caillebotte en 1894
et celle de Moreau-Nélaton en 1906, ouvrira les portes des musées français
aux impressionnistes ; « C’est à eux que l’on doit l’arrivée massive des
tableaux impressionnistes dans les musées français », souligne Sylvain
Amic, directeur de la Réunion des musées métropolitains Rouen Normandie,
dans son introduction à l’ouvrage. La collection Depeaux sera
définitivement dispersée lors de sa disparition en 1920.
L’ouvrage comporte enfin de nombreux textes et documents précieux dont un
« Florilège de la correspondance de François Depeaux », un « Répertoire »
de sa collection ou encore une « Chronobiographie » de ce dernier.
Un riche ouvrage qui ne pourra que trouver bonne place dans toutes les
bibliothèques d’art et livrant un beau témoignage sur ce collectionneur
trop souvent méconnu que fut François Depeaux ; Ainsi que le souligne avec
justesse Sylvain Amic en son ouverture : « Avec sa donation, François
Depeaux a changé le destin de sa ville. Le charbon a disparu mais Rouen
est désormais une des capitales mondiales de l’impressionnisme. Il était
temps de lui rendre un légitime hommage. »
"L’eredità di Stefano Bardini a Firenze le opere
d’arte, la villa e il giardino" d’Antonio Paolucci, langue : italien, 240
p., Mandragora Editions, 2020.
Si de ce côté-ci des Alpes, en France, le nom de Stefano Bardini
(1836-1922) reste à tort quelque peu confidentiel, il n’en est pas de même
cependant en son pays natal, l’Italie. C’est en effet à Florence que cet
illustre antiquaire italien de la deuxième moitié du XIXe siècle a laissé
non seulement un véritable héritage avec la villa et les fameux jardins
portant son nom, mais aussi, par là même, une page somptueuse de
l’histoire de l’art italien. Et c’est cet extraordinaire legs
incontournable de l’histoire de l’art qui fait justement et judicieusement
aujourd’hui l’objet d’une belle publication d’Antonio Paolucci (lire notre
interview) aux éditions Mandragora, publication qui explore la villa, les
jardins et les innombrables œuvres d’art de cet endroit unique à Florence.
Sur les lieux de l’ancien couvent San Gregorio della Pace, cet espace
dominant toute la cité florentine est devenu depuis le musée Bardini,
après sa mise à disparition par Stefano Bardini qui en fit don à la
municipalité de Florence en 1922 (la villa sera laissée à l’État italien à
la mort de son fils Ugo en 1965). Après une longue période d’abandon, une
restauration fut entreprise au début des années 2000 conduisant à faire
revivre ces lieux uniques à haute valeur culturelle.
L’historien de l’art Antonio Paolucci retrace dans la première partie de
ce livre d’art ce fabuleux legs de Stefano Bardini au titre d’un reflet de
l’histoire florentine du XIXe siècle. Stefano Bardini était un fils de la
petite bourgeoisie provinciale. Élève de l’Académie des Beaux-arts, il
souhaitait avant tout devenir peintre et ses débuts furent d’ailleurs
prometteurs avec des œuvres remarquées et plusieurs commandes importantes.
Le jeune artiste se rapproche alors du mouvement artistique Macchiaoli au
Caffè Michelangelo et fréquente Signorini, Bornai, Sectionné, Martelai.
Patriote et républicain, il s’engage dès 1866 pour sa patrie et ses idéaux
de gauche. Par la suite, c’est surtout en tant que marchand d’art et
spécialiste incontesté de la peinture et de la sculpture Renaissance que
le nom de Stefano Bardini sera connu. L’essor urbain à Florence à la fin
du XIXe siècle rendra alors prospère son activité, de nombreux riches
habitants souhaitant décorer leurs demeures de pièces d’exception que
Bardini savait mieux que quiconque leur fournir. La plupart des musées
internationaux et collections privées ayant profité directement ou
indirectement de sa science et de son acuité exceptionnelle à discerner
les œuvres d’art remarquables.
C’est en 1881 qu’il se porte acquéreur de l’église et du couvent
désaffectés de San Gregorio pour transformer ces lieux en résidence et
atelier de restauration. Le présent ouvrage illustre grâce à ses
nombreuses photographies anciennes ce que pouvaient être ces salles
entières emplies de trésors attendant une nouvelle vie. De cet héritage
est né le Museo Bardini avec ses collections uniques de peintures,
sculptures, mobiliers, céramiques, tapisseries, armes, instruments de
musique, sans oublier les antiquités romaines, étrusques, et biens
d’autres trésors, ainsi que le souligne Antonio Paolucci.
L’ouvrage consacre également une partie importante à un autre aspect
remarquable du Museo Bardini avec ses inoubliables jardins. Maria Chiara
Pozzana dans sa contribution explore les racines européennes des jardins
Bardini en rappelant la véritable enquête archéologique qui y fut menée
avant d’en proposer une restitution la plus fidèle, ainsi qu’en témoignent
les superbes photographies de sculptures, treilles de glycines et vues
plongeantes sur la ville de Florence…
L’ouvrage se conclut par un album de famille présenté par Emanuele
Barletto avec les deux enfants de Stefano Bardini, Ugo et Emma, à qui l’on
doit d’avoir généreusement légué une part essentielle de ce patrimoine.
« Une vie avec Matisse, Picasso, Le Corbusier,
Christo… Teto Ahrenberg et ses collections», Collectif, 220 x 280 mm, 372
p., Editions Flammarion, 2019.
C’est une extraordinaire collection privée d’art occidental du XXe siècle,
trop peu connue du grand public, que nous proposent de découvrir pour la
première fois les éditions Flammarion avec ce fort bel ouvrage intitulé «
Une vie avec Matisse, Picasso, Le Corbusier, Christo… Teto Ahrenberg et
ses collections».
Une collections d’art moderne des plus impressionnantes, de plus de 6 000
œuvres, comprenant les œuvres majeures des plus grands artistes du XXe
siècle, Matisse, Picasso, mais aussi Chagall, Lucio Fontana, Jean
Tinguely, Niki de Saint Phalle et tant d’autres encore… Incroyable, tel
est bien le qualificatif qui s’impose !
Des collections révélant indéniablement le goût sûr et l’audace de leur
créateur ; Un seul et même collectionneur qui n’est autre que Theodor –
surnommé « Teto » - Ahrenberg, né à Göteborg en Suède en 1912. C’est dans
les années 40, après une carrière dans le commerce et l’industrie, que ce
dernier se découvre cette passion pour l’art moderne. Elle ne devait plus
le quitter. Ce sont ses extraordinaires collections, celles de Théodor
Ahrenberg, estampes, dessins, toiles, sculptures, que le lecteur pourra
avec une admiration certaine en ces pages découvrir.
Mais, c’est également une grande figure majeure de l’art moderne que nous
propose aussi de mieux connaître ce bel ouvrage collectif. Un
collectionneur averti non seulement d’une extrême clairvoyance mais aussi
un homme charismatique. L’ouvrage, une des rares monographies lui ayant
été consacrées, s’appuie sur une riche correspondance et de nombreuses
photographies, des archives souvent inédites. Aimant plus que tout
rencontrer les auteurs des œuvres qu’il convoitait, c’est le plus souvent
accompagné des plus grands artistes de son siècle que le lecteur le
retrouvera sur ces photographies. Des rencontres uniques que les nombreux
chapitres et riches contributions de l’ouvrage ont fait l’heureux choix de
retenir, offrant ainsi au lecteur cette proximité rare entre les œuvres,
l’artiste et le collectionneur.
Dans les années 60, Theodor Ahrenberg s’établira avec sa famille en
Suisse, après un différend avec les autorités suédoises et la confiscation
de sa première collection. Là, il créera – après l’échec du Musée Theodor
Ahrenberg par Le Corbusier en Suède, le fameux Atelier Le Rocher qui
accueillera de jeunes artistes de l’avant-garde. C’est aussi cette vie de
passion que donnent à découvrir l’ouvrage. Aujourd’hui, son fils, Staffan
Ahrenberg, a tenu à ce que ce livre soit dédié à sa mère et son père,
disparu - il y vingt ans- en 1989. Un beau témoignage, donc, et un très
bel hommage…
Avec ses 250 illustrations et plus de 370 pages, ce fort ouvrage aussi
splendide que riche d’enseignement saura s’imposer, à n’en pas douter,
dans toute bibliothèque d’art moderne digne de ce nom.
Federico Fellini : « Le Livre de mes rêves » ;
Collectif sous la direction de Sergio Toffetti ; Hors collection – Cinéma,
584 p., 251 x 349 mm, Relié, Editions Flammarion, 2020.
Une séquence du film de Pier Paolo Pasolini « La ricotta » (1963) fait
dire à Orson Welles en réponse à une interview d’un journaliste sur ce
qu’il pensait de Fellini (1920-1993) : « Egli danza, si, egli danza ! »
(il danse, oui, il danse !). Pasolini avait vu juste dans cette réponse
elliptique, la créativité du grand réalisateur italien trouve son essence
dans la légèreté de la danse, cette délivrance de la pesanteur qui lui
permit d’échapper à la gravité – dans tous les sens du terme – et de
fonder un nouveau genre portant ainsi un regard singulier sur le cinéma.
C’est ce monde intérieur à nul autre pareil, fait de subjectivité et
habité de rêves, qui s’ouvre au lecteur avec « Le lire de mes rêves » de
Federico Fellini ; un livre somptueux publié par les éditions Flammarion à
l’occasion du centenaire de la naissance du réalisateur de « La strada »
(1954), « La dolce vita » (1960), « Huit et demi » (1963), « Amarcord »
(1973) et bien d’autres chefs-d’œuvre encore…
Pendant trente années de sa vie, Federico Fellini consigna chaque matin
ses rêves, les agrémentant de dessins qui ne seront pas sans échos
fertiles dans ses créations cinématographiques. À la manière d’un Carl
Gustav Jung avec son fameux « Livre Rouge », Fellini livre ici les
archétypes qui structurent son inconscient en une richesse vertigineuse
qui explique bien des éléments de son cinéma ; un de ses rêves consignés
fait d’ailleurs référence au célèbre psychiatre suisse dont il suivit
pendant un certain temps les méthodes analytiques auprès de certains de
ses disciples. L’obsession, son goût pour l’exagération, l’emphase et le
superlatif trouvent en effet leurs racines dans ce tréfonds de la pensée
fellinienne, bien avant qu’elles ne ressurgissent de la plus étonnante
manière sur la pellicule.
Aussi, Sergio Toffetti en collaboration avec Gian Luca Farinelli et Felice
Laudadio ont-ils reproduit l’intégralité des fac-similés des carnets de
Fellini traduits et agrémentés de textes et commentaires sur cette œuvre
unique. Avions, caniches, femmes plantureuses, scènes scatologiques, les
thèmes ne manquent pas dans les récits et les illustrations confiés au
carnet pour témoigner de la riche activité inconsciente de leur auteur,
lui qui sur un dessin, s’interroge de savoir s’il s’agit d’un autoportrait
ou de celui son père…
Au-delà du foisonnement toujours passionnant pour la compréhension du
monde intérieur d’un personnage, « Le Livre de mes rêves » offre surtout
le soubassement archéologique de l’univers fellinien, cette strate sourde
et grondante sans laquelle toute la fertilité éclatante – et souvent
déroutante – du réalisateur pourrait passer inaperçue.
Un ouvrage non seulement incontournable pour les amoureux de Fellini, mais
surtout exceptionnel en tant que tel quant à sa réalisation.
« Peter LINDBERGH ; Untold Stories », Peter
Lindbergh, Felix Krämer et Wim Wenders; Relié, 27 x 36 cm, 320 p.,
multilingues : Allemand, Anglais, Français, Éditions Taschen, 2020.
Aussi exceptionnel qu’inoubliable ! Puisque ce bel ouvrage, en haut
format, publié aujourd’hui aux éditions Taschen, est celui-là même qui
accompagna la seule et unique exposition dont le grand et célèbre
photographe Peter Lindbergh fut commissaire, peu de temps avant sa
disparition survenue à Paris le 3 septembre 1919.
À l’occasion de cet évènement intitulé « Untold Stories » et qui eut lieu
au Kunstpalast de Düsseldorf, le photographe de légende laissa sa pleine
et entière créativité s’exprimer, ce qui lui permit de rassembler en un
catalogue d’exception une collection choisie et inouïe de ses œuvres.
C’est cette sélection des plus personnelles que le lecteur découvre ou (re)découvrira
aujourd’hui en ces pages, des photographies éblouissantes de talent,
allant des années 1980 à nos jours, et offrant incontestablement une vue
vertigineuse de l’ensemble de son œuvre. Une œuvre et un talent à nul
autre pareil ayant su, pendant plus de quarante années, s’imposer, marquer
et influencer de sa griffe unique le monde entier de la photographie de
mode. C’est un héritage à nul autre pareil que livrent en grand format ces
pages somptueuses !
Fort, en effet, de ses 320 pages, le lecteur n’y retrouvera pas moins de
150 clichés du grand photographe que fut Lindbergh. Des photographies
incontournables et emblématiques, certes, mais aussi des clichés demeurés
pour beaucoup inédits.
À cette inoubliable rétrospective, vient s’ajouter un riche et émouvant
entretient du photographe avec le Directeur du Kunstpalast, Felix Krämer,
accordé à l’occasion de cette première et dernière exposition et dans
lequel Peter Lindbergh, lui-même, revient sur les motivations ayant
sous-tendu celle-ci. Des pages précieuses livrant une mise en relief
inédite et un approfondissement de l’immense œuvre de Peter Lindbergh.
Des photographies essentiellement en noir et blanc, aux lignes et contours
purs, marquées de spontanéité et ce naturel si caractéristiques de
l’artiste ; Des mises en valeur, des portraits offrant au regard du monde,
ses plus belles icônes, notamment Nicole Kidman, Uma Thurman, et bien
d’autres encore.
Des photographies ayant pour nombre d’entre elles fait la
une des plus grands magazines de mode, mais aussi des clichés plus
intimistes, Jeanne Moreau, Naomi Campbell ou encore Charlotte Rampling…
Le lecteur découvrira également en ces pages un très bel hommage de son
ami proche, Wim Wenders. Auteur, photographe lui-même et surtout
réalisateur allemand de renom - Paris, Texas en 1984, Les Ailes du désir
en 1987 ou encore Le Sel de la Terre en 2014 - Wim Wenders confie, ici, un
témoignage rare et précieux offrant un éclairage plus intime et émouvant
cette œuvre inouïe.
Un ouvrage splendide et unique, établi par l’un des plus grands
photographes de mode lui-même, Peter Lindbergh, tel un testament ou des
confessions, et auquel les éditions Taschen par cette publication rendent
un très bel hommage.
« Histoire de la Mode du XVIIIe au XXe siècle -The
Kyoto Costume Institute » ; Sous la direction de Akiko Fukai, avec la
collaboration de Tamami Suoh, Miki Iwagami, Reiko Koga et Rie Nii ; 25.3 x
34.3, 640 p., Taschen Éditions, 2019.
Un
grand et magnifique ouvrage dédié à la mode et littéralement époustouflant
!
Époustouflant, déjà, par l’ampleur de son sujet, puisque l’ouvrage déroule
l’« Histoire de la mode du XVIIIe au XXe siècle », soient pas moins de 3
siècles d’apparat, de mode et de tendances qui se dévoilent au regard
ébahi du lecteur. L’ouvrage offre ainsi une source inépuisable de
merveilles, de curiosités et d’inspiration qui réjouiront plus d’un
amoureux de la mode.
Époustouflant, aussi, par son incroyable iconographie haute-couleur et la
qualité de ses illustrations, photographies pleine-page et illustrations
d’art. Un émerveillement renouvelé à chaque page tournée, sachant que ce
fort ouvrage n’offre pas moins de 640 pages.
C’est donc à un fascinant voyage dans le temps et l’espace de la mode
auquel invitent ces exceptionnelles pages puisées dans les fabuleux
trésors du Kyoto Costume Institute (KCI). Fondé en 1978, cet Institut
unique en son genre réunit, en effet, une des plus vastes collections de
costumes historiques et créations jusqu’à nos jours, mais aussi
sous-vêtements, souliers et accessoires. Une mine de curiosités, de
créations, de rêves et d’émerveillement ; Robes à la française, robes
anglaises, caracos, gants, cravates, tissus au fil des siècles jusqu’aux
créations les plus contemporaines signées des plus grands couturiers.
Mais, l’ouvrage n’est pas seulement un merveilleux voyage dans les siècles
et l’univers de la mode, il offre surtout une passionnante étude des codes
et clefs vestimentaires au cours de ces siècles. Tout à la fois,
révélateur de données historiques, culturelles et sociales, mais aussi,
sur un plan plus individuel, de la personnalité et appartenance de celui
qui le porte, le vêtement se révèle être un sujet d’étude plus passionnant
que jamais.
Les auteurs de cette fascinante somme sont d’éminents spécialistes de la
mode.
Sous la direction de - Akiko Fukai, Directrice du Kyoto Costume Institute,
avec la collaboration de Tamami Suoh, Conservatrice au KCI, Miki Iwagami,
conférencière en histoire de la mode, Reiko Koga, professeur universitaire
de la mode, et Rie Nii, assistante conservatrice au KCI -, chacun à leur
façon ont su dans ces pages plus splendides les unes que les autres
transmettre et partager leur passion de la mode et des créations des
grands couturiers et célèbres Maisons haute couture….
Un ouvrage exceptionnel qui à l’instar de ces grands couturiers et de
leurs sublimes créations marquera assurément son temps !
« A Fleur de peau – Vienne 1900 – De Klimt à
Schiele et Kokoschka », Catalogue sous la direction de Catherine Lepdor et
Camille Lévêque-Claudet, Co-édition Musée cantonal des Beaux-Arts de
Lausanne et Éditions Hazan, 2020.
C’est un riche catalogue qui accompagne la belle exposition « À Fleur de
peau – Vienne 1900 » marquant la réouverture du musée cantonal des
Beaux-Arts de Lausanne en ce début d’année 2020. Retenant Vienne au début
du XXe siècle dans le domaine des arts et ses liens privilégiés avec la
peau, c’est effectivement un thème des plus porteurs qu’ont judicieusement
choisi pour étude tant le musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne que
cet ouvrage sous la direction de Catherine Lepdor, conservatrice en chef,
musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, et Camille Lévêque-Claudet,
conservatrice, musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne.
Le monde artistique viennois, au tournant du siècle dernier, 1900, est
marqué par un tournant capital, celui de la naissance de l’art moderne. Un
tournant majeur trouvant son ancrage dans une nouvelle approche,
singulière et douloureuse, de l’individu, placé dorénavant au centre de
tous les domaines et interrogations ; La psychanalyse avec Freud, bien
sûr, mais aussi en littérature avec notamment Stefan Zweig. De
l’architecture aux arts appliqués - avec Otto Wagner, Joseph Hoffman ou
encore Koloman Moser - à la peinture, au dessin avec « Klimt à Schiele et
Kokoschka », sous-titre de l’exposition et du catalogue, aucun domaine de
la scène artistique viennoise n’échappe, en effet, à ce tournant capital.
C’est effectivement, une sensibilité nouvelle, faite de nervosité et de
fébrilité, une sensibilité « à fleur de peau », qui allait dominer et
amener les plus grands artistes de cette époque viennoise à concentrer
leurs recherches et travaux sur la peau et sa réceptivité. Appuyé par une
belle et large iconographie, passant de la peinture au dessin, de la
sculpture à la création d’objets d’art, les riches contributions de ce
catalogue offrent une analyse fine et subtile de cette nouvelle
sensibilité à fleur de peau caractérisant Vienne de 1900.
Catherine Lepdor ouvre l’ouvrage avec cette « Vienne (qui) fait peau neuve
». La peau, cette enveloppe de l’homme, contact privilégié entre
l’individu et le monde qui l’entoure, avec son environnement, la ville,
les objets… et qui permettra aux artistes de cette époque de se
réapproprier les rapports ténus et étroits qu’entretient l’individu par sa
sensibilité avec le monde. Mariane Bisanz-Prakken, auteur du catalogue
raisonné des dessins de G.Klimt, analyse cette « éthérisation de l’être
corporel », notamment chez Gustav Klimt. Une étude poursuivie chez Oskar
Kokoschka et Egon Schiele par Claude Cernuschi, historien d’art, sous
l’angle de la «Physicalité et théâtralité dans les représentations du
corps écorché » ou encore par cet « Autre regard sur l’art du portrait
chez Schiele » signé Astrid Kury. Des études passionnantes que viendront
compléter encore nombre de contributions tout aussi riches de sens et
d’enseignements, telles « La peau et l’image » de Matthias Haldermann, «
Le pouvoir sensible de la main » de Camille Lévêque-Claudet ou encore
venant clore l’ouvrage l’ample contribution de Christian Witt-Dörring «
Comme si la peau devenait corps, et l’enveloppe, le contenu », explorant
le domaine architectural et les arts décoratifs viennois à l’aube du XXe
siècle.
La seconde partie de l’ouvrage, suivant en cela le parcourt de
l’exposition, vient illustrer merveilleusement les études et propos avec
cette sensibilité viennoise sous toutes ses coutures et domaines – Peau
blanche, Sous la peau, Etre bien dans sa peau… - appliquée à tous les
domaines, peinture, dessins, sculptures, arts décoratifs…
Incontestablement, une « Vienne 1900 à Fleur de peau » !
« Blossom », Photographies de Anna Halm Schudel,
Textes de Franziska Kunze et Nadine Olonestzky, 22.2 x 33 cm, Edition
bilingue anglais / allemand, Editions Scheiddeger & Spiess, 2019.
Pour célébrer la beauté des saisons et des fleurs, la photographe suisse
Anna Halm Schudel livre un splendide ouvrage déployant de page en page, de
photo en photo, toute la réelle magnificence de l’art floral. Intitulé
tout simplement « Blossom » ou « Fleurs », l’ouvrage avec sa taille
allongée et ses quatre-vingts planches photographiques constitue un
véritable « Memento mori » laissant éclater de manière époustouflante
presque extravagante toute la diversité des couleurs et des formes
florales. Un « Memento mori » saisissant de splendeurs assurément, et dont
la couverture rose fuchsia telle une promesse de beauté annonce déjà cet
émerveillement qu’offre l’ensemble de ces photographies accompagnées pour
l’occasion de textes signés Franziska Kunze, historienne de l’art et de la
photographie, et Nadine Olonestzky, écrivain et éditrice aux édition
Scheiddeger et Spiess qui en signe la postface. Des textes livrant la
symbolique et l’histoire des natures mortes florales, une mise en
perspective mettant parfaitement en relief le travail de la photographe.
Et tel est bien le sujet, la passion qui anime depuis plus de 20 ans la
photographe Anna Halm Schudel, une passion que le lecteur ébahi retrouvera
en ses photographies saisissantes de beauté.
Des photographies dans lesquelles les roses éclatent, les bleus côtoient
des verts éblouissants ; Pleines pages, gros plans et zooms, les fleurs
aux mille couleurs et formes sous l’objectif de la photographe zurichoise
Anna Halm Schudel offre au regard leurs trésors de beauté, pétales,
pistils, le jaune éclabousse dans des écrins tout de rouge ou de rose.
Fleurs en bouquet, en vase, posées, renversées, la photographe explore
avec passion, audace et maestria cet art ancestral qu’est l’art floral.
Passionnée assurément, Anna Halm Schudel n’hésite pas à aller là où la
beauté des fleurs se cache, fleurs séchées, flétries ou encore plongées
dans l’eau… Ce sont alors d’autres couleurs, d’autres formes, tels des
voiles, ailes ou nageoires qui habillent les fleurs d’Anna Halm Schudel.
C’est toute la séduction des fleurs dans leur beauté et leurs plus
incroyables métamorphoses qui se trouvent ainsi sous l’objectif de la
photographe offertes au regard. Un regard qui se fait abeille, bourdon
face à ces photographies éblouissantes de couleurs et de formes.
Une source de beauté florale, de bonheur et d’inspiration infinie…
« Amaze », photographies de Cristina Mittermeier,
relié, 255 p., 29,7 x 37,7,édition trilingue, anglais, français, allemand,
Éditions teNeues, 2018.
Des littoraux, mais quels littoraux !... Rendus, ici, en une beauté
renouvelée par les magnifiques photographies de Cristina Mittermeier.
Cette photographe mexicaine sait mieux que quiconque insuffler à ses
clichés cette respiration inventive et ce souffle vital dont les
littoraux, leurs environnements et les hommes de ces peuplades indigènes
sont depuis toujours habités. Connue et reconnue internationalement comme
une des plus novatrices photographes environnementales de sa génération,
Cristina Mittermeier, écologiste convaincue et engagée, entraîne
littéralement le lecteur en des pages époustouflantes de cette magie que
nous offrent ces littoraux, la nature et le monde.
Pour cet ouvrage nommé « Amaze », c’est en premier lieu le thème ô combien
porteur de la « satiété » qu’a retenu la photographe livrant, pour
accompagner ses œuvres, un texte empreint de spiritualité. « Que signifie
avoir assez ? » interroge-t-elle. Sous son objectif, telle une palette de
peintre fauviste, les couleurs éclatent, jaillissent offrant une source de
vitalité à nulle autre pareille. Rites, ornements et peinture des corps
des peuples indigènes répondent aux dieux de la nature. Des pages
ponctuées également de portraits, le plus souvent en noir et blanc,
offrant par leur sourire ou regard toute l’énigme de la condition humaine
et de notre humanité. Ineffable étonnement…
Énigme et tragédie, c’est aussi cela que nous raconte la photographe
parcourant les littoraux du nord au sud avec notamment ce récit poignant
de ses débuts lors de la construction du barrage de Belo Monte au fin fond
de l’Amazonie. Une leçon pour la jeune femme et photographe qu’elle était
alors. « Celle-ci vibre dans mon âme comme un grain de sable dans la
coquille cloisonnée d’un nautile. Elle me pousse à avancer et me rappelle
le but de mon travail. Le souvenir indélébile de la photo que je n’ai su
prendre est ancrée au cœur de cette spirale secrète », confie dans un cri
murmuré Cristina Mittermeier en préface de cet exceptionnel ouvrage.
Plus que tout ce sont les liens unissant les hommes, les peuples et
nature, l’humanité et le monde qui interpellent dans ces photographies
d’une force suggestive inouïe. Une interconnexion et complexité de la vie
et des liens chers à la photographe. Fruit d’un remarquable travail de
plus de vingt ans, Cristina Mittermeier souligne encore combien cet
ouvrage représente pour elle : « Une fenêtre ouverte sur ma fascination
pour la résilience, le courage et la sagesse des dernières populations
indigènes de la planète. ». un défi qu’elle relève magistralement
capturant par toute la sensibilité de son objectif la variété et la
richesse de ces environnements, de ces littoraux dans leur diversité et
beauté, hommes et peuples indigènes, mer et animaux… aujourd’hui si
menacées par l’homme.
Un ouvrage exceptionnel pour un magnifique message d’espoir signé de la
grande et merveilleuse photographe environnementale Cristina Mittermeier.
« Born to Ice », Photographies de Paul Nicklen,
Préfacé par Léonardo DiCaprio, édition trilingue anglais, français,
allemand, Relié, 29.7 x 37.7, 343 p., Editions teNeues, 2019.
Non pas splendide, mais grandiose ! Tel est assurément le qualificatif qui
convient à ce magnifique ouvrage « Born to Ice » signé du photographe Paul
Nicklen et paru aux éditions teNeues. Consacré exclusivement aux régions
polaires, ce splendide ouvrage ne s’impose pas seulement par son très
grand format, mais aussi et surtout par la beauté époustouflante des
photographies de ce grand photographe qu’est Paul Nicklen. Rappelons que
ce dernier est un des plus grands photographes environnementalistes de sa
génération et a déjà remporté plus d’une trentaine de grands prix de
photographie, et ô combien mérités !
Pour réaliser cet ouvrage, préfacé par Leonardo DiCaprio, le photographe a
sélectionné avec le plus grand soin pas moins de 174 photos, véritables
chefs œuvres, parmi celles qui lui sont le plus chères. Une exigence
d’excellence livrant en ces pages des prises de vue d’une beauté
saisissante devant lesquelles le lecteur ne peut que demeurer ébahi. Mais,
une beauté dont on se doit aussi de mesurer toute la fragilité…
Talent, sensibilité et plume, c’est toute la maestria du grand photographe
qui s’exprime dans ce magnifique ouvrage. Celui-ci s’ouvre sur l’Arctique,
la majesté de l’ours blanc, la magie des mers arctiques, les chiens de
traîneaux, et ces grands et étourdissants espaces du Grand Nord… Un
témoignage exceptionnel empli de sensibilité et absolument captivant. « La
peur et la fascination sont souvent les deux faces d’un même état
d’esprit, dont une seule sort victorieuse. », confie Paul Nicklen au
lecteur. La seconde partie est consacrée aux non moins grands et
fascinants mondes de l’Antarctique. Des espaces et paysages, ici encore, à
couper le souffle, colonies de pingouins, de manchots royaux… Le
photographe avoue que « Peut-être avez-vous la chance de vous rappeler en
détail les rares moments ou ces lieux où la vie vous offre un cadeau
tellement spectaculaire que vous en êtes à jamais transformé. Pour moi, ce
cadeau a été l’Antarctique ».
Témoignages poignants de la beauté de la vie, mais aussi, telles ces
fabuleuses traces que laissent découvrir la couverture de l’ouvrage, un
appel lancé plus qu’urgent que jamais face à la fragilité de ces
écosystèmes…
Aussi, pour ces raisons, Paul Nicklen a tenu, lui-même, à accompagner son
œuvre de textes écrits de sa propre main, des textes forts rappelant
l’extrême urgence à se souvenir de cette interdépendance entre l’homme et
la nature ; exigence d’une prise de conscience plus que nécessaire,
vitale, face à la pollution de notre environnement, de notre monde, et au
dérèglement climatique. Ébloui par tant de beauté et de fragilité, le
lecteur ne peut que frémir, comprendre et mesurer les effets dévastateurs
des changements climatiques sur l’écosystème de ces régions polaires à
nulles autres pareilles. « Nous sommes capables du pire, mais aussi du
meilleur », rappelle cependant le photographe. Car n’oublions pas que le
monde que nous montre avec tant de sensibilité et de beauté le photographe
Paul Nicklen est, il ne l’ignore pas, aussi notre monde, et ce que nous en
ferons, celui de demain…
Un ouvrage d’exception d’une splendeur magistrale, celle des régions
polaires, transmise par un des plus grands photographes
environnementalistes, Paul Nicklen.
« Joel Shapiro; Sculpture and Works on Paper,
1969-2019. », Richard Shiff, Editions Scheiddeger & Spiess, 2020.
Vient de paraître aux éditions Scheidegger et Spiess une très belle
monographie consacrée au célèbre sculpteur Joel Shapiro. Un ouvrage qui
devrait séduire plus d’un amateur d’art puisque celui-ci couvre en ses
pages l’ensemble de l’œuvre de l’artiste, sculpture et travail sur papier
de 1969-2019.
Signé de l’historien d’art, Richard Shiff, l’auteur offre, ici, une
profonde et riche analyse du travail et de l’œuvre de l’artiste, une étude
intitulée avec pertinence « L’indiscipliné Joel Shapiro ». Richard Shiff y
développe une passionnante aventure, renouvelant ainsi les anciennes
études qui avaient pu être réalisées, et livrant surtout une vue
d’ensemble actualisée jusqu’à nos jours de l’ensemble de l’œuvre et de la
carrière de l’artiste (complétée en annexes par une liste des nombreuses
et principales expositions de l’artiste, et par des repères
biographiques).
A ce titre, ce bel ouvrage consacré à ce grand artiste américain ne peut
que faire date et s’imposer en ouvrage de référence.
Né, en effet, à New York en 1941, Joel Shapiro se définit plus volontiers
comme sculpteur, dessinateur, graveur et coloriste. Son art et talent,
aujourd’hui reconnu internationalement, fut remarqué et reconnu dès 1969
lorsqu’il participa à la célèbre exposition « Anti-Illusion » au Whytney
Museum of American Art. Depuis lors, l’artiste n’aura eu de cesse de voir
son art présenté dans les plus grandes expositions et galeries au travers
le monde, et aujourd’hui encore son œuvre et méthode de travail ne cessent
d’interpeller.
Refusant l’idée d’un minimalisme outrancier, Joel Shapiro sera surtout
connu pour ses objets ou meubles du quotidien en taille réduite ;
Cependant, cette première approche ne saurait traduire l’ensemble de son
œuvre. Ses nombreuses sculptures de ces dernières années viennent
largement en témoigner.
Un art volontiers tendu vers un effacement des frontières classiques,
notamment celles trop souvent abusivement mises entre figuratif et
abstraction. Mais, ce que l’artiste au travers de son œuvre n’aura de
cesse assurément de chercher sera avant tout cette dimension humaine,
subjective et chargée d’émotion. Une approche personnelle qui le
distinguera toujours des autres artistes de sa génération. Le lecteur
demeure ébahi devant ces sculptures, vivantes de couleurs et de matières,
et s’échelonnant jusqu’en 2019, notamment à Paris. Brisant les structures,
les lois et règles, ses œuvres se créent et se réinventent, donnant au
terme « intrépide » retenu par l’historien d’art son plein sens. Des
sculptures telles ces pyrites qui fascinaient tant Rogers Caillois.
Appuyé par pas moins de 300 illustrations, Richard Shiff livre, en effet,
en ces pages une analyse dynamique et passionnante du processus créatif de
Joel Shapiro, retenant une féconde mise en relief des points de force et
influences de l’artiste. Repoussant toujours plus loin les limites
matérielles, multipliant les matières, Joel Shapiro a toujours su réaliser
et se positionner dans un processus créatif inlassable, perpétuel, offrant
une œuvre en mouvement, dynamique, multiforme, et pourtant marquée de
cette griffe, de ce point d’unité et de cohérence jamais démenti, et
faisant de lui un des plus grands artistes de sa génération.
« Fragile », Photographies de Pedro Jarque Kerbs,
Co-éditions YellowKorner Éditions et Éditions teNeues, 2019.
Splendide ouvrage réunissant les œuvres du grand photographe péruvien
Pedro Jarque Krebs (dont on ne compte plus les récompenses et prix !)
révélant toute la beauté de la fragilité du monde animal. Avec pour titre
justement et simplement « Fragile», Pedro Jarque Krebs confie souhaiter
par ses photographies « faire prendre conscience de la beauté et de la
diversité de la faune sauvage ». Un défi que le photographe a su relever
avec cette élégante beauté et rare sensibilité qui le caractérise. L’image
de couverture avec ce flamant offrant dans sa belle et altière posture, le
rouge de sa tête et son cou, et toute la finesse et fragilité du rose de
ses plumes annonce à elle seule la beauté de cette vulnérabilité magnifiée
par le photographe. Une beauté et prouesse que l’on retrouvera également
dans ces autres clichés de flamants roses, d’aras bleus ou encore de
pélicans sur plus de 200 pages. Une fragilité et beauté plus que donnée,
offerte à l’infini par le monde animal.
C’est cette incroyable et splendide diversité qu’a su magnifiquement
capter Pedro Jarque Krebs. Les photographies de ses zèbres ou encore des
tigres et panthères sont époustouflantes de beauté. Des prises de vues
expressives et pleines de tendresses aussi, tels ces chimpanzés ou
mandrills. Une diversité empreinte de cet alliage inouï quasi magique nous
révélant « tout le mystère de la vie, de la conscience et de l’être », tel
que l’a souhaité le photographe. Des prises de vue d’une élégante et
mystérieuse fragilité. Splendide !
Mais au-delà de la beauté de ces photographies, c’est aussi et surtout un
appel au monde humain que lance Pedro Jarque Krebs, face à ce monde animal
menacé. Ainsi que le photographe le souligne dès les premières lignes : «
Aujourd’hui, se préoccuper du monde animal n’est pas une simple frivolité,
mais une question cruciale qui pose la question de notre propre survie… ».
Fragilité d’un monde menacé par l’homme lui-même si nous ne faisons rien.
Un problème qui « ne peut plus être ignoré ni remis à plus tard. », écrit
encore dans un ultime cri ce grand photographe qu’est Pedro Jarque Krebs,
terminant cependant ses propos, avant que ne s’ouvre la magie de ses
photographies, sur cette belle note optimiste : « Le plus important est de
ne pas perdre espoir, car c’est le seul moyen d’inverser le processus
destructeur dans lequel nous sommes engagés. » Comment ne pas consentir...
Le lion a de tout temps été le Roi des animaux. Jamais détrôné, il a hanté
tout autant la mythologie, les Écritures que la peinture ou la
littérature. Le lion a su imposer, bien au-delà de son environnement, tout
à la fois la beauté de puissance et la puissance de sa beauté. Symbole de
pouvoir et de force, il force l’admiration. Mais le lion fut aussi, par un
renversement de valeur, un animal également attendrissant, attachant,
parfois même ami fidèle des hommes…On songe à saint Jérôme et à son lion
qui ne le quitta plus dès lors qu’il l’eut soigné, et représenté par tant
de grands maîtres… bref, en un mot le lion fascine ! Et c’est cette
fascination, entre admiration, mise à distance et attendrissement que nous
donne à voir cet ouvrage exceptionnel signé du photographe Laurent Baheux.
Un travail exceptionnel, époustouflant, mené sur plusieurs années dans les
contrées africaines et immortalisant en un hommage saisissant toute la
beauté de ces félins.
Intitulé simplement « Lions », les photographies en noir et blanc de
Laurent Baheux nous offrent toute la noblesse de ces impressionnants
félins. Des choix de prises de vues sensibles, des mises au point et gros
plans splendides, réussissant à établir une intimité, avec ces animaux
sauvages dans leur environnement, absolument incroyable. Les photographies
des premières pages - pattes vues de si près qu’on en voit les griffes ou
encore cet œil d’une profondeur énigmatique - témoignent immédiatement de
l’indéniable talent de Laurent Baheux. Le Lion, mâle imposant, mais aussi
la lionne et ses lionceaux capturés par l’objectif du photographe avec une
précision et une spontanéité impressionnante ; Lionceau jouant avec la
queue de son père, lionne paisible ou inquiète… Lion, parfois aussi,
ironique, narquois, crinière rebelle regardant l’objectif du photographe.
Et que dire de cette tête de lion ouverte, rugissant de toutes ses forces
sa détresse à la face de cette humanité, cette humanité qui s’est prise un
jour pour un animal civilisé au-dessus de ce Roi des animaux…
Une alerte que tire également avec cet ouvrage Laurent Baheux, lui qui
sait mieux que quiconque pour avoir parcouru le continent Africain que le
lion est l’un des trophées, l’un des « big five » des cinq grands animaux,
malheureusement les plus prisés. Des photographies se veulent aussi
message d’alarme, nous rappelant qu’il y a urgence à ne pas se tromper de
combat et ennemi…
Un exceptionnel ouvrage digne de la beauté et de la noblesse du roi des
animaux, le lion, et dont les mots de Laurent Baheux disent à eux seuls la
valeur morale du photographe :
« Ce livre compile les morceaux choisis de mon travail sur une icône du
règne animal, que je ne me lasse pas d’immortaliser et à laquelle je tiens
à rendre l’hommage exclusif qu’elle mérite. »
« Lynn Chadwick ; A sculptor on the international
stage. » de Michael Bird, avec la contribution de Marin S. Sullivan,
Daniel Chadwick, Éva Chadwick et Sarah Marchant ; Edition Scheidegger &
Spiess, 2019.
À souligner de trois traits, une remarquable monographie consacrée au
sculpteur Lynn Chadwick (1914-2003) aux éditions Scheidegger et Spiess.
Signée de Michael Bird, écrivain et historien d’art anglais, auteur déjà
de nombreuses monographies, avec la contribution de Marin S. Sullivan,
historien d’art américain, l’ouvrage livre en plus de deux cents pages un
riche et ample panorama de l’ensemble de l’œuvre de ce grand sculpteur
anglais que fut Lynn Chadwick.
Appuyé par une large et très belle iconographie retenue avec soin, les
auteurs ont fait choix pour cet ouvrage de mettre en lumière les
différentes étapes et évolution de l’artiste, en retenant une judicieuse
mise en vis-à-vis de leur vue respective et parfaitement complémentaires ;
Celle, en premier lieu, de Mikael Bird attaché dans un riche écrit à
replacer le sculpteur et son œuvre sur la scène internationale, alors que
Marin S. Sullivan a, pour sa part, dans une non moins profonde
contribution, privilégié et mis en relief l’immense place accordée à Lynn
Chadwick aux États-Unis.
Le lecteur assiste ainsi émerveillé à la naissance du sculpteur, avant de
ne le suivre de page en page tout au long de sa féconde et longue
carrière. Tel un hommage, l’ouvrage s’ouvre avec trois témoignages ou
mémoires émouvantes, celles de Daniel Chadwick, Éva Chadwick et de Sarah
Marchant, avant que l’on ne découvre Lynn Chadwick dans son atelier, face
à ses œuvres dans un jeu de miroir à mille facettes et angles à l’image de
ses propres sculptures…
Des œuvres singulières, tout à la fois, froides ou austères par le métal
et leurs angles, et irrésistiblement attirantes, captivantes par ce
quelque chose - ce « je-ne-sais-quoi » cher à Vladimir Jankélévitch ; Des
soudures, moulages, angles et lignes droites offrant au regard un langage
secret et poétique, tel ce « Sitting couple », daté de 1973, sculpture
choisie et imposant toute sa force dès la couverture de l’ouvrage.
C’est à partir de 1956, avec un premier prix à la Biennale de Venise, que
Lynn Chadwick s’affirmera. Sensible à son époque, ses sculptures sont le
reflet des tensions et détentes avec notamment ces amples ailes ou
nageoires qui tirailleront ses silhouettes avant qu’elles ne s’apaisent
quelque peu. Tiges d’acier et stolit, travaillant le cuivre, le laiton, le
bronze, sans jamais renier ses ainés et influences, dont bien sûr Germaine
Richier, Giacometti ou encore Calder qui très tôt le fascinera, l’artiste
sut « sortir » l’art moderne de son obscure part sombre pour apporter une
réponse accessible, compréhensible, opportune à toute une génération.
Nombre de dessins de l’artiste viennent compléter idéalement les
nombreuses et splendides photographies pour beaucoup pleine page.
Le lecteur conquis retrouvera également, en index, outre une liste
complète des travaux de l’artiste, ses expositions, une brève biographie
que vient compléter un inventaire des œuvres dans les collections
publiques. Rien ne manque ! Un travail remarquable, à juste titre mérité
et donné comme un très bel hommage, pour ce grand sculpteur, Lynn
Chadwick, un artiste trop peu connu du public français.
Un ouvrage fort beau et impressionnant revenant sur plus de vingt-cinq ans
de travail des architectes Marco Bakker et Alexandre Blanc. Une splendide
étude de 600 pages, approfondie et magistralement illustrée, donnant à
voir et à admirer leurs réalisations ou projets architecturaux tout aussi
splendides et grandioses. Un travail architectural exceptionnel mené sur
un demi-siècle et qui méritait assurément une telle rétrospective ! C’est
en 1992, en Suisse que Marco Bakker et Alexandre Blanc ont fondé, en
effet, leur cabinet Bakker & Blanc architectes (BABL), un premier et grand
pas promis à l’avenir et au succès que l’on sait…
Appuyé d’une très riche et magnifique iconographie, intégrant de nombreux
plans et photographies couleur pleine page voire sur double page,
l’ouvrage a fait choix de retenir précisément 34 études architecturales de
Bakker & Blanc architectes, études demeurées à l’état de projet ou
réalisées. Des réalisations forçant l’admiration telles celles de Saint
Martin, de la Maison Braillard ou encore de La Grangette. Des réalisations
magistralement pensées, véritablement d’exception, et révélant toute la
philosophie et la vision architecturale de BABL.
Une vision d’ensemble sur plus de vingt-ans témoignant superbement des
hautes exigences architecturales de BABL, et que viennent parfaitement
traduire le titre de l’ouvrage « Darwin’s Theater » ou la célèbre toile de
« La Tour de Babel » de Bruegel l’Ancien mise en exergue de l’ouvrage. Un
itinéraire toujours poussé plus loin et plus haut, ne cessant de
questionner et repenser l’espace, les volumes, mais aussi et surtout, le
temps. Une échelle de mesure cruciale et que BABL a posée comme
essentielle, telle l’échelle de Jacob ou cette image précédemment évoquée
d’un escalier en colimaçon s’élevant chronologiquement dans le respect des
règles de l’art acquises. Une évolution que Darwin n’aurait pas reniée,
réitérant les mêmes questionnements éternellement, ne reniant ni le passé
ni l’avenir, pour une vision nouvelle œuvrant dans la continuité. Une
continuité qui se fait visible en ces pages et que nombre d’illustrations,
tableaux, dessins ou photos, viennent également scander comme pour mieux
la rappeler. Chaque réalisation ou projet de BABL étant à la fois bâtis
sur une tradition perpétuée, intégrant les valeurs anciennes, mais ouvrant
sur un nouvel horizon architectural.
C’est cette approche d’une vision d’ensemble, toute à la fois globale et
singulière, propre à Bakker & Blanc architectes que nous livre cet ouvrage
d’exception ; Un ouvrage qui ne peut, tant pas la valeur de ses études que
par sa qualité esthétique, que s’imposer en véritable ouvrage de
référence, de référence des plus splendides !
« Horses of Iceland », Photographies de Guadalupe
Laiz, Editions teNeues, 2019.
Toute la beauté des chevaux d’Islande révélée et mise en lumière et photos
par la photographe Guadalupe Laiz aux éditons teNeues. Un incroyable et
splendide ouvrage offrant les plus belles réalisations de la photographe,
internationalement reconnue, réunies et présentées, ici, sur pleine page
ou plus souvent encore sur de doubles pages. Exceptionnel !
Y défilent, trottent, galopent ou amblent voire au tölt, ces merveilleux
chevaux aux cinq allures reconnaissables entre tous. Avec leur tête de «
Gnafron » tendre, leur toupet rebelle, leur crinière indomptable et leur
regard aux longs cils… Guadalupe a su avec son objectif en capter les plus
exceptionnelles images. Des photographies à couper le souffle aussi
uniques que ces chevaux à la race demeurée pure et unique depuis la
colonisation de l’Islande au IXe siècle ; une race de chevaux vikings,
l’une les plus pures du monde.
Les chevaux d’Islande offrent au regard, et à l’objectif de la
photographe, plus de quarante couleurs de robe et pas moins de soixante
variations. Mais si aucun d’eux ne se ressemble tout à fait, il n’en
demeure pas moins que ces chevaux d’Islande, à la fois splendides et «
craquants » font tous, petit ou adulte, gris ou palomino, partie
indéniablement des plus beaux chevaux du monde. Une constatation qui
s’impose d’elle-même, mais qui n’en augmente pas moins l’indéniable talent
de la photographe Guadalupe Laiz, car il est bien difficile de prendre en
photo des chevaux si beaux soient-ils… Que dire, dès lors, lorsque
celles-ci sont aussi époustouflantes et exceptionnelles ? On ne peut que
demeurer ébloui, ébahi, par tant de beauté.
Chevaux de selle ou parfois encore de travail, ils sont depuis des
millénaires les plus fidèles compagnons de l’homme. Doux, proches de
l’homme, très intelligents et coopératifs, ils se prêtent à merveille à
l’équitation notamment thérapeutique. Mais, qu’on ne s’y trompe pas, avec
leur charmante tête et morphologie, ces adorables chevaux d’Islande sont
aussi de puissantes montures, énergiques, parfois fougueuses. Une nature
adaptable et forte leur ayant permis de vivre et de se développer dans ces
paysages si grandioses de l’Islande, mais aussi d’Allemagne ou du
Danemark.
Comment, il est vrai, dissocier le cheval de son environnement, de la
nature ? La photographe ne l’ignore pas et c’est en amoureux de cette
nature qu’elle s’est aventurée dans ces contrées lointaines… Et, tel est
aussi l’enjeu et le défi de ces magnifiques chevaux et photographies :
rappeler qu’il est plus qu’urgent de protéger cet environnement aussi
grandiose que vital pour les chevaux d’Islande, leurs autres congénères et
l’homme lui-même. Des questions cruciales chères à Guadalupe Laiz.
Que de beauté, en effet, dans ces splendides paysages dans lesquels
s’ébattent, s’élancent et volent ces crinières sauvages au vent… Mais
aussi que d’heures pour réussir de telles et uniques photographies ! On ne
peut qu’imaginer Guadalupe Laiz, attendant discrètement, patiemment, le
moment opportun, idéal pour capturer ces merveilleuses images, ces chevaux
d’Islande magnifiquement mis en lumière en ces pages. Un ouvrage
exceptionnel de beauté qu’on a peine à refermer !
Et si on optait pour le laisser ouvert ? Magnifique.
« Les estampes japonaises (1680–1938) », d’Andreas
Marks, Relié, 29 x 39,5 cm, 622 pages, édition multilingue: Allemand,
Anglais, Français, Éditions Taschen, 2019.
Andreas Marks livre avec « Les estampes japonaises », paru aux éditions
Taschen, le plus beau témoignage de la splendeur de cet art bien
particulier de l’estampe japonaise, un art dont il est l’un des meilleurs
spécialistes, étant le conservateur d’art japonais et coréen de la
collection Mary Griggs Burke, mais aussi le directeur du département d’art
japonais et coréen, et le directeur du Clark Center for Japanese Art au
Minneapolis Institute of Art.
Lorsque l’occident découvrit les premières estampes japonaises, le monde
de l’Ukiyo-e ou images du monde flottant, l’étonnement fut grand et le
ravissement immédiat, surtout auprès des artistes dont notamment Édouard
Manet, Van Gogh, et bien entendu, Claude Monet, subjugué par cet univers
des formes et couleurs et qui lui inspirera les plus célèbres toiles de
l’impressionniste que l’on connaisse.
Ce magnifique recueil, servi par une éblouissante iconographie permise par
son extraordinaire format XXL offre au regard les œuvres des plus grands
maîtres japonais de l’estampe tels que Hokusai, Utamaro, Hiroshige… 200
estampes parmi les plus mémorables, que l’ouvrage replace dans leur
contexte culturel et historique ; Une mise en contexte nécessaire pour
appréhender cet art, les estampes n’étant pas seulement de belles images à
contempler, mais bien des œuvres venant s’inscrire dans une époque, un
monde particulier qu’il convient de déchiffrer, ce que fait admirablement
cet ouvrage. Le lecteur pourra ainsi pleinement apprécier l’évolution de
cet art qui s’étire et se développe au Japon du XVIIe siècle jusqu’au
début du XXe siècle, les estampes de cette dernière période boudées, il y
a encore une vingtaine d’années, se sont révélées très recherchées depuis…
Reflets de la culture japonaise, tout fait signe dans le monde de
l’estampe, à l’image de la brièveté d’un haïku, de l’attention portée à la
cérémonie du thé ou à l’arrangement floral de l’ikebana. La qualité des
reproductions, ainsi que l’espace important qui leur est réservé, offrent
justement cette intimité d’un univers feutré de femmes au kimono
chatoyant, de paysages aux montagnes esseulées, de samouraïs démontrant
par l’image toute la force du bushido. C’est toute la vie japonaise qui
s’exprime sur ces œuvres le plus souvent de taille modeste, mais parvenant
en un format réduit à suggérer la magie et la vie du théâtre kabuki, la
splendeur des courtisanes… Un raffinement de chaque détail que le lecteur
pourra à loisir admirer notamment grâce à 17 pages dépliantes. L’estampe
japonaise a survécu bien au-delà de sa période de création, non seulement
dans la culture japonaise, mais également dans le rayonnement
international et la fascination qu’elle a su susciter et suscite encore de
nos jours.
Un livre éblouissant fruit de plusieurs années de travail, qui rend
hommage à l’Art de l’estampe japonaise, de la plus belle des manières !
« Picasso ; Au
cœur des ténèbres, 1939-1945 », Sous la direction de Sophie Bernard avec
la collaboration d’Éléonore Harz, Editions In Fine, 2019.
On croyait tout connaître de l’œuvre de Picasso, et pourtant… C’est en
effet une autre facette, une part plus sombre de l’œuvre du grand peintre,
celle « Au cœur des ténèbres » des années 1939-1945 que nous propose de
découvrir ce bel ouvrage paru aux éditions In Fine. Sous la direction de
Sophie Bernard, conservateur en chef, chargée des collections modernes et
contemporaines au musée de Grenoble, l’ouvrage s’attache à mettre en
relief toute la richesse de ces œuvres réalisées sur fond de guerre par
Picasso durant les années 1939-1945. Une profusion d’œuvres, peinture,
dessins, sculptures, que l’ouvrage entend, appuyé de riches contributions,
remettre dans son contexte, avant d’aborder cette œuvre chronologiquement
année par année, illustrée par un très grand nombre de toiles, dessins,
carnets et photographies… Plus de 260 illustrations au total !
Emigré espagnol, exilé, Picasso demeura durant cette période à Paris dans
son atelier des Grands Augustin et refusera de partir pour les États-Unis.
Déjà largement reconnu, et bien que connaissant les réalités et ravages de
la guerre, Picasso invitera ses amis dans les brasseries et cafés
parisiens où il avait ses entrées… Picasso refuse, cette fois-ci,
l’horreur de la réalité, l’atrocité de la guerre, il s’enferme dans son
atelier. Pour lui, il est vrai, la guerre avait commencé dès 1936 avec
celle d’Espagne et la réalisation de « Guernica » en signe d’opposition et
de soutien aux républicains. Mais, de 1939 à 45, Picasso ne renouvellera
pas « Guernica ». Il ne renoue pas avec l’opposition et le combat. Picasso
entend continuer à dessiner et peindre ses sujets habituels de
prédilection avec la même obsession… Les portraits de Dora Maar qui a
succédé à Marie-Thérèse Walter ou les natures mortes se multiplient… «
Femme assise dans fauteuil », « Femme au chapeau dans un fauteuil », des
toiles datées des années 40, une présence féminine sur laquelle revient
Laurence Madeline.
Mais si Picasso n’a pas peint en tant que telle la guerre - « je n’ai pas
peint la guerre » dira-t-il - ces années sombres de repli d’un artiste
centré sur son œuvre, sur sa vie, ne seront pas pour autant vécues par le
peintre sans déchirements intérieurs, ainsi que l’expose Brigitte Lael
dans sa riche contribution « Peindre autrement la guerre. ». Les œuvres de
cette terrible période seront, en effet, largement imprégnées, teintées du
voile de la guerre, de l’occupation, des arrestations, déportations et
massacres… Bien que replié sur lui-même, les œuvres réalisées durant la
période 1939-1945 trahiront ce refus ambigu du peintre face à l’horreur,
et les portraits se feront plus encore défigurés, modelés sur la noire
toile de la réalité de la guerre. Les couleurs froides et sombres puisées
« Au cœur des ténèbres » viendront marquer ses peintures tel ce « Jeune
garçon à la langouste » de 1941… Picasso dessinera, sculptera aussi, mais
des hommes noirs tels encore « L’homme au mouton » de 1943. Une activité
fébrile, obsessionnelle comme pour mieux neutraliser le poison vénéneux de
l’horreur, et faisant l’objet en ces pages de belles études et
illustrations. Des œuvres « Au cœur des ténèbres », des ténèbres que
Picasso admettra plus volontiers à la Libération : « Il n’y a pas de doute
que la guerre existe dans les tableaux que j’ai faits alors. »,
reconnaîtra le peintre a posteriori…
Il faudra attendre 1944 et surtout 1945 pour que ses toiles retrouvent les
couleurs de la liberté, de la Méditerranée et celles de Françoise Gillot…
Un bel ouvrage qui vient idéalement compléter l’exposition du même nom
ayant lieu en cette fin d’année 2019 au musée de Grenoble en partenariat
avec le musée Picasso-Paris
www.museedegrenoble.fr , et qui se poursuivra au Kunstsammlung
Nordrhein-Westfalen à Düsseldorf début 2020.
« Textiles du Japon », Thomas Murray, Virginia
Soenksen et Anna Jackson, Éditions Citadelles & Mazenod, 2019.
C’est assurément un somptueux et splendide ouvrage que proposent les
éditions Citadelles & Mazenod avec cette publication unique entièrement
consacrée aux « Textiles du Japon ».
Non seulement soyeux avec son coffret et sa reliure bleue en tissu, ce
volume à nul autre pareil ne peut que s’imposer, en effet, de par sa
beauté en ouvrage véritablement d’exception. Retenant un thème rarement
traité, avec plus de 500 pages et 365 illustrations, le lecteur y
découvrira les plus précieux tissus de la collection de Thomas Murray,
acquise depuis cette année 2019 par le Minneapolis Institut. Une
invitation à un voyage inouï au pays des tissus japonais, des textiles en
ces pages choisis et sélectionnés pour leur rareté et extrême beauté.
Signé de Thomas Muray, lui-même, célèbre marchand d’art, auteur déjà de
plusieurs ouvrages dans ce domaine, de Virginia Soenksen, passionnée de
textiles japonais, et Anna Jackson, auteur également de nombreux ouvrage
consacré à ce thème, ce livre nous ouvre les coffres enfermant ces
inestimables trésors extrême-orientaux que constitue les textiles de la
collection Thomas Muray. De splendides pages et illustrations dévoilant au
regard ébloui du lecteur des tissus anciens, précieux, pour nombre d’entre
eux jamais montrés au public. Une incroyable première, donc, qui réjouira
aussi bien les amoureux, amateurs ou professionnels des arts et textiles
extrême-orientaux avec un plaisir renouvelé par une fabuleuse magie à
chaque page et chapitre.
Les auteurs ont, en effet, fait choix de présenter ces tissus rares,
retenus pour leur conservation exceptionnelle défiant le temps, selon
trois grandes catégories ou chapitres.
La première partie ouvre au regard les malles les plus majestueuses de la
collection Murray en présentant les textiles les plus rares et précieux de
cette collection, ceux réalisés par le peuple Aïnou. Joyaux de la
collection, le lecteur demeurera ébahi devant autant de beauté tant ces
textiles Aïnou offrent un raffinement, une finesse et une noblesse de
matière rarement atteintes. De fabuleux vêtements Aïnou en peau de poisson
(hukht), en fibres d’orties, d’orme ou coton – retarpe, attush,
chikarkarpe, kaparamip, ruunpe ou Chijiri - y sont magnifiquement dépliés
pour le lecteur avec pour nombre d’entre eux des détails pleine-page.
Ravissement encore avec cette deuxième partie s’attachant aux Mingei, ces
tissus de la vie quotidienne japonaise. Présentés selon leurs matières ou
fibres, selon leurs techniques d’impression ou coloration, ou encore selon
leurs motifs, ces tissus destinés aux vêtements traditionnels japonais ou
d’accessoires offrent une impressionnante variété aux couleurs sombres et
profondes, tout de bleu, noir ou marron foncés. Des tissus aux motifs
variés, originaux et singuliers, révélant tous sans exception, chacun à
leur manière, toute l’élégance et l’extrême délicatesse des créations des
tisserands japonais.
Le lecteur s’envolera, enfin, avec la troisième partie, pour l’archipel
des îles d’Okinawa, un archipel situé dans la mer de Chine. En ces pages,
les tisserands des îles d’Okinawa déploient leurs plus beaux textiles. Des
tissus incroyablement flamboyants tissés en ces terres lointaines
exclusivement en fibres d’ito-bashō, une plante de la famille des bananes
comestibles. Affichant des couleurs et motifs au trait caractéristique
tous plus chatoyants les uns que les autres, ces tissus d’Okinawa révèlent
pour leur part l’extrême créativité des tisserands de l’archipel
d’Okinawa. De ces textiles colorés, ce ne sont que fleurs, oiseaux,
papillons qui s’envolent…
C’est à un splendide voyage au pays des tissus du Soleil levant qu’invite
incontestablement cet ouvrage d’exception révélant toute le raffinement,
la finesse et variété de l’art du tissage japonais de ses fabuleux
textiles de la collection Thomas Murray, un voyage d’une beauté infinie…
« Grand Canal » par le photographe Laurent
Dequick, Edition Chêne, 2019.
Venise toujours ! Comme si vous y étiez… Imaginez-vous voguant
sur l’une des nombreuses gondoles, un doux et calme après midi d’hiver ou
un chaud soir d’été, le bruit de clapotis des rames et les Palais
vénitiens, ayant fait la renommée de Venise, plus féeriques les uns que
les autres, défilant juste pour vous… C’est cela « Grand Canal », un
fabuleux ouvrage se dépliant totalement et laissant apparaître sous vos
yeux ébahis sur pas moins de 38 mètres de long le Grand Canal, la plus
large et belle avenue de Venise !
38 mètres de formidables photographies aux couleurs atténuées réalisées
par Laurent Dequick pour une féerie toute vénitienne. Photographe et
architecte, Laurent Dequick, grand amoureux de Venise, a pour cette magie
inouïe retenu 300 photographies sur les 4 500 initialement réalisées. La
délicatesse de ses prises de vue laisse danser les plus beaux reflets de
ces Palais aux milles légendes… Rien d’étonnant dès lors à ce que son
travail au titre de photographe et consacré à la Sérénissime ait été primé
deux années de suite en 2017 et 2018.
En 2019, par cet ouvrage, c’est toute la splendeur de cet exceptionnel «
Grand Canal » signé Laurent Dequick qui se déploie et dévoile pour vous la
beauté si singulière de la Sérénissime. Une beauté à l’heure où les femmes
vénitiennes faisaient sécher naguère leurs longs cheveux blonds sur les
terrasses de Palais… Une heure entre jour et nuit, entre couleurs et
ombres, aux milles détails comme suspendus, et que Laurent Dequick,
photographe privilégié de la Galerie YellowKorner, avec un art des plus
avertis, a su si bien capter et déplier en cet exceptionnel ouvrage.
Mieux qu’un film ou qu’un classique livre, votre doigt glisse et votre
imagination s’envole avec pour seul horizon le « Grand Canal »… sur 38
mètres de long !
« Le Temple du Silence ; Les Mondes et Univers
oubliés d’Hubert Crowley. » de Justin Duerr, Coll. Urban Books, Urban
Comics, 2019.
Majestueux et remarquable ! Ces deux qualificatifs devraient suffire à eux
seuls à qualifier cet ouvrage consacré à l’artiste Herbert Crowley et
signé Justin Duerr aux éditions Urban Comics.
Si ce n’est que Herbert crowley, artiste underground du XXe siècle, et à
qui dédié ce superbe ouvrage, a été quelque peu injustement oublié et
demeure aujourd’hui trop peu malheureusement connu en France ; D’où son
titre évocateur : « Le Temple du silence ; les Mondes et Univers oubliés
de Herbert Crowley ». C’est donc tout à la fois une belle invitation à
découvrir ce grand artiste et un hommage qui lui est rendu que nous offre
Justin Duerr, passionné de culture underground, lui-même artiste,
écrivain, et musicien, avec cet extraordinaire album au format allongé
hors norme et à la superbe couverture noir et blanc signée Herbert Crowley
lui-même.
Herbert Crowley, né en 1873 en Angleterre, fut, pourtant, au début du XXe
siècle, largement connu et reconnu pour ses œuvres avant-gardistes, des
œuvres singulières, au trait précis et immédiatement reconnaissables.
Illustrateur, peintre symboliste et sculpteur, sa vision originale ne
pouvait, et ne peut encore de nos jours, laisser indifférent. Herbert
Crowley nous donne à voir des mondes extraordinaires, des univers à nuls
autres pareils qui enchantent par leur technique et leur vision
inclassable. Visionnaire, cet artiste le fut assurément !, lui qui fut
proche du psychanalyste zurichois Karl Gustav Jung. Ceux qui connaissent
les recherches de ce grand psychanalyste suisse n’en seront nullement
étonnés, ouvert à l’imaginaire et, bien sûr, aux songes ce dernier
s’intéressa autant à l’alchimie qu’aux mandalas, et plus généralement aux
univers oniriques et singuliers. Un attrait pour des mondes étranges
puisant aux sources de l’inconscient collectif et que partagent les deux
hommes.
Et les magnifiques planches de cet ouvrage d’exception viennent
merveilleusement témoigner de cette vision singulière, fantastique aussi
insolite que fascinante. Herbert Crowley, qui exposa à l’Amory Show
en1913, a su influencer à sa suite nombre d’artistes, notamment ceux du
monde de la BD et plus particulièrement celui de l’American Comic. Auteur
légendaire et reconnu de comic strip, il fut l’auteur du fameux «The
Migglemuch » qui fut publié par dans le New York Herald. Une influence
manifeste redonnant à ce grand artiste américain toute la reconnaissance
qui lui revient et que Justin Duerr nous offre avec bonheur aujourd’hui de
redécouvrir.
Après avoir rappelé la vie de Herbert Crowley , l’auteur a retenu un
nombre incroyable d’œuvres de l’artiste, comic strip, illustrations,
dessins, sculptures, etc., tous plus étranges et fascinants les uns que
les autres, et dont certains sont inédits, n’ayant jamais été publiés.
Cette unique et remarquable monographie est le fruit de plusieurs années
de recherches, près d’une décennie, menées avec passion et persévérance
par Justin Duerr.
Une publication-écrin magnifique pour une découverte à couper le souffle !
« Un jardin rêvé ; Rohuna, nord du Maroc. » de
Umberco Pasti et Ngoc Minh Ngo, Editions Flammarion, 2019.
Par
ces longs et gris mois d’hiver, qui ne rêve de retrouver la douceur d’un
jardin luxuriant aux vastes prairies verdoyantes, d’un « Jardin rêvé »… «
Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur / D’aller là-bas vivre ensemble !
» écrivait Charles Baudelaire pour premiers vers de son célèbre «
Invitation au voyage »...
Et c’est bien à une telle « Invitation au voyage », pour que ce songe de «
Jardin rêvé » prennent forme en attendant le printemps, que Umberto Pasti
et Ngoc Minh Ngo signent en cette fin d’année ce bel ouvrage nous emmenant
dans un des plus beaux jardins du Maroc, celui plus précisément de Rohuna
au nord du pays ; Et quel Bonheur de douceur !
Pour cet ouvrage, une co-signature réunissant toute la passion d’un
écrivain et horticulteur – Umberto Pasti – et celle d’un photographe de
renom - Ngoc Minh Ngo. Rappelons que si Umberto Pasti est, en effet, un
écrivain italien célèbre, auteur notamment du « Bonheur du crapaud et
jardins » et « Les vrais et les autres », celui-ci est aussi un
horticulteur réputé. Et lorsqu’une telle personnalité aussi sollicitée
rencontre un non moins passionné de la beauté, Ngoc Minh Ngo, cela donne
assurément un ouvrage des plus souriants et luxuriants.
Le jardin marocain de Rohuna a été créé entièrement par l’écrivain et
horticulteur, c’est dire que l’auteur sait plus que nul autre de quoi il
parle ! Pour l’agencement de ce jardin, il n’a pas hésité à transplanter
des milliers de plantes sauvages ; des plantes luxuriantes au
développement et coloris incroyables repérées ou trouvées sur les
chantiers de construction du village. C’est donc également tout la
préservation de la richesse botanique de cette région marocaine qu’a su
réaliser Umberco Pasti. Un beau défi relevé avec passion. Aujourd’hui
Narcissses, crocus, iris sauvages ou autres encore offrent ainsi, non
seulement au propriétaire ou visiteurs des lieux, mais aussi aux heureux
lecteurs de ces pages, tout leur parfum, leurs couleurs et leur
extraordinaire beauté ! C’est, en effet, également toute cette beauté
luxuriante et la splendeur inouïe de ses paysages qu’a su capter Ngoc Minh
Ngo dans ses quelque deux cents photographies nous ouvrant les portes d’un
songe…
Un songe de plus de 220 pages d’un jardin fabuleux, d’un « Jardin rêvé » ;
Rohuna, au nord du Maroc ». Et « Là, tout n’est qu’ordre et beauté / Luxe,
calme et volupté ».
“Water · A Journey through the Element “ par le
photograghe Rudi Sebastian, (anglais et allemand), Editions teNeues, 2019.
Le photographe Rudi Sebastian a depuis de nombreuses années consacré son
travail aux éléments naturels avec notamment un intérêt particulier pour
l’eau. Reconnaissant sa dette à l’égard du peintre Claude Monet, il n’a
cessé d’explorer les intrications complexes nouées entre l’élément
aquatique et la matière terrestre, les jeux complexes de ce qui est
suggéré, tangible ou parfois invisible. Cette quête de l’eau s’inscrit
bien entendu dans une démarche écologique plus globale, Rudi Sebastian
rappelant que l’origine de la vie trouve naissance dans les eaux
primordiales. Ses magnifiques prises de vues témoignent de cette
sensibilité unique et de ce regard singulier sur les rapports entretenus
entre le liquide et le solide, le vivant et l’inerte. Ce splendide ouvrage
d’art des éditions teNeues rend compte admirablement de cette quête à la
fois artistique et écologique, philosophique, menée parfois dans les liens
ténus que le photographe révèle entre la nature et l’homme et les
transformations que ce dernier impose plus qu’il ne faut à son
environnement.
On
se réjouit de constater que le Rio Celeste d’un bleu turquoise irréel soit
bien le fait d’une réaction chimique entre deux pH différents de deux
cours d’eau se rencontrant, et non le fait trop répandu de la pollution de
l’homme. Les photographies pleine page de Rudi Sebastian semblent tendre
parfois même vers de véritables tableaux tant couleurs et formes nouent,
en ces prises de vues exceptionnelles, la plus merveilleuse des
conversations. Et si les différentes lectures suscitées par cet ouvrage
unique sont nombreuses, l’art, la nature, l’esthétique, l’environnement,
l’écologie, la philosophie, la toute première d’entre elles sera
assurément l’émerveillement qu’offre cet élément insaisissable, et que le
photographe a su approcher de si près avec autant de beauté et de talent.
À noter que le livre est proposé sans emballage plastique afin de réduire
ce matériau polluant dans les mers, une initiative à encourager…
« Paris 1900 » de Marc Walter et Sabine Arqué,
Éditions Taschen, 2019.
Il fallait
assurément un très grand ouvrage à la hauteur de cette « Belle époque »
qui marqua à jamais Paris et la France au tournant du siècle dernier;
C’est chose faite ou plutôt réalisée avec la parution de ce très grand
format intitulé « Paris 1900 » aux Éditions Taschen. « Paris 1900 », c’est
tout un monde de douceur de vivre à la française. Un univers à nul autre
pareil qui s’ouvrait alors avec ce nouveau siècle qui commençait, et qui
offre aujourd’hui encore, par cette publication d’exception, ses plus
belles pages et couleurs au lecteur ; Un monde nouveau de prospérité et de
paix dont Paris fut la plus belle capitale et la France probablement la
plus belle représentante.
Avec son format exceptionnel XXL 29x39.5 cm, ses plus de 600 pages signées
Sabine Arqué et Marc Walter, ce sont des années tout aussi exceptionnelles
que l’ouvrage qui défilent sous le regard et la mémoire. Des années de
prospérité tant économiques que culturelles, des années de paix après la
dure guerre de 1870 marquées par l’espoir et l’optimisme d’un nouveau
monde… Marc Walter, photographe et collectionneur de phytochromes, est
déjà l’auteur d’ouvrages remarqués. Sabine Arqué, auteur également de
nombreux ouvrages, est pour sa part documentaliste et iconographe. Un duo
déjà amplement salué pour leurs précédentes et fort belles publications
aux éditions Taschen dont « L’Âge d’or du voyage », « An American Odyssey
» ou encore « L’Italie vers 1900, portrait en couleurs » avec Giovanni
Fanelli.
Les auteurs ont souhaité réaliser un livre pleinement ouvert sur cette
époque et mémoire dont aujourd’hui, plus d’un siècle après, chacun se
souvient avec une belle et tendre nostalgie. Celle que nos grands-parents
ou arrières-arrières grands parents nous ont transmise et qui fait encore
de nos jours la renommée internationale de la France. Paris, la Côte
d’Azur…une si belle époque, songe-t-on... Une « Belle époque » illustrée
pour cet ouvrage d’exception par pas moins de 800 photographies, cartes
postales, affiches et phytochromes d’époque.
Le lecteur se
promène ainsi à loisir dans les allées de ce qui fut probablement l’une
des plus grandes Expositions Universelles, tous les regards convergeant et
se levant vers cette grand Dame au port si altier, la Tour Eiffel, celle
qui allait devenir le symbole de Paris et de la France ; Une image qui
fait la couverture de cet ouvrage exceptionnel. On se promène aussi sur
les grands boulevards où les devantures des grandes enseignes jettent déjà
leurs illuminations et décorations, les arpettes arpentant encore les rues
avec leurs cartons à livrer… Montmartre se réveille ; Mais, « Paris 1900 »
offre également la splendeur des paysages luxuriants de la Côte d’Azur
avec ces routes tournantes et zigzagantes de la Riviera, les longues
plages de Deauville ou d’Etretat, la Bretagne… Chapitre après chapitre,
l’ouvrage parcourt ainsi cette France au tournant du siècle dernier de
région en région, les Pyrénées, l’Auvergne, les Vosges et les Alpes…
offrant au lecteur cette précieuse possibilité de voyager dans le temps et
l’espace de cette "Belle époque" avec à chaque page cette impression
inouïe d’une douceur de vivre… Un beau songe nous immergeant dans cette
France et le Paris de 1900 qui méritait bien un ouvrage exception au
format tout autant d’exception.
« Toulouse-Lautrec ; La stratégie de l'éphémère »
de Nicholas-Henri Zmelty, Collection Monographie, Format : 275 x 325 mm,
280 pages, Éditions Hazan, 2019.
Un détail de
La Clownesse Cha-U-Kao, toile réalisée en 1895 par Henri de
Toulouse-Lautrec (1864-1901) et un titre évocateur « La stratégie de
l’éphémère » en couverture de beau livre attireront assurément
immédiatement – et tout à fait à juste titre - l’attention du lecteur à
l’occasion de l’exposition qui se tient actuellement au Grand Palais à
Paris. Nicholas-Henri Zmelty, maître de conférences de l’art contemporain,
a porté ses recherches sur l’image imprimée et la peinture en France entre
1880 et 1939. Le personnage atypique que fut Toulouse-Lautrec ne pouvait
ainsi que retenir son intérêt et donné naissance à cette remarquable
monographie particulièrement novatrice en ce qu’elle propose un autre
regard sur ce peintre. Toulouse-Lautrec, disparu trop jeune à l’âge de 36
ans, fait partie de ces peintres tout aussi célèbres que mal connus.
L’univers favori de l’artiste pour les maisons closes, les cabarets et
autres lieux de la vie nocturne montmartroise ont progressivement aiguisé
son sens de l’observation qui conduira à ces « croquis » intimes et
inimitables de l’âme humaine. Car derrière les chants, les danses, les
cris et les fêtes, se cachent la plupart du temps dans les œuvres de
Toulouse-Lautrec une vision du monde propre au peintre, ce que tient à
démontrer l’auteur qui n’hésite pas à comparer le regard porté sur ce
monde de l’éphémère à celui de Degas. Au-delà des visions souvent
réductrices d’un Toulouse-Lautrec, haut en couleur, ce qu’il fut
assurément, Nicholas-Henri Zmelty invite son lecteur à une perception plus
intime de son travail, avec cette urgence de saisir l’éphémère comme
l’avaient fait en d’autres lieux les maîtres de l’estampe japonaise.
Suivant l’artiste selon le fil chronologique de sa courte carrière,
l’ouvrage richement illustré présente le tissage de plus en plus serré des
différents modes d’expression auxquels aura recours Toulouse-Lautrec pour
saisir l’insaisissable. La peinture, bien entendu, mais aussi la
lithographie, le dessin de presse, l’illustration sans oublier l’art de
l’affiche, les supports ne manqueront pour permettre à l’artiste de
recueillir ces impressions prises sur le vif, mais également pour imposer
son art à ses contemporains. À la fin de sa vie, et du siècle qui l’a vu
naître, Toulouse-Lautrec doit plus sa notoriété à ses affiches illustrées
qu’à sa peinture, clin d’œil ironique de l’histoire pour celui qui s’était
fait l’apôtre de l’éphémère…
« Le Siècle d'or espagnol » de Guillaume
Kientz, Citadelles & Mazenod, 2019.
Le Siècle d’or espagnol est un ouvrage qui s’avère
incontournable pour deux raisons. La qualité de son auteur, tout d’abord,
qui fait de ce beau livre une précieuse synthèse sur cette période clé de
l’histoire de l’art. Guillaume Kientz est, en effet, bien connu de nos
lecteurs, cet historien de l’art ayant été pendant près de dix ans chargé
des collections espagnoles au musée du Louvre ; Il dirige maintenant,
depuis février 2019, les collections européennes au Kimbell Art Museum au
Texas et signe la toute première exposition consacrée au peintre Le Greco
au Grand Palais en France. Alors qu’il n’y avait guère d’ouvrages de ce
genre sur cette période, l’auteur propose d’aborder un Siècle d’or
espagnol en lien avec la construction de l’Escorial ; Un édifice qui
abritera bientôt les œuvres des plus grands génies de la peinture. C’est
cette belle aventure unique que Guillaume Kientz retrace dans ce riche
ouvrage convoquant plus de 150 artistes avec des noms inoubliables tels Le
Greco, Vélasquez, Murillo, Zurbaran, Ribera… Rappelant l’héritage de la
Renaissance et l’originalité de ce nouveau Siècle d’or (1570-1610),
l’auteur présente les manifestations du naturalisme en Espagne au début du
XVIIe siècle. Un naturalisme tributaire d’une large demande de
commanditaires fortunés, ordres, églises… La nouveauté apporté par les
Ribalta, Castello, Mingot, Espinosa éclate aux yeux de leurs contemporains
et s’accompagne du développement de la nature morte avec des artistes
talentueux comme Zurbaran, Barrera et Ponce. Les échanges sont alors
nombreux entre l’Italie et l’Espagne, notamment pour l’artiste Jusepe de
Ribera. Des influences également réciproques sont soulignées avec le
caravagisme qui s’introduit dans les toiles des artistes espagnols. Une
section entière est, bien entendu, consacrée au peintre du roi Velasquez,
avant que ne soit abordé le baroque espagnol de la deuxième moitié du
XVIIe siècle avec la seconde « école de Madrid » et la peinture andalouse
marquée notamment par Zurbaran et Murillo. La seconde raison, et non
encore dite, de l’excellence de cet ouvrage tient à sa riche et superbe
iconographie présentée idéalement en une mise en page soignée qui fait de
ce livre un recueil indispensable à la compréhension de la peinture
espagnole. Une belle et riche porte d’entrée au Siècle d'or espagnol.
Werner Lampert « La tribu des vaches » Chêne
éditions, 2019.
Les vaches font partie de notre quotidien à un tel point que, la plupart
du temps, elles n’attirent presque plus le regard de nos contemporains ;
Les voitures et les trains roulant si vite, que même ces fameuses vaches
de nos campagnes ont-elles à peine le temps de nous voir passer… Et
pourtant leur diversité – bien au-delà de ce que nos campagnes peuvent
laisser paraître – étonnera le lecteur de ce volumineux beau livre édité
par Chêne, un hommage à ces animaux trop longtemps cantonnés à des images
préconçues et à un rôle alimentaire dans nos assiettes. Et si nous
redécouvrions les vaches ? Werner Lampert sera alors notre guide, lui qui
a parcouru le monde à leur recherche, les vaches sauvages comme
domestiquées, d’étable ou d’extérieur, de plaine ou d’altitude, sacrées ou
profanes…
L’auteur est un passionné d’agriculture biologique depuis les années 1970.
Il les a gardées, leur a confié ses peines, comme ses joies. Pour Werner
Lampert, pas une vache ne se ressemble, et c’est aux origines de l’homme
et de ses croyances qu’on la retrouve, souvent associée aux cultes les
plus anciens. Cette ode à la vache est plus qu’un plaidoyer sur la
biodiversité mais plutôt une adresse poétique à un animal souvent
caricaturé : peau de vache, regard de bœuf,… longues sont les adresses
négatives portées à l’encontre de cet animal qui a pourtant toujours
jalonné de près les pas des hommes. Werner Lampert nous rafraîchit alors
la mémoire dans ces pages inspirées, remonte à l’aurochs, premier animal
sauvage chassé par l’homme et qui en provoquera d’ailleurs l’extinction…
L’ouvrage bénéficie d’une riche iconographie pour parcourir les terres du
monde entier, par continent, à la recherche de ces vaches inconnues pour
la plupart d’entre elles, Boran, Ankolé, Doela, Télémark, Jaba, Caidamu,…
pas une, effectivement, ne se ressemble ! Imposantes ou frêles, de
couleurs unies ou tachetées, poil ras ou abondant, la diversité et la
beauté de la plupart de ces vaches méconnues ne pourront que surprendre.
Des découvertes rehaussées par les admirables visuels de photographes
auteurs retenus. Un véritable livre d’art et un beau plaidoyer pour la
biodiversité à mettre entre tous les coeurs.
« Le Préraphaélisme » Aurélie Petiot, 300
illustrations couleur, relié toile sous jaquette et étui illustré, format
27,5 x 32,5 cm, 400 p., Mazenod, 2019.
Aurélie Petiot propose avec l’ouvrage « Le Préraphaélisme » aux éditions
Mazenod une somme remarquable sur ce mouvement artistique, né en
Angleterre dans la seconde moitié du XIXe siècle, et injustement demeuré
méconnu dans le reste de l’Europe. Les peintres au cœur de ce mouvement
ont pour nom William Holman Hunt (1827-1910), John Everett Millais
(1829-1896), et Dante Gabriel Rossetti (1828-1882) ; Ce sont eux qui
fondèrent la Pre-Raphaelite Brotherhood, une fraternité n’offrant pas
seulement une appellation symbolique, mais s’appuyant sur une réelle
communauté de valeurs contestant les acquis de la puissante Royal Academy.
Avec un retour aux origines de l’art, doublé d’un souhait de réforme
sociale, cette « utopie artistique » gagna en puissance dans une
Angleterre subissant les inégalités croissantes dues à la Révolution
industrielle. C’est cette belle aventure que l’auteur retrace dans ces
pages à la riche iconographie (300 illustrations couleur).
Alors que la reine Victoria a entamé son règne et que la Royal Academy a
su imposer ses dictats aux artistes, Hunt, Millais et Rossetti font
sécession en revendiquant un retour aux sources médiévales d’avant
Raphaël, notamment les Primitifs, d’où le nom de leur mouvement. Le grand
théoricien de l’art John Ruskin inspirera cet élan qui encourage un retour
à la nature et aux symboles littéraires, sans omettre les questions
sociales. Ce mouvement aura une courte durée puisqu’il ne durera
effectivement que cinq ans, mais cette initiative saura nourrir longtemps
après les avant-gardes qui sauront y puiser leur inspiration. Il suffit
pour s’en convaincre d’observer notamment dans le détail les reproductions
des œuvres d'Edward burne-Jones et William Morris pour constater que cette
nouvelle vision de l’art s’est largement étendue à d’autres domaines que
celui de la peinture, notamment dans les domaines des arts décoratifs, du
mobilier ou encore de la reliure… Présentant initialement leurs œuvres
dans des expositions sous le sigle énigmatique P.R.B. ( Pre-Raphaelite
Brotherhood), la curiosité que le mouvement suscitera gagnera rapidement
le public et la critique. Après cette période de curiosité, de vives
attaques vont cependant être lancées à l’encontre du jeune mouvement,
notamment sur leur traitement des thèmes sacrés malgré le soutien de
Ruskin. Les dimensions sociales sont abordées de front, invitant à une
réforme tout en distillant dans leurs œuvres des références à la
littérature où l’on retrouve notamment Shakespeare ou Keats. Après la
séparation des trois membres fondateurs, le mouvement initié poursuit
malgré tout sa route en abandonnant les références initiales au Moyen Âge,
pour se tourner vers l’Italie et la peinture de Boticelli, une influence
manifeste que l’on retrouvera dans les représentations de femmes de
Burne-Jones. L’ouvrage montre combien ce mouvement aura des influences
rhizomiques allant même jusqu’à influencer les arts décoratifs, la
photographie, l’illustration, et le mouvement symboliste. C’est avec la
fin du XIXe siècle que s’éteindra progressivement ce mouvement étonnant
qui sut accorder une place importante aux femmes et dont les ramifications
iront jusqu’en France selon une lente découverte, ainsi que le souligne
Aurélie Petiot, plus particulièrement à travers le mouvement symboliste.
Un ouvrage foisonnant, aussi didactique qu’esthétique.
« Fresques des villas romaines » de Donatella
Mazzoleni, Umberto Pappalardo, Luciano Romano, 340 illustrations en
couleur, relié en toile sous jaquette et étui illustrés, format 27 x 32,5
cm, 416 pages, Citadelles & Mazenod, 2019.
C’est un livre unique sur les fresques des villas romaines qui est
aujourd’hui disponible aux éditions Citadelles & Mazenod en une nouvelle
édition riche de plus de 400 pages et 340 illustrations couleur. Le fait
est d’autant plus remarquable que ce livre magnifique est le fruit d’une
campagne photographique tout spécialement commandée afin de rendre au plus
proche chaque détail de ces œuvres ornant les villas romaines et dont les
splendeurs n’ont cessé de charmer nos contemporains depuis leurs
redécouvertes. En présentant dans le détail soixante-huit des plus belles
fresques, nous entrons dans cette intimité romaine dont le détail de la
Villa de Poppée à Oplontis ornant la couverture du livre donne un petit
aperçu…
Avec ces fresques, c’est en effet au cœur de la décoration de la villa des
Mystères de Pompéi, la Domus Aurea de Rome ou encore Boscoreale que le
lecteur s’immiscera subrepticement. Mais cet ouvrage n’est pas seulement
un beau livre, les auteurs spécialistes de ces fresques ont étudié dans le
détail les fonctions de ces peintures murales dans le contexte de leur
création, une manière d’agrandir les espaces intérieurs en élargissant le
paysage de la nature aux nombreuses représentations d’animaux et figures
mythologiques. En observant chacune des reproductions, il sera possible de
constater combien cet art est intimement lié à l’architecture chargée de
les recevoir. Pompéi, Rome, mais aussi Oplontis, Boscoreale, Herculanum
livrent ainsi dans ces pages des trésors souvent inaccessibles au public.
Différentes techniques de trompe-œil ont été utilisées par les artistes de
la Rome ancienne usant de cadres architecturaux servant à mieux mettre en
valeur la pureté de la nature représentée. Chaque site fait l’objet d’une
présentation et d’une étude détaillée par les auteurs, accompagné d’un
ensemble de planches faisant littéralement revivre ces évocations
picturales étonnant notre regard par leur fraîcheur, vingt siècles après
leur composition. La qualité des prises de vues est encore accrue par le
choix d’un papier idéal mat, le Tintoretto, au diapason exact de la
matière des fresques, un choix particulièrement heureux ayant l’avantage
d’éliminer les reflets. C’est ainsi, également à une invitation tactile à
laquelle convient les auteurs par ces choix, une approche qui renouvelle
peut-être des gestes déjà pratiqués par les commanditaires de ces œuvres
d’une très belle réalisation technique, leur destination pour de riches
villas expliquant certainement ce haut degré de maîtrise artistique. Qu’il
s’agisse de foisonnants entrelacs de colonnades ou de luxuriantes vasques
où s’abreuve un frêle oiseau, des pans entiers du quotidien des Romains se
dévoilent sous nos yeux ébahis, avec l’impression de lever discrètement le
voile d’une intimité raffinée et sublimée par un tel ouvrage d’exception.
Larry Silver : "Bosch", 350 illustrations
couleur, relié en toile sous jaquette et coffret illustrés, Format 27,5 x
32,5 cm, 430 pages, Editions Mazenod, 2019.
Jérôme Bosch (1450 – 1516) suscite toujours l’étonnement, un étonnement
qui ne cesse de se renouveler et une fascination qui gagne rapidement
lorsque le spectateur prend conscience que ce travail est le fruit d’un
peintre du XVe siècle- début XVIe s. Les univers pour le moins singuliers
qui peuplent ses toiles n’ont cessé d’interroger non seulement les
historiens de l’art, mais également les théologiens sans oublier les
psychologues… À nul autre pareil, Jérôme Bosch se démarque de tous ses
contemporains en proposant des paysages peuplés d’êtres surnaturels plus
vrais que nature. C’est à cette singularité que s’est attaché l’historien
de l’art Larry Silver, spécialiste reconnu de la peinture flamande, dans
ce splendide ouvrage bénéficiant d’une iconographie remarquable (350
illustrations couleur). Retraçant le parcours de l’artiste en rappelant
l’univers spirituel de l’art néerlandais, cet ouvrage d’exception
s’attache également à situer Bosch parmi ses contemporains avant
d’explorer ces visions apocalyptiques qui ont tant jalonné ses œuvres et
l’ont fait passer à la postérité. Jheronimus van Aken, plus connu sous le
nom de Jérôme Bosch, compte parmi les peintres les plus énigmatiques et
originaux des XVe et XVIe siècles néerlandais. Avec l’artiste, c’est en
effet toute une fantasmagorie qui s’ouvre à nos yeux toujours surpris par
une telle audace tant ses évocations semblent plus relever des XXe et XXIe
siècles transgressifs. Le peintre néerlandais offre ainsi à ses
contemporains des tableaux peuplés de scènes plus étranges les unes que
les autres semblant sorties de l’inconscient d’un esprit qui se livrerait
sur le divan. Pourtant la révolution apportée par Sigmund Freud n’a pas
encore eu lieu, et c’est une création pour la moins originale que livre
Bosch sur de grands formats dont la superbe et présente édition - en
format 27,5x32,5 cm – en autorise la reproduction plus que fidèle. Il
suffit pour s’en convaincre d’ouvrir l’une des doubles pages de ce grand
volume pour avoir une idée des détails incroyables représentés par celui
qui s’inscrit aux marges du réel et de la drôlerie, du grotesque et de
l’imaginaire. Ces bêtes qui surgissent de nos peurs et de nos fantasmes
sont d’une certaine manière la représentation picturale du péché et des
désordres de l’homme. Bien entendu, en cela, Jérôme Bosch n’a pas tout
inventé et un grand nombre du bestiaire s’avère directement inspiré de la
mythologie et des sources sacrées si l’on pense par exemple aux fameuses
descriptions de l’Apocalypse de saint Jean. Mais avec le peintre
néerlandais, les monstres et autres bizarreries font souvent l’objet de
surprenantes mutations opérées par le génie créatif d’un artiste en marge
des canons de son époque. Et pourtant, la vie de Jheronimus se déroula
dans la tranquillité de Bois-le-Duc et de son atelier, auprès de son
épouse, fille d’un riche aristocrate. Les Sept Péchés capitaux, la Nef des
fous ou encore Le Jardin des délices sont autant de réflexions sur le sens
du péché et de la condamnation aux enfers telles qu’elles sont présentes
dans un grand nombre de discours théologiques couchés sur le papier. Et
lorsque cette pensée se trouve confrontée à l’immense bestiaire hérité du
Moyen Âge sous le pinceau d’un artiste de génie que rien n’effraie, alors
l’inspiration est sans limites et ouvre à des représentations jamais
réalisées avec autant de détails et de précisions jusqu’alors. Jérôme
Bosch a su cristalliser ces différents plans d’une manière si naturelle
que cela apparaît aujourd’hui incroyable au regard de la distance qui nous
sépare de cet artiste atypique. Son influence a été telle que si nous ne
possédons aujourd’hui pourtant que vingt tableaux et huit dessins
attribués au peintre, un nombre incroyable d’œuvres ont néanmoins voulu
copier et imiter le grand maître jusqu’à notre époque ainsi que le
souligne en conclusion cet ouvrage remarquable et indispensable pour
entrer dans l’intimité de l’atelier de Jérôme Bosch.
« Les récits légendaires de l’empereur Maximilien
Ier » présenté par Stefan Krause, Relié, 36 x 36 cm, 448 pages, Taschen,
2019.
Le « Freydal », relatant « les récits légendaires de l’empereur
Maximilien Ier », compte depuis longtemps parmi les grand classiques
de l’art des tournois, une compilation commandée par l’empereur Maximilien
1er (1459–1519) lui-même et qui appréciait fort ces manifestations
martiales organisées sous forme de jeux. Nul étonnement alors que ces
divertissements hauts en couleur aient inspiré les créateurs les plus
contemporains, dont ceux du fameux de Games of Thrones, tant ces 255
miniatures enluminées d’or et d’argent évoquant ces joutes souvent
violentes voire meurtrières, sont d’une splendeur inouïe et ont su
dépasser largement le cadre de divertissements de cour. Seule une édition
somptueuse et de grands soins pouvait donc en transmettre toute la
magnificence ; Aussi, faut-il saluer cette belle initiative des éditions
Taschen.
Au-delà des récits, il s’agit bien plus d’une allégorie du pouvoir se
mettant véritablement en place avec ce héros nommé Freydal, personnage se
confondant sans équivoque en fait avec les traits mêmes de l’empereur
Maximilien. Habile rhétorique par l’image, ces « récits légendaires » vont
ainsi diffuser une épopée dépassant le cadre de la cour des Habsbourg
laissant les aventures du héros intrépide s’inscrire dans la lignée du pur
amour courtois. Freydal, le héros devra en effet combattre afin de prouver
son amour à la dame qu’il aime, en l’espèce Marie de Bourgogne que
Maximilien épousera en 1477.
Pour réaliser cet ouvrage, il a fallu réunir les comptes rendus détaillés
de pas moins de 64 tournois, décrivant les combats à la lance et, derrière
ces derniers, toute la splendeur et l’honneur de l’art de la chevalerie.
Le lecteur retrouvera, en effet, dans ces récits les codes et les valeurs
de courage et d’honneur, des valeurs qui rayonnent de leurs plus belles
couleurs sur les pages de ce manuscrit conservé dans les chambres fortes
du Kunsthistorisches Museum de Vienne en raison de sa fragilité. L’art des
tournois apparaît ainsi au grand jour avec des scènes de combat étonnantes
où des boucliers sont projetés en l’air pour être détruits en lames
métalliques…
Rien n’est trop
raffiné pour manifester la valeur guerrière des nobles seigneurs de la
cour de Maximilien, un exemple à valeur de modèle. Stefan Krause,
directeur de l’Arsenal impérial du Kunsthistorisches Museum, introduit le
lecteur à cette fascinante évocation en rappelant les origines de ce
manuscrit dont les 255 miniatures ont pour la publication été
photographiées pour la première fois en couleurs. Un ouvrage exceptionnel,
donc, qui paraît à l’occasion du 500e anniversaire de la mort de
l’empereur Maximilien, un autre anniversaire important cette année que cet
ouvrage commémore somptueusement.
Théodore de Bry. « America » Michiel van Groesen,
Larry E. Tise, reliure en tissu, 28,5 x 39,5 cm, 376 pages, Taschen, 2019.
Les éditions Taschen proposent avec cette nouvelle et très belle parution
consacrée à l’ouvrage réalisé par Théodore de Bry, « America », d’accéder
à une source rare qui devrait intéresser non seulement les spécialistes de
l’histoire de l’Amérique du Nord et centrale, mais également tous les
passionnés d’histoire et de géographie. Lorsque cet ouvrage paraît
initialement à la fin du XVIe siècle, en 1590 exactement, le Nouveau Monde
était encore inconnu pour la plupart des Européens, à l’exception de
quelques rares voyageurs osant s’aventurer en ces contrées lointaines et
sauvages. L’éditeur flamand Théodore de Bry ouvrit, donc, grâce au livre
ces horizons à la curiosité d’un lectorat de plus en plus captivé par ces
récits de voyage hérités d’aventuriers tels Thomas Harriot, Sir Francis
Drake et Sir Walter Raleigh… En partant de leurs récits, Théodore de Bry
les illustra d’inoubliables gravures qui à elles seules justifieraient la
découverte de ce splendide ouvrage aux dimensions généreuses 28,5 x 39,5
cm. Mais, les lecteurs du XXIe siècle découvriront également en ces pages,
l’extrême curiosité et étonnement ayant présidé à cette publication et à
son succès ; Il faut imaginer cette découverte inédite et totale pour les
lecteurs de l’époque et de ce siècle, il y a plus de 400 ans !
Des continents
inconnus comme la Virginie (qui correspond à l’actuelle Caroline du Nord)
jusqu’à la Floride, l’Amérique centrale y livrent leur visage, paysages et
trésors, avec à l’époque neuf premiers volumes, une somme longtemps restée
sans comparaison comme le relèvent les deux responsables de cette
magnifique édition. Michiel van Groesen, professeur d’histoire maritime à
l’université de Leiden, aux Pays-Bas, est un spécialiste des conceptions
européennes du monde atlantique à l’aube des temps modernes. Larry E. Tise,
professeur émérite en histoire à l’East Carolina University est, en ce qui
le concerne, un spécialiste des premiers explorateurs Thomas Harriot et
Sir Walter Raleigh aux frères Wright et aux origines du transport aérien.
Nous découvrons
à la lecture de ces étonnantes et splendides pages une vision du monde et
de « l’étranger », les autochtones de ces terres habitées au moment de
leur découverte par les Européens. Ethnocentrisme, préjugés et autres
jugements de valeur jalonnent bien entendu ces récits qui sont bien loin
de nos exigences ethnographiques contemporaines, mais ces pages
appartiennent assurément à l’Histoire, et pour ces seules raisons, elles
méritent d’être découvertes, surtout si bien présentées. Car il faut bien
avoir à l’esprit que la plupart de ces récits sont le fait d’un homme, de
Bry, qui n’a jamais mis les pieds en Amérique, ces sources étant de
seconde main.
Mais son
imagination débordante surmonta ces lacunes et la qualité des
illustrations de John White et Jacques Le Moyne compense bien au-delà ces
imprécisions avec pour ce volume la réimpression des 218 planches des neuf
premiers modèles, avec leurs frontispices et cartes continentales
respectives. Un ouvrage qui à lui seul vaut bien des voyages, celui de
l’imagination et du rêve sans quitter le confort de son fauteuil…
Laetitia Cénac et Jean-Philippe Delhomme : « Dans
les coulisses de CHANEL. », Éditions de La Martinière, 2019.
Ce bel et attrayant ouvrage devrait assurément retenir l’attention de plus
d’un ou une passionné(e) de mode, et plus précisément des collections
Chanel et de Karl Lagerfeld. Fabuleuse invitation à entrer, le temps d’une
saison de mode, d’une collection, ainsi que son titre le suggère « Dans
les coulisses de Chanel », l’ouvrage est un véritable reportage dessiné
signé Laetitia Cénac et Jean-Philippe Delhomme. Laetitia Cénac connaît
plus que nulle autre son sujet, et n’est plus à présenter ; grand reporter
au Figaro, ses écrits sur la mode, l’art, le théâtre ou encore l’art de
vivre ne se comptent plus. Peintre et dessinateur, Jean-Philippe Delhomme
a, lui aussi croqué nombre de coulisses de mode notamment pour Vogue,
Louis Vuitton, Madame Figaro, Libération ou son propre blog The Unknown
Hipster.
Célébrant, bien sûr, Karl Lagerfeld, icône indissociable de la Maison
Chanel, cet ouvrage est aussi un émouvant et bel hommage rendu au grand
couturier qui disparaissait ce 19 février 2019, jour même où – belle et
étrange coincidentia, l’ouvrage partait aux presses pour impression.
Aussi, est-ce avec émotion que le lecteur pourra le retrouver croqué par
Jean-Philippe Delhomme et lire en prologue cette rencontre avec le grand
couturier, lui qui n’hésitait pas à dire lors de son entrée chez Chanel
qu’il avait « réveillé une belle endormie. »
L’ouvrage s’ouvre sur le dernier défilé signé Karl Lagerfeld, celui de la
collection prêt-à-porter Chanel de la saison printemps-été 2019. Un défilé
unique au décor grandiose et époustouflant ayant apporté, en ce mois
d’octobre 2018, le sable blanc, le bleu de la mer et l’éclat inoubliable
du soleil sous la verrière du Grand-Palais de Paris. Mieux que des photos,
les dessins de Jean-Philippe Delhomme par leur charme et fraîcheur font,
en ces pages, battre encore les cœurs d’émotion… Après le casting, le
maquillage, l’accessoirisation, les mannequins s’animent par magie et
défilent pour le lecteur...
Puis s’ouvrent les portes du célèbre Studio avec Virginie Viard et les
coulisses de ce temple de l’excellence. Ce ne sont plus les mannequins,
mais les ateliers de la célèbre Maison de haute couture, du plus petit au
plus grand, qui défilent maintenant sous les dessins irrésistiblement
pleins de charme de Jean-Philippe Delhomme. Choix des matières avec
notamment Flore Vladaj, première d’atelier flou ; Choix des coupes avec
Christine Allix, première d’atelier tailleur ; Choix aussi des couleurs
avec Jean-Philippe Burucoa, premier d’atelier flou et coupe… Brodeuses des
célèbres Maisons Lesage et Montex, art millénaire tout de finesse et
d’excellence, et dont Karl Lagerfeld aimait à dire : « Je ne conçois pas
la mode sans broderie… ». Mais aussi les célèbres plumassiers, plisseurs,
et autres petites mains, savoir-faire bien vivants d’une longue et belle
tradition française du luxe.
Tous, manufactures, ateliers de maroquinerie, sacs, chapeaux, souliers,
bijoux, avec la complicité de Laetitia Cénac et Jean-Philippe Delhomme, y
dévoilent, en ces pages, leurs secrets les mieux gardés. Une tradition
d’excellence et de savoir-faire où souffle toujours ce vent de création
faisant de Chanel une des Maisons de Haute-couture et de prête à porter
Française la plus prisée au monde.
Plus qu’un reportage dessiné de haute qualité dédié aux « Coulisses de
Chanel » et à Karl Lagerfeld, une véritable mémoire vivante !
« Claude ; Un empereur au destin singulier »,
Catalogue d’exposition 320 pages, 234 illustrations. Paris, Lienart
éditions, 2019.
Curieux destin en effet que celui de Tiberius Claudius Drusus, fils de
Drusus l’Aîné et d’Antonia la Jeune, né à Lyon en 10 avant Jésus-Christ et
plus connu sous le nom de l’empereur Claude. L’Histoire a laissé un
portrait peu flatteur de celui qui appartenait pourtant à l’illustre
famille impériale julio-claudienne et qui succéda à Caligula, assassiné en
41 de notre ère. C’est cette même garde prétorienne, qui ayant éliminé
l’empereur sanguinaire, portera au pouvoir un personnage n’ayant jamais
cherché ces honneurs. Claude fut-il pour autant un si mauvais Empereur ?
Le présent catalogue entend revisiter l’image négative que nous a léguée
l’Histoire de cet homme – avant d’être empereur, effacé et ayant pour
épouses Messaline et Agrippine, des femmes dont le seul nom parle contre
elles… De nouvelles recherches ont, en effet, réhabilité ce dernier en
soulignant sa réputation d’homme de lettres intéressé aux choses de l’État
et bon gestionnaire contrairement à ce qui a été officiellement présenté.
C’est lui qui, par exemple, imposera la loi de 48 faisant admettre des
Gaulois au sénat romain et dont le discours resta célèbre, gravé sur la
Table claudienne aujourd’hui conservée au musée gallo-romain de Fourvière.
Geneviève Galliano, conservateur en chef du Patrimoine, souligne
l’importance d’une telle recherche à partir des riches collections
romaines du musée des Beaux-arts de Lyon, ville de naissance de
l’empereur. Le contexte politique et social présenté en ces pages permet
de mieux apprécier les nombreuses alliances et choix politiques de Claude.
Avec plus de 150 œuvres de différentes natures (statues, bas-reliefs,
camées et monnaies, objets ; de la vie quotidienne, peinture
d’histoire,…), ce riche catalogue renouvelle ainsi complètement l’image
d’un empereur encore trop souvent présenté de nos jours par le cinéma et
la littérature comme un personnage fantoche balloté par les évènements. Il
ressort de ces pages abondamment illustrées que l’empereur Claude était
bien plus avisé que ce que les manuels d’histoire romaine ont bien voulu
nous léguer et laisser croire, un empereur soucieux de son peuple et qui
permit, surtout, à l’empire d’atteindre son apogée quelques décennies plus
tard, ainsi que le rappelle Geneviève Galliano.
« Les Fleurs par les grands Maître de l’estampe
Japonaise », par Amélie Balcou, Editions Hazan, 2019.
Après celui consacré aux quatre saisons, voici un autre joli coffret
dédié, lui aussi, aux plus belles fleurs des Maîtres de l’estampe
Japonaise. Que de beauté ! En ces pages, ce sont, en effet, toute la
richesse, la subtilité et la finesse des fleurs de l’art de l’estampe qui
s’offrent au regard ; fleur de cerisier, de prunier, d’iris, nénuphar…
Avec sa reliure japonaise rouge pivoine en accordéon, c’est un long poème
fleuri de « Kachô-ga » qui se déroule. Du XIXe siècle au XXe, le lecteur y
retrouvera les grands maîtres incontournables japonais, Hokusai et
Hiroshige, mais aussi, Shigenobu (Hiroshige II) Tanagami Konan, Kômo
Bairei, Imao Keinen, Watanabe Seiti ou encore pour le XXe siècle, Ohara
Shôson, Nishimura Hodo, Ito Sozan ou Zuigetsu Ikeda.
Accompagné de son livret signé Amélie Balcou, ce sont les fleurs dès plus
sophistiquées et cultivées aux plus sauvages qui reprennent ainsi vie avec
l’art de ces maîtres japonais de l’estampe. Chacun, à sa manière, dans
toute sa singularité et selon sa sensibilité, naturaliste, religieuse,
bouddhique ou shintoïste, renouvelle et magnifie l’œuvre de la nature.
Car, bien sûr, au-delà de ces fleurs, mais aussi de si frêles oiseaux,
rapaces ou volatiles insectes, c’est bien toute la beauté de la nature qui
s’exprime en ces estampes, une nature célébrée, rêvée ou fantasmée.
L’approche bouddhique et animiste de Hokusaï se retrouve dans ses nombreux
Carnets, notamment dans sa suite de « Grandes Fleurs » qui sera suivie de
celle des « Petites fleurs ». Osant introduire des pigments artificiels,
dont le fameux bleu de Prusse, ces séries d’Hokusai influenceront
largement Hiroshige. Ce dernier livrera lui aussi de nombreux « Kachô-ga »
au format singulier dans un style plus épuré que reprendra son élève
Hiroshige II. Les courants « Shin-hanga » au tournant du siècle et ceux du
XXe siècle redonneront souffle à cet art des « Kachô-ga ».
Au travers ces représentations et styles différents, selon les époques ou
écoles, de Hokusai à Shôson ou Sozan, c’est toujours cette perfection
toute japonaise empreinte de fragilité et d’éphémère de l’art de l’estampe
qui est recherchée et se donne merveilleusement à voir.
« Jardin contemporain - le guide » de Chantal
Colleu-Dumond, Flammarion, 2019.
Chantal Colleu-Dumond a toujours associé sa vie à la culture en une
approche pluridisciplinaire, directrice d’un centre culturel en Allemagne,
conseiller culturel et scientifique en Roumanie, dirigeant le service des
affaires internationales du Ministère de la Culture, conseiller culturel à
Rome ou encore responsable du centre culturel de Fontevraud. Au-delà de ce
parcours, ces sont la Bretagne et la Touraine qui ont marqué son enfance
avec ses impressions gravées à jamais dans le jardin de sa grand-mère de
dahlias mauves et d’allées de framboisiers… Marquées par la couleur et les
formes, ces impressions premières ont certainement beaucoup compté pour
cette femme qui consacrera toute sa vie à l’esthétique, aux arts
étroitement liés à la nature. Aussi n’est-il pas étonnant que son dernier
ouvrage porte sur les jardins, avec un angle bien particulier puisque le
thème retenu est celui du jardin contemporain. Dirigeant le Domaine
régional de Chaumont-sur-Loire, Chantal Colleu-Dumond a cette intime
expérience de la création de jardins contemporains, une précieuse
expérience lui permettant de proposer dans cet ouvrage une réflexion
reposant sur une extraordinaire aventure d’un tour du monde des jardins,
jardins d’Europe bien sûr, mais également de Chine, de l’Inde, du Japon,
du Brésil et bien d’autres contrées encore... L’angle, ainsi, retenu est
celui de l’art avec des créateurs comme Louis Benech, Patrick Blanc,
Pascal Cribier, Peter Walker, sans oublier l’inégalable Russell Page.
Chaque création fait l’objet de fiches détaillées permettant
instantanément au lecteur de se faire une idée du style et de la
philosophie. Les architectures (tours végétales de Milan), les sens, les
valeurs, les styles sont autant de thèmes étudiés afin d’approfondir notre
conception du jardin avec ce guide hors pair qu’est Chantal Colleu-Dumond.
Avec un format pratique, une mise en page soignée et une abondante
iconographie, ce livre alerte et instructif guidera son lecteur parmi des
créations contemporaines enchanteresses où art et nature se veulent
définitivement réconciliés.
PHILOSOPHIE - SOCIETE - ESSAIS - PSYCHANALYSE
Platon
: « Œuvres complètes » ; Edition sous la direction de Luc Brisson, 2200 p.,
168 x 245 mm, Broché, Éditions Flammarion, 2020.
Proposer une édition réunissant la totalité des dialogues de Platon est une
entreprise suffisamment audacieuse et rare pour être soulignée. Lorsqu’en
plus, ces sources essentielles de l’Antiquité et de la culture classique se
trouvent être introduites et commentées par un appareil critique de toute
première qualité, c’est alors un argument supplémentaire pour faire de cette
édition le texte de référence qui fera assurément date en français.
Luc Brisson, directeur de recherche au CNRS n’est plus à présenter et ses
travaux sur Platon ont contribué à mieux faire connaître le grand philosophe
de l’antiquité souvent plus cité que lu… Or, justement, grâce à cette
monumentale édition des œuvres complètes de Platon, c’est le geste
philosophique par excellence qui se trouve au cœur de ces 2200 pages, à
savoir le questionnement incessant sur ce qui constitue l’homme et la cité,
ainsi que l’abandon de toutes idées reçues et une critique de la
sophistique.
À partir de la figure centrale de Socrate qui le conduira à la philosophie -
notamment avec son dernier geste face à ses accusateurs - Platon encourage
son lecteur à la méthode dialectique, une interrogation et un dialogue
ininterrompus sur ce qui semble être acquis. Ainsi que le souligne Luc
Brisson en introduction, Platon est « le philosophe par excellence » celui
qui donna au terme « philosophie » le sens qu’il a encore de nos jours.
L’autonomie de la pensée, l’amour de la sagesse comme quête essentielle de
l’individu et fondement de la cité, le dualisme de l’âme et du corps… autant
d’idées essentielles parvenues jusqu’à nous et qui trouvent leurs fondements
dans la pensée platonicienne.
Cette édition réunit non seulement la totalité des dialogues de Platon, mais
a également intégré la traduction inédite des œuvres apocryphes et
douteuses, des sources également précieuses afin de mieux comprendre comment
s’est constituée la tradition platonicienne après la disparition du
philosophe en 348/7 alors qu’il travaillait à la rédaction des « Lois ».
Soulignons, enfin, que cette édition, loin d’être réservée aux seuls érudits
et spécialistes de la philosophie antique, a été conçue, grâce aux
introductions à chacune des œuvres, pour s’adresser également à nos
contemporains, celles et ceux pour qui l’interrogation sur l’homme et la
cité demeure au cœur de leurs préoccupations, une question toujours
d’actualité !
Philippe-Emmanuel Krautter
Jacques
Attali : « L’économie de la vie », Éditions Fayard, 2020.
C’est un ouvrage d’actualité, comme toujours très informé, des plus
instructifs et d’une urgente nécessité que nous propose Jacques Attali avec
« L’économie de la vie ». Un ouvrage pour comprendre non seulement le monde
d’aujourd’hui, ce qui nous est arrivé, mais aussi et surtout celui de
demain, celui encore envisageable ou ceux malheureusement également
probables si…
Après avoir dressé, de manière concise, l’histoire des épidémies et
pandémies d’hier à nos jours, et souligné la multiplication croissante de
celles-ci ces dernières décennies faisant non présager, mais bien prévoir
une pandémie mondiale – ce que l’auteur avec d’autres n’avait précédemment
pas manqué d’avertir – Jacques Attali revient sur ce que l’humanité entière
en cette année 2020 a vécu ; sur ce que nous avons réellement vécu, la crise
sanitaire, le confinement, et sur un plan économique, cet arrêt brutal et
décidé quasi mondial de l’économie et qui aurait pu être selon lui évité à
l’exemple de la Corée du Sud, si nombre de gouvernants n’avaient, avec plus
ou moins de sincérité, opté pour suivre celui de la Chine.
Mais après ? C’est à cette interrogation essentielle, celle du choix encore
possible du monde de demain, celui de nos enfants, qui demeure au cœur de
cet ouvrage et des préoccupations de l’auteur. Car, s’il est nécessaire de
tirer les leçons de cette pandémie ayant bouleversé nos vies, écrit-il,
encore faut-il également comprendre ce qui nous attend ; « Une crise
économique, philosophique, idéologique, sociale, politique, écologique,
stupéfiante, presque inimaginable ; plus grave en tout cas qu’aucune autre
depuis deux siècles », souligne Jacques Attali.
Il y a dès lors plus que jamais urgence à comprendre les enjeux de ce qu’il
nomme « L’économie de la vie ». Ces enjeux qu’impose et imposera le choix –
peut-être encore possible - d’un monde vivable ou du moins plus vivable que
d’autres. Livrant une vue d’ensemble, il y développe les multiples défis et
choix - santé, eau, éducation, choix écologiques… - que suppose dès
maintenant ce passage d’une « économie de survie » à une « économie de la
vie », de l’économie au social, de l’éducation à la culture, de la
nourriture à l’habitat, peu de points essentiels n’échappent à l’acuité de
l’auteur. À défaut, ce sont d’autres mondes qui malheureusement sauront
inexorablement s’imposer. Jacques Attali n’ignore pas, en effet, ni ne cache
ou sous-estime, ce qui nous attend si nous ne prenons conscience de
l’extrême urgence de ces choix vitaux, climatiques, économiques, sanitaires
et sociaux… de cette « Économie de la vie ».
Et « Se préparer à ce qui vient », annonce le bandeau de l’ouvrage, qui
peut, en effet, sciemment y renoncer ?
L.B.K.
«
Arthur Schopenhauer – Parerga et Paralipomena » ; Edition établie et
présentée par Didier Raymond ; Traduction de l’Allemand par Auguste Dietrich
et Jean Bourdeau, 1088 p., Collection Bouquins, Éditions Robert Laffont, 2020.
S’il y a bien un philosophe qui bouscule, c’est assurément Arthur
Schopenhauer. Rares sont ceux qui n’y ont trouvé réponses, échos,
oppositions ou franches réfutations à leurs pensées, doutes ou
questionnements. Pourtant, la renommée de ce grand philosophe allemand qui
ne saurait laisser indifférent, fut, de son vivant, bien tardive. Il lui
faudra, en effet, affronter une longue traversée du désert, bien qu’ayant
déjà publié la majorité de ses grands ouvrages, avant que le succès ne soit
au rendez-vous. Celui-ci lui sera donné, moins d’une dizaine d’années avant
sa disparition survenue en 1860, lors de la parution de «Parerga et
Paralipomena », soit plus de trente ans après celle sans succès du « Monde
comme volonté et représentation ». Ce ne sera, en effet, qu’en 1851, avec la
publication de ces deux volumes, sa dernière œuvre, qu’Arthur Schopenhauer
sera enfin salué et reconnu à sa juste valeur par ses contemporains. Or,
c’est justement cette œuvre foisonnante aux multiples thèmes que nous donne
aujourd’hui à lire la Collection Bouquins dans cette édition établie et
présentée par Didier Raymond, professeur à l’Université Paris VIII et
spécialiste de Schopenhauer. Et si la traduction littérale du titre grec
signifie « Accessoires et Restes », il faut avouer qu’il s’agit là de très
savoureux suppléments venant compléter son œuvre maîtresse !
« Parerga » s’ouvre par trois livres majeurs – « Les écrivains et le style »
; « La langue et les mots » ; « La lecture et les livres ». D. Raymond
souligne combien ces textes « ont exercé une énorme influence sur des
auteurs aussi différents que Nietzsche, Proust ou Wittgenstein. ». Suivent
les grands thèmes schopenhaueriens, la religion, la philosophie, le droit et
la politique, la métaphysique, le beau et l’esthétique… Une philosophie à la
fois éthique et métaphysique, « deux choses que l’on a à tort – pour le
philosophe – séparées jusqu’ici… » Des thèmes dans lesquels se glissent
pêle-mêle des considérations sur le suicide ou sur l’éducation, des pages
parfois surprenantes notamment sur le bruit qui lui était insupportable ou
encore ce bref « Essai sur les apparitions et les faits qui s’y rattachent
».
C’est une philosophie qui se veut praticable – « pour bien s’en tirer »
aimait-il à écrire - exposée dans un style clair et accessible que nous
propose en ces pages, comme toujours, Schopenhauer en opposition avec les
philosophies conceptuelles de ses prédécesseurs. Une philosophie de la vie
comme subsistance ou survie pour ce philosophe d’un pessimisme radical et
ayant fait sienne la célèbre phrase de Bichat « La vie est l’ensemble des
forces qui résistent à la mort ». Schopenhauer offre cette pensée mûrement
réfléchie, ne craignant ni les critiques ni les oppositions, en témoignent
ces « Remarques de Schopenhauer sur lui-même ». Bataillant contre la haine,
la bêtise, l’égoïsme, le désir ou encore la vengeance source d’une plus
grande souffrance que celle du repentir, des thèmes forts que l’on
retrouvera au XXe siècle brillamment développés par Vladimir Jankélévitch.
Certes, si certaines de ses positions peuvent susciter opposition, voire
indignation, tel son « Essai sur les femmes », d’une misogynie peu
acceptable de nos jours, bien d’autres de ses réflexions demeurent, en
revanche, pour cet homme né à la fin du XVIIIe siècle (1788), d’une profonde
pertinence, notamment ses prises de position contre l’esclavage et la traite
des Noirs ou encore contre la maltraitance des enfants. Rien n’interdit au
lecteur, selon les fragments, de hurler, sourire ou de rire aux éclats. Si
Schopenhauer est un philosophe génial, nul n’a dit pour autant « parfait » !
Misanthrope à l’excès – il est vrai – (pour qui « l’homme n’est pas
seulement un animal méchant par excellence », mais bien une espèce non
seulement bestiale mais démoniaque), mais aussi colérique, pessimiste à
souhait, intransigeant, méfiant à l’extrême… il a surtout pour lui, en
contre point, cette curiosité insatiable et cette fantastique énergie
intellectuelle qui en font son charme et en fondent toute sa valeur ; Cette
lucidité implacable et sans concessions, fruit d’une féconde réflexion
soumise jusqu’à la limite de la contradictio. D’une lucidité tragique mais
ne se complaisant nullement dans le malheur, sa philosophie est comme sa «
vie dans le monde réel – écrira-t-il – une boisson douce-amère ».
Schopenhauer était conscient de sa valeur, celle-là même que nul ne lui
conteste aujourd’hui, celle d’être un des plus grands philosophes. Surtout,
Arthur Schopenhauer demeure de par la réflexion et les confrontations qu’il
peut susciter, un des philosophes les plus stimulants. Comment, dès lors, en
ces temps de confinement, y résister ?!
L.B.K.
Jean-Louis Servan-Schreiber : « Avec le temps… », Dessins de Xavier Gorce,
Éditions Albin Michel, 2020.
Le temps aura toujours été une composante importante dans la vie du patron
de presse et essayiste Jean-Louis Servan-Schreiber et, ses 80 ans dépassés,
cette acuité ne s’est pas estompée mais affinée. À l’heure où les projets
d’avenir ne sont plus la priorité, c’est la vie dans l’instant présent qui
compte maintenant dans le quotidien de l’auteur. Cette vie a d’ailleurs
toujours été au centre des priorités de Jean-Louis Servan-Schreiber, lui
conférant une certaine sacralité et lui faisant détester tout ce qui est
susceptibilité de la menacer, ou pire, de la nier. À défaut d’embrasser une
transcendance qui lui a semblé toujours lointaine, l’auteur a donc tout misé
sur la vie et son pari, c’est de la vivre jusqu’à son terme, bel impératif
philosophique ! Pour mener cette mission de tous les instants, rigueur et
discipline sont au programme, une exigence que certains pourront trouver
certes peut-être trop contraignante, c’est une question de priorités… Car en
lisant « Avec le temps… », le lecteur comprendra qu’il faut s’exercer à
vivre de peur de laisser ces instants filer inexorablement, sans s’en rendre
compte. Or cette leçon ne s’apprend guère sur les bancs de l’école ni dans
les universités, mais au quotidien, démarche philosophique s’il en faut.
L’injonction socratique « Connais-toi toi-même » invite à prendre le temps
de ce discernement. Sénèque ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle : «
Être heureux, c'est apprendre à choisir. Non seulement les plaisirs
appropriés, mais aussi sa voie, son métier, sa manière de vivre et d'aimer
». Jean-Louis Servan-Schreiber n’a pas oublié ces leçons du passé, tout en
s’imposant de vivre au présent, aujourd’hui encore plus qu’auparavant. Face
au relativisme ambiant amplifié par les réseaux sociaux et les réactivités
de tout bord, et aux processus de déconstruction sapant toutes les repères
jugés intangibles jusqu’à récemment, il importe de se retrouver, cultiver
cette intimité avec soi-même pour mieux se comprendre ainsi que nos
semblables. Distance avec tout ce qui trouble la vie et proximité avec tout
ce qui la nourrit, telle est l’attitude encouragée par Jean-Louis
Servan-Schreiber à la veille du grand âge, une réflexion livrée avec
humilité et qui pourra retenir l’attention de celles et ceux qui n’auront
pas encore atteint ce stade de la vie.
Philippe-Emmanuel Krautter
Pier
Paolo Pasolini : « Entretiens (1949-1975) », Édition établie par Maria
Grazia Chiarcossi, traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio,
présentation éditoriale par Aymeric Monville, Éditions Delga, 2019.
Les passionnés de l’écrivain Pier Paolo Pasolini se réjouiront de découvrir
cette sélection d’entretiens pour la plupart inédits en français dans cette
édition établie par Maria Grazia Chiarcossi, grande spécialiste de
l’écrivain, ayant notamment préparé son œuvre complète en Italie. Mais ce
livre pourra également être une belle porte d’entrée dans l’univers
pasolinien pour les néophytes, ces pages abordant les très nombreux thèmes
récurrents de son œuvre. Car Pasolini, et c’est un aspect souvent méconnu en
France, était très attaché à son statut de journaliste, il contribua
d’ailleurs jusqu’à la veille de son assassinat en 1975 à collaborer à de
nombreux journaux et revues culturelles, n’hésitant pas à prolonger dans ces
articles sa vision engagée du monde et de la société, allant jusqu’à la
polémique si nécessaire. Le cinéma sera bien entendu omniprésent dans la
première partie, ce qui permettra au lecteur français de placer quelques
jalons supplémentaires dans sa connaissance du cinéaste. Mais la politique,
sans oublier la poésie, constituent les fils directeurs de sa pensée, une
action militante et de résistance face au rouleau compresseur de la pensée
unique consumériste qu’il ne cessa sa vie durant de dénoncer et qui lui
coûta peut-être la vie. Contrairement à ce qui a souvent été avancé, le
polémiste fait preuve d’un grand respect pour son contradicteur, allant même
jusqu’à accepter de se mettre à sa place, Pasolini ayant toujours reconnu
qu’il était issu d’un milieu petit-bourgeois bien différent des petites gens
qu’il décrivit dans ses films et romans. Pasolini surprend, choque, et
surtout bouscule nos idées reçues, n’hésitant pas à se placer là où on ne
l’attendait guère comme lorsqu’il défendit les policiers d’origine
prolétaire agressés par les étudiants bourgeois en 1968… Marxiste et
parallèlement fasciné par une certaine transcendance diluée dans les milieux
pauvres qu’il décrivit, amoureux du verbe et de la poésie et apôtre de
l’argot le plus rude des banlieues romaines, Pasolini suggère une attitude
face à ce « rouleau compresseur impérialiste », des interrogations trouvant
une actualité la plus sensible aujourd’hui encore, plus de 45 ans après,
ainsi que le souligne Aymeric Monville dans sa présentation de l’ouvrage.
Philippe-Emmanuel Krautter
"Dictionnaire amoureux de l'Allemagne" de Michel MEYER, format : 132 x 201
mm, 880 p., Plon éditions, 2019.
À l’heure du trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, il
manquait assurément un Dictionnaire amoureux de l’Allemagne. C’est chose
faite sous la plume inspirée de l’écrivain et journaliste Michel Meyer.
Auteur de nombreux ouvrages sur un pays souvent plus méconnu que réellement
familier, Michel Meyer suggère de découvrir « son » Allemagne, celle qu’il a
eu l’occasion tout au long de sa riche carrière de parcourir, commenter,
dialoguer ; Une Allemagne avec laquelle il a su nouer une histoire de cœur
qui débute non loin de ses frontières en France à Schirmeck, petite ville de
la vallée vosgienne où il naquit en 1942. Hölderlin et Goethe sont cités en
exergue, comme invitation inspirée pour découvrir cette nation à la croisée
des chemins depuis la plus haute antiquité. Une Allemagne plurielle,
assurément, par ses nombreuses identités remontant bien au-delà des peuples
germaniques décrits par Tacite, mais aussi par ses paradoxes et les
tourments de sa longue Histoire. Impossible d’échapper aux repères initiaux
de l’auteur notamment la Seconde Guerre mondiale vécue en un espace
géographique plus que sensible à quelques kilomètres d’un camp de
concentration visité quelques années après la chute du nazisme. Malgré cela,
l’attraction est intacte. Car même si Michel Meyer s’est posé la question au
tournant du dernier millénaire « le démon est-il allemand ? », la sirène de
la Lorelei continue à fasciner et à attirer inexorablement vers elle, tous
ceux qui cèdent à son chant… Alors consentons sans entraves à découvrir en
amoureux cette Allemagne suggérée par Michel Meyer, en commençant cette
escapade par l’entrée « Adenauer », premier chancelier d’après-guerre, une
lourde responsabilité si l’on songe à ce que l’Europe avait subi du fait de
son sinistre prédécesseur. Suivent les fameuses « Affinités électives »
chères à tous les lecteurs de Goethe qui sut saisir comme nul autre ce qui
fait et défait les unions entre les êtres, des liens ténus et
indéfinissables et qu’il parvint pourtant à si bien évoquer. Le lecteur
pourra, selon son humeur, poursuivre page après page, avec les « Allemandes
» célèbres comme Gretchen, singulière comme Lou Andreas von Salomé. Il
pourra aussi ouvrir ce volumineux dictionnaire au gré de son inspiration ou
du hasard, et redécouvrir cette incroyable « Chute du Mur » vécue en direct
par le journaliste dans la nuit du 9 novembre 1989… Le Dictionnaire amoureux
de Michel Meyer réserve également de beaux développements aux artistes,
poètes et écrivains qu’il chérit : Hölderlin, Goethe – nous l’avons
souligné, mais aussi Rilke ou encore des noms plus proches de nous comme
Karl Lagerfeld récemment disparu. Chaque entrée peut être considérée comme
une proposition d’appréhender une nation, une civilisation, une culture,
avec avant tout cet esprit allemand que ce Dictionnaire amoureux célèbre
avec passion.
Philippe-Emmanuel
Krautter
Miguel
Benasayag « La théorie des algorithmes » conversation avec Régis Meyran,
Éditions Textuel, 2019.
Ainsi que le souligne Régis Meyran en ouverture de cette conversation avec
le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag (voir
notre entretien), il existe une autre alternative au « pour » ou «
contre » la machine infernale qui s’introduit, aujourd’hui, de plus en plus
dans le discours actuel. C’est cette direction d’une autre alternative vers
laquelle le philosophe s’oriente, une autre direction, plus urgente encore
et sans concessions sur les risques encourus par l’aveuglement du tout
technologique, le nouvel âge de l’IA, l’Intelligence Artificielle. Préférant
la pensée rhysomique chère à Deleuze et Guattari et les chemins de traverse
pour aborder ces questions essentielles, l’entretien part du postulat
qu’être pour ou contre est déjà dépassé, les algorithmes étant déjà
omniprésents aujourd’hui dans notre quotidien et dictent déjà, moins
sournoisement qu’impérieusement, un grand nombre de traits de notre vie…
Miguel Benasayag n’hésite pas à rappeler que des études scientifiques ont
déjà démontré une « atrophie » de la zone du cerveau correspondant à
l’orientation du fait de l’usage intensif du GPS par des chauffeurs de taxi
! La question serait plutôt : que devons-nous faire, à partir de cette
réalité, pour préserver notre dimension humaine et celle des générations à
venir dans les prochaines années ? Comment ne pas perdre ce qui fait
l’humain, fonctionner ou exister ?
Le philosophe avertit tout d’abord le lecteur de l’inanité de considérer «
intelligent » ce qui n’est que le fruit de calculs programmés. La complexité
humaine est ailleurs que dans cette « puissance » élevée au rang de la
performance, alors que le propre de l’humain (et du vivant) se situe bien
au-delà, avec le désir, l’erreur, les hésitations, passions, sans oublier la
conscience et l’inconscience, tout cela s’inscrivant dans un corps, notre
corps. « C’est le vivant qui crée du sens, pas le calcul », rappelle Miguel
Benasayag. Cette mathématisation du monde est, certes, ancienne dans nos
sociétés et s’est introduite avec le rationalisme et les mathématiques
concurrençant à l’époque le projet divin. Le philosophe avertit cependant
que la complexité du vivant ne saurait être réductible au plus complexe des
calculs. Aussi savants et perfectionnés que soient ces algorithmes, il leur
manquera toujours une dimension masquée qui leur résistera, cette dimension
humaine, singulièrement humaine ; Ce que démontrent et confirment dès à
présent déjà un grand nombre d’erreurs reconnues par la médecine moderne
notamment dans le domaine des antibiotiques. « Ne pas confondre la carte
avec le territoire ! », souligne Miguel Benasayag et jeter à la poubelle 90
% de l’ADN considéré comme inutile car non réductible ou résistant au
codage, tel que le souhaitent un grand nombre de biologistes aujourd’hui. Au
risque, un jour, de se réveiller et de comprendre (trop tard ?) que cette
part « irréductible » de notre ADN avait une utilité, son utilité…
Loin de toute pensée organiciste, le lien, la relation et l’interaction sont
au cœur du vivant, cette « singularité du vivant » chère à Miguel Benasayag
et que n’appréhende pas l’IA aujourd’hui. « Nous sommes les contemporains de
la centralité de la complexité […] il nous est impossible de prétendre à une
prévision complète », souligne-t-il.
Or, aujourd’hui, des responsables de tout bord (économie, science, finance,
politique…) sont sur le chemin de déléguer consciemment les fonctions de
toute décision à la machine. Or, le présent immédiat n’occupe qu’à peine 10
à 15 % de nos pensées (une latitude qui laisse une grande place au passé et
à l’avenir), alors que l’IA promet une efficacité de présence à 100 %, une
performance qui ne peut que plaire aux marchés boursiers et aux partisans de
l’efficacité à tout prix. Le corps se trouve dès lors pris dans l’engrenage
d’un régime immatériel qui lui dicte et impose ses règles. Celles d’un
individualisme exacerbé et de relativisme reposant sur l’idée de plaisir
poussé à l’extrême. Le danger ne concerne pas seulement que le corps et le
vivant, mais aussi le politique et le social, ces domaines étant désormais
de plus en plus soumis aux diktats des algorithmes à la disposition du
politique et des décisionnaires. À terme, la démocratie se retrouve remise
en cause par ce schéma algorithmique donné pour infaillible au profit d’une
tyrannie résultante de ce tout pouvoir algorithmique.
Les prochains combats à mener par des multiplicités agissantes ne seront
peut-être plus sur les barricades, mais dans les arcanes des
microprocesseurs de nos ordinateurs…
Philippe-Emmanuel Krautter
Denis
Ramseyer : « Les Kouya de Côte d’Ivoire, un peuple forestier oublié. »,
Co-édition Musée Barbier-Mueller / Editions Ides et Calendes, 2019.
C’est au cœur de la forêt ivoirienne à la rencontre du peuple Kouya que nous
entraîne avec cet ouvrage enrichissant, et présentant un intérêt
ethnologique des plus vifs et urgent, Denis Ramseyer, ethnologue-archéologue
et historien, chargé d’enseignement à l’Université de Neuchâtel.
Le peuple Kouya est un petit peuple forestier de Côte d’Ivoire. Petit par sa
taille, car il ne comporte que vingt milles individus et encore. Mais, petit
que par sa taille seulement ! Car s’il demeure peu connu du reste du monde,
cette ethnie de Côte d’Ivoire mérite pourtant de l’être tant ses modes de
vie, croyances et traditions offrent une belle découverte et étude
ethnologique. Fiers de leurs traditions, les Kouya sont avant tout un peuple
de forestiers, un peuple parlant une langue comptant parmi les plus
menacées, et à ce titre déclarée telle en 2001.
Car, l’alerte est donnée. En effet, si le monde fascinant des Kouya a déjà
malheureusement en grande partie disparu, ce dernier est aujourd’hui plus
encore menacé. Confronté à de nombreuses situations inextricables, ce peuple
risque, si nous n’y prenons garde, non plus seulement d’être oubliés, mais
bel et bien de disparaître à jamais…
Après avoir, en effet, subi l’arrivée des missionnaires chrétiens, les Kouya
doivent depuis le début du XXIe siècle, affronter les changements
climatiques. À ces changements viennent s’ajouter les nombreux conflits
ayant marqué, chaque décennie de notre siècle, la Côte d’Ivoire et plus
particulièrement la région au cœur de laquelle vivent les Kouya. À tout
cela, s’ajoute, qui plus est, une déforestation dévastatrice due au
développement de la culture du cacao, elle-même s’accompagnant de l’arrivée
de migrants bouleversant l’équilibre social déjà fragile. Ethnie de
forestiers menacée de toute part pour laquelle l’auteur tire depuis de
nombreuses années déjà la sonnette d’alarme. Depuis 1971, en effet, année
lors de laquelle Denis Ramseyer découvre ébahi la Côte- Ivoire et cet
attachant peuple Kouya, ce dernier n’a cessé de réunir, assembler notes,
enquêtes, reportages photographiques, des travaux que ce dernier ouvrage
donne largement à voir et à découvrir. Aussi, est-ce à une enrichissante,
mais aussi urgente rencontre ethnologique à laquelle nous invite l’auteur.
Une étude approfondie, richement étayée et illustrée de 150 illustrations
couleur, qui ne pourra qu’intéresser ethnologues ou spécialistes de
l’Afrique, mais aussi séduire tout amoureux de Côte-d'Ivoire, des Kouya… ou
de la terre et de ses habitants tout simplement !
À noter que ce dernier ouvrage vient compléter les précédents travaux de
Denis Ramseyer : Reportage photographique en 1972, enquête ethnologique en
1975, étude ethnoarchéologique 1998, étude sur la transformation de la
société et de son environnement en 2016.
Un livre instructif, accessible et passionnant, pour ne pas dire
indispensable !, sur nos relations personnelles, familiales ou
professionnelles, écrit par le Professeur Oughourlain, neuropsychiatre et
professeur de psychologie à la Sorbonne.
Dans ce livre, tout part du mimétisme. Rien d’étonnant à cela lorsqu’on sait
que le Professeur Oughourlian est spécialisé dans la psychologie mimétique.
Collège et ami de René Girard, il nous explique dans un langage clair le
rôle déterminant du mimétisme (notre cerveau reptilien) en son rapport avec
nos deux autres cerveaux, que sont le cerveau émotionnel et le cerveau
cognitif.
Le cerveau mimétique par un automatisme déconcertant n’a de cesse d’imiter –
modèle/rival /rival-obstacle. Qui plus est, ce cerveau mimétique se met en
branle au moindre signal perçu, des neurones-miroirs infaillibles et
incessants, donc, qui ne nous quittent pas d’un pouce avec plus ou moins
d’heureux bonheurs. Une imitation à laquelle notre deuxième cerveau
émotionnel, par une impressionnante fidélité, viendra au plus vite emboiter
le pas, et renforcer en ajustant notre humeur, nos sentiments et émotions.
Notre cerveau cognitif, ce troisième cerveau, viendra, enfin, coiffer le
tout. C’est simple.
C’est simple, mais n’allons pas si vite pour autant ! Et si on
court-circuitait ce processus de base ? Le Professeur Oughourlian nous
explique, en effet, que s’il est certes difficile de déconnecter
l’automatisme mimétique de notre premier cerveau, reste que « l’on peut
toujours choisir le chapeau que prend notre cerveau cognitif ! » ; Haut de
forme, casquette de hooligan ou chapeau du rire ? Tel est l’enjeu de cet
ouvrage plus que passionnant et que clôt une poste-face d’Emmanuel Gavache
tout aussi convaincante…
C’est, en effet, par une meilleure compréhension du mimétisme et de son
ressort sur l’inter-individualité que l’auteur, en sa qualité de
neuropsychiatre, nous explique comment fonctionne le cerveau lors des crises
et conflits qu’ils soient familiaux ou professionnels, individuels ou de
groupe. Le premier pas consistera à comprendre et démêler ce mimétisme ayant
déterminé en quelque sorte les cartes et règles avec lesquelles chacun de
nous avance ; Sachant que tout mimétisme ne saurait être, bien sûr, négatif
et que les exemples positifs ne manquent heureusement pas.
A la base de tout, on l’aura compris, il y a le désir, ce désir mimétique de
ce que l’autre a, possède, est, ou même et surtout de ce que l’autre désir.
Dans la lignée de René Girard qu’il aime à citer ou de Jean-Pierre Dupuy («
La jalousie ; une géométrie du désir », Seuil, 2016), Jean-Michel
Oughourlian nous démêle, de chapitre en chapitre, cet impressionnant
écheveau tissé de liens mimétiques. Pouvoir, influence, suggestion, pub,
réseaux sociaux, etc., et même mimétisme inversé, jalonnent cet essai. Des
mimétismes positifs ou négatifs auxquels personne n’échappe, certes, mais
que l’on peut approcher et quelque peu appréhender afin de « supprimer la
suggestion, l’asservissement au mimétisme rival », souligne l’auteur.
Cela passe avant tout par accepter l’idée que les conflits, maladies,
névroses, proviennent de ce mimétisme /rivalité directe ou inavouée avec «
son rival », ce modèle inversé qu’il convient de démasquer, et qui n’est pas
pour autant et toujours en tant que tel un « ennemi ». Le mimétisme le plus
universel engendre, quoique certain en dise, la jalousie avec pour
pathologie l’envie lorsque « le rival devient ennemi », suivie de sa mise à
mort dans son exacerbation extrême, souligne encore Jean-Michel Oughourlian.
Notre cerveau mimétique est, en effet, imperméable, et seule l’intervention
raisonnée de notre cerveau cognitif ralliant à lui le cerveau émotionnel
parviendra à le canaliser. De là, l’apport essentiel de cet ouvrage : rendre
accessible une meilleure compréhension de ce processus mimétique et de ce
qui se joue, permettant de dompter ou d’apprivoiser ce fameux cerveau
mimétique.
Un ouvrage qui se lit d’un trait, et auquel on ne peut souhaiter qu’un
mimétisme de bon aloi ; Alors, bonne lecture !
L.B.K.
«
L'Absolue Simplicité » Lucien JERPHAGNON, Michel ONFRAY (Préface),
Collection : Bouquins, Robert Laffont éditions, 2019.
Faisant suite aux deux précédents volumes parus dans la collection Bouquins,
« L’absolue simplicité » offre au lecteur quelques-uns des autres
plus beaux livres de l’historien de la philosophie (lire
notre interview) bien connu pour la fulgurance de ses analyses et la
vivacité de son jugement. Michel Onfray livre en ouverture à ce troisième
volume un témoignage sensible et poignant sur son « vieux maître » et sur la
magie des enseignements dont il reçut chaque parole comme un legs précieux.
La fausse désinvolture des cours de ce grand maître permettait, en effet, de
toucher à cœur de jeunes âmes peu versées sur l’Antiquité et ses leçons.
C’est ainsi que cette magie Jerphagnon opéra chez tous celles et ceux qui
ont eu le privilège de rencontrer ce bel esprit – un brin malicieux parfois
!, et que Michel Onfray évoque avec émotion en ouverture à ce beau et riche
nouveau volume de la collection Bouquins. La diversité de ses enseignements
ne changea en rien la limpidité de ces changements, les saillies de ses
analyses et la sagacité de ses témoignages sur cette Antiquité qu’il
chérissait tant, jusqu’à ses péplums qui le faisaient éclater d’un rire
complice…
« L’absolue simplicité » regroupe certains des titres incontournables
de Lucien Jerphagnon, tels Julien dit l’Apostat, Les Dieux ne sont
jamais loin, Augustin et la sagesse, mais aussi des textes moins
connus comme ces transcriptions de certains de ses cours, notamment au Grand
Séminaire de Meaux ou encore des conférences ou émissions de radio qui
témoignent de l’absence de frontières dans les domaines appréhendés par
cette pensée fertile. Sa fidélité indéfectible à son maître le philosophe
Vladimir Jankélévitch force également le respect dans ces pages d’«
Entrevoir et vouloir » réunies en 1969 et augmentées en 2008 ; des pages
magnifiques révélant, à elles seules, tout l’art de son auteur de « livrer »
sans altérer une pensée dans toute sa richesse et complexité comme pouvait
l’être celle de Vladimir Jankélévitch ; Ce « métaphysicien mystique,
comme je suis devenu un agnostique mystique ! » - souligne Lucien
Jerphagnon, et de poursuivre : « Peut-être était-ce pour cela que j'avais
énormément apprécié « Janké » comme nous l'appelions ! » (entretiens
Lexnews)…
Peut-on encore être surpris par cette pensée hors-norme et fulgurante de
Lucien Jerphagnon ? Une telle question se pose-t-elle en ces décennies d’un
nouveau siècle, d’un nouveau tournant ? Les lecteurs de ses chroniques
politiques pour la Revue des Deux-Mondes des années 1990 ne pourront, en
effet, que retrouver ce rare bonheur de percevoir de nouveau ce léger accent
que ce Bordelais impénitent aimait à accentuer d’un clin d’œil complice. Une
complicité offerte au lecteur entre deux jugements assénés toujours avec
justesse, s’amusant des galipettes de Greenpeace, des gamineries de la
presse, et des impôts que le penseur n’a jamais vu baisser de toute sa
longue vie… sans oublier cette interminable nuit dont parlait Catulle et que
nous fait revivre ce grand maître que fut Lucien Jerphagnon; Un esprit
toujours sur la brèche qui poursuit sa quête, ne cessant de susciter de
nouvelles interrogations chez ses lecteurs, des questionnement toujours
aussi actuels, nécessaires, et peut-être plus urgents que jamais.
Philippe-Emmanuel Krautter
Roland
Jaccard : « L’enquête de Wittgenstein. », Éditions Arléa, 2019.
Avec « L’enquête de Wittgenstein », le philosophe Roland Jaccard
signe un opuscule, ô combien ! vivifiant, voire décapant. Wittgenstein,
philosophe viennois (1889-1951), contemporain de Freud, demeure – il est
vrai, plus connu en théorie des sciences pour ses ouvrages en logique
mathématique qu’en philosophie pour son « Tractatus-logico-philosophicus
». Cependant, bien qu’injustement boudé de nos jours, il n’est pourtant pas
sans attraits et un intérêt piquant à le redécouvrir ; Une incitation à
laquelle Roland Jacquard s’est employé, en ces pages, avec toute la vigueur
et la justesse qu’exige le philosophe viennois. Il faut avouer que tant
l’homme que le penseur, ayant étudié à Cambridge auprès de Russell, ne sont
pas si simples ; Qu’on en juge : Influencé par Schopenhauer, Nietzsche,
Weininger, Krauss, il a gardé du premier un nihilisme de génie, et du
second, cette puissance de volonté qui lui évitera à maintes reprises de
commettre l’irréparable ; le tout avec un singulier mélange de Kierkegaard
qu’il lira, appréciera et dont il partagera un temps la Norvège. Toute sa
vie durant, avec cette espèce de fougue nihiliste qui le caractérisa,
Wittgenstein se demandera : « Qu’est-ce qu’un homme ? » Une quête
philosophique qui le poursuivra et qui justifie pleinement le titre de cet
ouvrage : « L’enquête de Wittgenstein ».
Intransigeant à l’extrême, sans concession envers lui-même, n’aimant et ne
comprenant que l’excellence, sa devise sera – pour reprendre encore un des
titres de Roland Jacquard, « Le néant ou le génie ». Et si cela est
clairement dit et énoncé, reste que... car, il faut avouer que la complexité
de la pensée de Wittgenstein est de génie, et derrière l’enquête du
philosophe, c’est bien Roland Jacquard lui-même qui mène pour son lecteur
celle-ci ; une entreprise audacieuse en si peu de pages, mais Roland
Jacquard sait lui aussi frapper fort, là où cela répond. N’épargnant ni les
qualités ni les faiblesses du philosophe (ni celles de son lecteur), ce
dernier trace à coup d’énergiques traits de plume les entrelacs de la vie et
de la philosophie de Wittgenstein. Ayant fréquenté les mêmes bancs de lycée
qu’Adolf Hitler qu’il haïra, il affichera un certain antisémitisme bien
qu’ayant lui-même une ascendance juive ; Snob, aristocrate, solitaire, il
n’aura de cesse pourtant de se reprocher son manque d’empathie pour le
peuple ; Homosexuel aimant les bas-fonds, mais méprisant ses penchants ; Il
sera toute sa vie tiraillé entre « les brûlures de l’enfer et les délices
du paradis » ; une aimantation des extrêmes en un mélange d’Oscar Wilde
et Pier Paolo Pasolini…. Se jugeant un véritable monstre lui-même, l’usage
répété du mot « diable » semble en ces pages presque digne d’un traité de
démonologie ! Certes, les prises de position de ce philosophe grand joueur
d’échecs ne sauraient être, bien sûr, prises telles quelles ; Mais, n’est-ce
pas ce que Wittgenstein aurait exigé lui-même, lui, qui entendait tout
critiquer et doutait tout autant de tout… Certes, l’exigence d’excellence de
Wittgenstein n’est pas à simple portée de main en notre époque où la
médiocrité s’affiche sans complexe, ni même peut-être enviable, reste que
cet ouvrage donne, en un tour de force, les clefs de « L’Enquête de
Wittgenstein ».
L.B.K.
Friedrich Nietzsche « Œuvres » Tome II Trad. de l'allemand par Dorian Astor,
Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini. Édition
publiée sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian
Astor, Bibliothèque de la Pléiade, n° 637, 1568 pages, rel. Peau, 105 x 170
mm, Gallimard, 2019.
Après un premier volume réunissant « La naissance de la tragédie » et
« Considérations inactuelles », la collection de La Pléiade vient de
publier le deuxième volume consacré aux œuvres du philosophe allemand
Friedrich Nietzsche comprenant notamment deux écrits majeurs, « Humain
trop humain » et « Le Gai Savoir » sous la direction de Marc de
Launay avec la collaboration de Dorian Astor. De 1876 à 1882 s’ouvre pour le
philosophe une période féconde sous fond de crise profonde. Cette crise,
prélude à la disparition totale de sa conscience dans les dernières années
de sa vie, n’affectera paradoxalement pas la créativité de l’auteur, comme
si elle constituait un rappel permanent de sa fragilité et donc de l’urgence
de la transcender par une intense réflexion. Nietzsche a toujours cherché à
réduire cette fracture antique entre âme et corps et ne pouvait alors
sous-estimer justement les affections dont il était sujet ainsi qu’il le
souligne dans Aurore : “Aussi loin que quelqu’un puisse pousser la
connaissance de soi, rien pourtant ne peut être plus incomplet que son image
de l’ensemble des pulsions qui constituent son être. A peine s’il peut
nommer les plus grossiers par leur nom. » Durant cette période
déterminante de sa vie, Nietzsche se libère de ses déterminismes, tout au
moins de l’emprise de Wagner et des contraintes de la philologie, discipline
dans laquelle il excellait pourtant. « Tuant le père » et abandonnant
ses doux rêves de musicien, c’est au « métier » de philosophe qu’il
consacre alors toutes ses fragiles forces, renonçant pour cela à ses
obligations professionnelles en tant qu’enseignant. « Humain trop humain
» cristallise en ses pages ce « monument d’une crise » vécu par le
philosophe. Véritable passage initiatique, l’abandon du mouvement wagnérien
ouvre à de nouveaux horizons, bien éloignés de cette régénération pourtant
tant espérée de la culture allemande par le génie du musicien. Le voyage à
Sorrente, et la maladie, encouragent le penseur à un repli sur soi, à une
attitude plus philosophique que théoricienne, reléguant ainsi le mythe et la
métaphysique loin de ses préoccupations. Une attitude fondée sur l’histoire
et l’immanence prélude à la publication de « Humain, trop humain »
dont la dédicace à Voltaire est significative, ce livre marquant
définitivement la rupture avec ses relations wagnériennes dès lors
radicalement hostiles. Les convictions et la métaphysique se lézardent au
profit d’une recherche effrénée de la vérité qui passe par le scepticisme,
et donc les révisions du jugement, sous forme d’aphorismes passés à la
postérité. Nietzsche observe en effet : « Ce n’est pas le monde comme
chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui est si
riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et
malheur ». 1882 marque la première édition du « Gai Savoir », son
titre puisant aux sources médiévales des troubadours et ménestrels pour un
esprit libre. Convalescent et heureux de l’hiver passé à Gênes, Nietzsche se
sent prêt à produire une pensée élevée, servie par un style ciselé. Mais il
ne faut pas faire du Gai Savoir une réflexion hédoniste et encore
moins paisible, le philosophe au marteau fait preuve d’un travail critique à
l’encontre des préjugés et autres morales idéalistes qui témoigne de sa
puissance. Ce livre préfigure également l’annonce de la mort de Dieu et du
nihilisme : « Gardons-nous de penser que le monde serait un être vivant.
» C’est ainsi à un nouvel infini auquel appelle le philosophe : « Le
monde au contraire nous est redevenu infini une fois de plus : pour
autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une
infinité d’interprétations ». Avant que des nuages ne viennent jeter un
voile sur cette pensée singulière de la fin du XIXe siècle, ces pages
resplendissent de cette volonté de puissance caractéristique du philosophe
allemand et si souvent mal interprétée, c’est un, parmi les nombreux
attraits, qui encouragera les lecteurs à découvrir ou relire cette pensée
fertile grâce à cette édition traduite de l’allemand par Dorian Astor,
Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini, et
servie par un appareil critique facilitant sa lecture.
Friedrich Nietzsche Correspondance, tome V : Janvier
1885 - Décembre 1886 trad. de l'allemand par Jean Lacoste. Édition de
Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Notes du traducteur Collection Œuvres
philosophiques complètes, Série Correspondance, Gallimard, 2019.
Poursuivant la remarquable entreprise de l’édition de la correspondance de
Nietzsche, le dernier volume paru couvre deux riches années 1885 et 1886.
Traduit de l’allemand par Jean Lacoste, cette édition établie par Giorgio
Colli et Mazzino Montinari fait défiler les jours et les mois qui pour le
philosophe ne se ressemblent pas, avec au début de cette année 1885 un 1er
janvier passé au lit, et la hantise des nausées avant chaque repas… Le corps
souffrant de Nietzsche est à considérer dans le contexte de la solitude qui
le touche, mais celle-ci n’entame pourtant pas la production de son œuvre
avec le livre IV de Ainsi parlait Zarathoustra et Par-delà bien et
mal, sans oublier de nombreuses rééditions… Nice, Bâle, Venise qu’il
retrouve avec un plaisir non caché même si le froid et son estomac sont
encore des motifs de tracas. Les inquiétudes du grand penseur sont
touchantes parfois entre sa chemise de nuit trop courte ou ses chaussettes
qui ne vont pas ! « Ce n’est qu’entre gens partageant les mêmes idées que
l’on peut s’épanouir, telle est ma conviction ; mon malheur est que je n’ai
personne de ce genre et ce n’est pas pour rien que j’ai été si profondément
malade et le suis en moyenne toujours ». Nietzsche souhaite ardemment la
compagnie – toujours trop rare à ses yeux – d’esprits libres et ce n’est
qu’un petit cercle de familiers qui entretiendra une correspondance nourrie
avec le philosophe allemand. Ce sont aussi des années de deuil avec la mort
du grand musicien Franz Liszt qui lui rappelle cruellement l’univers
wagnérien, Cosima sa fille ayant épousé Richard Wagner. Nous quittons le
philosophe à la fin de cette année 1886, il ne lui reste plus que deux
années avant que la folie ne le gagne, ce 3 janvier 1889 à Turin…
Vladimir Jankélévitch : « Philosophie morale », édition réalisée par
Françoise Schwab, Coll. Mille et une pages, Éditions Flammarion, 2019.
Le philosophe Vladimir Jankélévitch, disparu il y a maintenant 34 ans, est à
l’honneur cette année ; après une exposition à la BnF François Mitterrand à
Paris, c’est au tour des éditions Flammarion de lui consacrer un fort volume
dans la collection « Mille et une pages » regroupant des textes du
philosophe sur la morale, dont certains peu connus. Vladimir Jankélévitch a
laissé une immense œuvre dont certains ouvrages ont à jamais marqué une
génération ; De « L’Ironie » jusqu’au « Le je-ne-sais-quoi et Le
presque rien » paru en 1980, le philosophe avec son énergie a su
interroger bien des postures et démasquer plus encore peut-être nombre
d’impostures. Mais dans cette immense œuvre, nombreux sont les textes
demeurés plus confidentiels ou connus d’un cercle d’initiés. Aussi, une
telle somme consacrée à ces écrits sur le thème de la morale, tel qu’elle a
sous-tendu l’ensemble de son œuvre philosophique, vient-elle idéalement
compléter les écrits plus classiques publiés et réédités du philosophe.
Cette édition établie par Françoise Schwab a fait choix de retenir des
textes allant des premiers livres de morale du philosophe dont sa thèse
complémentaire consacrée à « La valeur et signification de la mauvaise
conscience » de 1933 jusqu’à celui consacré au « Pardon » paru en
1967. Plus de 30 ans d’une intense réflexion dans lesquels sont venues
s’engouffrer les plus profondes blessures et douleurs. Laissant au fil des
années et des textes derrière lui en retrait les idéologies empreintes de
romantisme et d’irrationalisme, c’est une pensée d’une profondeur
fulgurante, incomparable, profondément voire viscéralement liée à l’action,
à la volonté de l’action qui se révèle dans ces écrits. Une pensée poussée
par le philosophe du «devenir » jusqu’à ses derniers retranchements,
les plus imprévisibles et infimes jusqu’à « l’impensable » ou ce «
presque rien ». Une construction de « l’irréversible » ne
laissant rien passer dans le tamis de cette réflexion serrée sur la morale,
aucun préjugé, aucune posture, et laissant la pensée à jamais autre, là où
le temps, la mort, et surtout l’amour se rejoignent. Un recueil incluant : «
La mauvaise conscience » ; « Du mensonge » ; « Le mal » ;
« L’Austérité et la vie morale » ; « Le pur et l’impur » ; «
L’Aventure, l’ennui, le sérieux » ; « Le Pardon », à
l’exclusion de « L’ironie », de « L‘alternative » et « Du
traité des vertus ». Sept livres de philosophie morale où idéologie,
généralisation ou synthèse n’ont pas leur place, mais livrant une pensée
paradoxale dont témoigne plus encore peut-être le dernier livre sur le «
Pardon », déjouant vaines certitudes et compromis, et donnant primauté à
la conscience et à la vie. Des écrits où les prédilections du philosophe
pour la poésie et la musique dont celle du tout aussi virtuose et fougueux
Franz Liszt, trouvent également un terrain fertile. Certains de ces écrits
sont plus connus, d’autres ont été remaniés ou augmentés par le philosophe
notamment à l’occasion de conférences, mais tous nous parlent de l’homme, de
« l’homme comme être moral », de cet « être-limite qui n’a pas de limite,
mais franchit celle que l’instant lui impose. »
Et pour ceux qui redouteraient d’ouvrir ce fort volume, on ne peut que
laisser entendre la voix inimitable de cet immense philosophe que fût
Jankélévitch : « En somme la conscience ne dit pas autre chose que ceci :
tout ne peut pas se faire ; certaines actions, en dehors de leur utilité,
parfois même contre toute raison, rencontrent en nous une résistance
inexplicable qui les freine ; quelque chose en elles ne va pas de soi. Telle
est l’hésitation de l’âme scrupuleuse devant la solution scabreuse. La
conscience est l’aversion invincible que nous inspirent certaines façons de
vivre, de sentir ou d’agir ; c’est une répugnance imprescriptible, une
espèce d’horreur sacrée. Mais on ne fait pas sa part au démon du scrupule
une fois qu’il a pris possession de notre âme : « Le diable a tout
éteint aux carreaux de l’auberge ! » »
L.B.K.
Miguel Benasayag « Fonctionner ou exister ? »
Éditions Le Pommier, 2018.
Quelques jours avant sa mort, le 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini avait
accordé un dernier entretien au journaliste Furio Colombo, article que l’écrivain-poète-cinéaste
italien avait souhaité terminer par écrit et auquel il avait donné pour
titre « Nous sommes tous en danger ». « Les quelques personnes qui ont
fait l’Histoire sont celles qui ont dit non, et non les courtisans et les
valets des cardinaux. Pour être efficace, le refus doit être grand et non
petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point, « absurde », contraire
au bon sens ». À plus de quarante années de distance, Miguel Benasayag
dresse une situation qui a pris acte de cette prescience qui est devenue
réalité. Sommes-nous condamnés à ne plus que fonctionner ? L’altérité chère
à Miguel Benasayag ne peut subsister que par une unité complexe de
l’existence et du fonctionnement, et non de l’hégémonie de cette dernière. À
l’heure où les algorithmes visent à modeler le vivant, les Anciens sont
devenus des vieux inutiles que l’on cache, ce qui faisait jusqu’alors la
valeur constitue aujourd’hui une déficience, faute de bien « fonctionner »…
Nous entrons depuis plusieurs années dans une vision manichéenne du monde,
en une alternance binaire gagnant / perdant, sans intermédiaires ou autre
possibles. Nos vies présentes sont faites de raccourcis, autant sur les
bureaux de nos ordinateurs que vis-à-vis de nos valeurs, de nos existences,
de la vie tout simplement. Réactionnaire et technophobe Miguel Benasayag ?
Pour les partisans du transhumanisme et de l’utilitarisme du vivant,
probablement, mais dans une situation de complexité et d’union des
contraires, assurément pas.
Il est vrai que le tragique s’est tari en oubliant que le singulier ne
saurait se concevoir sans ses interactions avec l’ensemble. En un monde où
les relations sont de plus en plus stérilisées à l’image des couloirs
d’hôpitaux, on se sent concerné ou pas, on like ou pas, la pleine
conscience (mal) comprise par les occidentaux n’a que faire d’une
catastrophe climatique ou humaine lorsque sonne l’heure dite de sa
méditation quotidienne… Pour éliminer cette négativité qui fait partie
intégrante du tragique de la vie, l’homme a la solution : lui substituer le
transhumanisme des sociétés postorganiques, plus de vague à l’âme, plus de
bleu au cœur, mais la promesse virtuelle d’un monde sans faille et d’une
immortalité assurée. Conjoint écarté car ne « correspondant » plus, familles
oubliées pour passer à autre chose, liens rompus pour soigner son petit soi
ronronnant, nous ne sommes plus en danger, le mal est déjà fait et
constatable quotidiennement. Miguel Benasayag ne souligne pas les risques
mais les réalités déjà présentes, la tendance à l’artefactualisation
du vivant ne concernent pas seulement que des prothèses, certes utiles, mais
touchent bien plus encore de plein fouet le vivant à part entière, une
initiative qui plus est laissée aux bons soins des machines et des
logiciels. Il faut suivre l’auteur dans ces pages inspirées qui à l’image du
film Soleil Vert laisse entrevoir ce vers quoi nous allons et que
nous sommes en train d’oublier, Big data s’occupant déjà de nos mémoires.
Cauchemar ? Certainement. Des solutions ? Une résistance de tous les
instants afin de sortir de notre petit moi, tout en acceptant notre
fragilité, nos failles, qui élargissent contrairement ce qu’on en pense trop
souvent - notre cercle et constitue notre richesse, notre singularité, «
nous sommes les mêmes tant que nous changeons », rappelle le philosophe
dans l’un de ses (apparents) paradoxes dont il a le secret. La situation
exige le courage de l’existence, un agir situationnel dans le cadre d’une
singularité du vivant chère à l’auteur, qui n’est pas reproductible,
sauf à la nier. Nous sommes prévenus, n’attendons pas encore.
Ok-Kyung Pak : « Les plongeuses Jamnyo de Jeju en Corée », Éditions Ides et
Calendes, 2019.
« Les plongeuses Jamnyo de Jeju en Corée » est une étude
anthropologique singulière puisqu’elle nous invite à découvrir l’univers
secret et peu connu de l’extrême sud-ouest de la péninsule coréenne, et plus
précisément l’île de Jeju. Cette dernière est également appelée l’île aux
trois abondances - les vents, les pierres et les femmes, une appellation
trouvant sa justification en ces lieux arides où curieusement les hommes
sont peu nombreux. Pour affronter le sol volcanique et les vents puissants,
il fallait la force d’âme de femmes courageuses, début d’une légende
matrilinéaire et d’une réalité constatée au fil des temps. C’est dans cet
environnement atypique que l’anthropologue Ok-Kyung Pak a ainsi entrepris,
en 2016, une étude de terrain qui l’a conduite à étudier plus
particulièrement ces plongeuses en apnée, une activité habituellement
réservée aux hommes dans les autres sociétés. C’est ainsi l’univers
singulier de cette Île, de ses habitants, et surtout de ses plongeuses
nommées Jamnyo que Ok-Kyung pak nous offre de découvrir, une analyse
appuyée par plus de 130 illustrations, cartes, schémas et photographies
couleur.
Or, ici, c’est par leur seul souffle et une ceinture lestée de plomb que ces
femmes risquent leur vie à chaque plongée pour pêcher 15 jours par mois
ormeaux, conques, varech… Chaque journée compte 4 à 7 heures de plongée,
chacune durant près de 2 mn jusqu’à 20 mètres de profondeur, ce qui est un
exploit physique étonnant et pourtant anonyme. Car en ces lieux, il n’est
point question de compétition ou de grand bleu, mais de l’intime conviction
d’appartenir à un ancêtre commun, la déesse-mère Seolmundae Halmang pour qui
chaque plongeuse réalise un rituel chamanique lors des plongées. Leur vie
est d’ailleurs entendue également en un sens collectif puisque le fruit de
chaque plongée est partagé et toute idée de pêche intensive écartée. Cette
approche communautaire, étroitement liée aux éléments naturels dont la mer
constitue la force la plus manifeste, offre un rare témoignage de ces temps
anciens où l’homme n’avait point comme seul horizon le profit intensif. Au
XXIe siècle à des milliers de kilomètres de nous existe encore une société
malheureusement en déclin en raison de la pollution des mers et du
développement industriel qui perpétue cet étonnant héritage ainsi qu’en
témoigne cette belle étude !
Metin
Arditi Dictionnaire amoureux de l’Esprit français éditions Plon & Grasset,
2019.
Audacieux et téméraire en nos temps troublés que d’aborder le thème de l’Esprit
français illustré en page de couverture d’un Cyrano arborant la cocarde
multicolore ! Et pourtant cette initiative n’a rien de politique puisqu’elle
est le fait de l’écrivain suisse d’origine turque Metin Arditi, envoyé
spécial de l’UNESCO pour le dialogue interculturel, ce à quoi cette plume
s’adonne avec un plaisir jubilatoire dans ce Dictionnaire amoureux
des éditions Plon & Grasset. Partant de cette idée de séduction dont on
affuble souvent les Français, l’écrivain talentueux ayant signé de nombreux
romans dont Le Turquetto, La Confrérie des moins volants, L’enfant qui
mesurait le monde… transporte les lecteurs de ce Dictionnaire dans des
entrées qui ne manquent pas d’audace, telles les entrées proches -
alphabétiquement s’entend – comme Céline et Dreyfus avec
l’antisémitisme en toile de fond… Quel que soit le choix effectué par
Metin Arditi, le plaisir manifeste demeure non point de cerner, mais de
révéler par petites touches l’Esprit français, ce dernier se matérialise par
une mosaïque de points de vue, indispensables selon l’auteur pour répondre
au vœu de Molière : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de
toutes les règles n’est pas de plaire ». La beauté compte certainement
parmi cette identité, beauté multiple et variable qu’elle se manifeste dans
l’art d’Édith Piaf ou de Marcel Proust, des Jardins à la française ou de
Brassens. Les grands écarts certes ne manquent pas avec l’entrée
Jambon-beurre qui suit celle du Jacobinisme et précède
Jankélévitch. Ce sont justement dans ces contrastes que le tableau de
cet Esprit insaisissable peut certainement le plus facilement se laisser
dévoiler, la France aime et cultive les contrastes jusqu’aux conflits et
oppositions comme l’avait déjà relevé Jules César dans sa Guerre des
Gaules, et plus récemment le Général de Gaulle dans ses Mémoires…
En découvrant au fil des pages et de ses thèmes ce Dictionnaire amoureux vu
par un « étranger » si familier de la France, l’envie prend immédiatement de
prolonger chacune de ces entrées, d’en faire des pistes de lectures et
découvertes supplémentaires pour ne point passer à côté de cet Esprit
français que restitue si admirablement Metin Arditi dans ces pages
truculentes !
Pier
Paolo Pasolini « Écrits corsaires » traduction de Philippe Guilhon 288 pages
- 140 x 200 mm, collection Champs arts Flammarion, 2018.
Pier Paolo Pasolini a assurément pris au pied de la lettre le titre donné à
ces articles réunis dans un livre « Écrits corsaires » et aujourd’hui
publiés en français dans la collection Champs arts Flammarion avec une
traduction de Philippe Guilhon. Corsaire est, en effet, bien
l’attitude adoptée par l’écrivain italien et pour l’occasion essayiste
polémique, dans ces articles sans concessions parus dans la presse jusqu’aux
derniers mois avant sa mort. Le lecteur retrouvera dans certaines
contributions le regard lucide de celui qui n’écarta pas les paradoxes les
plus inattendus ; le poète hors convention avoue ainsi, bien que n’aimant
pas ces jeunes gens aux cheveux longs qu’il décrit, se rallier finalement à
leur cause lorsqu’ils font l’objet d’une attaque de la part de la société
bourgeoise bien pensante de son époque. Pasolini ne choisit pas la voie
facile, n’est en aucune manière partisan du choix médian, mais adopte le ton
de la polémique, du combat même, avec sa plume acérée qui lui a valu tant
d’inimitiés jusqu’à sa mort, dans l’opposition politique à ses idées jusqu’à
la gauche italienne… Adepte de la microrésistance, apôtre des arts dans
lesquels il excelle avec une facilité déconcertante, Pasolini pointe et fait
mouche en bien des domaines qu’il aborde dans ces pages. Du fameux article
sur La disparition des lucioles, métaphore de l’extinction du parti
communiste, jusqu’au fascisme des antifascistes, Pasolini se trouve
là où on l’attend le moins, décalage toujours fécond qui invite à de
nouveaux points de vue, un regard lavé des conventions. Si certains textes
sont conjoncturels, la réflexion mise en œuvre peut la plupart du temps être
reprise dans bien d’autres contextes actuels, dont Pasolini avait si
distinctement prévu l’évolution de manière confondante. Pointent
régulièrement dans ces pages alertes, non seulement l’analyste de son temps,
mais aussi le poète qu’il ne cessa d’être, l’écrivain parfois, le cinéaste
dans d’autres contextes encore, car pour Pasolini, les arts n’étaient en
rien questions de disciplines, mais de vie, cette vie qu’il mena intensément
jusqu’à son terme pour mieux en explorer les confins.
Nietzsche
« Sur l’invention de la morale » présentation par Arnaud Sorosina, édition
avec dossier, Garnier Flammarion, 2018.
Quel rapport entretenons-nous avec les valeurs comme le bien, le mal, la
bonté, la justice ? Nietzsche invite le lecteur à s’interroger à leur
sujet et à mieux considérer leur origine, moins naturelle qu’elle ne
pourrait paraître selon le philosophe. La religion, bien entendu, apparaît
vite au banc des accusés pour le philosophe critique de la culture
occidentale. La faute et la culpabilité sont responsables des maux de
l’homme moderne qui cherche l’oubli dans le remords et la veulerie, une
approche qui ne sera pas étrangère à la psychanalyse quelques décennies
plus tard. Arnaud Sorosina, par sa présentation, accompagne le lecteur
dans sa découverte de ce livre de Nietzsche. Le texte est ainsi précédé
d’une introduction éclairante quant à l’évaluation faite par le philosophe
des valeurs : leur origine, leurs développements au cours de l’Histoire
par la religion, ainsi que leurs méfaits sur l’homme qui a perdu à cause
d’elles sa noblesse et sa santé. Peut-on se libérer de la morale ? Belle
interrogation qui accompagnera le lecteur tout au long de ce texte à
redécouvrir en nos temps troublés.
Jean-Jacques Bedu : « Les Initiés ; De l’an mil à nos jours », Collection
Bouquin, Robert Laffont, 2018.
Somme considérable, incontournable ! L’ouvrage « Les Initiés de l’an mil
à nos jours » signé Jean-Jacques Bedu ne peut, en effet, que faire date
et s’imposer, de par l’imposant travail présenté, en ouvrage de référence.
Un joli défi relevé, et ce à bien plus d’un titre.
Audacieux, en premier lieu, l’ouvrage, dans un style volontairement
accessible, propose au lecteur pas moins de 2000 ans d’histoire d’initiés,
de courants et traditions initiatiques avec plus de 115 entrées ou noms
d’initiés, avec pour chacun, sa vie et son parcours condensés, certes, mais
jamais de manière lapidaire. On y trouve, bien sûr, Avicenne, Hildegarde,
Ibn d’Arabi, Maître Eckhart, Léonard de Vinci, Swedenborg, Papus et Péladan
ou encore Krishnamurti, et bien sûr, pour un tel ouvrage, René Guenon…
Retenant, par souci de clarté, un ordre chronologique, regroupant ces
initiés en 4 grandes périodes – L’an mil ; La Renaissance ; Le Grand Siècle
au Siècle des Lumières ; le XIXe siècle ; et le XX siècle débordant sur le
XXIe siècle, soit de leur éclosion à aujourd’hui. L’auteur balaye tant
l’occident que l’orient ou l’extrême orient, mettant ainsi en évidence les
grands courants dans lesquels viennent s’inscrire ces initiés de tous les
temps et époques : alchimie, magie, kabbale, Soufisme, Théosophisme,
Templiers, Rose-croix, Franc-maçonnerie, occultisme, etc. Courants
entremêlant tant les grandes religions et ses différentes doctrines que les
sociétés secrètes ou l’occultisme, hermétisme, prophétisme, etc.
Audace, aussi, d’avoir su allier dans ce dédale d’initiés, de sensibilités
multiples et croisées ,un riche travail de qualité à une approche accessible
et claire dans un style fluide fort plaisant, faisant de cette somme un
ouvrage se lisant comme un roman, enchaînant aventures, légendes et destins
hors normes. Que de vies, de destins… d’initiés ! On songe à Blake, à
Nicolas de Flamel et « son » livre si cher à C.G. Jung.
A ces titres, l’ouvrage ne peut que séduire un large public, chercheurs,
universitaires, lecteurs souhaitant être initiés ou tout lecteur curieux ou
avide de vies romanesques. Dans ces initiés, un grand nombre de noms
séduira, aussi, les littéraires tels Rabelais, Cyrano de Bergerac, Novalis,
Goethe, Gérard de Nerval, Victor Hugo, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, ou
encore les amateurs d’art avec notamment William Blake, Joséphin de Péladan
ou de musique avec Mozart.
Non dénué d’humour, Jean-Jacques Bedu n’hésite pas, d’ailleurs, à ouvrir son
ouvrage avec Gerbert d’Aurillac, un non-initié, et à terminer cette longue
histoire d’initiés à travers les âges et les siècles avec Steve Jobs ! Mais,
l’auteur ne manque pas, non plus, avec pertinence de sens critique et de
prises de position souvent bien venues. Le texte consacré à Louis Massignon
est très beau et très justement présenté. Jean-Jacques Bedu n’hésite pas,
également, à douter, à souligner, mettre à plat ou purement et simplement
écarter. Eh ! oui, parmi ces initiés se cachent parfois quelques imposteurs
ou légendes inopportunes ; on songe notamment à Rabelais ou à Victor Hugo.
Soucieux cependant d’objectivité, l’auteur sait aussi mettre en balance son
scepticisme avec le poids des légendes, mythes ou à renvoyer les
controverses entretenues dos à dos, notamment pour Nostradamus, invitant par
là même ses lecteurs à se tourner vers la biographie informée donnée pour
chaque entrée. L’ouvrage comporte, par ailleurs, en fin de volume de très
riches orientations biographiques thématiques, ainsi qu’un très complet
index des noms fort utile ou encore un glossaire.
Y a-t-il encore des initiés en 2018 ? Nous l’avons souligné, l’auteur
termine par un clin œil avec Steve Jobs ; que l’on soit séduit ou non par ce
dernier choix (n’a-t-il pas plus initié qu’il n’a été initié ?), il demeure
que la question reste entière et d’actualité, révélant tout l’intérêt et le
mérite de cet ouvrage consacré aux « Initiés de l’an mil à nos jours
».
L.B.K.
Pasolini's Bodies and Places (en anglais) Michele Mancini and
Giuseppe Perrella N° 241, relié, 640 pages, 22 × 21 cm, anglais, Benedikt
Reichenbach, Editions Patrick Frey, 2017.
Pasolini's Bodies and Places est un ouvrage à la fois savant mais
parfaitement accessible à tout amateur du cinéma et de l’univers pasolinien.
À partir d’hypothèses de travail exprimées au début du livre par l’écrivain,
poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini, les auteurs de cet ouvrage, Michele
Mancini et Giuseppe Perrella, ont réuni 1734 reproductions de scènes de ses
films, archivées et analysées à partir de thématiques centrées sur les corps
et les lieux. Véritable cartographie anthropologique s’étendant sur trois
continents (Europe, Afrique et Asie), cette réflexion retient cette attitude
chère à Pasolini d’établir des chemins et des correspondances entre les
borgate de Rome, le Tiers-Monde et les villes soumises au développement
néocapitaliste. Ces archives offrent ainsi un témoignage unique sur de
véritables univers disparus ou appelés à disparaître et fixés à jamais par
la caméra et le regard critique de ce visionnaire que fut Pasolini. À partir
de classifications détaillées de postures, expressions du visage, gestes,
grimaces, sourires, rires et bien d’autres encore, c’est un véritable
laboratoire d’analyses anthropologiques que proposent les auteurs à partir
des films du cinéaste. Le lecteur habitué à l’univers pasolinien retrouvera
alors bien des correspondances avec les écrits majeurs de Pasolini, les
frontières entre les arts s’effaçant sous son regard. Les cultures des
périphéries émergent alors, subrepticement, au détour d’un cadrage, ici pour
souligner un détail ethnique, là, pour évoquer une attitude à jamais
révolue. Les lieux si importants pour Pier Paolo Pasolini rythment la caméra
et ses mouvements, qu’il s’agisse d’un environnement fermé comme une prison,
un hôpital ou un bar, ou encore ouvert comme le désert ou le mont des
Oliviers… Une fois de plus, les mutations imprègnent la pellicule, de
manière express ou sous-entendue selon les films. L’aliénation culturelle
broyée sous la mondialisation conduit à une uniformité des corps et des
lieux, une tendance à l’extrême opposé au cinéma et à l’œuvre de Pasolini,
tel est le mérite de l’analyse de ces pages. Une bibliographie et
filmographie complètent cette somme incontournable pour tout passionné de
l’œuvre de Pasolini.
Élisabeth Roudinesco « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse », Édition
Plon/Seuil 2017.
L’historienne et psychanalyste Élisabeth Roudinesco signe le «
Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse » aux éditions Plon. Après son
célèbre « Dictionnaire de Psychanalyse » dont on ne compte plus les
rééditions qu’elle rédigea avec Michel Plon en 1997, l’auteur précise avoir
hésité pour cette nouvelle et autre entreprise. Mais, Élisabeth Roudinesco
avoue également avoir « toujours aimé les dictionnaires. Ils recèlent un
savoir qui ressemble à un mystère », écrit-elle en incipit de son texte
introductif à ce « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse ». Et
effectivement, Élisabeth Roudinesco nous livre par cet ouvrage un véritable
dictionnaire amoureux, empreint de toute la subjectivité de l’auteur, et
dont les mots-clés ou entrées surprendront agréablement le lecteur. Pas de
mots classico-magiques de la psychanalyse, pas de grands concepts ou noms
trop incontournables pour liste d’entrées, mais des noms de ville, beaucoup
de villes, Berlin, Buenos Aires, Francfort, Rome, Vienne, Zurich, etc., dans
lesquelles s’inscrivent des choix et enchaînements révélant toute la
distance et l’audace de l’auteur. « Des territoires réunis de façon
arbitraire », souligne Élisabeth Roudinesco, abordant ce vaste
territoire de la psychanalyse par des thèmes aux prises directes avec la
société de ce début de siècle : éros, amour, famille, désir, bonheur, les
animaux et, bien sûr, l’argent avec celui notamment qui fâche, contre ou
entre psychanalystes, et si ce n’est Freud, c’est donc Lacan… Et même si
Jung n’a jamais en tant que tel acquis sa maison de Bolligen mais l’a bel et
bien bâtie, ce qui l’eut privé de nombre d’analyses et inspirations, le
lecteur sourira à l’évocation de certaines entrées telle « Sherlock Holmes
», surprenantes avec « Philippe Roth » ou les « Présidents américains ».
Parfois les mots s’assombrissent sous les destins notamment de « Marylin
Monroe » ou deviennent graves. La femme y trouve une belle place avec des
entrées telles que le « Deuxième sexe » ou tout simplement « femmes » pour
celle qui avoue n’avoir – en partie grâce à sa mère – accordé la place qui
se devait à Beauvoir que tardivement. L’enfance, enfin, ne pouvait être
omise, et lui sont accordées de nombreuses pages de ce territoire aux
multiples rives. C’est bien à un voyage d’une subjectivité tout amoureuse en
ce territoire parfois choisi, parfois rejeté ou maudit, mais toujours
fascinant de la psychanalyse auquel nous convie Élisabeth Roudinesco, «
un voyage au cœur d’un lac inconnu situé au-delà du miroir de la conscience.»
Jean-Louis Servan-Schreiber "L'Humanité, apothéose ou apocalypse ?" Fayard,
2017.
Jean-Louis Servan-Schreiber réfléchit depuis des décennies au sens de nos
vies et de la vie, qu’il s’agisse de l’emploi du temps que nous lui
réservons, tout aussi bien que du sens que nous lui assignons. Avec ce
dernier livre « L’humanité », l’auteur prend encore plus de recul, une
distance facilitée par l’âge et ce sentiment que notre époque est plus que
jamais touchée par le « court-termisme » comme il le nomme. N’ayant plus le
temps de réfléchir au passé, souffrant du présent et redoutant d’envisager
le futur, nous sommes de nouveau dans la situation que soulignait déjà en
son temps Sénèque dans son De Brevitate Vitae, malades de notre temps
et de nos vies. Et pourtant, Jean-Louis Servan-Schreiber ne compte pas parmi
ces pessimistes invétérés qui inondent de leurs prédictions tragiques
l’environnement médiatique. Relevant, avec raison, combien le XXe siècle a
pu être à l’origine de formidables progrès pour une grande partie de
l’humanité, sans pour autant oublier ses laissés-pour-compte et tout en
soulignant l’individualisme galopant qui en a résulté, jamais l’humanité
jusqu’à aujourd’hui n’a eu autant d’impact sur son environnement et ses
semblables. Faut-il s’en inquiéter, faut-il s’en réjouir ? Apothéose ou
apocalypse ? Telles sont les interrogations soulevées avec humilité par cet
éternel scrutateur de notre société, un questionnement nourri par le
témoignage d’un certain nombre de personnalités telles Jacques Attali, André
Comte-Sponville, Roger Pol Droit, Marcel Gauchet, Pascal Picq ou encore
Edgar Morin…
L’accélération des moyens technos-scientifiques laisse l’impression d’une
accélération du temps dont nos contemporains ne cessent de souffrir, ce dont
a témoigné avec acuité l’auteur dans ses précédents ouvrages. Mais,
aujourd’hui, se posent de nouveaux problèmes : que faisons-nous de ces
progrès ? Ne sont-ils pas susceptibles d’aller jusqu’à la transformation de
l’humain si l’on pense aux avancées de la génétique et du transhumanisme ?
Saurons-nous faire face à cet écart grandissant entre une partie de
l’humanité ayant plus que le nécessaire, et une partie plus grande encore de
cette même humanité qui réclame de n’être pas exclue de ce progrès ? Sans
prétendre avoir les réponses à ces questions de fond, l’ouvrage invite à
élargir notre regard sur notre époque, dépasser le rythme effréné des
news alarmistes qui empêchent le recul et la réflexion, prendre une
partie de ce temps si cher à Jean-Louis Servan-Schreiber pour penser à notre
avenir, au-delà d’un clivage optimistes-pessimistes.
Philippe-Emmanuel Krautter
Lucien Jerphagnon « L’au-delà de tout » préface du
cardinal Poupard, Collection Bouquins, Robert Laffont, 2017.
Six ans déjà que Lucien Jerphagnon nous a quittés, et pourtant son sourire
malicieux et son regard pétillant semblent encore si présents ! Ce grand
spécialiste de la philosophie antique et médiévale aimait à se présenter
comme un historien de la philosophie, et non en philosophe, n’ayant pas de «
jerphagnonisme » à proposer comme il le rappelait d’un clin d’œil
complice. Né en 1921, Plotin et saint Augustin, entre autres, n’avaient
aucun secret pour lui. La collection Bouquins, après le premier
volume Les Armes et les Mots réunissant les titres les plus connus de
l’auteur vient de lui consacrer un deuxième volume intitulé « L’au-delà
de tout » et réunissant des titres méconnus s’inscrivant dans la période
1955-1962. C’est la pensée intime d’un esprit à la fois jaillissant et
secret qui se révèle au fil de ces pages à la saveur incomparable. Ainsi que
le rappelle le cardinal Poupard qui signe la préface de ce fort volume, si
la pensée et les convictions spirituelles de Jerphagnon ont pu évoluer au
cours de son riche parcours, il demeure certaines convictions de fond,
immuables, et que résume à elle seule, de manière évocatrice, la phrase
d’André Malraux mise en exergue par Jerphagnon lui-même de son essai « Le
Mal et l’Existence » : « Tous les grains pourrissent d’abord, mais il
y a ceux qui germent… Un monde sans espoir est irrespirable. » André
Malraux, L’Espoir, ouvrage qui ouvre aujourd’hui ce recueil.
Le thème du mal et de la souffrance qu’il engendre est récurrent depuis
l’aube de l’humanité croyante, et bien souvent un argument avancé pour
critiquer l’idée même de transcendance. Si Dieu est amour, comment peut-il
accepter que sa création subisse le mal ? Plutôt que de partir de cette
traditionnelle opposition amour / mal, Lucien Jerphagnon souligne combien il
s’agit là d’un mystère qui ne saurait être réduit à une « explication
» rationnelle, mais à une interrogation sur la propension de l’homme à se
diviser. L’auteur développe le fameux exemple de Job dans la Bible, comme
l’illustration de l’impuissance de l’homme à comprendre les maux qui peuvent
s’abattre sur lui, des épreuves souvent initiatiques qui invitent à un
rapprochement de la source transcendante, au lieu de l’en éloigner, ce qui
arrive parfois. Prolongeant sa réflexion sur le mal, Lucien Jerphagnon étend
son analyse notamment au philosophe Pascal auquel il consacrera un premier
essai « Pascal et la souffrance », complété par un autre titre «
Pascal », et enfin « Le Caractère de Pascal », chacun de ces
ouvrages explorant la position philosophique de celui qui estimait que
l’homme est inévitablement malheureux en raison de sa nature même mue par un
mécanisme absurde le poussant à être inconstant et misérable. Seule la
rencontre du Crucifié, le Dieu humilié, peut confondre le mal et réduire à
néant les misères de l’homme. La lecture de ces essais ne peut être
dissociée de cette période bien particulière de l’auteur – longtemps tue et
ignorée du public, période durant laquelle il fut ordonné prêtre en 1950
avant de quitter les ordres dix ans plus tard, une parenthèse de vie sur
laquelle il garda un silence absolu. Ce deuxième recueil démontre, s’il en
était encore besoin, que l’on a encore beaucoup à apprendre sur et de ce
grand maître, Lucien Jerphagnon.
Baudouin de Bodinat : « Au fond de la couche
gazeuse ; 2011-2015 », Editions Fario.
« Au fond de la couche gazeuse ; 2011-2015 », le dernier ouvrage de
Baudouin de Bodinat paru aux éditions Fario qui fait suite à « La Vie sur
Terre » (T. 1 & 2, Ed. de l’Encyclopédie des nuisances) est un livre
lumineux à l’écriture implacable dont la lecture, certes exigeante, ne
pourra laisser le lecteur indifférent. C’est, en effet, un regard lucide que
pose l’auteur sur le monde « comme il va ». Désastres écologiques,
pollution de l’air et des mers, effets dévastateurs méconnus ou volontiers
ignorés du numérique, des nanotechnologies, etc. rien n’échappe vraiment à
Baudouin de Bodinat. L’auteur n’a de cesse, non de dénoncer, mais bien de
penser. Ne posant ni jugements, ni procès, il mène une inlassable réflexion
comme d’autres respirent ; une pensée comme quelque chose de vital, dans ce
monde où la pollution lumineuse laisse l’homme moderne s’engloutir dans un
somnambulisme numérique d’où la mémoire de la voie lactée et de l’homme
lui-même se perdent sans bruit. Dans cette vaste réflexion menée sur
plusieurs années, il s’interroge notamment sur l’abîme qui se glisse
inexorablement entre l’intelligence émotionnelle et le numérique, le partage
de la prétendue intelligence des Smartphones dans ce monde panoptique
ou encore sur ce temps numérique « en simultanéité planétaire, dans ce
présent stationnaire où l’histoire est rentrée en phase gazeuse (un gaz
explosif) ; qui substitue ainsi à la durée psychique de la rotation des
aiguilles (en analogie à la course du soleil, à la succession des jours et
des nuits) sa chronométrie d’instants égrenés au compteur du processus en
cours, où nous n’importons pas avec nos allées et venues… »
Baudouin de Bodinat ne se complait cependant pas dans un pur et sombre
pessimisme, mais propose, dans une langue ciselée, une prise de conscience,
un avertissement, « une expansion de la conscience, qui puisse la nourrir
et l’accroître, étendre ses perspicacités dans les choses d’où dépend la
conduite de la vie », souligne-t-il à propos des livres « papiers
». Laisser encore un peu de place à la pensée, à l’imagination, aux
fantasmagories qui font le temps et les mystères de la vie. Enrayer cette
vaine course folle à la performance et au « toujours plus ». Il y a
chez lui comme une volonté de conjuration face au sort de ce monde dévasté.
Comme Eugène Atget, à qui il a consacré un petit ouvrage (éd. Fario 2014 ;
notre chronique),
il capture par son écriture les dernières images d’un monde qui s’éteint, et
se souvient d’une rangée de haricots, des pois de senteur, ou de la valeur
d’un livre papier tenu entre les mains comme un éveil des sens ; «
certains matins la beauté inaugurale du ciel s’illuminant au levant infuse
l’âme tout entière, et profondément alors nous accorde à notre partie
terrestre » écrit-il. Et de son regard, comme par la lucarne d’un
téléobjectif, il nous décrit ce monde déjà présent qui nous apparaît à tort
comme l’impensable ; une cartographie de cet indéniable saccage qualifié
étrangement d’inimaginable. Sa pensée n’est pas éloignée d’autres
philosophes engagés tel que Miguel Benasayag dont les écrits, dans une
tonalité certes différente, avertissent des mêmes dérapages et dangers
imminents. Perdre de vue la terre et tout ce qui fait l’homme. Car si
l’humanité du XXe siècle fut la première à aller, certes, sur la lune, mais
aussi à acquérir la capacité de s’autodétruire, elle est surtout, en ce
début de XXIe siècle, la première à ne plus savoir comment arrêter ce compte
à rebours d’un suicide généralisé et autoprogrammé.
Un ouvrage qui interroge, interpelle et rappelle combien il est nécessaire
et urgent pour l’homme d’aujourd’hui de ne plus se vouloir aveugle et de
regarder « au fond de la couche gazeuse », en se souvenant que la «
chose qui surprend les astronautes […] – souligne Baudouin de Bodinat
- c’est la minceur de la couche d’atmosphère entourant notre globe ; la
ténuité de cette enveloppe gazeuse autorisant la vie en bas, la respiration
de la nature ensoleillée en rotation dans l’obscurité intersidérale ;
l’existence de ces milliards d’humains s’activant sans relâche dans leurs
villes énormes, leurs fumées, leurs radiations. »
L.B.K.
François Jacob : « Voltaire », Gallimard, Coll.
Folio biographies, 2015.
Voltaire, oui, bien sûr. Cité de gauche à droite, de haut en bas, toujours.
Mais connaît-on pour autant au-delà des citations la vie de François-Marie
Arouet (1694-1778) destiné à devenir Arouet de Voltaire puis Voltaire, «
notre » Voltaire ? Connaît-on, en effet, celui qui se plaisait à affirmer,
même encore à 83 ans l’année de sa mort, qu’il n’était pas né contrairement
à ce que mentionnait son certificat de baptême le 21 novembre 1694 ?
Connaît-on la vie de celui qui par ailleurs n’avait pas écarté d’être le «
bâtard » du noble et ombrageux mousquetaire du roi Claude Guérin de
Rochebrune, et qui enfin préféra pour des raisons demeurées encore
énigmatiques choisir le pseudonyme de Voltaire ? Voltaire quel choix ! La
vie du grand philosophe, figure emblématique de la pensée française et qui
fut plus que salué lors de son retour à Paris après presque trente ans
d’absence, méritait bien une biographie supplémentaire accessible, claire et
faisant le point sur de nombreuses questions plus que jamais d’actualité.
C’est cette biographie inédite parue dans la collection Gallimard-Folio
biographies que nous propose aujourd’hui François Jacob dans un style
vif et non dénué d’humour pour ce grand penseur qui aimait et maniait si
bien cet art difficile qu’est l’ironie. L’auteur, conservateur de la
Bibliothèque de Genève en charge de l’Institut et du Musée Voltaire de
Genève, spécialiste du XVIIIe siècle, a consacré déjà de nombreux ouvrages
au philosophe et à son plus fervent ennemi à partir de 1660 Jean-Jacques
Rousseau admis au Panthéon trois ans après Voltaire. Suivant une ligne
biographique strictement chronologique, on y retrouve les amitiés et les
influences marquantes du jeune François-Marie au Lycée jésuite
Louis-le-Grand, les affinités et inimitiés du penseur, les démêlés du
philosophe, les ambitions de l’écrivain, œuvres philosophiques, théâtrales,
conteur, romancier, poète, grand épistolaire et historien. Il fut
contemporain et historien de Louis XIV ; il a, en effet, 21 ans lorsque
Louis meurt et il regarde passer le cortège royal, quarante ans plus tard,
il écrira « Le siècle de Louis XIV »… (Folio classique, 2015). C’est
une vie indissociable d’une pensée et d’une œuvre immense que nous donne à
lire François Jacob dans cette biographie ; des pages où s’enchaînent les
rencontres du penseur avec les grands et les plus influents intellectuels de
son siècle faites de positions anticléricales, de débats pour une monarchie
modérée et libérale, de luttes contre le fanatisme religieux et de combats
pour la tolérance, la liberté, la justice, pour cette pensée éclairée des
Lumières.
Elisabeth de Fontenay « La prière d’Esther » Seuil,
2014.
Élisabeth de Fontenay signe avec La prière d’Esther un livre très
personnel, à mi-chemin entre l’évocation cathartique et la digression
savante invitant pour ce faire l’Ancien Testament, Racine ou encore Proust à
ces conversations intimes. La philosophe incite à ouvrir la Bible, celle de
Sacy de préférence pour son admirable traduction qui nous transporte à
Port-Royal et à sa sobre élégance, afin d’y relire la mémorable prière
d’Esther, personnage éponyme du livre de l’Ancien Testament. La prière
d’Esther, épouse du roi de Perse Assuérus et originaire de Judée, débute
ainsi :
O roi, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, je vous conjure de
m'accorder, s'il vous plaît, ma propre vie pour laquelle je vous prie, et
celle de mon peuple pour lequel je vous supplie. Car nous avons été livrés,
moi et mon peuple, pour être foulés aux pieds, pour être égorgés et
exterminés. Et plût à Dieu qu'on nous vendît au moins, hommes et femmes,
comme des esclaves ! ce mal serait supportable, et je me contenterais de
gémir dans le silence ; mais maintenant nous avons un ennemi dont la cruauté
retombe sur le roi.
Racine reprit dans sa tragédie Esther, en écho cette antique
supplique commémorée chaque année lors de la fête de Pourim, et dont les
premiers vers commencent ainsi :
Ô mon souverain Roi !
Me voici donc tremblante et seule devant toi.
Mon père mille fois m’a dit dans mon enfance
Qu’avec nous tu juras une sainte alliance,
Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux,
Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.
Même tu leur promis de ta bouche sacrée,
Une postérité d'éternelle durée.
Hélas ! ce peuple ingrat a méprisé ta loi.
La nation chérie a violé sa foi.
Elle a répudié son époux, et son père,
Pour rendre à d'autres dieux un honneur adultère.
Maintenant elle sert sous un maître étranger.
Mais c'est peu d'être esclave, on la veut égorger.
Élisabeth de Fontenay a dès son plus jeune âge retenu par cœur cette prière,
dans laquelle elle se réfugiait inconsciemment avant d’apprendre le terrible
secret de famille : élevée dans la religion catholique afin de la protéger
de la barbarie nazie, une grande partie de sa famille maternelle fut
exterminée dans les camps de la mort. Petite, Élisabeth de Fontenay s’est
identifiée à cette prière, jusqu’à la savoir par cœur, tout en « ignorant »
qu’elle était issue de cette antique lignée célébrée dans la prière. Les
raccourcis sont toujours rapides lorsqu’il s’agit de rechercher là son
attachement avec les sans-voix que l’on mène chaque jour à l’abattoir, la
philosophe est prudente et nous comprendrons mieux pour quelles raisons en
découvrant cet essai inspirant à plus d’un titre. Le premier d’entre eux
vient très certainement de cette idée évoquée par Walter Benjamin selon
laquelle « entre les générations passées et la nôtre existe un rendez-vous
mystérieux ». Ces instants de rencontre se font souvent à l’insu des
protagonistes comme le démontre cette prière venue de la plus ancienne
Histoire biblique aux oreilles d’une jeune enfant pourtant bercée par le
rite catholique romain. Et cette fulguration, comme le rappelle la
philosophie, a choisi un intermédiaire de choix en la personne de Racine. Ce
n’est en effet pas par le texte biblique directement, mais par son heureuse
variation léguée par le théâtre racinien que la jeune fille put en fin de
compte cristalliser ce message par une anamnèse irréversible. Qu’allait-elle
en faire cependant ? L’ensemble de l’œuvre d’Élisabeth de Fontenay en est en
quelque sorte la réponse et cet essai, cette forte « prière d’Esther » en
donne en filigrane une belle démonstration. L’intellectuelle, par-delà la
mémoire particulière, est consciente des risques que font courir les
enjambements temporels comme elle les nomme, ainsi que la continuité à
travers les temps. Aussi, se garde-t-elle des généralisations qui réduisent
et ouvrent les voies aux faux prophètes. Nous la suivrons alors dans ces
habiles sinuosités d’un texte dont les multiples traductions sont autant de
témoins convoqués à cette brillante conversation avec elle-même, et avec ses
lecteurs…
Philippe-Emmanuel Krautter
Miguel Benasayag avec la collaboration d’Angélique
del Rey : « Clinique du mal-être ; la psy face aux nouvelles souffrances
psychiques », Editions La Découverte, 2015.
Après le livre La fragilité réédité en 2014, Miguel Benasayag avec la
collaboration d’Angélique del Rey propose avec ce dernier ouvrage
Clinique du mal-être de nouvelles réflexions sur les souffrances de
l’homme moderne, mais ici confrontées à la psychanalyse, psychiatrie, et
autres pratiques de psychothérapie, ou dit plus rapidement face au monde de
la psy selon le titre de l’ouvrage. Comme à son habitude, Miguel
Benasayag – philosophe et psychanalyste - ne prend ni détours ni gants pour
dresser un bilan et les défis que doit aujourd’hui relever la psy face
aux nouvelles souffrances psychologiques. Pour ce faire, l’auteur
expose, en premier lieu, la solitude profonde qui touche l’homme et les
femmes, mais aussi les enfants et ados dans notre monde occidental
contemporain. Or, s’il existe bien une solitude existentielle inévitable
propre à la condition humaine, à la condition d’être vivant limité,
pour le psychanalyste Miguel Benasayag, l’homme moderne se cogne cependant
aujourd’hui à une solitude ontologique. Les auteurs soulignent combien les
liens qui structurent l’être sont de nos jours brisés voire absents,
faussement remplacés par des liens ou réseaux toujours plus factices,
oubliant ainsi la question de la séparation, et laissant l’homme moderne,
seul, coupé de tout, de tous, et en premier lieu de lui-même ; Or, cette
solitude ontologique est productrice de souffrances originales au sens où
elle engendre l’impuissance. L’agir est en effet profondément attaché à nos
liens éprouvés avec le monde, avec l’étendue de notre surface d’affection
[…] souligne l’auteur qui s’inscrit dans la lignée de la psychiatrie et
des psychothérapies alternatives ; or, pour répondre à cette souffrance,
l’homme moderne est de plus en plus conduit à choisir une adaptation
excessive, une mobilité intérieure, qui ne peut entraîner
malheureusement qu’une détérioration de sa propre intériorité aggravant
ainsi ses maux psychologiques. Bien plus, note encore Miguel Benasayag, la
souffrance de l’homme moderne est elle-même dénoncée comme déviance,
déviance bien vite récupérée et prise en charge par le corps médical ; une
médicalisation et médication conduisant à une désubjectivation de la
souffrance engendrant ainsi encore une plus grande souffrance.
La psy se doit donc de répondre à ces nouvelles afflictions psychiques de
l’homme du XXIe siècle qui se traduisent par de nouvelles demandes. Car,
aujourd’hui, ce ne sont plus les classiques interrogations, Pourquoi je
souffre ? D’où vient cette souffrance ?, qui sont posées au psy, mais
comment recoller, comment être performant, réparer ? … comme on répare
ou booste un moteur ! Car l’homme, la femme, l’ado sont bien perçus
aujourd’hui – et se perçoivent – comme un pur mécanisme ou agrégat qu’il
suffirait de démonter et de remonter dans le sens souhaité. Il y a, souligne
Miguel Benasayag, une déconstruction, désintégration de l’intériorité de
l’homme, ce dernier étant devenu – avec plus ou moins de complicité –
toujours plus transparent et panoptique. Dépliant avec délectation, il est
vrai, à l’aide de son smartphone, son appareil photo ou autres, sa vie, ses
plaisirs et son propre divan, à tout moment et en tous lieux… Plus de plis
pour reprendre Deleuze, plus de jardin secret, mais bien un dépliement
quotidien de l’homme moderne. Face à ces nouvelles souffrances, nouvelles
demandes, c’est à une véritable obligation de résultat à laquelle sont
confrontés les psychiatres, psychanalystes et cliniciens. La vie de
l’individu est devenue de plus en plus une stricte petite affaire
personnelle n’aspirant plus qu’à trouver de pures techniques de bien-être
sur la table de chevet du divan… Néanmoins, Miguel Benasayag, s’appuyant sur
ses nombreuses années de pratique, n’entend pas pour autant dédouaner la
psychanalyse ; selon lui, cette dernière avec ses querelles de clocher, ses
dogmes, a raté également bien des rendez-vous, et notamment celui essentiel
de sa dimension de recherches et de questionnements, et au lieu de
participer - souligne-t-il - à la déconstruction de la figure de
l’homme moderne, comme son origine pourtant l’y destinait, la psychanalyse
se mit alors rapidement – ou disons cycliquement (elle finissait toujours
par revenir à ce geste de restauration) – à fabriquer de l’individu. Et
si la psychanalyse, par tradition, a trop tendance à recentrer l’individu
sur son petit moi, les autres psychothérapies ont, quant à elles, en
revanche, trop vite fait de le disloquer, le diluer dans des techniques qui
lui demeurent trop souvent extérieures voire exotiques.
Or, pour l’auteur, le défi essentiel de la psychanalyse aujourd’hui est de
remettre l’homme moderne, ni au centre ni à l’autre bout du monde, mais bien
en situation, l’amener à reconsidérer ses souffrances eu égard à
l’imbrication des circonstances, une mise en perspective tant individuelle
que sociétale ou idéologique. C’est cette imbrication situationnelle, et non
dislocation ou autocentrage de l’individu, que doivent rechercher en commun
tant l’analyste que le patient dans une ouverture de non-savoir, de
non-déterminisme ou quadrillage préétabli. Du ça m’arrive vers la
compréhension du ça arrive… souligne l’auteur. Aborder, ou plus
exactement accueillir la thérapie avec notamment un temps multidimensionnel
et une recontextualisation permettant à l’analyse d’être pleinement
situationnelle. Dans une approche spinoziste, se plaçant sur une
connaissance du second genre, ce n’est plus un Connais-toi toi-même
stricto-perso que préconise le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag,
mais bien un Connais-toi dans ce monde et connais comment le monde se
manifeste à toi. Pour l’auteur de Connaître, c’est agir (La
Découverte 2006), l’analyse situationnelle doit amener le patient et
l’analyste à appréhender – ensemble - les possibles concrets pour un agir
tout aussi concret. Dépasser le narcissisme, tendre vers une «
désidentification » des rôles sclérosés et sclérosants pour mieux connaître
cette géographie intérieure (avec ses failles, son corps, ses ruses
pour refouler sa propre négativité…) n’excluant ni réalité psychique ni
extérieure, mais entendre ce qui cogne et ne demande qu’à déborder et happer
chacun de nous. Ma vie ce n’est pas moi, souligne le philosophe et
psychanalyste, telle est sans doute la conclusion à laquelle on arrive
quand on se laisse capturer par les traits de singularité qui nous
traversent. Plus je m’oublie, plus j’existe, car le moi est la prison
de la vie. La thérapie situationnelle a précisément comme objectif d’aider
cet « oubli » comme on permet à la porte de la cellule de s’ouvrir. Cet
ouvrage captivant et stimulant, qui invite à un autre regard sur la
thérapie, l’analyste et le patient, ne saurait être réservé aux seuls
professionnels, mais captivera toute personne s’interrogeant sur l’humain,
sur ce qui le traverse, sur la vie.
L.B.K.
Aristote Œuvres complètes, sous la direction de
Pierre Pellegrin, Flammarion, 2014.
C’est l’ensemble des œuvres attribuées à Aristote qui se trouvent réunies en
un impressionnant volume de 2925 pages dans cette nouvelle édition réalisée
sous la direction de Pierre Pellegrin. L’introduction qu’il a rédigée à
l’occasion de ce travail dont on imagine l’ampleur permet de revenir sur
certains points de la vie de celui qu’il faut toujours appréhender par des
intermédiaires, antiques, médiévaux ou plus contemporains. Aristote ne peut
être perçu de manière indépendante, par un témoignage direct, mais bien plus
par le regard de ceux qui se sont eux-mêmes penchés sur lui. Aristote aurait
pu être médecin s’il avait suivi la voie de son père, mais c’est à dix-sept
ans qu’il ira suivre à Athènes les enseignements de l’Académie platonicienne
pendant vingt années, avec les conséquences que cela aura pour les idées qui
les réuniront, et celles qui les distingueront. Cette formation jouera
beaucoup sur les branches du savoir qu’il étudiera et sur lesquelles le
Stagirite deviendra l’incontournable référence pour les générations et
civilisations à venir, de l’Occident, comme de l’Orient. Pierre Pellegrin
insiste, bien sûr, également sur la différence entre le corpus platonicien
et aristotélicien. Si le premier est né essentiellement des notes dictées
par lui, les sources collectives qui caractérisent les textes attribués à
Aristote rendent plus délicates les attributions exclusivement nominatives
surtout avec la redistribution réalisée sur eux par Andronicos de Rhodes au
Ier siècle av. J.-C., une donnée qui n’était pas rare dans l’Antiquité, même
si elle ne peut que surprendre nos contemporains. Si Aristote appréhende
tous les domaines du savoir, il ne prône pas pour autant une raison unifiée.
Sa curiosité le portera à étudier tous les domaines de la connaissance comme
en témoigne l’extrême diversité des textes réunis dans cette édition,
diversité qui ne devra pas faire oublier que seule une petite partie de ces
textes est parvenue jusqu’à nous. A la différence de Platon évoquant une
science universelle, Aristote distingue les domaines des connaissances, et
pour chacune d’elles des règles spécifiques : celles des sciences
théorétiques qui visent à la connaissance (les mathématiques, la physique,
la théologie) et celles des sciences pratiques où l’on prescrit des
conduites. Comme le souligne Pierre Pellegrin, « Aristote est un philosophe
critique envers les unités factices ». Aussi, notre époque moderne, après
une relative désaffection pour la pensée aristotélicienne ces derniers
siècles, réapprend à interroger selon chaque discipline, et sans recherche
de synthèse, les leçons léguées par le fondateur du Lycée en une archéologie
du savoir à laquelle cette édition contribue d’admirable manière.
Cette édition comprend la totalité des œuvres authentiques d’Aristote,
ainsi que la traduction inédite en français des Fragments. Elle comporte en
outre une introduction générale, des notices de présentation pour chaque
groupe de traités, un index des notions et un index des philosophes.
L’Ultima
intervista di Pasolini Furio Colombo, Gian Carlo Ferretti, Traduit de
l'italien par Hélène Frappat. Allia.
Les éditions Allia offrent aux lecteurs français la chance de lire le
dernier témoignage de Pier Paolo Pasolini sous la forme d’un entretien
accordé par l’écrivain italien à Furio Colombo le samedi 1er novembre 1975,
quelques heures avant son assassinat. Ce dernier témoignage ne vient bien
entendu pas remplacer des années d’interventions, la plupart du temps
engagées et volontairement provocatrices, mais il a -en quelques lignes- le
mérite d’offrir un instantané dans lequel s’est engagé celui qui pouvait en
effet se sentir menacé lorsqu’il faisait remarquer à son interlocuteur pour
le choix du titre à cette rencontre : « Voilà le germe, le sens de tout,
a-t-il dit. Toi, tu ne sais même pas qui est en train d’envisager de te
tuer. Choisis ce titre, si tu veux : ‘Parce que nous sommes tous en
danger’. » Et même si nous ignorons encore aujourd’hui, la nature exacte du
danger qui a réellement pesé sur l’auteur du dernier roman subversif
Pétrole, et la véracité des thèses des complots politiques qui auraient
souhaité la disparition d’un esprit trop libre, l’essentiel est à la fois
ailleurs sans pour autant être absent de ces interrogations. Pour Pasolini,
l’Italie, et bien entendu le reste du monde occidental, est en danger depuis
longtemps déjà. Et même si l’intellectuel est bien conscient des limites de
son combat avec les armes pourtant variées de son art (poésie, littérature,
cinéma, théâtre…), il reste persuadé que la résistance n’a pas besoin du
nombre et de l’influence pour porter ses coups à un système qui reste sourd
aux cris de l’humain. Il n’hésite pas d’ailleurs à souligner combien le
refus a toujours constitué un geste essentiel, celles et ceux qui ont
toujours su dire non… Car c’est bien de l’humain dont il s’agit et qui
touche le cœur même des angoisses de Pasolini : « La tragédie est qu’il
n’y a plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les uns
contre les autres », cela pourrait faire sourire, si cela n’avait pas
été prononcé en 1975, il y a bientôt quarante ans…
“The Vatican
manuscript of Spinoza’s Ethica » by Leen Spruit & Pina Totaro, Brill,
2012.
12838, tel est le numéro de la Bibliothèque Vaticane indexant l’un des
manuscrits les plus importants de Spinoza puisqu’il s’agit du texte complet
de l’Éthique, seul manuscrit restant de l’auteur. Or, Leen Spruit et
Pina Totaro ont réalisé une véritable redécouverte, en retrouvant les traces
de ce manuscrit qui s’avère être le plus ancien connu de Spinoza. Le lecteur
pourra ainsi suivre le parcours de ce texte depuis la main de son auteur
jusqu’à son transfert dans la Bibliothèque vaticane apostolique en 1922,
après être resté dans les archives du Saint-Office depuis 1677. C’est, en
effet, cette incroyable aventure qui est retracée dans ce livre en
introduction, avant de proposer le texte latin de l’œuvre majeure du
philosophe hollandais. Cette œuvre fut interdite alors même que son auteur
souhaitait démontrer que l’homme devait dépasser l’esclavage de ses
déterminismes et de ses passions pour atteindre la liberté, une position qui
ne devait pas rencontrer l’assentiment du Saint Office.
Une édition critique de ce manuscrit est également proposée dans cet ouvrage
parallèlement à l’étude détaillée de la vie de ce précieux document archivé.
Cette parution permettra également au lecteur du XXI° siècle, à condition
qu’il sache lire le latin, de prendre connaissance de la plus ancienne
version du texte de l’Éthique dont nous puissions disposer aujourd’hui.
Histoire, Ethnologie, Essais...
John
Scheid, Nicolas Guillerat et Milan Melocco : « Infographie de la Rome
antique » ; 23 x 29, 128 p., Éditions Passés /Composés, 2020.
Impressionnant, tel est le premier sentiment qui gagne le lecteur de cette
monumentale « Infographie de la Rome antique » ! En 128 pages, cet ouvrage
nourrit l’ambition d’appréhender des milliers de km2 de territoire, des
millions d’habitants, ainsi qu’une succession de régimes allant des
premières royautés jusqu’à l’empire implosant de son poids à la fin du Ve
siècle en passant par la République… Un tel exploit n’eut été possible sans
la science du grand historien de la Rome antique John Scheid accompagné pour
cette tâche immense par Milan Melocco, et conjugué au génie graphique de
Nicolas Guillerat. Combien de générations soupireront de ne pas avoir eu
plutôt un tel outil en classe…
Fort heureusement, cette didactique entreprise est désormais accessible
grâce à ce que l’on nomme la datavisualisation. Derrière ce terme un brin
barbare se cache une réalité bien connue, celle des organigrammes et autres
représentations graphiques permettant de mettre en évidence les multiples
données chiffrées de manière organisée, sous forme de cartes, organigrammes,
plans, cartes… L’effet visuel est une réussite, le monde romain lève
progressivement le voile de sa complexité, et cette succession de faits et
d’évènements trouve une cohérence et un fil évolutif grâce à l’érudition des
auteurs. Le plan de la Rome antique laisse apparaître ses monuments les plus
célèbres en une vue détaillée, les multiples régimes politiques se trouvent
schématisés, alors que les complexes institutions politiques, juridiques et
administratives, dont nous avons en grande partie héritées, sont présentées
avec clarté.
L’ouvrage limité pourtant à 128 pages parvient à entrer dans l’explication
détaillée de la composition des fameuses légions romaines, équipements et
tactiques. Les commentaires clairs et incisifs soulignent l’essentiel et
accompagnent la lecture des données graphiques, page après page.
Après une telle lecture, le monde romain antique malgré la complexité du
long terme et de ses différentes facettes semble presque familier, une
réussite à mettre au crédit des auteurs manifestement inspirés par l’ampleur
de la tâche !
Philippe-Emmanuel
Krautter
Susan
Woodford : « Comprendre l'art antique » ; Traduction de l’anglais par
Camille Fort, Coll. L'art en poche, 176 p., 140 x 216 mm, Couleur, Broché,
Éditions Flammarion, 2020.
Dans la collection « L’art en poche », Susan Woodford est parvenue avec «
Comprendre l’art antique » à concentrer plus de deux mille ans d’art
antique, partant des Grecs jusqu’aux Romains. Jetant les bases de
l’occident, ces deux civilisations apporteront, en effet, jusqu’à la
Renaissance qui s’en réclamera, des créations artistiques incontournables
dans l’histoire de l’art. Ainsi que le souligne l’auteur dès l’introduction
de cet opuscule très pédagogique, l’art en ces périodes se doit de prendre
en compte des nécessités pratiques extrêmement coûteuses, notamment celles
qu’imposent la sculpture et la peinture, aussi l’art antique se voit-il
réservé à des fonctions importantes liées au pouvoir. L’auteur, Susan
Woodford entend surtout démontrer que l’art antique romain ne saurait être
ramené sans nuances à l’art grec, un art ayant lui-même emprunté à l’art
égyptien... C’est cette compréhension de l’art antique que le lecteur pourra
au fil des pages découvrir.
Si les Grecs empruntent, en effet, aux Égyptiens leur technique pour
sculpter la pierre, c’est cependant pour mieux s’en départir.
Progressivement, les formes sculptées s’animent comme pour ces statues de
femmes drapées d’étoffes souples, les décors s’organisent pour constituer
une narration de plus en plus complexe où l’architecture tient sa place. La
peinture s’invite également dans l’art grec, les artistes étant à l’origine
de représentations sous la forme de tableaux avec leurs formes arrondies. De
nouvelles narrations sont inventées sur les amphores, se faisant souvent
l’écho de la poésie orale…
Même si certains auteurs ont contesté l’idée d’un art romain en tant que tel
en raison de l’importante reprise du modèle grec, il demeure que
progressivement, les artistes romains parviendront à imposer de nouvelles
créations soulignant les vertus romaines. L’art est en effet accepté chez
les Romains à partir du moment où il possède un usage social et moral. De
Fabius, premier artiste romain au IIIe s. av. J.-C., aux sculptures de
qualité de plus en plus dégradées du IIIe s. de notre ère, l’ouvrage retrace
les évolutions, influences et dérives d’un art contrasté selon sa finalité
officielle ou privée avec la nobilitas. Dans ce dernier cas, les peintures
ornant les villas romaines rivalisent de beauté et de décors somptueux, et
dont certaines sont parvenus intacts jusqu’à nous (Pompéi, musée national de
Rome,…).
De tous les débris occasionnés par les ravages du temps depuis la fin de ces
civilisations, il serait trompeur de penser que l’art antique se résume à
quelques colonnes ou sculptures, et ce petit ouvrage clair et accessible en
fait la plus parfaite démonstration !
Alain
Schnapp : « Une histoire universelle des ruines - Des origines aux Lumières
» ; 744 p., Colle. La Librairie du XXIe siècle, Editions Seuil, 2020.
Les ruines, pour Alain Schnapp, l’auteur de cet excellent ouvrage, ne sont
pas synonymes de désolation, tant s’en faut pour cet historien et
archéologue réputé. Le questionnement sur les ruines de l’auteur également
d’une remarquable « Histoire des civilisations » présentée dans ces
colonnes, trouve son prolongement avec ce fort et beau volume pour le monde
ancien.
« Une histoire universelle des ruines » explore cette attraction pour notre
passé suscitée par ces vestiges de civilisations disparues et dont le
rayonnement transparaît encore à partir de ces restes laissés en témoignage.
Le goût pour les ruines est fort ancien, et même si le philosophe stoïcien
Sénèque avouait au Ier siècle de notre ère un mépris certain pour cette
attirance qu’il jugeait inutile. Notre société occidentale dès les
humanistes et les siècles suivants voueront, en effet, un culte certain à
leur encontre, tel Diderot dans son poème en prose, ou encore les
inoubliables descriptions laissées par Chateaubriand.
Que nous racontent ou murmurent ces témoignages du passé, souvent rongés par
le temps ? En un curieux retour de la culture à la nature, déjà relevé par
Georg Simmel, lorsque ces matériaux s’effritent et se confondent aux
éléments, les ruines révèlent l’impermanence de notre condition humaine et
de ses créations. Le rapport entretenu par les civilisations avec leurs
ruines sont sources d’autant de significations et constitue alors un objet
de recherche infini pour Alain Schnapp.
Ces assemblages de pierre et autres matériaux ont souvent plus à nous dire
que leur seule architecture. La ruine ne peut se concevoir que selon le
regard que l’on porte sur elles souligne Alain Schnapp, et l’exemple des
pyramides d’Égypte ou des alignements de Stonehenge, indépendamment de leur
monumentalité, n’ont de sens qu’à partir du moment où il est encore possible
de les interpréter. Les différents monuments étudiés dans cet ouvrage aux
magnifiques illustrations provoquent chez ceux qui les regardent tout un
réseau de dialogues plus ou moins étendus selon leur état. De la ruine aux
décombres, en passant par les vestiges, ce sont ces voix si chères à Malraux
qui demeurent alors plus ou moins audibles, et que l’historien et
archéologue Alain Schnapp explore dans ces pages en de lumineux
développements. Chaque époque révèle ainsi, selon le sort qu’elle réserve à
ses ruines, son identité.
Du Néolithique jusqu’aux confins de la terre, cet ouvrage fait défiler ces
témoignages, parfois fugaces, à peine lisibles ou au contraire monumentaux,
en soulignant ce qu’ils ont encore à transmettre, un souvenir adressé aux
temps présents et futurs. Ce dialogue avec les ruines donne lieu à des
paradoxes saisissants comme pour cette première image d’une vue d’un temple
d’Angkor enserré par les lianes d’un ficus plus géant que l’édifice, ou
encore ces « Méditations sur les révolutions des empires » proposées par
Volney en une prière laïque.
Cette belle aventure universelle des ruines ne pourra que combler le
lecteur, tant pour sa science que sa poésie, un parcours sur le long terme
qui suscitera à n’en pas douter à un questionnement quant à notre propre
rapport aux ruines, et à celles que nous laisserons aux générations futures…
Philippe-Emmanuel Krautter
«
L'Antiquité retrouvée », 4e édition, revue et augmentée, de Jean-Claude
Golvin, Aude Gros de Beler, Éditions Errance, 2020.
Le travail de Jean-Claude Golvin n’est plus à présenter, lui, ce talentueux
architecte et directeur de recherche au CNRS qui a su majestueusement
redonner vie de la plus belle manière qui soit à l’Antiquité grâce à ses
aquarelles soignées. Il ne s’agit point là de vues d’artistes, plus ou moins
romantiques, auquel le passé nous avait habitués. C’est en une véritable
connaissance intime et scientifique du terrain – Jean-Claude Golvin a dirigé
pendant dix ans le Centre franco-égyptien de Karnak – que son travail trouve
ses sources. Alliant rigueur archéologique au talent de dessinateur,
l’Antiquité reprend vie sous la plume aquarellée de l’auteur.
Approfondissant le concept de « restitution », Jean-Claude Golvin souligne
que proposer au XXIe siècle une image la plus fidèle possible du site de
Delphes, du temple d’Amon à Karnak ou encore du Colisée de Rome ne peut se
réaliser qu’à l’aide de sources fiables et nombreuses telles que des
dessins, textes anciens, mosaïques et bas-reliefs, sans oublier les vestiges
archéologiques parvenus jusqu’à nous.
C’est dans l’appréhension et le traitement de ces milliers de données,
forcément parcellaires et souvent dispersées, que réside l’art de synthèse
et de rigueur de l’auteur pour ces magnifiques dessins. Sans se perdre dans
les méandres des ruelles de la Rome antique, Jean-Claude Golvin parvient
cependant à en rendre la richesse. Et si les personnages n’apparaissent que
très rarement, et en taille à peine visible, c’est pour mieux mettre en
évidence la vie des édifices et des sites qui livrent un témoignage
suffisamment évocateur du génie de ces civilisations.
« L’Antiquité retrouvée » mérite bien son titre en redonnant vie
admirablement à une centaine de sites parmi les plus fameux de l’Antiquité
sur près de trente siècles, de 2500 av. J.-C au Ve siècle de notre ère. Le
talent de Jean-Claude Golvin, appuyé par les textes éclairants d’Aude Gros
de Beler, réside assurément dans cette vision d’ensemble rendant
immédiatement lisible la complexité de ces architectures antiques.
C’est un fabuleux voyage dans le temps et dans l’espace que nous offre ce
passionnant ouvrage !
Philippe-Emmanuel Krautter
« Le
Proche-Orient - De Pompée à Muhammad, Ier s. av. J.-C. - VIIe s. apr. J.-C.
» de Catherine Saliou, Collection Mondes anciens, Éditions Belin, 2020.
C’est à un autre Proche-Orient que celui décrit au quotidien dans les médias
auquel invite ce livre essentiel rédigé par Catherine Saliou, professeur
d’histoire romaine à Paris 8 et directrice d’études à l’EPHE. Essentiel, car
il réussit en près de 600 pages à circonscrire de manière à la fois
détaillée et synthétique pas moins de huit siècles d’histoire sur un vaste
espace géographique allant de la Syrie à la Mésopotamie et à l’Anatolie. Cet
Orient ancien aux sites si évocateurs, tels ceux de Jérusalem, Pétra ou
encore Antioche, a été le centre du monde en ces siècles reculés et l’espace
quasi illimité de l’Empire romain.
Catherine Saliou propose ainsi une histoire repensée de l'Orient ancien,
invitant à mieux comprendre ces interactions complexes entretenues par un
modèle romain fondé sur le droit, des institutions et une expansion sans
frontières avec ses voisins aussi différents que la Perse, l’Inde, la Chine
et l’Arabie… Ces périphéries ne sont pas accessoires dans cette volumineuse
étude, mais participent activement aux analyses suggérées par l’auteur grâce
à un examen des sources autres que celles officiellement livrées par le
pouvoir romain hégémonique. En un raccourci vertigineux, ce livre transporte
ses lecteurs de Pompée au prophète Muhammad, du 1er s. av. J.-C. au VIIe s.
apr. J.-C. Toutes les disciplines sont convoquées pour ce voyage historique
au long cours, la politique bien sûr, mais aussi l’économie, la culture, le
social, les techniques, les religions, les langues…
La seconde partie intitulée « Vivre au Proche-Orient Romain » retient
l’attention tant l’auteur parvient à restituer cette société si riche dans
ses réalités urbaines, sans omettre pour autant les espaces moins visités
des campagnes et déserts. De superbes illustrations viennent appuyer ces
analyses, ainsi que des cartes originales replaçant ces lieux dans l’espace
de manière claire.
Au terme de ce voyage et de cette effervescence de sociétés, l’ouvrage
conclut de manière fort instructive sur les différentes manières dont a pu
être perçu et évoqué le Proche-Orient Romain du XVIIe à nos jours, un
tableau lui aussi évocateur sur la façon dont les responsables politiques
ont su parfois réécrire l’Histoire…
« Tout
César - Discours, traités, correspondance et commentaires » Jules CÉSAR,
Alessandro GARCEA (Traducteur, Directeur d'ouvrage), Collection Bouquins,
Robert Laffont éditions, 2020.
Assurément cette dernière publication aux éditions Robert Laffont fera date
en langue française car, étonnamment, il n’était pas possible jusqu’à
présent de disposer en édition bilingue de tous les écrits de l’un des plus
grands stratèges et personnalité politique de l’Antiquité, Jules César.
On oublie trop souvent qu’en plus d’avoir été le conquérant de la Gaule et
d’une grande partie du monde méditerranéen, à l’image de son illustre
prédécesseur Alexandre le Grand, Jules César fut également un historien dont
les écrits sont également passés à la postérité. Et, c’est justement l’objet
de ce volume de la prestigieuse collection Bouquins que de rassembler en 960
pages l’intégralité des écrits de Jules César, et ce, en version bilingue
latin et français.
Le lecteur sous la conduite éclairée d’Alessandro Garcea, grand spécialiste
de la littérature latine, aura grand intérêt de débuter sa lecture par
l’éclairante introduction résumant en une vingtaine de pages les grands
traits de celui qui atteint non seulement la magistrature suprême au sommet
de l’État, mais eu également l’intuition d’en dépasser les limites. La
politique de la ratio anime en effet l’action de Caius Iulius Caesar, né le
12 juillet 100 av. J.-C. d’une famille d’ancienne noblesse. Curieusement,
son action sera largement critiquée par des auteurs latins tels Tite-Live,
Plutarque, Suétone ou encore Dion Cassius. La personnalité et l’ampleur de
l’action de ce personnage hors-norme ne pouvaient, en effet, que susciter
l’inquiétude de ses contemporains à l’encontre de celui qui bouleversera non
seulement les frontières de l’Empire romain, mais également ses structures
politiques et culturelles. Contrairement à l’image laissée par ses
détracteurs, César eut aussi à cœur d’ouvrir la connaissance au plus grand
nombre et non plus à une seule élite, faisant de Rome un grand centre
intellectuel, nous sommes loin de l’image moderne – et trompeuse – d’un
dictateur.
Ce vaste ensemble réunit, enfin, les Commentaires, extraits des discours,
traités et correspondance conservés par les Anciens. Le lecteur pourra bien
sûr goûter aux charmes intrinsèques de la « Guerre des Gaules » dépassant en
ampleur les plus grandes fresques du cinéma hollywoodien, mais surtout y
découvrira la dimension littéraire de celui qui ne fut pas qu’un stratège
politique et militaire, en un parallèle saisissant avec le général de
Gaulle.
La traduction d’Alessandro Garcea met en évidence ce style césarien qui
transcende les formules historiques pour atteindre un genre révélant une
éthique et une rigueur à la source d’une éloquence stylistique remarquable,
ainsi qu’en témoigne cette belle édition.
Philippe-Emmanuel Krautter
"Aux
origines, l’archéologie - Une science au cœur des grands débats de notre
temps" de Jean-Paul DEMOULE, La Découverte, 2020.
Jean-Paul Demoule offre avec ce dernier essai une porte d’entrée idéale et
accessible au monde à la fois circonscris mais aussi ouvert de
l’archéologie. Circonscris, car l’archéologie est de nos jours une science
aux frontières bien précises et aux méthodologies rigoureuses et éprouvées,
loin des approximations des siècles précédents. Ouvert également par son
champ d’investigation considérablement vaste, étendu à l’exploration et
compréhension de notre passé et des sociétés qui l’ont caractérisé.
Archéologue réputé, ancien président de l’INRAP et professeur à la Sorbonne,
Jean-Paul Demoule milite depuis longtemps pour que sa discipline soit
comprise par le plus grand nombre grâce à des publications et interventions
toujours saluées pour leur pédagogie et leur engagement. C’est cette même
implication qui se trouve au cœur de cet essai passionnant qui intéressera
non seulement les puristes de la discipline, mais aussi par son propos
élargit un vaste public cultivé qui appréciera cette mise en relation avec
les nombreuses problématiques sociétales, y compris idéologiques. Le
sous-titre de ce livre s’avère d’ailleurs des plus évocateurs : « une
science au cœur des grands débats de notre temps ».
Dès l’introduction, Jean-Paul souligne cette double fonction de
l’archéologie : scientifique et idéologique. Alors que la théologie n’est
plus guère présente que dans les Séminaires et Instituts spécialisés,
l’archéologie a été convoquée – souvent même manipulée – à des fins
idéologiques et rhétoriques pour mieux justifier tel passé ou telle «
identité nationale »… L’auteur, dans un premier temps, s’attache à cette
absence de neutralité axiologique manifeste à certains stades de
l’archéologie lorsqu’il s’est agi de « manipuler » l’histoire notamment en
France avec l’identité nationale, les fameux Gaulois et autres invasions
barbares intéressant certains présidents de la République et responsables
politiques. À l’image de certaines sciences dures telles la génétique et la
médecine qui en d’autres situations plus tragiques ont pu être « manipulées
» par des régimes iniques afin de justifier l’idée de race et d’inégalité
entre elles, l’archéologie peut également servir des desseins moins nobles
que la seule connaissance, ainsi qu’il ressort des nombreux exemples
détaillés rapportés par l’auteur.
Jean-Paul Demoule élargit son propos également au-delà de nos frontières
nationales, en soulignant combien sa discipline peut se trouver déviée de sa
mission première par des idéologies ultralibérales mettant souvent en péril
non seulement une archéologie préventive manquant la plupart de moyens
financiers, mais menaçant également la préservation d’un patrimoine
fragilisé par des enjeux qui la dépassent tel qu’il ressort de cet essai vif
et engagé.
Mais, il n’est pas trop tard pour être optimiste, conclut cependant
Jean-Paul Demoule. Et tel est bien le grand mérite de cet ouvrage,
soulignant et alertant pour mieux prévenir et enrayer les mauvais usages
faits de l’archéologie.
Alban
Pérès : « Devises de l'Armée française (de l'Ancien Régime au XXIe siècle)
», Dictionnaire, Format : 14,8 x 21, 370 p., Editions Arcadès Ambo, 2019.
L’origine de la devise est à trouver dans l’adhésion et le ralliement à une
unité symbolisée le plus souvent par des images et autres représentations
symboliques, visibles et reconnaissables de loin dans la confusion et les
tumultes guerriers. Mais, la devise repose avant tout sur le langage,
quelques mots résumant brièvement un esprit et un engagement. Exprimant un
certain nombre de valeurs, le message bref délivré par la devise a toujours
été revêtu d’une force rhétorique manifeste au point que dès l’Antiquité,
prendre à l’ennemi ses emblèmes et devises revenait à l’annihiler
complètement. Fort de cette puissance, Alban Pérès, sous-officier de
Gendarmerie, a réussi un véritable tour de force en réunissant pour la
première fois plus de 1 600 devises de l’Armée française allant de l’Ancien
Régime jusqu’à notre époque, devises correspondant à plus de 4 000 unités de
l’armée.
La devise est assez bien résumée par le jugement mis en exergue du comte
Emanuele Tesauro au XVIIe siècle : « la devise est la philosophie du
gentilhomme, la métaphore militaire, le langage des héros. » C’est bien la
différence et le signe distinctif qui vont ainsi caractériser toute devise
militaire en faisant de ceux qui y adhérent une entité spécifique à nulle
autre pareille. Les individus réunis autour de la devise se reconnaissent en
effet en elle, véritable code d’honneur résumé de manière laconique par
quelques mots la plupart du temps explicites : « N’irritez pas le lion » ou
« Il cherche qui dévorer » au Moyen-Âge… Ralliement, motivation sur le champ
de bataille, progressivement la devise gagne en complexité avec le XVIe
siècle comme le rappelle Alban Pérès en introduction. On parlera alors de
corps et d’âme de la devise, notamment en Italie avec l’impresa.
La devise élargira encore son emprise à d’autres champs que ceux de la
bataille, auprès des familles nobiliaires, corporations, États pour aboutir
à la publicité… « Véritable cri de guerre (« En avant ! », repris sous
différentes formes par de nombreuses unités), formule patriotique, rappel
historique ou simple jeu de mots (« jamais deux 103 », devise du 103e GOA),
la devise est pour le militaire le mot d’ordre de son engagement. »,
souligne le Général d’Andoque de Sériège, Directeur du musée de l’Armée, qui
signe la préface de l’ouvrage.
Cet étonnant devisaire de l’armée française séduira bien entendu celles et
ceux sensibles au domaine militaire, l’ouvrage exhaustif recensant et
expliquant dans le détail chaque devise et l’accompagnant de belles
illustrations des représentations dans lesquelles elles s’inscrivent. C’est
alors que l’esprit curieux et ouvert pourra également trouver quelques
délices à étudier cette étonnante richesse lexicale qui donne lieu à de
savoureux paradoxes telle cette devise de l’Ambulance chirurgicale lourde
408 « Gravis ac Celer » ; lourde mais rapide, représentée par un bel
éléphant ! Les valeurs martiales plus manifestes sont bien entendu le lot
commun tel ce célèbre « Noblesse oblige » du 14e bataillon des chasseurs
alpins ou encore plus explicite « Noir et Méchant » du 5e régiment de
dragons… La poésie colore parfois de manière inattendue ces brèves formules
telle cette devise « Sempre que plus aut » du 141e régiment d’infanterie
alpine dont l’origine remonterait à un poème de Valère Bernard (1860-1936),
poète de langue occitane. Cette impressionnante somme inédite réservera
ainsi bien des surprises à ses lecteurs qui pourront alors deviser savamment
sur ces sentences !
Philippe-Emmanuel Krautter
Patrick
Michel et Yves Ubelmann : « Un patrimoine mutilé, Palmyre : hier,
aujourd’hui. Et demain? », 24 x 21 cm, 152 p. Favre Éditions, 2019.
Nous avons tous en mémoire ces images inoubliables de destructions sur le
site de Palmyre en 2015. L’ouvrage réalisé par Patrick Michel et Yves
Ubelmann a choisi à juste titre, après l’émotion légitime suscitée par ces
actes de violence gratuits, de réfléchir à l’avenir de ce site qui était
jusqu’alors le lieu le plus visité de Syrie. Tout en rappelant que cette
réflexion en faveur des ruines ne saurait en rien omettre les ravages
irréversibles commis sur les êtres humains, tués par cette folie aveugle,
tel Khaled Al Assaad, décapité pour avoir souhaité protéger les trésors
archéologiques…
Ce livre richement illustré propose un triple voyage, celui du site tel
qu’il était avant les attaques, la situation actuelle, et enfin envisage les
pistes possibles pour l’avenir grâce à des reconstitutions 3D proposées. Les
images satellitaires prises par l’UNOSAT permettent cet état des lieux entre
ce qui préexistait et une évaluation très fine des dégâts occasionnés.
Iconem est également l’autre pivot essentiel pour cette réflexion, cette
start-up innovante spécialisée en numérisation 3D ayant déjà réalisé un
travail remarquable qui a pu être apprécié lors de l’exposition qui s’est
tenue l’année dernière à l’Institut du monde arabe de Paris. Le lecteur
découvrira avec consternation par ces multiples documents réunis, la
situation actuelle implacable, sous la forme de colonnes brisées, de rêves
d’antiques spoliés face à l’impuissance ou à l’inaction des puissances
mondiales. Que reste-t-il alors pour sauver de l’oubli définitif ces pages
de l’Histoire réduites en poussière ? La magie de la reconstitution
virtuelle qui a réalisé d’incroyables progrès ces dernières années et qui
offre de réelles pistes à explorer pour prendre les décisions les plus
éclairées avant toute reconstruction.
À partir de cet immense travail, les auteurs suggèrent des modélisations
possibles qui ont tout d’abord l’immense mérite de préserver la mémoire des
lieux après ces destructions massives. Mais c’est également l’occasion
indispensable d’une prise de conscience : faudra-t-il envisager une
reconstruction de ces structures et édifices ? Et selon quel modèle ? À
l’image des grottes de la préhistoire qui ont été « dupliquées » pour des
raisons indiscutables de protection, la reconstitution du site antique de
Palmyre se pose avec d’autant plus d’intérêts que cette étude offre un
travail d’étude incontournable avant toute décision. Afin de mieux
comprendre toutes les données relatées dans ce récit engagé, les auteurs
rappellent la signification de ce terme essentiel en archéologie
d’anastylose, technique de restauration ou reconstruction d’un édifice par
l’étude des différents éléments le composant. À partir de cette étape, la
reconstruction se réalise avec des fragments originaux complétés par des
matériaux de couleurs et qualités différentes pour les lacunes. C’est cette
démarche qui est de nos jours privilégiée contrairement à ce qui se faisait
naguère où les restaurateurs privilégiaient une fusion la moins visible des
pièces authentiques et des parties nouvellement rapportées. Nous savons ce
qu’était et est devenu aujourd’hui Palmyre, c’est avec lucidité mais espoir
néanmoins, que ce riche ouvrage pose la question essentielle, celle de son
devenir…
Philippe-Emmanuel Krautter
"Tout
Homère", Sous la direction d’Hélène Monsacré ; Avec la contribution de
Victor Bérard, Manon Brouillet, Eva Cantarella, Michel Casevitz, Adrian
Faure, Xavier Gheerbrant, Giulio Guidorizzi, Jean Humbert, Pierre Judet de
la Combe, Gérard Lambin, Silvia Milanezi, Christine Hunzinger ; Postface de
Heinz Wismann, 1296 p., Éditions Albin Michel / Les Belles Lettres, 2019.
Homère a-t-il existé ? Si la question peut sembler incongrue au regard de
l’œuvre à laquelle est inexorablement associé son nom, le débat reste
cependant toujours ouvert. Et, si les Anciens n’évoquaient que le seul
Homère lorsqu’il était question de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, nos
contemporains plus dubitatifs, en revanche, n’hésitent pas pour certains à
souligner les diversités et ruptures pouvant être constatées au sein même
des textes, privilégiant ainsi la piste d’une pluralité d’auteurs. Reste, et
emportant l’unanimité, l’œuvre, immense œuvre… Aussi, Hélène Monsacré
s’est-elle emparée de ce monument en proposant en un seul fort volume de
près de 1300 pages paru aux éditions Albin Michel / Les Belles Lettres,
l’intégralité des textes homériques avec une nouvelle traduction de l’Iliade
de Pierre Judet de La Combe et la version de l’Odyssée de Victor Bérard.
Outre ces deux œuvres phares, l’ouvrage réunit de nombreux autres textes
qui, dans l’Antiquité, étaient considérés comme provenant de l’aède dont
plusieurs cités se partagent l’origine, Chios, Cumes, Smyrne, Colophon,
Pylos ou encore Athènes. Celui qui était naguère considéré comme un
demi-dieu demeure de nos jours comme la source d’un monument littéraire,
poétique et épique impressionnant, ainsi que le souligne Hélène Monsacré en
introduction. La modernité du récit homérique surprendra, cependant, encore
le lecteur du XXIe siècle. Si les batailles épiques où les dieux s’immiscent
subrepticement pour aider ou au contraire entraver les combattants
impressionnent par leur violence, c’est aussi l’occasion d’une curiosité qui
rayonne tout au long de la narration, ainsi qu’aimait à le souligner
Jacqueline de Romilly (lire
notre interview) ; Une curiosité donnant naissance à des assemblées et
conseils entre divinités et combattants, prémices de la future démocratie
qui apparaîtra plus tard à Athènes au Ve s.
Tout ou presque a pu être dit sur Homère et ses œuvres dès la plus haute
Antiquité, Pline l’Ancien allant même jusqu’à rapporter les propos de
Cicéron selon lesquels l’Iliade aurait été écrite sur un parchemin et
enfermée dans une noix… C’est ce foisonnement qui rend justement l’univers
homérique plus séduisant encore, en ce qu’il révèle chaque époque
l’évoquant. Un constat indéniable qui ressort de la lecture de ces sources
littéraires antiques, des sources qui à la fois commentent et participent à
l’aventure homérique. Une aventure immense et inégalée, donnée ici dans la
nouvelle traduction pour l’Iliade de Pierre Judet de La Combe ; Une
traduction qui séduit spontanément tant cet helléniste talentueux est
parvenu à saisir cette « houle gigantesque de près de 16 000 vers » comme il
la nomme.
Le Chant I débute par ces premiers mots déterminants :
« Cette colère d’Achille fils de Pelée, déesse, chante-la ! ».
Athéna a des yeux de lumière, Hector casqué de mille reflets rencontre
Andromaque en une scène inoubliable, la magie du vers homérique opère
spontanément…
Les nombreuses introductions et notes accompagneront le lecteur dans ce
périple épique sans qu’il ne se perde… ou juste ce qu’il faut… afin de
préserver cet univers mythologique d’où un dieu peut surgir inopinément,
pour son plus grand plaisir !
Philippe-Emmanuel Krautter
Marie-Pierre Litaudon : « Le Paranymphe d’honneur et de vertu ; Un
mystérieux manuscrit dédié à louis XIII. », Préface de Denis Crouzet,
Coll.Emblématique, Editions Arcades Ambo, 2019.
Quel est ce mystérieux manuscrit dédié à Louis XIII ? Un précieux et bien
énigmatique manuscrit enluminé du XVIIe siècle, appartenant aujourd’hui à
une collection privée, présentant une luxueuse reliure claire ornée de
fleurs de lys, et dont le présent ouvrage offre de fort nombreuses
reproductions couleur. Son titre : « Le Paranymphe d’honneur et de vertu »,
un titre qui laisse songeur lorsque l’on sait que le terme « paranymphe »,
provenant du grec (para/ à côté et nymphe/ fiancée) désigne le prince choisi
pour conduire la princesse le jour de ses noces de la maison de son père à
celui de son époux… Son contenu ? A la fois des plus classiques et des plus
intrigants, puisque s’il s’agit d’un ouvrage incitant son jeune
destinataire, Louis XIII, à se laisser porter par la vertu et l’honneur, il
contient également, comme un rite ou code, les lettres de l’alphabet. Bien
étrange, non ? Son auteur, un dénommé « Jean le Goys », mais nous y
reviendrons…
Car c’est à une véritable et palpitante, mais non moins sérieuse enquête à
laquelle nous convie Marie-Pierre Litaudon, docteur en littérature comparée
et passionnée d’archives. Il faut avouer que l’ouvrage, daté de 1606, offert
au futur monarque alors âgé de 5 ans, mérite effectivement l’attention et
intérêt puisqu’il semble contenir bien plus qu’une instruction à destination
du Dauphin, mais une véritable initiation, tel un rite de passage vers le
Prince, le Prince philosophe ou guérisseur... Bien des interrogations
entourent effectivement cet étrange manuscrit. L’auteur ne dispose, il est
vrai, que de peu d’éléments avérés, mais par un tour de force qui fait tout
l’intérêt de l’ouvrage, cette dernière a su avec audace et à propos faire
parler les indices, et livrer une riche et passionnante enquête...
Qui est le véritablement auteur de ce fabuleux manuscrit ? Offert, de par
ses formules, par un proche et donné pour être l’œuvre de « Jean le Goys »,
on ne sait cependant et étrangement rien de lui, et Marie-Pierre Litaudon,
dès lors, de s’interroger sur sa pertinence… Qui pourrait se dissimuler
derrière Sieur « Jean le Goys » ? Le genre de l’ouvrage, souligne l’auteur,
est connu au XVIIe siècle et connaît même une certaine vogue ; il demeure un
exercice fréquent à la faculté de médecine de Paris, le terme « paranymphe »
désignant également le discours prononcé dans les facultés de théologie et
de médecine à l’occasion des examens de licence et dans lequel était fait
l’éloge des licenciés. Il n’en fallait pas plus pour que l’auteur, avec une
intuition toute féminine, oriente ses recherches vers le médecin même du
Dauphin, Jean Héroard, médecin de Charles IX et d’Henri III et proche du duc
de Nevers. Savant et érudit aux tendances réformistes, ce dernier prônait
une royauté d’amour, d’harmonie et de concorde où, en une réunion des
contraires, le roi serait Roi-guérisseur des passions de ses sujets… Réunir
l’âme et le corps, l’extériorité et l’intériorité, façonner en une manière
toute aristotélicienne et permettre au logos en son sens initial grec d’y
reprendre toute sa puissance, telle serait alors l’ambition de ce manuscrit…
Un ouvrage alchimique, alors ? Avec sa couleur rouge prédominante, son
alphabet, ses commentaires et l’importance donnée à la lettre A, ses divers
abécédaires, chiffres et devises, et enfin ses étranges compositions
emblématiques, l’énigmatique manuscrit peut, en effet, sembler crypté dans
la lignée notamment de Paracelse ou encore de Blaise de Vigenère et de son «
Traité des chiffres », auteurs fort prisés à la cour - justement - du fameux
duc de Nevers ; De là à se demander si C. G. Jung aurait pu avoir
connaissance de ce fabuleux manuscrit…
Une vision, quoiqu’il en soit, des plus attrayantes qui a entraîné
Marie-Pierre Lindauton, et à sa suite avec un plaisir manifeste son lecteur,
dans cette passionnante quête, l’auteur détaillant, questionnant et
approfondissant chaque planche de l’ouvrage. Mais comment savoir ? Et si ce
médecin du Roi, Jean Héroard, auteur notamment sous son propre nom de «
Institution du prince » également dédié à Louis XIII, avait, qui plus est,
laissé un précieux journal...
Un manuscrit insolite, un journal, toute une histoire, direz-vous… Mais, «
Qu’est-ce qu’un livre si ce n’est tout d’abord une histoire ? », s’interroge
Denis Crouzet , professeur de lettres à l’Université Sorbonne, dès la
première ligne de sa préface à l’ouvrage. Et c’est effectivement une
instructive et passionnante histoire, informée, documentée, faite de riches
questionnements, que nous livre avec « Le Paranymphe d’honneur et de vertu »
Marie-Pierre Litaudon.
L.B.K.
« Rome,
la fin d'un empire, de Caracalla à Théodoric 212-fin du Ve siècle » sous la
direction de Catherine Virlouvet, Claire Sotinel, Mondes anciens (Collection
dirigée par Joël Cornette), Belin, 2019.
Deux traits marquent souvent l’esprit lorsque l’on évoque l’histoire romaine
: sa grandeur faisant de Rome l’un des plus grands empires du monde antique
et sa chute, livrée aux coups de butoir des hordes barbares déferlant sur
ses frontières… La réalité historique est un peu plus nuancée et le fameux «
déclin » de l’Empire romain mérite bien de nombreuses explications et
précisions … Des développements qu’apporte avec pertinence cette somme
remarquable complétant idéalement le volume de la même collection déjà
consacré à « Rome, cité universelle - De César à Caracalla ».
Ce dernier empereur marque en effet une date pivot et essentielle pour
comprendre l’aspiration à l’universalité de l’Empire romain. Caracalla en
212 offre la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’Empire,
une mesure juridique, mais surtout politique qui consista à intégrer plus
encore les populations conquises sous l’identité romaine. Car si Rome sut
être intraitable lors de ses conquêtes, n’hésitant pas à tuer, réduire en
esclavage celles et ceux refusant l’ordre romain et ses institutions, ce
même régime sut cependant intégrer très largement des éléments extérieurs en
son sein, une acculturation au sens large comme en témoignent de nombreux
engagés dans l’armée romaine d’origine barbare. L’ouvrage explore dans le
détail – plus de 650 pages – ces trois siècles qui seront déterminants quant
à son histoire et à son terme. Ainsi que le démontre Claire Sotinel, de
profondes mutations vont, en effet, progressivement remettre en cause les
acquis précédents. Se pose alors la traditionnelle interrogation du «
Decline and Fall » de l’Empire romain déjà évoquée par l’historien anglais
Edward Gibbon au XVIIIe s. Une décadence ou une évolution de ses structures
? Nombreux sont les spécialistes à s’être opposés et qui s’opposent encore,
faisant valoir les nombreuses évolutions positives ayant eu lieu avec le
développement du christianisme institutionnalisé dès Constantin, celui de
Byzance et de son art, si important les siècles qui allaient succéder…
L’auteur met en lumière toute la complexité de ces interrogations, l’intérêt
résidant plus dans leur exploration grâce aux recherches les plus récentes
que dans des réponses tranchées, sans nuances. Le lecteur à ce titre lira
avec attention la partie consacrée à la crise du IIIe s. avant d’explorer
l’importance de l’empire constantinien, premier empire chrétien. Les siècles
qui suivront seront caractérisés par un délitement du pouvoir politique au
sein de ses frontières comme à l’extérieur, la pression des peuples barbares
se faisant de plus en plus forte notamment à l’Est avec les Huns. En 476, le
dernier empereur romain Romulus augustule est déposé par Odoacre, la fin
officielle d’un empire est entérinée, bien que ce dernier n’ait pas fini
pour autant de faire parler de lui, de nombreux traits allaient encore
perdurer bien après sa disparition.
Philippe-Emmanuel Krautter
« La France avant la
France 481-888 » et « Féodalités 888-1180 » sous la direction de Jean-Louis
Biget ; « Les Grandes Guerres 1914-1945 » sous la direction de Henry Rousso,
Coll. L’Histoire de France », Folio Histoire, 2019.
Folio Histoire offre au lecteur la possibilité de retrouver en format poche
la belle collection « Histoire de France » réalisée par Joël Cornette en 13
volumes. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, il ne
s’agit en rien d’une Histoire de France fermée et sourde aux multiples
influences européennes et mondiales, mais d’une Histoire bien ouverte et
tendue vers tous ces espaces, ainsi que l’a souhaité l’initiateur de cette
vaste entreprise.
Les temps ont en effet passé depuis cette époque de l’historiographie
française analysant et constituant à la fois elle-même son objet d’études.
C’est aujourd’hui une vision plurielle qui est en ces volumes convoquée,
plurielle tout d’abord en fonction des temps de l’Histoire considérés, trois
premiers volumes leur sont ainsi proposés : La France avant la France
(481-888) dirigé par Jean-Louis Biget, les Féodalités (888-1180) également
dirigé par le même auteur, et enfin Les Grandes Guerres (1914-1945) sous la
direction de Henry Rousso. Ainsi que les titres des ouvrages le suggèrent
les angles d’analyse retenus sont multiples, non seulement à partir de la
tri-fonctionnalité médiévale, mais aussi selon d’autres filtres analytiques
comme l’économie, le culturel, le religieux, sans oublier le quotidien…
Geneviève Bührer-Thierry et Charles Mériaux explorent dans le premier volume
cette « France d’avant la France », un titre qui annonce déjà à lui seul
toutes les difficultés à « dater » précisément l’apparition du phénomène
national et d’idée même de France, une apparition que le grand médiéviste
Georges Duby ne discernait pas réellement avant le Xe siècle. Les réalités
politiques demeurent en effet, ici encore, plurielles, héritées de la
déliquescence de l’Empire romain et éclatées en multiples entités régionales
héritées des invasions des Ve et VIe siècles. Du Royaume des Francs au
Royaume de la Francie, il faudra un long chemin parsemé de ruptures et de
conflits avant que n’émerge une royauté appelée à un long avenir, celui de
la France même…
Le deuxième volume de la collection, Féodalités, réintroduit de nouveau une
rupture essentielle : alors que l’on pouvait penser le royaume de France
définitivement établi avec les Capétiens, la féodalité - les féodalités
précisent les auteurs – va progressivement cependant morceler le pouvoir
royal en autant d’entités géographiques parcellaires ; C’est l’heure des
fiefs, des nouvelles relations contractuelles de la vassalité, ces alliances
personnelles que l’on pensait pourtant reléguées aux temps anciens du
Royaume. Une rupture qu’analyse Florian Mazel démontrant combien la
naissance de la France est loin d’être établie au profit d’un seul royaume
des Francs qui perdure. L’ouvrage riche de plus de 900 pages affine notre
vision de la féodalité lui préférant un pluriel plus adapté, selon l’auteur,
aux nombreuses relations qui en découlent, ainsi qu’ au temps plus long
exigé quant à leur établissement. Profitant des dernières recherches sur
cette période cruciale de l’Histoire de France, le livre invite à adopter
une appréciation plus nuancée de ce qui fut longtemps perçu comme une «
mutation féodale » rapide et radicale au tournant de l’an mil.
Saut vertigineux, enfin, vers le présent dans cette collection vouée à
l’Histoire de France avec ce troisième volume Les Grandes Guerres consacré
aux deux Grandes Guerres mondiales de 1914 à 1945. Nicolas Beaupré adopte
cette même attitude globale d’analyse des deux conflits mondiaux, en une
approche de guerres totales. Tournant le dos aux conflits précédents, la
Première Guerre mondiale introduit, en effet, une rupture par l’ampleur et
le désastre qu’elle impose aux hommes et aux structures de la France les
plus infimes. Ce sont celles-ci, ces multiples désastres, qui sont analysés
dans le détail dans cet ouvrage particulièrement exhaustif avec notamment
des développements éclairants sur la reconstruction et économique et
démographique, essentiels pour mieux comprendre la montée vers le deuxième
conflit mondial. Favorisant une analyse internationale de la position de la
France sur ces presque trente années qui connaîtra une instabilité politique
chronique de la IIIe République avec sa valse des gouvernements, un retrait
crispé de la sphère politique internationale au profit d’un
interventionnisme colonial, sans oublier la crise de 1929 qui touchera la
France au début des années trente jusqu’à la veille de la Seconde Guerre
mondiale…
Une collection qui réactualise l’Histoire de France et dont la publication
en format poche assurera la diffusion qu’elle mérite.
Arlette
Farge : « Vies oubliées ; Au cœur du XVIIIe siècle. », Coll. « À la source
», éditions La Découverte, 2019.
C’est un ouvrage bien surprenant, mais ô combien truffé d’heureuses pépites
que nous livre l’historienne Arlette Farge avec cet ouvrage « Vies oubliées
». Cette dernière a eu l’audacieuse idée de regrouper dans ce volume les
fragments d’archives, lettres, détails, issus du Siècle des lumières que les
historiens habituellement déclassent et laissent de côté faute de
consistance. À rebours de ces idées préconçues, contre vents et marées en
quelque sorte, cette brillante historienne, spécialiste du XVIIIe siècle et
directrice de recherche émérite au CNRS, laisse enfin parler ces bribes de
vies depuis si longtemps à tort délaissées et oubliées dans les caves des
archives.
Cet ouvrage fort attrayant par la nouveauté de son approche vient s’inscrire
et ouvre la nouvelle collection « À la source » aux éditions La Découverte
dirigée par Clémentine Vidal-Naquet. Une nouvelle collection qu’on ne peut
que saluer, et qui offre aujourd’hui aux historiens la possibilité de
revenir aux sources délaissées ou discordantes pour adopter une nouvelle
expérience d’approche et d’écriture, plus intime et sensible du passé,
gardant l’historien en éveil de ses émotions, au plus près de l’Histoire,
mais sans jamais remettre en cause pour autant les exigences et la rigueur
de la recherche historique.
Un défi qu’Arlette Farge relève avec justesse et pertinence puisque ces «
reliquats », ces « frêles instants » et ténus de vie dont aucun historien ne
voulait, offrent au lecteur, en fin de compte, de véritables, étonnants et
instructifs instantanés de la vie sociale du XVIIIe siècle ; Par ce travail
et approche novatrice, les amours anonymes se retrouvent et s’aiment à
nouveau, les prêtres retrouvent foi, et les artisans, domestiques reprennent
vie sur fond de politique, de violences et révoltes ; Ainsi cette lettre
sans pitié de « Dame La Garde de Polignac » demandant l’enfermement d’un
garçonnet à son service ou ce recueil de lettres retrouvé dans les archives
de la Bastille : « De petit format, c’est un livre relié, où peuvent se lire
des lettres manuscrites de femmes et d’hommes aux noms restés cachés, et
sans date. » La misère aussi avec cette émotion que suscitent ces si
nombreux « nouveau-nés abandonnés » ou ces « Billets du Mont de Pitié ». Des
avis de recherches, des policiers, geôliers, mais aussi des écuyers,
sorciers, etc. L’historienne laisse libre cours à son écriture, une fluidité
propre à l’intimité et à l’émotion pour ces vies sauvées de la guillotine de
l’Histoire.
C’est tout un monde oublié et négligé des livres traditionnels d’Histoire
qui s’animent ainsi à nouveau ; un quotidien dépoussiéré, revalorisé,
rattrapé in extremis, qui nous est donné à lire dans son intimité, au plus
près de ce Siècle des Lumières. Un siècle dont le faste et la grandeur ont
souvent fait reléguer les misères, les peines de ces petites gens dont on ne
savait pas assez de choses pour leur accorder considération… Que de vies
ainsi enterrées une seconde fois dans les tiroirs des archives, et auxquels
l’historienne Arlette Farge redonne, dans le respect le plus strict respect
des sources de l’Histoire, voix et souffle.
L.B.K.
Atlas historique
mondial de Christian Grataloup, Patrick Boucheron (introduction) Héloïse
Kolebka (Cartographe), Frédéric Miotto (Cartographe), Collectif, L'Histoire
- Arènes Editions, 2019.
Dès la plus haute antiquité, l’homme a cherché à représenter le monde qui
l’entourait, les contrées connues étant souvent délimitées par des mers
infranchissables. Au-delà, la terra incognita était souvent les lieux
des dragons et autres divinités que l’homme ne pouvait aborder sous peine
d’y laisser la vie. « Derrière chaque carte, il y a une bibliothèque
», rappelle l’historien Patrick Boucheron introduisant le volume, et
derrière chaque bibliothèque une conception du monde plus ou moins révélée…
C’est à cette histoire de l’humanité cartographiée à laquelle invite cet
ambitieux Atlas riche de 515 cartes et 670 pages, toutes ces cartes pouvant
même être téléchargées à partir du site dédié. À l’heure de l’information
numérique et des animations multimédias, les chronologies traditionnelles ne
sont plus guère goutées, si tant soit peu qu’elles le furent ! Avec l’Atlas
historique mondial réalisé par le spécialiste de géohistoire Christian
Grataloup, nous entrons non seulement dans une représentation graphique des
grandes civilisations au fil des siècles, mais également dans une lecture
analytique rarement présente dans ce genre d’ouvrage, si ce n’est pour
l’incontournable Atlas réalisé naguère par le grand historien Georges Duby.
Christian Grataloup a su puiser dans l’immense fonds de cartes de la revue
L’Histoire pour évoquer cette marche du monde. Ainsi que le rappelle encore
Patrick Boucheron, rien n’est plus difficile que de saisir par le trait et
la représentation graphique des faits et des évènements, surtout lorsque
ceux-ci ont la profondeur et l’importance que l’on sait dans l’histoire des
civilisations. C’est cet art bien d’une particulière rigueur se devant de ne
retenir que l’essentiel et lignes forces. C’est ce défi – relevé avec
virtuosité, qui a été retenu pour cet Atlas dont la première section part,
il faut le souligner, des hominidés aux premiers humains depuis 7 millions
d’années… (lire nos
interviews d’Yves Coppens et Michel Brunet )
Les échelles géographies évoluent bien entendu en fonction des thématiques
retenues et des pans entiers de l’Histoire souvent ignorés dans les atlas
traditionnels y sont traités notamment le Nouveau Monde mais aussi le drame
du génocide arménien qui bénéficie d’une double page cartographiée. Un texte
concis et synthétique offre l’essentiel permettant en quelques lignes
d’appréhender au mieux la richesse des remarquables cartes élaborées . Codes
couleurs clairs, flèches de formes et tailles différentes, typographies
variées, tout a été conçu pour donner une compréhension immédiate
d’évènements aussi riches que complexes. L’Atlas se conclut par des
problématiques plus qu’actuelles avec la protection de la mer depuis 1980 et
des Pôles Nord et Sud, signe une fois encore que l’histoire, la géographie
et le temps présent, ont souvent des frontières parfois ténues que cet
Atlas, en un tour de force réussi, révèle remarquablement.
Jacqueline de Romilly « Émerveillements - Réflexions sur la Grèce
antique » Pascal CHARVET (Préface), Monique TRÉDÉ (Préface), Arnaud ZUCKER
(Préface), Collection : Bouquins, Robert Laffont, 2019.
Le nom de Jacqueline de Romilly restera inexorablement associé aux lettres
classiques et à cette passion hellénique qui la fit connaître du grand
public avec des titres devenus des depuis classiques. Ce sont ces ouvrages
ayant suscité tant d’admiration que la collection Bouquins a eu l’heureuse
idée de réunir. Judicieusement nommée « Émerveillements – Réflexions sur
la Grèce antique », cette somme de 1376 pages évoque cet amour immodéré
des textes grecs de l’historienne, et ce dès les petites classes, notamment
ce coup de foudre pour Thucydide, après avoir reçu en cadeau par sa mère un
livre de cet auteur en parchemin… Après de brillantes études, Jacqueline de
Romilly va très tôt nourrir un intérêt aiguisé pour les idéaux et valeurs
nourris par les Grecs, plus encore pour elle que la réalité des faits
historiques. Alcibiade, personnage de Thucydide, ne pouvait qu’attirer
l’helléniste par cette séduction à laquelle personne n’échappait selon les
dires de l’historienne, tout en soulignant l’ambiguïté du personnage, plus
soucieux de lui-même parfois que de sa patrie.
Il ressort de ces textes éblouissants tels que Hector, Alcibiade, La
Grèce antique à la découverte de la liberté… que ces valeurs se doivent
d’être appréhendées plus comme un idéal vers lequel tendre qu’au titre de
véritable portrait. Athènes et le Ve siècle constituent un foyer quant à la
conception de l’homme, ses passions et le régime politique idéal leur
servant de cadre. Dans des pages d’une clarté didactique dont Jacqueline de
Romilly avait le secret, nous nous penchons sur le berceau de la démocratie,
mais aussi sur ce conteur incomparable que fut Homère et qui anticipa cette
curiosité et cette ouverture de l’esprit grec. Mais, au-delà de ces
personnages illustres passés à la postérité dans ce que l’on nommait les
humanités, Jacqueline de Romilly fait preuve d’une passion constante pour la
naissance et le développement des idées. Comment les Grecs donnèrent-ils
naissance à des concepts encore prégnants de nos jours ? Bien que le concept
de démocratie vienne, bien entendu, le premier à l’esprit et suscite encore
de nombreuses questions de nos jours, l’auteur a toujours pris grand soin de
nuancer le contenu de ce concept selon les époques et les lieux...
Ce sont toutes ces nuances qui transparaissent dans cette pensée lumineuse,
une sensibilité toujours alerte et en alerte, une délicate invitation au
lecteur d’appréhender l’importance de cet héritage menacé. (Lire
notre interview de Jacqueline de Romilly)
Philippe-Emmanuel Krautter
"Naissance de la Grèce : De Minos à Solon. 3200 à 510 avant notre ère"
Brigitte Le Guen (dir.), Maria Cecilia D'Ercole, Julien Zurbach, Collection
: Mondes anciens, Belin, 2019.
C’est un programme ambitieux qui marque cette dernière publication de la
prestigieuse collection Mondes anciens aux éditions Belin, couvrir en
moins de 700 pages l’histoire de la Grèce antique de ses origines mythiques
à Solon, six siècles avant notre ère, soit près de trois millénaires qui
marqueront définitivement la Méditerranée et le monde ancien. L’historienne
Brigitte Le Guen qui dirige cet ouvrage réunissant des spécialistes de
chacune des périodes concernées s’explique en prologue sur le choix de ces
bornes fixant la période couverte par cet ouvrage. Pourquoi Minos ? Parce
qu’il est un personnage à la frontière du mythe et de l’histoire et que ce
souverain trompa le dieu Poséidon, mensonge qui marqua le départ d’une
longue aventure venue de Crète, faite d’espérance, de désirs et… de
tromperies aussi ! À l’autre borne du temps, c’est Solon qui conclut cette
belle histoire, l’un des Sept Sages de la Grèce , et qui symbolise autour de
sa personne les promesses du renouveau, une prospérité de la Grèce reposant
sur le commerce et non plus sur la seule agriculture. Entre ces points
marquants chronologiques, le lecteur aura le choix cornélien d’une lecture
continue, certes passionnante mais exigeante, ou bien de survoler ce temps
long sur plus de deux millénaires et descendre de sa machine à remonter le
temps selon ses humeurs soit à Troie, terreau fertile de deux des œuvres les
plus fameuses de la littérature mondiale avec l’Iliade et l’Odyssée,
ou bien encore être ébloui par les ors étincelants de Mycènes, la naissance
de la polis, l’émergence des palais et des temples, l’ouverture vers
l’extérieur et les nombreuses colonies, sans oublier les concepts fondateurs
de la politique… Histoire, de toute façon éblouissante et plurielle, servie
par les toutes dernières découvertes archéologiques et une iconographie
remarquable, Naissance de la Grèce est certainement l’une des
publications récentes les plus mémorables appréhendant avec science et
poésie cette riche histoire qui marque encore le présent de nos
civilisations occidentales.
"L'Afrique ancienne, de l’Acacus au Zimbabwe. 20 000 avant notre ère – XVIIe
siècle" sous la direction de François-Xavier Fauvelle, collection Mondes
anciens, Belin, 2018.
Une telle somme sur l’Afrique ancienne manquait indéniablement dans la
bibliographie française et c’est par un travail remarquable réalisé sous la
direction de François-Xavier Fauvelle pour la collection Mondes anciens
aux éditions Belin que cette lacune est enfin comblée. Travail remarquable
tout d’abord au regard de l’ampleur du sujet, l’Afrique pour désigner un tel
continent immense ne pouvait, en effet, que s’entendre au pluriel, et ce,
dès lors que les auteurs entendaient entrer au cœur de son histoire dont
nous savons depuis les découvertes des préhominidés qu’elle est à l’origine
de notre humanité. Ces vingt mille ans jusqu’au XVIIe siècle représentent,
certes, une échelle non seulement vertigineuse, mais également et surtout
une diversité de cultures, de sociétés et de populations dont ce riche
ouvrage parvient à nous dresser un inventaire très clair et didactique. Un
défi relevé avec brio. L’homme occidental peine à sortir des préjugés
coloniaux en estimant que l’histoire de l’Afrique est celle de sa découverte
par les puissances étrangères qui, si elles lui ont apporté la modernité,
ont souvent causé plus de désordres dans ses traditions et héritages que
d’actions bénéfiques. Les meilleurs spécialistes mondiaux offrent ainsi au
lecteur les éléments essentiels pour connaître non seulement ces sociétés
africaines qui ont pour nom Kerma, Aksum, Mali, Kanem, Makouria, Abyssinie,
Ifât, Ifé, Kongo, Zimbabwe, mais aussi prolonger la réflexion quant aux
domaines artistiques, littéraires, techniques… Et ces mêmes auteurs de
répéter inlassablement que l’Afrique a bien une Histoire et non point de
belles histoires de safaris et autres vues aussi exotiques qu’erronées sur
ce continent. Ces études détaillées, mais toujours accessibles, soulignent
ces singularités qui désemparent et surprennent souvent les esprits
cartésiens habitués aux catégories formelles qui volent en éclats souvent
lorsque l’art se masque derrière le religieux, à moins que ce ne soit
l’inverse… Ce continent apparaît bien « habité de plusieurs domaines
d’histoire, non pas isolés les uns des autres mais articulés, parfois
interpénétrés » résistant à l’homogénéisation culturelle. Cette
diversité des formes sociales n’en rend que plus riche la découverte de ces
bribes d’histoire que les temps anciens ont bien voulu nous léguer par ces
routes immémoriales de Tombouctou à La Mecque, de Dongola à Bagdad où ont
véhiculé tant d’âmes en quête du sens de leur vie . Ce sont ces chemins, ces
voies témoignant d’évènements du quotidien ou exceptionnels qui donnent
toute sa splendide solennité à cette statue en buste d’un roi d’Ifé au XIVe
siècle ou encore cette nostalgie de temps révolus avec cette inscription à
moitié effacée sur la tombe d’un sultan d’Éthiopie… Ce sont bien des
écritures de l’Histoire qui se trouvent admirablement réunies et analysées
dans cet ouvrage incontournable s’adressant à toutes celles et ceux qui
souhaiteront se rapprocher de l’Afrique et mieux la comprendre.
«
Autour du Léman - Histoire et esthétique d’un espace lacustre. », dirigé par
Michael Jakob, Coll. Voltiges, Éditions Métis Presses, 2018.
Le Léman, ce si célèbre lac, a marqué de tout temps l’identité de cette
région lovée entre plaines et montagnes, au carrefour de l’Europe. Depuis la
plus ancienne histoire de l’humanité, ses rives ont attiré des peuples qui
ont fait corps et âme avec cette vaste étendue d’eau ayant imprégné la
géographie de cet espace. C’est cette complexité même, aussi belle que
riche, qui est l’objet de cette belle étude sous la direction de Michael
Jakob, spécialiste renommé de l’histoire du paysage et enseignant notamment
à Genève. C’est justement à partir de ce concept de paysage, toujours
fluctuant au fil des âges et des pays, qu’il faut partir pour appréhender le
Léman, ainsi que rappelle en préface Michael Jakob. Sans réduire les
émouvantes descriptions laissées par Pline le Jeune sur ses deux propriétés
bordant le lac de Côme, l’attraction pour un paysage lacustre demeure
relativement récente dans l’histoire avec le XVIIIe siècle et les fameuses
évocations laissées par Jean-Jacques Rousseau notamment sa fameuse idylle
dans La Nouvelle Héloïse analysée par Jacques Berchtold, point de
départ de la théorie esthétique. Les nouvelles catégories du sublime et du
pittoresque laissent le champ libre à un élargissement du regard, là où
jusqu’alors la plupart ne voyaient que désolations et rochers… Et, c’est une
approche comparatiste et ouverte qui a été retenue avec justesse pour cet
ouvrage afin de mieux correspondre à ces fluctuations du paysage. Les
dimensions artistiques sont également convoquées afin d’évaluer la place de
l’art dans cette représentation que nous nous faisons de la « réalité »
lacustre, un singulier à décliner plutôt au pluriel si on en juge la
contribution de Clélia Nau quant au rapport lac-miroir. L’œuvre du peintre
Hodler ne pouvait qu’être au cœur d’une telle analyse menée par Niklaus
Manuel Güdel sans oublier cet autre peintre du Léman en la personne de
Jean-Pierre Magnin. Nombreuses sont les contributions de ce riche ouvrage à
la mise en page aérée et soignée illustrée par une belle iconographie
rendant sa lecture plus encore captivante. Une lecture et des découvertes
qui réjouiront tous les passionnés du paysage lémanique !
Verena von der Hayden-Rynsch : « Le rêveur
méthodique ; Francesco Zorzi, un franciscain kabbaliste de Venise », traduit
de l’allemand par Pierre Rusch, Éditions Gallimard, 2019.
Avec « Le rêveur méthodique », Verena von der Hayden-Rynsch,
historienne et biographe, livre une biographie informée de Francesco Zorzi,
plus connu de certains sous le nom de François Georges de Venise. Né au
milieu du XVe siècle à Venise, comme son nom le sous-entend, il fut un
personnage influent du tout début de la Renaissance. Franciscain,
théologien, kabbaliste chrétien de renom, Zorzi côtoya l’entourage du Roi
Henri VIII d’Angleterre, la papauté de Clément VII, mais aussi et surtout
nombres de grands noms dont certains furent aussi ses amis : Pic de la
Mirandole avec qui il correspondra et dont il commentera l’œuvre, il lira
aussi Nicolas de Cues, Marsile Ficin, More et Érasme et entretiendra des
liens étroits avec le célèbre architecte Jacopo Sansovino et le non moins
célèbre imprimeur Aldo Manuzio (auquel l’auteur a déjà consacré un ouvrage)…
Dans la lignée de Bessarion, « L’hermétisme et la Kabbale s’unissent chez
Zorzi, comme chez Bessarion, à des échos dantesques, pour créer une synthèse
originale des thèmes de l’harmonie et de concorde universelle. »,
souligne la biographe.
Verena von der Hayden-Rynsch laisse apparaître avec un souci pragmatique son
personnage par cercles concentriques : L’Angleterre du XV et XVIe siècle,
tout d’abord, où les querelles et les disputatio quant au divorce
d’Henri VIII avec Catherine d’Aragon nourrissent tout autant les fractures
et controverses que les alliances politiques et théologiques qui aboutiront
à l’anglicanisme. Puis, Venise, cette Venise fière et indépendante, celle
des doges et prélats, carrefour inévitable mêlant bien des confessions
religieuses notamment chrétiennes et hébraïques. Comprenant, en effet, une forte
communauté hébraïque venue d’Espagne, elle compte aussi de nombreux éditeurs de
cette confession. C’est dans ce contexte foisonnant que Zorzi prend toute
son importance, lui, ce franciscain, humaniste, parlant latin, grec, hébreu
et araméen, connaissant aussi bien les Écritures que la philosophie
néoplatonicienne et pythagoricienne, les philosophies et théologies arabes
et l’hermétisme. Initié à la Kabbale juive, il deviendra un kabbaliste
chrétien notoire. Ouvert aux grandes religions, prônant une harmonie du
monde et de l’homme, il sera l’auteur notamment de « De harmonia mundi
», et bien que mise à l’index, son œuvre aura une large influence dans
les cercles des initiés notamment auprès de Cornelius d’Agrippa de
Nettesheim, mais aussi John Dee.
Verena von der Hayden-Rynsch, en historienne, aborde son personnage sous un
angle politique et théologique avant de consacrer une large partie aux
œuvres mêmes. S’entremêlent alors dans de fabuleuses bibliothèques aux
livres rares et précieux, théologie, philosophie, kabbale, hermétisme,
ésotérisme, magie et musique… Humaniste, fervent d’une Europe pacifiée,
Zorzi révèle, il vrai, de par sa vie, ses convictions, quêtes et œuvres, cet
humanisme vénitien du XVIe siècle qui se diffusera dans toute l’Europe. On
dit qu’il aurait inspiré Shakespeare pour « Le marchand de Venise
»…Quoi qu’il en soit, Zorzi apparaît bien, en ces pages, comme un
énigmatique « rêveur méthodique»…
L.B.K.
La
Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, 3 volumes,
Armand Colin, 2017.
Un classique plus qu’incontournable ! C’est un sujet de thèse qui est à
l’origine de la vaste aventure de « La Méditerranée » de Fernand Braudel.
Nous sommes en 1923 et le jeune historien propose à son directeur Lucien
Febvre ce thème immense associé à celui de Philippe II. Après un long
travail de recherche dans les archives de plusieurs bibliothèques d’Europe,
la guerre éclate et Fernand Braudel mobilisé se trouve prisonnier en
Allemagne où il rédigera pendant cinq années l’essentiel de cette somme sans
l’aide de ses notes dans trois versions comptant au total 3 000 à 4 000
pages… Avec le recul, l’historien se souvient : « Sans ma captivité
j’aurais sûrement écrit un tout autre livre ».
Cette somme unique en son genre se divise en trois volumes. Le premier
intitulé « La part du milieu » cherche à mettre en évidence l’influence des
éléments naturels et les héritages de civilisation sur les hommes de
Méditerranée. Écartant une analyse géographique classique, Braudel
privilégie une étude approfondie du lien géographie/social. C’est la
diversité qui caractérise les rapports entre grands propriétaires des
plaines auxquels des paysans sont soumis et ceux contrastant des montagnards
pauvres mais libres, sans oublier marins, pécheurs, corsaires, nomades qui
retiennent son attention. Nous entrons au cœur de la géographie intime de la
Méditerranée du XVIe siècle avec des richesses aux mains d’un très petit
nombre d’individus face à une misère omniprésente du plus grand nombre.
Le deuxième volume explore la dimension économique et sociétale. En ce XVIe
siècle, l’économie enregistre une forte prospérité de la Méditerranée
enrichie par l’arrivée massive d’or et d’argent provenant d’Espagne avec ses
mines d’Amérique et la croissance des banquiers italiens pratiquant le
crédit sur toutes les places d’Europe. Mais cette prospérité n’empêche pas
ou attise guerres et autres banditismes, et l’opposition entre Islam et
Chrétienté.
Le dernier volume s’attache quant à lui aux évènements et à la politique
durant le règne de Philippe II, un règne où ce conflit entre Islam et
Chrétienté s’exacerbe jusqu’à son point culminant avec la bataille de
Lépante. Avec Braudel, et l’École des Annales qu’il représente brillamment,
c’est une Histoire évènementielle repensée et élargie qui se trouve
réalisée, une Histoire non point de l’Homme, mais de l’individu insistera
Braudel. L’historien y repère les oscillations brèves et rapides selon les
hommes et forces en présence pour mieux en dégager les conséquences et
grandes lignes. En effet, tous ces faits recueillis par Braudel se trouvent
éclairés par la précision d’analyse de l’historien dont il sut mettre en
lumière les grandes lignes tel l’affaiblissement de la puissance ottomane et
la montée en puissance de la Chrétienté. Braudel démontre avec cette
démarche combien l’historien doit aller en profondeur à partir de l’analyse
de temps courts de l’Histoire, une manière de dépasser l’Histoire purement
évènementielle pour une pluridisciplinarité qui connaîtra par la suite le
succès que l’on sait.
«
ARMORIAL des poèmes carolingiens de la Cour de Ferrare » Michel Orcel –
Alban Pérès, Arcadès – AMBO, 2018.
Le siècle de Charlemagne a donné naissance non seulement à un espace
politique et à des institutions jusqu’alors mises à mal depuis la chute de
l’Empire romain, mais également à une véritable renaissance de la culture.
Grâce à l’usage de la « minuscule caroline », écriture nouvelle supplantant
les différentes écritures locales et par sa généralité sur tout l’empire,
l’uniformité allait pouvoir s’établir jusqu’aux frontières reculées ; Une
écriture dont nous avons hérité avec la fameuse « minuscule d’imprimerie
» encore en usage de nos jours. Cette écriture a non seulement permis le
développement d’une véritable littérature, mais a également permis de
préserver les sources classiques, base de la culture médiévale (Ovide,
Virgile, Cicéron…). Avec l’Académie palatine instituée par Charlemagne,
c’est un ensemble d’auteurs qui feront un legs incontournable à la
littérature médiévale avec des noms passés à la postérité tels Paulin
d’Aquilée, Théodulfe ou encore Alcuin. Une poésie de langue latine reprend
ainsi une partie de l’héritage de l’antiquité tout en annonçant les siècles
à venir. C’est cet héritage qui a été transmis en Italie, notamment à la
Cour de Ferrare, cour qui reçut ces leçons de la Matière de France,
récits de guerres et de confrontations célèbres avec notamment la fameuse
Chanson de Roland… Ces chansons de geste refleurissent de l’autre côté
des Alpes avec l’Arioste et son Orlando furioso ou encore l’Orlando
innamorato de Matteo Maria Boiardo, sans oublier Le Tasse. Que révèle
cet impressionnant corpus, trop souvent méconnu de nos jours ? Et c’est
justement ce cycle carolingien transposé en Italie du XIIIe au XVIe siècle
qui se trouve être l’objet d’une belle étude par Michel Orcel et Alban Pérès
dans cet ouvrage intitulé « Armorial des poèmes carolingiens de la Cour
de Ferrare ». Retenant l’angle original, et jusqu’à maintenant non
traité, de l’héraldique imaginaire, les deux auteurs ont réalisé un
véritable travail monacal en recueillant l’armorial des personnages en trois
sections : les écus (support physique du blason au centre des armoiries),
les bannières et les cimiers (partie supérieure dans les ornements
extérieurs de l'écu). La seconde partie de l’ouvrage rassemble, quant à
elle, les notices par ordre alphabétique en rappelant leur origine
textuelle.
Par ce riche et bel ouvrage à tirage limité, le lecteur du XXIe siècle
voyage dans des tableaux colorés dont on imagine toute la difficulté quant à
leur réalisation pour cette édition, et plonge avec un rare bonheur dans
cette seconde partie qui révèle par touches discrètes et successives ces
transferts, parfois surprenants ou énigmatiques, des traits culturels de
l’héraldique carolingienne en Italie. C’est certainement l’une des qualités
premières de cet ouvrage que de révéler après cette enquête «
héraldographique » approfondie, les nombreux emprunts, transferts,
mutations, rejets et novations de ces processus d’acculturation. La
simplicité des figures essentiellement animales, fantastiques et végétales,
les couleurs qui trahissent les influences chrétiennes ou païennes, les
entrecroisements religieux, et surtout le recours fréquent aux armes à
enquerre c’est-à-dire non conventionnelle (10%) sont autant de motifs de
curiosité et de nouvelles pistes de recherche que pose cet ouvrage
passionnant à plus d’un titre.
Philippe-Emmanuel Krautter
«
Culture générale - Mon livre de référence » coordonné par Gérald Dubos, avec
Patrice Gay, Cédric Grimoult, Vincent Hérail, Marie-Luce Septsault, 544
pages, Vuibert, 2018.
La culture générale est la question-piège par excellence. Rares sont les
personnes à appréhender sans hésitation cette question qui touche à tous les
domaines. Épreuve de nombreux concours, critère pour distinguer des
candidats à un poste lors d’un recrutement, la « culture » peut devenir
piège lorsqu’elle est affublée de ce second qualificatif - « générale »,
dont on pourrait longtemps discuter la pertinence… Toujours est-il que les
auteurs de cette somme impressionnante de plus de 500 pages abordent cette
question de manière décomplexée en offrant un parcours à la carte et
individualisé, une démarche indispensable si l’on songe à toutes les
disciplines concernées par ce thème irréductible de la pensée humaine,
c’est-à-dire sans limites. Les auteurs spécialistes des questions abordées
ont à cœur dans ces pages de faire partager leur savoir de manière
synthétique en usant d’outils didactiques, encadrés, tableaux, codes
couleurs, nombreuses photos, etc. L’ouvrage commence par une frise sur la
préhistoire afin de comprendre à quel point-charnière l’homme entre dans
l’ère de la culture, aussi élémentaire soit-elle à ses débuts jusqu’au
raffinement apporté par Cro-Magnon. L’antiquité est ensuite abordée afin de
se remémorer les empires et cités essentiels à la compréhension de
l’Histoire. Chaque période étant, ainsi, abordée successivement par le
filtre de l’histoire, mais aussi par celui des sciences, des arts, des
lettres et de la philosophie avec certains focus anecdotiques tel le rappel
de l’origine de la boiterie d’Épictète… À chaque étape, des suggestions pour
aller plus loin et des conseils de lecture invitent à aborder les sources et
commentaires essentiels du thème abordé. L’ouvrage est articulé
graphiquement en codes couleurs sur la tranche afin de repérer facilement
les grandes périodes et les thématiques développées : Antiquité, Moyen Âge,
Renaissance, XVIIe, XVIIIe… Des pages de jeux sous la forme de quiz sont
également proposées afin d’offrir une approche ludique pour mieux assimiler
cette masse impressionnante d’informations distillées avec science et art de
la synthèse.
« Une
histoire des civilisations » réalisée sous la direction de Jean-Paul Demoule,
Dominique Garcia et Alain Schnapp aux éditions La Découverte – Inrap, 2018.
L’histoire des civilisations est loin d’être délimitée par des frontières
intangibles, les nombreuses découvertes réalisées ces dernières années
témoignant de ce caractère évolutif. Évolutif dans la mesure où ces
techniques et technologies récentes ont considérablement accru le champ
d’action de l’archéologie moderne ainsi que le met parfaitement en évidence
cette somme monumentale, mais tout à fait accessible, intitulée « Une
histoire des civilisations » réalisée sous la direction de Jean-Paul
Demoule, Dominique Garcia et Alain Schnapp aux éditions La Découverte –
Inrap. La datation au Carbone 14 appliquée aux os et fossiles, le formidable
bond en avant de l’ADN ont également permis d’établir le génome de l’homme
de Neandertal et de le comparer aux nôtres apportant ainsi autant de progrès
bouleversant cette science encore jeune. L’archéologie – notamment
préventive – s’avère plus que jamais un moyen de mieux comprendre l’histoire
de notre monde, et le présent volume, fort de ses 600 pages, entend offrir
une synthèse claire et actualisée de cette évolution, depuis les périodes
les plus anciennes jusqu’à notre époque contemporaine. Cette échelle du
temps appliquée aux successions de civilisations est ainsi au cœur de cette
vaste aventure collective, unique en son genre, qui se matérialise par un
ouvrage à la fois pluriel et mû par une dynamique pluridisciplinaire de
chercheurs majoritairement français. Une des caractéristiques de ces
nombreuses études réside dans la mobilité des sociétés humaines, même
lorsqu’elles se sont sédentarisées, qu’il s’agisse de mouvements dus aux
guerres de conquête, aux intempéries ou aux aléas de l’agriculture. La
migration reste un leitmotiv des sociétés humaines, et avec elle, son lot
d’emprunts et de diffusions culturelles. Les nombreuses cartes réunies au
début de l’ouvrage aident à mieux fixer ces différents cadres géographiques,
cartes doublées de tableau synoptique pour chaque région du monde des
peuples et civilisations concernés. Ainsi que le soulignent les auteurs en
préambule de l’ouvrage, 2 millions d’années se sont écoulés depuis la
première sortie d’Afrique du genre Homo et le peuplement de
l’ensemble de la planète à l’époque moderne, preuve s’il en était besoin de
l’intérêt d’une telle synthèse, accessible au lecteur néophyte. Ce dernier
pourra, en effet, se reporter à ces pages abondamment illustrées en fonction
de ses centres d’intérêt ou bien tentera l’aventure d’une lecture intégrale
de l’hominisation jusqu’à l’aménagement du territoire contemporain en
fonction des enseignements de l’archéologie auprès des meilleures sources
réunies dans ce livre qui s’impose dès à présent au titre d’ouvrage de
référence incontournable.
Jean
Blot « Ave César – Histoire du passé », Tome III – Rome. », L’Âge d’Homme
Editions, 2018.
Jean Blot avec Ave César ne cherche pas à faire œuvre d’historien,
l’auteur sait combien de pages illustres furent écrites sous cet angle
depuis des siècles. C’est plutôt avec le regard d’un poète et d’un
philosophe qu’il explore l’âme du passé, ce passé où l’Occident a tant puisé
à l’oubli. L’auteur commence son ouvrage par un salut, sonore et sensuel, en
guise de fascination qu’il sait et souhaite collective. Qui n’a jamais vibré
sur les marbres du forum et chaviré sous les voûtes des Thermes de Caracalla
? Cette éternelle attraction ne pouvait que survenir après cette antique
invite « Urbi et Orbi » reprise par la papauté de la fameuse Urbs
latine, distinction juridique et religieuse de cet autre espace au-delà de
la ville, l’ager délimité par le pomerium. Dorénavant, les
frontières sont étendues au monde par l’illustre pax romana,
indissociable cependant d’un autre adage latin, Si vis pacem, para bellum…
C’est une quête de la sensibilité qui anime Jean Blot dans ces pages qui
appellent à cette démarche temporelle si chère à Proust, le souhait de
l’auteur étant celui d’un temps communautaire, un Moi collectif, social.
Jean Blot sait bien tout ce qu’une telle entreprise peut avoir de démesuré
et c’est avec humilité qu’il interroge la muse Psyché et en recueille les
révélations dans des pages à la fois intimes et convaincues. Après la Grèce
dont il explora également l’âme, c’est aujourd’hui en ces pages, l’âme
commune que révèle Rome qui retient son attention. Peut-on parler d’un élan
jungien traversant les chronologies de l’Histoire ? Peu nous importe car
l’auteur revisite les origines et les mythes, sous les auspices d’un animal
sauvage, une identité née sous le signe de la jumellité, transgression de la
règle pour mieux asseoir le Droit qui caractérise ce régime, les paradoxes
pleuvent sur Rome et Jean Blot ne s’en trouve pas désarçonné pour autant… De
Tite-Live à Fustel de Coulanges, de Hegel à Polybe, sans oublier Cicéron et
Sénèque, les va-et-vient de l’Histoire conspuent les dualités pour tendre à
l’unité, ce qui fit dramatiquement Rome avec l’Imperium mundi et la
volonté irrépressible du Carthago delenda est lancée par Caton
l’Ancien… Jean Blot converse alors avec Flaubert et Salammbô, « C'était à
Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar… », Histoire
et fantasmes, qui des deux aura le dessus ? Le chaos – héritage des
divinités grecques – sait aussi s’immiscer dans ce bel ordre à établir,
guerres civiles, dictatures au sens antique du terme, c'est-à-dire encadrées
par le droit, révoltes des esclaves laissent quelques taches sur ces
mosaïques immaculées. Mais le Moi collectif retrouvé au fil de ces pages ne
conduit-il pas, par cette heureuse lecture, à faire surgir de nos mémoires
au détour d’une venelle romaine ou d’une épigramme laissée au hasard d’un
monument cette vision qui unit le passé au présent en un éternel
renouvellement ? C’est tout ce que nous souhaitons aux lecteurs de ces pages
inspirées !
Philippe-Emmanuel Krautter
« Le
monachisme médiéval » de C.H. Lawrence, trad. Nicolas Filicic, Les Belles
Lettres, 2018.
Disponible jusqu’à maintenant qu’en anglais, l’ouvrage incontournable sur le
monachisme médiéval en occident signé C.H. Lawrence est maintenant
accessible dans une traduction française de Nicolas Filicic, aux Éditions
Les Belles Lettres. Les lecteurs francophones pourront ainsi désormais
disposer d’une source de référence pour explorer et approfondir ce phénomène
complexe grâce à l’analyse fine et détaillée de ce médiéviste, C.H.
Lawrence, professeur émérite à l’Université de Londres. Comment, en effet,
appréhender et comprendre cette forme de vie religieuse née dans le désert
d’Égypte au IV° siècle ? Embrassant le monachisme dans une acception large
incluant non seulement moines et moniales, mais aussi chanoines, frères
mendiants ou encore béguines, l’auteur avoue que cette passion est née juste
après guerre à l’occasion d’une visite à l’abbaye de Fleury à
Saint-Benoît-sur-Loire. En ces lieux, le chercheur eut l’occasion
d’expérimenter personnellement cette vie monastique avec ses Offices au cœur
de la nuit, la chaleur et l’hospitalité de ses membres, une expérience qui
contribua largement à cette étude de l’histoire monastique. Les premiers
temps du monachisme se situent essentiellement en orient avec des moines
s’isolant dans la prière en solitude, et d'autres fondants avec le
cénobitisme les premières communautés. Ainsi que le rappelle C.H. Lawrence,
c’est du grec « monos » (seul) dont est issu le mot moine, une
solitude constitutive de la prière au divin. L’ouvrage souligne ce paradoxe
et ces mouvements entre moines choisissant la vie érémitique et communautés
cénobitiques, les premiers étant souvent rejoints malgré eux par des moines
attirés par leur personnalité et donnant naissance à de nouvelles
communautés avec saint Pacôme et saint Basile notamment. Puis ce mouvement
gagne l’occident avec la règle de saint Benoît qui structure la vie de
chaque monastère selon des principes stricts entre prières et travail,
ora et labora. Ce mouvement prit une telle importance que les
siècles suivants virent une véritable croissance du monachisme en occident
où ces institutions prirent une force économique et sociale non négligeable
dans les rouages de la société médiévale. Cluny, Citeaux, mais aussi les
ordres de chevalerie religieux tels les templiers sont étudiés dans le
détail dans le contexte des différentes composantes de la société médiévale.
C.H. Lawrence dans un style limpide et clair réussit ainsi avec cet ouvrage
ce tour de force de rendre accessible la complexité du monde médiéval vu par
le prisme de ses communautés religieuses.
La seule évocation du nom de Vercingétorix a longtemps été synonyme de
manuel d’histoire à l’iconographie convenue, du chef gaulois vaincu jetant
ses armes fièrement au pied de Jules César conquérant. Fierté nationale
enchaînée, rhétorique historique mise en branle, à l’image de Jeanne d’Arc
et d’autres figures « nationales », le personnage Vercingétorix a le plus
souvent été appréhendé dans un contexte passionné et idéologique. C’est une
tout autre approche qu’a retenue l’historien et directeur de recherche au
CNRS Jean-Louis Brunaux que nos lecteurs connaissent pour ses ouvrages
présentés dans ces colonnes sur Alésia et Les Druides: Des
philosophes chez les Barbares. Avec cette biographie, nous sortons des
images d’Épinal, l’auteur enquête en des pages passionnantes sur cette
figure confuse, brouillée par les représentations données les artistes du
XIXe siècle et cet air martial confondu avec les traits de Napoléon III…
Jean-Louis Brunaux dépasse l’Histoire héritée du fameux livre La Guerre
des Gaules laissé à la postérité par César faisant de la défaite
d’Alésia, une révolte de plus matée par le pouvoir romain. Alésia est
beaucoup plus qu’une révolte, mais bien un soulèvement massif face à la
domination romaine, une résistance organisée et dirigée par un homme «
enfermé dans une histoire qui n’est pas la sienne » souligne l’auteur.
Vercingétorix n’a jamais cherché à faire de la Gaule une nation, une idée
anachronique et étrangère, mais bien à combattre un ennemi sur son
territoire. Cette biographie apporte des informations remarquables sur des
aspects curieusement jamais abordés dans les études consacrées au chef
gaulois : son milieu familial, son enfance, son éducation, ses relations
politiques entre peuples voisins et avec Rome. Sources historiques, mais
aussi archéologiques, viennent étayer cette connaissance que nous donne
l’historien sur ce personnage emblématique de la civilisation gauloise, un
singulier souvent trompeur d’ailleurs, car il vaudrait mieux parler de
peuples gaulois au pluriel si l’on souhaite appréhender cette réalité plus
complexe que celle laissée par les manuels scolaires. Partons donc avec
Jean-Louis Brunaux sur les traces de ce chef militaire, mais aussi grand
leader politique, bien plus redoutable que le vaincu du conquérant César !
Depuis 1865, le Musée des
Antiquités nationales (MAN) de Saint-Germain-en-Laye est le premier et seul
musée français à être consacré à l’archéologie du territoire national. Du
Paléolithique au Premier Moyen Âge, c’est une succession de salles qui
invitent le visiteur à se familiariser aux différentes périodes de notre
humanité, avec des objets parfois discrets comme ces fragiles biches du
Chaffaud délicatement gravées sur un os de renne, d’autres fois objets
fameux comme l’incontournable « Dame à la capuche » ou « Dame de
Brassempouy » qui ne fait qu’un peu plus de 3 cm, mais dont le visage
hiératique gravé sur l’ivoire de mammouth impressionne tout autant notre
mémoire… Pour découvrir avec intelligence tous ces trésors, deux approches
sont possibles. Se laisser guider au fil des salles et au gré des nombreux
panneaux accompagnant le visiteur ou bien préparer ou prolonger sa visite
par des lectures qui permettront d’approfondir et de mieux apprécier la
richesse de ce fonds exceptionnel.
Anne Lehoërf « Préhistoires d’Europe – De
Néandertal à Vercingétorix » collection Mondes Anciens sous la direction de
Joël Cornette, Belin.
« Préhistoires d’Europe – De Néandertal à Vercingétorix » est le premier
volume d’une nouvelle collection Mondes Anciens sous la direction de Joël
Cornette. Confié à Anne Lehoërf, cet ouvrage retrace en plus de 600 pages 40
000 ans de préhistoires, terme conjugué au pluriel pour mieux rendre la
complexité d’une telle échelle. L’auteur, professeur de protohistoire
européenne, évoque en prologue un personnage imaginaire, qu’elle surnomme «
Gotaj » et qui aurait pu vivre au sud-est de l’Angleterre, il y a 3 500 ans.
Au-delà la brève fiction introductive, c’est toute la difficulté du
chercheur qui est évoqué dès les premières lignes. Ces femmes et ces hommes
d’avant l’Histoire n’ont pas laissé de témoignages écrits de leur vie sur
terre. Seuls les objets et leurs impacts sur la nature peuvent constituer
ces livres ouverts à partir desquels les archéologues reconstruisent leurs
faits et gestes, à défaut de leurs pensées exactes. Anne Lehoërf parvient
cependant grâce à son style et à sa rigueur scientifique à nous donner une
évocation la plus complète possible de cette première Europe couvrant une
période très longue de 40 000 ans où des récits se profilent déjà sur les
parois des différentes grottes devenues célèbres depuis. D’autres
représentations prennent forme également cette fois-ci en trois dimensions
avec les premières statuettes, une volonté manifeste de matérialiser et
d’extérioriser ce que le cerveau conçoit et souhaite exprimer. Les hommes de
ces préhistoires occupent les espaces géographiques comme les espaces des
grottes, des implantations mues par une multitude de motivations rappelées
par l’auteur, avec une sédentarisation progressive par l’agriculture et
l’affirmation d’une identité avec la « Révolution » néolithique. Qu’il
s’agisse des choix funéraires, des alignements et autres mégalithes, l’homme
marque sa présence sur la terre, en la bornant, en en rappelant les
frontières symboliques pour mieux s’en affranchir, se lançant dans de vastes
voyages sur terre comme sur mer. Guerres et paix, alliances et pouvoir se
mettent en place pour anticiper ce qui donnera naissance aux premières cités
États et empires à venir. Un ouvrage précieux non seulement pour le fait
qu’il sait garder en haleine son lecteur au fil des pages, mais aussi pour
les nombreux savoirs qu’il met en rapport par une synthèse éclairante.
Coffret « Préhistoire » de Jean-Marc Perino
éditions MSM.
Le coffret « Préhistoire » de Jean-Marc Perino publié par les éditions MSM
s’avère incontournable, tant pour la qualité du texte proposé selon les
derniers états de la recherche scientifique que par sa la forme avec une
mise en page et une iconographie soignées. Deux volumes qui couvrent une
échelle (pré) historique vertigineuse, puisque le premier commence par les
débuts de l’univers et le big bang jusqu’aux grands singes, avant
l’apparition de l’homme. L’auteur réussit ce pari de nous rendre plus
intelligents par cette synthèse toujours délicate à réaliser, retenant les
faits et les données essentielles à la compréhension de la biosphère avant
l’apparition de l’homme, sans noyer le lecteur dans d’inutiles détails (que
les passionnées pourront approfondir grâce à l’abondante bibliographie). La
réussite de cette présentation tient également à la mise en page « graphique
» qui n’a rien à envier au web ! Schémas clairs, graphiques explicites,
tableaux et pavés résumant l’essentiel guident l’apprentissage et aident à
la mémorisation de cette succession impressionnante de données. Le deuxième
volume introduira plus directement le lecteur aux collections du MAN en
débutant par le toujours fascinant thème de l’hominisation qui depuis Darwin
demeure une donnée scientifique non contestée, si ce n’est par les théories
fantaisistes … Nous pouvons ainsi identifier les premiers hominidés avec
aisance grâce aux rappels des différentes découvertes réalisées notamment
par Michel Brunet et Yves Coppens (lire nos interviews), et rêver à la
longue marche buissonnière des hominidés en un tableau éclairant. Un
chapitre également utile s’attache au propre de l’homme, une question
toujours sensible et passionnante qui, de tout temps, a divisé philosophes,
théologiens, historiens et scientifiques. Toutes les périodes sont
embrassées et traitées avec ce même souci didactique que dans le premier
volume, des premiers temps du Miocène jusqu’à l’Holocène qui verra naître le
règne de l’Homo sapiens et de l’écriture…
Alain Villes
« La Sainte-Chapelle du château » Itinéraires Île-de-France, Éditions du
Patrimoine.
Impossible de visiter le Musée
d’archéologie nationale sans découvrir la Sainte-Chapelle du château, un
haut lieu non plus de la Préhistoire, mais de l’Histoire de France. Grâce au
petit guide pratique édité par les Éditions du Patrimoine, cet héritage de
pierre et de verre prendra de nouveau vie tant les nombreux évènements
qu’abritent ces voûtes résonnent encore pour celles et ceux qui veulent bien
les entendre ! Imagine-t-on en entrant en ces murs que Louis IX (1214-1270)
la fit édifier avant qu’il ne prépara la croisade où il perdra la vie ?
Avant-garde du gothique rayonnant, la chapelle étonne pour cette alliance
éternelle de la lumière et de la matière, où la pierre se métamorphose en
dentelles de verre le temps d’un rayon de soleil. Le lecteur de ce guide à
l’abondante illustration identifiera ainsi plus aisément ces « chuchotements
» qui pourraient bien être ceux d’une perpétuelle querelle entre le fameux
Robert Comte d’Artois et, depuis Maurice Druon, sa non fameuse tante Mahaut,
tous deux réunis, une fois de plus, aux clefs de voûte de la sainte
chapelle… Cette galerie de portraits sera ainsi plus aisée à identifier
guide à la main. L’ouvrage rappelle aussi les vicissitudes qu’eut à
connaître l’édifice au fil des siècles, imposant maintes restaurations
jusqu’à nos jours.
Renaud Ego « Le geste du regard »
L’Atelier contemporain, 2017.
De la pensée au dessin, il n’y a qu’un trait, encore fallait-il –
historiquement ou plus exactement préhistoriquement – oser le tracer ; Et
n’est-ce pas ce que fit le premier artiste des cavernes lorsqu’il se saisit
d’un morceau de charbon calciné pour une première ligne appelée à un long
destin… C’est cette quête, cet incroyable saut de l’abstraction vers la
figuration, et en même temps, de la figuration au symbolisme pluriel qui est
au cœur de cette passionnante étude menée par Renaud Ego. Nous avons tous à
l’esprit les fulgurances d’André Malraux sur Lascaux, l’un des premiers
penseurs du siècle dernier, à s’être décalé du regard scientifique porté sur
l’art rupestre et ses usages. L’écrivain voyait en Lascaux une de ces cités
englouties qui à peine émergée laissait entrevoir tout un pan surprenant de
notre rêve du monde. Il n’est pas le seul écrivain pour lequel « ce geste du
regard » interpellait, fascinait, à ce titre citons également Georges
Bataille ou encore le poète et essayiste Pierre Lartigue.
« Le geste du regard est l’hypothèse de son chemin vers la figure »
suggère Renaud Ego. Notre univers est constellé d’images, à un point tel que
nous avons du mal à imaginer qu’il ait pu en être autrement. Figurer
une chose ou un être n’est pas chose naturelle et spontanée. Ce basculement
de la pensée vers le trait et la représentation constitue l’un des passages
clés de la conscience humaine. Analogie de la matière forçant la main de
l’artiste des cavernes ? Peu importe, de l’image du geste au geste de
l’image, c’est un entrelacs conceptuel qui s’opère au fil du temps où
parures, taille des bifaces vont anticiper la naissance de l’image. Cette
dernière pose un repère dans ce qui n’était jusqu’alors qu’une impression
fugace et intuitive, le premier point anticipe la ligne qui elle-même
conditionne la forme à venir. De nouveaux repères sont posés, ce qui est
figuré, de ce qui ne l’est pas, en un rapport espace et temps qui ouvre à la
créativité à venir. Avec le feu, la figure est probablement la première
alchimie qu’ait pu connaître l’humanité des temps premiers, véritable
métamorphose d’une substance en apparence, et de cette apparence en forme à
penser comme le souligne Renaud Ego. Mais que dévoile ce passage à l’acte ?
Ne laisse-t-il pas autant de secrets derrière lui qu’il n’en révèle ? Le
négatif de la main tracée ou du dos de bison s’étirant sur la paroi
n’ouvre-t-il pas encore plus d’abîmes dans cette naissance de la conscience
encore vierge de l’humanité ? Pourquoi et comment ce premier trait du dos
d’un bison bien plus long et sans interruption que ne le peut le bras d’un
homme a-t-il-pu être tracé, comment appréhender ce geste, ce « regard du
geste » si justement nommé ?
Poser le premier trait fut en son temps un grand pas pour l’humanité, ainsi
qu’en témoigne ce brillant essai qui élargit avec intelligence notre propre
regard.
Philippe-Emmanuel Krautter
Bertrand Galimard Flavigny «
Histoire des décorations du Moyen-Âge à nos jours » Perrin éditions, 2017.
Quel est le rapport, parfois intime, que lie l’être humain avec la
reconnaissance et les honneurs en occident ? C’est à cette question - source
de bien d’espoirs, d’intérêts ou parfois d’illusions- à laquelle répond avec
pertinence cette passionnante étude de l’« Histoire des décorations du
Moyen-Âge à nos jours » (Éd. Perrin) retracée par Bertrand Galimard
Flavigny, essayiste, critique et romancier ; auteur déjà de l’Histoire de
l’ordre de Malte, de Les Chevaliers de Malte, et en collaboration
avec Arnaud Chaffanjon de l’Ordre & contre-ordres de chevalerie.
L’auteur poursuit, ici, avec cette somme, sa recherche sur les ordres de
chevalerie, plus particulièrement celui l’ordre de Malte, en l’élargissant à
une vaste échelle historique, avec notamment l’étude de la Légion d’honneur
; bien des honneurs et distinctions dont l’auteur lui-même, Chevalier de la
Légion d’honneur, Chevalier de l’ordre national du Mérite, Commandeur pro
Merito Melitensi de l’ordre souverain de Malte, est gratifié. Le sujet est
plus profond qu’il n’y paraît tant les notions de pouvoir, d’estime, de
reconnaissance et d’autorité se conjuguent dans cette matière délicate où
les caricatures peuvent trop rapidement passer à côté de phénomènes de
société révélateurs. C’est bien entendu cette dimension qu’a retenue
l’auteur avec le sérieux qu'on lui connaît dans ses précédents ouvrages.
L’idée même de récompense est ancienne, presque consubstantielle à l’homme -
et dans une certaine mesure au monde animal. Très vite adoptée par les
premières communautés humaines, systématisées et organisées avec un rare
souci de l’efficacité dans le monde romain, la décoration trouve ainsi loin
dans le temps ses racines, ainsi que le rappela avec lucidité Bonaparte au
Conseil d’État : « Je défie qu’on me montre une république ancienne ou
moderne dans laquelle il n’y a pas eu de distinctions. On appelle cela des
“hochets”. Eh bien, c’est avec des hochets que l’on mène des hommes »…
Dans le royaume de France, on pense bien entendu à l’institution de la
chevalerie, pivot essentiel de la féodalité, reposant sur un système
hiérarchique d’allégeances et de reconnaissances sous la forme de dons /
contre-dons : avec une allégeance inconditionnelle du vassal (imposant aide
et assistance) récompensée par le don d’une terre, un fief. C’est cette
structure pyramidale qui fondera la force, mais aussi la faiblesse du
système, lorsqu’elle se dissociera progressivement de la tête du pouvoir –
le roi – et se désagrégera en autant de pouvoirs locaux autonomes. Bertrand
Galimard Flavigny rappelle l’importance de la théorie des trois ordres
analysée par Georges Duby et structurant la société du Moyen-Âge et de
l’Ancien Régime jusqu’à la Révolution française, une théorie trouvant ses
origines dans la trifonctionnalité mise en évidence en son temps par Georges
Dumézil. L’Église n’est pas écartée de ces analyses, bien au contraire, avec
les nombreuses congrégations religieuses. « Une certaine idée de la
récompense » comme le souligne l’auteur naît ainsi progressivement, de
l’anneau d’or à l’ordre de saint Louis, tout est mis en œuvre pour asseoir
cette reconnaissance essentielle aux structures de la société de ces temps.
Avec la Révolution, ce sont tous les privilèges qui sont abattus… avant d’en
rebâtir de nouveau… Ainsi, refleuriront rapidement des décorations
révolutionnaires pour aboutir quelques années plus tard à la naissance de la
fameuse Légion d’honneur, souhaitée par Bonaparte, et qui a perduré jusqu’à
nos jours, comme l’analyse en détail Bertrand Galimard Flavigny dans des
pages nourries d’une riche documentation et précieuses annexes. Un ouvrage,
agréablement bien écrit, dont l’intérêt n’échappera ni aux historiens ni aux
lecteurs avertis.
Philippe-Emmanuel Krautter
Art, Culture, Essais...
«
Pierre Matisse & Joan Miró ; Ouvrir le feu – correspondance croisée,
1933-1983 » ; Édition établie, annotée et présentée par Élisa Sclaunick, 16
x 20 cm, 792 p., L’Atelier contemporain éditions, 2020.
Si le nom d’Henri Matisse est mondialement connu, celui de son fils Pierre
est resté plus confidentiel et réservé à l’univers des marchands d’art du
XXe siècle, monde auquel il appartenait. Son action inlassable à faire
connaître des peintres comme Chagall ou Miró qui s’avéreront être des icônes
de l’art moderne a été, pourtant, majeure bien que quelque peu méconnue du
grand public. Cette ample et volumineuse correspondance entretenue entre le
marchand d’art, Pierre Matisse, et le peintre espagnol Joan Miró (1893-1983)
publiée par les éditions de l’Atelier contemporain offre à la fois une mise
au point et une mise en perspective des plus fructueuses.
Cet ensemble épistolaire dépasse, en effet, rapidement les relations
d’affaires pour dresser un tableau évocateur, vu de l’intérieur, du monde de
l’art de cette époque. À l’image de l’action entreprise par Pablo Picasso,
Pierre Matisse reste persuadé que seule une action engagée peut assurer une
meilleure diffusion des œuvres créées par ces artistes pour la plupart
encore méconnus. C’est une relation amicale, mais surtout d’initiés qui va
ainsi se tisser au fil des pages dès 1933.
Le début de cette correspondance dévoile un peintre espagnol aspirant à une
reconnaissance internationale, passant par les États-Unis, et bien sûr, New
York, où Matisse possède une galerie reconnue en raison de ses relations
dans le monde de l’art. Ainsi que le souligne Élisa Sclaunick qui a établi
l’édition de cette correspondance, Pierre Matisse encouragera et sera le
spectateur privilégié de la fabrique de l’œuvre du peintre espagnol : « Joan
Miró rend précisément compte de la progression de son travail, de sa
manière, de la façon dont il crée. Il est plaisant de voir se dessiner un
mythe forgé notamment par Michel Leiris amusé du contraste entre cet artiste
et son voisin de la rue Blomet, André Masson : Joan Miró est très ordonné,
très organisé dans son travail, capable de prévoir son travail à l’avance,
de suivre le rythme qu’il s’est fixé, comme il le répète souvent à Pierre
Matisse, peut-être pour rassurer en lui le marchand désireux de faire des
expositions et de réaliser des ventes ». Et effectivement, Joan Miró tient
rigoureusement dans ces lettres le journal de sa création dont les nombreux
détails précisent non seulement sa manière de travailler, mais surtout la
vision de son œuvre en création justifiant le temps passé à son travail pour
son marchand.
Rapidement, à la fin des années 30, Pierre Matisse disposera de l’essentiel
de l’œuvre peint de Miró et confiera avec un jugement d’une rare acuité «
qu’il y a tout lieu de croire que le marché le plus important pour votre
œuvre se trouve ici et que nous arrivons à le développer, c’est ici qu’il
faut faire le grand effort »… Au fil des années, les relations gagnent en
profondeur et en amitié, sur un ton plus direct, Pierre Matisse confiera
sans détour à son ami peintre ce qu’il pense être le mieux pour son œuvre et
son image, indépendamment de toute considération marchande : « On vous
engage dans des chemins où votre dignité souffre et votre réputation en
sortira endommagée. Il est temps de freiner et de refuser à vous prêter à ce
jeu », note-t-il dans une lettre du 30 septembre 1954 à l’occasion de ses
relations avec Aimé Maeght. Ce que nous considérons en ce XXI° siècle comme
des « classiques » de l’art moderne, notamment les céramiques de Miró sont
encore balbutiants, ainsi qu’en témoignent ces échanges épistolaires,
l’artiste s’inquiétant d’un possible faible intérêt pour ces dernières de la
part du marchand d’art.
Une correspondance riche et féconde dans laquelle la complicité qui unit les
deux hommes converge pour établir la reconnaissance d’une œuvre originale et
unique, présentée et commentée « en direct » au fil des pages. C’est
véritablement au cœur de l’atelier de Miró, mais aussi de celui du monde de
l’art du XXe siècle que ces échanges s’échelonnant sur cinquante ans nous
convient, dévoilant au lecteur plus qu’une époque, une évolution
déterminante dans l’histoire de l’art.
Philippe-Emmanuel Krautter
«
Potential Worlds – Planetary Memories & Eco-fictions »; Textes de Benjamin
H.Bratton, TJ Demos, Reza Negarestani et Jussi Parikka; Introduction de Suad
Garayeva-Maleki et Heike Munder ; 18 x 23,5 cm, 272 p., 1ère édition,
Éditions Scheiddeger & Spies, 2020.
« Potential Worlds » réunit un vaste ensemble d’œuvres récemment montrées
dans le cadre de plusieurs expositions notamment à Zurich (au Migros Museum
für Gegenwartskunst) et à Bakou (au YARAT Contemporary Art Space). Œuvres de
pas moins de trente-six artistes venus du monde entier, chacune d’elle a à
cœur de révéler les désastres subis par la nature et notre environnement.
Collages, montages, clichés ou installations, etc. Ce sont des œuvres de
conviction, originales, singulières et d’une extrême variété dénonçant
toutes à leur manière l’exploitation sans limites des richesses et
ressources de notre univers et ces indéniables conséquences écologiques et
sociales.
Avec des textes signés Benjamin H.Bratton, TJ Demos, Reza Negarestani et
Jussi Parikka, chaque auteur entend accompagner ces œuvres fortes et mettre
en perspective, chacun avec leur propre regard, les différentes façons de
concilier la nature, l’avenir et notre environnement. Des approches tant
écologiques que posthumanistes dans lesquelles l’art a un rôle essentiel à
jouer en tant qu’expérience tant technologique, scientifique et sociale
telle notamment l’adaptation artistique des nouvelles technologies.
L’ouvrage, introduit par Suad Garayeva-Maleki, commissaire et directrice du
YARAT Contemporary Art Space Migros, et Heike Munder, directeur artistique
du Museum für Gegenwartskunst, se propose avant tout de rechercher au
travers de ces différentes annexions et exploitations de notre environnement
quelle serait la meilleure – et peut-être la plus protectrice - définition
de la nature qui pourrait dès lors, et dès aujourd’hui, en être dégagée.
Une approche engagée nous interrogeant, bien sûr, sur la crise
environnementale que notre monde actuel connaît et visant à orienter notre
regard vers la nature de demain, celle que souhaiterions.
Susie Hodge : « Petite histoire de l’art moderne et
contemporain ; chefs d’œuvres, mouvements, techniques » ; Broché, 148 x 210
mm, 150 illustrations, 224 p., Coll. « Petite histoire de », Éditions
Flammarion, 2020.
Susie Hodge, historienne, auteur de nombreux ouvrages et artiste elle-même,
nous livre, dans la collection « Petite histoire de », une collection
aujourd’hui bien connue aux éditions Flammarion, une fort attrayante
introduction à l’histoire de l’art moderne et contemporaine.
L’ouvrage a retenu quatre grandes divisions, partant des grands mouvements
ou styles ayant marqué l’art moderne et contemporain (du réalisme aux
YougBritish Artists) jusqu’aux différentes techniques que ces arts ont su
retenir et développer dont notamment « l’impasto », le Ready-Made, les
matériaux industriels ou encore l’art vidéo. Deux chapitres essentiels entre
lesquels viennent s’intercaler pour mieux les illustrer les plus grands
chefs œuvres et les thèmes classiques ou majeurs, offrant ainsi au lecteur
un large éventail d’artistes et d’œuvres choisi et illustré. Chaque section
pouvant être abordée et lue séparément, et comportent des renvois forts
utiles vers les autres parties
L’auteur réussit ainsi le pari d’expliquer de manière claire et concise
l’art moderne depuis Courbet, puis l’art contemporain jusqu’à nos jours avec
notamment l’installation de Yayoi Kusama. Une évolution majeure pour
laquelle Susie Hodge a su également sans en brouiller le sens mettre en
évidence les différences influences, interactions et connexions.
Chaque partie offre, en effet, pour chaque mouvement, chefs d’œuvres, thèmes
ou techniques, présentés sous forme de fiche, les différents points de
repère, associations ou liaisons indispensables à une pleine appréhension
(date, auteurs associés, lieux, etc.) de l’art moderne et contemporain.
Un ouvrage présentant un large panorama de l’art moderne et contemporain
plus que clair et pédagogique, aussi plaisant qu’indispensable !
Charlie
Koolhaas : "City Lust - London Guangzhou Lagos Dubai Houston », texte en
anglais, relié, 412 p., 354 illustrations couleur, 20.5 x 30 cm, Scheidegger
Éditions, 2020.
C’est hors et bien loin des sentiers battus auquel nous convie le dernier
ouvrage de l’artiste Charlie Koolhaas. L’auteur invite en effet à un
dialogue incessant entre mots et images par le filtre des grandes villes
dans lesquelles elle a vécu ou travaillé. Les confrontations engendrées par
la mondialisation et les traits culturels originels de ces mégapoles ne
cessent d’interroger son regard, qu’il s’agisse de Londres, Dubaï ou
Houston, des métropoles pourtant différentes mais qu’une culture mondiale
tend aujourd’hui à rapprocher. Il ne s’agit pas ici d’un plaidoyer, ni d’une
diatribe sur la mondialisation, mais d’un témoignage vécu de l’intérieur,
source de ces nombreuses créativités pouvant surgir de ces grandes
tendances.
À l’image des nouvelles solidarités qui peuvent naître des
plus grandes fractures sociales et économiques, de nouveaux regards peuvent
aussi provoquer des fulgurances inattendues parmi les décombres de
l’économie mondiale. Les photographies et le texte de Charlie Koolhass ne
manquent pas d’humour lorsque surgit parmi la grisaille urbaine des couleurs
éclatantes, symboles d’espoirs encore présents. Les contrastes sont
manifestes dans ce regard porté comme pour mieux rappeler cet incroyable
brassage international auquel ce siècle, et le précédent, nous ont habitués
ou contraints.
Certes, tout n’est pas rose sous le regard de Charlie
Koolhass, tant s’en faut, mais une certaine poésie émerge cependant, contre
toute attente, de ces prises de vues étonnantes, un brin de vie né des
paradoxes de nos capitales internationales et qui livre au lecteur comme un
témoignage d’espoir malgré les sombres nuages pesant sur l’humanité.
« Un
Art amoureux de la nature – Le Land Art et ses mutations. » sous la
direction de Muriel Berthou Crestey ; Relié, Illustrations couleur, 200
illustrations, 22 x 22 cm, 204 p., Éditions Ides et Calendes, 2020.
Merveilleux ouvrage entièrement consacré au Land Art, cet art regroupant des
artistes en parfait dialogue avec la nature et l’environnement. Les Land
artistes, contrairement aux idées reçues, ne constituent pas un courant de
plus ou nouveau, mais appartiennent à un mouvement dont l’origine remonte
aux années 1960-1970. Nommés également artistes environnementaux ou
naturophiles, ces derniers avaient déjà entamé dès cette époque une large
réflexion écologiste et entendaient rompre avec le marché de l’art. Plus de
50 ans après, le Land Art a connu bien des mutations, et c’est aussi cette
formidable évolution que l’ouvrage entend mettre en lumière.
Mené sous la direction de Muriel Berthou Crestey, critique d’art, chercheuse
et auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la photographie, l’ouvrage offre
au lecteur une réelle et belle mise en perspective d’un courant artistique
demeuré encore trop peu connu, alors même que son expansion fut et demeure
internationale avec notamment des influences jusqu’au Street Art. Leurs
créations révèlent ou ont des liens profonds avec la terre, l’eau, le feu,
l’air ou le vent… Chaque Land artiste a su au sein de ce vaste courant
artistique trouver et affirmer sa propre perception et voie. « Les œuvres du
Land Art entretiennent une relation paradoxale avec la nature (…) Dans cette
opposition, les artistes choisissent alternativement de s’accorder à son
harmonie, de protéger sa fertilité, d’exalter sa puissance, de valoriser sa
luxuriance, de l’instrumentaliser ou de la détruire pour maîtriser son
développement. », débute en ces termes Muriel Berthou Crestey son
introduction.
L’auteur a avant tout souhaité que cette mise en perspective soit la plus
révélatrice de l’évolution du Land Art, à la fois originale et dynamique
notamment grâce à des entretiens exclusifs avec des Land artistes
contemporains internationaux. Ainsi, outre Jean-Luc Parent et ses célèbres
sphères, le lecteur retrouvera également Marinette Cueco, Chris Drury, Tania
Mouraud sans oublier Jean-Paul Ganem, Andy Goldsworty ou encore NILs-UDO.
Ces artistes internationalement connus et reconnus ont tous volontiers
accepté de livrer à Muriel Berthou Crestey les liens privilégiés qui les
unissent dans leurs créations à la nature. Ils y livrent chacun à leur façon
leur approche personnelle et holistique que ce soit dans leurs réflexions,
recherches ou leurs créations. À cette approche directe et intimiste, le
lecteur découvrira également le Land Art par une riche et splendide
iconographie de plus de 200 illustrations dont des photographies inédites
pour certaines.
Curiosité, étonnement, fascination… Un ouvrage qui ne peut qu’être source
d’inspiration ou de rêverie...
Michel
Orcel : « Nice, ville invisible » ; Album de photos ; Préface d'A.
Madeleine-Perdrillat, Arcades Ambo éditions, 2020.
Nous connaissions Michel Orcel, poète et traducteur, romancier également,
mais le photographe demeurait jusqu’alors bien caché… Et pourtant, l’album
qu’il vient de livrer sur sa ville de Nice tient à la fois du témoignage
sensible et d’une promenade inspirée dans une ville que nous pensions
pourtant connaître un peu, et qui sous l’objectif de Michel Orcel se dévoile
en autant de métamorphoses surprenantes. Délaissant fort heureusement les
clichés azuréens convenus sur la ville, le photographe abandonne la couleur
pour le noir et le blanc et ses infimes nuances entre-deux. Le résultat
enchante le regard autant qu’il nourrit le rêve.
Il existe de nos jours des lieux, pourtant familiers, qui peuvent offrir, à
celles et ceux qui savent regarder, des facettes étonnantes. Le temps s’est
trouvé être un conseiller inspiré pour ce photographe, lui qui a su
déambuler avec amour dans cette ville en glanant, recueillant et sublimant
ces témoignages et vestiges encore préservés des ravages de la modernité. La
cascade de Gairaut, des vues du musée Chéret, des détails de l’immeuble
Fratelli Branca sont autant de preuves que le temps laisse quelques fois des
bribes de ce qui semblait révolu, une manière de faire mentir le fameux
adage latin Memento mori… et que le photographe, qui se présente
volontiers comme amateur, a su avec sensibilité capter.
On ne trouvera guère d’âmes qui vivent dans cet album, mais combien les
pierres et les éléments semblent pourtant animés sous l’objectif de Michel
Orcel qui parvient à se saisir de cet esprit des lieux de bien belle
manière.
Philippe-Emmanuel Krautter
Mariella Guzzoni : « Les Livres de Vincent – Les écrivains qui ont inspiré
Van Gogh », traduit de l’italien par Christine Piot, Éditions Actes Sud,
2020.
Rares sont les artistes n’ayant entretenu qu’un lien exclusif avec leur art.
Nombre d’écrivains se sont ainsi au fil des siècles nourris de peinture, de
sculpture ou de musique, et à l'instar nombre d’artistes peintres ont
eux-mêmes puisé leurs sources d’inspiration dans la littérature. Tel est le
cas de Vincent Van Gogh, ce peintre de génie passionné d’art, bien sûr, mais
aussi de spiritualité, lui qui avait jeune hésité à devenir pasteur.
Marielle Guzzoni, passionnée elle-même de Van Gogh et de littérature, s’est
penchée sur les liens privilégiés qu’entretint l’artiste avec les écrivains,
collectionnant dans sa haute et splendide ville du nord de l’Italie qu’est
Bergame, les éditions lues et préférées du peintre.
Vincent Van Gogh fut, il est vrai, toute sa vie durant influencé par les
écrivains, lui qui écrira « J’ai une passion plus ou moins irrésistible pour
les livres ». Ses lectures guident autant ses pensées qu’elles ne deviennent
une source inépuisable d’inspiration de ses créations, récits, théâtre,
poésie, rythment ses jours et années, Baudelaire, Pierre Loti, Alphonse
Daudet... Chaque période de sa vie, chaque lieu de résidence semblent
rattachés à des écrits et écrivains bien particuliers. George Eliot dans les
années 1875, Dickens qu’il découvre à Londres, mais aussi des historiens tel
Thomas Carlyle sans oublier, bien sûr, Shakespeare. Les années hollandaises
seront marquées par l’influence de Balzac, des Goncourt, de Zola, mais aussi
de Fromentin ou encore de l’historien et critique d’art Charles Blanc… toute
liste serait fastidieuse, et il fallait tout le talent et la passion de
Mariella Guzzoni pour nous livrer en ces pages un Vincent lecteur assidu,
passionné et vivant.
Ce sont ses lectures, ses auteurs préférés, qui viendront, ainsi qu’en
témoigne la riche correspondance que le peintre entretiendra avec son frère,
nourrir ses sources d’inspiration et ses plus grandes œuvres et que nous
livre avec passion Mariella Guzzoni dans cet ouvrage très agréablement
jalonné d’illustrations, toiles de l’artiste ou autres reproductions dont
nombre d’estampes japonaises et de livres d’inspiration japonaise.
Un ouvrage qui devrait retenir à juste titre l’attention de nombre de
passionnés de Van Gogh, d’amateurs d’art et de littérature.
"Le
musée comme expérience. Dialogue itinérant sur les musées d'artistes et de
collectionneurs » de Dario & Libero Gamboni, Collection Bibliothèque Hazan,
142 x 210 mm, 672 p., Editions Hazan, 2020.
Il est de certains musées comme du cinéma lorsque l’on ajoute à leur sujet
le qualificatif « d’auteur », et ce, en raison de l’intimité et de
l’expérience singulière que ces derniers offrent à leurs visiteurs. Il est
vrai que la place même du musée, sa mission, son intégration ou ouverture,
est si souvent de nos jours occultée et ignorée. Or, tel est le cœur de ce
passionnant et fort volume signé - au sens strict du terme - de la main même
par Dario et Libero Gamboni.
À la mort de son père, l’architecte Libero Gamboni se trouve en possession
d’une importante collection d’objets dont la destinée se pose alors.
Interrogeant son cousin Dario, lui-même historien de l’art à Genève, Libero
Gamboni va dès lors entretenir avec lui une riche correspondance sur la
place du musée et de sa mission, l’idée même de l’identité d’une collection
dans un cadre muséal à notre époque au XXIe siècle. De toutes ces riches
interrogations est né un volume riche de plus de 660 pages au cœur duquel un
certain nombre de musées et institutions ont été retenus en ce qu’ils ont
conçu notamment l’idée même d’accrochage comme mode d’expression et non de
seule conservation…
Le lecteur entre ainsi dans cet univers souvent ignoré, des chemins de
traverse de l’art que l’on rencontre au gré d’une découverte et où
l’expérience prime plus que celle de l’évènement. C’est toute une histoire
des musées d’artistes et de collectionneurs qui se trouve ainsi en ces pages
composée et où une part subjective tient bien évidemment sa place.
Cette subjectivité subtile qui participe à l’idée même de musée retrace
l’histoire de ces derniers à partir des années 1800 jusqu’à l’époque
actuelle avant de s’attacher à quelques exemples représentatifs de cette
tendance autour du globe. Face aux interrogations de Libero quant à la
préservation de la collection familiale, son cousin Dario lui conseille, en
effet, de découvrir des maisons d’artistes dont le contenu a été préservé
tel le musée Vincenzo Vela, point de départ de cette riche correspondance
dès 2012. Ce sera dès lors un cheminement autour du globe, en Italie,
Londres, Munich, Paris, Boston, Philadelphie, Mexico, Istanbul… où chaque
institution présentée a cherché à préserver cet ADN initial sans pour autant
sombrer dans un passéisme stérile.
Fragile équilibre, toujours renouvelé, le musée d’auteur offre de nos jours
une alternative à la mondialisation des institutions internationales, une
autre manière de vivre l’expérience de l’art, et auquel cette belle somme
rend l’hommage qu’il mérite.
Philippe-Emmanuel Krautter
Hayley
Edwards-Dujardin ; « Henri Matisse- un artiste à (re)découvrir en 40
notices, Coll. “Ça, c’est de l’art”, Éditions du Chêne, 2020.
C’est une jolie porte d’entrée à l’œuvre du célèbre peintre Henri Matisse
que nous propose, aujourd’hui, Hayley Edwards-Dujardin dans la collection
“Ça, c’est de l’art” aux éditions du Chêne. 40 thèmes ou notices déploient
toute la palette et la joie de ce grand peintre du bonheur. Un résistant
incontournable et inégalé qui a toujours su offrir au travers de ses œuvres,
femmes alanguies, fenêtres ouvertes, intérieurs ou papier découpés, ces
instants uniques d’un monde à part, d’un monde à préserver.
Au-delà des nombreuses toiles majeures ou plus méconnues de Matisse
émaillant ou répondant à chacune des notices, Hayley Edwards-Dujardin a, en
ces pages, entendu surtout surprendre et susciter la curiosité en livrant
aux lecteurs, jeunes ou moins jeunes, mille et un secrets, détails,
anecdotes ou précisions inattendus. Matisse a-t-il vraiment peint ses
petits-enfants sur le plafond de sa chambre d’hôtel à Nice ? Est-il vrai que
le célèbre peintre a découvert l’art et qu’il renonça alors à ses études de
droit lors d’une crise d’appendicite ?
Parallèlement aux nombreux repères chronologiques, géographiques et
encadrés, nombre de thèmes retiendront l’attention ; ainsi dans la partie
intitulée “les incontournables”, le thème, bien sûr, de la danse et de la
musique, les poissons rouges ou encore Jazz, mais également dans la seconde
partie des “inattendus” chers à l’auteur, Nu bleu, Le Rêve, cette belle
endormie que fut Lydia Delectorskaya, sans oublier la fameuse et célèbre
Chapelle du Rosaire. Matisse se dévoile…et c’est si bien. Aragon avait
pleinement raison d’écrire que “L’optimisme de Matisse, c’est le cadeau
qu’il fait à notre monde malade.”
Un ouvrage qui fourmille de découvertes et qui ne pourra que réjouir
assurément ceux qui attendent avec impatience l’exposition consacrée au
grand peintre au Centre Pompidou cet automne-hiver.
«
Histoires de dessins » ; Sous la direction de Joëlle Pijaudier-Cabot,
Laurent Busine et Dominique Abensour ; 15.8 x21 cm, 143 illustrations, 208
p., Frac Picardie-Hauts-de-France / Editions In Fine, 2020.
Avis aux amateurs et passionnés de dessins !
Les éditions In Fine en collaboration avec le Fonds régional d’art
contemporain de Picardie Hauts-de-France a eu l’heureuse initiative de
rendre accessible au public les œuvres essentielles de la collection de
dessins contemporains qu’a pu réunir le Frac Hauts-de-France depuis sa
création, il y déjà maintenant plus de vingt-cinq ans, en 1983.
Présenté selon trois chapitres, plus passionnants les uns que les autres,
l’ouvrage entend offrir au lecteur une approche à la fois historique,
dynamique et actualisée de l’art du dessin contemporain. Un tire –«
Histoires du dessin » - dès lors parfaitement justifié et ouvrant de
nombreuses perspectives et découvertes.
D’abord, une belle réminiscence emmenant le lecteur dans des « Promenades et
souvenirs » remontant des années 60 aux années 80, suivie d’un thème
audacieux – « Le hasard et le vagabond » - allant des années 1980 au début
des années 2000, avant que ne s’ouvre l’horizon du dessin contemporain avec
ces « Dimensions variables » des années 2000 jusqu’à 2010.
C’est cet art audacieux, surprenant, qu’est le dessin contemporain, n’ayant
de cesse d’abolir les frontières entre les différentes disciplines et
pratiques, que les auteurs, Joëlle Pijaudier-Cabot, conservatrice en chef
honoraire du patrimoine, Laurent Busine, historien d’art et auteur, et
Dominique Abensour, critique d’art et commissaire d’exposition, ont su en
ces pages, mettre pleinement en perspective. Par un regard à la fois ouvert
et rétrospectif, ils livrent ainsi une vision ample et instructive de
l’histoire du dessin contemporain éclairée par les œuvres majeures de la
collection du Frac.
La collection de dessins contemporains du Frac, qui s’est dans cette
dernière décennie dotée de dépôts significatifs, offre, il est vrai, un
large éventail permettant de souligner tant la spécificité que l’extrême
dynamisme d’un art en perpétuelle évolution.
« NOIR
; Des grottes de Lascaux à Pierre Soulages », Hayley Edwards-Dujardin ;
Relié cousu, 170 x 240 mm, 108 p., Coll. « Ça, c’est de l’Art », Éditions du
Chêne, 2020.
Noir, une couleur qui pour certains n’en est pas une, et qui pour d’autres,
les contient toutes… Quelle est donc la place de cette énigmatique couleur
dans l’art ? C’est à cette passionnante interrogation, après la couleur
bleu, qu’est consacré le nouveau volume de « Ça c’est de l’art » aux
éditions Chêne. Réalisé de nouveau et avec toujours autant de soin par
Hayley Edwards-Dujardin, historienne de l’art, ce sont de captivantes
découvertes qui attendent le lecteur tout au long de ces 40 notices
consacrées à « la reine des couleurs », tel qu’aimait à le dire Auguste
Renoir. Après quelques repères indispensables - historiques, géographiques,
scientifiques, fabrication, etc. – chacune des notices livre son lot de
secrets et mystères sur le noir dans l’histoire de l’art. Quelles ont été
les différentes théories scientifiques ou esthétiques, de Newton ou de
Goethe sur cette étrange couleur ? Quel est son rapport à la lumière ?
« Des grottes de Lascaux à Pierre Soulages », chaque période de l’histoire
du noir dans l’art est ainsi plaisamment présentée sur une double page avec
son illustration tirée des plus grands chefs-d’œuvre. Extrêmement concis,
clair et agréablement mis en page, l’ouvrage offre parallèlement une
multitude de précisions, d’anecdotes, d’échelles ou schémas non seulement
sur le noir, mais aussi de précieuses mises au point sur les œuvres et
peintres présentés, ou encore des focus philosophiques, littéraires ou
cinématographiques… Depuis quand, par exemple, les hommes s’habillent-il en
noir ? Que symbolise-t-il ?
L’auteur est partie de l’idée judicieuse qu’il n’existait pas un et unique
noir mais que chacun et chacune avait son propre noir ! Mélancolique,
élégant ou mortifère… que nous dit le noir ? Un point de réflexion que vient
confirmer la science et que l’ouvrage propose de suivre. De l’art rupestre,
en passant par le Caravage, Goya, Berthe Morisot, Picasso et bien d’autres
peintres, le noir a su s’imposer dans l’art, mystique au XIXe siècle, il
acquière au siècle suivant force incroyable au XXe siècle. Et qui mieux, en
effet, que Soulages a su révéler tout ce qu’avait à dire cette étrange mais
extraordinaire couleur qu’est le noir ?
Langage poétique, géométrique ou émotionnel, ce sont tous ces captivants
messages que nous adresse le noir dans l’art et que Hayley Edwards-Dujardin
nous propose de découvrir comme toujours très agréablement en ces pages ; Le
noir pour aventure !
« L'Hôtel Waldhaus à Sils - 111 ans d'histoire et de
petites histoires, ou la déraison d'un rêve familial » de Urs Kienberger,
avec des témoignages recueillis par Andrin C. Willi et des textes de Rolf
Kienberger ; Photographies nouvelles de Stefan Pielow, Relié, 344 p., 67
illustrations en couleur et 83 en noir et blanc, 17 x 24 cm, Scheidegger &
Spiess, 2019.
Il suffit pour se convaincre du charme des lieux que de lire la
correspondance de Friedrich Nietzsche au sujet de Sils pour comprendre le
caractère exceptionnel de cette région alpine suisse. Le philosophe sensible