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Dossier Romain Gary
(1914-1980)
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La vie de Romain Gary est un roman, à moins que l’inverse ne soit plus
proche de la réalité. Véritable caméléon posé sur un tartan écossais comme
il aimait à le faire remarquer, l’écrivain et l’homme se confondent au
point parfois de ne plus se distinguer. Romain Gary, Émile Ajar, Fosco
Sinibaldi, Shatan Bagat, tels sont les multiples pseudos et facettes de
cet homme insaisissable. Gary a toujours reconnu avoir deux amours dans sa
vie, celles de la littérature et des femmes.

Amour de sa mère tout d’abord, personnage truculent auquel l’écrivain
rendra hommage notamment dans « La promesse de l’aube » récit «
autobiographique » - l’adjectif est toujours délicat avec Gary – haut en
couleur qui retrace à grandes lignes le destin écrit à l’avance par la
mère du futur écrivain, ambassadeur, héros de guerre et bien d’autres
titres honorifiques qu’il accomplira consciencieusement ( ouvrage qui sera
idéalement complété par le long entretien « La nuit sera calme »)…

Dès le plus jeune âge, Romain souhaite écrire, inscrire son nom dans le
panthéon des lettres et c’est avec « Éducation européenne » qu’il entamera
cette longue carrière d’écrivain, un récit publié après la Seconde Guerre
mondiale à laquelle Gary participera activement en ralliant le général de
Gaulle dès la première heure. Ses multiples identités, russe de naissance,
puis polonaise et enfin française à partir de 1928 façonneront son
écriture à la fois précise et tendue, incisive et toujours attendrie par
la matière humaine. |
Biographie et littérature tisseront dès lors des liens étroits, « les
Racines du ciel » consacre l’écrivain avec le prix Goncourt en 1956 et
témoigne d’une conscience précoce de l’écologie avant l’heure par sa
défense des éléphants, métaphore élargie à toutes les menaces pesant sur
le vivant. L’humour – noir parfois, grinçant, souvent – vaut à Romain Gary
la réputation d’un électron libre, à la fois fidèle en amitié – soutien
indéfectible au général de Gaulle - tout en dénonçant impitoyablement la
bêtise humaine.

«
La Vie devant soi » lui vaut un second prix Goncourt en 1975 sous le
pseudonyme d’Émile Ajar, un pavé jeté alors dans la mare qui provoqua plus
d’un remous dans le monde littéraire ; On mettra longtemps à lui pardonner
ce canular…

(auto)-dérision (« Au-delà de cette limite »), profondeur des sentiments
(« Clair de femme »), sagacité sur le phénomène humain (« Les oiseaux vont
mourir au Pérou »), ironie et lucidité (« Les clowns lyriques »), nombreux
sont les thèmes qui accompagnent et entrelacent l’écriture toujours juste
de l’écrivain, une flèche incisive frappant droit au cœur de la cible.
Romain Gary s’est essayé à de nombreux métiers, de scénariste-réalisateur
au diplomate, en passant par le garçon de café, le résistant de la
première heure et bien d’autres encore, mais c’est avant tout en fabuleux
conteur de l’âme humaine qu’il a toujours su exceller et dont ses nombreux
romans disponibles en poche Folio témoignent !
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Dossier Marcel Proust |
« Les Amis de Marcel Proust » de
Georges Cattaui ; Avant-propos de Jean-Yves Tadié, Éditions de L’Herne,
2021.

Avec un avant-propos signé Jean-Yves Tadié, spécialiste incontournable de
Proust, c’est un ouvrage exquis que nous proposent les éditions de
L’Herne. Tel un album de photographies d’antan que l’on constituait dès le
plus jeune âge des enfants et que l’on poursuivait sa vie durant, cet
ouvrage à la couverture bleue soignée livre, en effet, à la rêverie, à
l’observation, mais aussi à la découverte plus d’une centaine de
photographies consacrées à l’univers de Marcel Proust. « Famille, amis,
enfance, âge adulte, biographie ordonnée par la chronologie des poses,
parfois dues à des photographes connus, Otto, Nadar fils. Pas
d’instantanés ici. Et des mystères (…)» souligne Jean-Yves Tadié.
Nous devons cette inestimable réunion de photographies à Georges Catttaui
qui la fera paraître - il sera l’un des premiers, à Genève sous le titre «
Proust documents iconographiques » chez l’éditeur d’art Pierre Cailler en
1956 ; divisé en deux parties, le lecteur y retrouvera à la fois les
proches de Marcel Proust – son frère Robert, sa grand-mère, bien sûr, mais
aussi un grand nombre de ses amis dont le fameux comte Robert de
Montesquieu ou encore Reynaldo Hahn devant son piano. « Les Maîtres, les
modèles et les amis » de l’écrivain s’y croisent au gré des pages.
Photographies, toiles avec notamment le célèbre portrait de Proust par
Jacques-Emile Blanche qui ouvre l’album, croquis, dessins et reproductions
jalonnent ainsi le siècle de Proust et celui d’ « A la recherche du temps
perdu ».
Mais, cet ouvrage offre au lecteur bien plus qu’un pur album
photographique, il nous redonne à lire ou relire cet admirable texte,
sensible et profond, écrit par Georges Cattaui lors de la première
parution de l’ouvrage. Un subtil alliage d’observations, de réflexions et
de subjectivité conférant à ces photographies, telles des pierres
précieuses serties, une profonde et délicate lumière. C’est le monde de
Marcel Proust mais aussi celui quelque part de « A la recherche du temps
perdu » qui se dévoilent... « La littérature est une hallucination, ce que
nous allons entendre, ce sont les phrases d’A la recherche du temps perdu.
» écrit Jean-Yves Tadié.
L.B.K
Marcel Proust : « Lettres à Horace
Finally » ; Edition établie par Thierry Laget ; Avant-propos de Jacques
Letertre ; Collection Blanche, Gallimard, 2022.

Horace Finaly compte parmi ces grands banquiers d’affaires de
l’entre-deux-guerres ayant joué un rôle essentiel à la Banque de Paris et
des Pays-Bas. Curieusement, son nom tombé dans l’oubli resurgit
aujourd’hui par le truchement de son célèbre camarade de classe au Lycée
Condorcet, un certain Marcel Proust…
Devenu personnage de roman pour Giraudoux dans « Bella » et pour certains
identifié à Bloch dans la « Recherche », cet ami de toujours, disponible
alors que son agenda ne le permettait guère, aidera Proust dans les
problèmes rencontrés avec son encombrant compagnon de l’époque Henri
Rochat. Sollicitant les relations du banquier pour lui trouver un poste au
lointain Brésil, Finaly s’exécutera généreusement malgré les déconvenues
survenues par l’attitude de l’encombrant personnage, ainsi que le rappelle
Jacques Letertre en avant-propos.
Le présent recueil de cette correspondance inédite s’ouvre sur une lettre
datée de 1920, le reste de la correspondance de jeunesse étant
malheureusement perdue. L’auteur de la « Recherche » s’adresse à son «
cher ami d’autrefois et de toujours » en souvenir des années passées à
Condorcet. Proust au fil des lettres égrène ses chers souvenirs même si
les « espérances ne se réalisent pas », le passé n’étant jamais perdu pour
l’écrivain. La maladie de Proust, cloué maintenant la plupart du temps au
lit, est omniprésente, ce qui ne l’empêche pas pour autant de « caser »
son protégé loin de l’Hexagone grâce à l’influence et relations de son
vieil ami.
Pointent quelques traits d’humour « proustiques » ainsi qu’il se qualifie
lui-même. Rochat se trouve finalement envoyé en Amérique du Sud par Finaly,
au lieu de la Chine initialement prévue. Puis viendront les tendres et
touchants témoignages d’amitié lors du décès de l’épouse tant aimée
d’Horace en mai 1921, témoignages émaillés par les frasques de Rochat au
Brésil, sans oublier les multiples fièvres de la santé déclinante de
Marcel Proust au terme de sa vie. Durant ces derniers mois qui lui restent
à vivre, l’écrivain adressera en avril 1922 un dernier témoignage à son
ami de toujours sous la forme d’un envoi autographe sur la page de garde
du tome I de « Sodome et Gomorrhe » paru le même mois. Dans cette ultime
adresse, Marcel Proust, même s’il « n’aime pas mêler de la littérature à
un souvenir douloureux et vivant en moi » pense une dernière fois à son
fidèle ami sous le signe de l’amitié et du souvenir de sa défunte épouse.
Un vibrant et ultime témoignage un siècle exactement après la disparition
de l’écrivain.
Philippe-Emmanuel Krautter
« Proust, la fabrique de l'œuvre »
sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fait et Nathalie Mauriac
Dyer, catalogue d’exposition BNF, 240 pages, Gallimard, 2022.

Vaste entreprise que d’explorer la fabrique de l’œuvre de Marcel Proust !
Mais, une heureuse initiative entreprise aujourd’hui sous la direction
d’Antoine Compagnon de l’Académie française à l’occasion de l’exposition
éponyme actuellement à la BnF. A l’image d’un abécédaire littéraire des
plus nourris, le présent catalogue présente de A à Z, la création
littéraire proustienne avec des entrées aussi variées et pittoresques que
« Water-closet », « Zut, zut, zut, zut » ou « Kapitalissime »… Derrière
l’apparent farfelu de certaines de ces thématiques se trouve cependant
développé avec brio et passion le véritable laboratoire d’écriture de
l’auteur de La Recherche. Ainsi que le relèvent Antoine Compagnon,
Guillaume Fait et Nathalie Mauriac Dyer « la vision de l’écrivain au
travail dans ses manuscrits s’impose aussitôt au lecteur », évoquant les
fameuses paperoles qui accompagnaient ce travail souvent long et répété de
rédaction se nourrissant de multiples références croisées. Comment
cependant recoller tous ces morceaux accumulés par ce long processus de
composition ? Quelle relation entretenait l’écrivain avec le temps, ce
fameux « Temps », tout au long de la genèse de l’œuvre à accomplir ?
Comment avons-nous reçu ce legs un siècle après et que faire de ces
multiples manuscrits constituant la création proustienne ? C’est à ces
questions auxquelles répond avec précision et clarté ce riche catalogue
illustré, bien sûr, par de nombreuses reproductions des manuscrits de
Marcel Proust, mais aussi de photographies d’époque et autres œuvres
d’art. Pour les amateurs du célèbre écrivain, mais aussi pour les esprits
curieux souhaitant vagabonder de page en page dans l’immense laboratoire
de la création littéraire d’A la recherche du temps perdu, cet abécédaire
réservera bien des agréments et exquises surprises.
« Jacques-Emile Blanche – Portrait
de Marcel Proust en jeune homme » ; Préface de Jérôme Neutres ; Éditions
Bartillat, 2021.

À souligner, en cette année 2022 marquant le centenaire de la mort de
Marcel Proust, la réédition de l’ouvrage intitulé « Portrait de Marcel
Proust en jeune homme » aux éditions Bartillat ; un ouvrage réunissant
quatre textes signés Jacques-Emile Blanche, tous consacrés à l’auteur de «
À la recherche du temps perdu ». Peintre, critique et écrivain,
aujourd’hui certes moins connu que son contemporain, Jacques-Emile Blanche
fut, cependant, un peintre réputé ; on lui doit notamment des portraits de
Liszt, Montesquiou, Gide, Cocteau ou Mauriac… Il est surtout l’auteur du
fameux portrait de Marcel Proust, jeune homme, en 1892 ; un des rares
portraits qui nous soit parvenu de Proust, que ce dernier conserva près de
lui toute sa vie, aujourd’hui au Musée d’Orsay et qui illustre la
couverture de cet ouvrage.
Jérôme Neutres revient dans sa préface sur ces deux destins qui n’ont eu
de cesse de se croiser sans jamais avoir cependant la même trajectoire.
Marcel Proust, de dix ans son cadet, connut enfant Jacques-Emile, fils du
célèbre psychiatre Blanche. Se retrouvant étudiants, ayant des amis en
commun dont Robert de Montesquiou ou encore François Mauriac, ils se
croisèrent et se brouillèrent à maintes reprises ; si leur amitié fut,
ainsi que le souligne Jérôme Neutres, asymétrique, Blanche vouera
cependant une amitié et admiration indéfectibles envers le jeune homme, le
dandy et l’auteur de la Recherche… « Le succès de Proust ne signe-t-il pas
le seul vrai accomplissement de Blanche qui aura été de peindre et de
révéler le plus grand écrivain du XXe siècle ? » interroge le préfacier.
Aussi est-ce avec un intérêt certain que le lecteur pourra découvrir ces
délicieux écrits de Jacques-Emile Blanche.
Deux ont été rédigés du vivant même de Proust dont l’un daté de 1914 ;
publié dans « L’Écho de Paris » à l’occasion de la parution l’année
précédente « Du côté de chez Swann », Jacques-Emile, en visionnaire, y
loue ce premier volume « sans précédent dans notre littérature ». Les deux
autres textes ont été écrits par le critique et ami après la disparition
de Proust ; le premier est un émouvant témoignage paru dans le numéro
spécial de la NRF, « Hommage à Marcel Proust », en 1923 ; le dernier
écrit, plus qu’élogieux et touchant, est extrait de l’ouvrage de Blanche «
Mes Modèles » paru en 1929.
Un portrait et quatre textes qui dépeignent ce même jeune homme à
l’orchidée qu’admira toute sa vie le peintre et écrivain. « (…) Blanche
aura au fond recommencé toute sa vie le portrait de Proust en jeune homme.
Il aura remis régulièrement son plus célèbre tableau sur son chevalet,
pour le décrire et le commenter avec des mots. » souligne encore en sa
préface Jérôme Neutres.
L.B.K.
Jean-Yves Tadié : « Proust et la
société », Éditions Gallimard, 2021.

C’est à la recherche d’un Proust dans son temps, dans sa société auquel
nous convie Jean-Yves Tadié avec cet ouvrage « Proust et la société » qui
vient de paraître aux éditions Gallimard. L’auteur nous dévoile, tour à
tour, un Marcel Proust sociologue, géographe, historien ou encore
psychologue. Le lecteur retrouvera ainsi Proust dans son milieu avec ses
domestiques mais aussi le dandy regardant la société et « le peuple ». En
ce tournant du siècle, on découvre également un Proust bien ancré dans le
monde de la finance même si ses placements seront souvent malheureux et
que l’écrivain se dit plus d’une fois exagérément ruiné… L’auteur revient
ainsi sur les rapports que l’écrivain entretenait avec l’argent.
Mais, pour cet ouvrage, Jean-Yves Tadié ne s’est pas limité à nous révéler
un Marcel Proust en son temps, il a également entendu faire dialoguer
cette société contemporaine avec celle-là même de A la Recherche du
temps perdu. Ce monde que dépeint et fit vivre avec sa sensibilité et
ses émotions l’écrivain en des pages mémorables, modifiant, changeant noms
et lieux tout en leur laissant une certaine part de réalité. Ce n’est pas
un regard, mais des regards que livre la Recherche. Ainsi, Jean-Yves Tadié
analyse-t-il « La France de 1871 et la famille de Marcel Proust » ou ces «
Figures de la modernité », que l’on retrouve tout au long de la
Recherche et que Marcel Proust, Alfred Agostinelli, mais aussi
Albertine, connurent en leur temps. L’auteur ne souligne-t-il pas en son
introduction que Marcel Proust fut « un prodigieux observateur, et,
d’après les souvenirs de ses amis, dans les salons, les restaurants, voire
les maisons closes, un enquêteur infatigable ». La Recherche rend
compte d’une société, celle dans laquelle l’écrivain non seulement évolua,
celle qu’il observa, scruta, mais aussi celle qu’il écrivit et imagina.
Or, « la société décrite et analysée par Proust, parce qu’elle est
représentée de manière symbolique, est encore vivante, et même « créatrice
». Les structures profondes échappent au temps et aux modes. Il y a une
mode des modes qui, elle, ne se démode pas. », ajoute Jean-Yves Tadié.
Qu’il soit boursicoteur peu chanceux, technophile amoureux, géographe des
lieux…, c’est le portrait d’un Marcel Proust moins connu, parfois inédit
que convoque en ces pages Jean-Yves Tadié, et ce, pour le plus grand
plaisir du lecteur.
L.B.K.
« PROUST, Le Concert Retrouvé / Un concert au Ritz à la Belle Époque »
; Théotime Langlois de Swarte (violon), Tanguy de Williencourt (piano) ;
CD, Stradivari Musée de la musique Paris, Harmonia Mundi, 2021.

Le temps d’un enregistrement – ce temps si précieux à Marcel Proust –c’est
l’univers de la Recherche qui vient occuper tout l’espace sonore
subtilement déployé par deux musiciens talentueux, Théotime Langlois de
Swarte au violon et Tanguy de Williencourt au piano. Le disque paru chez
Harmonia Mundi s’intitule en effet « Proust, le concert retrouvé ». Il
n’est cependant pas ici question de quelques vagues programmes « à la
manière de », mais bien d’une véritable recherche musicale sur un concert
ayant réellement eu lieu, le 1er juillet 1907 à l’hôtel Ritz de Paris.
C’est une lettre écrite par Proust deux jours après ce fameux concert à
son ami Reynaldo Hahn qui nous en dévoile toute la saveur, saveur qui fait
l’objet du présent enregistrement. L’univers musical des salons parisiens
se trouve spontanément révélé, dépassant la chronologie, pour composer de
véritables tableaux de musique.
Proust avait des choix bien arrêtés en matière d’art, en témoignent ses
nombreuses références à la peinture et à la sculpture dans son œuvre, et
la musique ne faisait pas exception. Il retint lui-même le programme de ce
concert ainsi que le choix de ses interprètes. Son amour pour la musique
de Fauré n’a d’égal que son admiration pour les choix révolutionnaires
introduits par Wagner, Proust n’hésitant pas à faire des parallèles entre
la mort d’Isolde et celle de la grand-mère dans la Recherche…
(...) Nos deux interprètes ont su se saisir de cette « matière » musicale ample
et disparate pour en restituer toute l’unité féconde qu’avait souhaitée
l’écrivain en concevant ce programme. Proposant ces œuvres sur des
instruments d’époque, le fameux « Davidoff », l’un des cinq Stradivarius
de la collection du Musée de la musique de Paris, ainsi qu’un généreux
Érard datant de 1891 restituant fidèlement et avec rondeur ces morceaux
choisis.
Dans ce « Concert retrouvé », un arrangement de la fameuse pièce « A
Chloris » ouvre tout en sensibilité ce disque. Ravissement également pour
cette séduisante interprétation de la Sonate pour violon et piano n° 1 en
La majeur op. 13 de Fauré, une œuvre au charme spontané et aux «
hardiesses les plus violentes », ainsi que le souligna en son temps
Camille Saint-Saëns. Saut dans le temps voulu par Proust avec Couperin et
« Les Barricades mystérieuses » qui ne pouvait que séduire par son style
luthé l’écrivain amoureux de Versailles. Mais aussi, l’incontournable
Chopin, omniprésent dans les salons parisiens, Robert Schumann et « Das
Abends » dont le mélomane n’aura aucune peine à imaginer l’effet sur les
heureux invités de ce concert. Un merveilleux enregistrement, qui en plus
d’être un hommage inspiré à Marcel Proust en cette année anniversaire,
offre ce portrait délicieux de toute une époque saisie avec talent par les
deux interprètes.
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« Marcel Proust – Une vie de
lettres et d’images » de Pedro Corrêa do Lago ; Préface de Jean-Yves Tadié
; 19.5 x 25 cm, 288 pages, Editions Gallimard, 2022.

Parmi les nombreuses publications consacrées à Marcel Proust, l’ouvrage «
Marcel Proust – Une vie de lettres et d’images » retiendra assurément
l’attention, offrant à la lecture un fécond et foisonnant dialogue.
Plaisir, en effet, que d’ouvrir ces pages et de se promener dans ces
multiples entrées où biographie, photographies, manuscrits et documents se
répondent tels des échos infinis de la « Recherche ». Plus de 300
documents y sont réunis et présentés par les plus grands soins de Pedro
Corrêa do Lago, passionné par Marcel Proust depuis plus de quarante ans.
L’auteur n’a pas hésité pour cet ouvrage préfacé par Jean-Yves Tadié à
ouvrir au lecteur sa propre collection privée, l’une des plus grandes
collections au monde de lettres et manuscrits autographes. Cet ouvrage
construit de manière chronologique propose de nombreuses entrées et thèmes
abordés qui interpellent ou surprennent au gré de ces lettres, billets,
dessins ou photographies rarement montrés en un vertigineux kaléidoscope ;
le lecteur parcourt ainsi, sur plus de 260 pages de documents pour la
plupart inédits, tant la vie de Marcel Proust, sa famille, ses amis, ses
goûts et déceptions et sa « Conquête du grand monde », mais aussi, en
contre point, la fabrication de la « Recherche » et la reconnaissance de
l’un des plus grands écrivains français… C’est tout l’univers proustien,
passionnant et tourbillonnant, qui se donne ainsi à voir, à lire et à
découvrir telle une merveilleuse lanterne magique…
L.B.K.
Jean-Yves Tadié : « Proust et la
société », Éditions Gallimard, 2021.

C’est à la recherche d’un Proust dans son temps, dans sa société auquel
nous convie Jean-Yves Tadié avec cet ouvrage « Proust et la société » qui
vient de paraître aux éditions Gallimard. L’auteur nous dévoile, tour à
tour, un Marcel Proust sociologue, géographe, historien ou encore
psychologue. Le lecteur retrouvera ainsi Proust dans son milieu avec ses
domestiques mais aussi le dandy regardant la société et « le peuple ». En
ce tournant du siècle, on découvre également un Proust bien ancré dans le
monde de la finance même si ses placements seront souvent malheureux et
que l’écrivain se dit plus d’une fois exagérément ruiné… L’auteur revient
ainsi sur les rapports que l’écrivain entretenait avec l’argent.
Mais, pour cet ouvrage, Jean-Yves Tadié ne s’est pas limité à nous révéler
un Marcel Proust en son temps, il a également entendu faire dialoguer
cette société contemporaine avec celle-là même de A la Recherche du
temps perdu. Ce monde que dépeint et fit vivre avec sa sensibilité et
ses émotions l’écrivain en des pages mémorables, modifiant, changeant noms
et lieux tout en leur laissant une certaine part de réalité. Ce n’est pas
un regard, mais des regards que livre la Recherche. Ainsi, Jean-Yves Tadié
analyse-t-il « La France de 1871 et la famille de Marcel Proust » ou ces «
Figures de la modernité », que l’on retrouve tout au long de la
Recherche et que Marcel Proust, Alfred Agostinelli, mais aussi
Albertine, connurent en leur temps. L’auteur ne souligne-t-il pas en son
introduction que Marcel Proust fut « un prodigieux observateur, et,
d’après les souvenirs de ses amis, dans les salons, les restaurants, voire
les maisons closes, un enquêteur infatigable ». La Recherche rend
compte d’une société, celle dans laquelle l’écrivain non seulement évolua,
celle qu’il observa, scruta, mais aussi celle qu’il écrivit et imagina.
Or, « la société décrite et analysée par Proust, parce qu’elle est
représentée de manière symbolique, est encore vivante, et même « créatrice
». Les structures profondes échappent au temps et aux modes. Il y a une
mode des modes qui, elle, ne se démode pas. », ajoute Jean-Yves Tadié.
Qu’il soit boursicoteur peu chanceux, technophile amoureux, géographe des
lieux…, c’est le portrait d’un Marcel Proust moins connu, parfois inédit
que convoque en ces pages Jean-Yves Tadié, et ce, pour le plus grand
plaisir du lecteur.
L.B.K.
« Marcel Proust » ; Cahier de l’Herne dirigé par Jean-Yves Tadié, 304
pp., Éditions de l’Herne, 2021.

Ces deux dernières années se présentent décidément riches en inédits ou documents rares
proustiens. Avec la parution des soixante-quinze feuillets, le somptueux
Cahier des éditions de l’Herne consacré à l’auteur de la Recherche
s’avère non seulement l’occasion de revisiter l’œuvre du grand écrivain,
mais aussi d’entrer au cœur même de la création proustienne, démarche
exigeante ainsi qu’en témoignent les études et documents réunis.
Jean-Yves Tadié, grand spécialiste de Proust et coordinateur de cette édition, ouvre
son avant-propos en rappelant que « le grand mystère de la littérature
véritable, c’est, comme disait Saint-John Perse (…) l’obscure naissance du
langage ».
Une conception qui s’entend de manière plurielle, qu’il
s’agisse de cette hypersensibilité de l’écrivain au monde qui l’entoure ou
de son rapport à l’histoire de l’art, de la musique, et bien entendu, la
littérature.
Ce Cahier ouvre ses pages aux témoignages moins connus, une cousine,
Valérie Thomson, des amis, les Schiff, son dernier secrétaire, Henri
Rochat. Tous ont en commun d’avoir connu l’écrivain et d’en livrer l’une
des nombreuses facettes à l’image de la fameuse lanterne magique… Ainsi
que le souligne très justement Jean-Yves Tadié, cette impressionnante
réunion d’études vise moins à « accroître nos connaissances que de
maintenir une œuvre en vie et de lui garantir la jeunesse et une forme
d’immortalité ». À l’heure de la sollicitation incessante de nos
contemporains par le monde numérique qui entraîne souvent une perte de
concentration pour aborder de grandes œuvres volumineuses, cette tentative
s’avère non seulement non seulement plus que louable, mais aussi
indispensable au risque de perdre encore tout un pan de la culture
classique déjà bien entamée.
De nombreux inédits puisés dans les Cahiers de Marcel Proust, un article
inconnu de Reynaldo Hahn, grand ami de Proust, des témoignages de nombreux
contributeurs sur la manière dont ils considèrent l’écrivain, habile façon
de le découvrir sous d’autres angles, telles sont les multiples entrées de
ce Cahier incontournable pour les amoureux de Proust et de la littérature
!
Marcel Proust : « Les soixante-quinze feuillets. Et autres manuscrits
inédits » ; Édition de Nathalie Mauriac ; Préface de Jean-Yves Tadié, ;
Collection Blanche, Éditions Gallimard, 2021.

Véritable coup de tonnerre dans l’univers proustien, la publication
inédite des « Soixante-quinze feuillets » de Marcel Proust aux éditions
Gallimard met en émoi chercheurs et passionnés pour ce qui peut être
considéré comme les prémices de la Recherche… Ces soixante-quinze
feuillets anticipant la Recherche sont conservés aujourd’hui à la
Bibliothèque nationale après que l’éditeur Bernard de Fallois en ait fait
la donation à sa mort.
La dimension autobiographique récurrente de cette première ébauche
élaborée entre la fin 1907 et le début de l’année 1908, qui s’estompera
par la suite dans la version définitive du roman, retiendra à l’évidence
l’attention des littéraires. C’est en effet avec émotion que le lecteur
attentif relèvera, dans ces feuillets la présence des prénoms effectifs de
sa mère, Jeanne, de sa grand-mère, Adèle, sans oublier le frère de
l’écrivain, Robert, qui disparaîtra quant à lui par la suite dans le
roman. Le tableau familial et les repères de l’écrivain trouvent ainsi
dans ces textes leur première expression avant de constituer le terreau
fertile duquel fleurira la grande œuvre.
Cette « découverte » grâce à la remarquable édition réalisée par Nathalie
Mauriac Dyer, arrière-petite-fille de Robert Proust, vient aussi lever le
voile sur ce que beaucoup pressentaient. La genèse de l’un des plus grands
romans du XXe siècle prend bien ici la forme d’une ébauche, à l’image des
sinopie pour les fresques italiennes. Couchée sur de larges pages
de 36 x 23 cm, la fine écriture de Proust anticipe les futurs Cahiers que
l’écrivain retiendra pour la rédaction définitive de son roman. Si de
nombreuses ratures témoignent des balbutiements du chef-d’œuvre futur, il
n’y a guère encore de paperolles, ces célèbres bouts de papier collés et
corrigeant presque à l’infini le manuscrit final. Seuls quelques dessins
et surtout les fondations du futur monument littéraire occupent l’espace
des soixante-quinze feuillets dont les titres ont été ajoutés.
Quel paysage ressort de ces ébauches ? Avant tout celui de l’enfance
chérie de l’écrivain et notamment cette « Soirée à la campagne » qui ouvre
le récit : « On avait rentré les précieux fauteuils d’osier sous la
vérandah car il commençait à tomber quelques gouttes de pluie et mes
parents après avoir lutté une seconde sur les chaises de fer étaient
revenus s’asseoir à l’abri »… Dès les premières lignes, cette
sensibilité à fleur d’encre fait avouer au narrateur - qui demeure
l’écrivain – ses tremblements, ses fureurs et ses pleurs. Ces premiers
feuillets sont l’occasion d’introduire des thèmes qui seront chers à
Marcel Proust et qui les développera par la suite avec le génie que l’on
sait. La campagne, le charme de ses jardins, l’esquisse de la fameuse
scène du coucher et du baiser tant espéré. Cette sensibilité qui a fait la
fortune, et les peines, du romancier apparaît en contre-jour d’un univers
composé de nostalgie encore autobiographique, mais que le génie de
l’écrivain métamorphosera pour la ciseler en roman. Ce thème de l’enfance
si précieux à Proust occupe ainsi déjà l’espace de ces feuillets, une
enfance aux accents souvent malheureux alternant avec des rayons de
bonheur. Transcendant l’exercice des mémoires – déjà si souvent abordés
par ses illustres prédécesseurs – Proust espère encore avec ces brouillons
faire œuvre à l’image de Balzac ou Dostoïevski, avant de les abandonner,
déçu. Cette germination du futur roman s’accomplira cependant
subrepticement, à son insu, à partir de l’évocation de ces instants vécus
et relatés comme pour mieux les sublimer par la suite.
Ce sont ces piliers essentiels de la Recherche soutenant
l’architecture à venir, l’enfance à la campagne, les séjours à la Mer, les
jeunes filles, Venise ou encore cet attrait pour la noblesse que le
lecteur aura le bonheur de découvrir dans ces « Soixante-quinze feuillets.
Et autres manuscrits inédits »… C’est, en effet, du dépassement de
l’élément autobiographique en façonnant de véritables personnages
autonomes de roman que résidera le génie du futur roman.
Il faut encore souligner pour conclure l’immense travail critique réalisé
en un temps record par Nathalie Mauriac Dyer sur près de 200 pages de
notice et de notes offrant ainsi différents niveaux de lecture de cette
unique introduction à la Recherche !
Marcel Proust : "A la recherche du temps perdu" -
nouvelle version en 35 CD MP3 et 7 petits coffrets ; Présentation de
Jean-Yves Tadié dans le livret d'accompagnement ; lu par : André DUSSOLLIER,
Lambert WILSON, Denis PODALYDÈS, Guillaume GALLIENNE, Robin RENUCCI, Michaël
LONSDALE, Editions Thélème.


Les éditions Thélème ont réussi ce pari impensable d’enregistrer
l’intégralité d’un des romans les plus connus de la littérature, A la
recherche du temps perdu de Marcel Proust. L’entreprise étonne et
surprend tant l’ampleur de la tache aurait pu dissuader d’enregistrer une
œuvre aussi importante. Pour relever ce défi, les plus grands acteurs ont
été invités à cette réalisation exceptionnelle : André DUSSOLLIER, Lambert
WILSON, Denis PODALYDÈS, Guillaume GALLIENNE, Robin RENUCCI, Michaël
LONSDALE prêtent ainsi leur voix au narrateur de la Recherche. Et la
magie opère, car comme le soulignait justement Raphaël Enthoven dans l’entretien
accordé à notre revue «… la Recherche est une machine à
éterniser les instants, même les plus insignifiants » et les voix de ces
enregistrements, faisant revivre les évocations de Marcel Proust dans sa
grande œuvre, offrent à leur tour de nouveaux éclairages, une nouvelle
manière de percevoir le style, les images et les tonalités du roman.
Toujours dans le même entretien, Jean-Paul Enthoven reconnaissait : « A
chacune de ses lectures, il me paraît nouveau. Si je relis Voyage au
bout de la nuit de Céline ou Une ténébreuse affaire de Balzac,
j’ai le sentiment de lire toujours la même œuvre. Il y a chez Proust quelque
chose de très mystérieux qui fait que ce qu’il écrit entre toujours en
résonance avec l’état d’esprit du lecteur et l’état de son développement
sentimental, psychique, intellectuel. C’est une magie. » Et répétons-le,
c’est bien justement cette fabuleuse magie qui opère à l’écoute de ces CD.
Le grand spécialiste de Proust, Jean-Yves Tadié, note également combien il
est difficile de résumer une telle œuvre aussi vaste tant en raison du
déroulement qui n’est pas linéaire chez l’écrivain que par les impressions
et souvenirs du narrateur qui comptent souvent autant que les actions. Ces
enregistrements réunis dans un luxueux coffret sont divisés en sept parties
correspondant aux sept romans du cycle. Pour chacun d’entre eux, les
personnages sont présentés, ce qui est une aide précieuse pour se
familiariser avec les protagonistes de l’œuvre. De même un index détaillé
permet de retrouver immédiatement un passage de l’œuvre dans chacun des CD
par le recours au système des pistes audio. Par cette initiative des
éditions Thélème, les amoureux de Proust pourront ainsi retrouver à tout
instant avec un lecteur MP3, un lecteur CD ou un autoradio, ces voix
magiques qui évoquent les nuits d’insomnie, la chambre du Grand Hotel de la
Plage à Balbec avec les reflets de la mer ponctués par les plinthes en
acajou ou encore le passage guetté de la duchesse de Guermantes et les
désirs voluptueux du souvenir… |
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Littérature - Poésie - Romans
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"Le Corbeau - E. A. Poe, C.
Baudelaire, S. Mallarmé, gravures de Gustave Doré » ; Broché, 138 x 204
mm, 160 pages, Éditions de l'Escalier, 2022.

Trois incontournables poètes et un non moindre grand graveur pour un même
et seul animal, tel est le choix fait par les éditions de l’Escalier pour
cette mise en rapport originale du célèbre poème d’Edgard Poe « The Raven
» ou « Le Corbeau ». On y retrouve cette atmosphère singulière et irréelle
si chère à Poe. Un poème à la métrique stricte traduit, en effet, non
seulement par Charles Baudelaire, mais aussi par Stéphane Mallarmé, et
même gravé par Gustave Doré…
Ces relectures transversales qu’autorise ce recueil bien mené devraient
attirer l’attention de tous les amateurs de poésie, de traductions, mais
aussi de variations autour d’une même œuvre. À partir de quel point de
rupture le traducteur s’éloigne-t-il, en effet, de l’intention de l’auteur
? Existe-t-il d’ailleurs une intention unique de l’œuvre qui resterait
indissociable de son créateur ? Ces éternelles questions se poseront
irrémédiablement aux lectures successives de ce poème écrit en anglais par
l’écrivain américain Edgard Poe en 1845.
Là où Baudelaire débute par :
« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et
fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée,
pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un
tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de
ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la
porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »
Mallarmé propose :
« Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible
et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié, — tandis
que je dodelinais la tête, somnolant presque, soudain se fit un heurt,
comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre,
— cela seul et rien de plus ».
Le lecteur se passionnera ainsi à passer d’une version à l’autre en
l’agrémentant de ses contemplations des gravures de Gustave Doré conférant
à leur tour au poème un éclairage encore autre et nouveau. Cette richesse
et ces ouvertures laissent une petite idée de la fécondité d’un thème,
lui-même emprunté par Poe à Charles Dickens avec le corbeau parlant Grip
dans « Barnaby Bridge » !
Régine DETAMBEL « Sarah quand même
», Editions Actes Sud, 2023.

Susan claque la porte de Sarah Bernard, elle est épuisée par le caractère
de cette artiste, si grande soit-elle, dont elle rêvait d’être la
secrétaire particulière. Durant vingt ans, c’est ce rêve qui est devenu
réalité, Susan sera auprès de Sarah, dans son intimité jusqu’à en
connaître les moindres recoins, ses amours multiples hommes et femmes
(elle en fera l’expérience éphémère), sa famille, ses amis, ses rôles, ses
voyages, ses finances, ses contrats, sa santé, ses passions, ses colères
et son extravagance… Elle sera de tout. Et tout deviendra aussi son
cauchemar. « J’ai une chambre de domestique dans son hôtel de l’avenue
Pereire. Je n’ai plus d’autre chez-moi depuis vingt ans. Je n’ai pas
d’autre argent que celui qu’elle me donne. Je suis la personne la plus
proche de Sarah. Après son fils. Après toute une kyrielle d’autres
esclaves de Sarah. » . Sarah fait d’elle son souffre-douleur et le témoin
de sa très grande liberté. « Je suis donc la dame de compagnie et la
comédienne à domicile qui lui donne la réplique, la copiste ordinaire, la
costumière et la maquilleuse, parfois la cuisinière et même la confidente…
Parce que Sarah déteste être seule… Seule, elle deviendrait suicidaire. Il
lui faut toujours des adorateurs et adoratrices pour passer ses nerfs. »
Cette femme si chérie et admirée serait-elle finalement trop grande pour
ses épaules ? Les contorsions de la vie théâtrale de Madame Bernhardt, ses
déboires avec les nouveaux comédiens et comédiennes qui juste par leur
jeunesse et l’inventivité d’un autre jeu théâtral mettent en péril sa vie
avec un grand V, dévouée corps et âme pour la scène, avec ses
interprétations de personnages masculins ; des rôles qui, certainement,
ont fait avancer une certaine cause des femmes dans ce milieu mais ont
également déclenché et entretenu de la moquerie et presque du rejet. C’est
sans connaître la Bernhardt qui même amputée d’une jambe (son choix
conscient et éclairé, le 22 février 1915) poursuivra jusqu’au bout sa vie
de femme libre. « - Vous jouez depuis combien de temps ? – Depuis que
Victor Hugo m’a offert un diamant. – Et quand est-ce que vous allez
arrêter ? – Jamais.» Si même, parfois, dans un moment de tristesse ou de
désespoir Sarah raconte sa vie à Susan, ce en quoi l’auteur, Régine
Detambel, nous régale d’anecdotes sur sa vie tant historiques que privées.
C’est la version de Sarah qui restera « elle aura toujours été au plein
milieu de sa vie, sans aucun sens de la mort à préparer ou de la nécessité
de s’arrêter pour contempler le chemin parcouru… D’ailleurs non, elle
n’était pas au milieu de sa vie, elle en a toujours été à l’extrémité la
plus piquante, à la pointe violente et capricieuse, fougueuse et
séductrice de la vie. » Écrit Susan dans ce texte rédigé comme un journal
à rebours, de sa première rencontre avec son idole jusqu’à la déchirante
rupture, question de survie… « En arrivant à New York j’ai trouvé le
courage de la quitter. Je file sans un mot. » Là, dans tout ce tourbillon
Susan aurait tellement voulu que Sarah l’aime…
« Je ne veux pas être normale, je veux être extraordinaire. » et « Quand
même » était la devise de Madame Sarah Bernhardt.
Sylvie Génot Molinaro
Sébastien de Courtois : « L'ami des
beaux jours », Collection « La Bleue », Éditions Stock, 2022.

Si nous connaissions le journaliste et talentueux animateur de l’émission
« Chrétiens d’orient » sur France-Culture, Sébastien de Courtois, c’était
sans compter ses qualités de romancier, ainsi qu’en témoigne cet ouvrage «
l’ami des beaux jours » paru chez Stock. Happant le lecteur dès les
premières pages, ce récit d’une rare sensibilité ne pourra laisser
indifférent, tant un véritable scénario de film naît immédiatement et
spontanément dans l’esprit du lecteur de ces pages inspirées. L’histoire
est pourtant banale, celle d’une amitié entre deux jeunes étudiants de
province et d’un amour commun naissant pour une jeune femme de quelques
années plus âgée. Ce trio romanesque conduira le lecteur dans les tréfonds
de l’identité, une quête éperdue de l’être et du soi. Frédéric, « L’ami
perdu », à la recherche duquel le narrateur part sur le tard, posant ainsi
la question de l’altérité, mais aussi de celle de la communion si chère à
Montaigne et à de La Boétie. Et parce que justement c’était lui, Frédéric,
Sébastien le narrateur n’a de cesse de s’interroger tout au long de ces
pages au style incisif et percutant, des mots qui claquent tout autant
qu’ils font couler du miel. Cette introspection à la fois douloureuse et
cathartique questionne le sens de nos vies, entre idéaux et contingences,
passions et abandons… Et si « L’ami perdu » était en réalité le double du
narrateur ? Celui que nous possédons toutes et tous en nous et que nous
oublions trop souvent. C’est Sophie, anima du narrateur, qui le
conduira à cette prise de conscience…
Philippe-Emmanuel Krautter
Cedar Bowers « Astra » Éditions
Gallmeister, 2022.

Astra ! Avec un tel prénom, une petite fille peut-elle vraiment grandir
sur terre avec d’autres personnes de son âge ou bien être une sorte
d’électron libre sans limites entourée d’adultes tout aussi éloignés de la
réalité ? C’est là le récit de Cedar Bowers qui pour son premier roman
brosse le portrait de cette petite sauvageonne devenue adulte et mère à
travers le regard et les sentiments de différentes personnes qui lui ont
été ou qui lui sont proches. Des regards croisés pour comprendre la vie d’Astra
qui a grandi sans entrave dans l’ouest du Canada et qui en gardera toute
sa vie les cicatrices psychiques comme physiques. De petite fille sauvage
à l’adolescente fugueuse, puis à la femme séductrice et néanmoins
vulnérable, chacun la décrit dans un parcours personnel, jusqu’au
témoignage de son fils Hugo qui la vénère. Mais ce portrait de femme nous
livre bien autre chose. Ce récit nous pose cette question qui nous taraude
tous : Connaît-on vraiment et complètement une personne ?
Dès la première phrase du livre, « Raymond Brine ne veut pas penser au
bébé à venir… Il ne veut pas penser aux liens du sang, ni à la filiation,
ni à la tendance irrépressible de l’humanité à surpeupler cette planète
exsangue. » Et pourtant c’est bien lui Raymond, le père d’Astra.
À partir de là, quel sera le futur d’Astra dont Gloria, sa mère, va mourir
trop vite ? Qui va entourer cette enfant dans cette ferme communautaire
nommée Celestial ? Quels seront ses repères à la réalité alors qu’elle n’a
cessé d’entendre cette phrase à la fois poétique mais destructrice de tout
équilibre possible pour une enfant : « N’oublie jamais qui tu es, Astra.
L’étoile du cosmos, l’impératrice des cieux. Tu es libre de tes actes. »
Mais « Elle n’est pas autonome, Raymond. Et tu ne devrais pas lui dire
qu’elle appartient au cosmos. C’est faux. Elle est ta fille. » C’est là la
source de tout ce que va vivre Astra, de ses choix instinctifs d’enfant
comme de ceux qu’elle fera une fois adulte. Astra est-elle une enfant
comme une adulte abandonnée à cette liberté trop grande pour elle ? « Qui
est cette fille, au fond ? Comment est-elle devenue ce qu’elle est ? » Un
constat dérangeant tout autant que fascinant entre mensonges, imagination,
violence, désordres, vérités et résilience. Lire Astra, c’est essayer de
déceler les fissures de son histoire, celles qu’elle-même a racontées avec
des chapitres manquants, d’autres modifiés, avec des phrases bancales et
des mots clés dispersés aux quatre coins de sa vie. Lire Astra, c’est
faire le chemin avec elle en la regardant de loin.
Sylvie Génot Molinaro
Liane de Pougy : « Dix ans de fête
– Mémoires d’une demi-mondaine », Editions Bartillat, 2022.

Les mémoires de la célèbre demi-mondaine Liane de Pougy (1869-1950)
viennent enfin d’être publiées, réunies en volume pour la première fois
par les soins d’Eric Walbecq, spécialiste notamment de Jean Lorrain, aux
éditions Bartillat ; pas moins de dix années du début du siècle précédent
vues par le bout de la lorgnette dorée de celle qui aurait pu être
désignée par Proust de « cocotte » à l’image d’Odette de Crécy dans la
Recherche… Car c’est bien le milieu de ces femmes oscillant entre
mondanités et plaisirs de luxe qui se trouve en ces pages décrit par le
menu détail par une femme qui semblait plus gouter les charmes féminins
que les amours tarifées de ses riches amants !
Les âmes dévotes et sensibles devront peut-être s’abstenir dans ces pages
parfois crues qui évoquent sans pudeur ce que pouvait être le quotidien de
ces femmes faisant vaciller le cœur des plus grandes fortunes de l’époque
et souvent plus attirées par les amours saphiques…
Mais de tels souvenirs pourraient être d’un intérêt limité s’ils ne
faisaient intervenir quelques grands personnages de cette fin du XIXe et
début du XXe s. notamment des écrivains tels Gabriele d’Annunzio ou encore
Jean Lorrain ; ce dernier subjuguera littéralement cette femme pourtant
guère impressionnable et dont le lecteur apprendra quelques révélations
étonnantes !
Celle qui naquit Anne-Marie Chassaigne rendra son dernier souffle en tant
que sœur Anne-Marie de la Pénitence après s’être convertie et avoir
prononcé ses vœux. Toute la vie de Liane de Pougy sera pétrie de
paradoxes, sa dernière chambre d’un palace à Lausanne ayant été par ses
soins transformée en cellule monacale…
Philippe-Emmanuel Krautter
Amos Oz : "Les terres du chacal" ;
Traduit de l'hébreu par Jacques Pinto ; Folio Folio N° 7151 Gallimard,
2022.

Ce recueil de nouvelles de jeunesse signé de l’écrivain israélien Amos Oz
et aujourd’hui réédité en Folio par les éditions Gallimard devrait ravir
les lecteurs fidèles de l’écrivain, mais également ceux découvrant son
œuvre.
L’univers des kibboutz à la fois clos, mais confronté à un extérieur
souvent menaçant constitue la trame de fond de ces courts récits de
jeunesse réunis sous le titre « Les terres du chacal » dans la belle
traduction de Jacques Pinto. L’animal, lui-même, sera également, en effet,
omniprésent dans ces récits trempés à l’encre déjà affirmée du romancier
Amos Klausner, mort en 2018, et plus connu aujourd’hui sous son nom
d’auteur Amos Oz. Ayant rejoint jeune le kibboutz de Houlda, c’est de
l’intérieur que le nouvelliste a pu s’imprégner de ces couleurs, ces
sonorités et senteurs qu’il parvient à rendre avec une rare acuité et une
sensibilité à fleur de peau. Cette hypersensibilité qui irise chaque
description, des plus triviales aux plus complexes, n’écarte pas pour
autant la dureté qui règne dans ces collectivités à l’image de la
description de ce jeune chacal pris au piège en un parallèle saisissant
avec la jeune Galila tombant dans la toile tissée par Matatyanou et dont
elle apprendra le terrible secret dans la première nouvelle « Les terres
du chacal », récit ayant donné son nom au recueil. La stupeur d’instants
de tensions mis en suspens se trouve en écho avec les éléments naturels
eux-mêmes tendus aux extrêmes qu’il s’agisse de la nuit, du jour, du
soleil ou encore de la pluie. Ces points d’intrications extrêmes se
prolongent jusqu’au moment où tout bascule, emportant avec soi le destin
des êtres en une fatalité parfois déroutante. Pour ces courts instants
inouïs d’introspection et de descriptions ciselées, le recueil de
nouvelles « Les terres du chacal » mérite d’être (re)découvert.
Albane Prouvost : « renard poirier
», collection Poésie, 88 pages, La Dogana, 2022.

Albane Prouvost poursuit la longue maturation de son travail poétique.
Ainsi, après « meurs ressuscite », la poétesse a retenu pour titre
de son dernier recueil paru aux éditions de La Dogana, « renard poirier
», une réminiscence du poète russe Ossip Mandelstam et de « le poirier
a tiré sur moi » ou encore « le merisier et le poirier m’ont pris
pour cible »… En un long poème s’étirant tout au long du livre, «
renard poirier » suscite tour à tour étonnement, perplexité et
fascination, à l’image d’une longue litanie répétée à partir de quelques
notes ou mots épars. Passée la surprise, les associations de mots créent
un climat – glacé ou brûlant tour à tour – syntaxique envoûtant, sorte
d’état extatique dans lequel le lecteur se surprend à réciter ces mantras
d’un autre temps. En rapprochant de manière inhabituelle certains mots,
puis en les recomposant encore en autant d’autres manières, de nouvelles
associations surgissent et se créent, des sensations émergent
subrepticement ou submergent, comme celles ressenties à l’écoute de contes
anciens surgis des temps, voir même de certains accents pauliniens :
« les poiriers seront de la neige pour les pommiers
le renard croit le poirier
aussi le poirier croit le renard embrasé
poirier embrasé croit tout pardonne tout
espère tout »
Tel un rite initiatique, le poirier révèle ce qu’il suggérait jusqu’alors,
à l’image de l’identité d’Ulysse aux yeux de son père Laërte lors de son
retour à Ithaque à l’évocation des arbres de son verger dont il lui fit
présent. L’arbre chétif peut il espérer couvrir l’étendue de la neige sans
pleurer ?, questionne Alban Prouvost ; quel départ et quelle arrivée nos
souvenirs enneigés sont-ils capables de susciter comme nouvelles
interrogations ? La longue quête de la poétesse nous invite à dépasser les
contingences et nos propres limites pour élargir notre regard au-delà «
des barrières de fleurs », un merveilleux cheminement en compagnie des
goupils et des poiriers…
Philippe-Emmanuel Krautter
Mario Andrea Rigoni : « Colloques
avec mon Démon », Editions Arcadès Ambo, 2022.

Mario Andrea Rigoni, professeur à l’université de Padoue et grand
spécialiste de Léopardi, était aussi poète. Disparu en 2021 alors qu’il
venait de confier aux éditions Arcadès Ambo son recueil « Colloques avec
mon Démon », il n’aura malheureusement pas eu le plaisir de le voir
publié.
Son pessimisme l’avait rapproché de la pensée de Cioran qui correspondait
à sa vision lucide du tragique de la vie. L’homme de lettres cultivait
également un jardin secret, celui de Calliope. Dans les dernières années
de sa vie, son goût s’exacerba pour les éléments, tectoniques, minéraux,
mais aussi quelque peu plus immatériels tels le vent ou la brume dont il
sut saisir l’impermanence dans des évocations délicates : « Je l’aime
parce qu’il effleure la terre et ne l’habite pas. »…
Au fil des pages de ce recueil, sa poésie s’ouvre aux échos mythiques du
temps, souvenances à peine voilées de ces témoins du passé si présents à
celles et ceux qui peuvent encore y prêter attention. Cette pensée
symbolique qui l’occupa sa vie durant transparaît ici ou là, toujours de
manière diaphane à l’image même de sa poésie. Tendue vers l’infini,
l’écriture poétique de Rigoni n’en dédaigne pas pour autant les gouffres
vertigineux, démarche fragile entre ces extrêmes.
C’est entre ces lignes ténues que parfois se tapit son démon intérieur,
double du poète ou esprit rencontré au fil de ses cheminements antiques ?
Cette éternelle question, le poète se la pose et nous questionne, à nous
d’y réfléchir grâce à ce beau et sensible recueil.
Philippe-Emmanuel Krautter
« Très russe » de Jean Lorrain
suivi de son adaptation théâtrale par Oscar Méténier. Édition établie,
présentée et annotée par Noëlle Benhamou, Honoré Champion Éditions, 2022.

Avec « Très russe », Jean Lorrain (1855-1906) signe son deuxième roman qui
eut, entre autres effet, de provoquer la colère de Maupassant qui crut se
reconnaître sous les traits du ridicule Beaufrilan, amoureux transi et
quelque peu ridicule de la délicieuse Madame Livitinof. Le duel fut évité
in extremis, Lorrain ayant préféré les excuses au fleuret… L’action
se déroule entre Yport et Fécamp, sur la côte normande, lieu de
villégiature de cette société de la fin de siècle. Ce roman fut complété
d’une pièce de théâtre avec la collaboration d’Oscar Méténier, pièce
représentée le 3 mai 1893 au Théâtre d’Application.
Les éditions Honoré Champion offrent ainsi la première édition jointe de
ces deux œuvres grâce à l’heureuse initiative de Noëlle Benhamou. C’est en
effet un délicieux récit que livre en ces pages un Jean Lorrain plus
caustique que jamais sur la société de son temps. Le roman est celui d’une
femme fatale – Madame Livitinof, Sonia pour ses nombreux intimes – autour
de laquelle gravitent des amoureux transis, Mauriat, Beaufrilan sans
oublier le narrateur Jacques Harel.
En hommage à Flaubert et Elémir Bourges, Lorrain souhaitait livrer avec «
Très russe » un récit à la croisée du roman réaliste, du roman décadent et
du dialogue, ainsi que le rappelle Noëlle Benhamou dans son introduction à
cette édition soignée. Ce roman aux multiples références musicales est
également émaillé des nombreux coups de griffe et portraits au vitriol
qu’affectionnait l’auteur de Monsieur de Phocas. L’humour corrosif
du dandy qui en quelques mots parvenait à rabaisser ses adversaires
réussit également en ces pages alertes à dresser le portrait de ses
contemporains et de la société dans lequel il évoluait avec un plaisir
manifeste. Donnant lieu à de véritables pamphlets que Molière n’aurait pas
reniés – Lorrain n’hésite pas à citer explicitement quelques vers du
Misanthrope dans ce récit – « Très russe » sait également saisir les
emportements du cœur de ces âmes souvent tourmentées. Allant de la
diatribe acerbe dans laquelle crut se reconnaître Maupassant jusqu’à ce
touchant portrait du couple âgé, les Alexander, Lorrain enchante en
passant en quelques lignes de l’émotion à l’humour corrosif, ce qui n’est
pas la moindre des qualités de ce roman à découvrir.
Philippe-Emmanuel Krautter
Louis-Ferdinand Céline : « Londres
» ; Edition établie et présentée par Régis Tettamanzi, nrf, Gallimard,
2022.

Inutile de rappeler les conditions pour le moins rocambolesques par
lesquelles ce manuscrit fait enfin l’objet d’une publication des décennies
après sa rédaction, le lecteur se rapportera pour cela à la préface de
Régis Tettamanzi. Au-delà, « Londres » dévoile le laboratoire brut de la
création célinienne, au sens propre et figuré. Non expurgé de ses scories,
l’écrivain qui aimait pourtant lire et corriger jusqu’à l’épuisement ses
manuscrits parvient avec ce récit, se situant juste après « Guerre »
chronologiquement, à rendre les grouillements de ses protagonistes dans la
capitale anglaise pendant la Première Guerre mondiale. Les personnages qui
pour certains d’entre eux apparaîtront par la suite dans les futurs romans
tel Guignol’s band errent, ici, dans les bas-fonds londoniens, de
bordels en bars louches, formant ainsi un univers interlope dans lequel
Céline nage comme un poisson, entre mémoire autobiographique et fantaisie
du romancier. Les traits sont forcés, à l’image du vocabulaire ayant
appelé pour le lecteur moderne un glossaire en fin d’ouvrage… Malgré les
imperfections d’un manuscrit livré tel quel, la verve célinienne
transparaît de ces lignes souvent crues et ardues à lire. Cet élan vital
qui émerge de ces immondices, la lumière qui peut se dégager des états les
plus désespérés, captent l’attention du lecteur jusqu’à ne plus le
quitter, la dernière page tournée… Si cette promenade dans le Londres du
début du XXe siècle passée en compagnie de Ferdinand, la prostituée
Angèle, le souteneur Cantaloup, sans oublier des morceaux d’anthologie
avec Bijou et Borokrom, n’a rien de commun avec celle de Joyce dans le
Dublin d’Ulysse, elle offrira bien des déambulations initiatrices dont le
lecteur ne sortira pas indemne…
A lire également de Céline en Folio :


Philippe-Emmanuel Krautter
« Louis-René des Forêts — La terre
tourne et la flamme vacille » ; édition établie par Guillaume des Forêts
et de Dominique Rabaté ; 21 x 25 cm, 256 p., L’Atelier contemporain
éditions, 2021.

Lorsque le verbe ne parvient plus à traduire l’indicible, pinceau et mines
prennent alors le relais de la plume… C’est tout au moins l’expérience
vécue par Louis-René des Forêts entre 1968 et 1974. Cette longue
parenthèse ouverte par la disparition tragique de sa fille se refermera
avec la publication d’Ostinato, l’une de ses œuvres les plus personnelles
et étroitement associée au style. « Je vois ces tableaux comme des
fragments de rêve » souligne Dominique Rabaté en introduction à ce superbe
ouvrage publié aux éditions de L’Atelier contemporain, catalogue raisonné
de l’œuvre peint de l’écrivain.
Celui qui avait pourtant fait métier et passion d’écrire ne s’est jamais
exprimé sur ce passage – temporaire – à un autre médium afin de confier
ses pensées. Relais impromptus, cette cinquantaine d’œuvres allait occuper
tout son temps d’écriture, sans chercher à en livrer un quelconque
témoignage écrit, sinon celui légué par ces tableaux et dessins. La force
onirique qui se dégage de ce travail singulier ne surprendra pas les
lecteurs familiers de Louis-René des Forêts. Quelques discrètes références
à Matisse dans « Les Avatars de l’autorité », désordres tempétueux à la
Giorgione et détours dans l’inconscient qui ne sont pas sans évoquer
certains dessins du psychiatre suisse Carl Gustav Jung, chaque œuvre fait
sens, au singulier comme au pluriel.
Avec les contributions de Pierre Bettencourt, Pierre Klossowski, Nicolas
Pesquès, Pierre Vilar et Bernard Vouilloux, ce sont les liens ténus entre
écriture et dessin qui sont ainsi étudiés et révélés dans cet ouvrage
remarquablement mis en page avec ses illustrations soignées et son format
large. Page après page, l’univers dressé par Louis-René des Forêts gagne
subrepticement le lecteur, laissant l’impression de paysages déjà vus,
dans sa mémoire ou dans ses rêves. Cette force expressive, dont il ne
manque que la musique tant elle est suggérée, tisse un dialogue non
seulement entre l’artiste et sa toile, mais également entre le lecteur et
ces œuvres. Cette conversation attire en autant de songes qu’elle génère
et l’on se prête à se demander : quel commentaire Louis-René des Forêts
aurait pu donner de cette création ? Cet ouvrage contribue admirablement à
imaginer quelques réponses…
Philippe-Emmanuel Krautter
Stéphan Huynh Tan : « Le Silence
de la Cathédrale », 136 pages, Arcades Ambo Editeurs, 2022.

Il est des lieux comme des personnes qui attirent et voient converger vers
eux toutes les attentions et passions. Notre Dame de Paris compte
assurément parmi ces lieux, et le regrettable incendie de la cathédrale en
2019 a révélé combien cet édifice au cœur même de la capitale suscite
encore de nos jours d’émotions palpables à une époque où pourtant le
patrimoine religieux ne semble plus guère être la priorité. Car Notre-Dame
de Paris dépasse les convictions de chacun, rallie à elle ce que certains
historiens, tel Pierre Nora, ont nommé lieux de mémoire et Notre-Dame n’en
manque assurément pas. C’est à ce puits sans fonds auquel a puisé Stéphan
Huyn Tan, avec ce petit ouvrage soigné, paru aux éditions Arcades Ambo.
L’auteur délaisse quelque peu les chemins déjà bien pratiqués avec la
figure imposante de Victor Hugo et de son célèbre roman. Plus
pérégrination de lettré qu’étude exhaustive, « Le silence de la cathédrale
» emporte son lecteur à la découverte d’une histoire, notre histoire,
gravée dans la pierre et le vitrail, le bronze et le marbre. Chaque infime
partie de cette cathédrale emblématique de la foi qui anima ses bâtisseurs
constitue une page de cet immense livre de pierres que nous n’avons pas
fini de feuilleter. Stéphan Huyn Tan nous en dévoile justement quelques
belles pages, chapitres souvent méconnus de sa longue histoire et que nous
découvrons avec un même plaisir. Et si l’auteur en une conclusion un brin
atrabilaire et bien compréhensible rappelle que la grammaire est elle-même
une cathédrale, l’ouvrage démontre agréablement que la réciproque est
également vraie. Rufus, Catherine, Bernon, tous ces personnages auquel
l’auteur donne vie parlent de et pour Notre-Dame, concert non de louanges
mais de vie, celle qui siècle après siècle a insufflé à l’édifice cette
personnalité qui nous fait la considérer comme une réalité animée.
Depuis l’ecclesia originelle du VIe siècle composée de trois bâtiments
jusqu’à l’incendie de 2019, que de pages lumineuses ou plus sombres se
sont accumulées dans ce Livre ouvert que représente Notre-Dame de Paris.
Le présent ouvrage nous en livre quelques monologues originaux à découvrir
pour sortir des sentiers battus.
Philippe-Emmanuel Krautter
Frédéric Vitoux : « L’Ours et le
Philosophe », Éditions Grasset, 2022.

Avec « L’Ours et le Philosophe », l’académicien Frédéric Vitoux évoque les
relations singulières qui unirent quelque temps deux personnalités du
Siècle des Lumières, à savoir le philosophe Diderot et le sculpteur
Falconet. Sous la forme de digressions, cet ouvrage tisse progressivement
un réseau de liens rattachant ce XVIIIe siècle à la raison et à la
modernité. Le récit alerte et non dénué d’humour n’hésite pas à opérer
régulièrement des allées et venues avec notre époque présente, des
souvenirs personnels de l’auteur tout autant que son rapport à cette
époque révolue où deux fins esprits pouvaient se chamailler – à l’époque
le terme de disputatio convenait mieux – sur la notion de postérité
jusqu’à se brouiller définitivement…
Frédéric Vitoux se délecte manifestement de ces subtilités moins prisées
de nos jours, ces raffinements sur d’infimes nuances qui semblent à mille
lieues de nos réalités augmentées par les réseaux sociaux. Et, pourtant
cette évocation passionnante des liens complexes et sensibles unissant les
deux hommes trouve bien des échos avec l’époque moderne. Quel rapport
avons-nous avec ce qui occupe la plupart de notre quotidien et de notre
vie ? Quel legs souhaitons-nous laisser après notre vie ? Comment
considérer l’absolu et selon quel dessein ? Derrière ces doctes
questionnements file une réflexion alerte et jamais ennuyeuse, Frédéric
Vitoux s’y entend pour évoquer la pensée de Diderot sans jamais perdre son
lecteur médusé par cet esprit volubile face à l’atrabilaire Falconet aux
allures d’ours mal léché.
Nous voyageons de Paris à Saint-Pétersbourg via La Haye au rythme des
calèches, nous ouvrons l’immense ouvrage de l’Encyclopédie que le
philosophe peine à conclure en un siècle où l’absolutisme n’a pas encore
dit son dernier mot. Falconet préparant sa grande œuvre – la statue
équestre de Pierre le Grand - oursifie plus que de raison, au désespoir de
son patient ami. Chaque page avec ses renvois rythmés à notre siècle
transportera le lecteur en une époque révolue qui l’enchantera pour ses
impromptus comme pour ses réalisations magistrales, un temps impensable de
nos jours et sur lequel l’académicien parvient à lever le voile grâce à
cet ouvrage jubilatoire.
Philippe-Emmanuel Krautter
« Jacques-Emile Blanche – Portrait
de Marcel Proust en jeune homme » ; Préface de Jérôme Neutres ; Editions
Bartillat, 2021.

À souligner, en cette année 2022 marquant le centenaire de la mort de
Marcel Proust, la réédition de l’ouvrage intitulé « Portrait de Marcel
Proust en jeune homme » aux éditions Bartillat ; un ouvrage réunissant
quatre textes signés Jacques-Emile Blanche, tous consacrés à l’auteur de «
À la recherche du temps perdu ». Peintre, critique et écrivain,
aujourd’hui certes moins connu que son contemporain, Jacques-Emile Blanche
fut, cependant, un peintre réputé ; on lui doit notamment des portraits de
Liszt, Montesquiou, Gide, Cocteau ou Mauriac… Il est surtout l’auteur du
fameux portrait de Marcel Proust, jeune homme, en 1892 ; un des rares
portraits qui nous soit parvenu de Proust, que ce dernier conserva près de
lui toute sa vie, aujourd’hui au Musée d’Orsay et qui illustre la
couverture de cet ouvrage.
Jérôme Neutres revient dans sa préface sur ces deux destins qui n’ont eu
de cesse de se croiser sans jamais avoir cependant la même trajectoire.
Marcel Proust, de dix ans son cadet, connut enfant Jacques-Emile, fils du
célèbre psychiatre Blanche. Se retrouvant étudiants, ayant des amis en
commun dont Robert de Montesquiou ou encore François Mauriac, ils se
croisèrent et se brouillèrent à maintes reprises ; si leur amitié fut,
ainsi que le souligne Jérôme Neutres, asymétrique, Blanche vouera
cependant une amitié et admiration indéfectibles envers le jeune homme, le
dandy et l’auteur de la Recherche… « Le succès de Proust ne signe-t-il pas
le seul vrai accomplissement de Blanche qui aura été de peindre et de
révéler le plus grand écrivain du XXe siècle ? » interroge le préfacier.
Aussi est-ce avec un intérêt certain que le lecteur pourra découvrir ces
délicieux écrits de Jacques-Emile Blanche.
Deux ont été rédigés du vivant même de Proust dont l’un daté de 1914 ;
publié dans « L’Écho de Paris » à l’occasion de la parution l’année
précédente « Du côté de chez Swann », Jacques-Emile, en visionnaire, y
loue ce premier volume « sans précédent dans notre littérature ». Les deux
autres textes ont été écrits par le critique et ami après la disparition
de Proust ; le premier est un émouvant témoignage paru dans le numéro
spécial de la NRF, « Hommage à Marcel Proust », en 1923 ; le dernier
écrit, plus qu’élogieux et touchant, est extrait de l’ouvrage de Blanche «
Mes Modèles » paru en 1929.
Un portrait et quatre textes qui dépeignent ce même jeune homme à
l’orchidée qu’admira toute sa vie le peintre et écrivain. « (…) Blanche
aura au fond recommencé toute sa vie le portrait de Proust en jeune homme.
Il aura remis régulièrement son plus célèbre tableau sur son chevalet,
pour le décrire et le commenter avec des mots. » souligne encore en sa
préface Jérôme Neutres.
L.B.K.
« Pierre Loti - Le marabout, la
perruche et le singe » ; Collection « Un endroit où aller », Editions
Actes Sud, 2021.

Voici une charmante anthologie de textes courts sur la place des animaux
dans l’œuvre de Pierre Loti qui au fil de ses nombreux voyages a porté une
attention et une curiosité sur ces animaux qui l’ont fasciné, dérangé,
qu’il a espionné, observé, et que lui-même a parfois adopté et soigné.
Toutes ces petites histoires, véritable tour du monde animalier, sont
extraites des grands textes, récits d’aventures, conférences et autres
fragments d’articles de Pierre Loti, réunis ici par Alain Quella-Villéger,
spécialiste de la vie et de l’œuvre de ce grand écrivain et officier de
marine. Souvent les aventuriers, munis d’un carnet de croquis dessinaient
ce qu’ils voyaient de cette faune nouvelle et curieuse pour en compléter
les collections des musées de magnifiques planches colorées… Ici, ce sont
de fabuleuses descriptions et textes que nous livre Pierre Loti, des
écrits qui nous font voyager au plus près de ce l’écrivain aura vécu aux
quatre coins du monde, dans ces terres lointaines et océans pleins de
surprenantes vies. Phoque de Patagonie, baleine des Malouines, chat de
Stamboul, vieux cheval d’Espagne, écureuils de New York, âne d’Égypte,
chouette du désert ou chameaux à Tanger… Que de belles lettres consacrées
aux animaux ! Loti décrit aussi ici un monde écologique dont il ne pouvait
penser qu’un jour il serait en danger de disparition. Qu’il représente des
mondes lointains ou proches, chaque animal convoqué laisse ses empreintes
au fil des phrases et des pages de tous ces voyages qui peuvent bien se
lire chaque soir ou d’une traite, au fil de nos envies de découvertes !
Sylvie Génot Molinaro
Roberto Calasso : « Ce qui est
unique chez Baudelaire » ; Traduit de l’italien par Donatien Grau ; 112
pages, Éditions Les Belles Lettres / Musée d’Orsay, 2021.

Roberto Calasso nous a quittés et chacun a encore en mémoire ces
merveilleuses pages de « La Folie Baudelaire ». Aussi, quel n’est pas
notre réconfort que de découvrir aux éditions des Belles Lettres cet essai
inédit de Roberto Calasso publié sous le titre « Ce qui est unique chez
Baudelaire ». En ces pages, entre courts essais et réflexion, le lecteur
retrouvera la profondeur de pensée de l’intellectuel italien et toute la
singularité du poète. Calasso aimait à ce que les livres se fassent écho (lire
notre interview).
C’est à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Baudelaire que
l’intellectuel avait accepté à invitation du musée d’Orsay et des Belles
Lettres cet essai sous-tendu par des décennies passées en compagnie de
Baudelaire. Comme toujours, l’Italien éblouit par ses analyses. C’est un
Baudelaire intime, « mis à nu » qui à chaque page se dévoile dans ce Paris
du XIXe siècle. Des facettes contradictoires, moins connues, parfois
surprenantes : Le critique d’art et Constantin Guys, peintre de la
modernité ; Le dandy et poète chez Madame Sabatier semi-mondaine, mais
aussi muse ; mais aussi Baudelaire en auteur dramatique… C’est un
Baudelaire unique qui parcourt les rues et faubourgs de la capitale, ceux
qu’immortalisera Charles Meryon. Car ainsi que le souligne l’auteur : «
Baudelaire s’est trouvé vivre au carrefour de la Grande Ville, qui était
le carrefour de Paris, qui était le carrefour de L’Europe, qui était le
carrefour du XIXe siècle, qui était le carrefour d’aujourd’hui ». Un
carrefour sous la plume de Roberto Calasso fascinant, éblouissant.
L.B.K.
Théocrite : « Les Magiciennes et
autres idylles » ; Présentation, édition et traduction du grec ancien de
Pierre Vesperini ; Coll. Poésie/ Gallimard, n°564, Éditions Gallimard,
2021.

Plaisir que de découvrir « Les Magiciennes et autres idylles » du poète
hellénistique Théocrite dans cette nouvelle traduction du grec ancien de
Pierre Vesperini. Théocrite, l’un des plus grands poètes grecs antiques,
offre, ici, en ces textes ou idylles une poésie travaillée d’une belle
variété allant de cette poésie bucolique à laquelle il fut - pour en être
l’inventeur, trop souvent enfermé, à une poésie épique ou sensuelle où se
mêlent chants et dialogues cocasses. Un univers poétique qui fut célébré
aussi bien du vivant de Théocrite que par les plus grands dans toute
l’Europe, on songe notamment à Flaubert ou Leopardi, sans oublier Maurice
Chappaz. Pierre Vespiri, sémiologue et chercheur au CNRS, souligne dans sa
présentation : « Nous avons perdu bien sûr la musique de Théocrite : les
sonorités, les rythmes, le chant même. Mais on peut encore, je crois,
faire passer quelque chose de la beauté du texte. »
Pour cela, le traducteur a fait choix d’une traduction aussi alerte
qu’accessible. Le lecteur d’aujourd’hui croisera ainsi enchanté bergers,
moissonneurs et pêcheurs, mais aussi déesses et dieux dans la lumière et
les reflets antiques si beaux de la Méditerranée. Méditerranée autour de
laquelle le poète grec naquit et vécut. Bien que sa biographie demeure
lacunaire, il semble cependant attesté que ce dernier fut né en effet vers
310 av.J.-C. à Syracuse, et vécut à Cos, puis à Alexandrie.
Cette traduction restitue toute la beauté et la poésie du monde antique.
Vie quotidienne, mythes, dieux et rêves s’entremêlent et chantent
admirablement dans cette poésie lyrique appuyée, ici, pour chaque idylle
par un riche et bien venu appareil critique.
Et ainsi qu’aime à nous le rappeler Pierre Vespiri : « La poésie de
Théocrite concerne tout le monde, parce que le droit à la beauté, comme le
droit au bonheur, est un droit universel. »
L.B.K.
Fouad El-Etr : « En mémoire d'une
saison de pluie », Gallimard, 2021.

Le poète et homme de lettres Fouad El-Etr signe avec « En mémoire d’une
saison de pluie » aux éditions Gallimard un singulier roman. À mi-chemin
entre évocation poétique et réminiscences puisant à un passé immémorial,
ce récit débute par un poème et une adresse d’une jeune fille au poète.
Une jeune fille dont la beauté n’a d’égal que la fraîcheur, cette
fraîcheur qui ponctuera tout le récit où la nature baignée d’une saison de
pluie envahit ces pages inspirées. Des pages entre songes et réminiscences
réunissant hier ou peut-être aujourd’hui, une femme et un homme, un trio à
la fois mystérieux et amoureux « comme dans un rêve »… La dimension
onirique de ce roman saisit le lecteur au détour d’un chemin mousseux aux
parfums de fougères et de roses sublimés par le poète qu’est Fouad El-Etr.
Ce récit sensible désemparera certainement, car ces affinités ne sont
point celles électives auxquelles nous a habitués Goethe mais relèvent
plus d’une poésie initiatique qui sera perpétuée au-delà de la vie des
protagonistes. Cette plongée dans les souvenirs du narrateur happe le
lecteur à l’image des Années de Pèlerinage de Franz Liszt, nature et
sentiment ne faisant plus qu’un. La présence si forte des arbres et de la
forêt, la compagnie si proche de l’eau et ce silence à peine troublé par
les émotions des cœurs composent un cadre à la fois prégnant et
évanescent. Dans cette spirale sans contours, le lecteur se laisse mener
par le poète et narrateur, sans présager une quelconque issue. Le style de
Fouad El-Etr ajoute au charme de cette évocation où la poésie afflue comme
les parfums. Diane, la jeune femme, retrouve les élans mythologiques de
son prénom à l’affut du brame d’un cerf avant de connaître les émois de
l’amour. « Dans la forêt profonde », le narrateur poursuit ses rêves sans
savoir si l’écriture les devançait ou les recueillait. Le lecteur de ce
roman initiatique fera de même, longtemps après avoir tourné la dernière
page…
Philippe-Emmanuel Krautter
Jacques LACARRIÈRE : "Le géographe
des brindilles" ; 14 cm x 21 cm, 288 p., Éditions Hozhoni, 2018.

Jacques Lacarrière compte assurément parmi ces pèlerins de la nature
trouvant à chaque détour de chemins, qu’il arpenta sa vie durant sous le
soleil de Grèce ou de France, le sens de la vie, ou tout au moins ses
voies possibles. Avec ce recueil inédit se déploie la pleine saveur de ces
lentes pérégrinations, sans autre objectif que la poésie du paysage, le
goût exacerbé des rencontres et cette idée de partage toujours sensible en
ces pages.
Cet insatiable marcheur aiguise sa curiosité non seulement dans les
espaces géographiques parcourus, mais aussi dans les méandres de la
langue. Tout fait signe avec Jacques Lacarrière, qu’il s’agisse des arbres
qu’il chérissait tant, des vents ou de la botanique, véritable grammaire
du sensible. Ces petits riens pour le commun se métamorphosent en
véritables dialogues de sagesse, sans rhétorique stérile, mais mus par ce
goût de la nature tel qu’il ressort de ces textes oubliés, rares ou
inédits réunis par sa femme Sylvia Lipa-Lacarrière.
L’auteur de « Chemin faisant » et de « L’été grec » sait mieux que
quiconque que des trésors nous environnent, sans que nous les distinguions
suffisamment à leur juste valeur. Si le regard du poète jette sur les
êtres et les choses un jugement non dénué de sensibilité, l’approche du
botaniste, de l’entomologiste ou du géologue ne sont également jamais très
loin. Les descriptions se veulent précises et rigoureuses :
« À quoi donc servirait de parcourir le monde si j’ignore tout de la
colline qui jouxte ma maison ? Enfant, je voulais déjà inventorier toutes
les fleurs, toutes les plantes de mon jardin. En surveiller les moindres
insectes. Dénombrer l’infini en somme, le grouillement, énumérer la
multitude, apurer la profusion des choses. Il m’est resté de cette époque
un goût microscopique pour le monde, la passion de l’infime, le désir de
devenir un jour le géographe des brindilles. » écrit Jacques Lacarrière
dans Sourates.
C’est à cette géographie poétique absente des manuels officiels à laquelle
nous convie Jacques Lacarrière en ces belles digressions sur ces espaces
de l’oubli.
Philippe-Emmanuel Krautter
Elizabeth von Arnim : « Elizabeth
et son jardin allemand » ; Traduit de l’anglais par François Dupuigrenet
Desroussilles ; 178 p., Éditions Bartillat, 2021.

« Elizabeth et son jardin allemand » relate l’histoire d’une passion,
celle pour un jardin que la narratrice créa en un an seulement. Un jardin
de poésie conçu comme un monde unique, idéal et protecteur, le seul refuge
qu’Elizabeth trouva face à la solitude de sa vie de cours et mondaine et
où s’exprimèrent tout autant l’amour auquel elle aspira que la liberté
d’une femme qui se voulut indépendante.
Écrit sous pseudonyme, sur fond de pseudo journal intime, l’ouvrage paru à
Londres en 1898 est, en fait, l’œuvre de la comtesse Mary von Arnim
Schlagenthil, née Mary Anne Beauchamp, dite May. Cette dernière après
avoir épousé le comte prussien Henning von Arnim Schlagenthil, veuf qui
nourrit une vive passion en Italie pour l’Anglaise qu’elle était, connut
cependant une triste et mélancolique déconvenue conjugale lors de leur
installation en Allemagne. Bien qu’aimant cet époux qu’elle désignera
comme « l’Homme de Colère », elle se retrouva, en effet, fort seule à
Berlin parmi ses domestiques de langue allemande et ses multiples
grossesses donnant naissant à trois filles, sans l’héritier souhaité qui
ne naîtra qu’en 1902. Après cinq longues années, elle songea à s’occuper
du jardin de leur vaste domaine délaissé de Nassenheide, en Poméranie
(Pologne). « Elisabeth et son jardin allemand » se révèle donc être plus
biographique qu’il ne veut à premier abord le laisser paraître. « En y
repensant, il me paraît à peine croyable, et à vrai dire tout à fait
incompréhensible, d’avoir tant tardé à découvrir que mon royaume céleste
se trouvait dans cet endroit perdu. », écrit-elle.
L’ouvrage rencontra dès sa parution un immense et immédiat succès. Il fut
réédité maintes et maintes fois, traversant les frontières. Détail quelque
peu cocasse, ce sera l’éditeur anglais « Virago Press » qui en 1973
donnera à l’auteur le nom sous lequel elle est de nos jours connue
internationalement, « Elizabeth von Arnim ».
« Elizabeth et son jardin allemand » par son origine autobiographique,
véritablement et émotionnellement vécue, s’avère être un roman empli de
sensibilité, de poésie et de passion à l’image d’un british « cottage
garden » laissé à la liberté des saisons, du vent et du temps. Ce que
souhaita justement Elizabeth pour son jardin en réaction aux jardins
classiques anglais aux plates-bandes victoriennes jusqu’alors trop figées.
Mêlant ainsi fleurs sauvages et vie mondaine, rosiers grimpants et
confidences, Elizabeth ouvre à ses lecteurs un monde enchanté et
enchanteur en réponse à une impitoyable réalité. Non dénué d’humour
(anglais), Elizabeth s’impose en ces pages non seulement en jardinière
hors pair, en femme convaincue et combattante, mais surtout en un esprit
libre et en un merveilleux écrivain. Un écrivain entraînant son lecteur
dans un autre et fabuleux univers, celui fait de feuilles et de couleurs,
de vert, de jaune et de rêves qu’elle sut avec passion créer… « Je veux
créer une bordure entièrement jaune, où seraient représentées toutes les
nuances de cette belle couleur, de l’orange le plus flamboyant jusqu’au
blanc cassé, et seuls les jardiniers débutants comprendront les lectures
infinies auxquelles je dois procéder. Il y a des semaines que j’y
travaille, et rien n’est encore arrêté. Je veux en faire un feu d’artifice
ininterrompu, de mai jusqu’aux gelées d’hiver (…) ». Elizabeth von Arnim
écrira et publiera de nombreux autres romans à succès jusqu’à sa
disparition en 1941 en Caroline du Sud.
Cette dernière publication « Elizabeth et son jardin allemand » vient
après trois autres titres (« L’Été solitaire », « En caravane », « Le
jardin d’enfance ») confirmer l’heureuse initiative des éditions Bartillat
de faire redécouvrir en langue française les œuvres d’Elisabeth von Arnim.
L.B.K.
Cees NOOTEBOOM : "Venise - Le
lion, la ville et l'eau", traduction Philippe Noble, Editions Actes Sud,
2020.

À l’heure où Venise semble s’être enveloppée d’un silence singulier, le
témoignage livré par le grand écrivain néerlandais Cees Nooteboom sur la
Sérénissime ne pourra que réchauffer les cœurs. Cet ouvrage offre en effet
près d’un demi-siècle de confessions vénitiennes, aveux d’un amour jamais
démenti pour cette ville qu’il découvrit en 1964, un amour qui ne cessera
plus.
De déambulations en pérégrinations, cette ville à la superficie pourtant
limitée s’avère être un voyage au long cours pour l’écrivain qui
s’accompagne de celles et ceux qui ont incarné ces lieux, au fil des
siècles, les peintres, bien sûr, mais aussi les écrivains, sans oublier
les historiens… Coincé entre deux colonnes d’une étroite venelle comme
Venise en a le secret, Cees Nooteboom accueille le lecteur sur une
photographie qui anticipe « cette première fois », ce jour béni où
l’écrivain arrivant d’un train brinquebalant de la Yougoslavie communiste
débarqua au terminus de Venise en 1964. Puis, un saut dans le temps, nous
transporte en 1982, autre date, autre voyage, pour une même destination,
mais cette fois-ci avec l’Orient Express. Curieusement, et savoureusement,
l’auteur ne retient pas les conditions luxueuses de son voyage mais ces
ruptures du temps, ces interstices qui ne cesseront de façonner ses
souvenirs et d’y introduire des brèches.
Ces notes éparses laissent de côté les rues bondées de touristes, pour
leur préférer une Venise moins galvaudée, l’hiver notamment, avec ses murs
transis et ce froid qui s’introduit dans tous les ruelles de la ville. Des
peintres s’invitent dans ces vagabondages, certains mondialement connus
comme les incontournables Tiepolo, Véronèse ou encore Giorgione, d’autres
plus secrets tel Bonifacio de’ Pitati dont l’Apparition, de l’Éternel
au-dessus du Campanile retient surtout son attention… Nooteboom n’est
jamais où on l’attend, surtout dans cette ville où les poncifs sont
légion. Il faut lire les multiples questionnements de l’auteur avant de
prendre un traghetto, cette gondole ne servant qu’à traverser d’une rive à
l’autre le canal. Le trajet ne dure que quelques minutes et les
hésitations de Nooteboom plus du double. La curiosité ne saurait être
rassasiée à n’importe quel prix et son témoignage dépasse celui habituel
du livre de voyage, pour ouvrir à une étonnante digression où les repères
s’estompent. Le XXIe siècle ne semble guère convenir à l’écrivain avec son
politiquement -correct et autres fondamentalismes de tous genres ;
retrouver l’esprit du XVIIIe avec Casanova, prolongé par celui de Fellini
qu’il interviewa naguère, correspondrait plus au credo de Nooteboom. Si ce
dernier aime passionnément cette ville pour son caractère singulier,
unique, le témoignage qu’il livre à son encontre l’est agréablement tout
autant, celui d’une âme désirant plus que tout les impromptus, vénitiens,
bien entendu.
Philippe-Emmanuel Krautter
William Shakespeare : « Œuvres
complètes, VIII, « Sonnets et autres poèmes » ; Trad. de l'anglais par
Jean-Michel Déprats ; Édition publiée sous la direction de Jean-Michel
Déprats et Gisèle Venet, Bibliothèque de la Pléiade, n° 655, 1120 p., rel.
Peau, 104 x 169 mm, Éditions Gallimard, 2021.

Ce huitième volume des « Sonnets et autres poèmes » conclut
l’édition de longue haleine des Œuvres complètes de William Shakespeare
dans la collection de la Pléiade. Si le poète s’est parfois quelque peu
effacé devant le génial homme de théâtre, son œuvre lyrique témoigne
cependant de l’inspiration fertile de son auteur quant au choix des mots
et figures de style qui cisèlent ses créations. Curieusement, les
Sonnets édités en Angleterre en 1609 ne furent découverts en France
qu’au milieu du XIXe siècle. Cette belle édition réalisée sous la
direction de Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet fait la démonstration que
le poète mérite tout autant d’être lu et relu que le dramaturge. Au-delà
des traits biographiques qui peuvent transparaître sur la vie bisexuelle
de William Shakespeare dans les « Sonnets », cette poésie vaut avant tout
pour les questions morales et esthétiques qu’elle sublime notamment dans
ce cinquante-cinquième sonnet :
« Ni le marbre ni l’or des effigies
princières
Ne survivront au pouvoir de ces vers,
Mais tu brilleras plus vivement dans ces strophes
Qu’en ces pierres encrassées, entachées par le temps »
Les affres du temps ne sauraient avoir de prise sur cet amour évoqué au
fil de ces sonnets très personnels adressés à cet anonyme MR. W. H. –
probablement le jeune comte de Southampton Henry Wriothesley - et à
l’image d’un philosophe stoïcien, Shakespeare souligne :
« Contre le cruel couteau de l’âge
destructeur.
Il peut trancher la vie de mon amour, jamais
La beauté remémorée de ce doux amour ». (Sonnet 63)
Les jeux de dédoublement se multiplient tout au long de ces « sonnets »,
imprimant ainsi au texte une valeur androgyne qui invite au dépassement de
la recherche d’identité. L’auteur s’adresse à une autre personne tout en
jouant des ambiguïtés et confusions : « C’est toi (moi-même) que je
loue au lieu de moi ». Shakespeare s’éloigne ainsi de toute une
tradition héritée de Pétrarque visant à la sublimation après les erreurs
de jeunesse. Les multiples relations de duo (homme-homme ; homme-femme) et
trio (homme-femme-homme), loin de conduire à la dispersion stimulent la
veine créatrice du poète, ainsi que le souligne Anne-Marie Miller-Blaise
en son introduction.
Les recueils « Vénus et Adonis » et « Le Viol de Lucrèce » également
réunis dans ce volume connurent quant à eux un véritable succès lors de
leur publication contrairement aux « Sonnets » restés plus confidentiels.
Alors que ces poésies adoptent la forme classique de l’épyllion – épopée
brève à thème mythologique – Shakespeare s’amuse à les émailler d’éléments
subversifs. La provocation s’introduit dans ces vers en d’ironiques
interversions entre Vénus et Adonis notamment dans l’épisode de leur
monture respective. Selon le puritanisme de ses lecteurs, cette poésie de
Shakespeare séduit ou choque, mais ne sauraient laisser indifférent, ce
qui n’est pas le moindre des mérites de cette très réussie édition
bilingue de la poésie de William Shakespeare.
Philippe-Emmanuel Krautter
Rûmî : « Cette lumière est mon
désir. Le Livre de Shams de Tabrîz », Trad. du persan par Jean-Claude
Carrière, Mahin Tajadod et Nahal Tajadod, Édition de Nahal Tajadod,
Préface de Jean-Claude Carrière, Collection Poésie/Gallimard (n° 556),
Édition Gallimard, 2020.

Jalâl al-din Mohammad Balkhi, plus connu sous le nom de Rûmî (1207-1273)
compte parmi les plus grands poètes de la littérature persane. Sa mystique
est issue de la confrérie des derviches tourneurs et du soufisme et
rayonne dans toute sa poésie. Jean-Claude Carrière a entrepris avec Mahin
Tajadod et Nahal Tajadod la traduction de pas moins de cent poèmes sous le
titre « Cette lumière est mon désir » extrait du Livre de « Shams de
Tabriz ». En cette poésie, c’est la force de la lumière qui abonde en des
vers initiatiques, prenant toute leur valeur en nos temps troublés, tel le
poème « Médicament de joie » ; un poème que nous pourrions lire avec
ravissement lorsque le poète relève :
« Quand pareil au soleil,
Tu t’élèves de l’est,
Là, tu envoies la vie
À ce monde ignorant »
Quelle est-elle cette ignorance ? Rûmî sait plus que tout autre qu’elle
est fruit de l’ignorance de l’amour et consomme l’homme jusqu’à la
maladie. Le remède ? Point de médication, mais « sauter hors de ce monde »
en une transe délicieuse, qui ignore les peines d’hier et néglige celles
de demain. L’instant, sublimé par le verbe et la danse, scande toute la
poésie de Rûmî en d’inoubliables vertiges que les traducteurs ont su
rendre en une langue à la fois poétique et musicale.
La présence du grand prédicateur nommé Shams de Tabrîz fut déterminante
auprès de Rûmî. Le mystère de sa venue au monde ainsi que celui de sa
disparition ajoutent au merveilleux de son influence sur le poète.
Jean-Claude Carrière a manifestement été ébloui par cette lumière qui
n’attend qu’une marche encore pour se manifester pleinement, révélation
ultime.
Ce voyage initiatique et mystique dans la poésie de Rûmî aura beaucoup à
transmettre aux âmes en peine en nos temps difficiles. Une grande poésie
offrant une lecture apaisante, à découvrir dans cette très belle édition.
Philippe-Emmanuel Krautter
Claude Askolovitch : « À son ombre »,
Éditions Grasset, 2020.

Elle s’appelait Valérie et était la femme de Claude. Ensemble, ils ont eu
deux enfantse, Camille et Théo. « Valérie souriait en deux fois, une
esquisse timide d’abord, puis un mouvement plus affirmé qui animait ses
lèvres, comme s’il fallait hésiter à la frontière de la joie. » Mais
Valérie, percluse de migraines, un jour à l’hôpital tire sa révérence, et
Claude n’arrive pas à temps. Valérie à peine morte, Claude rencontre et
aime Kathleen plus jeune de vingt ans. Comment ses grands enfants
perçoivent-ils cette « remplaçante » qui déboule dans leur vie et qui
donnera deux autres enfants à Claude, déjà vieillissant ? Claude, lui est
déjà dans un processus de déprime, et il sait que son comportement change
et l’isole de ses amis comme des ses collègues professionnels. Devenait-il
son propre prédateur et celui des autres ? Va-t-il aussi mettre en péril
ce fragile équilibre amoureux, lui et le fantôme de Valérie que ressent
Kathleen, et ces quatre enfants qui doivent s’apprivoiser. « J’effleure et
j’embrasse mon amour enfoui. J’appartiens à deux temps parallèles.
Autrefois et aujourd’hui ont la même réalité. » Claude retrouvera-t-il une
vie un peu plus dans la norme alors qu’il semble vivre entre deux mondes
qui le détruisent autant qu’ils le maintiennent à flots pour ses enfants,
pour les enfants de ses deux femmes aimées… « J’imaginais qu’elle
(Valérie) flotterait sans cesse au-dessus de nos vies. Nous pourrions
vivre à son ombre protectrice. Elle ne serait jamais loin de pouvoir
revenir. » Sans rien cacher de ses doutes, colères, de son égoïsme, de sa
judaïcité, ses pleurs, ses rêves, son analyse, ses envolées amoureuses, la
perte de considérations des autres et de lui-même, le chômage, les piges,
les nouveaux contrats, la descente et la remontée, la résilience, le
bonheur possible malgré tout, Claude Askolovitch raconte sans filtre, dix
ans après la mort de Valérie tout ce qu’il a vécu. Des mots tendres, des
mots durs, des faiblesses et des forces qui le poussent à continuer de
vivre car on ne sait jamais ce qui peut se passer, alors pourquoi se
laisser engloutir par le chagrin… « Pour pouvoir vivre, j’étirais mon âme.
Je n’avais pas le choix », confie-t-il.
Sylvie Génot Molinaro
Robert Walser : « Seeland. » ;
Préfacé et traduit de l’allemand par Marion Graf ; Poche, Éditions Zoé,
2020.
Robert Walser : « Petite Prose. » ; Postface de Peter Utz ; Poche,
Éditions Zoé, 2020.
Robert Walser : « Le Territoire du crayon. » ; Traduit de l’allemand par
Marion Graf ; Choix des textes et postface de Peter Utz ; Poche, Éditions
Zoé, 2020.

À noter la réédition aux éditions Zoé en version Poche de trois nouveaux
recueils du talentueux écrivain et poète suisse Robert Walser (1878-1956),
traduits par Marion Graf.
« Seeland », tout d’abord, réunit six longues proses merveilleusement
écrites que Walser entreprit lors de son retour dans sa ville natale de
Bienne en 1913. Il y restera sept années, des années de solitude partagées
entre écriture et longues promenades idylliques sur les routes et sentiers
biennois. En ces années 1913- 1920, l’écrivain traverse, en effet, une
période dépressive et avoue avoir besoin de calme après ses succès dans
les avant-gardes Berlinoises. Ce qui explique que l’on retrouve en ces
pages à l’écriture élégante, fine et minutieuse, à la fois, la douceur et
la spécificité de cette région de Seeland au pied du Jura alliée aux
rêveries, mais aussi aux songes ou cauchemars de l’auteur. Toute la
sensibilité et finesse d’écriture de Walser se glisse, ici, dans des
scènes anodines de la vie ou de cette terrasse de café ombragée. Des pages
enchantées par l’étrange beauté du monde, mais aussi habitées de cet
incessant questionnement comme pour mieux capturer un ineffable mystère. «
Seeland » n’est cependant pas qu’une « Promenade » mais une longue
réflexion, à la fois nostalgique et mélancolique, dans laquelle se révèle
l’écrivain lui-même, ses liens intimes avec les mots et l’écriture, mais
aussi ses relations professionnelles et sociales ou son statut d’écrivain.
Ce recueil à l’écriture délicate et sensible, à la fois léger,
mélancolique et profond, sera le dernier de cette période biennoise et
paraîtra en 1921.

Paru en 1917, le recueil « Petite Prose » livre toutes les facettes et
l’immense talent de Robert Walser. Écrit au début des années biennoises de
l’écrivain, le lecteur découvrira au travers de proses brèves, vingt et un
textes précisément, une galerie de savoureux portraits alliant tout à la
fois fiction et réalité, imaginaire et éléments autobiographiques,
réflexions méditatives et cette ironie ou dérision qu’aimait tant
également manier l’écrivain suisse. S’enchainent alors une virtuose et
vivante variation de surprises, d’étonnements et d’éblouissements.
L’écriture de Walser y danse selon une chorégraphie littéraire personnelle
sans limites. « Petite Prose » révèle, en effet, tout le talent littéraire
de Walser alternant les rythmes et les styles, de la phrase courte aux
accélérations intempestives. Rappelons que l’écrivain et poète suisse fut
largement salué par F. Kafka, R. Musil, E. Jelinek ou encore Susan Sonntag.
À ces courts textes viennent s’ajouter et clore le recueil, deux écrits
quelque peu plus longs dont « Tobold », une réminiscence par l’auteur d’un
temps passé en tant que laquais dans un château de Silésie.
Robert Walser mourut un soir de Noël en 1956 après avoir marché jusqu’à
épuisement dans la neige.

« Territoire du crayon » paru à titre posthume renferme de multiples
proses inédites qui ont été lors de leur publication rangées par thèmes,
écriture, la Suisse, promenades, les écrivains au travail, etc. Le lecteur
y retrouvera, outre les thèmes de prédilection de l’auteur, toute la
virtuosité littéraire de l’écrivain, que ce soit dans les plus menus
détails que dans ses profondes réflexions. Surtout, « Le Territoire du
crayon », ainsi qu’il l’avait - semble-t-il - surnommé lui-même, relève
d’une très jolie histoire que l’on se doit, ici, de souligner.
Si de 1920 à 1933 à Berne, Walser écrit de nombreuses proses et poèmes
pour des revues et grands journaux germanophones, parallèlement,
l’écrivain suisse prit aussi l’habitude d’écrire plus librement des notes
ou nouvelles d’une écriture extrêmement fine, microscopique, au crayon à
papier, sur de vulgaires bouts ou morceaux de papier, enveloppes, feuilles
d’agenda… Véritable « Territoire du crayon » secret, il ne recopiait ses
écrits à l’encre que lorsque ces derniers étaient prêts, selon lui, à être
publiés. Après sa disparition et pendant des années, ces notes,
soigneusement dissimulées, à l’écriture minuscule demeurèrent telles
quelles sans que personne n’y touchât. Il fallut de longues années avant
que quelqu’un ne réalise que ces fameux bouts de papier au crayon, que
l’on nomma microgrammes, constituaient en réalité de véritables nouvelles
et écrits à part entière. Ainsi furent rassemblées les proses qui
constituent aujourd’hui « Le Territoire du crayon » publié aux éditions
Zoé pour la première fois en langue française en 2013.
Trois merveilleux recueils de Robert Walser venant idéalement compléter la
réédition de « Histoires d’images » également en poche par les éditions
Zoé.
L.B.K.
Florence Fix : « Henrik Ibsen »,
Coll. “Le théâtre de…”, Editions Ides et calendes, 2020.

Reconnu et salué de son vivant, le célèbre écrivain norvégien Henrik Ibsen
(1828-1906) demeure encore de nos jours l’un des auteurs scandinaves les
plus lus et joués, ses œuvres faisant aujourd’hui encore une large place
aux débats, interprétations et créativité des mises de scène ou
réalisations. Mais, connaît-on pour autant l’auteur d’« Une maison de
poupée » ou des « Revenants » ?
Florence Fix, professeur de littérature comparée à l’Université de
Rouen-Normandie, nous dresse dans cet opuscule de la collection « Le
Théâtre de… » aux éditions Ides et Calendes, un portrait, tant de
l’écrivain que de l’homme qu’il fut, vivant, saisissant et complexe.
Sous la plume de l’auteur, c’est en effet un homme aux multiples facettes
et paradoxes qui se révèle. Patriote convaincu, ayant quitté la Norvège
pendant plus de vingt-sept ans, il fut cependant extrêmement sévère et
critique envers sa terre natale et a laissé des portraits au vitriol de
ses compatriotes. Conservateur, mais prêt à défendre l’émancipation
féminine ; Autodidacte, bourgeois, mais défendant également la condition
ouvrière… la complexité de la personnalité du dramaturge déroute.
Si les œuvres d’Ibsen ont, en effet, suscité de leur temps réactions et
échos, faisant souvent scandale à son époque, l’écrivain ne cesse encore
de nos jours de nous surprendre. Donné pour maître du drame moderne,
traduit notamment par le célèbre et regretté Régis Boyer, son œuvre
demeure « éminemment hors frontière », souligne Florence Fix. Là, réside
assurément la profondeur et la force de ses œuvres.
Celui que l’on surnomma souvent le « Zola du Nord » a, en effet, laissé
une œuvre offrant un imaginaire marqué par les sagas scandinaves et la
dureté du climat nordique portant à la solitude. « Le seul auteur
norvégien du XIXe siècle célèbre dans le monde entier transporte avec lui
les brumes du nord et un imaginaire voué aux paysages âpres, aux âmes
fortes et solitaires qu’une terre inhospitalière porte à la bravoure
autant qu’au mysticisme. », écrit l’auteur en son introduction.
Une riche et complexe personnalité ayant suscité tout autant la plus vive
admiration que la critique la plus acerbe de ses contemporains au même
titre que Zola ou Victor Hugo, et que Florence Fix cerne en ces pages avec
beaucoup de subtilité.
L.B.K.
« Cahier Paul Celan » Dirigé par
Bertrand Badiou, Clément Fradin et Werner Wögerbauer, 256 pp.
Cahier de l’Herne, 2020.

En cette année 2020, le poète allemand Paul Celan aurait eu cent ans… Mais
le destin tragique de cet homme allait en décider autrement. Si ce grand
poète est aujourd’hui largement reconnu et salué, reste que son écriture
demeure jugée souvent hermétique appelant une porte d’entrée. Ce dernier
Cahier de l’Herne qui lui est entièrement consacré est donc
particulièrement bien venu pour aborder une œuvre à la fois exigeante et
d’une acuité implacable.
Le destin du peuple juif au XXe siècle gravera inexorablement non
seulement le style mais aussi l’âme de son écriture. Cette cicatrice
portée par le réel avec la Shoah accompagnera, en effet, Paul Celan tout
le reste de sa vie jusqu’à sa mort volontaire en 1970. Et pourtant rien ne
destinait le jeune Paul à cette destinée. Plein d’espoirs et très tôt
porté vers la poésie, Paul Celan a nourri un souvenir ému pour sa ville
natale de Tchernowitz où il mena une vie d’adolescent plein de vie. Mais,
très tôt le poids de l’antisémitisme pointe et gagne sa poésie dès les
années 30. Cette menace nazie n’est cependant pas encore blessure dans la
chair, tout juste une sourde inquiétude. La mère tant aimée de Paul est
abattue d’une balle dans un camp de concentration alors que son père y
décédera du typhus. La malédiction est définitive et ne quittera dès lors
plus les poèmes de Paul Celan.
Viendront après les années d’exil à Bucarest et Vienne, qui ne
parviendront pas à apaiser cette âme blessée à jamais, même si nait durant
ces années un amour indéfectible pour Ingeborg Bachmann. Paris sera,
cependant, la ville du refuge après le désastre et l’horreur, mais le
poète continuera de chercher dans la langue le moyen de traduire
l’indicible, juguler le mensonge.
Le choix des mots, leur sonorité et allitération, sont autant de vecteurs
que Paul Celan ne cessera d’explorer ainsi qu’il ressort des études
rassemblées dans ce Cahier. Ces années parisiennes enfin seront celles
aussi des caves de jazz, des logements de fortune dans de petits hôtels
jusqu’à sa rencontre avec Gisèle de Lestrange qu’il épousera en 1952.
Le Cahier de l’Herne Paul Celan dirigé par Bertrand Badiou, Clément Fradin
et Werner Wögerbauer dresse un portrait transversal et riche de cette
personnalité si complexe à partir de nombreux documents inédits (lettres,
traductions et notes privées). La fascination pour de grands poètes comme
Hölderlin, ses nombreuses correspondances, les crises récurrentes qu’il
connaîtra tout le reste de sa vie, et avant tout sa poésie, sont en ces
pages analysées par les meilleurs spécialistes du poète.
Une approche aux facettes multiples qui parvient à rendre plus « familière
» et accessible l’écriture de Paul Celan, un défi réussi.
Philippe-Emmanuel Krautter
Frédéric Jacques Temple : « La
Chasse infinie et autres poèmes. », Édition de Claude Leroy, Coll.
Poésie/Gallimard, NRF, Éditions Gallimard, 2020.

« La Chasse infinie et autres poèmes » de l’écrivain et poète Frédéric
Jacques Temple, dans cette édition établie par Claude Leroy, est un moment
inouï et rare de poésie. Frédéric Jacques Temple a traversé le siècle
passé à la manière de sa poésie parcourant les lieux et les espaces sans
jamais de frontières. Le monde, du nord au sud, d'est en ouest, sera pour
lui le plus bel espace de liberté et de poésie, « Faire voyage de tout »,
retiendra pour titre de sa préface Claude Leroy. L’ouvrage s’ouvre par «
Foghorn », tels des messages venus de loin, des cartes postales, balises,
bouées, « le plus souvent corne de brume », dira le poète.
Proche de Cendrars, de Joseph Delteil, d’Henry Miller, de Lawrence Durrell,
Richard Aldington (Les Cinq) ou encore d’Edmond Charlot, le poète aime les
rencontres, les liens cosmopolites que sa poésie a su si bien traduire.
Des conversations au-delà des conventions et des mots, pour des poèmes
toujours dédiés à un ami. Claude Leroy souligne combien Temple « se
présente comme une longue invitation au voyage. Sous le patronage de Jules
Verne qui lui a ouvert le monde des livres, et de l’Oncle Blaise, qui l’a
initié au livre du monde, et désormais porté par la confiance du groupe
des cinq. » Liens et partage indissociablement reliés, partage des
rencontres, des souvenirs et de la mémoire sur les ailes du temps. Pour le
poète, « Le monde se feuillette comme un livre ouvert qu’une vie, aussi
gorgée de lectures, de voyages et d’aventures qu’elle puisse être, ne
suffira pas à déchiffrer. », écrit encore Claude Leroy.
Convoquant les sens, les harmonies et les correspondances, la poésie de
Frédéric Jacques Temple est habitée d’affinités, de liens avec ses amis,
mais aussi avec les plantes qu’il collectionne, les pierres, les livres,
les voyages et les Mondes. « La Chasse infinie », recueil qui donne son
titre à cette édition. Des espaces ouverts qu’il parcourt, arpente et
sillonne, des mondes qu’il découvre, déchiffre, des présences qu’il
cherche, convoque et retrouve ; voyage dans le temps fait d’amis, d’ombres
et de mots. Secret alliage de passion, de magie et de la présence des
esprits. Le poète occitan n’a-t-il pas été nommé « Celui qui vient avec le
soleil » par les Indiens du Nouveau-Mexique ?! Le Midi et le Sud,
ensorcelant, désolé, désolant, mais emplis de cette lumière des
réminiscences impriment la poésie de Temple, la guerre aussi, et en
contrepoint, les insectes, les oiseaux, les fleurs et les arbres, tel ce
poème « Beija-Flores » extrait du recueil « A bord du Mélusine » :
« Abeille
Oiseau
Vibrion de lumière
Immobile désir
Frémissant
Sur les lèvres
Des fleurs »
Envers et contre tous courants, tendances ou modes, Temple a su toujours
regarder son phare, son étoile, celle de mer, de sable ou du berger, et
avancé en voyageur ou pèlerin sur le long chemin de la vie…
« J’ai marché très longtemps
Dans les poèmes de Longfellow. »
(Ombres)
Ouvrant cette édition, qui fête presque le centenaire du poète né en 1921
à Montpellier, iI ne faut pas dissocier l’homme, l’ami, le voyageur et le
poète ; Sa poésie est sa respiration et le « Kaléidoscope » son existence
même. « Le plus étonnant des voyageurs, le seul qui mérite pleinement ce
nom, est celui qui sait faire voyage de tout », rappelle Claude Leroy. Et
Temple, c’est cela.
L.B.K.
« Paul Valéry – La renaissance de
la liberté ; Souvenirs et réflexions » ; Édition établie par Michel
Jarrety, 208 p., Coll. Omnia Poche, Editions Bartillat, 2019.

C’est toujours avec curiosité et un plaisir certain que le lecteur
entreprend la lecture de textes inédits ou rares de Paul Valéry
(1871-1945). Et, tel est bien le cas avec cette réédition dans la
collection Omnia Poche de « Paul Valéry ; La renaissance de la liberté ;
Souvenirs et réflexions » proposée par les éditions Bartillat. L’opuscule
livre en effet à la lecture et connaissance pas moins de vingt-cinq écrits
de l’écrivain s’échelonnant des années 20 à la fin des années 30. Des
lettres, discours ou textes destinés pour beaucoup à des revues ou
quotidiens, mais qui pour certains et pour diverses raisons ont été
écartés ou non repris ultérieurement. À cette époque de
l’entre-deux-guerres, l’écrivain a acquis une renommée certaine qui ne
devait jamais plus se démentir ; Il entrera à l’Académie française en
1927, et à cette occasion sera créée à sa demande une chaire de « poëtique
».
Présentés et accompagnés d’un appareil critique concis et rigoureux par
Michel Jarrety, professeur à la Sorbonne et spécialiste de l’œuvre de Paul
Valéry auquel il a déjà consacré une belle biographie, l’ouvrage se révèle
sur nombre de points abordés par l’écrivain et poète d’une acuité,
modernité ou actualité troublante. Littérature, poésie, Europe, mais aussi
théâtre ou encore cinéma, peu de domaines échappent à son grand angle de
réflexion et d’analyse.
L’ouvrage s’ouvre par une série de lettres ou d’hommages que rédigea Paul
Valéry pour des amis proches ou que le temps a éloignés ; Des écrits
conjuguant à la fois souvenirs du poète et les liens que ce dernier a pu
entretenir avec de grandes figures de la littérature française ou du monde
diplomatique ou politique, notamment sa rencontre avec Pierre Louÿs, Gide,
puis Mallarmé… Occasion pour le lecteur de retrouver les années de
jeunesse de celui qui deviendra Paul Valéry, telle cette première lettre
de 1923 dans laquelle il revient sur « Le Montpellier de 1890 », ce
Montpellier de la fin du XIXe siècle qui fut le sien.
Le lecteur pourra également apprécier une analyse de la poésie du XIXe
siècle et l’incomparable influence de Baudelaire. Un texte qui ouvre une
série d’écrits à forte valeur littéraire notamment « Mon œuvre et moi »
dans lequel Paul Valéry y révèle son propre rapport à l’écriture, à
l’œuvre, son développement et parcours poétique. Le lecteur y découvrira
également un texte sur « L’avenir de la littérature », l’avenir du livre
papier, de la langue, publié dans le New York Herald Tribune de 1928 et
d’une saisissante modernité… Avec un siècle d’avance, Paul Valéry y expose
pour le livre et la littérature les plus « sinistres prophéties » appuyées
sur une longue série de faits et d’arguments. Relisant ces pages d’un
sombre avenir littéraire, ne peut-on être tenté – ou rêver – de penser que
la survie du livre, soumis à plus d’un siècle de doutes et
questionnements, révèle peut-être à elle seule, en fin de compte, toute la
spécificité, la force et valeur de ce « non-objet » nommé livre donné
depuis si longtemps pour mort ?
Dans « Préambule », écrit en 1928 pour l’ouvrage « Poësie », mais qui sera
édité sans, l’écrivain se penche sur la question délicate de « Comment
expliquer la poésie elle-même ? » Comment définir le poète, la vertu ou «
le tempérament poétique » ? On ne peut que mesurer la difficulté de la
tâche ardue que Paul Valéry s’était alors assigné…
Enfin de nombreux textes de ces années d’entre-deux-guerres sont consacrés
à l’Europe, ou plus précisément, ainsi que le soulignait Paul Valéry
lui-même, à « La question de l’Europe » ; Un « esprit européen » qui lui
tenait particulièrement à cœur (lui, qui était entré dès 1922 à la SDN -
au Comité National Français de Coopération Intellectuelle), et sur lequel
il revient, en ces textes, à maintes reprises.
L’angle de réflexion de Paul Valéry est assurément un grand angle, tourné
tant vers le passé que l’avenir, et ouvert sur l’Europe et le monde. Tel
un « L’homme d’Univers », cette notion que lui inspira Goethe, et que
l’écrivain développera dans un texte de 1932 donné, ici, à lire (Goethe,
dont Paul Valéry n’avait pu lire, à cette époque, que les rares
traductions existantes en langue française, dont « Le Faust » de Nerval).
Que de réflexions et « Vie de l’esprit » en ces pages ! Mais la boutade
préférée de Paul Valéry n’était-elle pas : «C’est intéressant, il faudrait
y réfléchir… »
L.B.K.
Paul Valet : « La parole qui me porte »,
Préface de Sophie Nauleau, Coll. Poésie/Gallimard, 224 p., n°549, 2020.

Lire Paul Valet (1905-1987), c’est sombrer dans un vertigineux gouffre
poétique, un abîme hanté d’insoumission et de refus dont on ne saurait
ressortir indemne. La poésie de Paul Valet offre cette concentration rare
et intense de mots, des vers puisant à l’impensable humain et livrant une
poésie de l’inconcevable où la puissance de vie du poète souffle, en dépit
de tout, l’extrême force du désespoir ; En témoigne ce court poème « Pour
survivre » ouvrant « Le Refus » du recueil « Table rase » :
« Dans ce monde clos de morts
Où l’espoir enterre l’espoir
Il me reste le Refus
Pour survivre »
Ces vers disent à eux seuls le parcours libre et singulier du poète, de
son vrai nom Georges Schwartz ou Grzegorz Szarc, marqué du fer de
l’insoumission et de révolte contre toutes les formes d’oppression. Fuyant
la Russie de 1917 à l’adolescence pour la Pologne, puis la France en 1924,
il verra tous les siens disparaître à Auschwitz ; Grand résistant sous
l’Occupation, il deviendra médecin des pauvres après-guerre à Vitry. La
biographie établie par son fils pour Jacques Lacarrière en 2001 - « Soleil
d’insoumission » - le dit mieux que tout autre et par son seul titre le
grave à jamais. Les vers du poète sont forgés au fer rouge, des mots
écorchés, des aphorismes aux plaies béantes, stigmates de cette poésie
singulière et puissante. Écoutons encore ces vers venant refermer le
dernier recueil «Paroles d’assaut » :
« La pensée qui se pense
Dévore ses entrailles
Quand tout croule
L’Écroulement se fige
Infaillible est le regard
De l’Oubli qui survit »
Paul valet arrache sa force au désastre, au chaos et au néant, des
antinomies implacables, des mots incisifs, pour résister et survivre dans
une ultime et désespérée communion, tel un chemin de croix. Une poésie née
sur les cendres des moribonds et des morts-vivants. Ce sont les ultimes
cris du désespoir des rescapés et survivants qui s’y lisent. Musicien,
peintre, repéré par Henri Michaud, le poète se liera avec Eluard, Prévert,
mais aussi Char ou encore Cioran. Nul nihilisme ni dépit chez Paul Valet,
mais une force de vie aux racines nues, telle une épiphyte, cette orchidée
aux racines suspendues au-dessus du néant, un « courage d’exister » que
Sophie Nauleau souligne dans sa préface et qui aurait dû être le thème du
printemps des Poètes en cette année 2020. Qui mieux que Paul Valet
pourrait par ses vers nous dire cette force de poésie qu’il a fait sienne
en dépit de tout ?
« J’épelle dans le chaos
Ma liberté première
Ma poésie
Riposte à l’existence
Dernier rempart vivant
De l’insécurité
Puissant contrepoison
De toute prédication
Virus insupportable
Pour le néant souriant »
(Extrait de « Ma part » du recueil « La parole qui me porte »).
La poésie de Paul Valet est un gouffre abyssal où se crie dans le chaos un
élan vertigineux. Un chaos - « l’Élu du chaos», ainsi que le surnommera
son ami Guy Benoît - ou cet incommensurable « Vertige », titre qu’il
donnera au dernier recueil publié de son vivant, qu’il verra publié -
presque déjà de trop loin - la veille de sa mort ; Paul Valet s’éteindra
le 8 février 1987.
Cette dernière parution aux éditions Poésie/Gallimard consacrée à Paul
Valet, qui suit la parution en début d’année de « Que pourrais-je vous
donner de plus que mon gouffre ? » aux éditions du Dilettante, n’offre pas
moins de quatre recueils majeurs du poète, « Lacunes », « Table rase » et
« Paroles d’assaut » précédé de « La parole qui me porte », recueil qui
donne son titre à l’ensemble de l’ouvrage.
L.B.K.
Guy Goffette « Pain perdu », Nrf,
Gallimard, 2020.

L’homme ne cesse de questionner la valeur symbolique du pain dans notre
culture depuis qu’un premier paysan de l’orient lointain eut l’idée de
recueillir la farine de cette graminée sauvage afin de « réjouir le cœur »
comme le scande la Bible, un « panem nostrum » qui rime avec vie dans
notre mémoire. Quelle quête poursuit dès lors l’un des plus fameux poètes
contemporains lorsque son dernier recueil prend pour titre « Pain perdu »
? Une recette de vie, de l’enfance ? Poésie, assurément…
C’est en gare d’Épernay et de la Champagne crayeuse, que le poète aperçoit
sur le quai un pêcheur hissant avec peine sa barque, scène ouvrant vers
des horizons lointains sur les ondes, tout en demeurant dans son
compartiment, évasion quotidienne que les vers accompagnent comme un
voyage au long cours. Le temps précieux, un temps doré inaltérable, court
en filigrane dans la poésie de Guy Goffette. « Tempus fugit » aurait pu
dire « Ulysse à jamais ébloui », si Virgile ne l’avait fait pour lui
quelque temps, et vers, plus tard. Il s’agit alors d’« ouvrir la porte de
l’aube et suivre l’ivresse de son chien vers les collines qui délacent les
vertèbres d’un ciel trop longtemps pris aux grilles des forêts ». « Un
temps manœuvre dans le temps à quoi rien ne résiste » pour un printemps
précoce ; « Le temps nous use » confie encore le poète. Il peut être
compagnon de route, souriant ou ombrageux, mais poursuit toujours sa
course.
Lorsqu’il neige au dehors et que « l’aube piétine et regarde sa montre »,
quelques vers plus loin, « le temps manœuvre dans l’espace de l’hiver » ;
Comment rester lucide lorsque « nous avançons à tâtons dans le labyrinthe
des jours » ? Tout en ne voulant rien perdre et en ne gagnant rien ?
Souvenirs éperdus perdus comme un rubis
jeté dans l’herbe haute au fond des corridors
voilà bien la mémoire elle renverse tout…
(Les Cercles)
« Ite missa est », allez, la messe est dite, lorsque le destin frappe par
trois coups et que la scène de nos vies s’avère bien vide. Alors, il faut
faire le premier pas, celui qui fait mal, « dans le feu du matin ». Guy
Goffette, loin de se complaire dans la nostalgie dessille nos yeux sur ce
qui est précieux, trésors des enfants trop vite devenus adultes, « tous
nous reviendrons un jour dans la cuisine d’enfance »…
Redécouvrons alors cet « Art de peu », ces mots qui claquent et qui
brillent, « de bric et de broc », tout ce que la vie laisse à notre portée
– comme un « Pain perdu » – et que nous pourrons retrouver et goûter grâce
à la poésie de Guy Goffette !
Philippe-Emmanuel Krautter
"A la merci du désir" de Frederick
Exley, Éditions Monsieur Toussaint Louverture, 2020.

C'est une écriture cash ! Avec « À la merci du désir », Frederick Exley ne
laisse pas le lecteur bien tranquille dans ses pantoufles, il dépote et
parle de cette Amérique puritaine qui à littéralement explosé après la
guerre du Vietnam, mais aussi avant, dans la jeunesse de Exley
(1929-1992). « Je ne cesserai jamais de hurler à que point le monde des
années quarante et cinquante pouvait être étouffant, pétrifiant, à quel
point on sentait peser sur la moindre de nos paroles, le moindre de nos
actes, la moindre de nos pensées mêmes, une effrayante chape de plomb qui
nous menaçait des pires rétorsions pour tout acte ou toute pensée
atypique, à quel point nous finissions tous, d'une manière ou d'une autre,
par vendre nos âmes à cette rigide image puritaine que la société avait
d'elle-même... » Alors est-ce pour cela que Frederick Exley, auteur d'un
chef-d’œuvre qu'il déteste « Le dernier stade de la soif », pourtant
couronné en 1969 du prix Rosenthal - « Si l'on est pas écrivain, il est
difficile de comprendre avec quelle passion profonde on en arrive à haïr
sa propre création... Ce bouquin, cela faisait des années que je n'en
avais pas gardé un seul exemplaire dans un rayon de deux kilomètres autour
de moi... » - décide de nous raconter sa propre expérience, sa vie, par le
biais de la vie de son frère, « le Général », militaire qui souffre d'un
cancer en phase terminale et va mourir. Il est paranoïaque, alcoolique,
refusant rarement une dose de drogue, il a fait quelque séjours en hôpital
psychiatrique, il mène une drôle de vie où pratiquement rien de ce qu'il
pourrait prévoir ou vouloir dans ses moments de lucidité ne se passe en
réalité. Il fait des rencontres hallucinantes, se laisse embarquer dans
des amours impossibles, se fait manipuler par un Irlandais à moitié
dément, réclame son dû de sexe et d'amour, tombe amoureux frénétiquement
de nymphomanes, il est à un stade ou réalité et fantasmes se mélangent
joyeusement ou dangereusement, et le secours de sa psychiatre ne lui sauve
pas toujours la mise, voire jamais. Bref, il n'a pas de limites et vit
dans une sorte de colocation avec lui-même à la merci de ses désirs et des
dangers attenants... seul le sport, le football américain, lorsqu'il était
jeune, semble lui avoir apporté une illusion d'équilibre « Mon gourou,
c'était mon entraîneur de football au lycée... »
La famille, les relations avec la fratrie, la folie qui cogne à la porte,
les copains, les filles, les pulsions de tous ordres, incontrôlables, la
violence sociale de cette Amérique en déclin et sa jeunesse qui veut se
libérer, voilà cette vie couchée sur le papier ; Une vie donnée comme une
confession ou un testament…
Sylvie Génot Molinaro
Federigo Tozzi : « Les choses, Les
gens », Traduction de l'italien et postface de Philippe Di Meo, Éditions
La Baconnière, 2019.

Federigo Tozzi traverse le paysage littéraire italien comme un astre
éphémère, concluant le XIXe siècle et ouvrant le XXe, mort prématurément à
l’âge de 37 ans. Cette fugacité explique peut-être sa relative
méconnaissance hors des frontières de son pays, méconnaissance à laquelle
vient remédier une belle édition réalisée par Philippe Di Meo aux éditions
La Baconnière à Genève. 2020 marque le centenaire de la disparition de
l’écrivain, ses œuvres complètes en italien viendront également célébrer
cet anniversaire. Federigo Tozzi naît à Sienne en 1883 dans un milieu de
la petite bourgeoisie mais la disparition de sa mère et ses rapports
conflictuels avec son père marqueront à jamais son adolescence. Cette
fragilité cisèlera la plume de l’écrivain-poète en d’inoubliables
efflorescences dont le présent volume réunit quelques beaux fragments,
l’auteur ayant conçu une trilogie dont « Les Bêtes » paru de son vivant
constituait le premier volet, suivi de « Les choses » et « Les gens »
réunis dans cette présente édition. Auteur salué par le grand Italo Svevo,
la valeur de Federigo Tozzi commença à être soulignée à partir des années
60 en Italie, et nul doute qu’aujourd’hui en France, un grand nombre de
lecteurs trouveront dans ces pages le plaisir d’une écriture singulière et
d’une âme à la sensibilité bouleversée.
Le présent recueil débute par « Les choses », une réunion de fragments
épars qu’une surprenante lucidité éclaire dans les affres les plus
profondes pour celui qui avouait : « Nous avons en nous une existence
faite de musiques silencieuses qui donnent à nos mots la sonorité de notre
humanité individuelle… ». Cette sensibilité exacerbée permet au poète ces
fulgurances : « On entend naître les roses, derrière le mur ». Il y a une
beauté certaine chez Tozzi avec cette « Tristesse des choses que j’aime !
», une pénombre qui pourrait, à tort, être perçue comme une noirceur
irréversible. Car, ces nuages ne parviennent pas pour autant à dissimuler
cette couleur bleu turquin récurrente en ces pages, une espérance
azuréenne qui tient lieu de respiration à l’auteur. La nature est
omniprésente pour celui qui a grandi dans la campagne siennoise, une
nature qui s’immisce dans l’intimité de sa poésie à un point tel que cette
porosité laisse croire parfois à une disparition du sujet qui chancelle et
tremble jusqu’en ses plus intimes perceptions. Mais ce discours intérieur
réserve toujours des surgissements inattendus : « Là-bas, au loin, il y a
une écharpe de mer qui semble être une chose sèche ». Le rapport au sacré
est tendu, récurrent, fait d’attractions et de répulsions, une scansion
indicible et incontournable dont le poète ne saurait se départir. La
fragilité invite aux réunions des contraires, « Je sens en moi une ferveur
de réalité… », confie-t-il comme un testament dans ce questionnement
incessant du monde. Une écriture, un style et une profondeur dont Philippe
Di Meo a rendu toute la délicatesse avec ce beau volume d’aphorismes
poétiques et ciselés.
Philippe-Emmanuel Krautter
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Pier Paolo Pasolini : « Dialogues en
public » ; Traduction de François Dupuigrenet Desroussiles avec une
préface de Florent Lahache, Collection « penser-situer », Editions Corti,
2023.

Nous connaissions Pasolini poète, cinéaste, critique, romancier… mais une
autre facette se dévoile avec cette parution « Dialogues en public »,
celle d’un intellectuel de haut vol se prêtant à une correspondance
publique « en direct » dans l’hebdomadaire communiste Vie Nuove entre 1960
et 1965. Sans fards et avec une rare liberté de parole, l’homme de lettres
correspond spontanément avec des mineurs, de jeunes adolescents, des mères
de famille, des catholiques. Cette liberté de ton étonnera autant qu’elle
séduira… Car Pasolini en ces pages ne cède ni à la facilité et encore
moins à la démagogie. A ses correspondants qui lui reprochent parfois un
vocabulaire trop savant et des idées difficiles à saisir, l’intellectuel
répond sans hésiter qu’il leur faut faire un effort, que la condition
ouvrière ne saurait à elle seule justifier de les maintenir à un niveau
élémentaire. Ces lettres qu’il reçoit parvenues de l’Italie entière – à
l’image de ce Tour d’Italie que le cinéaste réalisa pour son enquête sur
la sexualité des Italiens – dressent un portrait vivant des années 60 par
le biais des interrogations des lecteurs du journal communiste.
Et si certains clichés du marxisme de l’époque peuvent, certes, ressortir,
ces échanges révèlent autant la personnalité des correspondants que celle
du prestigieux épistolier qui leur répond. Véritable mosaïque de la pensée
des années 60 vue par un intellectuel engagé, « Dialogues en public » ne
pourra que ravir les amateurs de l’écrivain-cinéaste et de l’Italie de
cette époque.
Joris-Karl Huysmans : « À Rebours
», édition de Pierre Jourde, Folio, Gallimard, 2022.

Avec « À Rebours », J.-K. Huysmans sonne en quelque sorte le glas du
naturalisme de Zola et ses proches porté jusqu’alors aux nues. Ce dernier
lui fit d’ailleurs cet amical reproche lors de la publication de l’ouvrage
en lui faisant remarquer, souligne Huysmans dans sa Préface écrite vingt
ans après le roman, qu’avec ce livre « je portais un coup terrible au
naturalisme, que je faisais dévier l’école… » ; Instillant, sans le savoir
exactement, les germes de ses futurs ouvrages dans chacun des chapitres,
Huysmans avec « À Rebours » pose de nouveaux jalons, rompant avec la
tradition, ce que certains de ses contemporains ne comprendront pas telle
la Revue des Deux Mondes qui compara « À Rebours » aux vaudevilles de
Waflard et Fulgence… Seul Barbey d’Aurevilly fut plus perspicace en louant
l’auteur et en reconnaissant : « Après un tel livre, il ne reste plus à
l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la
croix »…
« A Rebours » ouvre ainsi les fenêtres de la création littéraire pour un
auteur qui estimait étouffer dans son milieu et souhaitait secouer les
préjugés. Autant confesser que Huysmans réussit son pari, balayant
l’intrigue traditionnelle pour ouvrir autour du personnage central de son
héros, Des Esseintes, son roman à l’art, à la musique, la littérature, la
science, la théologie et bien d’autres domaines qui deviendront des
figures à part entière du roman…
Délaissant le naturalisme et ses intrigues traditionnelles et souvent
prévisibles, Huysmans plonge dans les arcanes de la névrose et de
l’esthétisme, des bas-fonds et des sublimes sommets incandescents à la
lumière d’un Baudelaire qu’il vénère et selon une poésie qui place
Mallarmé au panthéon des lettres. Écrit alors que l’auteur n’avait pas
encore opéré sa conversion au catholicisme, « A Rebours » anticipe
également sur un grand nombre d’ouvrages que le romancier écrira par la
suite et les dernières lignes de ce roman atypique font figure d’annonce
sans qu’aucune aile d’ange n’y soit pourtant présente : « Seigneur, prenez
pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat
de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que
n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! ». Quels sont-ils
ces consolants fanaux ? Huysmans en une inspiration prémonitoire nous en
montre les faux éclats à partir d’une vertigineuse plongée dans les affres
de l’esthétisme, joyaux pourtant déterminants qui seront repris par la
suite pour la plus grande gloire du Dieu de l’auteur.
Philippe-Emmanuel Krautter
Pierre Voélin : « Quatre saisons,
plusieurs lunes – Les poèmes trop courts », 112 p., 12 x 18 cm, Éditions
Empreintes, 2022.

Combien de lunes ont-elles ciselé ces vers épris de nature comme certains
de liberté ? Le poète Pierre Voélin (lire
notre interview) n’est point ici en quête de bucolisme, ni de cette
forme de poésie japonaise nommée haïku, même si certains chemins
parfois peuvent converger avec ceux de l’auteur de « Quatre saisons,
plusieurs lunes » :
« Juillet sur les bords de l’étang,
la pluie s’avance penchée
mais droit – et digne
le héron solitaire ».
Le poète semble plutôt attiré, telle la phalène vers la flamme, par
l’union de la forme et de l’instant, une quête subreptice qui opère par
touches diaphanes, la clarté n’est jamais loin, même en pleine nuit :
« A chaque lune d’allumer l’incendie !
Une fois le feu lancé, vite,
aux humbles feuillages
de l’éteindre »
Cette saisie de l’instant se manifeste en ces infimes moments du quotidien
que le poète traque tel l’entomologiste aux détours des forêts et jardins,
aux aguets de ces manifestations éternelles du fugitif. Sa démarche tient
également du peintre qui parvient à immortaliser parfois l’impermanence,
quête délicate dans laquelle Pierre Voélin excelle sans affect. Tous les
sens sont à l’affût de ces infimes bribes qu’il réussit à cristalliser
dans ses vers placés sous l’égide de Villon, de La Fontaine, de Nerval ou
encore Jean Grosjean. Une poésie où parfois des nuages se profilent et
quelques angoisses pointent, noirceurs vite dissipées par cette poétique
approche des éléments sublimés par le verbe.
Philippe-Emmanuel Krautter
« Mario Vargas Llosa : « L’appel
de la tribu », Coll. Folio, Gallimard, 2022.

Dans cet ouvrage « L’appel de la tribu », réédité aujourd’hui en Folio,
Mario Vargas Llosa (tout récemment élu à l'Académie française) nous donne à lire le portrait de sept penseurs ou
intellectuels décisifs ayant marqué ses propres convictions libérales. Des
économistes, bien sûr, Adam Smith et Hayek sans oublier Karl Popper, mais
aussi des intellectuels notamment français – on songe à Raymond Aron ou
encore à l’académicien Jean-François Revel ; des penseurs ou philosophes
libéraux également dont Sir Isaiah Berlin ou quelque peu plus connu, et
pour un libéralisme plus culturel, José Ortega y Gasset. Le libéralisme,
la libre concurrence, la liberté des marchés, le seul système ou mode de
pensée (économique, philosophique, moral…) capable, pour l’auteur, de
garantir la liberté et la démocratie : « …ce qui nous a le mieux défendus
contre l’inextinguible « appel de la tribu. », souligne d’emblée dans sa
préface Vargas Llosa.
Un ouvrage roboratif qui, quelles que soient les convictions du lecteur,
laisse à penser, à réfléchir, car derrière le terme même de libéralisme,
se cachent bien des variations, nuances, précisions, paradoxes ou même
contradictions assumées ou non. Sans céder à la facilité, Mario Vargas
Llosa mêle à grands traits et avec un rare bonheur vie et œuvres de ces
grands penseurs formant son panthéon libéral ; des figures majeures
révélant non seulement l’évolution du libéralisme – du père du libéralisme
avec Smith au néo-libéralisme, mais aussi le propre parcours intellectuel
et politique de Vargas Llosa, ce grand écrivain péruvien, Prix Nobel de
littérature en 2010. « Le parcours qui m’a mené du marxisme et de
l’existentialisme sartrien de ma jeunesse au libéralisme de ma maturité… »
écrit encore en sa préface Mario Vargas Llosa.
Sans adopter un style hagiographique, mais sans renoncer pour autant à une
approche parfois subjective ou à des anecdotes cocasses, l’auteur souligne
les thèses, points forts et faiblesses de ces auteurs libéraux ayant
chacun marqué de leur plume leur siècle, du XVIIIe avec Smith jusqu’au
XXe-XXIe siècle pour Jean-François Revel. En contrepoint, des pages ou
critiques des systèmes totalitaires, qu’il s’agisse du nazisme, marxisme,
communisme ou encore des intellectuels de gauche ; Un « appel de la tribu
» qui, selon l’auteur, verra l’individu disparaître englouti dans la masse
; un appel ou des convictions depuis longtemps abandonnées par Mario
Vargas Llosa. Se glissent ainsi dans ces pages, notamment celles
consacrées à Raymond Aron, des lignes acerbes et sans appel à l’encontre
de J.-P. Sartre, celui qui « déjà aveugle, hissé sur un bidon, (…)
pérorait aux portes des usines de Billancourt ».
Quelles que soient les convictions du lecteur, cet ouvrage au style
impeccablement fluide - et dont on ne peut que saluer la traduction par
Albert Bensoussan et Daniel Lefort, se laisse dévoré ou du moins si
agréablement lire.
L.B.K.
« Sénèque - Tragédies complètes" ;
Édition et traduction du latin par Blandine Le Callet, traduction inédite,
Collection Folio classique (n° 7143), Gallimard, 2022.

Si l’on connaît bien Sénèque pour son fameux De
Brevitate Vitae (De la brièveté de la vie), les tragédies du grand
philosophe stoïcien restent, il faut l’avouer, plus méconnues. C’est cette
lacune que vient combler avec bonheur la réunion des « Tragédies complètes
» de Sénèque en Folio par Blandine Le Callet avec une traduction inédite
et un appareil critique complet.
Paradoxalement, ces tragédies jouissaient d’une grande notoriété à la
période de la Renaissance avant de perdre les faveurs du public aux
siècles suivants. Et pourtant, ainsi que le souligne Blandine Le Callet en
préface, « Les tragédies de Sénèque apparaissent, en effet, comme de
véritables manifestes politiques et philosophiques, nourris du stoïcisme
de leur auteur et de son expérience du pouvoir ». Peut-être est-ce
l’une des raisons pour lesquelles ces œuvres parfois subversives ont pu
être écartées à une époque où l’absolutisme voyait d’un mauvais œil toute
critique du pouvoir ? Sénèque connaissait, en effet, intimement les
arcanes du pouvoir et ses noirceurs, cette fameuse « tête hideuse de la
Gorgone » qu’évoquait le théoricien du droit Hans Kelsen. Le philosophe
était le précepteur du jeune Néron qui sut rapidement se départir de la
sagesse de son mentor pour devenir le monstre que l’on sait (même si cette
dérive se trouve quelque peu atténuée par les recherches de ces dernières
années). Témoin vivant des intrigues de cet empereur responsable de folies
(on lui prête le fameux incendie de Rome en 64 dont l’empereur aurait jeté
la responsabilité sur les chrétiens), Sénèque a matière pour composer des
tragédies nourries de ces horreurs, véritable anthologie des sombres
turpitudes dont l’homme peut se rendre coupable.
Bien évidemment, il ne faut pas voir dans ces pièces ayant pour nom «
Œdipe », « Hercule furieux » ou encore « Agamemnon », un goût complaisant
pour le morbide, mais bien une invitation à la réflexion sur la nature de
l’homme et ses dérèglements. Soulignons que la noirceur de ces tragédies
révèle cependant en contrepoint la lumière qui peut entourer celles et
ceux qui consacrent leur vie à la philosophie et aux préceptes stoïciens
d’une vie simple.
En cela, et pour bien d’autres raisons, cette édition des Tragédies
complètes de Sénèque constitue une belle invitation à la sagesse, toujours
d’actualité…
A noter le remarquable travail réalisé par Blandine Le Callet en fin
d’ouvrage avec un précieux et volumineux dictionnaire de la mythologie
plus qu’utile à la pleine compréhension de ces tragédies.
Philippe-Emmanuel Krautter
Raymond Queneau : « Ma vie en
chiffres » ; dessins de Claude Stassart-Springer ; Fata Morga éditions,
2022.

Avec ces quelque vingt-quatre pages consacrées à une digression sur la vie
en chiffres, Raymond Queneau se joue des conventions sociales plus que des
équations dans lesquelles il excellait. Cet amoureux de sciences et de
pataphysique se révélait « à l’étroit dans le sens commun » ainsi que le
résume très justement Pierre Bergounioux en avant-propos à ce petit livre
soigné et illustré par les virevoltants dessins de Claude
Stassart-Springer.
Queneau s’amuse et nous divertit sur notre quotidien souvent trop pesant,
une apesanteur que l’écrivain et cofondateur du groupe Olipo se faisait un
plaisir de cultiver dans ses digressions byzantines. S’évader du quotidien
par le truchement de ses bizarreries, tel pourrait être le credo de
Queneau dans ce court récit.
Lorsque le narrateur se risque à évoquer sa vie selon le filtre des
chiffres, tout paraît soudainement étrange alors qu’il ne s’agit pourtant
que de notre propre quotidien. Le nombre de secondes occupées par notre
travail, les grammes d’azote, de carbone et ses deux croissants
religieusement absorbés chaque jour (5 372 croissants au 29 mars 1957…),
tout prend ainsi un autre éclairage sous la plume de Queneau trempée dans
l’encre numérique. Le tourbillon des chiffres s’emballe, devient prétexte
à quelques rencontres amoureuses que ne renierait pas Cervantes, pour
finalement livrer une autobiographie « trafiquée », le qualificatif étant
faible, même si l’exercice s’avère être d’une redoutable efficacité.
A découvrir dans cette exquise édition de 112 grammes exactement, soit un
peu plus de deux croissants !
Philippe-Emmanuel Krautter
Marcel Proust : « Lettres à Horace
Finally » ; Edition établie par Thierry Laget ; Avant-propos de Jacques
Letertre ; Collection Blanche, Gallimard, 2022.

Horace Finaly compte parmi ces grands banquiers d’affaires de
l’entre-deux-guerres ayant joué un rôle essentiel à la Banque de Paris et
des Pays-Bas. Curieusement, son nom tombé dans l’oubli resurgit
aujourd’hui par le truchement de son célèbre camarade de classe au Lycée
Condorcet, un certain Marcel Proust…
Devenu personnage de roman pour Giraudoux dans « Bella » et pour certains
identifié à Bloch dans la « Recherche », cet ami de toujours, disponible
alors que son agenda ne le permettait guère, aidera Proust dans les
problèmes rencontrés avec son encombrant compagnon de l’époque Henri
Rochat. Sollicitant les relations du banquier pour lui trouver un poste au
lointain Brésil, Finaly s’exécutera généreusement malgré les déconvenues
survenues par l’attitude de l’encombrant personnage, ainsi que le rappelle
Jacques Letertre en avant-propos.
Le présent recueil de cette correspondance inédite s’ouvre sur une lettre
datée de 1920, le reste de la correspondance de jeunesse étant
malheureusement perdue. L’auteur de la « Recherche » s’adresse à son «
cher ami d’autrefois et de toujours » en souvenir des années passées à
Condorcet. Proust au fil des lettres égrène ses chers souvenirs même si
les « espérances ne se réalisent pas », le passé n’étant jamais perdu pour
l’écrivain. La maladie de Proust, cloué maintenant la plupart du temps au
lit, est omniprésente, ce qui ne l’empêche pas pour autant de « caser »
son protégé loin de l’Hexagone grâce à l’influence et relations de son
vieil ami.
Pointent quelques traits d’humour « proustiques » ainsi qu’il se qualifie
lui-même. Rochat se trouve finalement envoyé en Amérique du Sud par Finaly,
au lieu de la Chine initialement prévue. Puis viendront les tendres et
touchants témoignages d’amitié lors du décès de l’épouse tant aimée
d’Horace en mai 1921, témoignages émaillés par les frasques de Rochat au
Brésil, sans oublier les multiples fièvres de la santé déclinante de
Marcel Proust au terme de sa vie. Durant ces derniers mois qui lui restent
à vivre, l’écrivain adressera en avril 1922 un dernier témoignage à son
ami de toujours sous la forme d’un envoi autographe sur la page de garde
du tome I de « Sodome et Gomorrhe » paru le même mois. Dans cette ultime
adresse, Marcel Proust, même s’il « n’aime pas mêler de la littérature à
un souvenir douloureux et vivant en moi » pense une dernière fois à son
fidèle ami sous le signe de l’amitié et du souvenir de sa défunte épouse.
Un vibrant et ultime témoignage un siècle exactement après la disparition
de l’écrivain.
Philippe-Emmanuel Krautter
« André Suarès – Vues sur
Baudelaire » ; Préface de Stéphane Barsacq, Coll. Portraits, Éditions des
Instants, 2022.

Comment ne pas saluer cet ouvrage « Vues sur Baudelaire » qui vient de
paraître aux éditions des Instants regroupant six textes, articles ou
préface, consacrés au poète maudit et signés de la main d’André Suarès ?!
Suarès, écrivain et poète assoiffé de liberté, vouera une admiration
indéfectible à Baudelaire ; il fera partie de son Parnasse avec Mallarmé
et Rimbaud, se disputant la première place avec Verlaine. Suarès sera,
surtout, l’un des premiers écrivains à consacrer au poète et à sa poésie
de véritables analyses ; études qu’il n’hésitera pas à renouveler sa vie
durant – le premier de ces textes paru dans « La Grande Revue » datant de
1911, le dernier de 1940. « Baudelaire est pour lui une figure tutélaire,
presque une obsession. » écrit André Guyaux dans « Le Baudelaire de Suarès
».
Mais, en ces écrits, Suarès n’entend nullement cependant livrer une
biographie ou une chronique nécrologique du poète disparu deux ans avant
sa naissance en 1868. Non, Suarès tourne et retourne autour de Baudelaire,
inaccessible et pourtant si fascinant, comme pour mieux entrer dans son
âme de poète maudit ou dans « ce pays de son génie » écrira Marcel Proust
dans « Contre Sainte-Beuve » ; c’est son « Cœur mis à nu » plus encore que
Suarès souhaite approcher, presque disséquer comme pour mieux en percer le
mystère. Baudelaire, « le plus nu et le plus vrai des poètes, en son temps
» écrira-t-il.
Et si bien des points de contact existent entre eux, Suarès se garde bien
pour autant de faire de mauvaises ou d’orgueilleuses projections ; non,
ici encore, il tourne, soulignant les multiples visages mais tenant ses
distances préférant rapprocher les plus grands astres entre eux : Keats et
Baudelaire, Baudelaire et Wagner. Baudelaire poète, mais aussi critique
d’art, puisqu’il « manifeste en tout cette nature noble et rare, faite
pour les plus hauts entretiens de l’intelligence, et pour les soucis de
l’art. » écrira encore André Suarès.
Convoquant Gracq, Bonnefoy, Pierre Jean Jouve et bien d’autres encore, ce
sont également quelques-uns de ces multiples portraits ou visages de
Baudelaire mais aussi d’André Suarès que Stéphane Barsacq a souhaité
livrer dans sa longue et riche préface. Le préfacier revient ainsi sur ces
incontournables thèmes que sont celui du double, Doppelgänger, si cher à
Dostoïevski, ou encore celui du masque renvoyant à Roger Caillois… mais
comment ne pas également songer à Jean Starobinski…
Dans ces jeux de miroirs, chaque grand écrivain, poète ou penseur ne
semble avoir échappé à cette fascination baudelairienne, à cette « Folie
Baudelaire » ainsi que l’a nommée Roberto Calasso et cet ouvrage
regroupant ces écrits d’André Suarès viennent avec une singulière
puissance en témoigner.
L.B.K.
A noter, également aux éditions des Instants, d’André Suarès : « Sur
Molière suivi de Clowns ».
Dexter Palmer : « Mary Toft ou La
reine des lapins », Éditions Quai Voltaire, 2022.

« Les lecteurs du présent ouvrage auront compris que j’ai traité mon sujet
avec la liberté du romancier : certains personnages incarnent des acteurs
de l’histoire vraie de Mary Toft et d’autres sont inventés… »
Nous voilà prévenus ! Un fameux mélange de réalité et d’imaginaire dans ce
conte réjouissant de Dexter Palmer nous projette dans un contexte
historique vrai, en plein 18e siècle, lorsque les cabinets de curiosités
médicales étaient un spectacle de foire où de pauvres personnes difformes,
naines, siamoises à deux têtes ou souffrant d’autres infirmités régalaient
l’imaginaire des populations des villes provinciales comme des capitales.
Londres in situ, lorsqu’un phénomène incroyable se produisit dans la
petite ville de Godalming et suscita toute l’attention de John Howard,
médecin et chirurgien de son état, ainsi que du jeune Zachary Walsh, le
fils du pasteur et apprenti médecin aux côtés du docteur Howard. Mary Toft
accouche dans d’atroces souffrances d’un lapin morcelé et démembré et
pleurant des larmes de sang d’après les dires de Joshua, son époux, venu
en catastrophe chercher le secours du bon docteur. À cette époque de
croyances et de légendes multiples, les interprétations pouvaient aller
bon train surtout lorsque « l’événement » ce reproduisit à intervalles
réguliers… « Peut-être allons aujourd’hui être témoins d’un prodige. » se
dit John Howard en préparant sa sacoche et embarquant avec lui son
apprenti. Là, Mary donna naissance à un premier lapin et le docteur aura
beau relire ses livres de médecine rien ne pourrait expliquer cette
anomalie de la nature. Le diable serait-il passé par là ? Nul ne saurait
le dire. Les prières ou incantations du pasteur n’eurent aucun effet et
laissent supposer que Mary si elle n’est pas possédée aurait peut-être un
don divin, supposition qui au fur et à mesure des nouvelles naissances de
morceaux de lapins dépassera les frontières de Godalming. Cette curiosité
arrive aux oreilles du Roi Georges qui demande alors expertises et
rapports à différents médecins londoniens dépêchés sur place, et qui
finirent sur ordre royal par faire venir à Londres cette curieuse femme
pour études et observations médicales approfondies. Si elle était déclarée
miraculeuse, qu’au moins cela se passe au plus près du Roi. Ainsi Mary,
son mari, John et Zachary partent pour Londres, après que les journalistes
du British Journal se soient mêlés du sujet en publiant quelques articles,
on pourrait alors dire que c’est ainsi que les ennuis commencèrent pour
John Howard mais également pour Mary Toft.
Dexter Palmer nous fait partager à la fois les recherches et explications
médicales des plus douteuses aux plus sérieuses ainsi que le pouvoir de
l’imagination populaire. Tout le monde veut avoir un avis sur cette
étrangeté, des avis qui baignent dans des croyances et des illusions qui
font la richesse de ceux qui exploitent la crédulité des plus naïfs. On
aimerait tant que ce soit vrai et en même temps, qui, sinon le diable
autoriserait cela ? Réalité, supercherie ou miracle ? « L’affaire Toft
agissait comme une sorte de turbine, attirant à elle vérités et mensonges
et les mélangeant tant et si bien que toutes choses étaient vraies et
aucune ne l’était. » Écrit comme une aventure et enquête étayée de la
véritable histoire de Mary Toft dont l’auteur nous conseille dans une
bibliographie très fournie, la lecture d’articles et de confessions de
Mary Toft alors qu’elle était retenue dans les geôles de la prison de
Bridewell, ce roman/conte raconte dans ce 18e siècle cette éternelle
histoire où les hommes de science, de religion et autres recherchent la
reconnaissance, la notoriété, et ce presque à n’importe quel prix. Et rien
n’interdit d’y trouver une forte résonance actuelle… « En quoi
importe-t-il qu’une assertion ne soit pas prouvée, s’il se trouve assez
d’individus pour croire en sa vérité ? » CQFD
Sylvie Génot Molinaro
Alain Dulot : « Tous tes amis sont
là », Editions La Table ronde, 2022.

« Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! » Ainsi commence le
célèbre poème « L’enterrement » de Paul Verlaine.
« C’est alors que du silence jaillit une voix. Une voix de femme, une voix
qui porte, ardente et claire celle-là… Cri déchirant en ce qu’il déchire
le dernier silence, et pourtant cri d’exultation : six mots, six pauvres
mots surgis du fond d’un cœur et jetés au vent et à l’Histoire :- «
Regarde, tous tes amis sont là !... » crie Eugénie Krantz,
l’ex-courtisane, la pocharde de la rue Saint-Jacques, mégère de la rue
Descartes, harpie épiant sa rivale, la femme détruite par les alcools et
les années… ».
Eugénie, dernière compagne de Paul Verlaine, aujourd’hui au cimetière des
Batignolles. Oui, tous les amis de Verlaine, le « Prince des poètes »,
sont là, suivant le cortège mortuaire, ce vendredi 10 janvier 1896, à
travers Paris. Deux jours avant, le mercredi 8, Paul Verlaine surnommé «
le Villon des temps modernes » meurt chez lui au 39 rue Descartes, Paris
où il s’était installé quelques semaines plus tôt avec sa compagne,
Eugénie Krantz. Alain Dulot fait parler les hommes qui ont entouré
Verlaine de son vivant, qui l’on soutenu, aidé financièrement,
affectivement et admiraient son œuvre poétique si nouvelle, si moderne, si
dérangeante, si loin de l’académique… Oui, l’académie où comme Baudelaire,
il ne sera jamais admis, car les mœurs de ce poète n’ont jamais été du
goût des immortels. Qu’à cela ne tienne, l’hommage, le vrai se joue ici, à
travers les rues de Paris, où se masse une foule de gens, des curieux
comme tous ceux et celles qui savaient qui tu étais, toi à qui Victor Hugo
mort dix ans plutôt, écrivait après avoir lu les Poèmes saturniens : « Une
des joies de ma solitude, c’est, Monsieur de voir se lever en France, dans
ce grand dix-neuvième siècle, une jeune aube de vraie poésie. Toutes les
promesses de progrès sont tenues et l’art est plus rayonnant que jamais(…)
Certes, vous avez le souffle. Vous avez le vers large et l’esprit inspiré.
Salut à vos succès. »
L’auteur lui-même, Alain Dulot, se mêle à cette foule qui défile dans ces
rues parisiennes où se sont déroulés tant d’événements de la vie du poète,
sa mère, ses études, ses amours, ses souleries, ses amitiés, ses
publications, les critiques de certains, ses moments intimes ou publics
jusqu’à sa mise en abîmes, ses dérives, la maladie et la mort, celle qui
est si banale qui que l’on soit. L’auteur est aux côtés des amis fidèles,
comme François Coppée, Edmond, Lepelletier, Catulle Mendès, Robert de
Montesquiou, Mallarmé, Frédéric-Auguste Cazals, Albert Cornuty et tant
d’autres qui soutiennent Eugénie et Charles, seul Georges, son fils n’est
pas là… Les fantômes de Rimbaud et Baudelaire survolent la cérémonie, les
discours flottant dans les limbes verts de l’absinthe pour l’éternité.
« Vous êtes prié d’assister au convoi, service et enterrement de M. Paul
Verlaine, poète, décédé le 8 janvier 1896, muni des sacrements de
l’Église, en son domicile, rue Descartes, 39, à l’âge de 52 ans, qui se
feront le vendredi 10 courant, à dix heures très précises, en l’église
Saint-Etienne-du-Mont, sa paroisse. De profundis
On se réunira à la maison mortuaire.
De la part de M ; Georges Verlaine, son fils, de M. Charles de Sivry, son
beau-frère, de son éditeur, de ses amis et admirateurs.
L’inhumation aura lieu au cimetière des Batignolles. »
Ainsi commence ce roman touchant d’Alain Dulot, ainsi s’achève la vie de
Paul Verlaine.
Sylvie Génot Molinaro
John Ruskin : « Écrits naturels »
; Illustrations de John Ruskin ; Préface, traduction et notes de
Frédérique Campbell ; Livre broché, 12 x 18 cm, 224 pages, Éditions
Klincksieck, 2021.

Belle initiative des éditions Klincksieck et Frédérique Campbell que de
rendre disponible ces courts textes du grand poète et critique d’art
anglais John Ruskin (1819-1900). L’auteur, bien connu pour son célèbre «
Les Pierres de Venise », cultivait également un jardin secret avec
l’observation de la nature. La géologie, la botanique et la zoologie
avaient très tôt attiré la curiosité de cet esprit vif à l’analyse
pénétrante. Ces « Écrits naturels » regroupent justement quatre textes
accompagnés d’un appendice mettant en avant cet attrait fécond pour
l’Histoire naturelle. Celui dont le regard aiguisé sur les arts avait
attiré l’attention et l’admiration d’un Oscar Wilde et d’un Marcel Proust
s’intéressait également aux choses de la nature tels les Arachnés, le
rouge-gorge, le crave à bec rouge ou encore les ondes vivantes. Cette
étonnante diversité - dans l’esprit victorien tout en demeurant opposé au
darwinisme ambiant – force l’admiration non seulement pour le fond, mais
surtout la forme, tant le style de ces conférences s’avère ciselé de
manière cristalline, ce qu’a admirablement rendu Frédérique Campbell dans
sa traduction.
Nathaniel HAWTHORNE : “La Lettre
écarlate”, Coll. Totem roman, Éditions Gallmeister, 2021.

Nathaniel Hawthorne naquit en 1804, il publia « La lettre écarlate » en
1850. Il traversa le 19e siècle, avec tous ses événements politiques et
culturels, tout en publiant quelques livres. Celui-ci fut son
avant-dernier et le voici réédité aujourd’hui dans une nouvelle traduction
par François Happe.
Sur la place du marché de cette petite ville de Nouvelle- Angleterre, une
jeune femme Hester Prynne et sa toute jeune petite fille Pearl, font face
à la foule, huées, vilipendées, insultées, mises au banc de cette société
pieuse et puritaine à souhait dans les apparences sociales. Elle aurait
même pu être condamnée à une mort certaine pour son forfait, avoir mis au
monde, en prison, une enfant dont elle continue de taire qui fut le père
alors qu’elle était liée par le mariage avec un homme bien plus âgé
qu’elle et absent depuis son arrivée en Nouvelle-Angleterre. Mais
va-t-elle avouer ? Non, alors elle se retrouve affligée d’une lettre
brodée sur sa robe, une lettre rouge écarlate « Sur le corsage de sa robe,
apparut, en belle étoffe rouge, rehaussée d’une broderie délicatement
élaborée et d’extraordinaires arabesques en fil d’or, la lettre A », plus
brûlante que si elle avait été marquée au fer sur sa peau blanche et
douce, un A comme adultère qu’elle portera visible de toutes et de tous,
reconnaissable comme la pécheresse qui rappellera à tous le péché de
chair… Fantasme pour les uns et les autres, mais bien enfouis dans les
prières et les confessionnaux. Elle partira vivre dans une petite
maisonnette en bordure de forêt où elle éduquera se fille ange ou démon,
et où elle brodera pour les autres, de ses mains agiles de magnifiques
broderies de cérémonies. Elle portera sa lettre bien plus comme un bijou
que comme une marque d’infamie gardant longtemps son secret, celui du père
de son enfant, jusqu’ au jour où son vieux mari réapparut sous le nom de
Roger Chillingworth, médecin de son état. « Je te demande une chose, toi
qui fus ma femme, poursuivit le savant. Tu as gardé le secret de ton
amant. Garde le mien également ! Personne dans ce pays ne me connaît. Ne
souffle à âme qui vive que tu m’as jamais appelé ton mari ! » En jurant,
Hester ira-t-elle au-devant de sa perte, la vengeance de ce mari
sera-t-elle plus déterminée ?
À travers ce récit qui décrit la société de cette époque, le pouvoir de la
religion et les terreurs qu’elle pouvait engendre, l’histoire d’amour
impossible à découvrir, les conséquences de l’inconséquence des troubles
intérieurs de la nature humaine, les choix d’une vie de femme libre,
Nathaniel Hawthorne donne à lire un extraordinaire roman sur fond de
vérité mêlant croyances, mythe, réalité et machiavélisme qui porte l’envie
de vivre ou de mourir à son firmament. Se pourrait-il qu’il s’agisse juste
d’une légende ? Un ouvrage qui fut salué en son temps par Melville, Poe ou
encore James.
Sylvie Génot Molinaro
Paul Valéry : « Regards sur la mer »,
Éditions Fata Morgana, 2021.

Merveilleux opuscule paru aux éditions Fata Morgana offrant à la lecture
l’écrit « Regards sur la mer » de Paul Valéry. Dans une édition soignée et
joliment illustrée par Paul Valéry lui-même, le lecteur retrouvera en ces
pages toute la délicatesse et la poésie de l’auteur. Ce dernier face à la
mer déplie sa pensée suivant vents et marées. Des idées qui naissent de «
l’onde et de l’esprit ». La vie des ports, l’horizon, les brises et les
vents libèrent une poésie au gré non du regard mais des « Regards sur la
mer ». « Comment se détacher de tels regards ? » se demande le poète
poursuivant cette « rêverie à demi-savante ». Magie de la pensée lorsque
les mots rencontrent la houle, les vagues et l’infini… Un merveilleux
texte du poète sétois, publié en collaboration avec le musée Paul Valéry,
et dans lequel se déploie son amour de la mer, du sud et de la
Méditerranée.
« Paul Valéry –
L’homme et la coquille et autres textes », Folio Sagesse, Gallimard, 2021.

Un Folio Sagesse regroupant trois textes, Paul Valery (1871-1945) y
déploie - que ce soit sur les mythes, les rêves ou sur ce fameux
coquillage, toute la finesse et la poésie de sa pensée. Dans « Petite
lettre sur les mythes », lettre adressée à une amie et extraite de «
Variétés II » , l’auteur enchante par son recul et son humour sur cette
délicate question « Qu’est-ce qu’un mythe ?» « L’homme et la coquille »,
texte issu de « Variétés V » entraîne le lecteur dans un délicat
émerveillement, celui que n’a eu de cesse d’appréhender et de comprendre
Paul Valery, la nature et le fonctionnement de la pensée, notamment
lorsque cette dernière s’empare d’un coquillage… « (…) sous le regard
humain, ce petit corps calcaire creux et spiral appelle autour de soi
quantité de pensées, dont aucune ne s’achève… » souligne Paul Valéry.
Louise Labé : "Œuvres complètes"
Édition de Mireille Huchon, Bibliothèque de la Pléiade, n° 661, 736 pages,
ill., rel. Peau, 104 x 169 mm, Gallimard, 2021.

L’identité de la poétesse Louise Labé demeure quelque peu mystérieuse,
cette femme ayant vécu au XVIe siècle et se serait fait passer pour un
homme, militaire de surcroît, afin de suivre son amant au siège de
Perpignan… Mais son œuvre poétique demeure quant à elle plus certaine et
fait aujourd’hui l’objet d’une édition soignée par Mireille Huchon dans la
collection de La Pléiade. Personnage débordant de vitalité et de passions,
Louise Labé a su retranscrire ce goût pour la vie en des poèmes sensuels.
Qui n’a jamais entendu ces quelques vers encore osés à nos oreilles «
Baise m’encor, rebaise-moy et baise » ? Mais la poésie de Louise Labé
ne se résume pas à une truculence impertinente, tant s’en faut. Sa poésie
s’inscrit dans le contexte d’un cercle de lettrés de l’École lyonnaise
comptant des poètes connus tels Maurice Scève et Pernette du Guillet.
Ainsi que le souligne Mireille Huchon en introduction, Louise Labé se fait
écho des chants de Sappho, chants de désir ardent. Quelques digressions
féministes animent la dédicace alors que ses détracteurs eurent tôt fait
de déplorer sa trop grande liberté nuisant à sa réputation. Parallèlement
aux pièces poétiques qui établiront définitivement sa notoriété, ses
œuvres comprennent également des « Escriz de divers Poëtes » rendant
hommage à la poétesse. Le lecteur réalisera ainsi que ce personnage entre
histoire et légende fait l’objet de riches éclairages, tel un diadème
révélant des facettes différentes. Chaque siècle depuis leur redécouverte
au XIXe s. révélera chacune d’entre elles, signe de la complexité du
personnage et de son œuvre.
Le recueil de Louise Labé s’inscrit en une période faste de la fin de
règne de François Ier, protecteur des arts. Cette richesse se ressent à
chaque instant de ces poésies et autres textes dont il importe peu de
traquer la plume exacte. Il demeure en effet que cette poésie ne cherche
qu’à s’épanouir entre références antiques et humanistes. Incandescence et
pénombre alternent dans les Sonnets de Louise Labé ainsi que le révèlent
ces quelques vers :
« Tant que mes yeux pourront larmes espandre,
A l’heur passé avec toy regretter :
Et qu’aus sanglots et soupirs resister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre »
Florilège et portraits accompagnent cette poésie et prose d’avant-garde,
en éclairent la portée, portée d’un siècle ouvert aux novations, telles
celles apportées par la « Belle Cordière » et autres plumes.
Gianfranco Calligarich : « Le
dernier été en ville » ; Traduit de l’italien par Laura Brignon, NRF,
Éditions Gallimard, 2021.

« Le dernier été en ville » signé de Gianfranco Calligarich, écrivain et
scénariste italien, est un roman offrant une puissance d’attachement rare.
Un roman dans lequel on entre dès les premières pages et qui sait à
merveille tenir son lecteur jusqu’à la fin. L’auteur y développe un style
bien à lui, décontracté à l’image de son narrateur, mais non dénué pour
autant de profondeur, et surtout d’humour. Le récit se déroule dans les
années 1960, à Rome, dans cette Rome qui se désillusionne et voit les
années d’insouciance de la Dolce Vita s’éloigner…
Léo Gazzara, d’origine milanaise, vit tant bien que mal de piges dans
quelques journaux romains. Gianfranco Calligarich laisse glisser avec
beaucoup de talent son lecteur dans le désarroi et désœuvrement de son
narrateur. Des journées de déprime faites plutôt de nuits, de bars romains
et d’alcool. Tristesse, mélancolie, angoisses et douleurs hantent ses
jours, et entre intellectuels et cercles mondains, Léo tente de surnager
et de trouver désespérément un sens à sa vie désordonnée…
« Le dernier été en ville », premier roman de Calligarich, traduit
aujourd’hui en langue française par Laura Brignon, fut publié pour la
première fois en Italie en 1973. L’auteur nous promene dans les multiples
quartiers, rues et célèbres places de Rome, dessinant une ville
contrastée, ensommeillée ou brulante, écrasée sous des pluies orageuses ou
immobile… Rome, à la fois énigmatique et sous le sceau de la solitude de
Léo, mais demeurant le point d’ancrage de la dérive du narrateur et du
roman. La Ville Éternelle saura-t-elle pour autant sauver du naufrage Léo
Gazzara ? À moins que ce ne soit la belle mais tout aussi énigmatique,
imprévisible et évanescente Arianna ?
Mais, l’auteur sait qu’un récit n’est jamais aussi simple, que la marquise
sort toujours à cinq heures… Et si la fantasque Arianna bouleverse le
morne quotidien de Léo, c’est aussi pour mieux savoir en disparaître. «
Elle est belle, très cher, et les gens beaux sont toujours imprévisibles.
Ils savent que quoi qu’ils fassent ils seront pardonnés. », lui avait
pourtant dit Viola. Faudra-t-il renoncer pour autant à cet amour éperdu ?
Y survivra-t-il ?
Un récit où l’amour côtoie le vide existentiel, une lutte sans merci entre
désœuvrement et boutades exquises que livre un roman ayant, presque 50 ans
après, gardé toute sa plaisante et puissante force d’attraction.
L.B.K.
Jean d’Amérique : « Soleil à
coudre », Éditions Actes Sud, 2021.

Jean d’Amérique est poète. Son récit transpire cette forme de langage
jusque dans les facettes les plus sombres des hommes. Les personnages de
ce premier roman n’y échappent pas, tant de mots, tant de douleurs, tant
de violence… mais toujours à travers un chemin de poésie, entre romance et
fable moderne, de celle de la bouche qui dit et de l’oreille qui écoute. «
Tu seras seule dans la grande nuit. Ce n’est pas la première fois que
j’entends cette phrase. Elle démange mes veines. J’ai toujours cherché,
cherche encore, à saisir son sens. Papa me la répète souvent, ça coule
dans sa fureur contre moi comme le fil d’un destin tendu à ma gorge. »
C’est ce qui berce l’esprit de cette jeune fille, personnage principal,
que l’on nomme Tête Fêlée. Fleur d’Orange, sa mère, vend son corps pour
subvenir à leurs besoins, boit beaucoup aussi et un jour elle disparaît…
Que restera-t-il de cette mère ? Un fantôme ? Un rêve ? Un cauchemar ?
Va-t-elle avoir la même vie que sa mère ? L’école va-t-elle la sortir de
ce bidonville crasseux ? « Dans ma tête, je refais le cercle de ma vie,
imagine tous les trous où je pourrais m’effondrer pour dormir, me défaire
du monde pour quelques heures. Cela ne suffit pas… La nuit arrose mes
cauchemars jusqu‘au bout du matin.» C’est la violence du bidonville, des
gangs, des cracs qui font faire des actes terribles, et d’un chef, Ange de
Métal, qui n’en peut plus de se croire supérieur et qui entraîne dans sa
chute ceux qui l’admirent autant que ceux qui le craignent. Le père de
Tête Fêlée lui aussi en fait parti. Un jour il va commettre quelque chose
d’irréparable pour le cœur de Tête Fêlée. Un vol, une agression sur une
jeune fille qu’aime profondément Tête Fêlée et qu’elle nomme Lune. «
T’aimer est le plus court chemin vers la vie. J’avance. J’ai, chaud en
moi, le souvenir de chacun de nos regards, chacun de nos battements
communs, reste encore vif en moi, ce moment où l’on s’est frôlées la
semaine dernière, quand tu sortais de la classe au bras de ton père. Et ce
jour où tu t’es réfugiée sur ma poitrine… J’entends encore sonner les
cloches de ton cœur. J’en tremble… »
À quel moment alors tout ce qui fait planer s’écroule pour ne jamais être
de nouveau en suspension dans les airs ou échapper à une réalité trop
dure… Que tout chavire pour toujours…
Se laisser aller à se perdre soi-même dans ce texte et devenir comme Tête
Fêlée, essayer de s’échapper pour survivre, supporter, et puis vivre un
jour peut-être, ailleurs… Ivre de colère et d’amour, ivre de plusieurs
vies en une et chercher la meilleure pour continuer. « Fuir ce monde mal
parti, échapper à ces plaies qui marquent les interstices du rêve, être au
moins un cri dans l’abattoir : je ne périrai pas dans ce sanglant contrat
des hommes… Tu seras seule dans la grande nuit… »
Sylvie Génot Molinaro
« Une femme nommée Shizu » et « Le
fleuve sacré » de Shûsaku Endô ; Traduits du japonais par Minh
Nguyen-Mordvinoff ; Folio, Gallimard.

Voici deux titres qui réjouiront assurément les amateurs
avertis de littérature japonaise : « Une femme nommée Shizu » et « Le
fleuve sacré » de Shûsaku Endô (1923-1996), l’un des plus grands écrivains
japonais du XXe siècle.
« Une femme nommée Shizu » regroupe dix nouvelles, plus ou moins longues,
mais toutes révélant à leurs manières les grands thèmes de prédilection de
Shûsaku Endô. La honte, le remord et le péché ; la vieillesse et la mort ;
la persécution des chrétiens, prêtes occidentaux ou japonais convertis au
christianisme de la fin du XVIe siècle jusqu’à l’ère Meiji, un thème qui
sera au cœur de ses plus grandes œuvres dont certaines seront portées par
de nombreux réalisateurs au cinéma notamment « Silence » adapté par
Masahiro Shinoda et Martin Scorsese. (lire
notre chronique)
L’écrivain japonais n’a eu de cesse, en effet, de regarder, d’approfondir
et ciseler, telles les facettes d’un mystérieux diamant, le sens que
l’homme pouvait apporter à la douleur que celle-ci soit physique ou
psychique, à la foi, la conversion, le pardon, voire au reniement ou à
l’apostasie. Des sujets forts, ancrés dans la chair de l’homme qui
interpellent et questionnent le lecteur à chaque nouvelle… Shûsaku Endô
n’oublie pas non plus l’amour, mais souvent avec ce même absolu qui
l’obsède, tel l’amour de cette femme qui passera sa vie à attendre et à
rêver de l’homme qu’elle aime et qui donne avec beaucoup de justesse son
nom « Une femme nommée Shizu » à ce beau recueil.

Dans « Le fleuve sacré », paru en 1993, Shûsaku Endô change de décors et
de paysage pour l’Inde. Là, un groupe de touristes japonais accompagné de
leur guide vient découvrir l’Inde et le Gange. De voyage touristique, ce
dernier prendra vite les couleurs d’un voyage spirituel où chacun y
interrogera son passé et sa vie. La belle Mitsuko se souviendra de cet
étudiant, devenu depuis prêtre, qu’elle séduisit, jeune, à l’université et
que lâchement elle abandonna ; Kiguchi ne pourra, lui, chasser de ses
pensées ce qu’il dut, pour survivre, accepter de faire pendant la guerre
de Birmanie… Nous retrouvons en ces pages les grands thèmes majeurs de
l’auteur, les dilemmes posés par la vie, le remord et le péché, les
religions et croyances, la mort et l’amour, cette profondeur qui ont fait
toute la notoriété littéraire de Shûsaku Endô. Dans ce pays où le sacré
est partout, où la mort habite les rives du Gange, chacun pourra-t-il
retrouver la paix de l’esprit ? Isobe demeurera-t-il fidèle à la promesse
consentie à son épouse disparue de la rejoindre dans sa prochaine
réincarnation ?... Un grand roman japonais sur les rives du Gange, le
fleuve de la réincarnation.
L.B.K.
Rye Curtis : « Kingdomtide »,
Éditions Gallmeister, 2021.

« J’ai cessé de formuler le moindre jugement sur quiconque, homme ou
femme. Les gens sont ce qu’ils sont, et je ne crois pas qu’il y ait
grand-chose à dire sur la question. Il y a vingt ans, j’aurai pu avoir une
opinion différente, mais à l’époque, j’étais une Cloris Waldrip
différente. J’aurai pu continuer à être la même Cloris Waldrip, celle que
j’avais été pendant soixante-douze ans, si je n’étais pas tombée du ciel
dans cet avion le dimanche 31 août 1986 ? C’est stupéfiant de constater
qu’une femme peut approcher la fin de sa vie et découvrir qu’elle se
connaît à peine elle-même. »
Que s’est-il passé ce dimanche 31 août 1986 ? Juste le crash de ce petit
avion piloté par Terry qui devait emmener le couple Waldrip pour une virée
de quelques jours de vacances où ils n’arriveront jamais… C’est Cloris
Waldrip elle-même qui raconte son épopée, sa survie dans cet endroit si
peu accueillant pendant de longues semaines. Elle se rappelle de tout ou
pratiquement, du moment quand elle a appelé à l’aide avec la radio de
l’avion sans savoir si quelqu’un l’entendrait, les ressources incroyables
qu’elle a trouvées au plus profond d’elle jusqu’à sa sortie de cet enfer
paradis où elle y a rencontré un ange gardien ou un fils de Satan… Qui
sait ?
Il y a un ranger qui aurait vaguement entendu un appel et qui le fait
savoir au ranger Debra Lewis, aimant le merlot plus qu’il n’en faut, mais
qui résolue à la secourir car persuadée que cette Cloris a survécu à
l’accident, et elle y mettra beaucoup d’énergie et de temps, çà du temps
elle en a, mais il y a urgence…
Ce premier roman de Rye Curtis est aussi le récit de plusieurs personnages
qui se cherchent, se télescopent, se séparent ou cherchent à survivre à
leur vie en parallèle de cette vieille dame perdue dans cette montagne du
Montana qui elle aussi cherche à survivre et se découvre si différente de
ce que sa vie d’avant lui proposait d’être. Dépasser ses limites, remettre
en cause son statut de civilisé, devenir une bête sauvage, choisir ou pas
de revenir à la vie avec les cicatrices et blessures qu’auront laissées
ces semaines d’errance. « C’est singulier comme l’esprit humain
s’accroche. Un individu peut s’habituer à une situation, même si cette
situation a pu d’abord lui paraître intolérable. » Roman initiatique, «
Kingdomtide » est un récit parfois bizarre souvent drôle, tendre et
humain.
Sylvie Génot Molinaro
« Les Tortues » de Loys Masson ;
Préface d’Éric Dussert ; Coll. L’alambic, Éditions de L’Arbre vengeur,
2021.

Avec pour seul titre, comme une mortelle ou fatale carapace, « Les Tortues
», c’est un fascinant roman signé Loys Masson, poète et écrivain mauricien
disparu en 1969, que nous proposent aujourd’hui les éditions de « L’Arbre
vengeur ». Paru en 1956, largement salué par la critique, l’auteur relate
par la voix du narrateur l’histoire à la fois incroyable, captivante et
monstrueuse vécue « par l’un des derniers aventuriers que connut notre
monde ».
Une aventure dont se souvient le narrateur maintenant dans ses vanilliers
et qui a commencé lorsqu’il s’est embarqué, encore jeune, à bord de la
Rose de Mahé, un voilier faisant contrebande de tout… Et parce qu’il y eut
alors, plus tard, les Seychelles, parce qu’il y eut aussi cette foutue et
horrible épidémie de variole, parce qu’il fallait bien un alibi au
capitaine Eckardt pour mettre la main sur ce fabuleux trésor… Il est
aujourd’hui avec Bazire le seul survivant. Bazire avec ses deux longs
rictus de chaque côté de sa bouche sans lèvres. Mais, comment reparler
avec lui de cet obsessionnel cauchemar, de cette cargaison, de ces atroces
tortues géantes, cuirasses aux yeux maléfiques ?
Loys Masson, résistant, chrétien et communiste, rédacteur en chef un temps
aux Lettres françaises, adopte pour ce fascinant récit comme pour mieux
saisir et piéger son lecteur un style narratif crescendo, tel le rêve
prémonitoire que fit le narrateur adolescent. « Et soudain tout ce qui
m’entourait, par un détail ou un autre, empruntait une analogie à la
tortue – j’étais assiégé, pressé, enveloppé par un monde de tortues, une
éternité de tortues ; je hurlais et me réveillais. Mais l’angoisse avait
été telle que la fièvre bientôt surgissait. » Lugubres augures que rien
dans le récit ne pourra conjurer...
Les références bibliques y sont nombreuses, et les tortues que le
narrateur hait plus que tout y sont plus horribles et monstrueuses encore
que le serpent. Mais, si nous sommes certes loin de la fameuse et
précieuse tortue de Robert de Montesquieu ou de celle plus littéraire de
Huysmans, on ne saurait cependant à la lecture de ce roman oublier que
Loys Masson était aussi un grand poète, et nombre de passages nous le
rappellent. Bien plus, la force obsessionnelle et fascinante du récit
impose aussi de reconnaître qu’il fut aussi un grand romancier. Aussi,
est-ce fort injustement que Loys Masson soit aujourd’hui quelque peu
oublié. Pourtant, il fut en son temps sans réserve comparé à Herman
Melville – dont il s’inspira pour ce roman, et à Conrad. Avec « Les
Tortues », souligne Éric Dussert dans sa préface, « son importance
s’impose avec fulgurance. On constate que sa littérature est libre et
puissante comme une mer démontée, et que, comme un orage équatorial, elle
balaye les idées préconçues ».
On ne peut donc que saluer cette belle initiative des éditions de l’Arbre
vengeur de rééditer « Les Tortues » et de permettre ainsi aux lecteurs non
seulement de redécouvrir ce roman des plus captivants, mais aussi son
auteur, Loys Masson.
L.B.K.
Peter Swanson : « Huit Crimes
parfaits », Éditions Gallmeister, 2021.

Le crime parfait… C’est bien ce que voudrait concrétiser chaque criminel,
que ce soit un fantasme ou une réalité, non ? Peut-on se retrouver
soi-même pris au piège de ce désir ? C’est peut-être ce qu’il pourrait
arriver au personnage principal du nouveau roman de Peter Swanson dont le
titre « Huit crimes parfaits » sonne déjà comme un gros titre de presse de
faits divers. Seulement, il y a une enquête ouverte sur une possibilité de
crimes en série, qui elle n’a rien d’un article pour journal à ragots… «
La porte d’entrée s’ouvrit et j’entendis l’agente du FBI taper ses pieds
sur le paillasson. La neige commençait juste à tomber et une rafale d’air
lourd s’engouffra à l’intérieur du magasin. La porte se referma derrière
l’employée fédérale. Elle devait être à deux pas lorsqu’elle m’avait
appelé car cela ne faisait pas plus de cinq minutes que j’avais accepté de
la rencontrer. J’étais seul dans la librairie. Je ne sais plus très bien
pourquoi j’avais décidé d’ouvrir ce matin. » Je, c’est Malcom Kershaw,
propriétaire de la libraire Old Devils, spécialisée dans les livres
d’occasion et neufs. Pourquoi l’agent spécial Gwen Mulvey est-elle venue
le rencontrer avec autant d’empressement et si tôt ? « J’aimerais que vous
m’accordiez un peu de votre temps pour répondre à quelques questions –
D’accord – Maintenant, c’est possible ? – Eh bien, oui. » Ce matin,
l’agent Mulvey venait lui demander s’il était au courant de ce qui était
arrivé à Merle Callahan, présentatrice du journal télévisé local,
retrouvée tuée par balle dans sa maison, il y avait déjà un an et demi… Et
Jay Bradshaw ? Et Ethan Byrd ? Apparemment ces trois meurtres restés non
élucidés seraient liés… « Je m’adresse au spécialiste des romans
policiers. Je réfléchis un moment, les yeux levés vers le plafond. – Eh
bien, je dirai qu’ils me font penser à un scénario de fiction, à une
histoire de tueur en série par exemple ou à un roman d’Agatha Christie. »
Voilà que l’enquête est relancée car il y a une forte similitude entre la
liste des romans proposée par Malcolm et ce qui s’était déroulé depuis la
mort de la première victime. « Vous voulez bien me dire pourquoi vous
m’interrogez ? – Elle tira une feuille de son sac en cuir. – Vous
souvenez-vous d’une liste que vous aviez composée pour le blog de cette
librairie, en 2004 ? Une liste intitulée « Huit crimes parfaits » ? »
C’est donc pour cela que Gwen est venue voir Malcolm, comme une sorte
d’expert de ces livres qui sont, nul doute, ces huit préférés et qu’il a
partagés avec des dizaines ou des centaines de lecteurs du blog de la
librairie…
À partir de là, Peter Swanson nous embarque avec lui dans cette enquête
qui va remuer autant de fantômes du passé que de questionnements, dont le
premier : Serait-il possible qu’un tueur s’inspire de cette liste
aujourd’hui ? Si oui, pourquoi ? Dans quel but ? S’agit-il d’un homme,
d’une femme ou de plusieurs criminels… Quel peut en être le ou les motifs
? En 342 pages, ce récit écrit avec l’intelligence du suspens surprend et
fait monter d’un cran chaque nouveau chapitre. Comme les enquêteurs, le
lecteur avance, recule, croit avoir trouvé une solution, voir compris
l’intrigue, et hop, retour à la réflexion, car non, ce n’est pas aussi
évident… Les nerfs à fleur de peau jusqu’au dénouement de l’enquête, c’est
un roman que l’on ne peut quitter…
Sylvie Génot Molinaro
Isaac Babel : « Mes premières
honoraires » ; Coll. L’imaginaire, Editions Gallimard, 2021.

« Mes premières honoraires » d’Isaac Babel regroupe dix-sept nouvelles
allant de 1915 à 1937, deux ans avant que l’écrivain russe ne soit arrêté,
puis fusillé, lors des purges staliniennes. Celui-ci confiait dans son «
Autobiographie » : « Je n’ai appris qu’en 1923 à exprimer mes idées de
façon claire et pas trop longue. C’est alors que je me suis remis à écrire
». Babel avait auparavant rallié dès 1916 la Révolution bolchevique et
était entré dans l’Armée rouge en 1920 alors même que Gorki encourageait
sa vocation littéraire. Cet ensemble de nouvelles déploie l’éventail de
ces années révolutionnaires en différents tableaux miniatures, avec une
précision et une exubérance déjà saluées en son temps notamment par
Malraux.
Ainsi, la première nouvelle, qui donne son titre au présent recueil, fut
rédigée entre 1922 et 1928. Le narrateur a 20 ans à cette époque à Tiflis,
capitale de la Géorgie. C’est une grande solitude qui le conduit à la
rencontre d’une prostituée dont il espère l’amour, même tarifé… Palabres
dans une gargote où des négociations entre de vieux Persans alternent avec
la présence de princes et d’officiers en un tohu-bohu indescriptible que
l’écrivain parvient cependant à saisir avec une précision redoutable.
Puis, surgit le moment de la rencontre « amoureuse » dans la misère d’une
tanière où la prostituée deviendra l’initiatrice inoubliable… ainsi que la
première lectrice du jeune écrivain !
Nous sommes loin avec ces nouvelles de « l’homme nouveau » souhaité par
Staline et le régime. Des pages pleines de vie et de vies évoquant plus
fidèlement l’âme russe héritée des temps archaïques et la condition des
petites gens où plane encore l’ombre des tsars. Cette atmosphère ne
révolutionne pas les êtres mais les consacre dans ce qu’ils sont, dans les
grandes espérances comme dans les détails de la vie quotidienne. La vie
qui émerge de ces nouvelles tient du vécu de leur auteur, l’imagination
venant au service de la réalité qu’au titre d’ornementation musicale. Une
belle porte ouverte à l’œuvre d’Isaac Babel.
Philippe-Emmanuel Krautter
Philippe Sollers : « Agent secret
», 200 pages, 140 x 205 mm, Éditions Mercure de France, 2021.

Quel est donc cet agent secret qui dévoile une partie - une partie
seulement - de son identité dans cet ouvrage paru au Mercure de France ?
Son nom de plume, Philippe Sollers, état civil Philippe Joyaux, et pour
les intimes du panthéon, Ulysse. En ouverture, le « Bouquet de violettes »
peint par Manet et dont la symbolique n’échappera à quiconque cultive la
discrétion… L’homme se décrit comme « sauvage », non point hirsute sorti
de nulle part, mais bien l’amoureux de la beauté, des fleurs, papillons et
îles. Ces dernières seront d’ailleurs le refuge de cet agent cultivant le
secret comme d’autres les perles. Venise, île de Ré et bien d’autres lieux
où l’écrivain et ses proches aiment à se (re)trouver. Très tôt, il
découvre la beauté du langage dans les mystérieux et secrets messages
délivrés dans la clandestinité à la Résistance par la TSF lors de
l’Occupation non seulement de la France, mais également de sa propre
maison natale. Très tôt encore surgit cette nécessité vitale de la joie
mêlée au sentiment précoce d’être en guerre, « La poésie c’est la guerre »
souligne-t-il avant d’aborder le thème récurrent du double dans sa vie.
Les influences sont multiples et forgent un acier trempé auprès des
déesses grecques - Athéna notamment – des Prophètes de la Bible et des
Jésuites desquels le précoce lecteur de Sade se fait renvoyer ! Aucune
contradiction en cela, seulement une conjugaison des contraires, parfois
un peu turbulente. D’ailleurs Sollers sait ériger la contradiction en art
« Pleinement engagé, pleinement à l’écart ». Cet apôtre de la
clandestinité livre quelques conseils pour faire métier d’agent secret, ne
pas tout dire, ne pas tout écrire et surtout cet avertissement « Des
personnages heureux n’ont pas intérêt à se faire remarquer », sicut
dixit. Aux côtés des femmes de sa vie, Dominique Rolin, Julia Kristeva,
de son fils David, d’autres parents, Homère, la Bible, Dante, Shakespeare,
Nietzsche, Rimbaud, Baudelaire, Hölderlin, Hegel, Céline, et tant d’autres
encore venant nourrir sa bibliothèque d’agent secret. Alors que le dernier
tableau peint par Poussin, « Apollon amoureux de Daphné », sacré aux yeux
de Sollers, demeure au Louvre orphelin de ses visiteurs par temps de
pandémie, « tout autour c’est la ruine, la dévastation ». Que faire ?
L’amour et la poésie soulignée par ce tableau murmurent secrètement un
remède à l’amertume mondialisée et à « cet esprit de vengeance généralisé
». Philippe Sollers nous donne en conclusion un rendez-vous, celui de
l’essentiel, « Être là, en effet, voilà la question. La seule. Entrez,
parlez, écoutez, soyez présent à vous-même, ne lâchez rien. Soyez là
».
Philippe-Emmanuel Krautter
Glendon Swarthout : « Homesman »,
Coll.Totem, Editions Gallmeister, 2021.

Au 19e siècle, dans le grand ouest américain, une femme nommée Mary Bee
Cuddy et un homme qui dit s’appeler George Briggs vont devoir ramener dans
leur famille respective quatre femmes devenues folles après un très rude
et impitoyable hiver qu’elles n’ont pu supporter. La folie guette les plus
fragiles lorsque les conditions sont réunies et ce fut le cas pour
Théoline Belknap, Hedda Petzke, Gro Svendsen et Arabella Sours. Chacune
son histoire, chacune son ou ses drames insurmontables qui les ont menées
à ne plus faire parti des « normaux » et à vivre en suspend entre deux
mondes… Mais Mary Bee, ancienne institutrice, elle aussi a son parcours,
tout comme cet homme qu’elle a sauvé de la pendaison, un jour, et qui
pourrait bien ne pas s’appeler Briggs… Quittant la ville de Loup dans un
fourgon affrété par les maris de ces femmes, il va falloir traverser
plusieurs régions jusqu’ à Hebron, petite ville où Altha Carter, la femme
du pasteur prendra la relève grâce à la Société Féminine d’entraide de
l’Église méthodiste et conduira les quatre « pauvres femmes » chez elles.
Mais avant que Briggs ait pu assurer sa mission jusqu’au bout, il était,
la corde au coup et assis sur son cheval lorsque Mary Bee le sauva d’une
pendaison certaine « Ce devait être le voleur, et les hommes de la nuit
passée, quels qu’ils fussent, ne l’avaient pas lynché. Ils avaient conclu
qu’il finirait par se pendre lui-même ou que le cheval s’en chargerait. À
l’instant où la monture se retirerait de sous lui, l’homme finirait pendu…
La nuit dernière ! Il devait être midi, voire plus ! Des heures entières !
Il devrait être mort. Il l’était peut-être. – Hé, vous, dit-elle. Il
entrouvrit les yeux, puis les lèvres. – Aidez-moi… - Imaginons que je vous
aide, dit-elle. Imaginons que je vous sauve la vie. Que feriez-vous pour
moi en échange ? Il ouvrit les yeux. – N’importe. Quoi… - Si je vous
libère, vous ferez tout ce que je vous demande. On est bien d’accord ? –
Oui… - Très bien, dit-elle. Je vais vous sauver. J’ai un travail pour
vous… »
Voilà comment commence cette improbable collaboration entre Mary Bee Cuddy
et le dit Briggs prenant en charge les quatre femmes folles à lier, ce
n’est rien de le dire, pour tout le voyage à travers les pistes des
Territoires jusqu’à destination. Tout ne va pas se passer aussi simplement
dans ce western de 280 pages qui vous tiennent en haleine du début à la
fin du voyage. Cette histoire a certainement un fond de vérité qu’ont dû
vivre les pionniers partis faire fortune dans l’Ouest américain, rêvant de
devenir de riches fermiers, quittant leurs contrées d’origine pour la
grande aventure… Qui s’en sortira, qui restera sur le carreau, qui
s’enrichira, qui mourra… Seul le destin de chacun s’inscrira dans les mots
de Glendon Swarthout. Écriture directe, portraits de femmes et d’hommes
confrontés aux exigences, aux rudesses de dangers qui sévissent dans ces
vastes étendues, de cette aventure tant humaine qu’inhumaine. Tommy Lee
Jones ne s’y était pas trompé en portant sur le grand écran ce roman si
bouleversant.
Sylvie Génot Molinaro
Julien Gracq : « Nœuds de vie »,
Domaine français, 176 p., Éditions Corti, 2021.

Bernhild Boie souligne dans son avant-propos à cet incroyable inédit de
Julien Gracq intitulé « Nœuds de vie » aux éditions Corti combien le fonds
Julien Gracq déposé à Bibliothèque nationale de France après la mort de
l’écrivain survenue en 2007 recèle encore quelques trésors. Parallèlement
aux 29 cahiers intitulés « Notules », et pour lesquels il faudra encore
patienter jusqu’en 2027 pour leur publication selon la volonté de
l’écrivain, les fragments de prose « Nœuds de vie » n’ont pas fait, pour
leur part, l’objet des mêmes restrictions.
Avec un réel bonheur, les passionnés de Louis Poirier, plus connu sous son
pseudonyme Julien Gracq, pourront retrouver dans ces pages recopiées de
ses carnets tout l’univers poétique intimement lié au paysage qu’il ne
cessa d’arpenter sa vie durant. « Une écriture qui donne à voir »
souligne encore Bernhild Boie, mais aussi à sentir et à penser pour cette
prose poétique qui s’immisce et éclaire ces descriptions inoubliables de
la ville d’Angers : « La vie, la circulation générale, raréfiées,
engourdies, descendaient jusqu’à un étiage jamais atteint – au-dessus de
cet étiage, des pans de nature brute, ensevelis, recouverts jusque-là par
le mouvement et le vacarme, émergeaient plus nus que ces platures qui ne
se découvrent qu’aux marées du siècle ; des silences opaques, stupéfiés,
des nuits d’encre, des ruisseaux redevenus jaseurs, des routes
désaffectées qui semblaient se recoucher dans un bâillement, et rêver
d’aller plus nulle part »… La matière la plus organique s’anime sous
la plume de l’écrivain en autant de rayonnements solaires ou lunaires
selon les pages. Cette intrication du vivant et de l’inerte peut, en
effet, adopter des tonalités sombres et inattendues notamment lorsque
l’écrivain découvre Beaucaire dans le Gard lors d’un voyage vers Toulon,
et durant lequel la Provence se voile de cieux proches des corons et des
soutes. Cette lucidité parfois incisive portée sur les paysages peut
également se déporter sur les êtres eux-mêmes –critiques littéraires entre
autres – qui lorsqu’un écrivain « ne se situe pas » sera
irrévocablement relégué aux oubliettes…
Julien Gracq peut ainsi faire preuve d’acrimonie envers ses contemporains
et constater qu’« en littérature, je n’ai plus de confrères ».
Celui qui ne reconnaissait ni l’ordinateur ni la machine à écrire et
boudait le livre de poche confesse prendre rang parmi les survivances
folkloriques « auprès du pain Poilâne, et des jambons fumés chez
l’habitant ».
Mais il ne faut point voir dans ces traits acides la seule humeur
désabusée d’un écrivain au terme de sa vie, mais bien plutôt la conviction
que l’univers littéraire – comme bien d’autres domaines d’ailleurs – se
trouve « en voie d’éclatement », sans plus, ni moins… Car, au-delà
surtout, rayonne toute la beauté de la langue de Julien Gracq, cette
précision d’orfèvre dont l’écrivain fit preuve toute sa vie, l’évasion
dans une prose d’une fluidité cristalline et musicale.
Philippe-Emmanuel Krautter
Stéphane Lambert : « Être moi
toujours plus », édition Arléa, 2020.

Stéphane Lambert nous ravit une fois de plus avec ce nouvel opuscule «
Être moi toujours plus fort » paru aux éditions Arléa. En ces pages,
l’auteur s’est attaché à la personnalité singulière du peintre flamand
Léon Spilliaert (1881-1946). Proche du symbolisme belge, influencé par
Eduard Munch et Fernand Khnopff, ses œuvres aux couleurs sombres sont
empreintes d’une mélancolie indéfinissable. De cette sommaire approche,
les inconditionnels de Stéphane Lambert reconnaîtront, là, assurément ses
choix ou sujets de prédilection… Il est vrai que de par son extrême
sensibilité, l’auteur sait mieux que quiconque ressentir cet étrange état
d’âme aux si multiples facettes. On se souvient notamment de son
remarquable ouvrage consacré au peintre Nicolas de Staël ou encore de
celui sur Samuel Beckett.
Le peintre Léon Spilliaert a toujours pensé qu’il devait, pour sa part, sa
mélancolie à la géographie même de sa ville natale, Ostende.
« Au bout du monde, face à la mer – dans cette frontière
poreuse entre le solide et le trouble », écrira-t-il. Obscurité, nuit,
vertige et la mer qui engloutit… Un sentiment qu’il ne le quittera
quasiment pas et que Stéphane Lambert, avec beaucoup de finesse, fait,
ici, plus que sienne.
C’est, en effet, par un audacieux mais très réussi exercice, que l’auteur
capte non seulement la singularité du peintre, mais allant au-delà se fond
dans son esprit, sa mélancolie, pour mieux les confronter à ses propres
pensées. Pour cela, Stéphane Lambert est parti sur les traces de
l’artiste, des lieux, Bruxelles, Ostende, et la mer si chère au peintre…
L’Univers de Léon Spilliaert, tel un fluide, passe ainsi avec subtilité
dans les veines et battements de l’écriture de l’auteur. Stéphane Lambert
entre alors dans cette fascinante et mystérieuse puissance des œuvres du
peintre, des toiles omniprésentes à chaque page de cet ouvrage, telle
celle de la célèbre toile « Vertige ».
Ce sont alors deux univers, reliés par le fils de cette mystérieuse
mélancolie, qui se rejoignent par la force de l’art et de l’écriture. « La
vie ne se fixe pas rétroactivement, sa mémoire continue de vibrer à
travers nos vibrations. », écrit l’auteur.
« Être toujours plus fort » de Stéphane Lambert, la promesse assurément
d’une subtile et délicate lecture.
L.B.K.
Camilla Grudova : « La Reine des
souris », Coll. La Nonpareille, Éditions La Table Ronde, 2020.

« La Reine des souris » est une nouvelle de 49 pages, délicieusement menée
de l'écriture agile de Camilla Grudova. Une fable singulière et
fantastique, écrite à la première personne du singulier. Ce « Je », est
celui d’une jeune femme vivant avec Peter, rencontré au cours de latin à
l'université, dans appartement plein de bibelots et autres objets dignes
d'un cabinet de curiosités « qui avait toujours des airs de Noël ». Tous
deux semblent parfois vivre dans un autre monde entre livres de
philosophie, de mythologie, de latin, et pouvant passer allègrement de la
réalité à de drôles de visions et autres événements curieux, comme lorsque
Peter rentra un matin du cimetière où il travaillait avec le cadavre d'une
naine qu'il cacha derrière le comptoir de l'épicerie abandonnée au-dessus
de laquelle se trouve leur logement...
« Je » tombe enceinte et attend des jumeaux ; « Quand nous apprîmes que
c'était des jumeaux, Peter dit que l'échographie ressemblait à une frise
antique endommagée... Aucun d'entre nous n'avait de jumeaux dans sa
famille. C'était le latin qui faisait çà, décréta Peter, des cygnes ou des
dieux barbus me rendaient-ils visite dans mes rêves ? Il se comporta comme
si je l'avais trahi de manière mythologique.»
Peter quitte alors cette vie conjugale faisant bouillir leur certificat de
mariage et s'envole. Il faut donc se débrouiller seule, mettre au monde
les enfants, Énée et Arthur, et les élever avec l'aide de leur grand-mère
maternelle. « Je me languissais du sombre et cruel Peter ». Jusqu'à quel
point « Je » reste obsédée par l'absence du père des jumeaux ? « Je
pensais à Peter tout le temps. J'emmenai les jumeaux en promenade au
cimetière où il avait travaillé... Je tâchai de me rappeler toutes les
fois où Peter s'était comporté atrocement... »
Se souvenant d’un soir de fête costumée ou d’un jour où elle fut humiliée
par Peter, elle décida de se déguiser en souris, en « Reine des souris ».
« Les jumeaux ressemblaient de plus en plus à Peter, ce qui me faisait
hurler et m'arracher les cheveux... » ; Un jour, elle fit un photomaton
d'elle et de ses enfants pour l'envoyer - mais comment ? - à Peter qui lui
avait écrit sans lui laisser d'adresse, demandant des nouvelles des
garçons. Mais, sur la photo, à sa place une louve aux grands crocs, velue,
féroce, ce qui fit pleurer les jumeaux. Quelle étrange transformation se
produisait là ? Que signifiait cette métamorphose ? Réelle ou symbolique ?
Vraie ou rêvée ? Dans quel niveau d'inconscient Camilla Grudova veut-elle
nous emporter... Seule la lecture jusqu'à la dernière phrase pourra nous
éclairer.
Sylvie Génot Molinaro
« Les Lettres grecques -
Anthologie de la littérature grecque d'Homère à Justinien » ; Sous la
direction de Luigi-Alberto Sanchi avec la contribution d’Emmanuèle Blanc,
Odile Mortier-Waldschmidt ; Préface de Monique Trédé-Boulmer ; Editions
Les Belles Lettres, 2020.

Les Grecs ont très tôt cherché à exprimer leurs idéaux en termes
universels et accessibles au plus grand nombre, ainsi que le soulignait
l’académicienne et helléniste Jacqueline de Romilly dans son interview
accordée à notre revue (lire
ici). La culture grecque va dès lors, de génération en génération,
transmettre ces valeurs, notamment à partir du Ve s. à Athènes, avec la
naissance de la philosophie, la tragédie, l’histoire, la comédie… Mais
cette curiosité trouve bien avant cette date ses sources premières dans la
poésie homérique, celle qui ouvre justement cette monumentale Anthologie
de la littérature grecque parue aux éditions Les Belles Lettres.
Ce sont les textes fondateurs de l’Iliade et l’Odyssée qu’ont légitimement
retenus en ouverture les auteurs de ce remarquable travail collectif
réunissant pas moins de treize siècles de littérature grecque en 1632
pages… Ainsi que le souligne l’introduction, il s’agit là de l’aurore de
l’histoire grecque, des textes en lesquels l’esprit grec trouve toute sa
genèse. Les plans et de nombreux extraits de ces deux œuvres fondatrices
permettent de mieux comprendre leur importance, notamment à l’aide des
notes éclairant ces sources incontournables.
Cette anthologie a fait le pari, certes risqué, de ne pas proposer de
traductions, l’objectif étant d’encourager l’accès aux sources mêmes de
cette langue ancienne et la foi des auteurs en l’avenir du grec. Aussi, ce
fort volume fait-il défiler page après page non seulement les sources les
plus connues, mais aussi certaines plus confidentielles, égrenant ainsi
les textes d’Hérodote et les guerres médiques, d’Eschyle et de la
tragédie, Thucydide et cet âge classique du Ve siècle, avant d’aborder les
grands orateurs politiques, Socrate, Platon, Aristote… Ces grands noms ne
seront cependant pas les derniers de cette riche anthologie qui se
poursuit avec l’époque hellénistique, puis la domination romaine. Ce
seront alors à des auteurs comme Plutarque, Lucien de Samosate, Strabon,
qu’il incombera de perpétuer cette longue tradition des Lettres grecques
jusqu’au VIe s. de notre ère avec l’historien Procope de Césarée qui
accompagnera, pour sa part, le destin de l’empereur Justinien en des
récits à la fois panégyriques et curieusement satyriques avec sa fameuse
Histoire secrète…
C’est une lecture passionnante qui attend le lecteur curieux de découvrir
cette anthologie, la lecture de ces textes, pour un grand nombre d’entre
eux passés à la postérité, permettant de renouer avec cette belle et
longue tradition des humanités classiques tant mises à mal depuis un
demi-siècle.
« Max Jacob – Lettres à un jeune
homme – 1941-1944. » ; Préface de Jean-Jacques Mezure ; Édition établie
par Patricia Sustrac, Coll. Omnia Poche, Editions Bartillat, 2019.

C’est un précieux et touchant opuscule livrant au public des lettres
inédites de Max Jacob que rééditent aujourd’hui les éditions Bartillat
dans leur collection Omnia Poche. Une correspondance, que le poète,
écrivain et peintre, échangea avec à un jeune homme de 1941 à 1944. «
Lettres destinées en leur temps à un seul, gardées secrètes comme un
trésor (…) ; elles sont devenues aujourd’hui lettres de toujours, ouvertes
à tous » souligne Patricia Sustrac en introduction à cette édition établie
par ses soins.
Écrites durant les quatre dernières années de sa vie – l’échange
épistolaire ayant malheureusement été interrompu par l’arrestation et la
tragique mort du poète survenue à Drancy le 5 mars 1944 – le lecteur
retrouvera dans ces lettres toutes les facettes du poète ; Des facettes, ô
combien multiples…
En 1941, lorsque débute cette correspondance, Max Jacob est revenu, après
un bref séjour à Paris, à Saint-Benoît-sur-Loire. À cette époque, le poète
a décidé de ne plus écrire, du moins a renoncé à publier, il écrit encore
quelques poèmes, peint à la gouache, et surtout rédige une abondante
correspondance !
Grand épistolier, on lui connaît ce soin et attention extrêmes qu’il
manifestera sa vie durant à répondre à tous ceux qui lui écrivaient. De
nombreuses échanges ont déjà été publiés, mais ceux livrés, ici,
adressés par le poète à Jean-Jacques Mezure (1921-2016) étaient demeurés
privés jusqu’à cette édition. Commencée au printemps 1941– le poète à 65
ans et le jeune homme 19 ans, c’est une correspondance intense qui lia
alors les deux hommes. Malheureusement une grande partie de cet abondant
échange épistolier fut détruit lors d’un bombardement ; Les cinquante et
une lettres de Max Jacob qui purent être par chance sauvegardées
accompagnèrent toute sa vie Jean-Jacques Mezure. Ce dernier les déposera à
la médiathèque d’Orléans, sauf une qu’il gardera précieusement avec lui
jusqu’à cette publication. C’est Jean-Jacques Mezure lui-même qui a
préfacé avec pudeur et émotion l’ouvrage ; « Il est toujours là près de
moi, vivant, présent, à la fois pédagogue et malicieux, sensible et
mystique, ami et conseiller. Plus je le pénètre, plus je le découvre et
plus il me paraît immense, multiple », écrira-t-il.
Ainsi qu’il aimait à le faire, Max Jacob n’hésita pas, en effet, à
prodiguer avec une extrême bienveillance à son jeune ami poète nombres de
conseils, d’avertissements et lectures. Poésie, littérature, art, vie et
spiritualité s’y mélangent au gré des réponses et de l’humeur du poète.
Éloigné maintenant de toute mondanité, Max Jacob se révèle tendre,
affectueux, malicieux même, tout en se voulant de la plus honnête
sincérité envers son correspondant. Merveilleux, direct aussi, souvent
prescriptif, il oscille entre une tendre retenue et des élans généreux ou
mythiques. Le poète revient à la demande de son ami sur son passé, sa vie,
ses rencontres - Pablo Picasso, bien sûr, sur ses ouvrages aussi avec
distance, s’éclipsant pour mieux réapparaître, déclinant, mais non
oublieux… C’est toute la complexité du poète qui se trouve ainsi comme
condensée en ces pages.
Généreux, pressant ses interlocuteurs à venir lui rendre visite dans sa
retraite – Jean-Jacques Mezure ne rencontrera malheureusement jamais Max
Jacob – le poète se plaint cependant de manquer de temps et des trop
nombreux visiteurs qui s’imposent… Mais, cela presse ! Venez au plus vite,
on s’arrangera bien en ces temps difficiles ! C’est tout Max.
Une correspondance placée surtout sous le regard et la présence de Dieu
pour le poète converti au catholicisme. Si les méditations qui ont pu être
adressées en leur temps à Jean-Jacques Mezure avec ces lettres n’ont
malheureusement pas été jointes à cette publication, c’est une vie
intérieure spirituelle des plus intenses qui habite néanmoins ces
dernières même lorsqu’elles se font par manque de temps plus brèves. Max
Jacob revient sur l’importance et le sens existentiel des méditations se
référant à saint François de Sales, prodiguant à son jeune ami, parfois
avec humour mais aussi avec une exigeante impétuosité, conseils et
lectures. Ainsi, lui conseille-t-il tour à tour : « …tâche d’avoir une vie
des saints » ; Puis, « Cependant, il faut te méfier des vies des saints »
; Et d’ajouter enfin : « Donc, vie des saints, soit ! Mais appel au
sang-froid ! En quoi puis-je me comparer à tel ou tel ? Qu’ai-je fait ?
Les vies des saints sont faites non pour nous enivrer mais pour nous
rappeler à l’humilité. »
Ce n’est pas pour rien que ses amis parisiens l’avaient surnommé « saint
Max » !
L.B.K.
Henry James : « La Princesse Casamassima
», Traduction de René Daillie ; Edition revue par Annick Duperray ; 928
p., Folio Classique, n° 6748, 2020.

Un ouvrage fin et poignant comme il se doit avec Henry James, traduit par
René Daillie dans une édition revue par Annick Duperray, et dans lequel le
lecteur se retrouve pris littéralement. Un roman, plus politique que ceux
quelques peu plus connus de l’écrivain américain venant s’intercaler entre
« Les Bostoniennes » et « La Muse ». Paru en 1886, sous l’influence des
naturalistes français qu’il fréquenta à Paris, Henry James y explore avec
une âpre dextérité et une acuité sans concessions ce qui se cache tant
sous les guenilles de la pauvreté que sous les mousselines de
l’aristocratie, tant sous les faux habits des bohèmes, sous les slogans
placardés des anarchistes que « ce qui se trame de façon irréconciliable
et subversive, sous la vaste surface de la suffisance bourgeoise », ainsi
que l’exposa l’écrivain lui-même dans son introduction à ce fort volume et
que le lecteur retrouvera dans cette édition. Présenté comme Le grand
roman politique de l’écrivain, rien n’échappe au regard et à la finesse
d’analyse et d’écriture d’Henry James.
Ce dernier retrace la destinée de Hyacinth Robinson élevé dans l’un des
quartiers pauvres de Londres par Miss Pynsent, couturière de son métier ;
Une vieille fille au cœur aussi tendre envers son petit protégé que ses
principes et l’étroitesse de ses vues sont exigeants. Des décors se
succèdent sur « la scène humaine », avançant ainsi à grands pas dans le
cours de la vie du jeune homme, explorant les conditions et aspirations,
les songes intimes et les mesquineries, les espoirs, hontes, envies et
frustrations de chacun. Des analyses sociales et psychologiques
multipliant et entrecroisant les angles de vue.
Que restera-t-il de gravé dans le cœur et l’esprit du jeune Hyacinth,
ignorant sa naissance, après cette tragique visite dans la prison de
Londres, de cette meurtrière condamnée à la perpétuité qui se meurt et qui
n’est autre que sa mère ? Henry James dresse des tableaux saisissants et
vivants des milieux sociaux et des vies de cette fin du XIXe siècle, des
vies lancées sur le long fleuve du destin comme des coquilles de noix.
Mêlant tragique et personnages secondaires hauts en couleur, la vie
romanesque de Hyacinth, l’un des personnages les plus attachants de
l’œuvre de James souligne Annick Duperray, défile à une vive et captivante
allure.
Élevé par Miss Pynsent comme un fils de Duc – qu’il pourrait bien être
aussi – celle-ci lui inculque les meilleures manières de l’aristocratie
que sa pauvre condition puisse lui permettre, celui de l’espoir du
désespoir habité d’une implacable fatalité et dont elle ne saurait se
défaire. Le jeune Hyacinth en a, certes, la chevelure et les jolies
boucles, les traits fins, la finesse des attaches, la sensibilité et
l’esprit raffinés, mais que peut tout cela lorsque les origines ont écrit
un autre incipit ?
L’auteur confie qu’il souhaita pour son héros un être sensible, tourmenté,
mais à la conscience aiguë et responsable : « Cette conscience aiguë,
c’est ce qui donne son intensité absolue à leur aventure, le maximum de
sens à ce qui leur arrive » écrit Henry James en sa riche introduction
tout en se hâtant d’ajouter que le personnage ne saurait cependant en
perdre son naturel.
L’auteur américain avec cette extraordinaire subtilité et finesse
d’écriture qu’on lui connait, faite de menus détails et de grandes vues,
tout aussi délicate qu’implacable fait briller autant les dorures de
l’espoir que les larmes du désespoir, et fait résonner toute l’histoire
tel un glas du haut du clocher du destin, impitoyablement.
Que deviendra, en effet, Hyacinth Robinson, devenu au fil des pages,
relieur, engagé et anarchiste, éperdument amoureux de la belle Princesse Casamassima qui offre son joli nom au roman ?
Un fort volume dans lequel on plonge avec un plaisir de lecture infini.
L.B.K.
« Malaparte », Cahier de l’Herne
dirigé par Maria Pia De Paulis, L’Herne éditions.

Alors qu’il rentrait à Paris après quatorze ans d’exil en Italie, une
longue arrestation dans la prison romaine de Regina Caeli suivie de cinq
ans de déportation dans l’île de Lipari, Curzio Malaparte soulignait
combien « … la France est gentille, quand elle est noble. Que les Français
sont aimables et fidèles, quand ils aiment quelqu’un »… Il faut dire que
Malaparte, l’un des plus grands écrivains italiens du XXe siècle,
nourrissait une francophilie certaine, lui qui avait rejoint dès l’âge de
seize ans l’armée française et fut blessé sur le champ de bataille en
Champagne, ce qui lui valut la croix de guerre avec palme. C’est ce même
esprit combatif et sans concession qui lui inspirera ses écrits engagés et
critiques envers le régime fasciste et nazi (« Technique du coup d’État »,
« Le soleil est aveugle », « Kaputt ») et qui provoquera l’ire du pouvoir
en place peu ouvert sur cette liberté d’esprit.
Ce Cahier de l’Herne offre plus que jamais une richesse d’angles et de
témoignages sur un écrivain délicat à saisir, aussi intempestif qu’acerbe,
épris de liberté et attaché à ses racines. Aussi, les auteurs de ce Cahier
ont-ils fait choix de saisir ce polémiste électron libre dans une somme
collective aussi passionnante que fourmillante d’informations souvent
inédites sur l’homme et l’écrivain. C’est véritablement un « esprit
mosaïque » qui anime cette réflexion collective et féconde, ainsi que le
souligne dans son avant-propos Maria Pia De Paulis face à un « portrait
composite de lui-même en artiste et en homme de son temps ». Une
incessante confrontation entre l’homme et l’écrivain surprend et
parallèlement séduit dans le contexte historique troublé par deux conflits
mondiaux de la première moitié du XXe siècle. À la fois critique,
apporteur d’idées, fasciné puis opposé à Mussolini et au fascisme,
Malaparte présente une personnalité plurielle et aux multiples facettes.
Ce Cahier Malaparte fait entrer le lecteur dans l’intimité d’un caractère
à la fois public et secret, souvent dévoilé de manière inattendue
notamment par des témoignages de Benjamin Crémieux, Giuseppe Ungaretti,
Gabriele D’Annunzio, Frédéric Vitoux… Cet esprit polémiste séduit,
fascine, mais peut aussi décontenancer et conduire à des réductions trop
rapides. Son regard sur le « Napoléon » de son époque ne cesse
d’interroger le lecteur, et la section « Malaparte et le fascisme »
apportera assurément au lecteur un certain nombre d’éclaircissements
précieux après le rappel de l’implication personnelle de l’écrivain dans
la Grande Guerre. Les multiples réflexions quant aux dimensions
apparemment paradoxales de l’écrivain, sur son enracinement toscan
aspirant à une ouverture internationale, permettent de dépasser bien des
contradictions apparentes.
Au final, cette somme indispensable pour mieux comprendre un homme
singulier dans son siècle invite à redécouvrir son œuvre qui a encore
beaucoup à nous apprendre dans notre siècle également tendu et tiraillé.
Philippe-Emmanuel Krautter
Yvan Amar : "Chroniques des mots
de l'actualité", Larousse, 2020.

Sherpa, zadiste, hackeur, létal… Combien de mots jalonnent notre quotidien
par le truchement des médias et façonnent ainsi d’une certaine manière
notre vision des choses, car les mots et autres expressions ne sont jamais
innocents. C’est cette fascination pour les mots façonnés par l’actualité
qui a toujours habité Yvan Amar, journaliste que les auditeurs de RFI
connaissent bien pour ses chroniques quotidiennes sur la chaîne. Une
passion qui lui a inspiré inlassablement de rechercher ce qui pouvait bien
se cacher derrière les mots, ressassés parfois à l’envi par ses confrères
journalistes…
Ce sont ainsi les mots de l’actualité qui s’invitent dans ce livre
captivant car, pour une fois, ils ne sont pas utilisés comme supports
d’une pensée, mais sont l’objet même de l’étude. A-t-on en effet réfléchi
quelques secondes à toutes les implications d’une expression comme « Un
couteau suisse au gouvernement » et aux nombreuses images rhétoriques
qu’elle suscite souvent à notre insu ? Ce sont ces petits détails, qui
n’en sont pas, qui fascinent l’auteur, recherchant ce qui fait sens,
surtout lorsque cela ne va pas de soi. Cette fonction persuasive d’une
expression lancée comme une ritournelle à longueur d’ondes structure
parfois les pensées, les façonne à un point tel qu’il suffit pour s’en
convaincre ces derniers temps d’écouter quelques minutes un débat télévisé
ou un journal pour entendre une multitude de fois le mot « impact » et son
malencontreux verbe « impacter » envahir les propos, ce qui en dit long
sur l’état de notre société… Yvan Amar, linguiste et journaliste, fait ses
« choux gras » de la « traçabilité », de « l’identité », des « people » ou
du « pantouflage », sans oublier les anglicismes me too, pussy riot ou
encore hackeur. L’analyse du mot « déchet » est également révélatrice sous
la plume d’Yvan Amar, montrant combien ce mot péjoratif pendant longtemps
peut trouver une nouvelle jeunesse en respectabilité lorsqu’il s’agit de
le replacer dans un contexte écologique de recyclage. Nous apprenons dans
cet ouvrage, décidément foisonnant, comment les fake news trouvent leur
traduction dans un mot nouveau dans la langue de Molière, infox, une
information fausse, mais aussi trompeuse afin de traduire au mieux
l’expression anglaise.
Cette somme captivante d’Yvan Amar pourra dès lors bien figurer en bonne
place dans sa bibliothèque au côté de l’inévitable dictionnaire qu’il
complétera allègrement !
Oê Kenzaburô : « Notes d’Okinawa
», Traduit du japonais par Corinne Quentin, Édition Picquier, 2019.

En éditant « Notes d’Okinawa » du grand écrivain japonais Ôe Kenzaburô,
les éditions Picquier ont fait choix d’un ouvrage fort, profond et qui ne
saurait laisser son lecteur indemne.
Des notes écrites dans les années 1960 (mais cela pourrait être un autre
siècle, le suivant…), lorsque l’écrivain se rend dans l’archipel d’Okinawa
(mais cela pourrait également être un autre archipel ou un continent ou
autre pays…) et se trouve pris dans les mailles serrées de sa japonité, du
passé, la gentillesse et ce rejet, comme un implacable écho, des habitants
d’Okinawa. C’est alors un abîme de questions qui l’assaillent… « Qu’est-ce
d’être un Japonais et n’est-il pas possible de se transformer en un
Japonais qui ne serait pas de ce genre ? », questionne inlassablement la
voix intérieure de l’écrivain se rendant et retournant encore et encore à
Okinawa...
Cet étrange archipel, à cette époque encore sous administration et
domination américaine, et à la face duquel le Japon entend afficher son
indépendance tout en lui demeurant « furtivement » dépendant, souligne Ôe
Kenzaburô. Hontô, île principale d’Okinawa, Ishigaki, l’île du poète
journaliste, Yaeyama, Iriomote, l’île des montagnes et des chants
populaires, l’écrivain observe, écoute et s’interroge, un voyage
introspectif dans un archipel incarnant le rejet et distillant dans ses
veines à chaque silence toujours plus fort et tendu, l’amer et inexorable
poison de l’impuissance face à une vérité écrasante… « Conscience
japonaise d’être soi » ou conscience du monde humain. Oser aller au cœur
des questionnements avec cette écriture sans faille, exigeante et sans
concessions qu’est celle d’Ôe Kenzaburô.
Bien sûr, l’ombre brûlante du nucléaire hante ces pages. Rappelons que la
force d’écriture d’Ôe Kensaburô, prix Nobel de littérature en 1994, puise
sa force dans l’histoire du Japon, d’Hiroshima, de ses victimes.
Irradiées. Nagasaki. Irradiés. Mais aussi Okinawa avec ses bases
américaines, ses bases sous-terraines, ses déchets nucléaires et gaz
toxiques. Suspicion, silence. « Allez au bout de la question et savoir,
vous sert à quoi ? », interroge encore la voix intérieure.
Ce sont des témoignages forts qui, tels des points d’ancrage, scandent les
pages de ce livre. Témoignages d’irradiés de Nagasaki, d’Okinawa… Paysage
et vies dévastés, hantés dans lesquels se glisse pourtant le poète…
Des pages d’une acuité déchirante, d’une lucidité écrasante. Tension,
indignation, révolte, le rejet comme point de départ, plus encore pour le
poète impassible, immuable dans son sourire et la ténacité persistante de
ses silences. Les questions s’embourbent, les hommes tels des ombres
avancent ou oscillent, la souffrance, la douleur, des plaies profondes,
intérieures, dont la cicatrice ne guérit pas…
« Comment… ? », martèle en son for intérieur l’écrivain prendre
conscience, nommer, lorsque « sur le mur qui clôt l’impasse on ne trouve
qu’une tête fracassée et sanglante. » Alliage tranchant de colère froide
et de désespoir du poète, et le goût amer du dégout de soi. Les questions
soulevées par Ôe Kenzaburô dans cette quête d’honnêteté tant
intellectuelle qu’humaine sont nombreuses ; par-delà le mur de la question
du nucléaire, la folie, la démocratie, la loyauté, l’intégration… s’y
trouvent réfléchies par un effet boomerang. Il faut les appréhender dans
toute leur réalité et contemporanéité, histoire et présent. Un livre
exigeant, profond, de cette force existentielle qui bouscule, ébranle et
poursuit.
Depuis ce jour
Le pays natal dans la mer du sud
Est devenu un serpent.
Ce serpent que la douleur lancinante de l’arme atomique
Engourdit
Quand, agonisant, il se tortille et s’entortille
Bien que publié initialement en 1970, l’auteur a souhaité pour cette
édition française, traduite en langue française par Corinne Quentin, y
ajouter des textes très récents de 2015 notamment sur la question du
nucléaire. Un très bel ouvrage marquant, en cette année 2020, le 85ème
anniversaire de ce grand écrivain japonais.
L.B.K.
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« La Vie de Léon Tolstoï ; Une
expérience de lecture » d’Andreï Zorine, traduit du russe par
Jean-Baptiste Godon, 250 p., Editions des Syrtes, 2023.

A noter cette biographie inspirée consacrée à « La vie de Léon Tolstoï »
et signée d’Andreï Zorine aux éditions des Syrtes, première biographie
depuis la fin de l’Union soviétique à être traduite en langue française –
ici, par Jean-Baptiste Godon. Un ouvrage allant à l’essentiel sans pour
autant omettre les parts sombres de cette vie faite de convictions et de
passions que fut celle de Lev Nikolaïevitch Tolstoï (1828-1910). L’auteur,
spécialiste de l’histoire de la culture russe, a fait choix à juste titre
de ne pas distinguer le « Tolstoï écrivain » du « Tolstoï homme » ou du «
Tolstoï spirituel ».
Personnalité complexe, changeante, mais aussi sensible qu’engagée et
passionnée, Tolstoï mérite en effet d’être découvert tant en sa qualité de
grand écrivain russe que l’on connaît qu’en sa qualité d’homme, de
philosophe et d’homme spirituellement engagé qu’il était aussi ; lui, qui
perçut « l’absurdité de l’existence », Tolstoï ne pouvait se résigner à
une vie rectiligne sans doutes ni questionnements ou remises en cause.
L’auteur, conscient des difficultés biographiques que revêt cette vie
tumultueuse faite d’élans, de tournants, d’introspection et de
dépressions, a su éviter bien des écueils en multipliant et croisant ses
sources, pour nombres d’entre elles peu connues, voire inédites. C’est
donc toutes les facettes, et par là même, toute la richesse de l’un des
plus grands écrivains russes, personnalité entière, que le lecteur
découvrira en ces pages : un enfant sensible, mais anxieux, un jeune homme
aristocrate ambitieux et versatile, un époux et père aimant mais
difficile, un homme plus qu’engagé aux gouffres profonds, écrivain
novateur et génial, auteur d’une œuvre protéiforme – « La Guerre et la
paix » ; « Anna Karénine » ; nouvelles, contes, etc., pédagogue plus que
de raison, philosophe et prophète controversé. Un Tolstoï qui tenta tant
de fois de s’enfuir et qui s’est « enfui », pour de bon, un jour de
novembre 1910...
C’est cette incroyable, bouillonnante et passionnante vie, « cette pensée
continuellement en mouvement » que nous donne à lire dans un style clair
et concis Andreï Zorine, un défi plus que réussi !
L.B.K.
Blaise Cendrars : « Trop c’est
trop » ; Edition présentée et annotée par Claude Leroy, Folio, Editions
Gallimard, 2022.

Les amateurs de Blaise Cendrars apprécieront assurément cette parution en
FOLIO de ces nouvelles réunies sous le titre « Trop c’est trop »
présentées et annotées par Claude Leroy. Pas moins de dix-sept histoires,
plus vraies que natures, articles de presse, contes, nouvelles et
portraits, un recueil publié au début de 1957 et que l’auteur lui-même
qualifiait de « presse-papier ». On y retrouve ce voyageur infatigable et
ce non moins intarissable conteur que fut Blaise Cendrars. « Au début de
1957, toute la presse s’accorde (…) pour saluer le retour du Cendrars de
l’Homme foudroyé ou de Bourlinguer, tel qu’on l’attendait, fidèle à sa
réputation d’aventurier, d’arpenteur du monde entier et de chercheur d’or.
» écrit Claude Leroy dans sa présentation au recueil.
Et c’est si vrai ! Le lecteur, en effet, s’il est curieux, se laissera
volontiers entraîner dans ces contrées de littérature, ces théâtres
notamment emplis de couleurs que sont les paysages du Brésil ou encore ces
Noëls des quatre coins du monde… Aussi curieux qu’attentif à son époque,
de Brasilia, de Rio à Paris, Blaise Cendrars joue et se joue, enjambant
frontières et espaces, tel un magicien n’ayant qu’une préoccupation celle
de captiver, de transporter et de faire voyager en sa compagnie son
lecteur. « Le voici de retour, tel que l’a façonné une légende de
poète-voyageur…» écrit encore en sa présentation Claude Leroy.
L.B.K.
Yves Bonnefoy : « Œuvres poétiques
», Édition d'Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née
et Jérôme Thélot, Bibliothèque de la Pléiade, n° 667, 1808 p., Editions
Gallimard, 2023.

Yves Bonnefoy qui nous a quittés en 2016 (lire
l’interview accordée à notre revue) compte parmi les poètes majeurs
des XXe et XXIe siècles. Poète incontournable mais aussi traducteur
apprécié, sans oublier sa plume d’essayiste aussi exigeante qu’inspirée,
Yves Bonnefoy trouve sa pleine consécration avec la parution de ses Œuvres
poétiques dans la collection de La Pléiade aux éditions Gallimard à
laquelle il attachait une grande importance ; une édition établie par
Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme
Théolot et à laquelle le poète collabora lui-même au seuil de sa vie.
Daniel Lançon et Patrick Née rappellent en avant-propos cette polarité
entre deux lieux qui conduisit Yves Bonnefoy à cet attrait pour
l’ailleurs, « j’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude à des
carrefours » confiait-il dans l’incipit de L’Arrière-pays. «
Cette idée d’une réalité supérieure, je la crois inhérente à tout
commencement poétique, en effet. Et plus vite et plus fortement on la
forme, et plus facilement on a chance d’en faire cette critique qui est le
sérieux de la poésie » confiait-il encore lors de notre entretien. Son
attirance pour une autre façon d’appréhender et de vivre la réalité
humaine allait désormais nourrir sa poésie en un perpétuel rêve d’essence
métaphysique tout en insistant sur le fait que « ce rêve n’est pas la
vérité, et la poésie, qui le subit de plein fouet, a pour vocation de
percer à jour cet illusoire. De reconnaître qu’est plus haute lumière ce
que Rimbaud nommait la « réalité rugueuse » ; ou ce que Baudelaire vivait
dans la misère des jours avec celle qui « essuyait son front baigné de
sueur et rafraîchissait ses lèvres parcheminées par la fièvre ».
Cette image d’« un homme au rêve habitué » en référence à Mallarmé
sied particulièrement à la personnalité d’Yves Bonnefoy selon l’essai
ciselé d’Alain Madeleine-Perdrillat en introduction. La lecture de la
chronologie du poète donnera le vertige au lecteur, défilent les années et
les centres d’intérêt multiples du poète, de l’essayiste, du traducteur,
du critique d’art et tant d’autres contributions encore au monde de la
culture et de la pensée.
Adoptant une présentation chronologique des œuvres, le présent volume de
La Pléiade fort de plus mille huit cents pages permet de suivre la
maturation du poète, même si ce choix conduisit à « éclater » certains
recueils de temporalités différentes. Le lecteur pourra ainsi découvrir en
ces pages toute la force poétique de la parole, cette unité de la poésie
comme expérience du monde chère à Yves Bonnefoy, qu’il s’agisse des
premiers recueils « Le Cœur-espace » (1945 et 1961), « Traité du pianiste
» (1946) jusqu’à ses derniers livres « Ensemble encore » et « L’Écharpe
rouge » publiés l’année de sa disparition en 2016. A leur lecture,
l’unicité et le multiple sous-tendent la poésie de Bonnefoy en de nombreux
plans intriqués :
« Et de qui aima une image,
Le regard a beau désirer,
La voix demeure brisée,
La parole est pleine de cendres. »
(« Une pierre » 1993 p. 682)
Ou encore :
« Qui désespère, qu’il entre ici, c’est plus qu’un dieu
Cet absolu qui erra dans la flamme.
Ce fut presque de l’être, ce vent qui prit
Dans la calcination d’une lumière.
Aimez ce sanctuaire, mes amis,
Où se dénouent les signes, c’est presque l’aube ».
(« Après le feu » 2016, p. 1058)
La prose, enfin, accompagnera également les découvertes dans ce précieux
volume ainsi que ses traductions qui sont considérées de nos jours comme
incontournables et dont on se délectera en compagnie de Shakespeare,
Celan, Yeats, Leopardi, mais aussi Pétrarque ou Emily Dickinson, reflets
de l’immense culture et sensibilité du poète au service des autres poètes.
En ce perpétuel travail de résurrection des mots, Yves Bonnefoy nous
invite à cette lucidité créatrice dont il fut le représentant le plus
sensible.
Philippe-Emmannuel Krautter
« Kokin waka shû - Recueil de
poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui » ; Introduction et traduction de
Michel Vieillard-Baron, 520 p., Éditions Belles Lettres, 2022.

Classique parmi les classiques, le Kokin waka shû remonte aux origines de
la poésie japonaise puisque ce recueil fut commandé par l’empereur Daigo
au tout début du Xe siècle… Les éditions Les Belles Lettres et le
traducteur, Michel Vieillard-Baron, professeur à l’Inalco ont eu
l’heureuse idée de rendre disponible cette somme incontournable au lecteur
français.
Ce fort volume constitue en effet l’une des premières compilations de
poésie japonaise réalisée par quatre des plus éminents poètes de cette
époque à savoir: Ki No Tomonori, Ki no Tsurayuki, Ōshikōshi no Mitsune et
Mibu no Tadamine. Par cette décision à la fois culturelle et politique,
l’empereur souhaitait en cette période de renaissance de la poésie
nationale (waka) en souligner l’héritage classique sur laquelle elle
reposait depuis le milieu du VIIIe s. Ce ne sont pas moins de mille cent
onze poèmes qui se trouvèrent dès lors réunis dans ce recueil répondant
pour la plupart d’entre eux à la forme tanka de 31 syllabes. Fait original
à relever, parmi les cent vingt-deux poètes présents dans ce volume,
vingt-six femmes y figurent en bonne place, signe de leur importance dans
le monde lettré à cette lointaine époque.
Contrairement à ce que la forme d’anthologie pourrait laisser penser, ce
recueil répond à une certaine organisation et logique interne, abandonnant
la présentation chronologique pour lui préférer des sections thématiques
telles les saisons si chères à la sensibilité japonaise ; sensibilité
encore extrêmement présente aujourd’hui, ainsi que le relève Michel
Vieillard-Baron dans sa préface. Le lecteur remarquera également la
proximité qui réunissait poésie chinoise et japonaise, le Kokin waka shû
ayant été introduit à l’époque par deux préfaces, l’une rédigée en chinois
par Ki No Yoshimochi et l’autre en japonais par Ki no Tsurayuki.
Pour mieux apprécier la richesse et les évolutions successives de cette
poésie exigeante et néanmoins si inspirante, le lecteur lira avec profit
la très complète étude préliminaire préfaçant le recueil. Un ouvrage
indispensable non seulement à la découverte de la poésie japonaise mais
également à la pleine appréciation de la culture japonaise d’hier et
d’aujourd’hui.
Kamo no Chômei, Urabe Kenkô
Cahiers de l’ermitage, Trad. du japonais par Sauveur Candau, Charles
Grosbois et Tomiko Yoshida. Édition et préface de Zéno Bianu
Extrait de Les heures oisives suivi de Notes de ma cabane de moine
(Connaissance de l’Orient)
Collection Folio Sagesses (n° 7159), Gallimard, 2022.

Ce petit recueil paru dans la collection Folio sagesses livre en seulement
une centaine de pages un concentré de méditation et d’ascèse bouddhique
remarquable. En réunissant en effet les deux maîtres Urabe Kenkô et Kamo
no Chômei, Zéno Bianu qui signe ici une passionnante préface, offre en
effet une belle leçon sur la voie du renoncement menée par ces deux grands
poètes ermites. Abandon des passions, mépris de la haine tout autant que
de la crainte, imaginer sa vie aussi éphémère que la forme d’un nuage dans
le ciel, telle est la précieuse leçon livrée en ces pages inspirantes. Il
ne s’agit pas d’un éloge d’une vie creuse, mais bien du plaisir éprouvé
par la richesse d’une pleine conscience de tous les instants ainsi que le
rappelle Kamo no Chômei : « Depuis que j’ai quitté le monde, et que j’ai
choisi la voie du renoncement, je me sens libre de toute haine comme de
toute crainte ». Place est alors faite à la contemplation du quotidien,
ces petits riens que les deux poètes exaltent et posent au-dessus de tous
les tracas du monde. Des instants précieux pour la plupart du temps
constitués de contemplation de la nature, de gestes du quotidien telle
l’édification pour le moins minimaliste de la fameuse cabane du moine…
Cet ascétisme que l’on retrouve dans le bouddhisme zen n’est pas non plus
sans rappeler celui prôné par le stoïcisme à maintes occasions notamment
dans ce passage où Urabe Kenkô dédaigne ces lieux avec « trop d’objets
autour de soi, trop de pinceaux sur l’écritoire, trop de bouddhas sur
l’autel domestique, trop de pierres, de plantes et d’arbres dans le
jardin… » Antidote à notre quotidien anxieux et surabondant de biens
matériels, cette lecture devrait apporter un vent d’air frais et bien
venu...
Robert Desnos : « Poèmes de
minuit, inédits 1936-1940 » ; Préface de Thierry Clermont, Coll. Poésie
Seghers, 176 p., 135 x 210 mm, Editions Seghers, 2023.

C’est par une confession de Robert Desnos (1900-1945), étonnamment lucide,
que débute la préface de Thierry Clermont aux Poèmes de Minuit
(1936-1940), des poèmes inédits du poète et publiés aux éditions Seghers.
Quelque temps seulement avant d’être arrêté par la Gestapo, puis déporté
avant de mourir du typhus un mois après la libération du camp de
concentration de Theresienstadt, Robert Desnos faisait ainsi remarquer : «
Ce que j’écris ici ou ailleurs n’intéressera sans doute dans l’avenir
que quelques curieux, espacés au long des années. Tous les vingt-cinq ou
trente ans on exhumera dans des publications confidentielles mon nom et
quelques extraits, toujours les mêmes » !
Espérons que la publication de ces inédits datés des dernières années du
poète invalideront ce jugement sévère et permettront à un plus grand
nombre de découvrir le grand poète que fut Robert Desnos. La découverte de
ces inédits inattendus mais si bien venus est due à la sagacité du
passionné des lettres Jacques Letertre qui dirige aujourd’hui la Société
des Hôtels Littéraires. Ce collectionneur et bibliophile impénitent a
acquis de manière quelque peu fortuite ces manuscrits contenant ces
trésors, pas moins de 123 poèmes autographes dont, découverte incroyable,
86 inédits, sans titres et accompagnés de dessins du poète. Desnos s’était
astreint dans ses dernières années à composer un poème chaque soir avant
son sommeil. Dans ces pages souvent sombres et pourtant enclines à
l’ironie, on trouvera aussi quelques saillies prémonitoires tel ce poème
du 9 janvier 1936 :
« Sur cette terre
Moi j’aurai bien rigolé
Pas autant cependant si je ne meurs avant »
Parmi ces traits d’humeur, ou d’humour, c’est selon, cet éternel amoureux
des calembours goûte les évocations farfelues où quelque bizarre animal
débarque soudainement dans un beau salon pour y semer une belle pagaille :
« Fait son entrée – Se vautre sur les canapés – Attise le feu –
Détraque la pendule »… « Drôle d’animal - Joli Salon », conclut
Desnos, un portrait du poète ?...
Des questionnements épars rythment ces pages où animaux, personnages
fantasques ou à peine masqués composent un panthéon éclectique dans lequel
le poète puise son inspiration et se délecte. Ce panthéon s’avère en effet
bien particulier où dérision rime avec émotion, gravité avec légèreté. Au
terme de ce trop court parcours sur terre, le poète notera en guise
d’épitaphe annonciatrice dans l’un de ses tout derniers poèmes : « Moi,
incapable de reculer – Capable de me faire tuer – Plutôt que de céder un
pouce – Pouce Pouce – Je ne joue plus »…
Une spontanéité réfléchie qui séduit et attire irrésistiblement, magie de
Desnos !
Philippe-Emmanuel Krautter
François Gibault : « Céline »,
Nouvelle édition revue et corrigée, Collection Bouquins, 2022.

Les récents développements apportés par la redécouverte pour le moins
rocambolesque des manuscrits disparus de Louis-Ferdinand Céline ainsi que
le décès de Lucette Destouches son épouse en 2019 imposait assurément une
actualisation de la principale biographie parue à ce jour en langue
française et consacrée au célèbre écrivain. François Gibault proche de
Lucette Destouches et exécuteur testamentaire de l’écrivain était mieux
placé que quiconque pour présenter ce long parcours de Louis-Ferdinand
Destouches depuis son plus jeune âge au passage de Choisel jusqu’à ses
dernières années passées, reclus, sur les hauteurs de Meudon avec
perroquet, chiens et épouse…
C’est à un monstre sacré des lettres françaises auquel s’est attaché
Gibault dans cette nouvelle biographie revue et corrigée qui n’écarte
aucun sujet fâcheux comme les accusations de collaboration et autres
pamphlets antisémites que le biographe – avocat convaincu des causes
tendancieuses – souhaitait voir republier par les éditions Gallimard…
La documentation de première main en raison de sa proximité immédiate du
cercle de l’écrivain constitue en premier lieu l’intérêt de cette
biographie des plus complètes avec plus de 900 pages. Mais l’intérêt de ce
fort volume ne tient pas qu’à la qualité de ses sources tant le biographe
tente à faire ressortir toute la cohérence du parcours de Céline en
rapport avec son œuvre, et ce, malgré les impasses empruntées par
l’écrivain et ses contradictions. Souhaitant faire la part des choses
entre l’homme et l’écrivain, François Gibault dresse le portrait d’une
personnalité à la fois complexe et plus humaine que ne l’ont souvent
laissé les impressions rapides de ses caricatures. Resituant les outrances
de l’homme à son époque, Guibault tente d’esquisser la personnalité de
celui qui était à la fois capable de soigner les plus démunis sans
contrepartie financière tout en étant capable de verser dans les délires
antisémites les plus abjects. Céline dans ces pages apparaît avant tout
comme l’un des écrivains majeurs du XXe siècle, ses romans demeurant le
cœur névralgique de ces multiples développements biographiques auxquels
ils sont intimement entremêlés.
Philippe-Emmanuel Krautter
Aldo LEOPOLD : « Almanach d’un
comté des sables », Editions Gallmeister, 2022.

« Il y a ceux qui peuvent vivre coupés de la nature et ceux qui ne le
peuvent pas.» Aldo Leopold est de ces derniers. Impossible pour lui de
vivre hors du système qui nous maintient en vie, ce grand écosystème, et
que l’homme se complait à rendre invivable. Pourtant, la nature se défend
contre cet homme mécanisé et destructeur. Est-ce là un scénario pour un
film ou un livre de fiction ? Est-ce la réalité de notre monde actuel et à
venir… Ce pourrait être une posture de militant écologiste d’aujourd’hui,
et pourtant c’est Aldo Leopold, né en 1877 et décédé en 1948, considéré
comme le père des politiques de protection de l’environnement, qui écrivit
ces textes réunis sous le titre « Almanach d’un comté des sables ».
Il se lève tôt, vit dans la nature, observe tout, des plantes aux animaux,
des étoiles aux levers de soleil et tente de situer la véritable place que
devrait occuper l’homme dans ce monde, en toute modestie, alors que le
grand siècle de l’industrialisation se plaît à l’exploiter et le vider de
sa substance. L’écologie n’est pas une question de petites fleurs. C’est
tenter d’empêcher l’extinction du vivant. Observer, décrire, philosopher
pourquoi pas, écouter, rendre compte, percevoir, contempler et espérer
qu’une véritable prise de conscience mènera sur des chemins plus
respectueux du vivant et par ricochet de nous même, c’est ce que l’on
ressent au long des pages de cet almanach atypique.
Ces textes se lisent comme un traité de non-agression envers la nature et
sous la plume d’Aldo Leopold transpire la poésie, le respect de la nature
pleine et entière, de la plus petite créature jusqu’au cosmos, ressenti
dans chaque cellule de nos corps poussières d’étoiles comme les physiciens
le qualifieront plus tard. Que de résonnances actuelles ! Que de
connaissances et de conscience écologique jamais entendues et considérées
par les politiques, que de temps perdu qui ne se rattrapera jamais. La
lucidité calme de l’auteur invite à réfléchir sur l’orientation hyper
matérialiste de son époque et à opter pour réorienter ses besoins ou à
détourner les biens matériels pour revenir à une meilleure compréhension
de cet équilibre fragile du monde.
Il s’avère plus qu’urgent de mettre en place une éthique solide et
rigoureuse pour ne plus jamais avoir à lire des phrases telles « la
protection de l’environnement marque le pas parce qu’elle est incompatible
avec notre concept abrahamique de la terre. Nous maltraitons celle-ci
parce que nous la regardons comme notre propriété. Le jour où nous la
verrons comme une communauté à laquelle nous appartenons, peut-être
commencerons-nous à en user avec amour et respect. Il n’est pas d’autre
alternative pour qu’elle survive à l’impact de l’homme mécanisé… Le fait
que la terre est une communauté est le concept élémentaire de l’écologie,
mais le fait qu’il faut l’aimer et la respecter est un prolongement de
l’éthique. Que la terre produit une moisson esthétique est un fait connu
de longue date, mais souvent oublié. »
Sylvie Génot Molinaro
« L’art du livre par André Suarès
», Editions Fata Morgana, 2022.

C’est un délicieux opuscule signé André Suarès que nous livrent dans une
édition des plus soignées, avec une typologie choisie et des lettrines
retenues par Louis Jou en 1928, les éditions Fata Morgana. En de petits
chapitres plus réjouissant les uns que les autres, l’auteur y fait l’éloge
de « L’art du livre » ; avec cette passion incommensurable du beau et
cette vison élitiste qui le caractérisent, comparant le livre à une œuvre
architecturale des plus hautes, c’est une réflexion élégiaque sur le livre
que le lecteur savourera ; remontant à la spécificité et beauté des
incunables, soulignant l’évolution inévitable de l’imprimerie et du livre,
c’est aussi une pensée visionnaire des plus surprenantes que nous donne à
lire l’auteur.
Un petit bijou pour amoureux patenté de beaux livres, pour artisans
imprimeurs et éditeurs sincères !
L.B.K.
Philippe Sollers "Graal"
Collection Blanche, Gallimard, 2022.

Ni disciple des Monty Python, encore moins un vénérateur des Chevaliers de
la fameuse table, Philippe Sollers, ou tout au moins le narrateur de son
dernier roman, ne part pas en quête du Graal, mais l’a trouvé depuis bien
longtemps… C’est en terre atlantide, jadis prospère et de nos jours cachée
sous des immensités d’incertitudes et de révisionnismes, que se trouve la
source de ce continent disparu « mais toujours actif atomiquement, et
génétiquement dans l’ombre ». Comme à l’accoutumée, Sollers avance dans
l’ombre, en plein soleil. Ce nouvel Atlante amoureux des îles sait que ces
dernières sont reliées à ce royaume éternel, source vitale où puise ce
jouisseur absolu. Mais nulle trivialité dans ces évocations – même si
quelques détails dont Philippe Sollers a le secret pourront émoustiller ou
choquer, c’est selon. Le propos est ailleurs et sert une voie, la fameuse
voie, non rectiligne qui mène à la mort après avoir vraiment vécu.
Être « l’unique roi de son royaume », avoir cette chance de parler une
langue intérieure à l’heure de l’assourdissement général, sans oublier les
initiations matriarcales, telles sont les directions qui mènent à ces
continents disparus, éternel retour. Le roman confie à qui peut encore
entendre et surtout lire : l’Atlante se ressent comme immémorial et
cultive le secret comme le silence sans oublier son immense mémoire,
qualités qui font cruellement défaut à notre amnésique quotidien. L’amour
comme la foi composent ces espaces où le verbe se fait chair et
habitavit in nobis ainsi que le rappelle saint Jean. Cette présence
nourrit les plus grands artistes depuis les premiers temps de l’humanité,
dès les premières grottes ornées. Nulle bondieuserie dans la pensée de
Sollers, mais dans notre monde « dégraalisé », un mystère joyeux demeure
que cultive l’auteur, ces pages en témoignent.
Philippe-Emmanuel Krautter
Jean-Yves Tadié : « Proust et la
société », Éditions Gallimard, 2021.

C’est à la recherche d’un Proust dans son temps, dans sa société auquel
nous convie Jean-Yves Tadié avec cet ouvrage « Proust et la société » qui
vient de paraître aux éditions Gallimard. L’auteur nous dévoile, tour à
tour, un Marcel Proust sociologue, géographe, historien ou encore
psychologue. Le lecteur retrouvera ainsi Proust dans son milieu avec ses
domestiques mais aussi le dandy regardant la société et « le peuple ». En
ce tournant du siècle, on découvre également un Proust bien ancré dans le
monde de la finance même si ses placements seront souvent malheureux et
que l’écrivain se dit plus d’une fois exagérément ruiné… L’auteur revient
ainsi sur les rapports que l’écrivain entretenait avec l’argent.
Mais, pour cet ouvrage, Jean-Yves Tadié ne s’est pas limité à nous révéler
un Marcel Proust en son temps, il a également entendu faire dialoguer
cette société contemporaine avec celle-là même de A la Recherche du
temps perdu. Ce monde que dépeint et fit vivre avec sa sensibilité et
ses émotions l’écrivain en des pages mémorables, modifiant, changeant noms
et lieux tout en leur laissant une certaine part de réalité. Ce n’est pas
un regard, mais des regards que livre la Recherche. Ainsi, Jean-Yves Tadié
analyse-t-il « La France de 1871 et la famille de Marcel Proust » ou ces «
Figures de la modernité », que l’on retrouve tout au long de la
Recherche et que Marcel Proust, Alfred Agostinelli, mais aussi
Albertine, connurent en leur temps. L’auteur ne souligne-t-il pas en son
introduction que Marcel Proust fut « un prodigieux observateur, et,
d’après les souvenirs de ses amis, dans les salons, les restaurants, voire
les maisons closes, un enquêteur infatigable ». La Recherche rend
compte d’une société, celle dans laquelle l’écrivain non seulement évolua,
celle qu’il observa, scruta, mais aussi celle qu’il écrivit et imagina.
Or, « la société décrite et analysée par Proust, parce qu’elle est
représentée de manière symbolique, est encore vivante, et même « créatrice
». Les structures profondes échappent au temps et aux modes. Il y a une
mode des modes qui, elle, ne se démode pas. », ajoute Jean-Yves Tadié.
Qu’il soit boursicoteur peu chanceux, technophile amoureux, géographe des
lieux…, c’est le portrait d’un Marcel Proust moins connu, parfois inédit
que convoque en ces pages Jean-Yves Tadié, et ce, pour le plus grand
plaisir du lecteur.
L.B.K.
« André Suarès – Ports et rivages
– Anthologie » ; Edition établie, présentée et annotée par Antoine de
Rosny, 384 pages, « Les cahiers de la NRF », 2021.

Ravissement que de trouver réunis dans ces « Cahiers de la NRF » les
écrits ayant pour fil directeur les « Ports et rivages » dans l’œuvre
d’André Suarès. Deux mots qui à eux seuls évoquent bien des facettes de
l’écrivain ; Les ports comme liens d’attache, telle Marseille, sa ville
natale à laquelle il restera attaché, mais aussi les rivages, inséparables
des ports, appels du large et de liberté. Suarès n’eut de cesse
affectivement de chérir cette liberté dont il paya lourdement le prix
toute sa vie. Si André Suarès fut épris de connaissances, d’art, de
livres, s’il fut portraitiste, essayiste, visionnaire, s’il eut aussi pour
passion la musique, l’écrivain - bien qu’établi à Paris, voua également un
amour immodéré pour la mer. On songe, à l’Italie avec « Le voyage du
Condottière » et à Venise ; On songe à la Bretagne avec « Le Livre de
l’Émeraude » et, bien sûr « Marsiho », sa ville natale. N’a-t-il pas écrit
« La mer est mon horizon : ailleurs je ne respire plus ». Et ne se
définissait-il pas dans « Le voyage du Condottière » comme un « homme de
la mer avant tout ».
Mais, cette quête de beauté si chère au poète, d’horizons et d’infini,
d’indépendance qu’offrent « Les Ports et les rivages » ne saurait se
limiter à ses œuvres les plus connues, l’écrivain fut en effet l’auteur
sous divers pseudonymes de plus d’une centaine de livres, d’écrits publiés
dans des revues, sans oublier ses carnets et une abondante correspondance.
Aussi est-ce tout le mérite de cette belle anthologie, présentée et
annotée par Antoine de Rosny, professeur de lettres classiques et membre
du comité d’André Suarès que de mettre en valeur et nous encourager à
découvrir ces joyaux de l’écrivain. Ce sont des « Ports et rivages »
célébrés, contrastés, opposés, mais aimés ; Bretagne et Provence… Mais,
aussi des ports rêvés, ceux des mers grecques et de la Sicile…
Des textes et poèmes choisis et accompagnés d’un riche appareil critique
dans lesquels le lecteur retrouvera ce style inimitable qui fut celui
d’André Suarès (1868-1948). Cette incomparable « sensibilité mise à
peindre le vert Océan breton ou à décliner à l’envi l’inégalable bleu
méditerranéen ! » écrit Antoine de Rosny dans sa présentation.
L.B.K.
Sibilla Aleramo : « Une femme »,
Éditions des Femmes, 2021.

« Depuis que j’avais lu une étude sur le mouvement féminin en
Angleterre et dans les pays scandinaves, ces réflexions se développaient
dans mon esprit avec insistance. J’ai immédiatement éprouvé une
irrésistible sympathie pour ces créatures exaspérées qui protestaient au
nom de la dignité de toutes, jusqu’à supprimer en elles les instincts les
plus profonds : l’amour, la maternité, la grâce. Presque sans m’en
apercevoir, mes pensées s’étaient arrêtées jour après jour sur ce mot :
émancipation… »
Une vie se dessinait avec une certaine évidence pour cette jeune fille
mais un événement totalement involontaire de sa part va tout bouleverser,
l’amour inconditionnel qu’elle portait à son père et réciproquement, ses
relations avec sa fratrie, son avenir même. Elle si curieuse de tout et
qui semblait ne surtout pas vouloir répéter le schéma de vie de sa mère,
qui doutait de la réalité de dieu dans une Italie du nord du début du XXe
siècle, elle qui comprend vite que dans son milieu provincial et étriqué,
aucune chance d’indépendance ne lui sera accordée. Cela lui prendra des
années et des années, luttant contre un mari tyrannique et élevant au
mieux son fils, des années de soumission et de révolte, des années de
dépendance et de soif de liberté, des années de réflexion pour arriver à
écrire. Et écrire lui fut salutaire, lui fit même gagner sa liberté totale
certes au prix d’un sacrifice énorme, d’un renoncement innommable, d’un
abandon dans la souffrance. Mais lorsque la vie lui souffle à l’oreille
que sa place n’est pas dans ce modèle et que seule elle peut défier et
s’émanciper de celui des hommes, alors il n’y a plus une minute à perdre,
la vie trop courte lui montre la voie, celle qui fera de son avenir celui
d’une femme autrice, politisée, d’une liberté intellectuelle qui la
portera au rang international par ses écrits et ses luttes sociales. « Mon
passé me semblait désormais avoir été commandé par une volonté
impitoyablement sagace. Tout n’avait-il pas été disposé en effet pour
préparer l’avenir ? »
Cette autobiographie publiée en 1906 après avoir quitté son mari et son
fils prouva à chaque lectrice – et lecteur - que la liberté de pensée et
d’agir en son âme et conscience pouvait être une véritable révolution et
un mouvement réellement féministe en marche. « Qui avait donc le courage
d’admettre certaines vérités et d’y confronter sa vie ? Pauvre petite vie
mesquine et aveugle, à laquelle on tenait tant !… Chacun tenait son
mensonge avec résignation…Les révoltes individuelles étaient stériles ou
pernicieuses : les révoltes collectives étaient encore trop faibles,
presque ridicules face à l’effroyable puissance du monstre à abattre !
Puis je commençais à me demander si la femme n’avait pas une part active à
la misère sociale… » Sibilia Aleramo (1876/1960) est devenue une femme
libre et active dans un homme exclusivement masculin et a ouvert, très
certainement, la porte à bien d’autres femmes qui ont pris acte que
l’émancipation était une volonté personnelle à mettre en marche quoi qu’il
arrive.
Sylvie Génot Molinaro
« La Grande Grammaire du français
» ; Sous la direction d’Anne Abeillé et Danièle Godard, Éditions Actes Sud
- Imprimerie Nationale Éditions, 2021.

Véritable évènement dans le paysage éditorial français, la sortie de la
Grande Grammaire du français (GGF) marque une étape essentielle quant aux
outils disponibles sur ce sujet toujours délicat. Il n’est en effet un
secret pour personne que la langue française s’avère complexe à maîtriser.
Qu’il s’agisse de sa langue maternelle ou d’une langue secondaire, le
français fourmille de subtilités délicates à mémoriser et autres pièges
rendant son apprentissage souvent difficile. Mais ce sont ces difficultés
qui ont concouru à sa richesse et ces multiples finesses autorisent une
variété infinie de nuances dont la littérature s’est saisie avec la
réussite que l’on sait. Fort de cette importance, les contributeurs de
cette imposante grammaire en deux forts volumes sous la direction d’Anne
Abeillé et Danièle Godard, en collaboration avec Annie Delaveau et Antoine
Gautier offrent pour la première fois aux amoureux de la langue française
un outil suffisamment ample et vaste expliquant toutes les virtualités de
la syntaxe de la langue écrite, mais aussi parlée et contemporaine.

L’ouvrage n’a pas exclu parallèlement aux règles classiques
les usages plus originaux constatés, faisant ainsi de cette recherche
collective un véritable conservatoire de la langue. La GGF, ainsi qu’il
faudra désormais la nommer, établit avec brio un état des lieux de la
recherche et des usages depuis le milieu du XXe siècle jusqu’à nos jours,
les débats ne manquant pas actuellement quant à certains usages en cours…
Aussi la manière d’écrire des SMS, des billets d’un blog ou encore les
diversités régionales sur l’usage du français sont des points abordés sur
ces 2 628 pages en 20 chapitres. 30 000 exemples offrent un ensemble d’une
étonnante richesse sous la forme de glossaire, index, tableaux, schémas,
fiches et autres courbes mélodiques. La version numérique parallèle permet
même d’écouter des exemples sonores !
Le lecteur ne lira bien évidemment pas cet ouvrage en deux volumes de la
première page à la dernière, mais on ne saurait lui recommander de
découvrir l’introduction passionnante consacrée à cette vaste question : «
Qu’est-ce que le français ? ». Il découvrira alors le vaste rayonnement de
cette langue très largement employée au-delà de l’Hexagone et de
l’Outre-mer. Cette richesse posant une autre question « le » ou « les »
français ? Les variations régionales et sociales peuvent laisser pencher
vers une vision plurielle à partir de racines communes. Autre découverte,
la version numérique parallèle à l’édition papier. Disponible soit en
version eBook enrichies (ou PDF Web) soit en ligne, la GGF pouvant être
consultée sur smartphone, tablette et ordinateur dans la mise en page
originale de la version imprimée. La recherche d’un mot ou d’une notion
rend bien entendu cet outil particulièrement précieux pour les étudiants,
chercheurs et tout amoureux de la langue française.
Fruit d’un travail d’une trentaine d’années d’un collectif de 59
linguistes français et étrangers, la GGF établit ainsi pour la première
fois en France un véritable outil scientifique de la langue française.
Dante - « La Divine Comédie »,
Trad. de l'italien par Jacqueline Risset. Édition publiée sous la
direction de Carlo Ossola avec la collaboration de Jean-Pierre Ferrini,
Luca Fiorentini, Ilaria Gallinaro et Pasquale Porro, Bibliothèque de la
Pléiade, n° 659, 1488 pages, rel. Peau, 104 x 169 mm, Gallimard, 2021.

Dante Alighieri (1265-1321) dont nous fêtons le 700e anniversaire de sa
disparition, témoigne à la fois des oppositions politiques de son temps
(la lutte fratricide des guelfes à Florence), mais aussi de l’élévation de
cette âme au-delà des contingences lors de son long exil. L’amour demeure
au centre de cette œuvre gigantesque et foisonnante, celui magnifié pour
la belle Béatrice et qui conduit le narrateur en un chemin souvent
tortueux et périlleux dans les méandres de la vie et de la mort, en trois
étapes de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis.
Dans cette chronique où la poésie s’entrelace aux dénonciations les plus
triviales de son temps, Dante compose une ode annonciatrice de l’humanisme
et conjuguant l’universalité du savoir. Cette poésie omniprésente de celui
que l’on présente souvent comme le « père » de la langue italienne se
trouve encore soulignée par une langue ouverte aux différentes influences,
savantes ou régionales, de son temps comme en ses références antiques en
compagnie de Virgile. Cette atemporalité de Dante confère à son œuvre
cette magie qui dépasse les époques et touche le lecteur avec cette même
acuité qu’une fresque de Michel-Ange, une musique inspirée des psaumes ou
encore de Casella… Ainsi que le souligne Carlo Ossola dans sa préface : «
La Comédie n’est pas un poème mystique, ce n’est pas un itinéraire
sapiential ou initiatique, ni même une simple dette de fidélité envers
Béatrice : c’est un accessus – aussi impraticable et limité soit-il – à la
joie du regard. ». Cette œuvre inclassable convoque chaque lecteur a une
appropriation, lente et exigeante, à emprunter personnellement cet
itinéraire pour une connaissance de la vie et de l’après. Les premiers
mots de la Comédie sont restés célèbres et témoignent de cet examen
personnel : « Au milieu du chemin de notre vie – je me retrouvai par une
forêt obscure, car la voie droite était perdue. » À la recherche de cette
voie droite – symbole de l’espérance chrétienne – Dante offre de multiples
rencontres les plus étonnantes souvent, troublantes d’autres fois. Le
lecteur se nourrit de ces visions tantôt béatifiques, tantôt horrifiques,
le 7e art n’a qu’à bien se tenir. Grâce à la belle traduction de
Jacqueline Risset, le lecteur pourra progressivement franchir ces étapes
et s’approcher des sens cachés de l’œuvre à l’image de ceux suggérés par
le peintre Botticelli dans ses inoubliables illustrations de la Comédie.
Didier Ben Loulou : « Une année de
solitude », Arnaud Bizalion Éditeur, 2021.

« Une année de solitude » en compagnie du photographe Didier Ben Loulou
offre le temps de porter un regard à la fois introspectif et renouvelé sur
la vie. A l’image de cet amandier en fleurs sur la terre esseulée donné à
voir en couverture de l’ouvrage, ce sont des promesses riches de sens qui
effleurent dans ces pages d’une rare profondeur. Le photographe croise le
poète et la quête incessante de cette âme éprise d’absolu le conduit à la
conjonction de la lettre et de l’image, croisée des chemins de laquelle
nous sommes nés, à l’aune de la civilisation.
Point de sublimation artificielle mais une rare acuité sur le réel, ce qui
ouvre les portes de la mémoire, celle des lieux toujours renouvelés et
pourtant éternellement les mêmes. Ce paradoxe n’effraie pas l’artiste qui
veille en Didier Ben Loulou et que ses photographies rappellent. L’homme
retrouve la nature en ce qu’elle possède de plus fort, cet humus qui donne
naissance et reprend la vie en un cycle aussi implacable que les amours
défuntes. Sur une année, Didier Ben Loulou consigne en son journal ces
bribes esseulées, le sens à donner à son travail, à sa vie, en une
sensibilité à la fois profonde et cachée.
En cette quête de l’indicible, le photographe sait capter ces ondes qui le
traversent, frontières toujours ténues entre profane et sacré si chères à
Mircea Eliade. Dans les campagnes de Jérusalem, tout comme dans les
ruelles de la Ville Sainte, ces signes croisent le chemin de cette âme
blessée qui réapprend à vivre, renaissance dont la profondeur des
photographies témoignent même si, pour une fois, ces dernières sont
absentes de ce journal mais omniprésentes entre les lignes. C’est à ce
cheminement auquel nous convie avec discrétion et poésie Didier Ben
Loulou, une lente pérégrination dans les confins de notre for intérieur,
un voyage intime et captivant.
Philippe-Emmanuel Krautter
Michel Leiris : « Journal
(1922-1989) » ; Nouvelle édition Jean Jamin, revue et augmentée ; 1056 p.,
103 ill., sous couverture illustrée, 140 x 205 mm, Collection Quarto,
Éditions Gallimard, 2021.

Difficile de classer Michel Leiris, lui qui fut simultanément poète,
écrivain, ethnographe et avant tout le témoin en alerte de son temps. Le
témoignage qu’il laissa d’ailleurs à l’égard de son Journal s’avère
symptomatique de cette difficulté de classement, alors même qu’il connut
dans ses enquêtes ethnographiques le travail de fichiers de l’ethnologue :
« Un livre qui ne serait ni journal intime ni œuvre en forme, ni récit
autobiographique ni œuvre d’imagination, ni prose ni poésie, mais tout
cela à la fois. Livre conçu de manière à pouvoir constituer un tout
autonome à quelque moment qu’il soit interrompu, par la mort s’entend.
Livre, donc, délibérément établi comme œuvre éventuellement posthume et
perpétuel work in progress » (Journal, 26 septembre 1966). Les éditions
Gallimard ont eu l’heureuse initiative de proposer cette œuvre inclassable
dans la collection Quarto, ce témoignage allant de 1922 à 1989, un an
avant sa disparition. L’intellectuel curieux de tout se souciait plus des
autres que de son propre travail : « D’une certaine façon, je suis
l’antihéros de mes écrits dits autobiographiques. Que voit-on, en effet,
au centre de ceux-ci ? Un homme des plus quelconques, à la vie des plus
quelconques, mais qui simplement sait se regarder et se raconter »
(Journal, 18 novembre 1983). Et là réside certainement la qualité de
l’auteur de ces notes prises au quotidien, une lucidité sans fards, ni
masques, au gré de ses découvertes, de ses rencontres et discussions.
Pourtant l’intellectuel « sait se regarder et se raconter » à l’image
d’une enquête au long cours, l’objet de cette dernière étant ses humeurs,
son goût immodéré pour les beaux costumes et vêtements sur mesure, ce soin
apporté au paraître plus profond qu’il ne peut sembler de prime abord
ainsi que le relève Jean Jamin qui le connût de 1976 à 1990 au musée de
l’Homme. Entre poésie, confessions, ethnographie et autobiographie sans
oublier les innombrables curiosités artistiques, Leiris consigne dans ce
Journal ce qui fait signe, avec lui-même et dans le siècle dans lequel il
s’inscrit. Ce souci extrême de l’attention vigilante surprend et séduit,
sans réserve lorsque l’auteur lors d’un Tour d’Espagne en cargo en 1935
note : « Retrouver la source première… ». Phrase qui l’obsède comme un
début poème… Leiris reste persuadé qu’il faut amadouer l’écriture en
croyant à une certaine bonté des choses et des mots et, à défaut,
s’abstenir ! Fort heureusement, sa perspicacité lui permet d’amadouer et
de fléchir ces résistances. Si la poésie ne coule pas à flot - ce que ne
souhaite pas Leiris - une complicité certaine se fait au fil des années,
une poésie qui devient vite synonyme de liberté ainsi que le souligne
Philippe Sollers qui releva chez lui cette phrase programmatique : « Je ne
peux vivre que dans l’antithèse et le changement. » C’est ce que reflètent
ces 1056 pages de notes éparses, avec parfois un seul titre de livre
consigné, d’autres fois des idées plus complexes développées telles ces
équations mathématiques pour le moins étranges sur les rapports entre le
Moi, la Société et la Nature… (p. 285). Entre ces consignations, des
rêves, beaucoup de rêves qui souvent en disent plus sur leur auteur que
les notes diurnes.
Philippe-Emmanuel Krautter
« Charles Juliet : « Pour plus de
lumière ; Anthologie personnelle – 1990-2012 », Préface de Jean-Pierre
Siméon, Collection Poésie/Gallimard, NRF, Éditions Gallimard, 2021.

En ces temps de sortie de crise et de lueur d’été, il faut découvrir ou
relire la poésie de Charles Juliet. Pour ce faire, paraît aux éditions
Poésie Gallimard une belle anthologie personnelle de 1990-2012, « Pour
plus de lumière », un choix de poèmes extraits des nombreux recueils et
minutieusement retenus par le poète lui-même. Présentés selon un ordre
chronologique, la progression de cette anthologie reflète le cheminement
du poète sur les sentiers escarpés et ardus tant des mots que de la vie.
Issus du recueil « Affûts » de 1990, ils empruntent « L’Autre chemin » de
1991, allant du « Pays du Silence » (1992) ou d’ « A voix basse (1997)
jusqu’au recueil « Moisson » de 2012.
Les titres confient à eux seuls cette réticence aux mots trop faciles, aux
mots qui viennent, qui habitent ou hantent les vers mis à nu par le poète.
« Tu ne sais / où aller / comment t’y prendre / quel mot / quel geste/
pourrait / convenir / et ce qui / se propose/ d’emblée/ tu le rejettes/ tu
gis / au plus / opaque / de ce qui / récuse / toute / réponse »
(Fouilles – 1997).
La poésie de Charles Juliet puise, en effet, sa force et profondeur dans
ce rapport aux mots fait de délicate retenue, d’extrême prudence et de
sourde méfiance, mais aussi de cette invincible confiance en la poésie et
l’écriture.
« attendre attendre / demeurer inerte / laisser s’approfondir / le
silence / mais la faim ronge / s’exacerbe / voudrait me contraindre / à
forcer le seuil / ne rien tenter / ne rien forcer / et d’un mouvement
feutré / suspendre l’affût » (Moisson)
Et si la poésie de Charles Juliet peut paraître épurée, et à tort
minimale, aucun de ces qualificatifs ne permet cependant de dire avec
justesse, ainsi que le souligne en sa préface Jean-Pierre Siméon, la
profondeur et le relief de la poésie de Charles Juliet. Celle-ci puise
telle une encre sans fond à la douleur d’écrire, à la source même de
l’être :
« Et à chaque voix nouvelle, remonter là où elle prend sa source. De
déchiffrer ce qu’elle nous livre de l’être qui nous parle. » (« À voix
basse »).
Affronter cette réticence en un combat incessant même si le poète se sent
à la dérive ; Pourtant sur cette crête, allant de décennie en décennie, ce
sont de belles « avancées », telles des « Moissons » « Pour plus de
lumière », qui rythment les vers et poèmes de Charles Juliet ;
« oui, échapper au temps / à ce qui alourdit / nous tient reclus /
pouvoir nous déployer / dans l’immense » (Moisson – 2012).
LBK
François MAURIAC : « Le Bloc-notes
» - Tome 1 & 2 - Préface de JEAN-LUC BARRE, Coll. Bouquins La Collection,
Éditions Robert Laffont, 2020.


François Mauriac compte assurément parmi les classiques de la littérature
française du siècle dernier. Mais son travail journalistique se trouvait
jusqu’à cette monumentale parution dans la Collection Bouquins quelque peu
plus confidentiel. Si les lecteurs plus âgés pouvaient encore se souvenir
des chroniques régulières tenues par le célèbre éditorialiste à l’Express,
puis au Figaro, les plus jeunes ignorent souvent tout de son fameux «
Bloc-notes », pourtant tant apprécié. Cet esprit vif et acerbe sut
rapidement imaginer, en effet, son propre style, devenu depuis un
classique et imité, celui de l’écrivain-journaliste. Doté d’un jugement
critique sans concessions, quel que soit le parti politique visé, ses
analyses touchaient la plupart du temps au cœur non seulement des pouvoirs
en place, mais aussi les institutions dont il avait décidé de dénoncer les
abus et incompétences.
Mauriac bénéficiait de soutiens indéfectibles de personnalités importantes
tels Pierre Mendès France ou le Général de Gaule. Revendiquant sans
complexe sa foi chrétienne, il pouvait assumer une certaine « vocation
d’irriter », ainsi que le souligne Jean-Luc Barré dans sa préface à ces
deux volumineux volumes. Paradoxalement, si sa poésie et ses romans
peuvent sembler à certains avoir quelque peu vieilli, son travail en tant
que journaliste – même sur des faits pourtant ne relevant plus que de
l’Histoire – a en revanche pris, pour sa part, toute son épaisseur.
Point de travail sur le terrain, ni d’enquêtes pour ces notes régulières,
mais une appréhension du monde et de la société associée à l’acuité de son
jugement et de sa subjectivité en une subtile alchimie. Aussi n’est-il pas
étonnant de trouver chez cet esprit que l’on aurait pu croire conservateur
une farouche défense de la décolonisation… La justice et la charité
participèrent de toutes ses dénonciations, bien avant les vagues des
réseaux sociaux. Journaliste engagé à une époque où cette qualité exigeait
du courage et pouvait même s’avérer physiquement périlleuse, François
Mauriac compta parmi ceux qui savaient dire « non ».
Que peut trouver le lecteur du XXI siècle dans ces près de 2 700 pages ?
Une formidable aventure de l’esprit sur le long terme, deux décennies
d’histoire française allant de 1952 à 1970. Dans cet élan journalistique,
l’écrivain transparaîtra bien entendu de temps à autre : « Si vaniteux que
soit un auteur, il s’étonne toujours si ce qu’il écrit porte loin et porte
haut » ; Avec la belle parution de ces deux volumes du Bloc-Notes que
François Mauriac se rassure…
Philippe-Emmanuel Krautter
Michel Orcel : « L’Anti-Faust ;
suivi d’un Sonnet et de deux Idylles de Leopardi », Éditions Obsidiane,
2020.

Que guette le poète Goethe du haut de sa fenêtre romaine donnant sur le
Corso ? La lumière ? L’inspiration ? Une avenante Romaine ? Seul le
peintre et son ami Tischbein pourraient nous le confier, lui qui sut
saisir sur le vif cet instant immortalisé ornant la couverture du dernier
recueil de poésie « L’anti-Faust » de Michel Orcel… C’est à cette
ouverture d’un monde intérieur, habité et fertile, auquel convient
également ces poèmes inédits de Michel Orcel, dont l’œuvre vient d’être
tout récemment couronnée par le Grand Prix de poésie de l’Académie
française. Nos lecteurs connaissent bien l’inlassable traducteur de Dante,
l’amoureux de l’Italie avec Gabriele d’Annunzio, l’énigmatique passionné
du Coran ou le chantre de l’Opéra italien, mais avec ce dernier ouvrage,
c’est le poète qui se dévoile en des vers où pointe le regard qui se
retourne sur les traces laissées par la vie.
Nul désenchantement, nul larmoiement, mais une lucidité à la fois fragile
et confiante. L’ironie pointe parfois à l’égard de ses aînés, la gravité
aussi avec le lit funèbre. Les étoiles apparaissent ambiguës, elles dont
les reflets vibrants retiennent le regard, tout autant qu’ils le
questionnent. L’Anti-Faust participe de ce regard critique, celui
qui interpelle la connaissance, et le savoir sans limites. L’homme rebelle
sait, qu’à l’image de l’Ecclésiaste, tout n’est que vanité alors que le
limes de nos certitudes se lézarde sous la plume du poète.
Des poèmes où s’entremêlent des liens à jamais indissociables, des
strophes qui apostrophent sans concession et des vers, sans noir
désespoir, ni folle inquiétude, échos de L’infini silence et de
Leopardi :
« Tu es inquiète ? Sois rassurée :
le temps se dissipe comme tes charmes ;
te restent peu de jours à pleurer. »
(Sur une métaphore du Maître et Marguerite)
Philippe-Emmanuel Krautter
"attraction terrestre" poésies de
Wulf Kirsten, traduction de Stéphane Michaud et texte allemand, La Dogana,
2020.

Si la majuscule s’estompe au point de disparaître des poèmes de Wulf
Kirsten, quelques points d’interrogation, ponctuent cependant des phrases
fortes, martelées sur l’enclume de la lucidité :
« - ne voulais-tu pas forger un monde
à partir
de la langue ? réponds ! mets aussi ta part
dans la balance, la culture a dégénéré
en hors-d’œuvre … »
Ces vers sans concession de Wulf Kirsten, né en 1934, sont ceux assurément
ceux de l’un des plus grands poètes contemporains, même si ce dernier n’a
guère trouvé – par quelles circonstances injustifiées ?, d’échos en France
jusqu’à maintenant. L’anthologie éditée aujourd’hui par La Dogana devrait
réparer cet oubli et faire découvrir toute la richesse d’une langue, à la
fois rude et pourtant mélodieuse, à l’image d’une étude pour piano de
Scriabine. Les mots convoquent les sens en une scansion exigeante et
harmonieuse :
« je profite de la lumière du soir,
moi qui plus d’une fois ai été raillé
comme spectateur du monde »
La minéralité de la nature rythme les vers de Kirsten, sans faire pour
autant de sa poésie une ode bucolique. Les pierres constitutives de la
terre et de la vie comptent plutôt parmi les legs de ses parents, dans
cette contrée de Saxe où son père taillait la pierre et son grand-père le
bois… Cet amour de la précision s’est déplacé sur le verbe, accompagné
d’un regard à la fois amoureux et intransigeant sur ce qui l’entoure.
Stéphane Michaud, son traducteur, est parvenu pour ces poèmes à restituer
toute la force et richesse cette langue si particulière, qui ne recherche
pas le travail d’orfèvre, mais plutôt la minutie et la rigueur de celui
qui sait nommer les choses, ce rapport toujours ténu et délicat entre
perception et expression dont la seule langue originelle du poète rend
toutes les nuances :
« sinkendes licht nachthinüber,
abglanz über den fluren,
ein schwirren und zirren, hör nur
die zirpenden tonkünstler,
die sich mitteilen, auch
wenn das ohr sie gar nicht
vernimmt… »
L’histoire des hommes s’immisce aussi régulièrement dans la poésie de Wulf
Kirsten, l’après-guerre dans l’ex RDA fut loin d’apaiser la vie des hommes
déjà tant éprouvés par le gouffre du national-socialisme. Ces blessures
demeurent sensibles notamment dans le poème « Bucovine » où cette
minéralité récurrente devient témoin de ces heures sombres du pogrom. Le
poète ne veut pas non plus oublier cette voix d’un autre poète, Paul
Celan, anéanti par l’impensable. Contre l’oubli, sa poésie se veut témoin
et résonance. De même, cet amoureux des périphéries ne souhaite passer
sous silence les ravages du temps sur la nature et ses talus. Et si
quelques villages peuvent encore, certes, avoir bravé le temps, entre deux
pages d’histoire, ou quelques champs pierreux être demeurés à l’abri des
rageurs remembrements, le temps a cependant passé pour le poète qui nous
livre en ces pages un témoignage sensible d’une rare acuité, à l’image de
ces tableaux du peintre Caspar David Friedrich tant appréciés par Kirsten.
Philippe-Emmanuel Krautter
Lance Hawvermale : « A l’aveugle
», 363 p., Éditions Chambon NOIR/Actes Sud, 2020.

« Prosopagnosie : Psychopathologie - Trouble affectant la reconnaissance
des visages. » C’est Gabriel Traylin, dit Gabe, qui est atteint de ce
trouble neurologique l’empêchant de reconnaître le visage de celui ou
celle qui se trouve face à lui. Tel un aveugle, il a développé d’autres
sens comme celui de l’ouïe, de l’odorat… Dans la vie, il est astronome
dans un observatoire au nord du Chili, dans le désert d’Atacam. Là, loin
des humains, il peut vivre sans être confronté à son handicap. Ce ne
seront pas les étoiles qui lui poseront des questions embarrassantes… «
Gabe avait choisi le métier d’astronome pour deux raisons. La première
tenait à la possibilité d’être seul ; il n’avait jamais été quelqu’un de
très sociable, mais c’était dû à sa condition. La seconde, parce qu’il y
avait des choses tout là-haut et que cette idée lui plaisait beaucoup. Des
choses qu’on ne trouvait pas sur Terre. Des choses qui avaient participé à
la création de l’univers. Ou, pareillement, des choses qui erraient dans
la nuit en plein désert. » Et, c’est bien une chose qui erre dans ce lieu
perdu où il n’y a âme qui vive que Gabe pense avoir aperçue. Alors
qu’est-ce ? Une illusion d’optique ? Ce pourrait être n’importe quoi ou
n’importe qui … Cette silhouette… « La silhouette se déplaça d’est en
ouest, facilement, avec la souplesse d’un félin ou d’un gymnaste…Tout ce
que Gabe savait c’était que, à part les fantômes, esprits desséchés des
morts, que les indigènes prétendaient apercevoir quelques fois, il n’y
avait âme qui vive dans le coin. »
Sur un vol venant des États-Unis, les jumeaux Westbrook, Mira et Luke dit
ce qu’il voit comme il le voit, sans aucun filtre, car « Le léger handicap
mental de Luke était marqué par des exemples extrêmes de curiosité, comme
de minuscules points de soudure qui faisaient de lui un sujet un peu hors
norme. Son syndrome de Down était une mosaïque à mille et une facettes,
mais plus remarquable encore, cela signifiait que son QI était dans la
moyenne supérieure à celui d’autres individus touchés par le même
handicap. Cependant, il n’aurait pu vivre de manière autonome, et ce pour
diverses raisons, notamment à cause des fluctuations de sa mémoire. »
C’est pour résoudre un mystère lié à Luke et à un livre de l’auteur
Benjamin Cable, dit Ben, qu’ils sont venus à Santiago pour le rencontrer,
car alors que Lucke est incapable de déchiffrer un texte, il peut lire
sans aucun problème le livre écrit par Ben…
Tous ces protagonistes vont se retrouver embarqués dans une terrible
affaire criminelle, historique, politique qui va faire remonter à la
surface une période de l’histoire du Chili, celle de la dictature de
Pinochet et les disparitions suspectes de milliers de personnes. Mais, ils
naviguent également dans un décor qui ressemble à celui de la planète
Mars, et une sorte de brouillard de science-fiction les entoure. Surtout
rester vigilants, ne pas s’endormir pour survivre, prendre des risques,
aller au-delà de soi et trouver qui tire les ficelles de cette affaire.
Jusqu’où les différents acteurs de cette fiction seront-ils prêts à aller
pour découvrir la véracité de leurs intuitions ? Comment expliquer sans
être suspect qu’un corps à peine trouvé ait pu disparaître ? Mener une
enquête n’est pas donné à tout le monde mais ça vaut certainement le coup
d’essayer… Puis les choses basculent dans une autre dimension… Combien de
temps peut-on rester de l’autre côté du miroir pour y voir le reflet de la
vérité, celle qui peut-être vous sauvera… Dans ce thriller (premier
traduit en français par Denis Beneich) Lance Hawvermale souffle sur les
braises d’un passé enfoui et réveille les vieux démons de la vengeance,
mais également les espoirs de justice.
Sylvie Génot Molinaro
« Anthologie bilingue de la poésie
latine » ; Sous la direction de Philippe Heuzé, Bibliothèque de la
Pléiade, n° 652, 1920 pages, rel. Peau, 105 x 170 mm, Gallimard, 2020.

C’est l’amour de la poésie qui se trouve indéniablement
célébré dans cette anthologie bilingue de la poésie latine embrassant deux
mille ans d’histoire et de civilisation et qui vient de paraître dans la
célèbre collection de la Pléiade. Dépassant le statut de langue officielle
d’un empire auquel il survivra, le latin a su offrir des trésors que les
responsables de cette édition de la Pléiade ont entendu recueillir en un
seul volume de 1920 pages.
Les traducteurs sous la direction de Philippe Heuzé ont souhaité moins
suivre les traditionnelles divisions en période afin d’aller avant tout à
la source même du vers latin et ce qu’il a à exprimer. Cette alliance du
latin et de la poésie dépasse ainsi, en ces pages, les périodes auxquelles
les humanités nous ont habitués pour proposer un florilège plus subjectif
et inspiré.
Les premières sources n’ont guère légué que le souvenir d’une poésie très
tôt honorée avec Gallus (dont ne nous est parvenu que quatre vers),
fondateur de l’élégie amoureuse, et célébrée dès Ovide. Virgile, Lucrèce,
Vulcain, Ovide, Juvénal, Martial sont autant de noms incontournables de la
latinité poétique… Si ces bribes laissées par ces classiques laissent
forcément rêveur l’amoureux de la poésie latine songeant à tout ce qui a
été perdu, leur témoignage contribue indubitablement à cette impression de
fraîcheur et d’actualité d’une langue encore bien vivante.
Alors que la période latine classique s’avère fragmentaire à l’image des
colonnes esseulées des forums, les témoignages qui ont pu nous parvenir
seront, en revanche, nettement plus nombreux au Moyen Âge et à la
Renaissance où cette permanence du latin nourrit encore les plus grandes
œuvres, preuve que cette langue survivra brillamment malgré les
vicissitudes historiques. Si la langue demeure, ses structures évoluent
cependant sensiblement avec de nouveaux systèmes rythmiques, l’apparition
de la rime, tout en conservant la métrique classique. C’est cette beauté
de la langue qui viendra irradier l’inspiration de tous ces poètes jouant
de la souplesse et de l’imprécision qu’elle autorise dans l’ordre des
mots. Ces carcans libérés, la musicalité du vers peut dès lors se déployer
pleinement avec le moins de contraintes possible.
Chaque traducteur de la présente édition a entendu s’inscrire dans ce
délicat exercice de respecter à la fois ce libre jeu des mots, tout en
transmettant l’inspiration initiale du poète. Par-delà ces impératifs de
traduction, l’âme et l’esprit de ces textes ont conduit à des choix
harmonieux et inspirés, chaque siècle entretenant un rapport fait
d’admiration, tout en nourrissant parfois aussi des aspirations nouvelles.
Les Latins puisent, à l’origine, allégrement dans la poésie grecque, la
Renaissance aura, pour sa part, cœur de revenir à la période classique du
Ier siècle avant notre ère, alors que le XIXe siècle redécouvrira le Moyen
Âge… Ces liens ténus ajoutent à la richesse de cette poésie sans cesse
renouvelée, puisant à l’incontournable Virgile pour lequel Dante nourrira
l’admiration que l’on sait, inspirant à son tour de nouveaux vers… en une
autre langue vulgaire florentine. Baudelaire verra lui aussi dans le latin
les moyens d’enrichir encore son inspiration, ce latin du Bas Empire
naguère qualifié de décadent, et qui viendra éclairer son poème «
Franciscae meae laudes ».
Enfin, lorsqu’un poème de Pascal Quignard en latin fragmentaire vient
conclure cette anthologie des plus inspirées, le lecteur se prête à
espérer que la langue latine poétique aura encore de beaux lendemains,
moins sombres de ceux du poète, et moins apocalyptiques que ce qui a pu
être prédit !
Philippe-Emmanuel Krautter
Rudyard KIPLING : " Puck, lutin de
la colline et autres récits" ; broché, 1248 p., 132 x 198 mm, Collection
Bouquins, Éditions Robert Laffont, 2020.

Les amateurs de Kipling - ils sont nombreux – ne pourront que se réjouir
de cette dernière et volumineuse édition consacrée à Rudyard Kipling
établie par Francis Lacassin dans la fameuse collection Bouquins. Ce sont
plus de 1200 pages de récits que pourra découvrir ou redécouvrir le
lecteur ; des récits nourris de cet émerveillement et passion encore
intacte du romancier, alors même que ce dernier s’était retiré dans la
campagne anglaise après avoir vécu aux Indes, aux États-Unis et au
Transvaal.
La magie de Kipling opère en effet dès ce premier récit « Puck, lutin de
la colline ». Nous ne sommes plus dans la jungle, et au lieu et place de
la panthère Bagheera, de Mowgli et du tigre mangeur d'hommes Shere Khan,
c’est un lutin surnommé Puck qui semble tout droit hérité des mythologies
celtiques et saxonnes… Ainsi que le faisait justement remarquer André
Maurois : « Kipling, comme Hugo, comme Swift, comme Balzac est un grand
phénomène naturel qui a maintenant sa place dans l’histoire des hommes ».
Le génie de l’écrivain se saisit d’un cadre, certes, moins exotique, mais
qui au tout début du XXe siècle (1906) distille par le filtre de la magie
et de la fantaisie des traits de l’histoire de l’Angleterre.
Rédigées dans le Sussex, ces courtes histoires se nourrissent à la même
veine, celle de la légende intriquée d’une certaine véracité plausible
propre à l’univers des enfants. L’elfe Puck s’avère être l’un de ces
témoins de l’Histoire, et par ses yeux, bien d’autres histoires prennent
naissance, comme celles des légions romaines plus vraies que nature, alors
que poésie et narration s’entrecroisent avec pure délectation pour le
lecteur médusé. Cette exploration dans l’archéologie de la mémoire
collective laisse pantois, un élément a priori ordinaire se métamorphose
en autant de digressions imaginaires, tout en renforçant merveilleux et
présent.
Mais, parallèlement à cet émerveillement encore intact, sourde aussi la
douleur pour celui qui reçut, le plus jeune, le Prix Nobel de littérature
en 1907. Kipling devient alors le témoin implacable du destin de l’Empire
britannique dont l’effritement probable ne pouvait passer inaperçu sous sa
plume. « La Lumière qui s'éteint » (The Light that Failed) parvient à se
saisir du thème délicat de la douleur en évoquant la vie d’un peintre
gagné par une cécité progressive. Le héros Dick Heldar connaît alors les
affres du désespoir, la tristesse qui s’en dégage atteignant des sommets
étonnants qui ne devaient pas être étrangers à leur auteur.
Contrairement à l’idée reçue et à tort trop répandue, Kipling peut et doit
se lire à tout âge, et ce dernier volume paru dans la Collection Bouquins
l’atteste merveilleusement.
Ce volume contient : Puck, lutin de la colline – Retour de Puck – La
Lumière qui s’éteint – Histoires comme ça – Ce chien, ton serviteur –
Stalky et Cie – L’Histoire des Gadsby – Les Yeux de l’Asie – Histoires des
mers violettes – Souvenirs. Un peu de moi-même pour mes amis connus et
inconnus.
Philippe-Emmanuel Krautter
LOIN-CONFINS – de Marie-Sabine
Roger - roman, Éditions du Rouergue, 2020.

« Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules
les traces font rêver », écrivait René Char dans « La parole de l'archipel
». C'est cette phrase à la délicate vérité qui ouvre le nouveau roman de
Marie-Sabine Roger connue, elle-même, pour la prose poétique de ses
livres.
Ici, à la lisière de la poésie et de la « folie », celle décrétée par les
organigrammes psychiatriques, Tanah, petite fille de 9 ans et dernière-née
après trois frères, entretient une relation bien particulière avec un père
fantasque ou poète, doux rêveur ou possible danger, selon les moments, qui
lui conte l'histoire de sa famille... Un vrai secret. Est-il vrai,
imaginé, fabulé, rêvé au plus profond d'un esprit « border Line » ?
Pourquoi inventer cette histoire de famille qui emporte Tanah dans un
monde si séduisant qu'il pourrait aussi la détruire lorsqu'elle
s'apercevra que son père, roi de pacotille, danse sur un fil
d'équilibriste prêt à rompre à n'importe quel moment. Et pourtant, Tanah
le suit dans tous ses récits et y croit fermement toute son enfance. «
C'est cela dont elle se souvient, la voix profonde de son père, ses
cheveux grisonnants, ses épaules un peu maigres drapées dans son manteau
de pourpre, le teint pâle, l’œil gris, rêveur et doux, posé sur l'horizon
ou perdu au hasard dans les semis d’étoiles, les mains fines, soignées,
ardentes, expressives. Des mains comme pinceaux, des ciseaux de sculpteur,
des mains de dentellière appliquée aux fuseaux, et toute cette majesté qui
émane de lui cependant qu'il décrit la vie de l'Archipel à sa fille Tanah
et qu'il tisse pour elle, pour elle seule au monde, le fil dur et soyeux
des généalogies ».
Dans cette relation exclusive, le reste de la fratrie est oublié, tout
comme la mère de Tanah, elle qui ne porte à sa fille aucun amour maternel
révélé. Ainsi, tout en regardant la Voie lactée, Tanah, le dos collé aux
genoux de son père, l'écoute lui raconter l'histoire de son royaume perdu,
Loin-Confins et de tout ce qui concerne cette île, archipel dans un océan
bleu appelé Frénétique. « Son père lui invente enfance sauvage, avec pour
garde-fou ce simple préalable : ils vivent en exil, ils ne régneront point
».
Mais, un jour tout bascule et la « vérité vraie » comme disent les enfants
surgit aussi terrible qu'une tempête, « le monde de son père est un
château de cartes, si personne n'y touche, il peut tenir mille ans. Un
souffle, et il s'effondre. » Comment se protéger de ces sombres années
durant lesquelles son si gentil fou de père ira vivre ailleurs, dans une
maison de repos pour le dire pudiquement, qui n’est qu’autre qu’un asile ?
Où aller lui rendre visite et jusqu’à quand ? Adulte Tanah se posera
encore et encore la question en allant le plus possible voir son grand Roi
au regard vague et perdu. Seule la possibilité de se remémorer tout le
récit quasi mythique de cette improbable île de Loin-Confins aidera Tanah
à rendre toujours vivantes les saveurs de l’enchantement que son vieux
père lui a transmises... Alors chaque événement, chaque déception,
trahison, joie et douleur auront cette couleur particulière qu'elle seule
pourra percevoir.
C'est une belle histoire qui touche à l'imaginaire de chacun, un côté «
Alice ou de l'autre côté du miroir » ou « Big fish » ou encore « Peter Pan
», comme un joli conte où l'on aimerait se réfugier, et en être le prince,
la princesse... Juste pour faire « comme-ci », un « on dirait que »...
Sylvie Génot-Molinaro
« Giono » ; Cahier de l’Herne,
Collectif, 288 p.,
Éditions de L’Herne, 2020.

En cette année 2020 qui marque le cinquantième anniversaire de la mort du
célèbre écrivain et poète Jean Giono, les éditions de l’Herne ont eu
l’heureuse initiative de consacrer à ce grand nom de la littérature
française un riche, foisonnant et dynamique Cahier sous la direction
d’Agnès Castiglione et de Mireille Sacotte. Les fameux et attendus Cahiers
de l’Herne ont fait choix pour ce dernier titre, mené en collaboration
avec notamment Michel Gramain et Jacques Le Gall, d’appréhender Giono hors
des sentiers battus, loin des habituels et surannés clichés l’ayant trop
souvent et longtemps accompagné : « (…) évidemment fort loin de tout «
régionaliste » ou d’un quelconque « retour à la terre », annonce d’emblée
Agnès Castiglione dans son avant-propos. Car jamais tout à fait la
Provence, jamais tout à fait les Alpes, c’est bien d’un imaginaire,
poétique et singulier, inépuisable dont il s’agit lorsqu’on aborde
l’immense œuvre de Giono, cet autodidacte nourri de littérature grecque,
né à Manosque en 1895, et fils d’un cordonnier anarchiste au large cœur ;
Une œuvre dès plus variées marquée par une perpétuelle oscillation entre
le merveilleux et le terrifiant, mêlant, tel un magicien, tant
l’enchantement que le désenchantement, et livrant un « Chant du monde » à
nul autre pareil.
Mais comment appréhender une telle œuvre aussi diverse et immense
rassemblant romans, récits, poèmes, essais, théâtre, journal, œuvres
cinématographiques, préfaces et traductions sans oublier, l’homme lui-même
? C’est en 1929, après la liquidation de la banque dans laquelle il était
employé que Giono décida de se consacrer à l’écriture. À partir de cette
date, il ne cessera jamais plus ; ce sera « Colline » en 28, « Regain » et
« Naissance de l’Odyssée » en 30… « Que ma joie demeure » en 1935, « Pour
saluer Melville » en 1941, « Un roi sans divertissement » et « Noé » en
1947… « Le Hussard sur le toit » et « Le Moulin en Pologne » en 1951 et
52… Enchaînant succès sur succès, il connaîtra cette notoriété jamais
démentie. Comment saisir dès lors un tel destin d’écrivain ?
C’est ce beau et incroyable défi que relève avec justesse ce Cahier de
l’Herne. Fort de nombreuses et riches contributions, c’est en effet à un
autre regard sur l’écrivain auquel nous convie ce volume. Appuyé de
nombreux documents inédits et de signatures choisies, notamment celle de
sa fille, Sylvie Durbet- Giono, mais aussi de Jacques Mény, président de
l’Association des Amis de Jean Giono ou encore d’Henri Godart, Jean-Yves
Laurichesse et Alain Tissut, tous professeurs et spécialistes de jean
Giono, ce sont près de 300 pages qui s’offrent ainsi à la lecture avec en
couverture ce sourire pipe aux lèvres de Jean Giono… Lui, fustigeant
l’argent, l’armée et la ville, aimant plus que tout la terre, les espaces
et la liberté ; Lui qui fut repéré par Jean Paulhan dès 1928, qui
rencontra Ramuz, deviendra membre de l’Académie Goncourt, et qui fut l’ami
d’André Gide et de tant d’autres... jusqu’à sa disparition en 1970. C’est
notamment à ces grandes amitiés, celle de Gide mais aussi celle de
Saint-Paul-Roux, auxquelles s’attache ce Cahier, après être revenu sur
l’enfance, le siècle et la famille de l’écrivain, poète, essayiste, mais
aussi traducteur, lui qui traduisit le premier en langue française avec
Lucien Jacques Moby Dick de Melville en 1941.
Au gré de ces nombreuses contributions et documents, pour nombres inédits
- carnets, brouillons, textes, archives, correspondances, mais aussi
photos - c’est toute la force continue de la création de Giono qui se
révèle au lecteur. L’espace, paysages, perspectives, les sensations, les
personnages… Une création qui n’a eu de cesse de se renouveler laissant
une immense œuvre marquée du sceau de tout l’imaginaire poétique du
fabuleux conteur qu’il fut. « Une parole constante euphorique de la parole
créatrice », souligne encore Agnès Castiglione dans son avant-propos. Une
œuvre livrant tout à la fois un monde teinté de bonheur, d’eudémonisme,
sensible et sensuel, mais également une narration complexe et une lucidité
sombre où se glisse aussi parfois l’humour.
Un cahier de l’Herne ouvrant assurément « Sur les grands chemins » de la
création de Giono et réservant au lecteur de bien belles surprises et
inédits.
Et, en cette période difficile de fin de confinement, alors que les
citadins rêvent de s’enfuir, et que tout à chacun rêve d’espace et de
nature, quelle plus merveilleuse aventure que d’aller à la rencontre de
l’auteur d’ « Un roi sans divertissement », l’un des plus grands écrivains
du XXe siècle, Jean Giono, lui qui sut si bien saisir ces « Fragments de
paradis ».
L.B.K.
André Suarès : « Vues sur
l'Antiquité – Anthologie », Édition établie, présentée et annotée par
Antoine de Rosny, Éditions Honoré Champion, 2020.

Il n’est pas exagéré de présenter les écrits d’André Suarès (1868-1948)
comme consubstantiels de l’Antiquité. Flot incessant dans lequel
l’écrivain saura puiser son œuvre, sans idolâtries, mais avec cette
reconnaissance lucide d’un héritage incontestable. Antoine de Rosny a
consacré sa thèse à cette culture classique d’André Suarès, aussi n’est-il
pas étonnant qu’il ait également réalisé cette anthologie rassemblant
théâtre, poésie, mythologie, lieux, et autres essais signés par l’écrivain
et partageant ce legs antique. André Suarès s’est toujours présenté comme
un poète et un musicien avant tout, quels que soient ses talents
d’essayiste qui ont forgé sa réputation. Et si l’histoire des lettres n’a
retenu de cette plume prolixe que ses essais sur le talent des autres
plutôt que les siens propres, il n’en demeure pas moins que ses
aspirations et le soin apporté à son style participent de cet idéal de
grandeur et de beauté forgé à l’antique, ainsi que le souligne Antoine de
Rosny dans sa préface. Cette anthologie propose dès lors de découvrir ou
redécouvrir aujourd’hui les vues de l’Antiquité esquissées en un style
unique par André Suarès dans cette belle et nouvelle, celle des éditions
Honoré Champion.
André Suarès se révèle être en effet en ces pages un peintre-portraitiste
talentueux, dont l’acuité ne cesse de surprendre tel ce portrait
d’Empédocle où la poésie prime : « Poète, il l’est avant tout, étant
philosophe à la grande manière grecque : créateur d’un monde harmonieux ».
Les traits saillants ne manquent pas pour ces portraits parfois incisifs,
par exemple « cette blême araignée d’Auguste » ou encore « Rien ne coûte
plus ce qui ne coûte rien » en évoquant les nombreuses dépenses
occasionnées par les femmes de Salluste… Et alors que le lecteur
s’attendrait à un portrait à charge pour le démoniaque empereur Caligula,
une fascination certaine pointe dans cette évocation singulière où parmi
les nombreuses turpitudes évoquées surgit un certain génie « sui generis »
! À l’opposé, saint Augustin ne trouve guère grâce à ses yeux : «
Toutefois, Augustin analyse admirablement sa misère : à force de l’arroser
et de la cultiver, il fait de sa pauvreté une espèce de richesse, et un
trésor de toutes ses abdications ». Et si, selon lui, si la philosophie de
saint Jérôme « est nulle », l’essentiel est qu’ « il ne pense pas, il
croit, et tout est dit », à la différence d’Augustin, qui selon lui, est
une « écluse à un flot d’homélies » !
La sagacité des traits d’André Suarès est incontestable même si ces
jugements peuvent être discutables et discutés par le lecteur, ce qui
n’est pas le moindre de leurs mérites. Car, en effet, André Suarès ne
polit pas les sujets qu’il appréhende, tendance malheureusement trop
fréquente de nos jours, et si cet esprit libre et critique s’implique –
même jusqu’à l’excès parfois – c’est pour mieux susciter une réaction de
son lecteur. Et ô combien il y parvient, à ravir !
L’Antiquité chez Suarès n’est pas une affectation et encore moins une
coquetterie d’écrivain qui soignerait ses humanités, elle préside et
structure à un grand nombre d’analyses et de jugements même lorsque
l’actualité de son siècle se fait la plus urgente. Ces « Vues sur
l’Antiquité » demeurent pour Suarès plus urgentes que jamais, et loin de
tout passéisme, elles renouent avec le fil du temps ; Un fil des siècles
que certains avaient pensé rompre au nom de la modernité, bévue que nous
n’avons nous-mêmes peut-être pas fini de payer…
Philippe-Emmanuel Krautter
Georges Borgeaud : "Lettres à ma
mère (1923-1978)", , 12 x 19,5 cm , 43 pages d'ill. en noir et blanc et 16
en couleur, 800 p., Editions Bibliothèque des Arts, 2014.

L’acuité et la sensibilité de l’écrivain suisse Georges Borgeaud trouvent
certainement leurs racines dans les relations bien particulières qu’il
entretint toute sa vie avec sa mère. La correspondance avec cette dernière
et réunie dans ce volume sous le titre « Lettres à ma mère » publié par
les éditions La Bibliothèque des Arts couvre une période allant des années
de jeunesse de Georges Borgeaud, dès 1923, jusqu’à la mort de sa mère,
Ida, en 1978. Cette dernière avait imposé à son jeune fils – né d’une
union hors mariage – de l’appeler « Tante Ida », s’étant mariée par la
suite et ayant honte de cet enfant devenu dès lors à cacher. Abandonné,
placé de famille en famille, pensions et autres institutions, Georges
Borgeaud a toujours souffert de cette relation contre nature, comme avant
lui Paul Léautaud. Nourrissant un sentiment ambivalent mêlé de tourments
et d’amour bridé, cette relation douloureuse a directement façonné et
ciselé d’angles saillants, et parfois tranchants, le style de l’écrivain,
sensible avant l’heure à tout ce qu’il l’entourait. Il faut dire que cette
mère – très belle de l’avis général – avait de quoi dérouter. Lorsque son
fils sera devenu adulte, elle répugnera alors à arpenter certains lieux
publics de Lausanne de peur qu’on ne le prenne pour un « gigolo » à son
bras selon ses propres termes… Son fils lui rendra d’ailleurs ses
délicates attentions en avouant : « J’avais horreur de ses baisers […] ».
Georges Borgeaud n’a jamais caché que sa vocation d’écrivain s’était
nourrie à ce lien familial tragique qui lui a appris très tôt ce sens de
l’observation, cette acuité aux détails, aux vies fragiles et blessées,
une hypersensibilité omniprésente dans ses œuvres. Les lettres de Borgeaud
trahissent ce malaise douloureux et sourd, qu’il s’agisse d’une
orthographe incertaine, de même que cette culpabilité récurrente quant aux
frais occasionnés par ses études. Nul étonnement alors à ce qu’au détour
d’une lettre, nous apprenions qu’il ait cherché à entrer dans les ordres
monastiques pour y trouver une nouvelle famille, ce qu’il déclinera
quelque temps plus tard, comme une fatalité à ne pouvoir s’engager en des
liens durables. L’écrivain avait confié en une tragique lucidité : « … je
me demande si jamais franchise entre nous a existé. Toutes mes lettres à
elle ont toujours été rédigées hypocritement. De son côté, sans doute
aussi ? » Le drame se joue alors, lettre après lettre, sur fond de
dissimulations, reproches couvés, humiliations gravées à jamais dans le
cœur d’un homme qui ne parvient pas avec les années à les dépasser. Il
faut avouer que la délicatesse n’est décidément pas au rendez-vous lorsque
le fils demande à sa mère l’heure de sa naissance pour établir un
horoscope et que celle de lui répondre cyniquement : « Je n’en sais rien.
Regarde ton extrait de baptême. Je ne me souviens pas des mauvais
souvenirs »… Le quotidien envahit la correspondance de celui qui n’est pas
encore l’écrivain consacré, les années de vache maigre en tant que
libraire chez Payot, les chambres de fortune, la nostalgie du pays, la
guerre qui gronde autour de la Suisse épargnée. Des amitiés se nouent
également avec des noms qui compteront pour l’écrivain : Jean Tardieu,
Louis Parot, René de Solier et bien d’autres encore… La vie parisienne
occupe de plus en plus de place avec la reconnaissance croissante de
l’écrivain qui perce au fil de ces lettres, lettres qui restent cependant
toujours embarrassées, hésitant entre confessions, reproches et
conventions. Avec les années de maturité, si le ton semble plus apaisé, le
volcan sourd toujours, prêt à de nouvelles éruptions. Les dernières
missives seront brèves, nourries encore de bien de sous-entendus. Jamais
le mot « Correspondance » n’aura été aussi équivoque quant au lien
épistolier entretenu par Georges Borgeaud avec sa mère.
Philippe-Emmanuel Krautter
Gustave Roud : « Journal Carnets,
cahiers et feuillets I & II (1916-1936) (1937-1971) », texte établi et
annoté par Anne-Lise Delacrétaz et Claire Jaquier, Éditions Empreintes.


Le poète suisse Gustave Roud, né à Saint-Légier en 1897 et
décédé à Carrouge en 1976, demeure injustement encore aujourd’hui
relativement confidentiel, souvent limité à un cercle restreint de
lecteurs. La parution de son « Journal » en deux volumes sous la direction
d’Anne-Lise Delacrétaz et Claire Jaquier aux éditions Empreintes devrait
cependant contribuer à mieux faire connaître cette personnalité
profondément attachée à son terroir et à sa vocation de poète qui se
manifesta dès la parution de son premier recueil « Adieu » en 1927.
Rapidement, la qualité de ses écrits étendra sa réputation au-delà de la
Suisse romande, alors que ses nombreuses traductions et une passion
précoce pour la photographie complèteront le portrait de cet homme discret
et réservé, richesse contrastant avec cette poésie nourrie à ce village du
Jorat qu’il ne quitta guère de toute sa vie. Ce paysage offre la matière
ciselée à cette âme sensible qui apparaît dès les premières notes
consignées à partir de 1916, sensibilité dont ne se départira pas l’homme
et le poète jusqu’au terme de son journal au début des années 1970.
Le cadre montagnard, à la fois rude et riche de ses variations au gré des
saisons, renforce encore cette introspection native du poète. L’écrivain
Georges Borgeaud, ami de Gustave Roud, évoqua cette vie en apparence
austère en compagnie de la sœur du poète, Madeleine, jours « sans grands
accidents apparents », mais cependant propices à cet approfondissement
poétique dont témoignent son œuvre et ce Journal.
Claire Jacquier souligne en introduction à ce « Journal » la difficulté de
proposer une édition intégrale tant les notes de Gustave Roud présentent
des frontières floues de classement ; Mais ces deux volumes offrent
assurément la source la plus aboutie afin d’entrer plus encore dans
l’intimité du poète, celui-ci livrant une autre image de lui-même, encore
différente de ses nombreuses correspondances.
Gustave Roud était, en effet, bien conscient de l’importance de l’exercice
du Journal, exercice hérité du XIXe siècle, et auquel il attachait un soin
particulier, à l’image de ses cadrages photographiques si méticuleux. La
poésie apparaît dès les premières notes comme étant l’élément central de
sa vie, « ma seule raison d’être », consigne-t-il. Mais cette compagne de
tous les jours sait aussi être exigeante et la fragilité de ce caractère
sensible transparaît également au fil des pages, une « écriture sélective
de soi », ainsi que le relève justement Claire Jacquier qui écarte toute
glorification personnelle. Bien au contraire, c’est la lente construction
de soi, et sa consignation lucide, qui scandent ces pages sans jamais
faire fi néanmoins d’un jugement critique. Miroir « des rythmes réguliers
de ma vie, les grands rythmes profonds que les quotidiens et superficiels
mouvements d’esprit rendraient insaisissables à ma mémoire infidèle », ce
Journal invite à une incessante pérégrination réservée, mais profonde,
tourmentée, toujours dirigée par cette haute exigence de l’écriture, une
écriture chargée de traduire cette richesse intérieure en mots que cette
édition soignée sublime indéniablement.
Philippe-Emmanuel Krautter
Charlotte-Adélaïde Dard : « Les
naufragés de la Méduse », Coll. Les Plumées, Éditions Talents Hauts, 2019.

Récit d’une vie, d’une incroyable vie…
« Les naufragés de la Méduse » n’est pas un roman, mais un récit
tragiquement vrai. En effet, aussi incroyable que cela puisse paraître,
c’est le récit du funeste naufrage de la Méduse, que nous donne, non
seulement à lire, mais quasiment à revivre en ces pages l’une des rares
survivantes Charlotte-Adélaïde Dard (1798-1862). Un témoignage effroyable
dans le style propre au XIXe siècle et relatant ce tristement célèbre
naufrage ayant si fortement marqué la mémoire collective et ayant inspiré
tant d’écrivains et de peintres, dont, bien sûr, Géricault et sa célèbre
toile du même nom.
En 1815, l’auteur, née Picard, à l’époque âgée de 17 ans et orpheline de
mère, s’embarqua avec son père, sœurs et cousine sur cette fameuse frégate
« La Méduse » pour le Sénégal, une expédition qui devait connaître au
large des côtes de Mauritanie un des plus affreux naufrages… Survivante,
ralliant avec sa famille Saint-Louis, elle sera prise en charge par le
gouverneur anglais. Un récit terrifiant, effroyable, et malheureusement
non issu d’une fertile imagination…
Charlotte-Adélaïde Dard avait fait à son père la promesse de relater cette
expédition et naufrage. C’est cette promesse qu’elle tint en écrivant à la
mort de ce dernier cet ouvrage qui nous est aujourd’hui parvenu ; Une
promesse tenue et que le lecteur renouvelle en quelque sorte en lisant ces
incroyables pages. Lorsqu’elle entreprit ce récit, Charlotte-Adélaïde Dard
avait connaissance des récits antérieurs de M.M. Savigny et Corréard ayant
déjà relaté le célèbre naufrage, à cette différence près... une différence
que le lecteur ne pourra, bien sûr, que mesurer en lisant ce témoignage
unique.
Mais la vie de Charlotte-Adélaïde Dard ne s’arrête pas là : Elle
s’établira par la suite cinq années durant en Afrique sur l’île de Safal,
et à l’instar de l’écrivain Danoise Karen Blixen (qui, un siècle plus
tard, contera sa vie en Afrique dans le célèbre roman « Une ferme en
Afrique ») tentera d’y cultiver une terre ingrate et d’y construire sa vie
de femme ; Une vie jalonnée encore de malheurs, de défis qu’elle nous
conte en ces pages avec la même véracité, mais aussi avec pudeur, celle du
XIXe siècle. Son récit, écrit à son retour en France en 1820, sera publié
en 1824 sous le titre original de « La Chaumière en Afrique », avant
d’être traduit et publié en Angleterre en 1827. Charlotte-Adélaïde Dard
retournera après la mort de son mari en Afrique, elle y mourra, âgée de 64
ans, en 1862.
Rappelons que le naufrage de « la Méduse » viendra s’ajouter au scandale
de « L’Utile » ; ce navire négrier dont l’équipage, quelques années plus
tôt à la fin du XVIIIe siècle, après un naufrage, et parce que le radeau
de fortune construit alors ne pouvait contenir les esclaves noirs
rescapés, les abandonnèrent sur l’île. Ils furent redécouverts quinze
années plus tard par le chevalier Tromelin, il ne restait alors moins de
dix personnes vivantes… Ce sont notamment ces deux tragiques évènements
qui permirent de plaider contre l’esclavagisme, mais il faudra encore
attendre 1794, puis surtout 1848 pour que l’esclavage soit en France
définitivement aboli… Aussi, l’esclavagisme demeure-t-il en ces pages
omniprésent.
Charlotte-Adélaïde Dard eut toute sa vie durant beaucoup de courage,
courage également – il ne faut pas le sous-estimer, en tant que femme du
début du XIXe siècle de braver les préjugés, conventions et railleries
pour écrire « Les naufragés de la Méduse » et sa vie en Afrique. Une
promesse contre les vents et marées de la destinée. À ce titre, on ne peut
que comprendre que l’auteur de l’ouvrage « Cachées par la forêt » (Éd.La
Table ronde, 2018), Éric Dussert, ait tenu à préfacer ce poignant récit
écrit de plume de femme.
« Il me reste à demander au lecteur son indulgence pour le style :
j’espère qu’il ne la refusera pas à une femme qui n’a osé prendre la plume
que parce que les dernières paroles de son père lui en imposèrent
l’obligation. », écrivit Charlotte-Adélaïde Dard en préambule à cet
incroyable récit, son récit.
L.B.K.
Goethe : « Écrits biographiques
1789-1815 », préface et édition établie par Jacques Le Rider, Coll. Omnia
Poche, Editions Bartillat, 2019.

Goethe ne fut pas seulement le grand écrivain que l’on connaît, il fut
aussi un témoin et un historien de son temps d’une lucidité et acuité sans
failles. C’est ce que le lecteur découvrira à la lecture de ces « Écrits
autobiographiques » donnés dans cette édition établie par Jacques Le
Rider, et dans lesquels Goethe revient sur les nombreux évènements qui
jalonnèrent sa vie d’homme et dans lesquels il s’impliqua. Ces « Écrits
biographiques » commencent en 1749 (date de sa naissance) et parcourent
pour cette édition les ans jusqu’en 1815 (Annales - Complément à mes
autres confessions ; Campagne de France 1792, Siège de Mayence 1773 ;
Entretiens avec Napoléon). Ancien Régime, Révolution Française, Bonaparte,
Napoléon, donc.
Véritable mémoire vivante, cette édition en compagnie de Jacques Rider,
directeur d’études à l’École Pratique des Hautes Études, auteur de
nombreux ouvrages consacrés à Goethe, ne pourra que réjouir tant les
amoureux d’histoire que ceux épris d’art et de littérature. Dans ces
écrits, après « Poésie et vérité », ses années de jeunesse, c’est l’homme
mûr qui prend place, l’homme public indissociable de l’Histoire. La guerre
de 1792-93, la Campagne de France, le siège de la République de Mayence,
la grande coalition antirévolutionnaire, et la bataille de Valmy, mais
aussi Napoléon avec la rencontre d’Erfurt de 1808. Goethe rédigea ces «
Annales » ou écrits postérieurement en 1816, alors âgé de 67 ans, et 1825,
et n’eut de cesse en ces pages de rechercher une vision dépassionnée,
d’une objectivité ou impartialité que le recul des ans et de l’âge lui
permettaient alors de tenter de saisir. La première partie de 1789 à 1806
fut publiée pour la première fois en 1829 (volume 31 de l’édition
définitive), les années de 1807 à 1822 le seront en 1830 (volume 32). «
Campagne de France 1792 » écrit en 1822, fut publié dans sa version
originale en 1889.
Les lecteurs découvriront en ce volume, qui s’arrête pour sa part en 1815,
des pages émouvantes, celles notamment consacrées à l’année 1805, qui vit
la mort de Schiller, une disparition qui allait marquer psychologiquement
et physiquement l’écrivain. « L’année 1805 est le sommet des Annales »,
souligne Jacques Le Rider dans sa riche préface. Des pages de voyages
aussi, dont celui de 1801 à Bad Pyrmont et Göttingen. On le voit, à la
grande Histoire, se mêlent « Les années et les jours », titre qu’avait
initialement retenu Goethe. Un entrecroisement fécond dans lequel Goethe
se laisse découvrir année après année.
Pour ces pages d’une lucidité saisissante, d’une objectivité sans cesse
recherchée, l’écrivain déjà âgé n’a pas hésité à faire appel à ses propres
archives, notes, correspondances… « Il travaille à son autobiographie
comme un biographe historien », souligne encore Jacques Le Rider. C’est un
écrivain antirévolutionnaire, aussi hostile et critique du despotisme
éclairé qu’envers l’Ancien Régime, un esprit hors de « l’esprit du temps
», passionné de travaux scientifiques les plus divers et de couleurs,
épris - aussi et bien sûr- d’art, de Weimar, et de littérature… Un «
Cosmopolite des Lumière qui n’avait pas pensé l’Europe, mais l’humanité. »
conclura Jacques le Rider. Un Goethe par Goethe sans fards.
L.B.K.
Pier Paolo Pasolini : « Une vie
violente », nouvelle traduction de l’italien par Jean-Paul Manganaro,
Éditions Buchet/Chastel, 2019.

Les multiples facettes de Pier Paolo Pasolini convergent toutes vers
l’unicité de la poésie, celle qui irradiait d’abord ses recueils, bien
sûr, ses films également comme « Accattone » ou « Mama Roma », mais aussi
et surtout ses romans tels que « Les Ragazzi » ou « Une vie violente ».
C’est cette « Vie violente » qui fait l’objet aujourd’hui d’une belle et
nouvelle traduction par Jean-Paul Manganaro. Traduire Pasolini est loin
d’être chose aisée, car il faut parvenir à rendre tout d’abord cette
saveur du parler romanesco qui fascinait tant l’écrivain venu du
Frioul et amoureux des singularités linguistiques. Mais la tâche, aussi
ardue soit-elle, ne se limite pas à cette prouesse, le traducteur doit
recréer également cet univers qui caractérise chaque espace pasolinien,
fait de contradictions, séductions, fascinations entre le quotidien le
plus sordide et les apothéoses les plus enlevées. C’est à ce pari ardu
auquel s’est attaqué Jean-Paul Manganaro pour le plus grand plaisir du
lecteur français qui se trouve spontanément projeté dans ces borgate
romaines, espaces périurbains en déshérence entre reconstruction
d’après-guerre et laissés-pour-compte… Dans ce roman de jeunesse,
véritable plaidoyer pour une partie de la population abandonnée de la
vague du consumérisme naissant, Pasolini se fait le prophète de ce qu’il
allait advenir par la suite au reste de l’Occident… La violence,
contrairement à ce que le lecteur pourrait croire trop rapidement, n’est
pas seulement celle décrite de ces jeunes adolescents livrés à eux-mêmes,
rebus sans intérêt des bas-fonds romains. Vivant d’expédients et de
combines plus ou moins criminelles, ces jeunes puisent une vitalité dans
cet élan irrépressible de vivre qui fascina l’écrivain. C’est cette
étincelle même qui anime le jeune Tommasino, héros du livre, capable des
pires méfaits et parallèlement cherchant la rédemption. Pasolini livre en
ces pages puissantes des scènes très fortes comme cette apothéose d’une
sérénade des temps modernes qui métamorphose les jeunes voyous en poètes
inspirés contrairement à ce qu’évoquait Paul Verlaine dans les Fêtes
Galantes pour les joueurs de mandoline… Nous savons ce qu’il est advenu
des espoirs de l’écrivain et poète, il nous reste ses livres, notamment
celui-ci, un roman qui réservera de belles découvertes.
Philippe-Emmanuel Krautter
"Les Petits Paris - Promenade
littéraire dans le Paris pittoresque du XIXe siècle" de Laurent Portes,
Jean-Didier Wagneur, BnF éditions, 2019.

Laurent Portes et Jean-Didier Wagneur viennent de publier une savoureuse
promenade littéraire dans le Paris pittoresque du XIXe siècle portant le
titre alléchant « Les Petits Paris » et paru aux éditions BnF. Derrière le
pluriel et le qualificatif se cache une exploration des arcanes
labyrinthiques de la capitale, un environnement souvent interlope en marge
de ce que les grands romans du XIXe siècle nous ont légué. Cette aventure
littéraire débuta dès les années 1820 jusqu’au premier conflit mondial,
presque un siècle d’aventures bigarrées, univers transgressifs, et avant
tout avec cette gouaille populaire constitutive de bien des
arrondissements parisiens. C’est cette flânerie littéraire qu’ont
recueillie nos deux auteurs en dressant une cartographie parfois canaille,
tel ce tatoueur du 18e arrondissement, le « père Rémy » bien connu des
souteneurs, lutteurs forains et des filles… Il faut avouer que Laurent
Portes, conservateur en chef des bibliothèques à la BnF, auteur d’un «
Paris du vice et du crime », et Jean-Didier Wagneur, chargé de la création
de Gallica à la BnF, ont presque quitté notre époque policée pour se
plonger dans cet univers qui semble si loin de nos avenues bien nettes et
sans vies nocturnes alors que moins de deux siècles nous séparent d’elles
! Les Petits Paris ne s’opposaient pas alors à Paris en capitales mais le
constituaient, parallèlement aux beaux quartiers, nul exotisme dans ces
évocations, mais des mondes qui coexistaient, se rencontraient parfois,
toujours en gardant cette distance que notre époque moderne a cru réduire…
« Le vin sait revêtir le plus sordide bouge d’un luxe miraculeux, et fait
surgir plus d’un portique fabuleux dans l’or de sa vapeur rouge, comme un
soleil couchant dans un ciel nébuleux » confie Baudelaire dans Les Fleurs
du Mal, ces horizons nés de subterfuges pour embrasser des rêves
inaccessibles à la plupart de ces âmes. Gérard de Nerval, Joris-Karl
Huysmans se saisiront également de ces miroirs déformés et déshérités de
la capitale, pour les sublimer en réalités poétiques, magnifiques
victoires. C’est un voyage dans une contrée à la fois proche et lointaine
de nous que propose cet ouvrage, quelque peu abracadabrant aux multiples
illustrations, reproductions de gravures ou photos ; Recueillant des
perles littéraires un brin décalées, on y croise un homme à longue barbe
arpentant les jardins du Palais Royal à demi nu, vagabond échoué en ces
lieux ou encore dans le 4e rue Brise-Miche précisément, et qui existe
encore de nos jours, faisant aujourd’hui le bonheur de ce quartier élégant
du Marais qui abritait encore naguère des commerces moins avouables… Ce
sont ces temps où l’absinthe régnait encore, inspirait les plus grands
poètes, Verlaine n’étant pas le dernier, et avait même ses professeurs
patentés comme le rapporte cette chronique au sujet de la rue de la Harpe
dans le 5e . Il fut un temps où Paris ne comptait que 12 arrondissements,
un treizième servit à désigner le lieu des amours illégitimes, un peu plus
tard lorsque la capitale en compta 20, un 21e eut la même fonction, et qui
termine cet ouvrage incontournable à qui souhaitera mieux connaître Paris
par ses petits Paris !
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700ème anniversaire
de la disparition de Dante Alighieri
 
©Lexnews |
« La Divine Comédie – Le Paradis » Dante Alighieri ; Traduction de
Michel Orcel, Éditions La Dogana, 2021.

Avec « Le Paradis » s’achève l’un des plus extraordinaires voyages livré
par l’histoire de la poésie occidentale. Sept siècles ont en effet passé
depuis ces derniers vers de Dante Alighieri (1265-1321) :
« Ma haute fantaisie lors défaillit,
mais jà menait mon désir et vouloir,
comme une roue qu’on tourne également,
l’Amour qui meut Soleil et toute étoile ».
Quel est cet Amour auquel Michel Orcel prend soin d’ajouter une majuscule
? Celui pour Béatrice qui fit traverser le poète en compagnie de Virgile
parmi les cercles et autres cloaques de l’Enfer ? Dante, au terme de cette
longue pérégrination, atteint une autre dimension, quittant celle des
hommes pour une lumière absolue sublimant celle des astres les plus
éblouissants.

À l’opposé des pleurs et remords des défunts n’ayant pas su et voulu en
faire le phare de leur vie, « Le Paradis » décrit en compagnie de la
bien-aimée Béatrice d’autres sphères, célestes celles-ci, jusqu’à
l’Empyrée où la gloire de Dieu rayonne au point d’éclipser la quête
initiale. |
Comment dès lors évoquer ce Paradis ? Même le génial Liszt hésita suivant
les conseils de son ami Richard Wagner à oser l’irreprésentable en ne
composant pour ce troisième volet de sa fameuse Dante-Symphonie
qu’un Magnificat au lieu et place d’un Paradis…
Dante parvint cependant à quitter l’omniprésente « paura » de
l’Enfer pour tisser une incomparable broderie où la Lumière éternelle
unifie et dépasse toutes les particularités et individualités. Le lecteur
de cette admirable traduction de l’écrivain et poète Michel Orcel
réalisera alors la difficulté de rendre toutes ces subtilités et nuances,
cette « fabrication d’espaces » de la Divine Comédie ainsi que le qualifia
Carlo Ossola. Les valeurs d’éternité se dessinent ainsi progressivement au
fil des pages, d’une glorification de Béatrice aperçue en rêve au Paradis
à la Lumière divine omniprésente, terme du long voyage, si différent de
celui d’Ulysse…

Dante explore en une quête alliant poésie et théologie la science de
l’éternel suivant un rythme tripartite symbolisant La Trinité chrétienne
de Dieu le Père, du Christ et de l’Esprit Saint. Cette lumière si bien
rendue par la traduction cristalline de Michel Orcel enveloppe le lecteur
et l’encourage à dépasser sa condition humaine afin d’atteindre une autre
dimension suggérée dans les dernières pages de cet incomparable poème.
Quittant les choses contingentes, la poésie s’élance vers l’absolu
représenté par cette lumière transcendante, un « Amour qui meut Soleil
et tout étoile » et dont nous pouvons remercier Michel Orcel d’en
laisser percevoir les éclats au terme de cette belle et longue quête
poétique.
Philippe-Emmanuel Krautter
A découvrir également aux éditions
Aracdès Ambo les deux préfaces écrites par Gabrielle d'Annunzio à une
traduction en français de l'Enfer "Dant de Flovrence" 2021. |
Interview Michel Orcel
Dante Alighieri "La Divine Comédie - Le
Purgatoire"
La Dogana, 2020. |
 
Quel a été le point de départ de cette
nouvelle traduction d’une œuvre légendaire, La Divine Comédie de
Dante Alighieri, que vous avez entreprise depuis quelques années ?
Michel Orcel : "Je
l’ai brièvement dit dans ma préface à l’Enfer, c’est
l’indignation qui m’a mû. Une sainte indignation devant des traductions
qui, soit par la complexité presque extravagante de leur langue (je
pense évidemment à Pézard) soit par leur absence totale de musicalité
(ce qui ne veut pas dire de mélodisme : il y a une vraie âpreté
dantesque, et non moins d’opacité dans nombres de vers de la Comédie),
me semblent faire obstacle à une lecture à la fois fidèle et
contemporaine de ce chef-d'œuvre fondateur de la langue italienne, qui
est aussi un sommet de la littérature universelle. Mais ma colère visait
également les traductions qui aplatissent le discours de la Comédie.
Je pense non seulement à la traduction de Jacqueline Risset (en vers
libres), dont personne n’a jamais observé qu’elle est totalement dénuée
de l’élément rythmique fondateur du poème, mais surtout à celle qu’un
écrivain a récemment donnée chez un grand éditeur en mettant le poème de
Dante en… octosyllabes, amputant ainsi de moitié l’ampleur
poétique, intellectuelle et théologique de l’ouvrage, qui devient une
sorte de « traduction de gare », comme on dit un « roman de gare ».
J’écris en italiques le mot octosyllabe, car en vérité les « vers » de
cette traduction sont des phrasettes de huit pieds, qui ignorent
totalement la structure du vers octosyllabique – laquelle ne convient
absolument pas à l’esprit du poème (il suffit pour s’en convaincre de
relire les Chansons des rues et des bois d’Hugo). Cette tentative
grotesque m’évoque les réécritures qu’on donne aujourd’hui de nos livres
d’enfant : on supprime les mots un peu difficiles, on coupe en deux les
phrases trop longues, on simplifie la syntaxe, on « modernise » la
langue (« nous » devient « on »), etc. - Je l’ai dit aussi : je n’ai
jamais pensé que je serais un jour conduit à traduire Dante, qui m’a
longtemps semblé un massif inaccessible, mais, quand la chance m’en a
été offerte par Florian Rodari, j’avais par rapport à mes concurrents
l’avantage considérable d’avoir traduit les autres grands chefs-d’œuvre
italiens en décasyllabes, et notamment les 39 000 vers du Roland
furieux et les 15 000 vers de la Jérusalem délivrée, sans
parler de Michel-Ange, poète obscur et rude s’il en est, et des poésies
lyriques du Tasse. Pour traduire Dante, aucune autre solution ne
s’offre en français que celle de la traduction en décasyllabes, vers
qui est l’équivalent exact de l’hendécasyllabe italien. Mais un
décasyllabe dont il faut posséder l’usage, ce qui sous-entend de longs
exercices et une féconde méditation des vieux poètes français.
Avez-vous rencontré des
problématiques particulières pour la traduction du Purgatoire par
rapport à celle de l’Enfer ?
Michel Orcel : "Non,
mais vous me donnez l’occasion de m’expliquer un peu mieux là-dessus. La
souplesse de son style permet à Dante d’adopter dans le Purgatoire
les mots, les tons, le phrasé qui conviennent évidemment à son objet ;
le lexique, par exemple, n’use plus des couleurs violentes et parfois
obscènes de l’Enfer, mais l’appareil stylistique (tropes hardis,
syntaxe remodelée, métaphores concrètes, etc.) et la langue ne sont pas
substantiellement différents. Ce qui diffère, en revanche, ce sont les
moyens du traducteur, qui, d’une part éprouve un soulagement à quitter
le monde infernal (où les émotions sont intenses mais désespérées), et
qui d’autre part pénètre toujours plus profondément dans l’œuvre et se
prend du même coup à modeler de plus en plus près son vers sur le vers
italien. De telle sorte que, si je n’ai jamais cherché à reproduire le
système des rimes (ABA BCB CDC, etc.) - ce qu’a tenté une récente
traductrice (traductrice – mais certainement pas poète), montrant ainsi
que c’est une entreprise impossible si l’on veut sauver la grandeur et
la complexité du tissu poétique de Dante -, j’ai spontanément trouvé des
échos plus flagrants, des rimes plus fréquentes, notamment entre le
premier et le troisième vers du tercet. Pour ne rien vous cacher, la
chose s’est d’ailleurs vérifiée et accrue dans la traduction du
Paradis. Pour répondre à votre question : loin d’avoir rencontré de
nouveaux obstacles, les difficultés se sont faites moins pesantes.
Quelle vision selon vous nous
livre Dante du Purgatoire sachant que ce concept est né au Moyen Âge
ainsi que l’a brillamment rappelé le médiéviste Jacques Le Goff (lire
notre interview) ?
Michel Orcel : "C’est
une vision très proche de la théologie chrétienne (saint Thomas et la
théorie de l’amour détourné de son vrai but sont bien là en
arrière-plan) mais, en même temps, profondément personnelle. De même
qu’il avait sauvé dans les « Limbes » de l’Enfer de grands personnages
de l’Antiquité (Homère, Horace, Aristote, Platon, etc., et jusqu’à
Démocrite, étonnant choix !) ou même du monde païen (Averroès, Saladin),
de même le Purgatoire est marqué par la présence de trois grandes
figures de l’Antiquité : Caton, qui accueille le poète dans l’anté-Purgatoire
; Virgile, le « très tendre père » qui guide le poète depuis les Enfers
et le quittera (terrible moment !) au seuil du Paradis terrestre, sommet
du Purgatoire, et un autre poète latin, Stace, qui va le conduire vers
Mathilde et puis Béatrice. La présence de Caton n’est pas peu étonnante,
si l’on y réfléchit. Stace peut surprendre aussi, car on ne sache pas
que ce grand poète (si mal connu aujourd’hui) soit jamais devenu
chrétien. Cela dit, la structure de la Divine Comédie est très
pensée, et le Purgatoire est construit de façon spéculaire par
rapport à l’Enfer : au lieu d’un gouffre structuré en « cercles »
descendants, c’est une montagne qu’on gravit par corniches jusqu’au
Paradis terrestre, qui se trouve inclus (c’est une invention de Dante)
dans le Purgatoire.
|
Pensez-vous que cette vision de Dante
soit encore compréhensible et accessible aux jeunes générations
d’aujourd’hui ?
Michel Orcel : "Je
dirai d’abord que, depuis au moins deux siècles, lire Dante n’exige en
aucune manière de croire en Dieu et a fortiori à la réalité de
l’Enfer et du Purgatoire.
Si les Italiens de tous âges continuent à
être profondément émus par la lecture de la Comédie, c’est, non
seulement parce que Dante est le père nourricier de la langue italienne
et un pôle symbolique (comme Verdi) en qui se reconnaissent les
Italiens, mais aussi parce que son poème décrit l’humanité avec
violence, crudité, verdeur, ironie, humour, mais aussi tendresse,
amitié, passion et compassion. Tous les sentiments, des plus beaux aux
plus bas, tous les amours et les vices des hommes y sont peints sous des
couleurs vivantes, tantôt pleines d’horreur, tantôt de pitié et de
sympathie. Dans l’Enfer, la tendresse ne se faisait un chemin
qu’à travers la figure de Virgile (le « très tendre père »), envers
lequel Dante - qu’on représente si grave et si sévère - se montre comme
un enfant à la fois craintif et confiant, ou de Brunetto Latini, le
maître du poète, ainsi que dans des figures historiques mais déjà
légendaires. Je pense notamment à Paolo et Francesca da Rimini, unis
pour l’éternité dans un amour à la fois pur et coupable, ainsi qu’au
comte Ugolin et à ses petits-enfants, mourant de faim les uns après les
autres au fond de leur cachot… Cette tendresse se fait plus générale
dans le Purgatoire ; les vices y sont certes durement punis mais
rédimés, et tout le cantique mène vers le Paradis terrestre dans un
grand mouvement amoureux qui préfigure déjà les joies du Paradis.
Dans les années 80, Carmelo Bene (acteur et cinéaste avant-gardiste)
déchaînait à Ravenne un stade empli de jeunes gens en leur lisant la
Comédie… En 2006, c’était Roberto Benigni, sur la place Santa-Croce,
qui commentait et récitait devant des foules passionnées les chants du
grand poème : un spectacle qui a été repris dans diverses villes
d’Italie et du monde, qui a été télévisé (on peut en voir de nombreux
extraits sur Youtube) et a sans doute été vu par dix millions de
personnes… C’est dire qu’en italien, la Comédie peut encore
bouleverser des foules plus ou moins cultivées. Je ne crois pas, hélas,
que ce puisse être le cas en France, non pas tant à cause de la
traduction (ma version, en tout cas, est passée par le « gueuloir »,
contrairement aux autres, à ce qu’il semble si l’on fait l’expérience
d’une lecture à haute voix), mais surtout parce que notre pays est
aujourd’hui totalement déséduqué et que le nom de Dante est plutôt connu
pour être le prénom d’un footballeur (d’ailleurs médiocre) que celui
d’un des plus grands poètes que le monde ait connus… Cela dit, laissons
aux jeunes gens toutes les chances d’ouvrir un jour la Comédie et
de s’y plonger sans tenir grand compte des innombrables références
historiques ou théo-logiques, mais en le lisant comme un poème aux
métaphores les plus concrètes et les plus variées, comme un merveilleux
kaléidoscope d’aventures et de caractères, enfin comme une initiation de
l’amour à l’Amour.
Est-ce la joie qui vous guide
maintenant pour la dernière étape avec la traduction du Paradis
qui viendra conclure cette vaste entreprise ?
Michel Orcel : "Pour
être tout à fait franc, j’ai achevé il y a quelques jours à peine (le 29
juin) le premier jet de ma traduction du Paradis. Et en effet
j’ai traduit ce chant dans une joie croissante, à peine ralentie ici et
là, lorsque Dante nous inflige quelques tercets de pure théologie... Ce
qui est plus puissant que toute dogmatique, c’est la grande symphonie de
la Lumière et de l’Amour qui anime tout le cantique et achève le poème
sur le fameux vers : « Amor che move il Sol e l’altre stelle » (« Amour
qui meut Soleil et les autres étoiles »). N’oublions pas que la religion
de Dante – pour être tout à fait orthodoxe – est le fruit d’une
bouleversante expérience amoureuse de sa prime jeunesse dont, après des
aventures sensuelles, il tirera tout le suc et le sens de la Comédie.
Il est d’ailleurs remarquable (et la potentielle influence de l’islam
sur Dante a été brillamment soutenue autrefois par Miguel Asin Palacios)
que ce que Béatrice fut à Dante soit très semblable à ce que Nîzham fut
pour le grand mystique musulman Ibn ‘Arabî, « la manifestation
terrestre, la figure théophanique de la Sophia aeterna » (H.
Corbin).
Rien n’est ébranlé des fondements les
plus purs du christianisme – le seul Médiateur est le Christ, la Vierge
mère est « fille de (son) Fils (…), etc. –, mais le moyen par lequel
Dante est éveillé à l’Amour divin passe par les yeux d’une femme.
(Comment, à ce point, ne pas se rappeler l’Éternel Féminin / (qui) nous
entraîne vers le haut » de Gœthe ?) De même que Dante avait inventé le
mot « transhumaner » pour désigner le passage potentiel de l’homme à la
surnature (la nature humaine déifiée), de même peut-on dire qu’il
est le plus haut représentant d’un « féminisme » avant la lettre qui
fait de la Femme le véhicule primordial de l’initiation au secret de
l’amour divin".

© Lexnews
- "Le Purgatoire - La Divine Comédie" par Dante
Alighieri, traduction nouvelle de Michel Orcel, 464 p. La Dogana, 2020.
Propos
recueillis par Philippe-Emmanuel Krautter
© Interview exclusive Lexnews
Tous droits réservés
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BEAUX
LIVRES
et CATALOGUES D'EXPOSITION
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« Louis Lagrenée (1725-1805) » de
Joseph Assémat-Tessandier, Editions Arthéna, 2023.

Le peintre français Louis Lagrenée couvrant de son art tout le XVIIIe
siècle fait l’objet d’une belle publication aux éditions Arthéna sous la
plume de Joseph Assémat-Tessandier, auteur lui ayant consacré une thèse
remarquée. Il fallait, il est vrai, une monographie captivante afin de
mieux faire connaître cet artiste souvent injustement méconnu et pourtant
à la belle carrière officielle, peintre d’Histoire, reçu à l’Académie
royale et directeur de l’Académie de France à Rome. C’est ainsi vœu exaucé
!
Louis Lagrenée connaîtra, en effet, un parcours « classique » avec un Prix
de Rome en 1749 et plus de 150 tableaux présentés au Salon du Louvre de
1755 à 1789. Cette carrière florissante en tant que peintre, mais aussi
décorateur et portraitiste s’inscrivit dans le mouvement rococo qui
s’imposa sous le règne Louis XV et qui se caractérise par son raffinement
et ses thèmes de prédilections pour les sujets galants et autres
évocations pastorales. Le classicisme et l’antique tiennent, cependant,
également une place importante dans l’œuvre de l’artiste où portraits,
scènes mythologiques et autres allégories sont l’occasion pour ce dernier
de déployer son art à la fois délicat et raffiné ainsi que le lecteur
pourra le constater et l’admirer dans ces pages avec des œuvres notables
telles « Les Amours de Psyché et de Cupidon » ou encore « Mars et Vénus ».
Soulignons encore que le rayonnement de Louis Lagrenée dépassera largement
les frontières du royaume pour s’élargir jusqu’à la Cour de Russie où
l’artiste connaîtra également la consécration en devenant le peintre
officiel de la tsarine Catherine II. Sa longévité le portera à peindre
jusqu’au terme de sa vie et à transmettre son art à de jeunes générations
d’artistes.
Surtout, et ainsi qu’il ressort de ce riche ouvrage exhaustif, de
nouvelles et belles découvertes ces dernières années d’œuvres considérées
comme perdues, mais aussi des études préparatoires et autres carnets de
croquis ont permis de préciser et d’augmenter encore l’ampleur de son
catalogue.
Artiste à la renommée internationale et emblématique du XVIIIe siècle,
Louis Lagrenée compte assurément parmi les artistes majeurs de ce siècle
et cet ouvrage permettra au lecteur d’en apprécier toute la richesse
notamment grâce à une iconographie remarquable accompagnant un catalogue
complet.
« Le Lin, fibre de civilisation(s)
» sous la direction d’Alain Camilleri, Editions Actes Sud, 2023.

Voici un bel hommage rendu au lin, cette plante également synonyme du fil
et du tissu auxquels elle donne naissance après un long processus de
culture et de techniques. Comment cette frêle plante aux teintes bleutées
si caractéristiques en plein cœur de l’été dans nos campagnes a-t-elle
plus se frayer un tel chemin au fil des millénaires et des civilisations ?
C’est le sujet de ce livre aussi beau qu’informé grâce à la collaboration
des meilleurs spécialistes sur la question. À l’heure des multiples
questionnements sur une agriculture raisonnée, le lin occupe une place de
choix tant ses multiples vertus font de lui une plante d’avenir. Et
pourtant, son histoire ne date pas d’hier si l’on songe à son importance
déjà dans l’économie égyptienne pharaonique. Chaque pan de l’histoire a su
tisser un maillage séré avec le lin ainsi que le découvrira le lecteur
dans ces pages allant de la préhistoire jusqu’à nos jours. Mais cet
ouvrage ne se veut pas qu’une seule histoire du lin – ce qu’il offre déjà
avec réussite – mais entend aussi livrer une réflexion actuelle sur
l’engouement que le lin suscite auprès des créateurs, stylistes et
designers sans oublier l’art de vivre qu’il véhicule. Un bel ouvrage
informé et captivant retraçant les enjeux que cette petite plante dénommée
le lin n’a pas fini de susciter !
« Noël Coypel - Peintre du roi »
sous la direction de Guillaume Kazerouni & Béatrice Sarrazin, 28 X 24 CM,
352 p., Snoeck éditions, 2023.

C’est au peintre du XVIIe siècle, quelque peu tombé dans l’oubli, Noël
Coypel qu’est consacrée cette vaste somme aux éditions Snoeck à l’occasion
des expositions qui lui sont consacrées au Château de Versailles et musée
des Beaux-Arts de Rennes. Ainsi que le relève en préface Laurent Salomé,
Directeur du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon : Si
Coypel fut négligé, ce n’est cependant ni en raison d’un talent médiocre,
ni d’un rôle secondaire dans les chantiers monumentaux entrepris durant le
règne du Louis XIV qu’il servit fidèlement. Il fut, il faut l’avouer,
injustement éclipsé par Le Brun et peu aimé de Mansard. Son style bien
différent de ses contemporains tout en s’inscrivant dans l’air du temps,
celui de à l’école de Bologne et de l’influence du grand maître Nicolas
Poussin, n’est pourtant pas dénué de paradoxes et de singularité, ainsi
qu’il ressort de la lecture de ce riche ouvrage collectif réalisé sous la
direction des spécialistes de Coypel, Bénédicte Sarrazin et Guillaume
Kazerouni, également co-commissaires des expositions.
En retraçant, en premier lieu, le cercle du peintre académique et ses
années de formation, le catalogue souligne l’héritage du paysage bolonais
– et ses couleurs – ainsi que l’influence de Charles Errard qui repèrera
rapidement le talent et la propension du jeune artiste à s’inscrire dans
la politique de grands décors du Grand Siècle. Ainsi vont se succéder de
grandes commandes auxquelles Coypel participera activement : le parlement
de Rennes avant de s’illustrer par les grandes réalisations des
différentes demeures royales (Tuileries, Versailles, Meudon…) que Béatrice
Sarrazin analyse dans le détail de ces pages.
La dimension religieuse fait l’objet également d’une section passionnante
sous la plume de Guillaume Kazerouni avec une impressionnante série
d’œuvres développant un traitement original de la transcendance tout en
s’inscrivant dans des critères formels traditionnels.
Le catalogue se termine par une section consacrée à une part méconnue et
néanmoins importante de l’artiste à la manufacture des Gobelins, Coypel
ayant également consacré son art à celui de la tapisserie avec des cartons
et maquettes somptueux analysés par Clara Terreaux et Arnaud Denis. Enfin,
Guillaume Kazerouni vient conclure cette somme indispensable à la
compréhension de Noël Coypel avec des pages dédiées aux dernières années
de sa vie, années qui malgré les relégations seront marquées par des
œuvres brillantes et loin d’être mineures faisant de cet artiste une
personnalité bien singulière et d’une longévité artistique exceptionnelle.
« Passion Partagée - Une
collection d’art africain constituée au XXIe siècle », Bruno Claessens,
Michel Vandenkerckhove , Didier Claes, Hughes Dubois (photography) ;
Relié, 384 p., 31 x 28 cm, Fonds Mercator, 2023.

L’art africain fait l’objet ces dernières décennies d’une
exploration et belle mise en valeur tendant à lui restituer toute sa
richesse et ses multiples variations. Car l’appellation même au singulier
« d’art africain » demeure encore bien trop réductrice ainsi qu’en
témoigne ce somptueux livre d’art paru aux éditions Fonds Mercator et
réalisé par Bruno Claessens, Michel Vandenkerckhove , Didier Claes et
Hughes Dubois pour la photographie. La rencontre de passionnés, celle du
collectionneur Michel Vandenkerckhove et du marchand d’art Didier Claes, a
en effet donné naissance à cet ouvrage servi par une iconographie
remarquable signée en noir et blanc par Hughes Dubois. Les œuvres
dialoguent entre elles, une conversation qui n’aurait pas déplu à un
certain André Malraux…

Si les traces écrites de la culture africaine font souvent défaut, les
multiples œuvres d’art ainsi présentées et qui ont su tant inspirer les
artistes au début du siècle passé forment le musée témoin de la grandeur
de ces civilisations pour nombre d’entre elles disparues. Ces quelque deux
cents objets réunis dans ce livre d’art révèlent en effet au-delà de la
collection d’Anne et Michel Vandenkerckhove les richesses encore
insoupçonnées du continent africain, au-delà des clichés encore trop
présents des arts dits « traditionnels ».

Cette statue Mumuye en bois du Nigeria à l’équilibre
parfait, cette figure de reliquaire Mahongwe en bois et métal du Gabon à
l’ovalité matricielle renvoient aux notions les plus sacrées de ces
civilisations dotées d’une si riche cosmographie. Les masques, les
fétiches sans oublier les sublimes sculptures des Lega de l’est de la
République du Congo manifestent non seulement la dextérité de leurs
artistes mais témoignent également de la richesse de la pensée symbolique
africaine. Raffinement artistique et mythologies constitutives se
conjuguent avec un rare bonheur au fil des pages de cette collection
inspirée.
« Portraits : architectural
parables » de François Charbonnet et Patrick Heiz, 656 pages, Editions
Park Book, 2023.

Première parution consacrée au célèbre cabinet d’architecture Mad In, cet
ouvrage signé François Charbonnet et Patrick Heiz, les fondateurs, devrait
être fortement salué, et ce à plus d’un titre !
En premier lieu, « Portraits : architectural parables » offre une mise en
perspective originale des idées et perceptions en matière d’architecture
et de design au fil du temps ayant influencé ou orienté les nombreux
projets et réalisations du célèbre cabinet d’architecture et design
suisse. L’ouvrage est, en effet, parti du postulat que tout projet repose
avant tout sur les pensées ou perceptions visuelles l’ayant précédé. Ce
sont ces extraordinaires métamorphoses qu’ont souhaité retracer les
auteurs et fondateurs, François Charbonnet et Patrick Heiz, au travers de
multiples et riches thèmes porteurs.
Aussi n’est-il pas étonnant, en deuxième lieu, que « Portraits :
architectural parables » offre une extraordinaire iconographie des plus
variées mariant plans, photographies et célèbres toiles en passant même
par des extraits de la Recherche ! L’ouvrage de plus de pages 650 fait
appel et s’appuie, en effet, sur une incroyable documentation et
information issues aussi bien de projets architecturaux, de l’histoire de
l’art, de la littérature ou encore de notre cadre vie au quotidien…
Surtout, à la lecture de ce fort volume, à la présentation, reliure et
format allongés, sobres et originaux, le lecteur découvrira l’ensemble ou
plutôt la méthodologie et process de penser protéiformes retenus par le
célèbre cabinet d’architecture et design suisse Made In. Refusant tout
système fermé et approche exhaustive, l’ouvrage a fait choix de donner à
lire une façon de penser et de concevoir foisonnante et des plus fécondes.
Une approche et méthodologie de conception que François Charbonnet et
Patrick Heiz ont su développer et transmettre dans leur enseignement au
Département d'architecture de l'ETH Zurich ainsi qu’à l'Accademia di
architettura de Mendrisio.
Pour toutes ces raisons, cet original, riche et fertile ouvrage devrait
retenir l’attention de plus d’un professionnel ou curieux et figurer au
titre de livre de référence dans toute bonne bibliothèque !
« Chess Design » de Romain
Morandi, Norma Editions, 2022.

Véritable hommage esthétique au noble jeu dont les origines se perdent
dans la nuit de temps, « Chess design » présente une documentation
exceptionnelle sur le jeu d’échecs avec près de 300 échiquiers parmi les
plus précieux ou célèbres. En couvrant de manière exhaustive plus d’un
siècle de création de l’Art nouveau dès 1895 à l’an 2000, Romain Morandi,
historien de l’art et propriétaire de la galerie portant son nom, signe un
ouvrage que ne pourra que faire date. L’ouvrage présente en effet
l’évolution des formes et des designs de ce jeu réunissant un échiquier et
16 pièces par joueur de formes aussi variées que celle de la créativité
des artistes présentés en ces pages. Chess Design fait ainsi la preuve que
l’art a su s’inviter dans cette pratique souvent jugée élitiste jusqu’au
siècle dernier et qui par sa démocratisation a autorisé une multiplicité
des formes et même des couleurs dans un univers pourtant singulièrement
codifié. Ainsi que le relève Romain Morandi dans sa préface : «
l’échiquier symbolise la prise de contrôle, non seulement sur des
adversaires et sur un territoire mais aussi sur soi-même ».
Fort de ces enjeux, les plus grands artistes allaient s’emparer de cette
discipline mondialisée et souvent représentée par des personnalités qui
deviendront des stars. Bois, verre et céramique se verront compléter par
des matériaux inusuels en ce domaine tels l’acier, le plastique et même
des matériaux composites, sans parler bien entendu du numérique. Les plus
grands noms de l’art et du design laisseront le témoignage de leur
créativité, on pense bien entendu à Marcel Duchamp et Man Ray, mais aussi
Calder, Vasarely, et plus proche de nous Damian Hirst.
Les passionnés d’échecs ou amateurs de beaux objets jetteront assurément
leur dévolu sur cette mine d’information aussi plaisante à regarder grâce
à sa riche iconographie que passionnante à lire !
« HIROSHIGE - Les éventails d'Edo
- Estampes de la collection Georges Leskowicz » ; Textes de Christophe
Marquet avec la collaboration de Toshiko Kawakane ; Fondation Jerzy
Leskowicz ; 288 p., 198 illus., 35 x 24 cm ; Reproduction des estampes au
format d’origine, In Fine Éditions, 2022.

Le maître de l’estampe japonaise Hiroshige (1797-1858) est passé à
l’immortalité depuis le milieu du XIXe siècle pour son habileté à saisir
tout aussi bien des paysages qui l’ont rendu célèbre que de courtes scènes
que nul autre artiste ne réussira à concurrencer. Les estampes pour
éventails constituent une part souvent méconnue et plus rare de l’œuvre de
ce grand artiste. Aussi est-ce avec curiosité et plaisir que le lecteur
pourra découvrir cet ouvrage paru aux éditions In Fine consacré aux
éventails d’Hiroshige dits « d’Edo » offrant de magnifiques reproductions
d’estampes au format d’origine.
Ce livre d’art restitue toute la magie des éventails plats en bambou (uchiwa)
du dernier imagier d’Edo avec cette habileté à se saisir d’infimes scènes,
règne de l’éphémère si cher à l’esprit japonais. Ces estampes faisant
partie de la collection Georges Leskowicz sont présentées en ces pages
pour la première fois par Christophe Marquet et Toshiko Kawakane, ces
spécialistes replaçant ici ces œuvres précieuses et rares dans le contexte
de l’histoire de la gravure pour éventails au Japon.
Que l’on retienne la lecture savante proposée par ces auteurs ou bien une
découverte au fil des pages en un plaisir purement esthétique, le lecteur
appréciera le raffinement du trait, l’équilibre toujours saisissant des
couleurs, cette habileté à suggérer un quotidien transcendé par la beauté
de la nature en autant de scènes délicatement composées…
Si nous pensions bien connaître l’œuvre du grand maître de l’estampe
japonaise de la première moitié du XIXe s., cet ouvrage se chargera de
manière esthétique de nous faire la preuve du contraire !
« African Modernism - The
Architecture of Independence. Ghana, Senegal, Côte d'Ivoire, Kenya, Zambia
» ; Sous la direction de Manuel Herz avec Ingrid Schröder, Hans Focketyn
and Julia Jamrozik ; Photographies de Baan et Alexia Webster ; 640 pages,
23,5 x 32 cm, 2nd édition, Park Books 2022.

Rapidement épuisé après sa sortie en 2015, cet ouvrage consacré à la
modernité africaine fit l’objet d’un accueil unanime et reçut de
nombreuses récompenses : Lauréat du FILAF d'or, premier prix des meilleurs
livres sur l'art en 2015 au FILAF (Festival international du livre et du
film d'art), désigné également comme étant l’un des plus beaux livres
suisses de 2015, lauréat du DAM Architectural Book Award 2016… Cette
reconnaissance justifiait ainsi une nouvelle édition sur un sujet souvent
méconnu et donnant à lieu à bien des réductions postcoloniales. Car, ainsi
que le démontrent les auteurs de cette somme remarquable, le continent
africain recèle des trésors d’architecture des années 50 et 60, période
clé de son histoire caractérisée par l’accès à l’indépendance de la
plupart de ces États.
Contrairement à l’idée reçue, ces pays et notamment ceux faisant l’objet
de ces analyses – à savoir le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Kenya et la
Zambie – ont su exprimer leur identité par des créations architecturales
d’envergure. Ce modernisme africain s’est ainsi manifesté de la manière la
plus créative qui soit par des bâtiments aussi ambitieux que talentueux,
point de rencontre entre ce nouvel élan et les cultures locales. Les
auteurs présentent et analysent dans ces pages abondamment illustrées une
centaine de réalisations avec leur descriptif, images, plans de sites et
d’étage. Les prises de vue réalisées par Iwan Baan et Alexia Webster sont
pour la plupart d’entre elles récentes et permettent de se faire une idée
du projet initial sans pour autant en masquer leur état actuel, souffrant
souvent de l’épreuve des temps à l’image de biens de nos édifices
occidentaux…
Véritable somme consacrée à l’urbanisme et l’architecture postcoloniaux, «
African modernism » fait entrer de plain-pied le lecteur dans un univers
foisonnant de créativité ne donnant qu’une envie, celle de découvrir ces
réalisations sur site !
Les auteurs :
Manuel Herz dirige son propre studio de design et d'urbanisme à Bâle et
à Cologne. Il est professeur assistant à l'Université de Bâle. Ingrid
Schröder est architecte et directrice du programme MPhil en architecture
et design urbain à l'Université de Cambridge. Elle a été nommée directrice
de l'École d'architecture de l'Architectural Association à Londres en mai
2022 et assumera ce poste en août 2022. Hans Focketyn dirige sa propre
agence d'architecture à Bâle et enseigne en tant que professeur à l'école
d'architecture, de bois et de génie civil de l'Université des sciences
appliquées de Berne à Berthoud, en Suisse. Julia Jamrozik est architecte
et professeure adjointe à l'École d'architecture de l'Université de
Buffalo à Buffalo, NY. Conçu par Marie Lusa.
« Jean Bardin (1732-1809), le feu
sacré » ; Catalogue sous la direction d’Olivia Voisin, 304 p., Editions Le
Passage, 2022.

Le présent catalogue publié par les éditions Le Passage propose au lecteur
une découverte, celle d’un peintre du XVIIIe siècle trop souvent
injustement méconnu, et pourtant auteur de nombreuses œuvres d’art
déterminantes à la veille de la Révolution. Accompagnant l’exposition du
musée des Beaux-Arts d’Orléans, cet ouvrage nous fait entrer au cœur même
de la création artistique en cette fin du XVIIIe siècle dans le contexte
des Lumières et d’un Ancien Régime qui s’estompe. Jean Bardin, peintre de
talent et reconnu à son époque sait également dispenser son art au plus
grand nombre, notamment dans le cadre de l’École gratuite de dessin à
Orléans alors qu’il avait atteint l’âge de 53 ans. Ce pédagogue hors pair,
ainsi que le souligne les nombreuses études que le catalogue réunit, sut
en effet transmettre non seulement l’art de la peinture d’histoire que
nous retrouvons dans les nombreuses reproductions couleur qui ornent avec
bonheur cet ouvrage, mais également de magnifiques évocations d’art sacré
dans lequel le peintre excellera également. Remportant le prix de Rome,
Bardin dont le goût assuré correspond aux standards de son époque saura
aussi réaliser des toiles prestigieuses telle sa grande œuvre, le cycle
monumental des sept Sacrements pour la chartreuse de Valbonne, dans le
Gard. Virtuosité, précision du trait et magnificence de la couleur dans
l’esprit de Nicolas Poussin qu’il vénéra sa vie durant caractérisent l’art
de Bardin ainsi qu’il ressort de ce riche catalogue qui aura entre autres
mérites – et non des moindres - de rappeler la mémoire d’un peintre qui
inventa un nouveau langage préfigurant le siècle à venir.
Jean-David Jumeau-Lafond :
“Martine de Béhague, une esthète à la Belle Époque”, Flammarion, 2023.

Le Nirvana, yacht privé de Martine de Béhague, 80 m de long, a sillonné
les mers lointaines afin d’assouvir cette soif d’absolu qui anima toute sa
vie cette richissime collectionneuse d’œuvres d’art. On prêtait à la
Comtesse Martine d’acquérir une œuvre d’art par jour au temps de la Belle
Époque… Cette passion remonte à loin, sa mère comme son père ayant eu
également un goût de la beauté, legs précieux pour leur enfant. Tout est
objet, pour cette femme curieuse et intrépide, de découvertes au fil de
ses multiples voyages : tableaux, archéologie, bibliophilie, architecture…
La Méditerranée formera notamment l’un de ses champs de recherche, avec
une attirance certaine pour l’antique. Tout en connaissant les grands de
ce monde, artistes et écrivains tels Henri de Régnier, Marcel Proust ou
encore Paul Verlaine, cette personnalité atypique cultivait les
contrastes. Éprise de beauté, elle aimait à préserver sa solitude et
appréciait par-dessus tout un cercle restreint d’habitués. Cette quête
d’esthète constituait la raison même de sa vie ainsi que le souligne
Jean-David Jumeau-Lafond. Peut-être a-t-elle recherché dans ces œuvres
d’art ce qu’elle n’avait su préserver de son mariage qui fut un échec ? Sa
fantaisie la poussait à chérir cette liberté qui devait primer sur tout,
et sa curiosité s’étendait à un large registre de créations, sans pour
autant être une collectionneuse invétérée. Son hôtel particulier rue
Saint-Dominique était le symbole de ses multiples attirances et abritait
différents salons consacrés à ses nombreuses passions où l’antique se
disputait aux beaux arts. Son rapport aux œuvres n’était pas celui du
spécialiste, mais relevait plus d’une quête d’absolu jamais atteint. Ainsi
que le relève Valentine de Ganay en préface, Martine de Béhague n’a jamais
cessé de faire des choix très personnels, qualifiés pour certains
d’éclectisme, choix qui pourtant ont composé un ensemble certes subjectif
mais qui a cependant rejoint celui des grands passionnés de l’art depuis
l’aube des temps. Cet ouvrage refait vivre cette véritable odyssée grâce
aux très nombreux documents inédits réunis par la sagacité de l’historien
de l’art Jean-David Jumeau-Lafond, une pérégrination aux multiples visages
qui ne pourra que susciter la curiosité et l’intérêt du lecteur.
« Martine Martine » Yves Gagneux –
Catalogue raisonné tome II, 24,5 x 31 cm, 280 pages, Éditions du Regard,
2022.

Avec ce deuxième tome paru aux éditions du Regard, Yves Gagneux,
conservateur général du patrimoine et directeur de la Maison Balzac, et
Guillaume Daban nous convient à cette belle découverte l’œuvre de
l’artiste Martine Lévy. Née à Troyes en 1932 dans une famille de
collectionneurs, c’est très tôt qu’elle se trouve initiée à l’art auquel
elle consacrera toute sa vie. Plus connue sous son nom d’artiste Martine
Martine, son œuvre sera protéiforme, qu’il s’agisse des médiums employés
allant du dessin au pastel, en passant par la gravure et l’huile sans
oublier la sculpture, des thèmes multiples qui inspireront un catalogue
impressionnant dont ce deuxième volume venant compléter l’inventaire.

Comment caractériser le travail de Martine Martine avec ce deuxième opus
du Catalogue raisonné servi par une édition soignée et remarquable ? Par
delà la diversité des thèmes et des séries, Martine Martine appréhende ses
sujets dans sa globalité, avant d’en livrer par de multiples séries un
nombre impressionnant de facettes tel qu’il ressort de ces premiers
carnets traitant des portraits de sumotori dont la rondeur et la vigueur
des visages ont su capter l’œil de l’artiste.

À la manière du théâtre kabuki, Martine Martine esquisse
quelques traits marquants qui parviennent à restituer la vitalité et la
profondeur de ces instants saisis presque sur le vif. En autant de petites
vignettes, ces carnets déstructurent le sujet afin de se l’approprier et
de donner vie à une nouvelle représentation. Les carnets III & Mémoires
III allant de 2003 à 2013 prolongent cette démarche et prennent comme
nouveau champ de recherche Balzac dont Martine Martine livre une multitude
de portraits et de lavis, répétant inlassablement cette exploration de la
physionomie, devenant elle-même œuvre d’art. Tenant presque de la démarche
initiatique, ce geste quasi obsessionnel envoûte le lecteur et le conduit
à une certaine extase, à l’image des compositions d’un Philip Glass ou de
Steve Reich. Au terme de ce parcours singulier et fascinant, le lecteur
aura le sentiment d’entrer dans l’intimité de la création de Martine
Martine, ce qui n’est pas le moindre des attraits de ce superbe Catalogue
raisonné.
« Maurice Calka – Le sculpteur du
design » de Xavier de Jarcy, Editions Albin Michel, 2022.

C’est avec un vif intérêt que le lecteur découvrira cette belle et
première monographie consacrée à Maurice Calka (1921–1999) et signée par
le journaliste Xavier de Jarcy aux éditions Albin Michel. De ce «
sculpteur de design » ayant marqué l’histoire de l’art de la deuxième
moitié du XXe siècle, chacun a bien entendu à l’esprit son fameux bureau «
boomerang », objet du design pop iconique des années 1969, tout en
couleurs et rondeurs et qui illustre la couverture de ce beau livre. Mais,
Maurice Calka est aussi et surtout un génial artiste pluridisciplinaire
donnant à voir une variété de réalisations et matériaux incroyables allant
de la sculpture au design urbain ou encore à l’architecture. Qui ne se
souvient également, à la simple évocation de son nom, de ces fameux
papillons géants de Vanves venus si agréablement égayer le « périph’ »
parisien en 1981 ?
Véritablement artiste inclassable, sculpteur, designer, dessinateur,
architecte et urbaniste, l’œuvre de Maurice Calka ne saurait laisser
indifférent. Aussi, est-ce avec bonheur que les amateurs de design, mais
aussi tout collectionneur ou curieux d’art découvriront cet ouvrage soigné
avec son format carré et ses couleurs acidulées. Devant tant
d’expériences, de matériaux et de réalisations, l’auteur, Xavier de Jarcy,
a fait choix d’une approche chronologique allant des jeunes années de
l’artiste à « L’école Calka »… Des places ou bâtiments publics aux
intérieurs plus intimistes, l’artiste n’a eu, en effet, de cesse d’innover
et de surprendre. Remportant le Premier Grand Prix de Rome de sculpture en
1950, Maurice Calka se fait connaître avec un nouvel art urbain dès les
années 60. Optant pour une « Sculpture pour tous », l’artiste saura
s’imposer avec des sculptures, bas-reliefs ou encore fresques que ce soit
à Clamart ou encore Reims. Les multiples places publiques réalisées par
l’artiste retiendront également, bien sûr, l’attention, tant ces dernières
s’enchaînent avec une diversité et couleurs à couper le souffle ; on songe
à Saint-Louis de La Réunion, à Paris, à la place des Gradins de Torcy en
1975… Et puis, comment oublier, Maurice Calka, architecte ou designer ?
Comment oublier cette fabuleuse Renault 5 Cacharel de la fin des années
1970 ?
Et, oui, Maurice Calka, c’est tout cela et il fallait assurément une telle
monographie complète et incontournable pour rendre hommage à ce grand
artiste de la deuxième moitié du XXe siècle.
« Proust, la fabrique de l'œuvre »
sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fait et Nathalie Mauriac
Dyer, catalogue d’exposition BNF, 240 pages, Gallimard, 2022.

Vaste entreprise que d’explorer la fabrique de l’œuvre de Marcel Proust !
Mais, une heureuse initiative entreprise aujourd’hui sous la direction
d’Antoine Compagnon de l’Académie française à l’occasion de l’exposition
éponyme actuellement à la BnF. A l’image d’un abécédaire littéraire des
plus nourris, le présent catalogue présente de A à Z, la création
littéraire proustienne avec des entrées aussi variées et pittoresques que
« Water-closet », « Zut, zut, zut, zut » ou « Kapitalissime »… Derrière
l’apparent farfelu de certaines de ces thématiques se trouve cependant
développé avec brio et passion le véritable laboratoire d’écriture de
l’auteur de La Recherche. Ainsi que le relèvent Antoine Compagnon,
Guillaume Fait et Nathalie Mauriac Dyer « la vision de l’écrivain au
travail dans ses manuscrits s’impose aussitôt au lecteur », évoquant les
fameuses paperoles qui accompagnaient ce travail souvent long et répété de
rédaction se nourrissant de multiples références croisées. Comment
cependant recoller tous ces morceaux accumulés par ce long processus de
composition ? Quelle relation entretenait l’écrivain avec le temps, ce
fameux « Temps », tout au long de la genèse de l’œuvre à accomplir ?
Comment avons-nous reçu ce legs un siècle après et que faire de ces
multiples manuscrits constituant la création proustienne ? C’est à ces
questions auxquelles répond avec précision et clarté ce riche catalogue
illustré, bien sûr, par de nombreuses reproductions des manuscrits de
Marcel Proust, mais aussi de photographies d’époque et autres œuvres
d’art. Pour les amateurs du célèbre écrivain, mais aussi pour les esprits
curieux souhaitant vagabonder de page en page dans l’immense laboratoire
de la création littéraire d’A la recherche du temps perdu, cet abécédaire
réservera bien des agréments et exquises surprises.
« L’Épopée de Gilgamesh »
illustrée par l’art mésopotamien, direction scientifique de l’iconographie
et introduction d’Ariane Thomas, photographies de Jean-Christophe Ballot,
traduction de l’arabe d’Abed Azrié, volume relié sous coffret, 24,5 x 33
cm, 280 pages. Éditions Diane de Selliers, 2022.

Les éditions Diane de Selliers offrent au lecteur l’un des plus anciens
témoignages de l’humanité avec « L’Épopée de Gilgamesh », une source
antique de plus de quatre mille ans et dont certains épisodes tel celui du
Déluge, du passeur ou encore celui du serpent ont été repris par nombre de
civilisations antérieures. Nous sommes en Mésopotamie, berceau de notre
humanité avec l’agriculture et l’écriture, et ce héros légendaire que fut
Gilgamesh, roi de la dynastie d’Ourouk, qui connaît par delà les multiples
aventures affrontées toutes les émotions d’un mortel aspirant à
l’immortalité…
Ainsi que le souligne la spécialiste Ariane Thomas, directrice du
département des Antiquités orientales du musée du Louvre, cette geste
remarquable se divise en deux parties, celle d’un roi jeune et intrépide,
ami indéfectible d’Enkidou, auquel arrivent toute sorte d’aventures, puis
une deuxième partie avec la mort de son ami, une période marquée par le
chagrin et les doutes avant de partir en quête de l’immortalité…

Cette épopée incroyable concentrant un éventail saisissant de sentiments,
reliant passé et présent, propose ainsi une lecture universelle du destin
humain et de la quête du sens de la vie. À la différence du mythe qui
développe le caractère surhumain de ses personnages, l’épopée retient
quant à elle le caractère humain – trop humain – du personnage de
Gilgamesh qui sera soumis à un parcours initiatique tel celui d’Ulysse
dans l’Odyssée. Véritable genèse de la philosophie dans ses derniers
développements, « L’Épopée de Gilgamesh » anticipe par certains de ses
aspects ce que les philosophies hellénistique et romaine développeront
notamment avec le stoïcisme.

Au terme de son parcours, Gilgamesh atteint une certaine sérénité, celle
d’un homme qui a compris que le destin n’appartient pas aux rêves futurs
et incertains ainsi que le soulignera plus tard le philosophe Sénèque,
mais dans cette vie à l’instant présent dont il nous faut cueillir les
fruits, ici et maintenant…
Il fallait pour ce récit si précieux un écrin à la hauteur et, comme à
l’accoutumée, Diane de Selliers a réuni un trio de choix notamment en la
personne de Jean-Christophe Ballot qui livre en ces pages de véritables
œuvres d’art photographiques accompagnant le texte de l’Épopée. Ses prises
de vue en noir et blanc révèlent et accentuent la richesse des œuvres
millénaires des antiquités orientales notamment du musée du Louvre et
autres collections mondiales grâce au savant éclairage sur ces œuvres
apporté par Ariane Thomas. Gabriel Bauret, auteur de plusieurs livres sur
la photographie, souligne cette double richesse du texte et de l’image,
richesse qui peut s’apprécier simultanément ou bien successivement. Enfin,
palme doit être rendue à la belle traduction offerte par le poète et
chanteur Abed Azrié, né à Alep, qui a su se saisir à partir de traductions
arabes du souffle épique de ce texte immémorial.
Un voyage au long cours proposé par les éditions Diane de Selliers et dont
les étapes initiatiques ne manqueront pas de passionner les lecteurs de
cet ouvrage qui rend un bel hommage à cette civilisation qui inventa
l’écriture.
« Wang Keping » de Virginie
Perdrisot-Cassan, Aline Wang et Anne-Laure Buffard ; Relié, 224 pages, 23
x 30 cm, 250 illustrations, Editions Flammarion, 2002.

Beaucoup se réjouiront de cette première monographie en français consacrée
au sculpteur chinois Wang Keping. L’ouvrage co-écrit par Virginie
Perdrisot-Cassan, historienne de l’art, Aline Wang, directrice du studio
Wang Keping, et Anne-Laure Buffard, directrice adjointe de la galerie
Obadia, offre au regard et à l’analyse une riche et belle mise en
perspective de la carrière et de l’œuvre de Wang Keping avec un éclairage
en particulier sur ses œuvres de maturité.
Les sculptures de Wang Keping livrent un langage singulier autour de
thèmes et de formes qui se jouent, se nouent et s’enroulent tels ces «
couples » ou ces oiseaux aux formes épurées et arrondies. Mais, « Mes
oiseaux ne sont pas des oiseaux – souligne Wang Keping – se sont du bois,
des sculptures. Mes oiseaux sont des contes, de l’imagination.»
Affichant une nette préférence pour le bois, il fut très tôt surnommé « Le
Maître du bois ». Cette prédilection pour le bois, quelle que soit
l’essence, ne le quittera plus, et se retrouve encore dans ses œuvres de
maturité, des sculptures monumentales en bois, donc, mais également en
bronze telle cette sculpture « Lolo » en bronze pour la fondation Camignac
de 4 mètres de hauteur. L’ouvrage revient également sur ce choix du bronze
dès la fin des années quatre-vingt par l’artiste ; Wang Keping que le
lecteur retrouvera notamment dans la fonderie suisse en 2009.
Aujourd’hui internationalement reconnu, rappelons que Wang Keping fut un
des fondateurs du mouvement d’avant-garde chinois, The Stars Art Group, à
la fin des 1970. L’artiste, exilé politique, arrivé en France en 1984,
acceptant les influences respectives de Brancusi, de Zadkine mais aussi de
Zao Wou-Ki ou encore de Gao Xinglang, a su très tôt imposer son propre
style, cette profonde force de vie aux variations infinies.
« Monet » de Ségolène Le Men, 320
illustrations couleur, Relié sous jaquette et coffret illustrés, 29 x 33,5
cm, pages 456, Editions Mazenod & Citadelles, 2022.

Cette somme unique en langue française consacrée à l’ambassadeur de
l’impressionnisme que fut Claude Monet ne pourra que réjouir les amateurs
d’art et amoureux du peintre de Giverny. Tout ou presque a été réuni en
cet ouvrage d’exception de taille imposante (456 pages) afin de retracer
la longue vie fertile de celui qui à juste titre a été présenté comme le
père de l’art moderne. En ces pages illustrées avec soin par une abondante
iconographie de plus trois cents illustrations couleur, Ségolène Le Men,
professeur émérite d'histoire de l'art a l'université Paris Nanterre et
membre senior de l'Institut universitaire de France, parvient à se saisir
de cette immense icône de la peinture en une approche renouvelée et
convaincante.
L’ouvrage retrace en effet les tout débuts du jeune artiste au Havre
lorsqu’il signait encore Oscar ses caricatures, pan méconnu de l’art du
futur maître et qui témoignait déjà de l’acuité de son regard… Ségolène Le
Men insiste justement sur ces premières années souvent passées sous
silence et qui ont eu pourtant leur importance pour l’évolution ultérieure
de l’artiste. Notamment les influences de Boudin et Jongkind, les
premières impressions laissées par la nature saisies dans ce dessin
annonciateur « Les Bords de la Lézarde » où le crayon noir sur papier gris
anticipe les futures inspirations du peintre dans son traitement des ondes
et du végétal. Les fameuses Marines de Boudin, ce jeu subtil des nuages et
de la mer concourront eux aussi à ce rapport unique que Monet entretiendra
entre sa main le paysage et la toile. Ces initiations tissent en effet
progressivement un maillage complexe de références que l’artiste usera à
l’envi dans de multiples séries passées à la postérité depuis : les
Meules, la gare Saint-Lazare, la cathédrale de Rouen avant les hypnotiques
variations de Giverny.
Ce regard formé aux multiples effets et impressions du plein air sera par
la suite enrichi d’autres rencontres et sources d’inspirations ainsi qu’il
ressort de son attrait irrépressible pour les arts de l’extrême orient
sans oublier la photographie et les premières heures du cinéma… Cet
ouvrage se trouve également éclairé par la confrontation de sources
multiples grâce à l’abondante correspondance du peintre, les témoignages
de ses contemporains, l’ami de toujours, Georges Clemenceau, sans oublier
Mirbeau, Zola, Proust.
Au final, c’est un Claude Monet plus familier que nous livre Ségolène Le
Men, mais aussi un artiste inaccessible lorsque son art le transporte en
d’infinies variations. Une somme indispensable pour mieux approcher non
seulement Claude Monet, mais également de manière plus générale
l’Impressionnisme auquel il a livré ses plus belles œuvres.
« Albrecht Dürer – Gravure et
Renaissance » ; Collectif, Château de Chantilly / BNF, Editions In f=Fine,
2022.

Le fort riche catalogue qui accompagne l’exposition consacrée à Albrecht
Dürer (1471-1528) au Jeu de Paume du Château de Chantilly entrainera son
lecteur non seulement dans l’immense œuvre de l’artiste, mais aussi sur
les routes de la Renaissance ; car, admirer l’œuvre gravée du Dürer qui
fut également orfèvre, dessinateur et peintre, c’est aussi parcourir
l’Europe de la Renaissance en ce tournant du XVe au XVIe siècle. L’artiste
dut, en effet, toute sa vie durant non seulement parcourir les chemins et
cours d’Europe pour trouver commanditaires et commandes, mais eut
également un goût personnel prononcé pour le voyage. C’est donc une belle
mise en perspective que livre l’ouvrage replaçant l’immense créativité de
l’artiste au cœur des échanges et changements, non seulement artistiques
mais aussi politiques et religieux, de son époque.
Ainsi, après les années de formation de l’artiste dans l’effervescence
artistique de Nuremberg - « La fabrique d’un artiste », à l’aube de 1500,
le lecteur découvrira-t-il un premier et long chapitre consacré à « Dürer
en Italie à l’heure de la gravure » : Dürer et l’artiste Jocopo de Barbari
qu’il admire et rencontrera probablement à plusieurs reprises. L’artiste
vénitien transmettra à Dürer la passion de l’étude des proportions, mais
aussi Dürer et Raphaël, Dürer et Leonard de Vinci, ou encore l’artiste à
Venise où il rencontra un véritable succès ; « Ici, je suis un prince »,
écrira-t-il… Venise marquera effectivement un tournant dans l’œuvre de
l’artiste avec des œuvres exceptionnelles telles « la Fête du Rosaire ou «
le retable Landauer »…
Dans un deuxième temps, le lecteur découvrira le graveur, « chez lui »
dans son atelier, une étape essentielle ouvrant sur les maîtres allemands
notamment Martin Schongauer mais aussi sur les artistes issus de son
atelier notamment Hans Baldung Grien, Hans Wechtlin ou encore Lucas
Cranach. Dürer maîtrisera toutes les techniques de la gravure (bois,
burin, eau-forte et pointe sèche).
Mais surtout, avant de se refermer sur l’artiste aux Pays-Bas notamment
lors de son établissement à Anvers, ce riche catalogue de plus de 280
pages et largement illustré s’arrête sur la reconnaissance du graveur de
son vivant - « Dürer à son sommet », avec cette représentation du monde
qui lui fut si chère ; Une représentation du monde qui fit de lui ce
graveur incomparable et universel et qui marqua à jamais non seulement son
époque mais sut rayonner jusqu’à nous…
« 6 Months in the fridge – Travels
throught Northern Europe » ; Photographie de Michael Königshofer ; Relié,
208 pages, Version anglaise, Éditions teNeues, 2021.

C’est à un fantastique voyage dans le Grand Nord de l’Europe, en
Scandinavie, auquel le photographe Michael Königshofer nous invite avec
bonheur. « 6 months in the fridge » précisément ! Une aventure avec pour
seule étoile, l'étoile Polaire et le cercle polaire de l’arctique…
Le lecteur suit ainsi avec plaisir et curiosité cet extraordinaire
photographe australien en Norvège, en Islande, en Écosse jusqu’au
Groenland. La splendeur des paysages émerveille, Michael Königshofer ayant
su, en effet, restituer par son objectif toute la beauté et magie de ces
somptueuses terres du nord de l’Europe.

Pour Mikael Königshofer comme pour son lecteur, chaque jour ou page de ces
contrées lointaines enneigées et glacées offre son lot de découvertes et
surprises. Car au-delà de la beauté des paysages, c’est aussi un lointain
habité fait de rencontres que nous conte Mikael Königshofer. Habitants,
traditions et cultures y sont également capturés et racontés avec passion
par ce talentueux photographe qui avoue avec humour avoir toujours froid
même en Australie !
Appuyé par un riche texte et de cartes, pêcheurs, artisans ou encore
surfers, mais aussi art et architecture s’y dévoilent, parfois en de
saisissants contrastes, dans de grandioses et époustouflants paysages de
Scandinavie. Tout le talent du photographe Michael Königshofer au service
de la splendeur du grand froid du nord de l’Europe.
« Simon Hantaï » - Catalogue de
l'exposition Fondation Louis Vuitton sous la direction d’Anne Baldassari,
29 x 30.5, 370 pp., Fondation Louis Vuitton / Gallimard, 2022.

Avec cet impressionnant catalogue consacré à Simon Hantaï et publié à
l’occasion de l’exposition qui se tient à la Fondation Louis Vuitton, Anne
Baldassari offre une somme inégalée sur l’artiste dont nous fêtons cette
année le centenaire de la naissance. L’impressionnante rétrospective
qu’abrite la Fondation Vuitton méritait effectivement un tel hommage.
L’ouvrage au format généreux réunit non seulement deux entretiens précieux
pour entrer dans l’œuvre de l’artiste avec les témoignages de son épouse
Zsuzsa Hantaï et de Daniel Burren, mais aussi de nombreuses contributions
notamment de Jean-Luc Nancy, Georges Didi-Huberman, Jean Louis Schefer
ainsi qu'une chronologie de la vie de Simon Hantaï par Anne Baldassari.
Né en 1922 en Hongrie et naturalisé français, ce « Souabe errant » ainsi
qu’il se qualifie fréquemment n’aura de cesse de partir à la recherche de
significations, une errance toujours questionnée au fil de son riche
parcours évoqué en ces pages. C’est en France qu’il réalisera l’essentiel
de son oeuvre dont plus de 130 sont reproduites, ici, en un large format.
Suivant un parcours chronologique, l’ouvrage défile une à une les pages
des grandes évolutions marquant le travail de cet artiste insatiable et au
regard scrutateur. « On ne peint que pour Dieu » aimait à rappeler le
peintre d’origine catholique, une ferveur et un élan qui se matérialisera
par de larges aplats et « déplis » de couleurs profondes et éclatantes.
Ainsi que le souligne Georges Didi-Huberman, Hantaï déploie dans ses
œuvres une mémoire familiale profonde, élargie par le recours à la
couleur, anamnèse par des surfaces successives de couleurs.
Ce catalogue nous fait entrer de manière éclatante dans la richesse de
cette œuvre protéiforme, peintures à signes, monochromes, mariales,
Catamurons, Panses, Meuns, etc. Un véritable parcours initiatique éclairé
par des œuvres d’autres artistes ayant compté dans le développement de
Simon Hantaï tels Henri Matisse ou Jackson Pollock.
Nombreuses seront les découvertes à la lecture de ce précieux catalogue
qui complètera idéalement la remarquable exposition actuellement à la
Fondation Louis Vuitton Paris.
« Tokyo pourpre – Une nuit dans le
Tokyo undergroud » de Jean-Christophe Grangé avec les photographies de
Patrick Siboni, Éditions Albin Michel, 2021.

C’est une poésie pourpre et singulière qui est née de cette féconde
rencontre entre le célèbre auteur français de thriller Jean-Christophe
Grangé et le photographe Patrick Siboni. Cette étrange atmosphère pourpre
est celle d’un Tokyo underground que l’écrivain, passionné par le Japon, a
découvert lors de ses recherches pour la « La terre des morts ». « La
nuit, Tokyo est rouge » écrit l’auteur, et c’est ce Tokyo rouge, écarlate,
qu’arpentent chacun avec leur sensibilité Jean-Christophe Grangé avec sa
plume et Patrick Siboni avec son objectif.

C’est, en effet, à la rencontre d’un Tokyo moins connu auquel nous convie
tant l’écrivain que le photographe avec cet ouvrage. Tokyo de la fin de
journée lorsque la nuit s’avance doucement et offre les « Premières
rencontres », la femme japonaise, la table, etc. Puis, lorsque la nuit
d’Extrême-Orient enveloppe la ville, la pluie, les lumières qui s’allument
et le dernier train qui s’éloigne… Car Tokyo jamais ne dort et se révèle
encore tard dans la nuit au-delà des clichés ; lorsque s’ouvre un autre
monde, lorsque néons, enseignes, stations de métro s’illuminent tout de
rouge et se répondent tel « Un battement sourd, un murmure organique, un
magnétisme intime, qui vous attire et vous effraie à la fois » écrit
encore Jean-Christophe Grangé.
Un ouvrage livrant en un format à l’italienne un étrange Kaléidoscope de
Tokyo du crépuscule jusqu’à l’aube dans une envoûtante déclinaison du
rouge avec ses secrets et passions ; sourde alors le rouge écarlate, cogne
et bat le rouge sulfureux et éclate ce rouge d’un « Tokyo pourpre »
profond et secret, car « Tokyo la nuit recèle de milliers de secrets, et
parcourir ses rues, jusqu’au bout de l’aube, s’apparente à une quête de
tous les extrêmes, envoûtante, inouïe, inoubliable. » écrit
Jean-Christophe Grangé livrant un « Tokyo pourpre » underground jusqu’au
bout de la nuit.
« Modigliani »de Thierry Dufrêne ;
Relié sous coffret illustré, 330 illustrations, 29 x 42 cm, 324 pages,
Editions Citadelles & Mazenod, 2022.

Les qualificatifs ne manqueront pas pour évoquer la toute dernière
parution « Modigliani » aux éditions Citadelles & Mazenod. Exceptionnelle,
cette biographie de Thierry Dufrêne l’est assurément à plus d’un titre, à
commencer pour son généreux format 29x42 et la richesse de l’iconographie
rassemblée. Mais l’ouvrage consacré à l’un des plus grands artistes du XXe
siècle apparaît, dès les premières pages, comme l’une des synthèses les
plus inspirées sur le peintre et le siècle dans lequel il s’est inscrit.
Thierry Dufrêne revisite le mythe de l’artiste maudit qui a longtemps
caractérisé le parcours et l’œuvre d’Amadeo Modigliani. Le biographe a
multiplié les questionnements sur la genèse de son œuvre, réinterrogeant
non seulement ses origines italiennes, mais également ses sources
d’inspirations allant de Michel-Ange aux masques africains.

Si, bien entendu, la place et le rôle joués par les
artistes de Montmartre et de Montparnasse sur le jeune Amedeo seront
déterminants, l’admiration pour Toulouse-Lautrec mais aussi les approches
de Gauguin, Degas et encore Cézanne ne sauraient être négligés. Le lecteur
comprendra rapidement que le musée imaginaire de Modigliani est complexe
et touffu, à l’image de la société qui se dessine, progressivement sous
ses yeux, au tournant du siècle. Paris et les femmes resteront au cœur de
son œuvre, ses portraits « sculptées » sur la toile révélant – sans s’y
soumettre pour autant – toutes les influences artistiques de ses aînés,
Picasso en tête.

L’ouvrage parvient à force de démonstrations éclairantes appuyées par une
iconographie convaincante à faire surgir l’extrême originalité et
complexité de l’œuvre de Modigliani. Nombreux sont les courants de
l’histoire de l’art qui trouvent en l’artiste une convergence lumineuse,
renouvelant les thèmes abordés en de multiples inspirations. Tels ces
inoubliables portraits de femmes, Jeanne, Hanka ou encore Lunia dont les
reproductions en grand format soulignent la luminosité de la palette de
Modigliani. Les réalités sociales de son époque se trouvent ainsi
sublimées par le regard posé par l’artiste, un regard métamorphosé pour sa
dernière période (1918-1919) après un long séjour sur la Côte d’Azur…
Un ouvrage d’exception qui ne pourra que faire date dans la bibliographie
de Modigliani, autant pour la force rhétorique de ses développements que
pour sa beauté de livre d’art.
« Far Far East – A tribute
to faraway Asia”; Textes d’Alexandra Schels ; Photographies Patrick
Pichler ; 272 pages, Version : Anglais / Allemand, Éditions teNeues, 2021.

C’est une splendide invitation au voyage que nous proposent Alexandra
Schels et Patrick Pichler avec « Far Far East », un ouvrage nous
entraînant sur les chemins de huit pays d’Extrême-Orient : Sri Lanka,
Chine, Mongolie, Japon… Le lecteur parcourt ainsi en compagnie des auteurs
les nombreux chemins et paysages de l’Asie, chaque pays dévoilant ses
espaces, sa culture et ses traditions.
Que ce soit les textes d’Alexandra Schels ou les magnifiques photographies
de Patrick Pichler, chaque chapitre invite, en effet, à la découverte, à
la curiosité avec pour fil directeur cette « Ode au ralentissement ». Car,
en ces pages, aussi belles les unes que les autres, ce sont des traditions
différentes, des contrées lointaines, déserts ou métropoles que nous
découvrons avec émerveillement. Sur plus de 260 pages avec des
photographies souvent époustouflantes pleine-page ou double page, chaque
pays révèle ainsi sa singularité ; hautes montagnes du Népal, métropoles
de la Corée du Sud, nomades de Mongolie…
Que cela soit à pied ou par train, c’est l’Asie avec ses sentiers de
montages, ses rivages et baies, ses villes et habitants au travers huit
pays différents qui livre en ces pages toute sa beauté et ses secrets… Un
bel hommage à l’Asie.
« Carlo Mollino - Architect and
Storyteller » ; 24 x 32 cm, 456 pages, 502 color and 45 b/w illustrations,
Park Books, 2021.

Designer d’intérieur, photographe et architecte réputé, Carlo Mollino a
inscrit son nom en lettres d’or dans le design du siècle passé. Le fort et
riche volume publié par les éditions Park Books présente la synthèse de
son travail en tant qu’architecte sous la plume de Napoleone Ferrari et
Michelangelo Sabatino. Enrichi de contributions par Guy Nordenson et
Sergio Pace, ce beau livre se veut non seulement instructif sur cette
personnalité légendaire mais également des plus esthétiques grâce aux
photographies inspirées de Pino Musi.

Né en Italie avec le début du siècle en 1905, Carlo Mollino a laissé son
nom à la postérité grâce à ses nombreuses créations de meubles de nos
jours très recherchées. Ses polaroïds aux photos osées pour l’époque
constituent également une autre facette du personnage… Mais le présent
ouvrage s’attache à un aspect de la production du designer plus méconnu
avec ses multiples contributions à l’architecture. Si l’homme n’a réalisé
que peu de projets, ses idées sur l’architecture et ses nombreuses œuvres
sur papier laissent imaginer la fertilité de sa pensée créatrice.

Grâce à une superbe mise en page et une iconographie impressionnante, la
créativité Mollino se dessine page après page et laissera pantois tout
amoureux d’architecture. Que dire en effet sinon son admiration pour le
fameux Teatro Regio et la Chambre de commerce de Turin ? Mais aussi le
Torino Horse Riding Club sans oublier la station Lago Negro dans les Alpes
italiennes ? Toutes ces novations surprennent non seulement pour leur
modernité, l’architecte appartenant manifestement au courant moderniste,
mais aussi pour leurs prouesses témoignant des affinités de Mollino avec
le surréalisme. Le lecteur se délectera de ces créations toutes plus
étonnantes les unes que les autres si l’on songe aux époques qui les
virent naître. À la découverte de ces admirables créations, on ne pourra
regretter qu’une chose, que bien de ces projets soient restés à l’état de
croquis et de papiers si prometteurs…
« Beatriz Milhazes » ; Sous la
direction de Hans Werner Holzwarth ; Edition trilingue français/anglais
/allemand ; 26 x 34 cm, 580 pages, Éditions Taschen, 2021.

Comment résister à cet univers d’explosion de couleurs ? C’est, en effet,
une magnifique invitation à entrer dans cette fabuleuse galaxie de
couleurs brésiliennes que propose cette splendide monographie consacrée à
l’artiste Beatriz Milhazes et parue aux éditions Taschen. Cette somme de
plus de 500 pages sous la direction de Hans Werner Holzwarth offre au
regard toute la puissance de lumière et de couleurs du pays natal de cette
artiste brésilienne hors du commun.
Alternant entre abstraction et symboles ou scènes de vie brésiliennes, les
toiles de Beatriz Milhazes transmettent une énergie rare, une force de vie
incroyable qui la caractérise et a fait la signature de l’artiste. Nées
sous l’influence d’Henri Matisse ou encore de Bridget Riley, ces œuvres
livrent en effet une exubérante chorégraphie envoûtante de couleurs. Mais,
l’œuvre de Beatriz Milhazes sait aussi se faire plus musique et
s’assombrir sous le vent de la mélancolie. C’est cette richesse et
complexité que le lecteur découvrira dans ces merveilleuses pages,
l’ouvrage actualisé réunissant pas moins de 300 œuvres de l’artiste
jusqu’aux plus récentes. Explorant les différentes étapes de la carrière
de Beatriz Milhazes, les multiples motifs ou encore les matériaux auxquels
elle a eu recours, l’ouvrage propose une analyse approfondie de l’œuvre de
cette artiste brésilienne qui a su s’imposer dès les années 1980.
Un travail mis en perspective par de riches contributions, notamment celle
de l’historien d’art David Ebony, mais aussi par un entretien accordé par
l’artiste elle-même à Hans Werner Holzwarth, entretien dans lequel Beatriz
Mihlazes dévoile ses méthodes de travail ou revient sur le contexte
culturel de ses œuvres. Une belle analyse complétée par un dictionnaire
des principaux motifs de Beatriz Milhazes réalisé par Adriano Pedrosa
auquel vient s’ajouter une biographie complète et actualisée par Luiza
Interlenghi.
« Antoine Schneck » de Pierre Wat
; Relié cartonné, 25 x 32 cm, 180 illustrations, 292 pages, Éditions In
Fine, 2021.

C’est un très bel ouvrage que consacrent les éditions In Fine à l’artiste
français Antoine Schneck. Signé de l’historien d’art Pierre Wat, également
critique d’art et professeur d’université, l’ouvrage tout de noir vêtu,
ainsi qu’il se devait pour Antoine Schneck, livre une splendide mise en
perspective de son travail et réalisations. Antoine Schneck, photographe
plasticien, a en effet toujours privilégié pour ses dernières à la fois
les fonds noirs et les séries. Ainsi concernant son travail sur les
portraits, ce dernier a-t-il toujours retenu au-delà du fond noir une
approche directe du visage lui permettant une extrême expressivité et une
parfaite mise en lumière. L’artiste avoue s’être souvent inspiré pour ses
techniques de l’histoire de l’art, et plus particulièrement de l’histoire
même de la peinture.
Mais, ses recherches ne se sont jamais enfermées dans le seul travail du
portrait, si expressif soit-il. Antoine Schneck a également, au gré de ses
voyages et pérégrinations, consacré de célèbres séries aux oliviers
millénaires, mais aussi aux fleurs, aux arbres ou encore aux carburants.
Pour son travail, l’artiste souligne avoir très tôt adopté le numérique
lui offrant à la fois un large potentiel et une grande qualité, n’hésitant
pas à retravailler la palette graphique. N’ayant de cesse de renouveler
recherches et trouvailles, Antoine Schneck a ainsi eu recours pour ses
derniers travaux notamment au collodion humide.
Et, c’est justement « A Rebours », d’aujourd'hui à 2006 que le plasticien
photographe a souhaité revisiter son travail. Un choix révélant, ainsi que
le souligne Pierre Wat dans son introduction, que « le fil directeur qui
unit tant de pratiques et de lieux, c’est Antoine Schneck lui-même,
autrement dit la vie d’un homme qui vient s’incarner en autant de
pratiques, des déplacements, et d’expériences vécues. » L’ouvrage s’ouvre
ainsi en 2021-2020 sur le studio de l’artiste et cette série de portraits
lors de son voyage au Kenya jusqu’à 2006. Plus de 15 ans d’un beau chemin
fait de rencontres, d’altérité et de photographies captivantes voire
fascinantes.
Les investigations de l’artiste et son chemin de vie de photographe
plasticien offrent, il est vrai, au regard une large et belle diversité de
séries – allant des chiens célèbres aux gisants de la Basilique
Saint-Denis en passant par les soldats de la Première Guerre mondiale du
sommet de l’arc de Triomphe. Portraits, animaux et objets se côtoient
ainsi dans cette splendide monographie dans un savant bonheur, celui des
rencontres, voyages et expériences de l’artiste, des séries toujours
marquées par la griffe même d’Antoine Schneck, par la force et l’acuité de
son regard.
"Archetypes" de David K. Ross ;
Photographies de David K. Ross, Sous la direction de Reto Geiser avec les
contributions de Reto Geiser, Sky Goodden, Ted Kesik et Peter Sealy ;
Relié, 120 pages, 21 x 28 cm, Éditions Park Books, 2021.

Les archétypes ne sont plus l’apanage de la psychologie et de la pensée
jungienne ainsi que le démontre ce brillant ouvrage réalisé par l’artiste
canadien David K. Ross et agrémenté de superbes photographies de l’auteur.
Au croisement de la photographie, du film et de l’installation, son
travail conduit en effet à la création d’étonnantes maquettes
architecturales sublimées par un éclairage nocturne des plus
spectaculaires… La pénombre révèle en effet les détails des structures,
souligne les effets de matière pour en dégager des signes infimes
conduisant à une autre vision primordiale de l’architecture.

Ce travail passionnant se trouve ainsi présenté en ces pages étonnantes,
des pages qui suscitent l’envie de découvrir ces créations dans la réalité
de leur installation. Ces fragments architecturaux constituent dès lors un
véritable laboratoire de proto-architecture, témoins silencieux mais
néanmoins évocateurs de tout ce que l’homme a su mettre en œuvre dans
l’édification de bâtiments liés à son environnement.
De manière plus pragmatique, ce travail créatif offre également l’avantage
de pouvoir isoler une part infime d’une future réalisation architecturale
et d’en présenter les grandes lignes avant sa mise en œuvre. Ces
instantanés architecturaux deviennent ainsi autant de réalités en devenir,
en alternative aux créations virtuelles qui dominent de nos jours les
cabinets d’architecture. Aux confins de l’art et de l’architecture, ces
maquettes en préludant aux réalisations à venir constituent de véritables
objets de création à part entière, à découvrir dans cet ouvrage assurément
novateur.
« L'Âme de la Champagne –
Artisanat d’art et haute gastronomie » de Philippe Mille ; Photographe :
Anne-Emmanuelle Thion ; Relié pleine toile avec fer à chaud, 288 pages,
24x30 cm, Éditions Albin Michel, 2021.

Lorsqu’ un chef talentueux conjugue son art à celui d’un terroir de
plusieurs millénaires, cela donne un beau livre, véritable ode au produit
et à l’artisanat d’art de la Champagne. Philippe Mille à la tête du
restaurant deux étoiles les « Crayères » à Reims signe en effet un livre
qui parvient à atteindre cette alchimie toujours délicate entre beau livre
et recettes, culture et histoire, artisanat et patrimoine…
Véritable écrin aux recettes sélectionnées avec soin par le chef, cet
ouvrage s’avère aussi appétissant qu’esthétique grâce aux magnifiques
photographies d’Anne-Emmanuelle Thion qui ont su capter toute la
délicatesse et le raffinement de l’art de ce grand chef, ce qui n’est
jamais un exercice des plus faciles. Philippe Mile nous propose en entrée
un plat aussi singulier qu’évocateur des plaines crayeuses caractérisant
la campagne champenoise avec cet Esprit de craie et couteaux, un plat que
l’on imagine à la fois soyeux et d’une longueur en bouche rehaussé par les
bulles de Chardonnay et la mousseline de chou-fleur… À ce met délicat et
créatif, de subtils accords sont proposés avec un Champagne Barons de
Rotschild 2010 dont la minéralité ne peut que souligner la structure du
plat conçu par le chef, du grand art.
Entre chaque recette, des pages également inspirantes mettent en avant
l’art de la Champagne tels les inoubliables vitraux de la cathédrale de
Reims, l’argile donnant naissance aux superbes poteries de l’artisan
Jean-Luc Pirot, qui à leur tour inspire un nouveau plat au chef avec ces
pommes de terre en croûte d’argile. Chaque page fait écho à la créativité
et à l’inspiration en un labyrinthe sensoriel inépuisable.
C’est un magnifique voyage que nous propose cet ouvrage en un splendide
condensé des richesses de la Champagne, culturelles, architecturales,
artisanales, et bien sûr, gastronomiques. Le chef Philippe Mille, pourtant
originaire de la Sarthe, a su transmettre assurément avec ce bel ouvrage
une part de l’âme de la Champagne !
Bjarne Mastenbroek : « Dig it!
Building Bound to the Ground » ; Relié, 19,3 x 27,1 cm, 1390 pages,
Éditions Taschen, 2021.

Le rapport étroit et presque intime entretenu entre le sol, les fondations
et l’édifice architectural fait l’objet d’une publication remarquable de
la part des éditions Taschen sous la plume de l’architecte néerlandais
Bjarne Mastenbroek explorant au sens propre et figuré les liens unissant
l’architecture et le site qui l’accueille.

Partant du principe fondamental de la rareté de la terre, ce dernier
demeure persuadé que l’avenir passera par une conception et gestion plus
éclairées de cette ressource limitée pour l’avenir de l’humanité. Cette
dimension rarement abordée avec une telle acuité conduit ainsi cet esprit
résolument tourné vers une architecture écologique à une approche fine et
sensible non seulement du sol, mais aussi de son environnement, sa
configuration et ses interactions avec le milieu.

C’est son riche parcours qui a ainsi conduit Bjarne Mastenbroek à
l’écriture de cette somme impressionnante de 1390 pages et 2,5 kg,
véritable roc sur lequel l’auteur développe son approche à partir des
origines de la construction dans l’humanité. Appuyé par une iconographie
tout aussi exceptionnelle grâce aux photographies d’Iwan Baan, cet ouvrage
accompagne le lecteur dans cette compréhension globale de l’acte d’édifier
que l’homme a depuis l’aube des civilisations initié dans des
environnements parfois hostiles ou singuliers.

Au fil des pages, quelle que soit la configuration du sol et des lieux,
nous réalisons que les architectures du passé ont rarement fait l’impasse
de ces « fondations » naturelles que représente l’environnement, tirant
parfois profit de situations naturelles défavorables. C’est certainement
là, l’apport de cet ouvrage essentiel que de montrer au lecteur du XXIe s.
combien l’histoire récente des dernières décennies semble prouver qu’en
occultant ou ignorant cette dimension incontournable, l’architecture peut
conduire aux pires impasses, si ce n’est à des désastres. En renouant avec
cette harmonie des sols et environnements, Bjarne Mastenbroek démontre
ainsi avec maestria comment l’architecture de demain pourra renouveler ce
lien toujours ténu entre l’homme, son habitat et la terre qui les abrite.
« Les ébénistes de la Couronne
sous le règne de Louis XIV » de Calin Demetrescu ; 448 p. , 24 x 28 cm,
plus de 400 illustrations couleur, Relié au fil sous couverture plein
papier, La Bibliothèque des Arts, 2021.

Les liens étroits unissant le Roi Soleil aux artistes sont bien connus de
nos jours et nul n’ignore que le jeune monarque sut très tôt se servir de
ce goût personnel afin de renforcer son pouvoir. Parmi ces arts,
l’ébénisterie tient une place de choix, le mobilier royal s’avérant une
pièce essentielle dans la décoration des différents lieux royaux, le plus
connu se situant bien sûr à Versailles. Fort de ce domaine porteur, Calin
Demetrescu a réalisé un travail de recherche particulièrement fertile sur
plus de dix ans.
C’est le fruit de ces études qui a donné naissance à cet ouvrage paru aux
éditions La Bibliothèque des Arts aussi remarquable que précieux pour la
qualité de son étude. L’auteur après avoir étudié des centaines de
documents d’archives, pour la plupart inédits, propose en effet avec ce
splendide livre de 448 pages abondamment illustré une somme de référence
sur les ébénistes de la Couronne durant le règne de Louis XIV.
Ces hommes ayant travaillé pour le Garde Meuble de la Couronne et les
Bâtiments du Roi, appellations d’alors officielles, composent en fait un
réseau de métiers différents et complémentaires allant de l’ébéniste à
part entière, en passant par le marqueteur, le bronzier, l’ornementiste,
etc. Tous les pays sont convoqués afin de nourrir le rang de ces artisans
venus du Royaume mais aussi d’Italie ou des pays du nord de l’Europe.
Calin Demetrescu, historien de l’art et spécialiste réputé en ce domaine,
offre ainsi dans cet ouvrage à la fois didactique et détaillé un état de
la recherche et des découvertes d’œuvres majeures. Des noms célèbres comme
celui d’André-Charles Boulle font l’objet de nouvelles propositions, sans
oublier des artistes importants comme Domenico Cucci, Alexandre-Jean
Oppenordt…
Après avoir livré un aperçu de l’époque et des métiers du meuble à Paris,
essentiel à découvrir afin de mieux comprendre le contexte historique de
cette recherche, l’ouvrage développe les méthodes de travail et
d’attribution avant d’analyser la production du mobilier royal. La
deuxième partie s’attache aux biographies des ébénistes majeurs de Louis
XIV, Boulle, Armand, Campe, Cucci, les Gaudron, Gole, Macé… avec pour
chacun une biographie, l’analyse de l’atelier et collaborateurs sans
oublier leurs œuvres. Pour conclure, cette somme de référence ouvre sur la
fortune, la réussite sociale et les collections des ébénistes de la
Couronne parachevant ainsi de manière exhaustive et plaisante cette
analyse des artistes ébénistes du monarque absolu.
« Duplex Architects - Rethinking
housing » ; 416 pages, Park Books Éditions, 2021.

À souligner, en matière d’architecture, la parution d’une riche
monographie entièrement consacrée aux conceptions et réalisations des
bureaux d’études « Duplex Architects » situés en Suisse et en Allemagne.
L’ouvrage sous la plume de Nele Dechmann offre un focus des plus
intéressants sur le projet de cinq logements en Suisse, allant du « Studen
Housing » au « Living at the Edge of Town » de Limmatfeld en passant par «
Vivre avec le Bruit » dans le quartier de Buchegg ou encore « Bien plus
que le logement » de l’aire Hunziker. L’approche et la conception
particulières propres au bureau d’études « Duplex Architects » créé en
2007 initialement à Zurich sont ainsi, en ces pages, au travers de ces
cinq réalisations, largement exposées et détaillées.
Appuyée par de nombreuses photographies dont celles de Ludovic Balland
auxquelles s’ajoutent de multiples plans et visualisations, l’étude livre
au lecteur à la fois une vision globale, précise et innovante de
l’approche urbanistique retenue par « Duplex Architects ».
À cette approche première de développement urbain, « Duplex Architects »
apporte également une forte attention et exigence aux nouvelles formes de
vie en commun. Importance de la communauté, importance des lieux de
collaborations et de partages jalonnent ainsi les conceptions
architecturales résidentielles.
Des exigences de conception que viennent avec pertinence souligner de
nombreuses contributions d’experts et architectes, dont celles des
associés fondateurs du cabinet Anne Kaestle et Dan Schürch. Un ouvrage qui
ne peut que retenir l’attention.
« Travellers’Tales – bags Unpacked
» de Pierre Le-Tan et Bertil Scali ; Relié, 448 p., Version anglaise ou
française, Editions Thames & Hudson / Louis Vuitton, 2021.

Ce sont de fabuleux récits de voyageurs que nous proposent aujourd’hui les
éditions Louis Vuitton dans une publication, comme toujours, des plus
soignée. Signée Pierre Le-Tan et Bertil Scali, les auteurs ont entrepris
avec une mise en page attractive et un humour décapant d’évoquer pour nous
le voyageur dans tous ses états, « Bags Unpacked », pour le plus grand
plaisir des lecteurs.
On y retrouve, bien sûr, les sublimes malles de voyage Louis Vuitton qui
ont fait la réputation de la célèbre enseigne. Une incroyable collection
de récits et de malles arborant le célèbre monogramme Louis Vuitton d’hier
à aujourd’hui. On raconte même que certains y avaient logé leur lit ! Ce
sont ainsi pas moins de cinquante récits de voyageurs, tous plus
extravagants et mondains les uns que les autres, de véritable contes, des
« Travellers’Tales » allant des aventuriers et fortunés voyageurs du XIXe
siècle aux artistes, acteurs et stars d’aujourd’hui. Un rare bonheur.

Le lecteur voyagera ainsi dans cette escapade pétillante en compagnie de
Sarah Bernhardt, Paul Poiret ou Karl Lagerfeld, d'Henri Matisse à Jeff
Koons sans oublier Sharon Stone et Madonna. Entrecoupés d’anciennes
publicités ou plutôt « réclames » de l’incontournable enseigne lorsqu’il
s’agit de voyages, chaque récit nous conte une expérience unique,
farfelue, loufoque mais toujours d’une rare élégance. Que n’ont pu, en
effet, contenir toutes ces malles Louis Vuitton ayant parcouru le monde…
Celle de Eugénie de Montijo, de Luchino Visconti, d’Audrey Hepburn ou plus
près de nous de Keith Richards ? Des secrets de voyages en ces pages
délicieusement partagés.
Un voyage au long cours de plus de quatre-cents pages aussi séduisant que
cocasse que viennent illustrer les dessins frais et épurés,
reconnaissables entre tous, de Pierre Le-Tan.
« L’Abstraction » d’Arnauld Pierre
et de Pascal Rousseau ; Sous coffret, 28.8 x 34.5 cm, 400 p., Éditions
Citadelles & Mazenod, 2021.

C’est une publication incontournable que les Éditions Citadelles & Mazenod
nous proposent avec ce superbe volume entièrement consacré à «
L’Abstraction ». Ce mouvement artistique né au début du siècle dernier en
occident et qui sut s’affranchir des codes figuratifs et mimétiques
représentant jusqu’alors le réel. Naissent ainsi les formes, couleurs,
lignes et mouvements de ce mouvement dénommé « Abstraction » tel que nous
le rappelle si joliment le coffret de cette splendide publication avec les
œuvres de Robert Delaunay et d’Helen Frankenthaler. Par ces codes
esthétiques, « L’Abstraction » impose un nouveau langage visuel auquel
sont convoqués aussi bien artistes, philosophes que scientifiques.
Cet ouvrage sans précédent offre une vision « grand-angle » unique à la
fois analytique et internationale de cet extraordinaire mouvement
artistique ayant marqué le XXe siècle. Avec une vaste et belle
iconographie, ce volume coécrit par Arnauld Pierre, professeur d’histoire
de l’art à Sorbonne Université, et Pascal Rousseau, professeur de l’art
contemporain à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’École des
beaux-arts de Paris, livre en effet une synthèse d’une rare richesse de ce
mouvement artistique à nul autre pareil. L’Abstraction fut dans l’histoire
de l’art une véritable révolution, un changement sans précédent de
paradigme marquant une rupture majeure. Loin d’être une simple aventure
stylistique, les auteurs soulignent combien l’abstraction fut comparable à
la Renaissance florentine au XVe siècle.
C’est cette fabuleuse évolution que nous retracent magistralement étape
par étape Arnauld Pierre et Pascal Rousseau dans ce fort volume, remontant
aux prémices de l’abstraction, de ses origines, ses pionniers avec, bien
sûr, Kandinsky et Piet Mondrian, jusqu’à l’art contemporain et parcourant
le monde de l’Europe à l’Amérique latine jusqu’au Japon. Aucun angle de
cet extraordinaire mouvement dépassant largement l’histoire de l’art n’a
été en ces pages négligé que ce soit ses racines remontant au milieu du
XIXe siècle, sa mondialisation ou encore les évolutions technologiques du
cinéma au numérique. Les formes, couleurs et lumière de Kupka ou encore de
Picabia, éblouissent. L’imaginaire s’emballe grâce aux dérèglements des
formes et structures des années 1960 – 1980. Des œuvres majeures les plus
emblématiques de l’abstraction aux expérimentations cybernétiques de ces
dernières décennies, le lecteur ébahi vogue dans l’univers de
l’abstraction. Les formes, couleurs et concepts prennent sous ses yeux vie
l’entrainant pour son plus grand plaisir dans ce fabuleux monde qu’offre «
L’Abstraction ».
Une remarquable entreprise menée par deux grands spécialistes qui ne
pourra par son analyse et sa richesse que s’imposer en ouvrage de
référence.
« O’Keeffe » de Camille Viéville ;
Relié sous coffret, 32.5 x 27.5 cm, 325 illustrations couleur, 384 pages,
Editions Citadelles & Mazenod, 2021.

A souligner la splendide monographie consacrée à Georgia O’Keeffe, artiste
moderniste majeure du XXe siècle, aux éditions Citadelles et Mazenod. Une
artiste américaine internationalement saluée de son vivant, mais qui
demeure étrangement et injustement trop peu connue en France.
Signé Camille Viévielle, spécialiste de l’art contemporain, ce superbe
ouvrage nous ouvre (enfin) les portes de son immense œuvre. Poussant
toujours plus loin ses recherches, laissant éclater son expressivité, les
formes et les couleurs, c’est une œuvre foisonnante que nous a laissée, en
effet, Georgia O’Keeffe (1887-1986).
Au plus près de son travail par son analyse et son abondante et magnifique
illustration, l’ouvrage aborde la jeunesse et les premières années de
l’artiste avant d’entraîner littéralement son lecteur dans chacune des
grandes périodes O’Keeffe. Du modernisme New Yorkais des années 1920,
entre figuration et abstraction, des années minimales de l’après-guerre
aux années 60 durant lesquelles elle s’imposera en pionnière de l’art «
hard edge » en passant par ses tableaux aux fleurs reconnaissables entre
tous ou encore ses paysages néo-mexicains, les toiles de l’artiste
fascinent. Des toiles grandioses aux formes voluptueuses, aux couleurs
éclatantes ou profondes, quelque soit la période considérée, O’Keeffe
s’impose et se démarque avec cette force picturale incroyable. Comment
oublier la sensualité de ses fleurs, la volupté ronde de ses paysages, la
puissance de ses toiles ?
Une force de vie que l’on retrouve également dans son quotidien et sa
propre vie. Georgia O’Keeffe fut, en effet, non seulement l’une des plus
grandes artistes nord-américaines du XXe siècle, mais aussi une femme
exceptionnelle, indépendante et libre. Et si Georgia O’Keeffe affirma à la
fin de sa vie : « Je suis fatiguée de ma propre histoire, de mon mythe »,
Camille Viéville ajoute, à juste titre, en conclusion de ce superbe
ouvrage : « Pourtant ce mythe aux multiples facettes – la pionnière du
modernisme, la femme forte et indépendante, la solitaire du désert – n’a
cessé de grandir depuis les années 1960-1970, notamment au travers d’une
nouvelle génération d’artistes ».
Une monographie exceptionnelle, aussi grandiose que l’œuvre de Georgia
O’Keeffe, et qui ne peut que s’imposer en ouvrage de référence.
« Borders » ; Photographies de
Jean-Michel André et texte de Wilfried N’Sondé ; Relié, 24 x31.7 cm, 110
p., Éditions Actes Sud, 2021.

C’est un ouvrage puissant et à nul autre pareil que nous livre aujourd’hui
aux éditions Actes Sud le photographe Jean-Michel André accompagné du
texte de l’écrivain Wilfried N’Sondé. Fruit d’une réflexion et d’un
travail de quatre années, Jean-Michel André entend donner à voir ou plus
précisément à se souvenir, ici, du visage de l’autre au sens de Levinas,
celui que trop souvent nous ignorons ou ne voulons pas voir. Migrants,
immigrés, sans-abris, femmes ou hommes en vie, habités de désespoir,
espoir et de rêves. Jean-Michel André, artiste de la Galerie Sit Down, n’a
eu de cesse depuis plus de vingt ans dans sa création photographique
d’interroger les territoires, les limites, la mémoire et l’oubli. Oubli du
visage de ces hommes de dos encapuchonnés assis au milieu de nulle part
regardant le lointain de l’horizon…
Aussi n’est-il pas étonnant que le dernier ouvrage du photographe «
Borders », sans être ni un témoignage et encore moins un reportage, livre
au-delà des splendides photographies une réelle et belle réflexion
photographique, une profonde réflexion trouvant son plein écho à la fois
dans les paysages esseulés, désolés, et dans les textes forts de Wilfrid
N’Sondé. Wilfrid N’Sondé, écrivain, musicien-compositeur et chanteur,
mène, lui aussi pour sa part, une œuvre littéraire ancrée sur l’exil, la
marginalité et notre rapport à l’autre. Le photographe Jean-Michel André
et l’écrivain Wilfrid N’Sondé ne pouvaient pas dès lors ne pas se
rencontrer. Le destin les a fait se croiser à l’Institut français de Tunis
et débuter ce fructueux dialogue qu’ils nous offrent aujourd’hui de
découvrir dans ce bel ouvrage.
Un dialogue profond et poétique puisant également sa force dans une mise
en page originale et pensée, alliant aux écrits de W. N’Sondé sur feuille
volante la superposition des petits et grands formats photographiques. Le
lecteur découvrant, lisant, tournant, revenant, ne peut dès lors que
plonger littéralement dans une belle et longue méditation. La lune sur
Voie lactée se montre, s’efface pour mieux réapparaître… Les textes
s’envolent et se décalent, les frontières deviennent floues,
l’espace-temps se modifie au gré des photographies et des textes. Dunes
perdues et esseulées, crêtes arides et blessées, lorsque la mer devient
noire et que les ciels s’assombrissent. Loin de vouloir un énième
témoignage, les auteurs ont souhaité gommer toute localisation ou
chronologie. C’est à un vertige source d’écho et de résonnance qu’invite
cet ouvrage dans une étrange et belle alchimie de désespoir et de poésie.
Un bel ouvrage qui résonne longtemps encore après avoir été refermé…
« Avant-Garde as Methode –Vkhutemas
and Pedagogy of Space – 1920-1930 »; Sous la direction d’Anna Bokov, avec
les contributions de Kenneth Frampton et d’Alexander Lavrentiev ; 24 x 31
cm, 664 p., 1045 illustrations, Éditions Park Books, 2021.

À souligner la parution aux éditions Park Books d’un ouvrage complet et
unique en son genre, extrêmement bien documenté, entièrement consacré aux
méthodes d’enseignement des Vkhutemas en Union Soviétique durant les
années 1920-1930.
Ces instituts d’art et de technologie supérieurs moscovites, à l’instar du
Bauhaus, furent les premiers à souhaiter dispenser un enseignement
artistique et technologique à très large échelle, nommé « la méthode
objective ». Anna Bokov, architecte et historienne d’architecture, revient
sur cet enseignement expérimental et ces années moscovites durant
lesquelles l’Avant-Garde s’imposa comme méthode à part entière.

A travers une multitude de chapitres, de riches
contributions et une abondante iconographie, l’auteur a souhaité explorer
les diverses facettes de cet enseignement associant aux valeurs
traditionnelles académiques celles plus novatrices de l’ère industrielle.
Un enseignement à large échelle fondé avant tout sur une nouvelle approche
pédagogique reposant autant sur l’expérimentation en atelier que sur les
échanges réciproques entre enseignants et étudiants. Les différentes
structures des Vkhutemas, ayant développé cette nouvelle approche
d’enseignement artistique et technologique, furent par la suite largement
intégrés au programme officiel soviétique de ces années 1920-1930. Fort de
plus de 600 pages, de programmes, photographies et illustrations,
l’ouvrage retrace ainsi avec précision le développement et les objectifs
pédagogiques mis en œuvre par les Vkhutemas, centre de l’avant-garde
soviétique, que ce soit le constructivisme, le rationalisme ou encore le
suprématisme.
Anna Bokov souligne, enfin, combien les Vkhutemas ont su développer « L’Avant-Garde
comme Méthode », notamment par une pédagogie spécifique de l’espace et de
l’architecture. Une expérimentation pédagogique qui déboucha sur de
nombreux projets et réalisations architecturaux et urbains.
« SUR LES CHEMINS DU PARADIS » ;
Catalogue de l’Exposition éponyme au musée Les Franciscaines de Deauville,
éditions Hazan, 2021.

Le catalogue de l’exposition « Sur les chemins du Paradis » publié aux
éditions Hazan vient inaugurer le nouveau pôle culturel « Les
Franciscaines » de la ville de Deauville. Cette réflexion convoquant le
témoignage des trois religions sur le paradis s’appuie sur l’image et
l’art au carrefour des cultures. Thierry Grillet, le commissaire de cette
exposition ouverte sur une dimension plurielle, entend inscrire cet
évènement dans le dialogue entretenu par les promesses du paradis de ces
différentes religions. Ainsi que le souligne le maire de Deauville,
Philippe Augier, en avant-propos « L’exposition elle-même Sur les chemins
du paradis est en soi une déclaration, un appel à la tolérance et à la
compréhension mutuelle ».
Le processus de la croyance, de la foi, les difficultés de la vie à la
recherche d’un espace d’espoir sont autant de dimensions permettant
d’aborder cette notion, celle de la représentation du paradis dans les
trois monothéismes, de manière plurielle et fertile. Le catalogue souligne
ainsi par le moyen de l’art contemporain ce questionnement fondamental de
l’homme, telle cette toile monumentale de Miguel Rotschild, représentant
une voûte céleste réalisée à partir d’un cliché d’une région de l’univers
pris par un télescope, et qui ouvre la partie consacrée au catalogue de
l’exposition.
Ces Visions plurielles du Paradis sont analysées de différents points de
vue, internes ou extérieurs, aux trois religions, l’Islam, le Judaïsme et
le Christianisme. L’Histoire, la politique, les intérêts des diverses
autorités religieuses en fonction des époques influencent et « façonnent »
un paradis aux multiples contours, ainsi qu’il ressort de ce catalogue à
la riche iconographie.
Cet ouvrage offre ainsi une synthèse et un témoignage actif sur ces
visions du paradis en une approche didactique éclairée par la vision des
artistes conviés pour cette exposition. Ces derniers allant des classiques
jusqu’aux artistes les plus contemporains, du Livre des morts de l’Égypte
antique jusqu’à la disparition du couple adamique avec Incarnation de Bill
Viola.
« Maurice Denis – Amour » ;
Catalogue d’exposition sous la direction de Catherine Lepdor et Isabelle
Cahn, 227 x 286 mm, 192 p., Éditions Hazan, 2021.

Le présent catalogue propose de plonger dans l’œuvre peint du grand
artiste Maurice Denis à l’occasion d’une exposition qui au musée cantonal
des Beaux-Arts de Lausanne et avant la réouverture du Musée Maurice Denis
à Saint-Germain-en-Laye. L’univers subtilement esquissé dans chacune des
toiles du peintre invite le lecteur à une contemplation à la fois mystique
et amoureuse de la vie sous toutes ses facettes et qui rayonne de ses
œuvres. Bien que saisissant au fil de ses pinceaux une vie bucolique qui
se présentait devant lui, avec sa famille au Prieuré comme dans ses lieux
de villégiature en Bretagne, Maurice Denis fut cependant loin d’être un
peintre béat. C’est, en effet, à une certaine abstraction et à la théorie
de l’art auxquelles s’est consacré ce peintre insatiable des techniques et
des moyens de rendre la réalité, son fameux jugement sur l’art étant resté
célèbre et répété à l’envi : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un
cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est
essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain
ordre assemblées ».

Ce sont l’amour et la religion qui viennent scander les toiles réunies à
l’occasion de l’exposition de Lausanne, une belle invitation à entrer au
cœur de la création du célèbre Nabi, et l’ouvrage propose dans sa première
partie, à travers ces œuvres, de mieux appréhender cette part théorique du
peintre qui attachait la plus grande importance à l’harmonie des formes et
des couleurs au point d’atteindre une dimension symbolique qui force
encore l’admiration un siècle après son expression. Les nombreuses
références explicites ou implicites à la foi de l’artiste transparaissent
et confèrent toute leur profondeur à ces œuvres aux lectures multiples.
Mais Maurice Denis s’avère être aussi un artiste de son temps. Aussi le
catalogue souligne-t-il également les variations de son art en fonction du
milieu artistique dans lequel il évoluait, entre la période Nabi et les
œuvres symbolistes, sans oublier son retour à un certain classicisme.
Couvrant une période allant de 1888 à la veille de la Première Guerre
mondiale, ce catalogue réunit dans la deuxième partie d’admirables œuvres
telles la fameuse « Tache de soleil sur la terrasse » datant de 1890, les
« Arabesques poétiques pour la décoration d’un plafond » dont l’univers
semble si proche des plus belles compositions de Claude Debussy, mais
aussi « La Dormeuse au jour tombant », la touchante « Procession sous les
arbres » et tant d’autres compositions puisées à l’inspiration la plus
profonde.
Un très joli et riche catalogue des plus inspirants.
« The Julius Baer Art Collection
», 22 x 29 cm, 404 p., 358 illustrations, Editions Scheidegger & Spiess,
2021.

Le splendide ouvrage entièrement consacré à la Collection d’art Julius
Baer publié aux éditions Scheidegger et Spiess réjouira les amateurs d’art
contemporain et trouvera assurément bonne place dans toutes bonnes
bibliothèques d’art. La Collection Julius Baer comprend aujourd’hui, en
effet, pas moins de 5 000 œuvres. Qu’il s’agisse de Jean-Antoine Fehr,
Jean Tinguely, Yves Netzhammer, Thomas Huber et bien d’autres artistes
majeurs, la curiosité du lecteur de ce volumineux ouvrage ne pourra que
trouver satisfaction à découvrir les œuvres originales de ces artistes
suisses d’art contemporain. Internationalement reconnus ou donnés de nos
jours au titre de talents émergents, chacun de ces artistes (Nelly Bàr,
Roma Signer, Thomas Hubert…) a su par sa singularité retenir l’intérêt de
la Collection Julius Baer et ses amateurs d’art avertis. Une diversité
inouïe, peintures, dessins, collages, photographies, vidéos et
installations trouvent, en effet, en ces pages une place de choix dont
l’iconographie choisie de plus de 350 illustrations, offrant de nombreuses
pleines pages, voire doubles pages, rend parfaitement compte.
De nombreux et courts textes, notamment de Samuel Gross, de Barbara
Habetur, Hans Rudolph Reust… viennent également éclairer artistes et
œuvres présentés. Des textes eux-mêmes introduits par des écrits signés
entre autres de Barbara Staubi, historienne de l'art et conservatrice de
la Julius Baer Art Collection ou encore Giovanni Carmine, et proposant un
véritable dialogue entre l’art, l’institution et la Collection Julius
Baer.
Publié à l’occasion du cent trentième anniversaire de la Bank Julius Baer
fondée en 1890 à Zurich, ainsi que le souligne Raymond J. Bär, petit fils
d’Ellen Weyl-Bär, en sa préface, c’est véritablement un grand angle unique
qu’offre au regard ce magnifique ouvrage sur l’ensemble de la Collection
Julius Bauer. Un panorama de plus de 400 pages d’autant plus précieux que
la présentation de cette dernière fait habituellement l’objet d’une
rotation régulière dans les divers établissements de la banque pour des
raisons compréhensives d’accrochage.
Quel plaisir, donc, de pouvoir pour l’amateur d’art contemporain à son gré
découvrir et contempler l’ensemble de cette formidable et incroyable
collection qu’est la Collection Julius Baer !
« Picasso-Méditerranée » ;
Collectif sous la direction d’Émilie Bouvard, Camille Frasca et Cécile
Godefroy ; 18.8 x 23.5 cm, 400 illustrations, 448 p., Editions In Fine,
2021.

C’est un magnifique ouvrage consacré à l’œuvre de Pablo Picasso et la
Méditerranée que nous proposent aujourd’hui les éditions In Fine. Optant
pour une approche transversale, avec pour fil d’or le bleu azur de la
Méditerranée, c’est en effet un voyage original tout picassien que nous
offre au regard cet ouvrage collectif aux riches et nombreuses
contributions. Sous la direction d’Émilie Bouvard, Camille Frasca et
Cécile Godefroy, cinq escales attendent le lecteur : de l’Espagne, terre
natale du peintre avec Guernica, bien sûr, mais aussi Malaga, jusqu’au Sud
de la France, en passant par la Grèce, la mythologie, la Crète et les
Cyclades, l’Italie ou encore le Maghreb et le Proche-Orient.
Ce riche ouvrage « Picasso- Méditerranée » est l’aboutissement de
rencontres de 2017 à 2019 à l’initiative du Musée national Picasso-Paris
de plus de quarante-cinq expositions et soixante-dix institutions ayant eu
pour objectif de présenter des approches singulières et renouvelées de
l’œuvre de Picasso. Ainsi, entre ports d’attache et ouvertures multiples
vers les horizons de l’œuvre du peintre, l’ouvrage dévoile bien des liens
ténus, connus ou parfois découverts, qu’entretint Pablo Picasso avec la
Méditerranée. Véritable dialogue entre le peintre, ses œuvres et ses lieux
de prédilection teintés du bleu méditerranéen, ce collectif entend tout à
la fois relever de l’Atlas de géographie, du livre d’art par sa riche
iconographie de plus 400 illustrations que du dictionnaire ou du guide de
voyage.
Voguant sur cette approche transversale, le lecteur optera selon son
humeur pour un long et beau voyage en compagnie d’un des plus grands
peintres du XXe siècle ou préférera parcourir ces pages par escapades
rejoignant ici ou là Pablo Picasso devant son chevalet. Ainsi, pourra-t-il
retrouver le peintre dans « L’atelier du midi » de la France, à
Aix-en-Provence, Antibes, Mougins ou encore Cannes et La Californie, sans
oublier Vallauris et l’atelier Madoura, Vauvenargues et tant d’autres
lieux encore… S’entrecroisent, ici, œuvres, photographies, amis,
rencontres, mais aussi thèmes - cinéma, cuisine méditerranéenne, et
surtout ces cartes blanches venant émailler ces 450 pages et donnant cette
saveur particulière à l’ouvrage.
« Picasso – Méditerranée », un collectif réservant par son approche
transversale, dynamique et singulière, et sa riche iconographie, bien des
découvertes et de jolies escales méditerranéennes jalonnant l’ensemble de
l’œuvre de Picasso.
"Le Livre de Kells" de Bernard
Meehan ; 275 illustrations couleurs, relié en toile sous jaquette
illustrée, 25 x 32 cm, 256 p., Editions Citadelles & Mazenod, 2020.

Le livre de Kells compte assurément parmi les plus beaux manuscrits du
Moyen Âge. Ce trésor conservé au Trinity College de Dublin fut
probablement réalisé au cours du IX° siècle dont il célèbre la splendeur à
la veille de l’an Mil. Ses enluminures ont largement contribué à la
notoriété mondiale de ce témoin de l’âge d’or des manuscrits occidentaux.
La présente étude menée par Bernard Meehan fait entrer le lecteur dans les
arcanes secrets du Livre de Kells dont l’auteur est l’un des spécialistes
incontestés.
Par son format généreux 25 x 32 et à la reproduction en taille réelle de
plus de 80 folios sur les 340 que compte le manuscrit, il est désormais
loisible de plonger littéralement au cœur de cette source inestimable du
christianisme irlandais proposant les quatre évangiles ornés de leurs
superbes enluminures. Bernard Meeham ne se limite pas à restituer la seule
beauté esthétique de cette précieuse source, mais accompagne ces
somptueuses images d’une riche étude de fond permettant de mieux
comprendre non seulement la réalisation technique de ce chef-d’œuvre, mais
également le contexte historique et religieux dans lequel il s’inscrit.
Le lecteur du Livre de Kells pourra désormais, par ce splendide ouvrage,
tourner un à un les plus beaux folios de ce manuscrit livrant un
témoignage unique sur les quatre évangélistes en ce tournant historique du
Moyen Âge, ainsi que de nombreux passages bibliques déterminants. Dès les
premières pages, les nombreux entrelacs des enluminures témoignent de cet
héritage croisé entre l’antiquité et les premières royautés issues des
invasions barbares.

La finesse des lettrines, l’humour et le soin apporté à émailler le texte
de personnages et figures étranges ou symboliques afin de mieux rappeler
le lecteur à l’étude même du texte, la graphie parfaite de l’écriture
manuscrite réclamant un compte d’heures inconcevable à notre époque, font
du Livre de Kells un exemple exceptionnel de la culture médiévale au
tournant du millénaire. Il n’est donc pas étonnant que cette source
remarquable compte parmi les emblèmes de la culture irlandaise, et plus
largement occidentale. Ainsi que le relève Bernard Meeham, l’attraction
qu’exerce le Livre de Kells tient surtout à ce qui ne se voit pas, mais se
trouve suggéré par le manuscrit.
À la fois familier en ses multiples références chrétiennes, il dévoile
également par bribes des aspects étranges, voire inconnus, de la
symbolique préromane aux nombreuses réminiscences celtiques. Ce trésor de
l’art irlando-saxon, connu également sous le nom de Grand Évangéliaire de
saint Colomba, n’a pas fini de susciter interrogations, surprises, et
ravissements, à l’image de cette merveilleuse étude livrée par ce livre
d’exception publié aux éditions Mazenod !
« Kiki Smith. Hearing You with My
Eyes » ; Catalogue exposition ; Sous la direction de Laurence Schmidlin,
avec les contributions de Amelia Jones, Lisa Le Feuvre, et Laurence
Schmidlin ; Versions anglais et français, relié, 124 illustrations
couleur, 16.5 x 21 cm, collaboration Musée cantonal des Beaux-Arts de
Lausanne, Éditions Scheidegger, 2020.

L’artiste américaine Kiki Smith fait actuellement l’objet d’une
rétrospective complète au musée des Beaux-Arts de Lausanne,
malheureusement bouleversée par la pandémie actuelle. Le lecteur du très
beau catalogue publié à l’occasion par les éditions Scheidegger pourra
cependant se consoler en (re)découvrant l’œuvre riche et singulière de
cette artiste qui a voué sa vie à l’exploration du corps et aux sens.
Et, c’est tout spécialement cette perception sensorielle qui est au cœur
de la présente thématique retenue pour ce bel ouvrage, une perception
essentielle pour Kiki Smith au centre de tout. Depuis plus de quarante
ans, Kiki Smith n’a de cesse en effet d’approfondit toujours et encore
cette recherche sur le corps et ses dimensions symboliques. Cette approche
bien particulière l’a conduite à étudier le statut social du corps et ses
différentes représentations pour patiemment édifier sa propre approche,
plus holistique, incluant les rapports de l’être humain à la nature, au
cosmos… Les cinq sens sont sollicités par l’artiste pour mener à bien
cette enquête à la fois artistique et humaniste.
Ce très beau catalogue recouvert de papier cristal et à la mise en page
soignée offre un panorama évocateur de l’importance du travail réalisé par
Kiki Smith au fil de des années. Tous les médiums ont été sollicités,
ainsi que le révèle l’ouvrage, pour traduire cette approche bien
particulière, bronze, papier, plâtre, verre, tapisserie…
Les références à la propre expérience de l’artiste tant littéraires dans
son enfance que sensorielle au cours de sa vie effleurent les œuvres
présentées, à la fois fragiles, tangibles et dotées cependant d’une forte
vitalité. Les cultures populaires et ancestrales abondent également en de
discrètes références, mais néanmoins présentes. Le corps de la femme, ceux
d’animaux comme le loup, des parties de corps - réelles ou métamorphosées
– abondent dans cet ouvrage, transcendant la vraisemblance, sans pour
autant atteindre le fantastique.
Ces frontières du réel et du sensoriel conduisent le lecteur à un propre
questionnement sur son rapport au corps et au monde. Une leçon artistique
mais aussi philosophique, idéalement proposée dans ces pages soignées et
inspirées.
"L'Aquarelle" de Marie-Pierre
Salé, 300 illustrations couleur, relié sous jaquette et coffret illustré,
25 x 31,5 cm, 416 p., Éditions Citadelles & Mazenod, 2020.

Marie-Pierre Salé offre avec ce superbe ouvrage non seulement une synthèse
unique sur l’histoire de l’aquarelle, mais également un très beau
témoignage esthétique servi par une remarquable iconographie sur papier
offset rendant ainsi toutes les nuances de cet art délicat. Si
l’aquarelle, art relativement récent dans sa reconnaissance officielle,
permet une richesse dans ses emplois d’une rare diversité, surtout si l’on
songe à cette histoire retracée par Marie-Pierre Salé allant de Dürer à
Kandinsky.

Cet ouvrage qui s’impose assurément de référence plonge le lecteur dans
l’univers de l’aquarelle occidentale, domaine bien particulier fait de
nuances par ses innombrables lavis, de transparences, mais aussi de
couleurs éclatantes contrairement à beaucoup d’idées reçues. Ses racines
puisent dans les enluminures du Moyen Âge, pour rayonner aux siècles
suivants – notamment à partir de la Renaissance avec Pisanello - avant de
devenir un genre à part entière au Siècle des lumières. Le XIXe siècle lui
réservera des développements inspirés notamment avec l’apothéose de l’art
de Turner. Chaque époque et artiste apportera nuances et traitements qui
élargiront encore les capacités d’expression de cet art longtemps relégué
à l’ombre de la peinture à l’huile, jugée plus digne et académique, à
l’exception du monde anglo-saxon.

Si l’histoire de l’aquarelle demeure encore aujourd’hui trop méconnue,
Marie-Pierre Salé avec cet ouvrage unique dévoile des pans entiers de sa
richesse et diversité, les puristes ne traitant en effet habituellement
que de l’aquarelle au sens strict. L’ouvrage nous apprend ainsi que la
gouache fait pleinement partie de l’histoire de l’aquarelle, là encore,
contrairement à bien des idées préconçues. Les couleurs de l’aquarelle
donnent également lieu à d’extraordinaires nuanciers dont l’auteur
reproduit de nombreux exemples à la fin de l’ouvrage.

L’apogée de l’aquarelle se réalisera à la fin du XIXe siècle, avec
notamment en France des peintres aussi célèbres que Jongkind, Cézanne,
Signac… Des peintres qui légueront au siècle suivant un patrimoine
incontournable de cet art encore bien vivant, ainsi qu’en témoigne cette
somme superbement illustrée et incontournable.
« Venise déserte » de Luc et
Danielle Carton ; 21.5 x 28 cm, 192 p., Éditions Jonglez, 2020.

Inédit, exceptionnel, jamais vu, unique… les qualificatifs ne manquent pas
pour évoquer les vues esseulées de Venise au printemps dernier lors du
premier confinement appliqué comme dans le reste de l’Italie… Luc et
Danielle Carton, habitants de la Ville éternelle, ont ainsi eu
l’opportunité, bien rare, de saisir sur ces magnifiques photographies la
Sérénissime totalement vidée de ses nombreux touristes. Même pendant la
Seconde Guerre mondiale, Venise n’a jamais connu un tel abandon, telle la
fameuse Piazza San Marco, sans un seul touriste, en pleine journée !
Cette impression étrange, pour ne pas dire dérangeante, conduit
inexorablement cependant le lecteur à redécouvrir ces espaces vierges de
toute vie, le regard se rattachant de ce fait à l’architecture, aux
couleurs, à ces infimes détails qui fort heureusement font de Venise cette
cité unique ayant bravé les siècles et les adversités.
Si des vues nocturnes de Venise sans âmes qui vivent sont certes moins
rares, les prises de vues réalisées par Luc et Danielle Carton en pleine
journée sont saisissantes, comme si l’humanité d’un seul coup de baguette
magique avait été bannie de ces lieux, ce qui fut en quelque sorte le cas
pendant cette période troublée, malheureusement encore d’actualité.
En attendant une amélioration des conditions sanitaires permettant de
déambuler de nouveau dans ces ruelles et voguer sur ses canaux, ce superbe
album, unique en son genre, offre à lui seul un véritable voyage en tant
que tel, avec ces incontournables édifices et palais qui font Venise, mais
aussi des recoins plus méconnus n’ayant plus à avoir honte de leur
solitude habituelle…
Une balade exceptionnelle et unique dans une « Venise déserte » où pointe
parfois la nostalgie ou la mélancolie dans ces gondoles bâchées et
alignées sans vie, mais aussi la certitude que cette vie, un jour,
reprendra ses droits dans cette ville unique, cette Sérénissime bâtie pour
entendre résonner les rires et les baisers des amoureux…
« The Glacier’s Essence » de
Martin Stützle et du photographe Fridolin Walcher avec les contributions
de Nadine Olonetzky, Gabriela Schaepman-Strub, Konrad Steffen, and Thomas
Stocker et une préface de Benedikt Wechsler ; Version anglaise, allemande,
groenlandaise ; 23 x 30.5 cm, 137 illustrations couleur, 272 p., Édition
Scheidegger & Spies, 2020.

Un bel, riche, et très instructif ouvrage consacré au monde fascinant mais
malheureusement aujourd’hui menacé des grands glaciers en relation avec
notre approche de l’art contemporain vient de paraître aux éditions
Scheidegger et Spies. Que ce soit les grands glaciers du Groenland ou ceux
des Alpes, ces derniers fondent, en effet, de manière inquiétante depuis
des décennies. Une évolution qui malheureusement s’est accentuée plus que
jamais ces dernières années sous l’effet du réchauffement climatique.
L’ouvrage exceptionnel, préfacé Benedikt Wechsler, allie à la fois une
approche esthétique d’art contemporain appuyée par des données
scientifiques que ce soit de glaciologie ou de géophysique. C’est toute
l’essence même des glaciers, ces grands glaciers d’une beauté menacée, que
le lecteur découvrira ainsi en ces pages.

Pour cet ouvrage engagé, l’artiste Martin Stützle s’est associé au
photographe Fridolin Walcher et a retenu comme objet d’étude de
prédilection non seulement les grands glaciers suisses mais également ceux
du Groenland. En 1978, le duo Martin Stützle et Fridolin Walcher a rejoint
une équipe scientifique suisse menant des recherches sur l’évolution et
l’état actuel des glaciers du Groenland. Une évolution déjà soulignée par
le physicien suisse Alfred Quervain au début du XXe siècle, ce dernier
ayant le premier consacré une étude sur la fonte du glacier Clariden situé
dans le canton suisse de Glaris avant de lancer dans les années 1909-19012
d’importantes expéditions scientifiques au Groenland.

Trois essais ponctuent cette extraordinaire aventure en revenant
précisément sur l’expédition de 1978 menée par l’artiste Martin Stützle et
le photographe Fridolin Walcher. À ces essais vient s’ajouter une
intéressante étude de plusieurs contributeurs sur les travaux mêmes des
auteurs et artistes, les rapprochant des tendances actuelles de l’art
climatique.
Le lecteur découvrira ainsi en ces pages exceptionnelles reliées façon
japonaise une approche à la fois esthétique d’une grande émotion, mais
aussi une objective prise de conscience appuyée par des données
scientifiques révélant une évolution devenue malheureusement aujourd’hui
une menaçante réalité.
J. C. Volkamer : “ The Book of
Citrus Fruits”; Reliure en tissu, 27,6 x 39,5 cm, 384 p., Éditions Taschen,
2021.

Il n’existe pas d’autres fruits que les citrus ayant bénéficié d’une telle
aura dans l’histoire de l’humanité. Ses origines remontent en effet avant
même les temps historiques puisque la mythologie s’en était déjà emparée
avec la fameuse pomme d’or des Hespérides qui devait être probablement une
orange, inconnue à l’époque des Grecs, plutôt qu’une pomme… Des rois sont
devenus fous de ce fruit, noble par excellence, au point de bâtir de
véritables palais, dignes d’abriter ces arbustes craignant le froid, tel
le Roi-Soleil qui trouva dans ce symbole encore le moyen de renforcer son
éclat. Iris Lauterbach, spécialiste en histoire de l’architecture des
jardins, a elle aussi été séduite par ce genre botanique abritant de
multiples plantes ayant en commun cette amertume plus ou moins accentuée.
Aussi a-t-elle choisi de réserver à ces fruits un ouvrage en un format
généreux à la hauteur de la réputation des agrumes.

Cette édition exceptionnelle réunit pas moins de 170 variétés d’agrumes
présentées à partir de séries de gravures sur cuivre, précieuses et rares,
mises en couleur à la main. Ces œuvres uniques furent commandées par un
autre passionné d’agrumes, J. C. Volkamer, un marchand de Nuremberg et
horticulteur amateur (1644–1720). La beauté de ces représentations de
citrons, oranges, cédrats, bergamotes et autres citrus rivalise de
splendeurs et d’effets de mise en scène. Alors que l’Italie pratiqua très
tôt avec la Renaissance la culture des agrumes en pots, Versailles lui
emprunta rapidement le pas avec sa fameuse orangerie née du rêve d’un
monarque absolu. À côté de la splendeur esthétique incontestable de ces
planches, une véritable démarche scientifique accompagne ces séries
offrant une collection exceptionnelle de spécimens exotiques quasiment
inconnus à cette époque.

Cet amateur passionné que fut J.C. Volkamer ne regarda guère à la dépense
pour faire venir en Allemagne des plants originaires d’Italie, d’Afrique
du Nord, et même du Cap de Bonne Espérance. C’est de cette passion qu’est
né le projet d’un livre en deux volumes souhaité par le collectionneur,
chacun ayant été mis en couleur à la main. Ce sont ces ouvrages à la
valeur inestimable, tout récemment redécouverts dans les archives de la
ville de Fürth, que nous offrent de découvrir aujourd'hui les éditions
Taschen. Une heureuse inspiration faisant revivre un rêve fou, complété
pour l’occasion de 56 illustrations supplémentaires que souhaitait
Volkamer initialement pour le projet d’un troisième volume qu’il ne put
malheureusement accomplir.
Histoire de citrus, histoire d’une passion malheureusement de nos jours
quasiment révolue, histoire d’un collectionneur esthète… Une belle
aventure qui peut être admirée avec autant de passion et de bonheur grâce
à cette édition d’exception limitée à 5000 exemplaires numérotés.
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« Le Nu » d’Alexis Merle du Bourg
; 26 x 37,5 cm, 320 ill., 352 p., Editions Citadelles & Mazenod, 2023.

Le nu compte assurément comme l’une des représentations les plus anciennes
dans l’histoire – et même de la préhistoire - de l’art. Parfois privilégié
au dépend du paysage et de la nature, d’autres fois vilipendé au nom de
valeurs s’y opposant, le nu laisse rarement indifférent, suscitant
convoitises, passions, haine ou encore détestations… Sujet passionnant
auquel est justement consacré ce monumental ouvrage tant par ses
dimensions que par l’impressionnant grand angle retenu.

Cette somme remarquable signée par l’historien de l’art
Alexis Merle du Bourg étudie en effet les origines de cet art et ses
mythes fondateurs, la nudité de l’Eden et celle prisée des Grecs venant en
premier à l’esprit. Formes originelles encore pures mais déjà non dénuées
d’enjeux comme pour Aphrodite et Phryné, sans oublier le fameux Jugement
de Pâris… Chaque époque antique porte un nouveau regard sur la nudité,
qu’il s’agisse de la période hellénistique, bientôt touchée par les
influences de l’orient ou de celle du christianisme et des ambivalences
dans la représentation du corps dans la Bible.

L’ouvrage somptueux par le choix de sa riche iconographie offre un
dialogue toujours renouvelé entre le texte d’une clarté lumineuse et les
plus belles œuvres d’art retenues par l’auteur, qu’il s’agisse de la
sculpture ou de la peinture. Chaque période ouvre sur une réflexion
portant sur l’homme, les artistes traduisant la plupart du temps l’esprit
qui prévalait en leur temps ainsi qu’il ressort de cette renaissance
humaniste ou encore de ce baroque revisitant l’antique en d’incroyables
audaces. Les pages consacrées à Rubens et à Poussin passionneront
également le lecteur tant l’interprétation de l’auteur concourt sans
hésitation à ce que le lecteur redécouvre ces œuvres. Nombreuses seront
encore les découvertes avec cet ouvrage passionnant tel le Nu à l’épreuve
de la modernité qui témoigne de la richesse de ce sujet qu’explore avec
brio cet ouvrage de référence.
« L’art des jardins en Europe » de
Yves-Marie Allain et Janine Christiany, 24,5 x 31 cm, Ouvrage broché avec
rabats, 632 pages, 544 illustrations, Citadelles & Mazenod, 2023.

C’est une véritable somme sur l’art des jardins en Europe que nous
proposent Yves-Marie Allain et Janine Christiany avec cette publication
exceptionnelle de plus de 600 pages. L’ensemble du continent européen se
trouve appréhendé en un seul ouvrage à la riche iconographie (544
illustrations) par ces deux spécialistes offrant chacun une analyse propre
à leur parcours professionnel. Le jardin est depuis la nuit des temps
l’objet d’une riche symbolique – le fameux jardin d’Eden – et n’a cessé
depuis ses origines d’être l’objet de réflexions, passions et pouvoirs… Ce
sont ces intrications complexes qu’analysent les auteurs du présent
ouvrage aussi beau qu’instructif sur cet art des jardins que l’on pensait
à tort bien connaître et qui, après lecture, révèlera bien des facettes
méconnues. L’histoire, la philosophie, la religion tout autant que les
sciences ont été depuis longtemps convoquées parallèlement aux
connaissances scientifiques requises pour concevoir un jardin. Cette
symbolique manifeste dans bien des jardins de l’Ancien Régime tel celui
incontournable du Château de Versailles traduit les enjeux réunis dans un
grand nombre de conception de jardins en Europe. L’ouvrage aborde en
premier lieu l’ensemble de ces aspects de l’art du jardin où architectes,
jardiniers, pépiniéristes, horticulteurs mais aussi théoriciens sont
convoqués par les commanditaires, qu’ils soient officiels ou privés.
Quelle évolution peut ainsi être soulignée entre les jardins de la
Renaissance et ceux des années 1930 ! Car il est possible de parler de
style ainsi que le soulignent les auteurs à l’image de la mode
vestimentaire ou alimentaire. Le jardin forme un univers éphémère qui
demeure rarement identique quelques décennies après sa création, s’il ne
disparaît pas peu après… Aussi, ce tour d’Europe des 170 jardins
d’exception qui ont bravé le temps apparaîtra pour le lecteur qu’il soit
amateur ou professionnel un témoignage rare et précieux, des fameux
jardins d’Alhambra au non moins fabuleux de Claude Monet à Giverny, sans
oublier bien entendu Versailles, Lisbonne et le palais Fronteira, la villa
Borghèse à Rome et bien d’autres écrins uniques et oubliables qu’il sera
loisible de visiter en feuilletant les pages de ce remarquable et
inspirant ouvrage.
« Turner » de John Gage, traduit
de l’anglais par Hélène Tronc et Odile Menegaux, Coll. « Les Phares »,
Editions Citadelles et Mazenod, 2023.

Sublime, tel est incontestablement le qualificatif qui
convient !
Sublime, bien sûr, par son sujet, puisque entièrement consacré à l’un des
plus grands artistes anglais du XIXe siècle, le peintre, aquarelliste,
dessinateur et graveur, J.M.W Turner.
Sublime, également, par la qualité de l’ouvrage lui-même, tant par sa
remarquable iconographie que par sa mise en page avec son grand format et
ses multiples et appréciables pleines voire doubles-pages.
Sublime, enfin, par la qualité du texte de cette monographie signée John
Gage et traduite de l’anglais par Hélène Trone et Odile Menegaux.
Comment, en effet, ne pas succomber à la beauté et richesse de l’œuvre de
Turner ? Comment, face à des toiles telles que « Fusées et signaux de
détresse pour prévenir les vapeurs des bas-fonds » de 1840 ou encore «
L’incendie des Chambres des Lords et des Communes » de 1834, ne pas
ressentir ce sentiment d’infinité ?
L’auteur a retenu pour cet ouvrage une approche thématique permettant de
cerner, mieux qu’une stricte chronologie ou biographie, les traits
marquants révélant tant l’évolution de l’œuvre que le caractère même du
peintre anglais. Le lecteur découvrira ainsi un Turner paysagiste et
théoricien de la couleur incontestable, une spécificité que le peintre a
développée tout au long de sa vie au travers de ses nombreux voyages, mais
qu’il a également su imposer à la Royal Academy. Turner, largement
soutenu par son père, fut introduit très jeune, en effet, dans les cercles
influents de la peinture anglaise et entra à un âge précoce dans cette
haute institution. Appuyé par de nombreux mécènes, cela lui valut une
réputation largement saluée de son vivant notamment par le célèbre
critique d’art Ruskin, mais aussi, ainsi que le souligne J. Gage, enviée
en retour par de nombreux rivaux.
Il en fallait, cependant, plus pour décourager ce peintre au caractère
certes introverti mais trempé, surtout doué d’un sens de l’observation
rare et d’une curiosité insatiable, « Un esprit merveilleusement divers »,
selon les mots de son contemporain Contestable et titre du dernier
chapitre de cette dynamique monographie. La richesse de l’œuvre de Turner
est, il est vrai, incomparable, lui qui sa vie durant n’eut de cesse de
rendre au mieux la lumière et l’atmosphère, une quête de liberté qui
marqua par son œuvre autant le romantisme qu’il annoncera
l’impressionnisme ou encore l’abstraction. Cependant, à ce constat, J.Gage
ajoute malicieusement et à juste titre : « L’interprétation moderniste
de Turner est devenue courante et même une tradition bien établie. Elle
est pourtant bien insuffisante pour saisir l’ampleur et l’originalité de
son art ». Que dire de plus ?
« Histoire & médecine » d’Alexis
Drahos, relié sous coffret, 352 p., Editions Citadelles & Mazenod, 2022.

Livre d’art ? Livre de sciences ? Le dernier ouvrage paru aux éditions
Citadelles & Mazenod conjugue avec un rare bonheur et sous la plume
d’Alexis Drahos les deux approches en une synthèse des plus éclairantes
sur les origines de la médecine depuis l’Antiquité vue par l’art. En un
véritable parcours au fil des siècles illustré par les plus grandes œuvres
d’art, « Art & médecine » explore en effet pour la première fois en langue
française les liens entretenus entre les deux arts. Le corps humain, tour
à tour secret puis dévoilé au gré des découvertes anatomiques, n’a cessé
de fasciner les artistes qui ont cherché à en capter les mystères dans
leurs créations. Le lecteur apprendra ainsi que des scènes de dissection
avaient déjà été saisies par des artistes dès l’Antiquité et bien avant
les fameuses études de Léonard de Vinci…

L’œuvre d’art n’a pas qu’une fonction esthétique dans ses
rapports à la médecine et bien souvent elle a été un moyen de consigner
les connaissances et d’en diffuser les savoirs. Rivalisant de dextérité
avec les médecins, ces artistes œuvrent, pour certains d’entre eux, selon
une véritable démarche scientifique dans leurs représentations du corps
humain, même si les sciences invalideront seulement ultérieurement
certaines de leurs conclusions. Ce sont toutes les disciplines médicales
dont nous pouvons ainsi suivre les évolutions au fil des dessins,
gravures, peintures et autres écorchés en cire… Les pathologies s’invitent
également en ces pages parfois dérangeantes, mais révélant les progrès des
sciences. Que de chemin parcouru en effet entre les redoutables saignées
de l’Ancien Régime et nos transplantations cardiaques !

L’un des multiples intérêts de cet ouvrage passionnant sera d’offrir une
sélection des plus inspirées des œuvres maîtresses de l’histoire de l’art,
l’auteur étant sur le sujet intarissable qu’il s’agisse de Léonard de
Vinci ou de Damien Hirst, d’Erasistrate de l’école d’Alexandrie ou des
leçons d’anatomie sous le pinceau de Rembrandt. Chaque siècle témoigne de
son rapport au corps et à ses pathologies – une mise à jour des plus
actuelles inclut même la terrible Covid-19, l’acuité du regard de
l’artiste n’étant souvent pas moindre que celui de l’homme de sciences
ainsi qu’en témoigne ce bel et riche ouvrage qui n’aurait probablement pas
déplu à Nicolas Bouvier, fasciné par de telles représentations, ni au
grand historien de la pensée, Jean Starobinski, qui sut si brillamment
lier les arts.
« The Magic of Japanese Zen
Gardens » de Thomas Kierok ; Avant propos de Shunmyo Masuno ; 160 p., 110
Illustrations, 23,5 x 23,5 cm, Editions Benteli, 2022.

C’est bien de « magie », de notre point de vue occidental, dont il s’agit
lorsque nous contemplons la perfection d’un jardin zen japonais. Cette
harmonie conjuguée à une précision infaillible de chaque détail conduit à
une sérénité difficilement comparable aux créations paysagistes
occidentales. Il est vrai que vu d’un esprit japonais, tel celui du grand
moine bouddhiste zen japonais Shunmyo Masuno qui signe la préface de ce
bel ouvrage, il ne suffit pas de dresser quelques pierres entourées de
sable ratissé et bordées d’érables pour parler de jardin zen… Cela demeure
plus complexe que cela et c’est tout le mérite de cet ouvrage et de son
auteur, le photographe Thomas Kierok d’avoir perçu cette dimension
spirituelle et d’avoir su la restituer avec bonheur et beaucoup de talent
sur la pellicule.

En conjuguant philosophie japonaise et aménagement paysager, le jardin zen
cherche à atteindre cette pleine conscience et accomplissement que l’on
retrouve dans la méditation zen sur un zafu. Au fil des saisons, Thomas
Kierok s’est imprégné de ces véritables jardins zen à Kyoto pour en
suggérer les impermanences et variations subtiles chères à tout méditant
zen. La nature pour le bouddhisme est censée contenir Bouddha lui-même
ainsi que ses enseignements, ce qui laisse une petite idée de l’importance
de leur ordonnancement… En rapprochant ces photographies des plus
inspirantes d’un florilège délicat de la poésie zen, et grâce à une
conception tout autant irréprochable du livre relié japonais, Thomas
Kierok parvient à nous faire partager cette « magie » des jardins zen
d’une splendide manière !
« Textiles africains » de Duncan
Clarke, Vanessa Drake Moraga et Sarah Fee, traduit de l’anglais par
Jean-François Allain et Christian Vair, Éditions Citadelles & Mazenod,
2022.

Absolument magnifique ! Tel est ce superbe volume consacré aux « Textiles
africains » paru aux éditions Citadelles et Mazenod. Avec son large
format, ses plus de 440 pages et ses 300 illustrations pour beaucoup
pleines pages, l’ouvrage sous la direction de Duncan Clarke avec Vanessa
Drake Moraga et Sarah Fee offre une réelle mise en lumière de cet art du
textile inégalé. Une mise en lumière inédite et de toute beauté qui ne
pourra que réjouir et combler collectionneurs et curieux. Des textiles
présentés géographiquement tous plus époustouflants les uns que les autres
issus de collections publiques ou privées et pour beaucoup d’entre eux
jamais montrés. On s’émerveille de tant de couleurs si chatoyantes, de
tant de motifs, de variété de matières et de techniques…

Mais cet ouvrage à nul autre pareil ne se limite pas par son incomparable
iconographie à flatter l’œil et les sens, il livre aussi au lecteur une
belle analyse appuyée par des notices, photographies et cartes, que ces
textiles soient anciens, de collection ou plus récents, que ce soient des
vêtements du quotidien, des parures talismaniques ou encore des tentures
nuptiales… Parcourant l’Afrique d’ouest en est jusqu’à Madagascar, ce sont
les particularités de tissage de chaque région, de chaque peuple, qui y
sont ainsi, page après page, dans toute leur beauté déployées.
Coton, laine, soie, mais aussi perles ou écorces, couleurs et matières les
plus diverses se font, ici, tableaux. Une créativité ayant influencé bien
des artistes peintres ou plasticiens - on songe à Klee, bien sûr, ou
encore à Matisse, mais aussi et surtout aux plus grands couturiers…
Un art du tissage africain unique et éblouissant que l’on parcourt et
découvre émerveillé de tant de créativité, de couleurs et de motifs.
« Poussin & l’amour - PICASSO |
bacchanales | POUSSIN » ; Catalogue sous la direction de Nicolas
Milovanovic, Mickaël Szanto, et Ludmila Virassamynaïken, In Fine Editions,
2022.

Le catalogue « Poussin & l’amour » paru aux éditions In Fine est
assurément à la hauteur du peintre et de l’exposition qui lui est
actuellement consacrée au musée des Beaux-Arts de Lyon. Cette monumentale
somme dirigée par les trois commissaires fait, en effet, l’objet d’une
présentation originale avec sa conception recto verso.
D’un côté, le lecteur découvrira la remarquable exposition « Poussin &
l’amour », exposition qui a retenu un angle original et pourtant
omniprésent dans l’œuvre du peintre français. En effet, dès son arrivée à
Rome en 1624 - et même quelques années auparavant – Poussin vouera une
part importante de son art à de majestueuses toiles développant tous les
thèmes possibles de l’amour, certains dépassant largement les standards de
la morale de l’époque au lendemain de la Contre-Réforme. Nicolas
Milovanovic, Mickaël Szanto, et Ludmila Virassamynaïken, les auteurs de ce
riche catalogue et commissaires de l’exposition ont entendu retracer de
manière éclairante toutes ces facettes méconnues et sous-estimées du
peintre souvent présenté comme le peintre philosophe. Si cette dimension
initiale ne saurait lui être enlevée, il s’avère à la lecture des
captivantes contributions réunies en ces pages que Nicolas Poussin tout en
approfondissant œuvre après œuvre l’analyse de ses sujets a su également
se saisir d’une certaine légèreté appréciée de ses richissimes clients
romains dont certains d’entre eux comptaient de prestigieux princes de
l’Église… C’est ainsi un Poussin dévoilé que Pierre Rosenberg commente
dans sa contribution soulignant qu’avec cette dimension méconnue le
peintre entendait tout de même renouer avec le monde du passé, mythologie
et éros réunis ! Cette toute puissance de l’amour intègre ainsi une
palette étendue d’affects allant de l’érotisme des corps lascifs livrés au
regard jusqu’à la passion folle conduisant à la mort. Le catalogue analyse
tour à tour ces multiples facettes de l’œuvre de Poussin avec ces corps
désirés, l’ivresse dionysiaque, l’amour et la mort, un voyage étonnant et
palpitant au cœur même de l’atelier de l’un des plus grands peintres dont
ce remarquable ouvrage dévoile un pan méconnu de la créativité.
Le revers de ce monumental catalogue, comme un « autre côté du miroir »,
est consacré à la seconde exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon , «
PICASSO | bacchanales | POUSSIN ». Un regard mettant en lumière
l’influence majeure qu’eut le peintre du XVIIe siècle, Poussin, sur le
peintre espagnol du XXe s. Un prolongement offrant une belle ouverture et
réflexion.
« Raphaël. L’œuvre complet.
Peintures, fresques, tapisseries, architecture » de Michael Rohlmann,
Frank Zöllner, Rudolf Hiller, Georg Satzinger ; Relié, avec pages
dépliantes, 29 x 39,5 cm, 720 pages, Editions Taschen, 2023.

Raphaël (1483-1520), surnommé le « Prince des peintres » par Giorgio
Vasari, fait l’objet d’une exceptionnelle parution dans la collection XXL
des éditions Taschen. Il fallait en effet une publication de taille pour
rendre le plus bel hommage qui soit à cet artiste italien réputé pour le
raffinement de son trait et la précision de ses dessins. Après avoir
bénéficié de l’apprentissage de deux maîtres de choix, Le Pérugin et
Pinturricchio, ainsi que de son propre père Giovanni Santi, le jeune
Raphaël, disparu trop tôt à l’âge de 37 ans, allait participer à la
transformation de l’art de la Renaissance par des œuvres éclatantes. Très
rapidement, Raphaël saura, en effet, se distinguer de ses sources
d’inspiration notamment de son maître Le Pérugin, mais aussi de Léonard de
Vinci et de Pinturicchio, pour être la source première de lignes
harmonieuses d’inoubliables « Vierge à l’enfant », et ce dès son séjour
florentin ; Des représentations qui contribueront à bâtir sa réputation.
Le génie de Raphaël allait s’exprimer en effet durant toute sa vie
d’artistes auprès des plus grands mécènes et protecteurs avec cette quête
incessante de perfection de dessins soignés ce dont témoignent les œuvres
réunies par cette exceptionnelle édition grand format.

Des plus grands formats avec ses immenses décors romains
pour le pape Jules II, puis Léon X, dans les chambres du Vatican réalisées
à la fin de sa vie jusqu’au plus petit tableau tel les « Les Trois Grâces
» (17 x 17 cm) du musée Condé de Chantilly, chaque création de l’artiste
met en œuvre un processus inlassable d’essais successifs pour parvenir à
la composition future. Pour ces raisons, Raphaël gagnera la réputation
d’être le peintre du détail par excellence dont le génie resplendira par
cette harmonie irréprochable née de cette combinaison du trait, de la
géométrie, de l’espace et de la lumière.

Cet équilibre caractérise cette grâce inimitable et ce
style Raphaël identifiable immédiatement, et qui devait à jamais marquer
l’histoire de l’art. Incontestablement l’un des artistes majeurs de la
Renaissance italienne, Raphaël fait ainsi l’objet d’une parution tout
aussi exceptionnelle qui fera date avec la réunion en un seul volume de
toutes ses peintures, fresques, projets architecturaux et tapisseries.

Cet ouvrage XXL, rend ainsi hommage au créateur de la
fameuse Madone Sixtine, et autres inoubliables fresques du Vatican, un
catalogue raisonné établi par une équipe d’experts de l’œuvre de l’artiste
replacé dans le contexte de la Renaissance italienne. Incontournable !
« Atlas de l’Architecture
contemporaine » sous la direction de Chris van Uffelen ; Traduit de
l’anglais par Jean-François Cornu ; Editions Citadelles & Mazenod, 2022.

Splendide et impressionnant ! Tels sont assurément les meilleurs
qualitatifs pour cet « Atlas de l’architecture contemporaine » paru aux
éditions Citadelles et Mazenod. Une nouvelle édition, dix ans après la
première, toujours plus attendue dans le domaine tant de l’architecture
que de l’édition et qu’il convient de saluer.
Couvrant les cinq continents regroupés, ici, en trois grands chapitres, de
l’Europe-Afrique aux Amériques en passant par l’Asie et l’Australie, cette
cartographie de l’architecture contemporaine offre non seulement une vue
d’ensemble mais aussi et surtout une riche réflexion sur l’évolution en
une décennie de la manière dont l’homme moderne entend habiter la planète
terre. « On y retrouve une même diversité de projets et de techniques mais
on y retrouve aussi les questions essentielles qui se posent actuellement
» souligne Chris van Uffelen en sa préface.
Avec une extraordinaire iconographie, photos, plans et pas moins de 280
projets, ce sont ainsi l’évolution, centres d’intérêt, matériaux de nos
habitats, lieux publics, religieux ou culturels, mais aussi espaces de
travail qui sont, en ces chapitres, exposés et analysés. Soulignons
notamment le « 175 Haussmann », cet impressionnant complexe réunissant
derrière une façade Haussmann deux immeubles des plus modernes, et ce, à
quelques mètres de l’Étoile à Paris. Des réalisations architecturales à la
fois spectaculaires, étonnantes ou déroutantes mais reflétant également
notre environnement et notre quotidien. Un panorama instructif et
époustouflant ! On songe à l’Arena d’Aix-en-Provence, au nouveau campus
urbain de l’Université Bocconi à Milan ou encore au Centre culturel de
Kadokawa au Japon… (Pour une fonctionnalité optimale, outre un index des
architectes en fin d’ouvrage, sont précisés pour chaque réalisation, en
haut de page, l’architecte ou bureau d’étude, sa destination, son année de
réalisation, ville et pays.)
Parcourant ainsi la planète monde et offrant au regard sous la direction
de Chris van Uffelen les plus splendides réalisations architecturales de
ces dix dernières années, cet « Atlas de l’architecture contemporaine »
dans sa nouvelle parution constitue indéniablement une somme
incontournable, un ouvrage de référence qui réserve aux lecteurs,
professionnels, amateurs, passionnés ou tout simplement curieux de notre
monde de bien belles découvertes et surprises.
« Intérieurs : chez les plus
grands décorateurs et architectes d’intérieur » ; Collectif sous la
direction de William Norwich ; Relié, 250 ill. couleur, 25 x 29 cm, 272
pages, Editions Phaidon, 2022.

Passionnant ! Qui n’a jamais, en effet, rêvé d’entrer subrepticement chez
les plus grands décorateurs et architectes d’intérieur de notre époque? Ce
souhait, c’est William Norwich qui l’exhausse en dirigeant cet ouvrage
dénommé « Intérieurs » aux éditions Phaidon. Sous sa direction et
introduction, ce sont, en effet, pas moins de soixante intimités de
décorateurs ou architectes d’intérieurs contemporains réputés
internationalement qui sont dévoilés ainsi au lecteur.
De Jacques Garcia, chez lui, à Paris, à Teo Yang en passant par Charlotte
Moss ou encore Joy Moyler ou Joseph Dirand, que d’idées, créations et
inventivité ! Une diversité de personnalités et de lieux inouïs propices
assurément à l’inspiration que l’on soit professionnel, amateur de
décoration ou tout simplement curieux… Avec plus de 250 illustrations
couleur, c’est en effet une multitude d’art de vivre, d’élégance et
d’intimité que ce bel ouvrage livre au regard indiscret du lecteur.
Camaïeux et foisonnement d’objets à Los Angeles chez Jeef Andrews,
foisonnement de matières chez Paola Navone à Milan, matériaux nobles et
style épuré chez Teo Yang ou à Milan encore chez Vincenzo de Cotiis…
Maisons de rêve ou rêvées telle celle de Michèle Nussbaumer, chaque
découverte d’intérieur s’accompagne pour plus de précisions d’opportuns
éléments biographiques, d’analyses ou commentaires. Qu’il s’agisse
d’appartements ou de Palazzo, de lofts ou vieilles bâtisses, chaque
intérieur offre en ces pages curieuses et indiscrètes son intimité et ses
secrets… Styles, couleurs et goûts se côtoient dans une impressionnante et
passionnante palette. Monocouleur, blanc pour Will Cooper (ASH NYC), noir
chez William Sofield à New York, ou chatoiement des couleurs chez Laura
Sartori Rimini à Londres. Lieu secret ou ouvert, expérimental, laboratoire
ou strictement privés, surprenants ou prévisibles, chaque personnalité,
chaque architecte et décorateur de notre siècle se révèle au travers de
ses choix de style, de couleurs, d’objets et associations.
Un réel régal d'intimité !
Jean Dethier et Jean-Louis Cohen : « Habiter la
terre L'art de bâtir en terre crue : traditions, modernité et avenir »,
Nouvelle édition compact - 512 pages, 216 x 279 mm, Couleur, Flammarion, 2022.

Le retour à la terre pour la construction de nos habitats ne relève plus
d’espoirs, de doux rêveurs et autres post-soixante-huitards en mal
d’écologie… Ces aspirations naguère moquées se trouvent fort heureusement
depuis plusieurs années enfin prises au sérieux en raison de la prise de
conscience des réalités écologiques qui s’imposent, avec plus de nécessité
et d’urgence que jamais, à notre époque.
Il s’agit toujours d’une action militante qui anime les auteurs Jean
Dethier, essayiste, architecte et activiste, et Jean-Louis Cohen,
historien de l’architecture, professeur au Collège de France et à la New
York University. Certains lecteurs se souviendront de l’impressionnante
exposition que Jean Dethier avait consacrée à ce thème en 1981 au Centre
Pompidou, mais pour les plus jeunes et curieux ou convaincus, c’est une
admirable synthèse de référence qui est aujourd’hui proposée avec ce livre
d’art de plus de 500 pages et 800 photos et dessin au format généreux 24 x
31 cm.

Le propos est décloisonné, si l’on peut dire, aux cinq continents et à
travers les temps puisqu’un chapitre entier est consacré à l’histoire des
logiques constructives au fil des siècles. C’est un véritable plaidoyer
qui est en ces pages inspirantes ainsi proposé au lecteur, une réflexion
qui ne fait pas pour autant l’impasse des difficultés et limites de cet
art traditionnel. Car nous réalisons bien rapidement en découvrant ces
réflexions que notre époque « moderne » a étonnamment fait l’impasse d’une
des techniques les plus anciennes de l’homme pour édifier son habitat,
suivant en cela le modèle laissé par un grand nombre d’espèces du monde
animal.

Or, nos deux
auteurs entendent bien réconcilier nos contemporains avec ce génie créatif
qui outre ses qualités techniques, esthétiques et économiques, témoigne
d’une approche écologique incontestable pour celles et ceux en ayant fait
l’expérience.

Il suffira pour
s’en convaincre d’avoir un jour édifié un mur en torchis au lieu et place
de parpaings… Isolant, respirant, recyclable et solide, la terre ne se
limite pas à des architectures « frustes » et sommaires, mais s’offre à la
créativité des architectes qui ont fait la preuve de leurs créativités
contemporaines rappelées dans ces pages superbement illustrées.
Meret Oppenheim : « Mein Album", broché, 324
pages, 22 x 33 cm, Version All. /Anglais, Editions Scheidegger, 2022.

Si l’artiste suisse-allemande Meret Elisabeth Oppenheim (1913- 1985) est
mondialement connue pour ses œuvres créées à partir de détournement
d’objets, sa vie et intériorité – pourtant d’une richesse incroyable –
sont demeurées plus secrètes jusqu’à la publication de ce bel ouvrage par
les éditions Scheidegger à partir d’un album que tint l’artiste intitulé «
Depuis l’enfance jusqu’à 1943 » ainsi que de quelques notes privées.

Ce document
exceptionnel reproduit avec soin pour cette édition permet d’entrer dans
le laboratoire de la création d’Oppenheim, cette plasticienne issue du
mouvement surréaliste aux côtés d’André Breton à partir des années 1920 ;
un laboratoire composé de situations du quotidien tel « Le déjeuner en
fourrure », fameuse sculpture surréaliste passée à la postérité. La
présente publication tient à la fois du journal et de l’œuvre d’art en
tant que telle. En ces pages labyrinthiques, l’artiste réunit
photographies, objets et notes en compagnie de pensées et de concepts qui
préluderont à de nouvelles créations. Cet atelier en album permet d’entrer
pleinement dans la pensée créatrice de cette femme hors du commun.

Reproduit dans son intégralité et dans son format original, cet album a
fait l’objet d’une traduction en langue anglaise pour cette édition. De
touchantes évocations des premières années de jeunesse, les premiers
dessins enfantins avant ceux d’une artiste en devenir, et déjà cette
propension à questionner les formes et à remettre en question les
conventions… Puis viennent les premières rencontres à Paris avec André
Breton, Max Ernst avec qui elle entretiendra une liaison pendant une
année, la découverte du haschich et de la vie d’artiste durant son séjour
à l’hôtel d’Odessa…
Chaque page remarquablement reproduite en fac-similé redonne vie à ces
années de créativité sans limites, un document vibrant et essentiel à la
compréhension de cette artiste jusqu’alors secrète.
Leonhart Fuchs : « Le Nouvel Herbier » ; Relié
avec livret, 23 x 37 cm, 892 pages, Editions Taschen, 2022.

Exceptionnelle que cette nouvelle édition du mythique Herbier de Leonhart
Fuchs en un impressionnant format (23 x 37) livrée par les éditions
Taschen ! Le célèbre botaniste bavarois avait en effet réalisé une
véritable somme en réunissant pas moins de 1543 plantes décrites par le
détail et illustrées par des planches inoubliables, aujourd’hui
disponibles grâce à cette édition de près de 900 pages. Soulignons encore
que cette luxueuse réédition à partir de l’original possédé par Fuchs en
personne et mis en couleurs à la main réunit plus de 500 illustrations,
unique témoignage de cet inventaire fabuleux réalisé par le botaniste
présentant notamment des plantes et fleurs encore inconnues du Nouveau
Monde tel le fameux tabac appelé à un avenir certain en occident…

Dans un opuscule joint au fac-similé du Nouvel Herbier, Klaus Dobat
introduit l’apport de Fuchs pour la science en montrant combien son
travail méticuleux fait de lui le précurseur de la botanique moderne tout
en soulignant son rôle essentiel pour la médecine de son temps, Fuchs
ayant été un professeur de médecine réputé. Gagné aux thèses de la
Réforme, il dut quitter la ville de Munich où il exerçait pour se réfugier
à Ingolstadt. Son œuvre maîtresse, Das Kraüterbuch, conjugue botanique et
médecine, les deux disciples étant considérées alors comme proches.

Werner
Dressendörfer analyse quant à lui l’apport des plantes médicinales
décrites par Fuchs au regard de la médecine des plantes modernes. Mais le
plaisir le plus manifeste résidera sans conteste pour le néophyte à
feuilleter page après page cette somme incomparable pour la beauté de ses
planches, l’harmonie des couleurs apposées par la main de l’auteur et le
soin apporté à chaque infime détail des plantes décrites, faisant de cet
Herbier non seulement l’auguste témoin d’une époque mais également une
œuvre d’art à part entière…
Stephane Mirkine : « Mirkine par Mirkine -
Photographes de cinéma », 400 pages, 251 x 317 mm, Editions Flammarion,
2022.

Lorsque le 7e art rencontre l’art de la photographie, cela donne un beau
livre, celui de Stéphane Mirkine parti à la redécouverte de son grand-père
Léo, le photographe des stars, sans oublier son père Yves ayant repris
lui-même l’héritage de Léo en poursuivant son travail. C’est cette belle
affaire de famille qui se trouve à la une d’une exposition au Musée
Masséna de Nice et de cette œuvre unique élaborée à partir de près de 200
films des années 30 aux années 80.
Les portraits des stars les plus en vue pris sur le vif comme sur les
plateaux font revivre les grandes heures du cinéma au XXe siècle. Après
avoir rappelé le parcours de cet émigré russe parvenu en France à l’âge de
9 ans, ce sont les années 30 qui verront les débuts de la carrière de Léo
Mirkine avec Abel Gance, Autant-Lara, Duvivier et autres Jean Renoir. Les
grands noms du cinéma commencent à imprimer sa pellicule à un rythme
effréné, von Stroheim, Michel Simon, Mistinguett… Chaque décennie
apportera son lot de clichés de légende, le photographe ayant une capacité
à saisir non seulement la beauté rayonnante de nombre de ses actrices et
acteurs mais surtout d’en révéler les multiples facettes qui inscriront
leur nom en lettre d’or au grand écran.
Ce beau livre de 400 pages réserve ainsi d’inoubliables pleines pages avec
des photographies remarquables pour leur maîtrise du noir et blanc et des
contrastes. Qu’il s’agisse de portraits étudiés ou de clichés pris sur le
vif, l’art des Mirkine, père et fils, rayonne tout au long de ces pages
dont leur descendant peut s’enorgueillir d’avoir honoré la mémoire !
« Face au soleil – Un astre dans les arts » ;
Collectif, catalogue officiel de l’exposition « Face au soleil » du 14
septembre au 29 janvier 2023 au musée Marmottan Monet, Paris ; Relié, 22 x
25.5 cm, 140 ill., 240 pages, Editions hazan, 2022.

Voilà un bel ouvrage d’art propice à illuminer et réchauffer notre hiver !
Le catalogue « Face au soleil – un astre dans les arts » paru aux éditions
Hazan et qui accompagne l’exposition éponyme actuellement au musée
Marmottan Monet propose, en effet, ainsi que son titre le suggère, de
contempler le soleil dans la vaste galaxie des arts. Un programme
ambitieux remontant le temps depuis l’antiquité jusqu’à nos jours et
livrant les multiples représentations de cet astre à nul autre pareil.
Avec une présentation d’Érik Desmazières, directeur du musée Marmottan
Monet, et sous la direction de Marianne Mathieu, directrice scientifique
du musée Marmottan Monet de Paris, et de Michael Philippe, conservateur en
chef du musée Barberini de Posdam, l’ouvrage collectif nous entraîne dans
un voyage interstellaire inédit. Marianne Mathieu retrace cette
représentation dans le cours du temps et des siècles de l’art et souligne
combien c’est une « longue histoire qui lie les artistes à l’astre qu’ils
n’ont cessé de représenter, pour de multiples raisons depuis la plus haute
antiquité. » Et effectivement, de l’Égypte au XXIe siècle que
d’années-lumière parcourues !
Mikael Philipp s’arrête en introduction précisément sur cette «
Physionomie du soleil de l’antiquité au XVIIIe siècle ». Proposant de
riches contributions et analyses, l’ouvrage souligne également, sous la
plume d’Hendrik Ziegler, combien la métaphore solaire a pu revêtir bien
des dimensions politiques avant que Michael F. Zimmermann laisse le
lecteur voir tout de face le soleil avec pour point d’orgue, bien sûr, la
célèbre et incontournable toile de Monet, « Impression, soleil levant »
datée de 1872. Un tournant majeur dans l’histoire de l’art et du soleil
que Marianne Mathieu approfondira également avec cette approche spécifique
- « Monet / Fromanger, poétique de la couleur » - ou encore Marianne
Alphan avec un focus tout particulier sur l’artiste contemporaine
américaine Vicky Colombet.
L’ouvrage offre ainsi une belle place à la représentation du soleil au XXe
siècle. Un éblouissement notamment au tournant du XXe siècle que le
lecteur retrouvera développé sous la plume d’Oliver Schuwer, mais aussi
sous celle de Sarah Wilson avec des noms aussi prestigieux que Signac,
Derain, Maurice Denis, Munch, Miro, mais aussi Kupka, Sonia Delaunay,
Calder…
Un beau et riche catalogue d’art complété par des pages consacrées à «
L’évolution de l’astronomie et système solaire du XVIe siècle à nos jours
» signées Donald W. Olson et Marilynn Olson.
« Faces Of Africa », Photographies de Mario
Marino ; 27.5 x 34 cm, Editions teNeues, 2021.

Avec ce dernier ouvrage, le photographe Mario Marino, internationalement
primé, livre au plaisir du regard de splendides et époustouflants visages
de l’Afrique. Non un visage, mais bien des visages au pluriel, « Faces of
Africa », révélant toute la spécificité et beauté de régions reculées de
l’Afrique, d'Éthiopie, de Tanzanie, du Soudan et du Kenya. Des corps
magnifiques ornés de bijoux, habillés de peintures, des visages aux
regards saisissants… C’est un travail de longue haleine que nous offre
Mario Marino avec cet ouvrage ayant exigé de nombreux voyages sur plus de
huit ans ; Chaque peuple que ce soit d’Ethiopie, du Kenya, qu’il s’agisse
des Karo, des Arbore ou encore des Borana, offre à chaque fois pour le
photographe une véritable rencontre, une rencontre singulière avec
l’Afrique.
Pas moins de 200 photographies, couleurs ou en noir et blanc ainsi
rassemblées viennent souligner de la plus belle manière les traditions et
cultures de ces peuples et tribus d’Afrique aujourd’hui toujours plus
menacés par le tourisme et le monde moderne. Des portraits pour la
majorité pleine page et révèlant cette beauté altière à nulle autre
pareille. On y retrouve ce merveilleux dialogue entre cette Afrique,
berceau de l’humanité, et le photographe Mario Marino ; L’objectif de ce
photographe hors pair sachant mieux que quiconque capter ces sourires,
regards, visages, corps et silhouettes de cette Afrique encore vivante. Un
dialogue, érigé en signature, et que le talentueux photographe entend en
ces magnifiques pages partager. Un plaisir inégalé.
« Fernand Léger ; La vie à bras-le-corps » » ;
Collectif, Catalogue officiel de l’exposition éponyme du musée Soulages
Rodez, Editions Gallimard, 2022.

Avec sa couverture jaune, le catalogue d’exposition consacré à Fernand
Léger (1881-1955) attire immanquablement et à juste titre l’attention! En
effet, c’est un beau et riche catalogue qui accompagne en cette année 2022
l’exposition consacrée à ce grand peintre de la révolution cubiste par le
musée Soulages à Rodez. Divisé en trois judicieuses et porteuses
thématiques, l’ouvrage offre une belle mise en perspective de l’œuvre
peint de cet artiste hors-norme ayant marqué le XXe siècle.
En premier lieu, « La ville moderne » avec son machinisme retiendra, bien
sûr, l’attention avec ces grandes toiles incontournables du peintre des
années 20, lui qui découvrit la capitale en pleine effervescence de ce
début de siècle. Un attrait et une époque analysés par Julie Guttierez. Le
deuxième volet de ce catalogue largement illustré de reproductions et
photographies revient sur les liens rattachant Fernand Léger au « Monde du
travail » et à son engagement. « Mécanicien », ainsi que le souligne
Ariane de Coulondre dans sa contribution en référence à la célèbre toile
du peintre de 1918 ; « Un chef d’œuvre de composition synthétique, buste
arrondi et tubulaire, géométries en aplats de couleurs, expression
décomplexée du travailleur de force » écrit dans sa préface Alfred Pacquement, Président du musée Soulages. Fernand Léger est effectivement
avant tout le peintre de son temps, lui qui réalise la célèbre affiche de
l’exposition de 1951 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, « Les
constructeurs ».
Le troisième tempo du catalogue est, quant à lui, consacré aux loisirs, «
Au temps des loisirs » pour reprendre le titre de l’écrit de Maurice
Fréchuret, un riche chapitre très largement appuyé par les œuvres de
l’artiste avec notamment le thème récurrent du cirque ou encore celui des
cyclistes…
Enfin, cette riche étude se poursuit avec une analyse signée Benoit Decron
et mettant judicieusement en parallèle les œuvres de Fernand Léger et de
Pierre Soulages. Deux artistes majeurs qui se sont rencontrés à la sortie
de la Seconde Guerre mondiale et dont les œuvres – ainsi qu’en témoigne ce
catalogue, traversent le temps, nous étonnant toujours par leur force et
leur modernité. Une belle mise en perspective qui se referme sur la vie et
le parcours du peintre normand qui gagna la capitale à dix-neuf ans,
s’exilera aux États-Unis avant de revenir en France… Une vie aux «
Couleurs de la vie », ainsi que le souligne Nelly Maillard, ou « La vie à
bras-le-corps », titre évocateur de ce riche catalogue.
Jacques Mercier : « L'Art de l'Éthiopie » ; 334
pages, 26,5 x 31,2 cm, Editions Place des Victoires, 2021.

Alors qu’ils sont incontournables et remontent à l’aube du christianisme,
les arts de l’Éthiopie ne disposaient curieusement pas de monographie
retraçant de manière exhaustive leur importance. C’est chose faite – et
bien faite – dorénavant avec l’ouvrage réalisé par Jacques Mercier.Ce
spécialiste a en effet mené depuis plus d’un demi-siècle des études sur
plus de 350 églises, sans oublier les riches collections de ce pays
souvent méconnues de l’occident. Le résultat s’avère éblouissant dans tous
les sens du terme et étonnera très certainement plus d’un lecteur. Toute
personne ayant eu la chance de se rendre dans ce beau pays a pu se re
rendre compte de la prégnance et de la force du christianisme dans cette
société.

Associant origines légendaires et avérées, cette riche histoire se
conjugue à une foi toujours aussi fervente puisant à des racines
millénaires notamment celles de la légendaire reine de Saba à la source de
la Bible éthiopienne. Entre légende et histoire, l’Ancien Testament évoque
ainsi le fameux épisode de la reine de Saba, nommée Melket Hava (1 Roi 10,
1-13), Reine de Midi dans l’Évangile de Luc (11, 31), et Balkis dans le
Coran. Conquise par la sagesse du légendaire roi Salomon, cette reine
décida d’abandonner les dieux qu’elle vénérait jusqu’alors et rapportera
dans son pays, la future Éthiopie, le culte du Dieu d’Israël et peut-être
même l’Arche de l’Alliance. La légende veut, par ailleurs, qu’elle eut un
enfant de Salomon nommé Ménélik 1er, premier empereur d’une longue
dynastie qui ne s’éteindra qu’au XXe s.
Mais, c’est véritablement au IVe siècle de notre ère que le christianisme
deviendra en cette contrée africaine la religion prédominante. Au milieu
du IVe siècle, l’empereur Constance II demanda, en effet, aux rois d’Axoum
de présenter officiellement leur évêque nommé Frumentius à Alexandrie afin
de vérifier que leur foi était bien conforme au reste de l’Empire romain.
Le royaume d’Axoum se situait sur les hautes terres du plateau abyssin, à
la croisée des riches routes commerciales entre l’Inde et la Méditerranée.

L’hellénisme et
la langue grecque étaient parvenus jusqu’en ces lieux au sud de l’Égypte
et des croix retrouvées datant du IVe siècle confirment le développement
de la religion chrétienne en ces terres reculées, même si les divinités
traditionnelles resteront cependant toujours présentes, soit concurremment
ou le plus souvent associées à la nouvelle religion. Depuis cette époque,
bien que l’histoire du développement du christianisme en Éthiopie demeure
quelque peu méconnue, l’Église chrétienne éthiopienne fut rattachée à
l’Église d’Alexandrie, un rattachement qui perdurera jusqu’au XXe s. La
langue éthiopienne conservera jusqu’à nos jours cette mémoire biblique et
sera souvent à l’origine de nombreux traits culturels de ce pays africain
riche de légendes et d’histoire en nourrissant largement l’inspiration
d’artistes offrant de splendides peintures religieuses abondamment
illustrées dans cet ouvrage d’art (la période couverte allant des origines
jusqu’au Siècle d’or). De nos jours encore, le christianisme en Éthiopie
demeure très actif, particulièrement depuis la fin de la dictature
militaire en 1991, et représente 60 % de la population. À ce titre seul et
sans oublier la remarquable somme réunie par Jacques Mercier, cet ouvrage
ne peut que prendre place parmi les sources de référence sur l’Éthiopie.
« The Jaguar Book » de René Staud ; 304 pages,
Editions teNeues Verlag, 2022.

C’est un hommage mérité adressé à l’une des marques iconiques des voitures
de luxe que publient les éditions teNeues avec cet ouvrage somptueux. Le
seul nom de Jaguar évoque, en effet, instantanément des carrosseries
rutilantes, des intérieurs feutrés aux fragrances de cuir… Depuis cent
ans, la marque britannique est synonyme d’élégance et de raffinement, un
raffinement discret et non ostentatoire.
Le photographe René Staud retrace ainsi cette incroyable histoire marquée
par des dates clés avec la fameuse Type E des années 30 sans oublier
d’autres voitures toutes aussi réputées que la XK 140 ou encore la SS90.
Cette aventure relatée par ce passionné de voitures de luxe se trouve mise
en scène de manière époustouflante par 175 illustrations aussi somptueuses
les unes que les autres, faisant participer le lecteur à cette fascination
toujours renouvelée pour la marque Jaguar jusqu’à notre époque
contemporaine avec le dernier modèle tout électrique. Dimension sportive
et univers du luxe se côtoient dans ces pages de rêves où les fameuses
icônes du grand écran avec James Bond viennent encore ajouter au mythe
Jaguar.
C’est toute l’aventure de la marque au fameux félin qui se trouve ainsi
racontée dans ce livre d’art qui marquera l’histoire de l’édition
consacrée au monde automobile.
Texte en anglais et allemand.
« Emma Kunz Cosmos - A Visionary in Dialogue with
Contemporary Art » de Yasmin Afschar; Version Anglais / Allemand ; Relié,
248 pages, en collaboration avec the Aargauer Kunsthaus, Aarau, Editions
Scheidegger & Spiess, 2021.

C’est à l’univers fascinant de l’artiste suisse Emma Kunz (1892-1963)
auquel convie ce remarquable ouvrage paru aux éditions Scheidegger &
Spiess et qui a reçu le prix récompensant le plus beau livre allemand de
2021. Ce personnage singulier fut à la fois une artiste et une guérisseuse
reconnue pour ses dons de télépathie en Suisse. Cette singularité l’a
conduite à exprimer sa sensibilité en d’étonnants dessins géométriques, à
l’architecture envoutante et conduisant à une vision dépassant celle du
monde sensible. Aux frontières des mandalas ayant inspiré son compatriote
et psychanalyste Carl Gustav Jung, son travail ne saurait laisser
indifférent. L’iconographie soignée pour ce beau livre réalisé à
l’occasion de la grande exposition qui lui a été consacrée à l’Aargauer
Kunsthaus en Suisse met en rapport le travail d’Emma Kunz avec celui de
nombreux artistes contemporains livrant parallèlement leurs propres
créations. Le personnage, secret et vivant retiré à l’écart de la scène
artistique a ainsi exploré de multiples sujets dont la médecine, la
nature, le surnaturel, l’animisme… Cet intérêt décloisonné l’a conduit à
élargir encore ses perceptions et à les traduire en d’étonnantes
architectures renvoyant à l’organisation du cosmos tout autant qu’aux
méandres de nos cerveaux.
L’ouvrage propose un véritable dialogue entre le travail de l’artiste et
celui d’artistes contemporains réunis pour l’occasion tels Agnieszka
Brzezan´ska, Joachim Koester, Goshka Macuga, Shana Moulton, Rivane
Neuenschwander et Mai-Thu Perret. Accompagné d’essais sur l’ésotérisme
dans l’art contemporain, cet ouvrage ouvrira assurément de nouveaux
horizons pour le lecteur dans cette remarquable publication.
« L’architecture moderne de A à Z » ; 696 pages,
version française, Editions Taschen, 2022.

Incontournable ! Tel est assurément le qualificatif qui sied le mieux à ce
fort ouvrage entièrement consacré à l’architecture moderne et paru aux
éditions Taschen. Appuyé par une splendide iconographie, l’ouvrage offre
aux architectes, professionnels, mais aussi à tout passionné ou amateur
d’architecture une vaste connaissance de l’architecture des XIX et XXe
siècles.
Avec plus de 300 entrées, ce sont en effet à la fois les plus grands
mouvements de l’architecture moderne, mais aussi les plus grands
architectes des deux derniers siècles que le lecteur retrouvera ou
découvrira en ces pages rangés pour une efficacité accrue selon un ordre
alphabétique. Et que de découvertes tant pour les yeux que l’esprit !
Cette somme offre, ainsi, pour chacune des figures majeures de
l’architecture, une brève biographie et surtout une description des œuvres
emblématiques. Des noms internationalement reconnus, mais aussi parfois
injustement moins connus. On y découvre aussi avec curiosité pour nombre
d’entre eux leur photographie ou portrait. C’est l’architecte Aalto qui
ouvre cette bible se refermant presque 700 pages plus loin avec Zumthor
Peter. Chaque nom nous entraîne de par ses réalisations d’une capitale
l’autre ou encore vers une autre région du monde…
Mais le lecteur pourra également se référer selon les différentes entrées
aux nombreux courants ou styles ayant marqué l’histoire de l’architecture
durant ces deux derniers siècles. Bâtiments publics, institutions, églises
ou encore résidences privées cohabitent, ici, soulignant l’extraordinaire
essor et dynamisme de l’architecture moderne. Art nouveau,
constructivisme, expressionnisme…
Des pages magnifiques présentant le plus souvent sur de pleines pages les
plus grandes créations architecturales modernes de notre monde.
Extraordinaire !
Un ouvrage aussi splendide que complet qui ne pourra que trouver sa place
dans toute bonne bibliothèque.
« Pierre Decker – Médecin et collectionneur » de
Gilles Money, Camille Noverraz et Vincent Barras, Édition BHMS, 2021.

C’est un splendide ouvrage – entre biographie, monographie et catalogue –
consacré au célèbre collectionneur d’art suisse Pierre Decker (1892-1967)
qui vient de paraître aux éditions BHMS. Pierre Decker, chirurgien et
professeur d’université de renom qui donna et donne encore aujourd’hui son
nom à de nombreux hôpitaux, sût, également et parallèlement à sa carrière,
réunir avec passion et un goût très sûr une prestigieuse collection
essentiellement constituée d’estampes de Dürer et de Rembrandt. Léguée à
sa mort à la Faculté de médecine, cette exceptionnelle collection a été
transférée et est aujourd’hui au Cabinet cantonal des estampes de Vevey.
Réalisé par des historiens, Gilles Monney, historien d’art, Camille
Noverraz, historienne de l’art et Vincent Barras, historien et médecin,
l’ouvrage livre non seulement un catalogue inédit et complet des estampes
de cette fabuleuse collection, mais donne aussi un beau portrait de ce
personnage hors pair, élégant aux petites lunettes rondes. Ainsi, après
avoir fait « Entrer dans la collection », confiant au lecteur notamment la
conception de l’art de Decker, une conception inséparable de la beauté, le
lecteur pourra-t-il découvrir au travers de nombreux documents pour
certains inédits l’extraordinaire fonds Pierre Decker. Car, le
collectionneur ne réunit pas seulement de son vivant des œuvres de Dürer
et de Rembrandt, mais aussi des artistes contemporains. Cependant, c’est
l’ensemble des estampes que le lecteur pourra surtout en ces pages
découvrir et admirer en leur format original.
Appuyé également par de riches analyses allant de l’histoire de l’art à
l’histoire de la médecine, des études transversales qui assurément
n’auraient pas déplu au célèbre et regretté historien de la pensée que fut
Jean Starobinski, l’ouvrage offre parallèlement une belle mise en
perspective des relations étroites que peut entretenir la médecine avec
les collectionneurs et inversement.
Ce sont ainsi de riches et captivants thèmes - « Philosophie de la
chirurgie », « La chirurgie, art ou science ? » ou encore « La culture
fondement d’un humanisme médical » - que cet ouvrage propose à la
curiosité et à la réflexion.
Une analyse faisant de ce bel ouvrage, bien plus qu’un catalogue des
estampes de la collection Pierre Decker. Au-delà de cette riche et
passionnante étude, l’ouvrage constitue assurément l’un des plus beaux
hommages qui puissent être rendus à ce grand homme d’art et de sciences.
« Vincent Peters – Selected works » ; Relié, 160
pages, 177 photographies noir et blanc, Éditions teNeues, 2021.

On ne présente plus le célèbre photographe de mode Vincent Peters. Ses
photographies pour Vogue, Dior, Yves Saint-Laurent, Glamour, etc., ont
fait depuis longtemps sa renommée. Aussi faut-il saluer l’initiative des
éditions teNeues de publier ce splendide ouvrage réunissant une sélection
des meilleurs travaux de Vincent Peters. C’est avec un souci méticuleux du
détail, de la précision et de l’éclairage que ses photographies ont su non
seulement séduire, mais également s’imposer sur la scène internationale.
Photographiant les plus grandes stars dont Monica Bellucci, Scarlett
Johansson ou Penélope Cruz, recourant parfois à la photographie
analogique, ses réalisations sont aujourd’hui incontournables et présentes
sur le marché de l’art.
Mais, au-delà de la diversité de ses réalisations, l’intemporel est
probablement ce qui caractérise le mieux l’œuvre du photographe. Aussi
n’est-ce pas un hasard si ce magnifique et unique volume regroupe des
clichés en noir et blanc, un choix de sélection qui vient accentuer plus
encore la signature du photographe Vincent Peters. On songe notamment aux
portraits de Laetitia Casta ou d’Emma Watson... Des portraits grand
format, dont certains ont marqué les mémoires à jamais. Rien de répétitif,
mais une recherche toujours renouvelée pour chaque star avec cette
distance intimiste, cet éclairage choisi qui ont fait ses meilleurs
clichés. Charlize Theron, Carolyn Murphy quelques portraits d’hommes
aussi, dont John Malkovich ou encore Edward Burns, un choix de portraits
noir et blanc qui témoignent de l’immense talent du photographe Vincent
Peters.
C’est une réelle splendide mise en perspective, un angle par lequel le
photographe Vincent Peters se révèle dans toute son exigence et rigueur de
travail qu’offre cet album. Cette œuvre où « L’inconscient rencontre la
conscience dans l’acte même de photographier » souligne Vincent Peters en
exergue de cet exceptionnel ouvrage.
« Les Toits de Paris » du photographe Laurent
Dequick, 32 x 25 cm, 120 pages, Éditions Chêne, 2021.

On ne résiste pas à ce superbe livre dans son coffret aux pages pliées en
accordéon et offrant au regard les plus belles vues sur les « Toits de
Paris ». On pourrait passer des heures à les observer, les détailler, les
scruter. Entre ciel et terre, « Les toits de Paris » sont inimitables et
le photographe Laurent Dequick dans des panoramas grandioses et
époustouflants nous les laisse admirer de l’aurore au crépuscule. Des
toits bleu-gris, en zinc faisant miroiter leurs reflets sous la pluie ou
le soleil, en ardoise se confondant avec l’horizon, les « Toits de Paris »
ont inspiré les plus belles chansons et poésies… Il est vrai que « Les
Toits de Paris » sont si reconnaissables sans jamais pourtant être tout à
fait les mêmes, laissant deviner, çà et là les monuments incontournables
de la capitale. Un régal !
« Antoine Coysevox – Le sculpteur du Grand Siècle
» d’Alexandre Maral et Valérie Carpentier-Vanhaverbeke ; Relié, 24 × 32
cm, 580 pages, 976 illustrations, Arthena Éditions, 2021.

Antoine Coysevox (1640-1720), d’origine lyonnaise, compte assurément parmi
les plus grands noms de la sculpture française du Grand Siècle. À la tête
de l’Académie royale de peinture et de sculpture dès 1703, son riche
parcours émaillera de ses inoubliables créations les célèbres châteaux de
Versailles et de Marly. Au service du roi Louis XIV dont il contribuera à
célébrer l’aura par le truchement des arts, Coysevox fait aujourd’hui
l’objet d’une superbe monographie sous la plume d’Alexandre Maral et
Valérie Carpentier-Vanhaverbeke aux éditions Arthena.
L’ouvrage est en effet à la hauteur de l’artiste avec ses 580 pages et 976
illustrations, pour nombre d’entre elles pleine page. Ainsi que le relève
Laurent Salomé en avant-propos, cet ouvrage magistral qui célèbre le trois
centième anniversaire de la disparition du sculpteur réussit le tour de
force de présenter à la fois l’artiste de la Cour et de la ville, le
monumental et le portrait intime. Car Coysevox excelle dans cette
diversité, son art ne se limitant pas aux fastes de la couronne et du
pouvoir dont il parvient même dans cette magnificence à capter
subrepticement certains instants d’intimité (Louis XIV agenouillé à
Notre-Dame portant sa main devant son cœur en signe de piété). Geneviève
Bresc-Bautier, directrice honoraire du département des Sculptures du musée
du Louvre, met en avant dans sa préface cette propension de Coysevox à
être le sculpteur de l’art officiel, mais non pas un « sculpteur officiel
». Après François Girardon, c’est ainsi au tour d’Antoine Coysevox de
bénéficier d’une étude non seulement exhaustive, mais également
passionnante, les auteurs réussissant à saisir et à exposer cette latitude
qu’eut le sculpteur à développer son génie tout en s’insérant dans des
cadres classiques. Cette liberté étonnante pour l’époque et encouragée par
le monarque se développera notamment par le truchement des nymphes et
autres faunes de Marly, ces portraits intimes que l’on jugerait animés
d’un souffle encore perceptible. Coysevox sait rendre la grandeur du faste
royal et des puissants de son temps, mais il parvient aussi à se saisir de
ce « je-ne-sais-quoi » qui insuffle vie à ses créations.
« La
Genèse de la Genèse », Illustrée par l’abstraction, de la création du monde
à la tour de Babel ; Les onze premiers chapitres de la Genèse présentés en
français, en hébreu et en translittération. Nouvelle traduction de l’hébreu,
notes et commentaires de Marc-Alain Ouaknin ; Introduction de Marc-Alain
Ouaknin ; Préface de Valère Novarina, 1 volume relié, 384 pages, 19 x 26 cm,
La Petite Collection, Éditions Diane de Selliers, 2022.

Le livre de la Genèse, primus inter pares, jouit depuis les temps les plus
anciens de cette importance, prééminence constitutive de la naissance de
l’univers, une naissance ou Genèse qu’évoquent en une beauté inouïe ces
pages. Premier livre de la Torah et de la Bible, sa poésie n’a d’égale que
ses principes qui pendant longtemps ont pris une valeur littérale
d’explication du monde. Si, cette conception n’est, certes, plus prise à la
lettre (à l’exception de certains regrettables mouvements contemporains
créationnistes), ses récits et enseignements demeurent néanmoins enracinés
dans l’inconscient collectif de nos contemporains et la source d’eau vive de
millions de croyants, Juifs, Chrétiens d’occident et d’orient. Il suffira
pour s’en convaincre de revenir à l’étymologie même du mot Genèse, Beréshit
ou « Entête » pour les Hébreux, et que saint Jérôme traduira, pour sa part,
par « In principio ». Le monde ne se conçoit que par ces principes premiers
« à la tête » de toute autre chose ou être…
Aussi, quelle belle et heureuse idée de faire dialoguer ce mystère,
inexplicable pour la raison, avec la peinture abstraite, un choix inspiré
retenu pour cette exceptionnelle édition de la Genèse à partir d’une
nouvelle traduction de l’hébreu signée Marc-Alain Ouaknin.

Ce splendide livre d’art et de foi maintenant disponible
dans La Petite Collection des éditions Diane de Selliers rend témoignage à la magnificence du récit
unique de La Genèse. La Genèse, texte fondateur des traditions juives et
chrétiennes, comprend précisément sept jours pour la création du monde. Si
le style et la diversité de ces chapitres laissent plutôt penser à une
pluralité de rédacteurs s’échelonnant du VIIIe s. au IIe siècle av. J.-C.,
la tradition aime à en attribuer la paternité à Moïse… La présente édition a
retenu les onze premiers chapitres, un choix judicieux dans la mesure où la
composition comme souvent dans la littérature hébraïque part du général vers
le particulier avec la création de l’univers, l’humanité, les luttes
fratricides, le déluge et le recommencement… Les influences culturelles ont
été fort grandes pour la genèse de cette Genèse, s’inspirant de sa proximité
avec la culture du Proche-Orient, et dont la Bible recueillera de nombreux
traits revisités par l’inspiration de ses rédacteurs, on songe notamment au
Déluge trouvant leur antériorité dans la culture sumérienne et l’épopée d'Atrahasis
reprise par celle de Gilgamesh.
Fort de cet héritage immémorial, Marc-Alain Ouaknin, philosophe et rabbin,
propose pour cette publication d’exception une nouvelle traduction à partir
de la langue hébraïque en associant rigueur de la langue et poésie, syntaxe
hébraïque et authenticité de la langue biblique.

Cette poésie biblique est encore accentuée par la mise en
page retenue et la reproduction du texte hébreu et de la translittération au
regard du texte français. Une présentation pensée et des plus soignées
offrant une nouvelle poésie, celle de la lettre et de sa graphie, les plus
grands calligraphes témoignant qu’il n’est pas nécessaire de connaître une
langue pour en apprécier sa poésie… L’impression de dialogues et de liens
inextricables qui dépassent leurs auteurs se trouve enfin sublimée par les
choix au soin tout aussi méticuleux d’œuvres de l’abstraction, telles ces
Constellations de Picasso, Une courbe libre vers un point de Kandinsky,
Braque et L’oiseau noir et l’oiseau blanc, Mondrian, Poliakoff et bien
d’autres dont, étrangement, les œuvres semblent être « éclairées » par le
texte de la Genèse « révélant » ainsi un dialogue des plus féconds .
Régulièrement, s’imposent aussi dans cette belle partition des « silences »
avec des textes non moins inspirants de philosophes ou d’artistes dont,
notamment, Vladimir Jankélévitch ou encore Marcel Duchamp ; Des « reprises
de souffle » venant approfondir encore l’appréhension et la lecture du Livre
de la Genèse ouvrant ainsi à une des plus belles méditations…
Une « Symphonie biblique », ainsi que la nommait autrefois le grand André
Chouraqui et qu’introduit Valère Novarina dès sa préface. Amoureux du mot et
de la langue, Valère Novarina explore avec le lecteur ces intrications
secrètes qui nourrissent le premier des premiers livres de la Bible. Une
lecture par une autre porte, celle de la Parole comme rythme, pulsation
universelle qui irradie ce texte premier. Un ravissement !
Philippe-Emmanuel Krautter
« Bonnard – Les couleurs de la lumière » ; sous
la direction d’Isabelle Cahn, de Guy Tossatto et Sophie Bernard ;
Cartonné, 175 illustrations, 320 pages, Editions In Fine, 2021.

À souligner, la parution à l’occasion de l’exposition au musée de Grenoble
consacrée au célèbre peintre Pierre Bonnard d’un fort et beau catalogue
intitulé « Bonnard – Les couleurs de la lumière » aux éditions In Fine.
Ce titre approprié « Les couleurs de la lumière » tisse - à l’image du
bonheur qui caractérise le peintre - le fil conducteur de cet ouvrage
réalisé sous la direction d’Isabelle Cahn, de Guy Tossatto et Sophie
Bernard. Appuyé d’une vaste iconographie, reproductions, affiches et
photographies, l’ouvrage offre en première partie de riches essais livrant
de belles clés de lecture pour appréhender l’œuvre de Bonnard. On songe à
ces célèbres toiles aux intérieurs intimes et aux fenêtres ouvertes, aux
nus féminins ou encore à ses fameux chats…
Bonnard fut un peintre ayant toujours eu, par le prisme de la lumière et
des couleurs, un rapport très subjectif au temps et à l’espace ainsi que
le soulignent dans leur écrit tant G. Tosatto qu’Isabelle Cahn avec cet «
arrêt du temps » qui le caractérise. Y sont également abordés les thèmes
des objets ou du jaune si chers à l’artiste, « Un art du paradoxe » que
développe dans sa contribution S. Bernard.
Des textes révélant toute la singularité de Pierre Bonnard, cet artiste
qui fut un temps Nabis et qui admirait tant Claude Monet. C’est
d’ailleurs, à quelques kilomètres de Giverny - Giverny où il rencontrera à
plusieurs reprises le père de l’Impressionnisme, que le peintre achètera
une propriété en 1912, à Vernonnet précisément.
L’ouvrage se poursuit, en seconde partie, par le catalogue des œuvres de
Bonnard selon « Les couleurs de la lumière » propres aux lieux de sa vie.
Ainsi, retrouve-t-on le Grand Lemps et les couleurs pour le peintre des
étés en famille, mais aussi bien sûr, les « Lumières de Normandie » ou
encore celles « Sous le soleil du midi » notamment du Cannet où le peintre
s’établit en 1926. Le Cannet que le lecteur pourra découvrir grâce au
porte-folio réalisé par Bernard Plossus.
Lumière, reflets, diffractions et couleurs nimbent, scintillent ou
miroitent dans l’œuvre de Pierre Bonnard comme autant de sensations,
vibrations et émotions.
Un beau et riche catalogue qui viendra compléter toute bonne bibliothèque
d’art.
« Paravents japonais » sous la direction
scientifique d'Anne-Marie Christin, édité par Claire-Akiko Brisset et
Torahiko Terada ; 35 x 25 cm, 280 pages, 250 illustrations couleur,
Reliure japonaise, impression métallisée dorée pour l'illustration de
couverture et le coffret à rabats illustré, Citadelles & Mazenod, 2021.

Véritable évènement éditorial, la parution des éditions Citadelles &
Mazenod consacrée à l’art des byobu, plus connus sous le terme occidental
de paravents devrait non seulement séduire les spécialistes de l’art
japonais traditionnel, mais également susciter l’admiration de tout
amateur d’art. L’ouvrage réalisé sous la direction scientifique
d'Anne-Marie Christin et édité par Claire-Akiko Brisset et Torahiko Terada
bénéficie en effet d’une véritable recherche scientifique faisant de cette
somme en langue française une référence en la matière. Pour cela, ce sont
plus de cent chefs-d’œuvre qui ont été réunis en une splendide
iconographie afin de présenter dans toute sa beauté cet art ancestral du
Japon.
Cet ouvrage à la présentation luxueuse avec sa couverture métallisée
dorée, fruit de l'expertise scientifique d'une équipe franco-japonaise
explore, en effet, cet art étonnant qui n’a pas d’équivalent en d’autres
pays. À l’image des nombreux arts traditionnels du Japon, le savoir-faire
et la minutie des meilleurs artisans ont été convoqués afin d’ériger cet
objet initialement pratique en une véritable œuvre d’art, support de la
créativité des artistes les décorant. La conception même du paravent offre
cette alternance entre plis et déploiements, faces cachées ou visibles,
suggérant ainsi tout un jeu de renvois et références complexes.

Dès l’époque Nara au VIIIe siècle jusqu’à nos jours, le paravent au Japon
a fait l’objet d’une réflexion à part, bien distincte de celle de la
peinture, de la calligraphie ou de l’estampe. Objet incontournable des
temples et demeures aristocratiques, le paravent masque autant qu’il
suggère en une variété presque infinie de motifs et de représentations au
fil des siècles ainsi qu’en témoignent les superbes illustrations
présentées en un généreux format 35 x 25. Sur ces mobiliers fruits d’un
assemblage de châssis de bois recouverts de papier, les plus grands
artistes apposeront leur signature tels Sôtatsu, Kôrin, Rosetsu ou encore
Hokusai…

Cet art sera l’occasion également de déployer sur ces larges surfaces de
plusieurs mètres parfois de longues évocations d’œuvres littéraires
incontournables du Japon tel Le Dit du Genji en une multitude de scènes
familières aux lettrés les admirant. Cet art permettra également d’évoquer
à l’envi les thèmes favoris du bouddhisme japonais avec ces scènes épurées
où pins, bambous, prunus, monts enneigés ou encore de stoïques hérons
posent les jalons d’une culture où chaque détail fait signe. Un ouvrage
clé afin d’entrer dans l’art du Japon.
« Leyli et Majnûn » de Jâmi ;
Illustré par les miniatures d’Orient ; Traduction du persan, notes et
introduction de Leili Anvar ; Direction scientifique de l’iconographie et
introductions d’Amina Taha-Hussein Okada et Patrick Ringgenberg ; 180
miniatures persanes, mogholes, indiennes, ottomanes et turques du XIVe au
XIXe siècle ; Glossaire et repères chronologiques ; 1 volume, relié, sous
coffret. 24,5 × 33 cm, 432 pages, Éditions Diane de Selliers,2021.

C’est à l’univers fascinant de la plus belle poésie persane auquel nous
convie ce merveilleux volume « Leyli et Majnûn » de Jâmi publié par les
éditions Diane de Selliers. Cet ouvrage, véritable livre d’art, s’avère
dès les premières pages plus qu’un beau livre. Puissante ode à l’amour, ce
texte connu des spécialistes et amoureux de la poésie persane se trouve
désormais proposé par cette splendide édition à un plus large public, un
public qui devrait spontanément tomber sous le charme de la beauté de ce
récit amoureux perdu dans les sables d’Arabie…
Le récit trouble en effet le lecteur car à l’image des quêtes éperdues qui
ont jalonné la littérature occidentale, l’aveu public de son amour pour
une jeune fille va conduire un jeune poète à un désespoir que certains
qualifieront de folie, « majnûn » en persan. Folie d’amour, quel thème
inspirant de nos jours où calcul et raison prévalent si souvent. En ces
pages admirablement enluminées d’une iconographie des plus inspirantes
avec ces miniatures d’orient, la poésie se décline en autant de grains de
sable du désert. Fluides, passionnées, insaisissables et pourtant
omniprésentes, ces amours métamorphosent Majnûn au point que son être, à
l’image de son âme, s’en trouve bouleversé.

Tels les fous de Dieu qui quittaient la société pour
l’isolement du désert, le poète à qui l’amour de Leyli se trouve interdit
se réfugie dans les sables d’Arabie où il guettera les reflets de sa
bien-aimée. Cette absence conduit au fil des jours à une présence, cette
présence absolue de l’amour qui s’apparente rapidement à l’amour divin
avec lequel il se confond. Ainsi que le souligne Leili Anvar dans sa
préface « La poésie de Jâmi est douce parce qu’elle a pour vocation de se
mêler au souffle de la vie, murmurant à l’oreille de l’âme une mélodie à
nulle autre pareille. C’est aussi pourquoi l’on ne peut parler d’amour
qu’en termes poétiques et que le chant le plus suave est celui de l’Amour.
»
A l’image du Cantique des Cantiques dans la Bible, ce récit bouleverse le
lecteur car il le conduit dans les tréfonds de ses émotions les plus
intimes, se demandant qu’est-ce qui détermine une vie ? Cette dernière
peut-elle être conditionnée à l’amour de l’autre ? Toutes ces questions
qui interrogeront l’homme, jusqu’à ce que la psychanalyse ne s’en
saisisse, se trouvent au cœur de cette poésie persane mémorable, telle
cette gouache du début du XVIe siècle évoquant Majnûn dans les bras de
Leyli, le jeune homme apparaissant sous les traits d’un ascète au visage
et au corps émaciés par sa retraite. Le pouvoir de l’amour transcende
ainsi toutes les contingences de la vie, y compris celles de la beauté, de
la richesse et des honneurs du monde.
« Georges de La Tour » de Jean-Pierre Cuzin ;
Relié sous jaquette et coffret illustrés, 32.5 x 27.5 cm, 390 ill.
couleur, 384 pages, Editions Citadelles &t Mazenod, 2021.

La vie de Georges de La Tour est toujours demeurée, pour les historiens,
lacunaire. Encore aujourd’hui sa vie et son œuvre demeurent un mystérieux
puzzle. Mais quel merveilleux mystère cependant ! Aussi n’est-ce pas
étonnant que Jean-Pierre Cuzin, historien de l’art réputé, ait souhaité
proposer dans ce splendide ouvrage paru aux éditions Citadelles et Mazenod
un pertinent et nouvel éclairage sur l’œuvre de ce fantastique peintre. Et
comme on le comprend ! Comment ne pas être en effet fasciné par ces
éclairages, ces ambiances, ces clairs obscurs ? on songe à « La Madeleine
pénitente » qui orne le coffret de l’ouvrage ou encore au « Saint Joseph
charpentier ». Des œuvres dont l’auteur nous donne également à voir de
beaux détails ou des radiographies pour mieux appuyer ses thèses et
analyses.

Oublié à sa mort au XVIIe, pendant presque trois siècles, Georges de La
Tour est assurément un « rescapé ». Il y a un siècle encore, aucune
histoire de la peinture ne le mentionnait, souligne Jean- Pierre Cuzin en
son introduction. La reconnaissance de Georges de La Tour relève donc d’un
miracle ou plus exactement d’une chaine ininterrompue de miracles dus à de
géniales et multiples audaces, intuitions, persévérances et hasards. Une
incroyable redécouverte qui se poursuit encore aujourd’hui avec bonheur
grâce à ce riche ouvrage. C’est véritablement à une enquête alerte,
vivante et passionnante à laquelle le lecteur est convié.
Appuyé par une vaste et magnifique iconographie, l’auteur réévalue en
effet en ces pages œuvres et archives, réexamine celles attribuées et les
copies, et livre au regard des dernières recherches, chapitre après
chapitre, une passionnante biographie renouvelée de l’artiste. Sous la
plume de Jean-Pierre Cuzin, Georges de La Tour nous apparaît, retrouve
ainsi vie dans son époque, ses œuvres reprennent place dans cette vie
d’artiste qui peignit pendant une quarantaine d’années. Ainsi, après les
années de jeunesse et de formation, le lecteur pourra suivre le peintre de
son début de carrière à sa venue à Paris et reconnaissance dans les années
1630-1640. Les grandes toiles de l’artiste de 1640-1645 y sont également
largement analysées notamment la célèbre « Adoration des bergers » avant
que Jean-Pierre Cuzin n’aborde les dernières années du peintre.
Si ses œuvres nocturnes sont les plus connues, ses œuvres diurnes ne
sauraient cependant être oubliées. Car, ainsi que le souligne l’auteur, la
carrière du peintre n’est pas sans évolution ni volte-face ou
contradictions avec des œuvres extrêmement variées et déconcertantes.
N’évitant aucune difficulté, fort de nombreuses études de toiles ou
détails, Jean-Pierre Cuzin n’hésite pas à souligner incohérences et
contradictions, problèmes et incertitudes que soulèvent encore de nos
jours l’œuvre et la biographie d’un tel artiste. Mais, conscient de ces
incontournables difficultés – du caractère périlleux de l’entreprise,
écrit-il -, Jean-Pierre Cuzin a su par cet ouvrage de référence relever ce
beau défi de redonner à Georges de La Tour toute sa grandeur. Une gloire
longtemps oubliée, mais pourtant incontestable en ces pages !
« Jésus dans l'art et la littérature » de
Pierre-Marie Varennes ; coédition Magnificat et Éditions de la Martinière,
2021.

Pierre-Marie Varennes a su se saisir dans ce beau livre coédité par
Magnificat et les éditions de La Martinière du mystère de l’Incarnation ;
un thème fort mis ici en perspective par le filtre de l’art et de la
littérature. Grâce à une belle iconographie de 150 chefs-d’œuvre d’art
sacré et 50 grands textes de la littérature, cet ouvrage, en touches
successives, nous rapproche page après page à la fois de la richesse des
images du Christ livrées par les plus grands artistes tout en proposant au
lecteur d’approfondir son propre regard grâce à d’inspirantes méditations
et lectures. Si la lectio divina est bien connue des fidèles épris
de la richesse des Écritures, l’exercice suggéré par Pierre-Marie Varennes
s’en rapproche quant à lui grâce à l’art. Quelle âme n’a en effet ressenti
une émotion certaine face à ce regard puissant du Rédempteur ni tremblé
face à la douleur du Christ en Croix ? L’ouvrage guide le lecteur dans ce
chemin de l’art en rappelant les grands courants artistiques, mais aussi
leur singularité quant à l’art sacré. Ainsi que le souligne l’historien de
l’art Edwart Vignot dans sa préface, cet ouvrage réunit à lui seul un
florilège d’images porteuses de sens, la reproduction en vis-à-vis du
tableau « Le Portement de croix » du peintre Le Greco en témoigne. Un bel
et riche ouvrage qui guide, suggère et accompagne le lecteur dans sa
propre réflexion de la transcendance sous l’angle de la beauté.
« Pour un Herbier » de Colette, illustré par
Raoul Dufy ; Relié, couverture cartonnée pleine toile, marquage et
vignette Grand in-quarto, 33 x 23 cm, 96 p., Éditions Citadelles &
Mazenod, 2021.

Les amoureux des lettres, des arts et de la nature ne pourront que saluer
cette belle et heureuse initiative des éditions Citadelles & Mazenod de
rééditer aujourd’hui le splendide ouvrage écrit par Colette et illustré
par Raoul Dufy. « Pour un herbier » fut initialement publié en 1971 dans
une édition de luxe par les célèbres éditions Mermod.
Grâce à cette belle publication à l’identique, nous pouvons aujourd’hui
redécouvrir toute la finesse et l’amour de Colette pour la nature et les
herbiers. Un herbier consacré aux fleurs et dialoguant, ici, avec toute la
délicatesse des formes et couleurs de Raoul Dufy. Un fac-similé enchanteur
réalisé à partir de l’édition originale conservée à la bibliothèque de
l’Institut national d’histoire de l’art, plus précisément à partir de
l’exemplaire réservé à l’artiste et aux collaborateurs appartenant à la
collection Jacques Doucet.

Colette aimait cet ouvrage réjouissant les sens et dont chaque page est un
émerveillement. Une délicatesse et une fraîcheur offertes dans une édition
soignée aux dessins à la mine de plomb et aux aquarelles pleines pages.
Les fleurs s’y épanouissent sous la palette du peintre et trouvent sous la
plume de l’écrivain leur plus délicat parfum.

Le
lecteur dans cette promenade printanière y découvrira au détour des pages
la douceur d’un vase du muguet ou la fraîcheur des lys, des pavots, d’un
gardénia en un monologue à nul autre pareil ou encore ces anémones
devenues si rares de nos jours…
Lorsque l’une des plus célèbres femmes des lettres françaises rencontre
pour le plus grand plaisir des sens l’un des plus enchanteurs des
aquarellistes… une merveille !
« À la table de Flaubert » de Valérie Duclos avec
les photographies de Guillaume Czew ; 21 x 28 cm, 128 p., Éditions des
Falaises, 2021.

C’est à une jolie promenade à la fois littéraire et gourmande à laquelle
nous convie Valérie Duclos avec cet ouvrage « À la table de Flaubert »
paru aux éditions des Falaises. Accompagné et superbement illustré par les
photographies de Guillaume Czew, ce sont les goûts et l’appétit de vie du
célèbre écrivain et tout l’art de vivre normand qui sont ainsi mis à
l’honneur.
Le lecteur pour son plus grand plaisir y retrouvera ainsi des recettes
données dans les œuvres de Gustave Flaubert, et dont certaines ont été
pour l’occasion créées ou revisitées par des chefs contemporains normands.
Ainsi, dégusterons-nous la « Tourte de caille » de Madame Bovary, le «
Rumsteack au caramel de framboise » de Salammbô ou encore la « Soupe à
l’oignon » de Bouvard et Pécuchet. Recettes, repas, dîners, tables et
scènes de vie, tous ces savoureux moments flaubertiens revivent, en ces
pages, comme par magie.
Valérie Duclos souligne en son introduction qu’elle entend bien convier
ses lecteurs non seulement à une escapade gourmande mais aussi « à une
ballade littéraire, culturelle, architecturale, normande (…) » Des
ambiances où vécut l’écrivain, Rouen, Croisset, ou des lieux normands
décrits par Flaubert lui-même. Références littéraires, paysages et style
normand, recettes plus tentantes et alléchantes les unes que les autres,
le lecteur ne peut que se laisser agréablement entraîné dans cette
escapade épicurienne.
Des plaisirs de table en compagnie de Flaubert aussi joliment présentés
que savoureux. Comment y résister ?
« La Normandie de Flaubert », Collectif,
Association des Amis de Flaubert et de Maupassant, Photographies d’Éric
Bénard, Éditions des Falaises, 2021.

En cette année qui marque le deux centième anniversaire de la naissance de
Gustave Flaubert, comment ne pas parcourir la Normandie, sa Normandie ?
Normand de par sa mère, né à Rouen, il passa principalement sa vie au
Croisset où il mourut en 1880. Certes, le célèbre écrivain fit de
multiples allers-retours à Paris, mais il préférait s’enfermer dans cette
maison du Croisset, lieu de prédilection où il écrivit ses œuvres. C’est
d’ailleurs, en cette Normandie natale, que Flaubert plaçât ses œuvres
majeures, que ce soit « Madame Bovary », d’« Un cœur simple » situé à
Pont-L'Évêque jusqu’à « Bouvard et Pécuchet » ayant également pour cadre
le Calvados… A Croisset en Normandie, il aimait aussi y inviter ses amis,
le jeune Maupassant ou encore Tourgueniev qui se fit souvent attendre.
Ainsi que le souligne Yves Leclerc, président des Amis de Flaubert et de
Maupassant, en son introduction l’écrivain fut « trois fois normand ». A
ce titre, un ouvrage dédié à « La Normandie de Flaubert » s’imposait !
Paru aux éditions des Falaises sous l’égide de l’Association des amis de
Flaubert et de Maupassant, c’est un plaisant ouvrage collectif, riche et
joliment illustré par les photographie d’Éric Bénard, que le lecteur
pourra découvrir. De « La Normandie au temps de Flaubert » aux lieux de
mémoire d’aujourd’hui en passant par cette Normandie littéraire qui habite
ses œuvres ou encore la visite du « Pavillon de Flaubert à Croisset »,
seul vestige de la propriété de Flaubert, l’ouvrage se parcourt aussi
agréablement qu’une belle escapade ou un roman.
« Le Renouveau de la Passion - Sculpture
religieuse entre Chartres et Paris autour de 1540 » ; Catalogue
d’exposition au Musée national de la Renaissance - Château d'Écouen sous
la direction de Guillaume Fonkenell, Editions In Fine éditions, 2020.

Le catalogue de l’exposition du Musée de la Renaissance propose une
passionnante évocation de l’univers de la sculpture gothique au milieu du
XVIe siècle. Au tournant de la Renaissance une véritable mutation de la
sculpture religieuse s’accomplit en effet entre Paris et Chartres. Face à
la persistance de l’art gothique en France, des artistes vont ainsi
développer un nouveau langage formel qui sera qualifié de « classique ».
Des artistes comme Jean Goujon souhaitent dès lors renouveler l’art sur un
plan formel ainsi que ses trois œuvres commandées pour
Saint-Germain-L’Auxerrois, les décors de la façade du Louvre et pour la
fontaine des Innocents à Paris en témoignent. Une certaine distance
temporelle se trouve marquée, avec un retour aux standards de l’Antiquité
et le souhait de représenter les Évangélistes au temps des Romains.
Le catalogue montre bien comment un autre artiste comme François Marchand
a su également illustrer cette évolution, de Chartres où il commença sa
carrière, jusqu’à Paris en sculptant le tombeau de François Ier. En un
retour à l’antique et une proximité avec la Renaissance italienne, une
violence passionnelle et une véritable virulence émotive peuvent être
perceptibles dans les œuvres de cet artiste, signe de cette profonde
mutation.
Ce catalogue richement illustré fait la brillante démonstration que ces
sculpteurs du XVIe s. ont su par la puissance plastique de leurs œuvres
conjuguer d’une manière repensée la dignité et le drame de la Passion du
Christ.
« Alfred Sisley - Catalogue raisonné des
peintures et des pastels » de Sylvie Brame et François Lorenceau ; 560 p.,
25 x 32 cm, Illustrations : env. 1100, relié sous jaquette couleur,
Bibliothèque des Arts, 2021.

Les éditions La Bibliothèque des Arts viennent de consacrer un catalogue
raisonné de l’œuvre du peintre Alfred Sisley appelé à faire date. Les
auteurs, Sylvie Brame et François Lorenceau, offrent en effet avec cette
somme bénéficiant des dernières recherches sur le peintre un ouvrage
essentiel non seulement pour les spécialistes mais également pour tout
amoureux de l’Impressionnisme. En renouvelant et amplifiant l’édition
originelle parue en 1959 par François Daulte avec le concours de Charles
Durand-Ruel, le présent ouvrage réunit en 560 pages pas moins de 1012
tableaux et pour la première fois les 71 pastels du maître
impressionniste.
Anglais de naissance et français de cœur, Alfred Sisley décide de poser
son chevalet à l’extérieur pour livrer ces tonalités fraiches et
évanescentes d’une nature qu’il ne cessera d’observer notamment en Ile de
France. Il ressort de ces évocations intimes des rives de la Seine, à
l’ouest de la capitale, une attraction secrète qui le ramènera toute sa
vie durant sur ces lieux où l’harmonie se conjugue à la vibration de
l’air. Sylvie Patin, conservateur général honoraire au musée d’Orsay,
souligne en introduction que si Sisley n’avait pas rencontré le succès
escompté de son vivant alors même que son talent était apprécié de ses
pairs, sa notoriété viendra après sa mort.
Les témoignages abondent en effet après sa disparition de la gaieté, de
l’entrain et fantaisie du personnage qui allait connaître très tôt cette
attraction inexorable du paysage et de la nature notamment à Bougival et
Louveciennes où il résida. Lui qui commençait toujours une toile par le
ciel ne cessa d’en admirer les incessants reflets sur les ondes du fleuve
jouxtant sa résidence. Souvent associé à Monet pour cette magie des flots
qu’il sut rendre avec une rare acuité dans ses multiples peintures à
l’huile mais aussi ses pastels, la magie Sisley opère spontanément en
feuilletant les pages de ce somptueux catalogue critique. Surgissent en
effet comme par enchantement des paysages encore vierges des ravages
opérés par la modernité dont il reste encore quelques rares bribes dans
les boucles de la Seine. Ces paysages surpris sur le vif consentent à
livrer dans ces compositions ce témoignage sensible qui anima le peintre
tout au long de sa vie, même lorsque cette dernière l’éloignera de cette
région pour d’autres horizons notamment à Moret-sur-Loing où il terminera
ses derniers jours dans la gêne matérielle et avant même d’avoir été
naturalisé par l’État français…
« Salammbô » ; Catalogue, cartonné, 352 pages,
ill., 240 x 320 mm, Gallimard, 2021.

L’incipit du roman « Salammbô » de Gustave Flaubert « C'était à Mégara,
faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. » est passé à la
postérité pour des générations de lecteurs depuis sa date de publication
en 1862… Fruit d’un travail titanesque qui demanda des années de
préparation à son auteur, « Salammbô » fut non seulement l’occasion de
redonner vie à la cité antique, source de tous les rêves de
l’orientalisme, mais aussi d’explorer en profondeur les passions humaines.
Le catalogue qui vient d’être publié par les éditions Gallimard est à la
hauteur de cette immense fresque à l’occasion de l’exposition qui va se
tenir au MUCEM à partir de cet automne.
Ainsi que le souligne Sylvain Amic en introduction à cette somme
abondamment illustrée de plus de 350 pages, Flaubert présente son dernier
roman cinq après le scandale de « Madame Bovary » qui valut un procès à
son auteur. L’écrivain partit sur place en 1857 et récolta une masse
impressionnante de matériel pour une histoire qui allait se dérouler trois
siècles avant Jésus-Christ. L’auteur souhaita visiblement quitter son
siècle après les tourments occasionnés par « Madame Bovary », pour mieux
plonger dans les arcanes de l’Histoire, une fois de plus, méticuleusement
explorées. Son ami Guy de Maupassant s’interrogeait : « Est-ce là un roman
? N’est-ce point plutôt une sorte d’opéra en prose ? »… La question mérite
d’être posée tant Flaubert déploie dans « Salammbô » à la fois la voix de
ses protagonistes et les couleurs de la scène en un tourbillon proche de
l’art lyrique, ce dernier lui rendant par la suite hommage en étant la
source d’inspiration de nombreuses créations.
Le présent catalogue explore toutes les facettes de cette gigantesque
œuvre qui épuisa son auteur au point de le décourager. Flaubert fait œuvre
d’historien en travaillant sur les sources historiques à sa disposition,
et ira même jusqu’à lire les études médicales les plus poussées de son
temps sur les effets de la faim et de la soif pour ses protagonistes dans
le défilé de la Hache…
Après avoir rappelé la situation historique de Carthage avant Flaubert et
la genèse de l’ouvrage, le catalogue offre de passionnantes sections sur
l’influence du roman sur les arts, notamment pour la peinture, mais aussi
la musique sans oublier le cinéma. Illustré par une foisonnante
iconographie témoignant des liens étroits entre l’œuvre et les arts, ce
catalogue vient ainsi souligner le génie littéraire de Flaubert, et ce, de
la plus belle manière.
« Contemporary Japanese Architecture » de Philip
Jodidio Relié, Édition multilingue: allemand, anglais, français, 24,6 x
37,2 cm, 448 pages, Éditions Taschen, 2021.

Le pays du Soleil Levant a démontré depuis plus d’un demi-siècle que son
architecture avait su suivre et anticiper les tendances les plus
contemporaines de l’architecture moderne. Si l’Exposition universelle
d’Osaka en 1970 a en quelque sorte accéléré ce processus, on ne compte
plus depuis le nombre d’architectes majeurs japonais ayant signé les plus
belles créations tels Tadao Ando, Shigeru Ban, Kengo Kuma ou encore Junya
Ishigami… Pas moins de sept architectes japonais ont remporté le Pritzker
Prize, signe de la vitalité de l’architecture japonaise contemporaine.

Les
éditions Taschen publient aujourd’hui un splendide ouvrage signé Philip
Jodidio, ouvrage à la hauteur de ces réalisations ambitieuses, véritables
traits d’union entre passé et modernité, nouvelles technologies et
écologie. Riche d’une créativité qui surprend à chaque réalisation, le
Japon fascine toujours autant lorsque l’on fait défiler les pages de ce
livre d’art aux généreuses dimensions. Philip Jodidio rappelle les grandes
lignes artistiques qui caractérisent les créations de Tadao Ando,
appréciées dans le monde entier pour leur synthèse réussie entre orient et
occident, de Kengo Kuma (Stade national du Japon pour les derniers JO),
Kazuyo Sejima (Musée Kanazawa d’art contemporain du 21e siècle) et bien
d’autres jeunes architectes associant avec une créativité désarmante
virtuosité et écoresponsabilité.

Trouver et exploiter l’espace au Japon, pays dont la majeure partie du
territoire est occupé par les montagnes, a toujours été un défi lancé par
l’homme. A l’heure de la mondialisation et de la crise écologique, ce
questionnement est plus que jamais au cœur de la réflexion des architectes
japonais. Une interrogation redoublée par les nombreux désastres qu’a
connu le Japon ces dernières décennies, qu’il s’agisse sur le plan
sismique tout autant que nucléaire. Comment concevoir de nouvelles
architectures en un pays si densément peuplé et touché par la force des
éléments ? Tel est le défi relevé avec intelligence et art par ces
créateurs des temps modernes et que ce magnifique livre d’art à
l’iconographie soignée célèbre de la plus belle manière !

« L’art de tisser le rêve » ; écrit par Lydia
Kamistsis avec la collaboration de Lydia Grandjean ; Relié, 25,1 x 30.3
cm, 247 p., Éditions Lienart, 2021.

« L’art de tisser le rêve », « The art of weaving dreams », peut-on
trouver plus joli nom pour un songe ? Or, derrière ce titre enchanteur, se
cache un magnifique ouvrage entièrement consacré à la « Dentelle de
Calais-Caudry ». Un art et un label français à part entière, qui depuis
deux cents ans, a su dans ces villes et paysages du Nord de la France,
perpétuer ce songe devenu réalité, cet univers magique et unique qu’est
celui de la précieuse « Dentelle de Calais-Caudry ». Une dentelle tissée,
et non tricotée, selon un savoir-faire ancestral et magnifiant encore de
nos jours les plus belles réalisations de la haute couture. Qui ne se
souvient de la fabuleuse robe que portait Kate Middleton lors de son
mariage avec le Prince William ?
Écrit par Lydia Kamistsis, historienne de la mode, avec la collaboration
de Lydia Grandjean, déléguée générale de la Fédération Française des
dentelles et broderies, l’ouvrage offre en effet au regard toute la
beauté, le mystère et la magie de cette dentelle liée à l’essor industriel
qui a su traverser l’histoire, les modes et tendances. Habillant, ornant
une robe, un chemisier, un dessous ou la peau elle-même, la dentelle de
Calais-Caudry, symbole de l’éternel féminin, force par sa finesse et
délicatesse l’admiration. Les sens ne sont pas seulement charmés par cet
art à nul autre pareil, ils sont littéralement ensorcelés par tant de
grâce et d’élégance.
Chaque page révèle l’univers infini de la « Dentelle de Calais-Caudry ».
Réalisées exclusivement sur des métiers Leavers, ce ne sont que fleurs,
arabesques, formes géométriques ou autres entrelacs. Un univers envoûtant
livré à un imaginaire défiant le temps et offrant cette beauté dont le
secret semble à jamais nous échapper.
Au fil des chapitres, des textes et de la vaste iconographie qui les
accompagnent, c’est tout cet univers de la « Dentelle de Calais-Caudry »,
des ateliers aux défilés, qui se révèle, se déploie et se perpétue jusqu’à
nous : de la robe de soirée aux vêtements intimistes en passant par le
design ou encore les tissus liturgiques, le lecteur admiratif, ébahi,
s’évade et rêve devant cet art français singulier et unique que nombre de
pays nous envient…
Aussi, n’est-il pas étonnant que cet ouvrage consacré à l’un des fleurons
du patrimoine artistique français ait été réalisé, ainsi que le souligne
Romain Lescroart, Président de la Fédération Française des dentelles et
broderies, grâce au soutien de la Fondation Bettencourt Schueller dans le
cadre du « Prix pour l’intelligence de la main », dont le label « Dentelle
de Calais-Caudry » a été lauréat en 2016.
Au travers des 247 pages de ce splendide ouvrage, ce sont en effet
véritablement toute la beauté et l’âme de la « Dentelle de Calais-Caudry »
qui se trouvent ainsi dévoilées au lecteur.
“Stone Age ; Ancient Castles of Europe” du
photographe Frédéric Chaubin ; Relié, 26 x 34 cm, 416 p., Éditions Taschen,
2021.

C’est un magnifique ouvrage grand format consacré aux « Anciens châteaux
de l’Europe » que signe aujourd'hui le photographe Frédéric Chaubin aux
éditions Taschen. Un ouvrage unique conviant le lecteur à un fabuleux
voyage dans l’histoire, les siècles et l’ensemble de l’Europe à la
découverte des plus beaux châteaux médiévaux.

Pour réaliser ce dernier, Frédéric Chaubin a parcouru pas moins de vingt
et un pays pour nous livrer ces magnifiques et inédites photos des plus
grands châteaux européens encore existants. Isolés sur une île, mystérieux
sur leur haut piton, mais toujours fiers, ces châteaux forts nous
racontent leur histoire et leur architecture, celle de l’époque féodale.
C’est cette étrange beauté préservée du Moyen-âge, face à laquelle le
lecteur demeure ébahi, qu’a su avec talent par son objectif magnifier
Frédéric Chaubin. Châteaux d’Espagne, d’Italie et d’ailleurs, de pierres
ou de briques, parfois rhabillés de gothique ou de baroque, vaincus pour
d’autres par les intempéries ou un tremblement de terre, comment choisir ?

Des photographies pleines pages ou sur double page époustouflantes offrant
au regard des châteaux perchés, massifs, des forteresses perdues ou
cachées dans des paysages à couper le souffle, et livrant les secrets de
leur construction, une architecture de pierre d’un autre temps qui fascine
tant encore de nos jours… Les titres retenus pour les chapitres de ces
splendides photographies révèlent à eux seuls cette fascination du
photographe pour cette « Esthétique des ruines » venue du Moyen-Âge
jusqu’à nous. Du « Jeux des pierres » en passant par cette « Survie
verticale » qui caractérise certains de ces fascinants châteaux ou les
métamorphoses de leur architecture, Frédéric Chaubin emmène son lecteur
dans un voyage inédit dans le temps, bien « Au-delà des frontières »…
Un songe merveilleux de donjons, de tourelles et autres pont-levis…
« L’Heure bleue de Peder Severin Krøyer » ;
Catalogue de l’exposition éponyme au Musée Marmottan Monet de Paris,
Éditions Hazan, 2021.

C’est un superbe et riche ouvrage entièrement consacré au peintre danois
Peder Severin Krøyer (1851-1909) que nous proposent les éditions Hazan. Un
fait rare dans le domaine de l’édition qui mérite amplement d’être salué,
car le peintre Krøyer sut peut-être mieux que quiconque rendre
l’atmosphère singulière qui précède le crépuscule et enveloppe les rivages
du Nord. À ce titre, Krøyer s’imposera comme le peintre de « L’heure bleue
». Successeur de Christen Købke, il fut un des peintres les plus reconnus
et célèbres de son époque.
Peder Severin Krøyer entre à l’académie danoise royale des arts, il sera
l’élève de Frederik Vermehren, puis à Paris de Léon Bonnat. Krøyer
commencera alors une carrière officielle remarquée, l’alternant les
voyages entre la capitale danoise, Copenhague, et Paris ; des
allers-retours qui lui vaudront une carrière et un vaste réseau
international que développent dans leur contribution Mette Harbo Lehmann,
Lisette Vind Ebbesen et Dominique Lobstein.
À partir de 1882, l’artiste danois partagera son temps entre Copenhague et
ce petit village de pêcheurs, Skagen, situé aux confins du Danemark et
connu pour être un lieu privilégié de rencontres d’artistes. En ce lieu
lointain, là où les eaux de la mer Baltique et de la mer du Nord se
rejoignent, la lumière au crépuscule y apparaît incomparable, étonnamment
cristalline, pure et claire. C’est cette « Heure bleue » à nulle autre
pareille qui retiendra l’attention du peintre Krøyer. Des toiles déclinant
toutes les nuances des bleus du Nord, ces heures de l’été nordique où le
sable même des plages se teinte de bleu…
Mais Krøyer sut aussi s’imposer en figure majeure de la peinture de plein
air nordique. Humaniste, il aimait peindre ses proches notamment lorsque
la lumière et le soleil percent dans le vert des jardins, mais aussi les
paysans ou les pêcheurs de Skagen. Des thèmes que développe de nouveau
Mette Harbo Lehmann dans son écrit « Peder Severin Kroyer et la peinture
de plein air danoise. »
Mais, la peinture de Krøyer se révèle plus naturaliste qu’impressionniste,
ainsi que le souligne Erik Desmazières, membre de l’institut et Directeur
du Musée Marmottan Monet. Le peintre trouvera notamment ses sources
d’inspiration en effet dans le mouvement scandinave « La Percée moderne »
initiée par Georg Brandes et dans le naturalisme notamment celui de Zola.
Ce sont ces œuvres admirables que nous donne à voir en une belle mise en
page cet ouvrage. Des œuvres rarement réunies et provenant du musée de
Skagen, mais aussi du musée de Göteborg, des musées de Copenhague, de
Budapest et de Paris. Soulignons, enfin, que Krøyer fut le maître de toute
une génération d’artistes danois dont Vihelm Hammershøi.
Ce magnifique ouvrage « L’Heure bleue de Peder Severin Krøyer » accompagne
au titre de catalogue l’exposition éponyme du Musée Marmottan Monet qui
devait ouvrir ses portes le 28 janvier 2021 jusqu’au 25 juillet 2021.
« Léon Spilliaert - Lumière et solitude » ;
Catalogue d'exposition, 208 pages, 130 illustrations, 22,9 x 29,3 x 2 cm,
Coédition Rmn - Grand Palais / Musée d'Orsay, 2020.

Si le nom de Léon Spilliaert (1881-1946) s’avère, certes, moins familier
qu’un grand nombre de ses contemporains peintres tels Magritte, Ensor ou
encore Delvaux… il n’en demeure pas moins un artiste important de la
première moitié du XXe siècle, ainsi que le démontre le présent catalogue
paru à la RMN.
La reproduction qui illustre la couverture de cet ouvrage offre déjà un
aperçu de l’univers étrange et symbolique qui transparaît de son œuvre
avec cette rue baignée de solitude d’où un trait de lumière surgit. «
Lumière et solitude » tel est le titre de l’exposition retenu par le Musée
d’Orsay pour cette rétrospective consacré à l’artiste belge. Les mondes
esseulés qui envahissent les toiles du peintre ne laissent, en effet, de
surprendre pour leur charge émotionnelle si profonde. Il est des
épurements qui font signe, c’est le cas de Léon Spilliaert. Ses promenades
nocturnes dans la ville d’Oostende ont gravé définitivement son travail
avec cette idée de nuit intérieure qui progressivement se superpose à son
œuvre.
Le symbolisme et l’expressionnisme pour l’art, mais aussi la philosophie
avec Nietzsche, et Schopenhauer, sans oublier la littérature avec
Lautréamont ajouteront à ces questionnements existentiels. Ses « Fillettes
devant la vague » tout comme ses « Sirènes » semblent flotter sur les
éléments, une « Chambre à coucher » devient subitement un laboratoire de
lumière et de pénombre sous le pinceau de l’artiste.
L’autoportrait du peintre réalisé en 1908 devant un miroir menaçant
s’avère être à lui seul tout un programme, visage fantomatique à l’œil
exagéré, scintillement étrange de la matière dans une pénombre
omniprésente… Entre Ensor, Chirico et Magritte, les univers brumeux du
peintre Spilliaert ne sauraient laisser indifférents ainsi qu’en témoigne
ce passionnant catalogue.
« Giorgio Morandi ; La collection Magnani-Rocca »
sous la direction de Guy Tosatto, Stephano Roffi, Sophie Bernard et Alice
Ensabella ; Couverture cartonnée, 22 x 29 cm, 110 illustrations, 256 p.,
Éditions In Fine, 2020.

Qui ne s’est jamais arrêté fasciné, happé, devant une toile du peintre
italien Morandi ? Des natures mortes, principalement, à nulles autres
pareilles, ce dépouillement si habité, ce mystérieux équilibre dont
l’attraction reste énigmatique… Mais connaît-on pour autant cet artiste
majeur du XXe siècle que fut Giorgio Morandi (1890-1964) ?
C’est tout le mérite de ce superbe ouvrage que nous donner à rencontrer un
autre Morandi au travers du regard de l’un de ses plus grands
collectionneurs, Luigi Magnani (1906-1984). Car, les liens qui unissaient
Luigi Magnani à Morandi n’étaient pas seulement de pures relations d’un
collectionneur d’art avec un artiste, mais reposaient sur des liens
d’admiration et d’amitiés profonds, ainsi que le développe Alice Ensabella
dans son écrit « Giorgio Morandi chez Luigi Magnani ; Histoire d’une
collection et d’une amitié ». Aussi est-ce un Giorgio Morandi plus intime
qu’à l’accoutumée que le lecteur pourra rencontrer en ces pages.
Une approche intimiste avec pour cadre la collection Magnani-Rocca
composée de soixante toiles, gravures, aquarelles et dessins. Stefano
Roffi, Directeur scientifique de la Fondation Magnani-Rocca, ouvre pour le
lecteur dans son texte « Luigi Magnani. Le Seigneur de la villa des chefs
d’œuvre » justement les portes de cette fabuleuse demeure abritant la
célèbre collection Magnani-Rocca. Des natures mortes aux objets, bien sûr,
mais aussi retenant des fruits et fleurs, ou encore cette « Nature morte
aux instruments de musique » de 1941, dont le thème lui fut
(difficilement) imposé par Luigi Magnani… Le lecteur découvrira également
des paysages dont le célèbre « Cortile di via Fondazza » à Bologne où
résida l’artiste ou encore cette autre nature morte rare « Nature morte
métaphysique » de 1918, Morandi n’ayant travaillé à ce thème que pour une
douzaine de toiles seulement. Des natures mortes dans lesquelles le
lecteur retrouvera toute la poésie de l’artiste, une poésie singulière qui
fut saluée par les plus grands poètes du XXe siècle, Yves Bonnefoy, Claude
Estéban, mais aussi Philippe Jaccottet, ainsi que le rappelle dans sa
contribution « Admirable tremblement. Giorgio Morandi, peintre des poètes.
» Sophie Bernard.
Sous les influences de Chirico, de Carlo Carra, puis de Giotto, de Piero
della Francesca, et surtout, bien sûr, de Cézanne, Giorgio Morandi n’a eu
cesse de saisir l’énigmatique relation des apparences, de la réalité et de
« la vérité en peinture ». « Un défi qui détermine l’aventure de toute une
vie. Là est le mystère Morandi… » souligne en préface Guy Tossato,
Directeur du Musée de Grenoble.
L’ouvrage offre, enfin, au lecteur de découvrir l’univers intimiste de
l’artiste en retrouvant Luigi Ghirri dans l’atelier même de Morandi, une
visite permettant à Anne Malherbe d’appréhender « L’œuvre (de Morandi) au
prisme de l’atelier ».
Ce remarquable ouvrage est publié aux éditions In Fine à l’occasion de
l’exposition consacrée à Giorgio Morandi au Musée de Grenoble qui devait
ouvrir le 12 décembre 2020 jusqu’au 14 mars 2021.
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PHILOSOPHIE - SOCIETE - ESSAIS - PSYCHANALYSE |
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Jean
Cottraux : « Sortir des émotions négatives », Editions Odile Jacob, 2023.
C’est un véritable et redoutable vadémécum que nous propose Jean Cottraux,
auteur déjà d’une vingtaine ouvrages dont le fameux « La force avec toi »,
avec cette dernière parution « Sortir des émotions négatives » aux éditions
Odile Jacob. Dans un premier temps, Jean Cottraux distingue pour plus de
clarté et compréhension les émotions des sentiments ; une distinction
souvent négligée et qui lui permet de préciser que « le côté obscur des
émotions est celui où sont tapis les mauvais sentiments : ceux qui
pourrissent la vie et que l’on préfère cacher (…) ». Après avoir ainsi
rappelé ce que sont les émotions, les sentiments, passions et humeurs,
l’auteur livre au lecteur un réel programme en huit points de gestion des
émotions négatives. Dénommé PAEN, ce dernier opte pour une approche
dynamique en proposant un programme d’autogestion de nos émotions négatives.
Appuyé par de nombreux tableaux clairs et précis, Jean Cottraux précise que
ce programme « vise à ce que chacun d’entre vous puisse devenir son propre
thérapeute en puisant dans les méthodes bien validées de la thérapie
cognitive et comportementale. »
Jean Cottraux prend soin de compléter et d’illustrer ce programme par deux
autres chapitres, tout aussi majeurs et d’une efficacité certaine exposant,
une à une, « les émotions destructrices pour soi » (angoisse, culpabilité,
la tristesse, etc.) , ainsi que « les émotions négatives pour les autres »
(la colère, l’envie, le mépris, etc.), une approche non autocentrée, donc,
et des plus appréciables distinguant notamment l’envie de la jalousie. Dans
un style clair et concis et au gré de ces chapitres, le lecteur pourra ainsi
pour chaque situation négative envisagée appréhender pleinement point par
point la force de celle-ci, son origine, ses conséquences, et surtout les
solutions et conseils pratiques et efficients pour y faire face. Car, c’est
bien de « Sortir des émotions négatives » dont il s’agit pour pouvoir enfin
se tourner et développer de réelles émotions positives telles que la joie,
le bien-être, la sérénité, mais aussi la créativité...
Un ouvrage qui permettra à chacun de comprendre ses propres émotions
négatives - que celles-ci soient strictement personnelles ou suggérées
collectivement par des jeux de pouvoir et de manipulation - afin de trouver
de nouveaux ancrages, socles d’émotions positives. |
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René
Girard : « La Conversion de l’art » ; Préface de Benoît Chantre et Trevor
Cribben Merril ; Editions Grasset, 2023.
Cet ouvrage regroupe des textes du grand et regretté penseur Renée Girard
disparu en 2015 ; Huit textes précisément - dont cinq de jeunesse, allant de
1950 à 1980 complétés par deux entretiens (extraits) qu’il accorda.
Initialement ce recueil dont R. Girard signa l’avant-propos en 2008
accompagnait une conversation filmée avec Benoît Chantre – « Le sens de
l’histoire », réalisée à l’occasion de l’exposition « Traces du sacré » au
centre-Pompidou de Paris et envers laquelle l’auteur de « Mensonge
romantique et vérité romanesque » entendait se démarquer et opposer une
forte réserve. R. Girard souhaitait par cet ouvrage faire entendre, et
surtout, comprendre « sa méfiance originaire à l’égard de l’art moderne »
dont l’épuisement reposait, selon lui, sur la violence du sacrifice, à
l’instar du religieux archaïque. Pour cela, il retint ces huit textes
marquant la progression de sa pensée, des écrits pour la majeure partie
consacrés à la littérature et allant de son départ d’Europe en 1947 et son
arrivée aux États-Unis jusqu’à la fin des années 80.
Si avec le texte « Où va le roman ? » publié en 1957, R. Girard semble
encore croire à un renouvellement du roman, et au-delà des textes de 1953
consacrés à Saint-John Perse qu’il admire et comprend en arrivant aux
États-Unis ou encore celui consacré à André Malraux, le lecteur retrouvera
déjà en germe dans ces écrits toute la puissance de sa pensée et de sa
théorie mimétique. En ce sens est évocateur ce texte de 1957 consacré à Paul
Valéry et à Stendhal dans lequel le penseur souligne déjà ce « Moi-pur » de
Valéry et sa préférence pour l’égotisme stendhalien.
Girard refuse tout snobisme littéraire ou artistique et, pour l’auteur de «
La violence et le sacré », l’artiste moderne est rongé par la rivalité.
L’article de 1978 consacré à Proust en fait l’éclatante illustration tant
l’auteur de la Recherche est pour Girard « le plus grand théoricien des
miroitements du Moi ». Narcissisme, désir et rivalité imprègnent ces pages,
mais ce sera, surtout, avec des études consacrées à Hölderlin, à Nietzsche
ou encore à Wagner que le penseur confirmera ses intuitions et affirmera sa
théorie. « Leur instabilité - étant selon R. Girard, symptomatique de la
conscience moderne dans son rapport ambivalent au sacré. » On songe, ici, à
l’article de 1986 « Nietzsche et la contradiction ».
La littérature romanesque suppose, pour Girard, afin de se détacher de
l’esthétique, une « conversion romanesque ». Cette dernière étant, dira R.
Girard en 1998, « au cœur de son parcours intellectuel et spirituel ».
Celui-ci avait d’ailleurs tenu à refermer son avant-propos en 2008 en ces
termes : « Je ne voudrais pas qu’on prenne ce livre pour un simple essai
d’esthétique. Cette jouissance m’est étrangère. » Car, ce qui importe à
l’auteur de « Mensonge romantique et vérité romanesque », c’est bien cette «
conversion de l’art », et ce dernier ajoutera : « L’art ne m’intéresse en
effet que dans la mesure où il intensifie l’angoisse de l’époque. Ainsi,
seulement il accomplit sa fonction qui est de révéler. » Un propos qui
structure toute sa pensée et par lequel Bernard Chantre et Trevor-Cribben
Merril ouvrent aujourd’hui la riche préface de cet ouvrage indispensable à
la compréhension de l’élaboration et formation de la pensée de ce grand
penseur que fut René Girard.L.B.K. |
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Bernard
Perret : « Violence des dieux, violence de l’homme ; René Girard, notre
contemporain », Coll. Seuil La couleur des idées, 368 p., 2023.
Un ouvrage incontournable aux éditions du Seuil, tel est assurément
l’ouvrage de Bernard Perret, « Violence des dieux, violence de l’homme »,
consacré au grand penseur Français René Girard (1923-2015), ainsi que
l’indique son sous-titre « René Girard, notre contemporain ». L’auteur,
auteur déjà de « Penser la foi chrétienne après Girard » (Ad Solem ),
conscient de l’immense apport de René Girard, mais aussi de ses limites, n’a
nullement souhaité par cette parution proposer une pure synthèse ou même un
essai consacré à l’œuvre du penseur, mais bien une réelle mise en perceptive
des apports majeurs de Girard que ce soit sa thèse centrale de la théorie du
désir mimétique, de la rivalité, de la violence ou encore du sacré… Bernard
Perret a opté pour cela pour une approche dynamique par le prisme de la
violence en cinq parties, la première étant consacrée, comme il se devait
pour une telle étude, à un rappel clair et concis d’une centaine de pages à
la progression de la pensée de Renée Girard. Une évolution mise en lumière
suivant la chronologie des publications majeures du penseur, allant de «
Mensonge romantique et vérité romanesque » (1961) au « Bouc émissaire » de
1982 ou de « Les origines de la culture » de 2015 en passant, bien sûr, par
« La violence et le Sacré (1972) ou encore « Des choses cachées depuis la
fondation du monde » de 1978 ; Une première approche qui n’entend nullement
être une simple brève synthèse des théories girardiennes, mais qui en
souligne d’ores et déjà les avancées, revirements ou rejets mais aussi les
zones d’ombre ou se prêtant à la critique.
Ce n’est qu’après ces mises au point que l’auteur revient sur les points de
contact de la pensée de Girard avec d’autres domaines ou sciences, relevant
autant les influences du penseur, ses refus ou ses distorsions. Une nouvelle
approche avec pour axe la violence et permettant à Bernard Perret
d’approfondir ou de préciser certaines prises de position ou nuances de
Girard face au jeu des questionnements ou critiques et de proposer une «
anthropologie de la théorie mimétique au-delà de Girard ». Balayant les
neurosciences avec notamment les neurones miroirs, la psychanalyse et le
rejet de la conception objectale du désir de Freud, ou encore la sexualité,
l’auteur s’arrête plus spécifiquement sur les grands thèmes girardiens :
Ainsi, de la violence du Sacré et de la culture ouvrant un riche dossier
ethnologique, « Girard contre le structuralisme » ou encore de la
transformation du sacré violent en valeurs transcendantes, un thème
également cher à Girard, qui le conduira à souligner toute « la singularité
judéo-chrétienne » et à adopter une pensée apocalyptique ; une conversion,
critiquée ou dénoncée, mais parfaitement assumée par le penseur, et qu’il
convient d’apprécier dans toutes ses acceptions.
L’ouvrage se « referme », enfin, sur un dernier et cinquième chapitre
soulignant l’actualité et portée de la théorie mimétique girardienne tant
pour aujourd’hui que pour demain ; Un chapitre conclusif des plus porteurs….
L.B.K. |
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«
Jankélévitch », Cahier de L’Herne dirigé par Françoise Schwab, Pierre-Alban
Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey, Editions L’Herne, 2023.
C’est un dense et captivant Cahier que nous proposent les éditions de
L’Herne avec cette dernière livraison consacrée au philosophe Vladimir
Jankélévitch (1903-1985). On y retrouve dès les premières pages un beau
portrait « grandeur nature » de celui que ses intimes appelaient « Janké »,
cet homme à la mèche folle et au timbre de voix si inimitable ; un portrait
appuyé par des textes évocateurs signés notamment Mauriac, Françoise Schwab,
Pascal Bruckner ou encore Edgar Morin, mais aussi des écrits du philosophe
lui-même ou entretiens que viennent également appuyer de nombreuses lettres.
Indissociable de l’homme, le lecteur y redécouvrira également le professeur
de philosophie qu’il fut et qui marqua cette génération qui aimera tant
l’appeler « Maître » ; on songe avec délices au regretté Lucien Jerphagnon
dont quelques lettres, aussi courtes que savoureuses, viennent témoigner de
ce mélange de respect, de fidélité et de malice qu’ils partageaient…
Homme, Professeur, ami, et bien sûr, philosophe : philosophe « des marges ou
des à-côtés » ainsi qu’il le soulignait lui-même, parfois donné pour
initiés, mais devenu aujourd’hui incontournable tant son absence désole et
laisse un vide irrémédiable. Découvrir ou relire Jankélévitch demeure
toujours un plaisir inépuisable dont ce Cahier de l’Herne témoigne. C’est ce
philosophe de morale aux mille paradoxes, ce philosophe de l’insaisissable,
de l’ineffable, du « Je ne sais quoi » et du « Presque rien » que le lecteur
découvrira par le prisme de ses thèmes majeurs et privilégiés : la musique,
« la moitié de ma vie » dira-t-il – et comment ne pas citer son « Fauré »,
son « Liszt » ?, mais aussi le temps, l’irrévocable et irrémédiable,
l’ironie, la mort, le pardon sans oublier, surtout, l’amour… Des thèmes
forts ayant marqué cette vie faite de convictions, de mémoire, de «
conscience juive » et d’engagement.
Un Cahier de L’Herne qui se laisse dévorer de A à Z ou picorer telle une
gourmandise au grès de ses attentes, questionnements ou humeurs. Lui, qui
aimait à rappeler que « la vérité est équivoque, contradictoire, elle se
dément elle-même. On ne peut l’atteindre, très partiellement, fugitivement,
qu’à demi-mot, grâce à une illusion, à une influence de la voix. » Et
comment ignorer ou manquer, justement, cette voix inoubliable ?
L.B.K. |
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« Vivre
crescendo » de Stephen R. Covey et Cynthia Covey Haller, First éditions, 2023.
Le parcours de Stephen R. Covey peut être synonyme de son approche
gagnant/gagnant qu’il a contribué à diffuser dans le monde entier. Sa vie
professionnelle tant que personnelle repose en effet sur cette idée que nous
pouvons en partie diriger notre vie et rendre celle des autres meilleures. À
la fin de sa vie, cet auteur prolifique et mondialement reconnu (lire notre
interview) souhaitait parfaire encore sa pensée en abordant quelques
questions qui lui tenaient à cœur. C’est le résultat de ces interrogations
menées par Stephen R. Covey et complété aujourd’hui par sa fille Cynthia dans «
Vivre crescendo ».
Un ouvrage comportant de nouveaux paradigmes sur notre retraite de la vie
professionnelle qui ne doit jamais être synonyme d’un retrait de la vie.
Comme à son habitude, l’auteur part de cas concrets qu’il soumet dans ces
pages à notre analyse, des cas qui permettent de se concentrer sur ce qui
nous importe le plus à toute vie, à savoir mener une vie de service de la
même manière, avec la même implication que celle menée dans une vie
professionnelle. Cela ne va pas de soi à l’heure où de nombreux salariés se
trouvent « débarqués » la cinquantaine atteinte, engendrant ainsi le
sentiment de ne plus servir à rien. Comme à l’accoutumée, Stephen R. Covey
nous enseigne qu’il faut avoir une nouvelle vision que l’auteur décrit pour
chaque âge et étape de la vie.
Le titre même de l’ouvrage est d’ailleurs dérivé de son propre énoncé de
mission : « Live Life in Crescendo » c’est-à-dire vivre pleinement sa vie,
rejoignant ainsi en quelque sorte le précepte phare des stoïciens. Cette
idée de crescendo s’oppose à la tendance commune de repli et d’égoïsme
souvent constatée l’âge venant. À l’image des sociétés traditionnelles, les
années passant deviennent alors une richesse à faire partager au plus grand
nombre. Quels que soient nos compétences et savoir-faire, il est toujours
loisible et souhaitable, selon l’auteur, de les partager au plus grand
nombre, dans son environnement familial, personnel ou professionnel. C’est à
un véritable plaidoyer pour la vie auquel se livre dans ce dernier ouvrage
posthume Stephen R. Covey (ici, avec sa fille Cynthia Covey Haller), une
belle leçon de vie à partager au plus grand nombre ! |
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«
L'analyse des rêves : notes du séminaire de 1928-1930. Vol. 1 & 2 » de Carl
Gustav Jung, collection poche Espaces libres, Albin Michel, 2022.
Un petit trésor - étonnement indisponible en français jusqu’à la présente
édition - vient de paraître chez Albin Michel : « L’analyse des rêves »
notes du séminaire de 1928-1930 » de Carl Gustav Jung. Dans cette somme en
deux volumes réunis ici, préfacée et traduite de l’anglais par Jean-Pierre
Cahen, la matière vivante du grand psychiatre suisse sur les rêves se trouve
livrée sans retenue grâce aux notes réunies et rassemblées par les
participants lors de ce séminaire ; notes que Jung accepta de voir
reproduites dans un premier temps dans le cercle restreint du Club
psychologique qu’il avait créé à Zurich.
Alors que le célèbre psychiatre suisse était au fait de sa maturité à l’âge
de 53 ans en 1928, ce séminaire fait à la fois figure d’une réflexion « sur
le vif » - le grand analyste encourageant son auditoire à s’impliquer dans
les commentaires et à apporter à son propre témoignage – mais aussi très
aboutie. Aboutie car, une fois de plus, Jung témoigne dans ces pages de sa
grande perspicacité et culture dans la manière d’aborder l’analyse des
rêves, et ce d’une autre manière que celle qui était jusqu’alors menée sous
l’angle freudien.
Avec ces deux volumes, le lecteur comprendra progressivement, page après
page, la valeur non seulement intrinsèque de chaque rêve, mais surtout sa
mise en rapport avec son symbolisme, ses liens avec la mythologie et les
religions. Il s’agit, ainsi que le souligne Jean-Pierre Cahen dans
l’introduction, « d’un enseignement clinique, pratique, concert, continu,
d’une densité exceptionnelle ». Les maladresses des participants, les
hésitations et parfois même les impasses ne sont pas expurgées de son
contenu, témoignant ainsi de la confiance en soi du grand penseur qui
n’avait pas souhaité reprendre la rédaction de ces pages spontanément
réunies.
Les pages et les pensées défilent ainsi à partir de l’analyse « en direct »
des rêves successifs d’un patient suisse que Jung suivait. Se profile alors
une évolution, non seulement chez ce même patient, mais également chez les
participants du séminaire, preuve s’il en était besoin du bien-fondé de la
démarche jungienne démontrée en ces pages de la plus éclairante manière. Une
lecture stimulante et déterminante pour toute réflexion sur les fonctions du
rêve. |
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Gilles
Antonowicz : "Isorni - Les procès historiques », 208 pages, Éditions Les
Belles Lettres, 2021.
Si le nom d’Isorni est quelque peu sorti de la mémoire collective en France,
ce défenseur des causes politiques et avocat des communistes sous
l’Occupation a pourtant tenu une place privilégiée dans l’univers judiciaire
de notre pays. Gilles Antonowicz, lui-même avocat réputé, a su se saisir de
cette personnalité hors normes qui accepta tout aussi bien de défendre un
personnage comme Brasillach ou Pétain à la Libération que les causes perdues
d’avance des minorités pendant la Seconde Guerre mondiale.
Jacques Isorni n’a pas cherché le sensationnel en défendant les causes
impossibles, mais s’est surtout attaché à se placer « du côté des
prisonniers ». Après Maurice Garçon à qui l’auteur a consacré une biographie
remarquée en 2019, c’est au tour d’un autre ténor du barreau en la personne
d’Isorni de nourrir cet essai haut en couleur qui transportera le lecteur
dès les premières pages aux heures sombres de l’Occupation… Au lendemain de
la guerre, les difficultés sont loin d’être terminées et le brillant avocat
déplacera son champ d’action « de l’autre côté » en prenant la défense de
personnalités jusqu’alors victorieuses et soudainement placées au rang
d’accusés présumés coupables. Une fois cette période trouble passée, la
tension ne se relâchera pas avec les années de décolonisation et la guerre
d’Algérie. Chaque décennie offre à Jacques Isorni de plaider les causes
impossibles grâce à ses plaidoiries inoubliables et cette conviction
indéfectible soulignée même par ses détracteurs. Ce sont ces grandes heures
du barreau que Gilles Antonowicz nous fait revivre de manière passionnante,
lui qui les connaît de l’intérieur et parvient à les éclairer d’une plume
captivante.Philippe-Emmanuel Krautter |
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« Héraclite »
de Jean-François Pradeau, Collection Qui es-tu ? 136 pages, Éditions du
Cerf, 2022. La didactique collection « Qui es-tu
? » des éditions du Cerf parvient à faire revivre en à peine plus d’une
centaine de pages Héraclite, un des philosophes antiques dont la pensée ne
nous est parvenue que sous forme fragmentaire. L’auteur, spécialiste
incontesté du philosophe présocratique, nous fait remonter le temps à une
vitesse vertigineuse, près de vingt-six siècles, afin de mieux découvrir ce
« marginal illustre » ainsi qu’il le nomme en introduction.
Si seule une centaine de phrases d’Héraclite ont pu parvenir jusqu’à nous,
ses contemporains, puis les auteurs anciens qui transmettront par la suite
son oeuvre, soulignaient déjà la force de sa pensée mais également la
complexité de certains de ses discours. Les quelques rares informations dont
nous disposions encore de nos jours sur Héraclite proviennent de Diogène
Laërce dans ses « Vies et doctrines des philosophes illustres » et qui ouvre
ce petit ouvrage d’une clarté remarquable, l’auteur étant professeur de
philosophie ancienne à l’université Jean-Moulin de Lyon (Lyon-3) et ayant
publié une trentaine de traductions commentées et une dizaine de
monographies savantes sur le sujet. Mais que le béotien se rassure, avec ce
petit ouvrage, nul hermétisme universitaire, mais une présentation aussi
claire que possible sur la nature de l’âme et du primat du feu, essentiel
dans la pensée du philosophe ermite, guère compris de ses contemporains.
Au terme de cette riche évocation de la pensée d’Héraclite, le lecteur
s’approchera au plus près de cette tentative de connaissance totale de la
réalité qu’avait recherchée toute sa vie le philosophe, une fin en soi, mais
également un moyen à garder tout au long de sa vie afin de vivre au sens
plein du terme. Une belle initiation à la sagesse antique ! |
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«
Lucrèce ; La naissance des choses » ; Edition bilingue établie par Bernard
Combeaud ; Préface de Michel Onfray ; Editions Mollat / Bouquins, 2021.
Plaisir que de lire « La Naissance des choses » ou « De rerum natura » du
poète Lucrèce dans cette édition bilingue établie par le regretté Bernard
Combeaud (1948-2018) et parue aujourd’hui dans la collection Bouquins. Texte
majeur de la littérature antique, Bernard Combeaud a souhaité pour cette
édition revenir à sa version originelle et retenir la rigueur de traduction
de la métrique latine. Un choix tout à son honneur et qui a reçu le prix
Jules-Janin de l’Académie française en 2016. « La Naissance des choses » ou
« De la Nature des choses », seul et unique livre connu du poète latin
comporte plus de sept milles vers. Bernard Combeaud, bien que reconnaissant
qu’il existe de très talentueuses traductions, avoue cependant que « fasciné
depuis longtemps par ce génie si proche de Dante ou d’Hugo, j’avais caressé
l’idée de traduire sur frais le poème de La Nature », ajoutant : « Rendre en
prose un poème étranger est une opération du même ordre qu’adapter un roman
pour le cinéma ou que transposer une partition pour un autre instrument que
celui pour lequel elle avait d’abord été composée : dans les deux cas, on
change alors non de langue seulement, mais bien de langage ». Comment ne pas
acquiescer ?
De Lucrèce, lui-même, poète-philosophe du 1er siècle avant notre ère, on ne
connaît que très peu de choses, si ce n’est qu’il eut pour maître Épicure et
que cela est donc toujours une réjouissance extrême que de lire et relire en
ces vers les principes d’un monde épicurien selon le poète latin. Une
philosophie « praticable » ainsi qu’aime à le rappeler Michel Onfray qui
signe, ici, la présentation de cette édition. Une présentation sous forme
d’un échange « A bâtons rompus » entre le philosophe normand et Bernard
Combeaud, mais interrompu malheureusement par la disparition de ce dernier.
Un échange fécond revenant sur les sources, sur Epicure et Lucrèce, sur le
poète et les Dieux…
Un seul, long et inachevé, poème condamné par saint Jérôme et autres pères
de l’Eglise mais qui fut, souligne Bernard Combeaud en son avant-propos,
célébré par Cicéron lui-même : « Les poèmes de Lucrèce sont bien ce que tu
m’écris : ils brillent de toutes les lumières du génie, sans que l’art y
perde, tant s’en faut » écrivait l’orateur romain à son frère. Ce qui
conduit Michel Onfray à penser que « La volonté de recourir au miel du vers
pour faire passer le vinaigre de la sagesse épicurienne fait
philosophiquement sens : Lucrèce s’adresse au plus grand nombre, ce faisant,
il élargit avec bonheur le public de la philosophie. » Un bonheur que
Bernard Combeaud a par cette traduction su si bien renouveler. Bernard
Combeaud a qui nous devons également les « Œuvres complètes » du poète
Ausone.L.B.K. |
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Frédéric Lenoir « Jung – Un voyage vers soi »,
Albin Michel, 2021.
Frédéric Lenoir signe chez Albin Michel une biographie consacrée au célèbre
psychanalyste suisse Carl Gustav Jung (1875-1961) alerte, informée, et
surtout, bien venue en France, pays longtemps dominé par le courant freudien
grâce notamment à Marie Bonaparte, puis majoritairement lacanien. Au-delà
des prises de position, malentendus – et bien qu’un vaste travail d’édition
ait été entrepris par le regretté Michel Cazenave, il est heureux que
Frédéric Lenoir offre de nouveau aujourd’hui les clés d’entrée nécessaires à
l’œuvre de Jung. Car si certains apports du psychanalyste sont connus – on
pense notamment aux archétypes, à l’inconscient collectif, son legs demeure
cependant riche et complexe, voire ésotérique. C’est là, cependant,
confondre ses recherches personnelles et ses découvertes et apports en
matière de psychanalyse, alors que le célèbre psychanalyste fut ainsi que
l’écrit l’auteur dès son introduction un fantastique « éveilleur et
visionnaire », soulignant que « Jung n’a cessé de rappeler que c’est de
l’intérieur de la psyché humaine que se trouvent à la fois les solutions
d’un avenir meilleur et les pires dangers pour l’humanité et la planète ».
Or, en notre période troublée par tant de crises sanitaire, économique,
sociale…, les apports et découvertes du célèbre psychanalyste gardent sur
nombre de points toute leur pertinence et actualité.
Frédéric Lenoir livre, ici, une biographie didactique, distinguant selon les
parties et les chapitres les grandes périodes de la vie du psychanalyste, sa
rencontre et rupture avec Freud, ses voyages, amours et amitiés, et les
points sensibles ou grandes notions de la psychologie analytique : Le Moi et
le Soi, l’individuation, l’homo religiosus, synchronicité, des
notions également chères à Mircea Eliade. Jung en consommant sa rupture avec
Freud fut l’un des premiers psychanalystes à prendre en compte la dimension
spirituelle. Cependant, bien que renonçant à être le dauphin de Freud,
considérant que la libido ne saurait être réduite à la sexualité, Jung ne
reniera jamais – contrairement à ce que l’on pense souvent, pour autant
l’apport du père de la psychanalyse.
Qui plus est, Frédéric Lenoir n’élude en ces pages aucun point délicat
notamment la question de la position de Jung durant la Seconde Guerre
mondiale et plus particulièrement durant les années 1933-1939 ; une position
demeurée floue et ayant conduit nombre d’analystes à écarter l’apport et
l’œuvre de Jung. Indéniablement, Frédéric Lenoir a entendu s’impliquer dans
cette biographie n’hésitant pas à plusieurs reprises à donner son opinion et
à utiliser le « je ». Tant l’œuvre du psychanalyste que l’homme – et ses
indissociables lieux de prédilection, Küsnacht, Bolligen, y sont présentés
avec un réel intérêt et une jolie affinité.
Un ouvrage plaisant et didactique offrant les clés indispensables pour
aborder la pensée du grand psychanalyste Carl Gustav Jung et proposant,
ainsi que l’indique son titre, « Un voyage vers le soi ».

Parallèlement à cette publication, deux œuvres de Carl Gustav Jung
paraissent dans la collection de poche Espaces libres Psychologie des
éditions Albin Michel « L’Âme et le soi – Renaissance et individuation »
ainsi que « Aiôn – Etudes sur la phénoménologie du soi ».
L.B.K. |
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Focus
Le regard des photographes de l'AFP édition spéciale 2020, La Découverte,
2021.
Chaque année l’Agence France Presse rassemble ses photographies les plus
marquantes afin de résumer une année. Mais cette année passée n’est
assurément pas à l’image des autres années puisque 2020 a connu l’incroyable
pandémie du Coronavirus qui sévit encore aujourd’hui.
Aussi n’est-il pas étonnant que les premiers clichés marquants soient
consacrés à ce qui allait mobiliser la planète entière. Un homme en train
d’agoniser sur un trottoir en Chine alors que personne ne souhaite le
toucher du fait du virus, le marché « maudit » de Wuhan d’où tout serait
parti, un hôpital de campagne « sorti de terre » en quelques jours comme
seul peut le faire le pouvoir chinois…
Dans ces photos des plus grands photographes de l’AFP, c’est le tragique qui
se dispute à la démesure ; des barricades tentent, en vain, de confiner les
quartiers, une autre vie s’organise, de manière futuriste sur une planète en
apnée, mais devenue pourtant notre quotidien depuis… Alors que se comptent
les morts et destins tragiques, la vie continue néanmoins avec parfois ses
représentations théâtrales presque surréalistes dans une maison de retraite,
des balcons qui dans le monde entier deviennent des lieux de sociabilisation…
Esthétiques, éloquentes, étonnantes, stupéfiantes, les qualificatifs pour
ces clichés pris par les plus grands photographes de l’AFP ne manquent pas
pour cette information en images de tout premier plan d’une année qui aura
marqué la planète entière. |
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Grand
Atlas 2021 sous la direction de Frank Tétart, cartographie : Cécile Marin,
éditions Autrement, 2020.
Impression d’être perdu dans la multitude des rapports de puissance au
niveau planétaire ? Sensation de ne plus percevoir les enjeux de la
mondialisation à l’heure du COVID-19 ? Ce Grand Atlas réalisé sous la
direction de Frank Tétart apportera bien des éclaircissements et réponses à
ces questions légitimes. Avec l’aide de plus de 100 cartes, 50 infographies
et documents pour comprendre le monde, ce Grand Atlas va au-delà des
ouvrages de ce genre en ajoutant une dimension analytique indéniable afin de
mieux discerner les tensions, enjeux et défis internationaux. Réalisé en
partenariat avec Courrier international et franceinfo, ce Grand Atlas permet
non seulement de comprendre le monde du XXIe siècle mais offre également des
rappels précieux sur l’Histoire telle cette rubrique consacrée à la peste
noire qui toucha l’Europe au XVe siècle, la guerre de Sécession, la
naissance de l’État libre d’Irlande, de l’Europe ou encore la construction
du mur de Berlin… Réunissant les analyses des meilleurs spécialistes
français dans diverses disciplines (géographes, économistes, politologues…),
ce livre abondamment illustré par de remarquables cartes adaptées par Cécile
Marin conjugue graphisme didactique et développements analytiques afin de
mieux comprendre le monde d’aujourd’hui et de demain. |
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« Les
nouvelles figures de l'agir - Penser et s'engager depuis le vivant » Miguel
BENASAYAG, Bastien CANY, Editions La Découverte, 2021.
Le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag vient de publier avec le
journaliste Bastien Cany un ouvrage sur « Les nouvelles figures de l’agir »
à l’heure des biotechnologies et autres pandémies. Ce thème de l’agir occupe
le philosophe depuis longtemps déjà, mais cette notion délicate se trouve
posée de nouveau à l’acmé d’un environnement conflictuel. Paradoxalement,
alors que les situations qui nous entourent obscurcissent notre ciel de
menaçants nuages, nos contemporains semblent pris d’un vent de panique qui
les conduit à une paralysie certaine empêchant toute action. Ce n’est
pourtant pas les informations – la surinformation même – qui manquent pour
éclairer tant soit peu notre entendement. Alors quelle sorte d’entrave
retient l’action ? C’est à cette question à laquelle s’attache cet ouvrage
exigeant et stimulant, une réflexion qui implique notre manière de percevoir
le monde et nos représentations de la réalité, souvent masquées au profit
d’une prétendue connaissance technologique et omnisciente. Ni technophobes
ni technophiles, c’est une voie médiane pensée que nous suggèrent les
auteurs. La voie, non point d’une issue, illusoire, mais d’une réaction à
cette paralysie passe par notre rapport aux autres, à la nature et à la
culture afin d’accepter la complexité pour mieux composer à partir d’elles.
Les liens tissés dans ce paysage sont la plupart du temps ignorés, si ce
n’est niés par nos contemporains. Allant au-delà de l’universalisme, mais
aussi de tout relativisme, il y urgence à excentrer l’humain ; il y a
urgence selon Miguel Benasayag et Bastien Cany à s’engager dans cette
démarche au risque de passer à côté de l’humain dans les années à venir.
Replaçant sa philosophie de la situation et de l’action dans le contexte
exacerbé que nous connaissons ces dernières années, les auteurs démontrent
la différence que nous ne faisons pas toujours au quotidien entre
information et compréhension, cette dernière impliquant le corps entier,
avec toutes ses fragilités. Passant allègrement de la philosophie à la
neurobiologie, deux disciplines dans lesquelles l’auteur offre depuis
longtemps des analyses aussi vivifiantes que stimulantes, Miguel Benasayag
n’est jamais là où on l’attend. Et nous devrions peut-être retenir cette
agilité de dépasser les paradoxes pour atteindre cette flexibilité évitant
la résignation actuelle. Le progrès n’est plus le maître mot de nos sociétés
contrairement à ce que les intégristes des technologies clament de leurs
chapelles… Entre catastrophisme convaincu et foi aveugle en un avenir
improbable, il existe une voie médiane, transversale, qui passe par une
nouvelle prise de conscience de nos corps, avec toutes leurs imperfections,
non point par une pleine conscience illusoire, mais en conciliant toutes nos
contradictions en une puissance d’agir. Afin d’éviter la dislocation de
l’humain, l’écrasement du présent par la tyrannie du smartphone,
l’infatuation du je en d’infinis selfies, la voie est loin
d’être rectiligne, mais l’incertitude omniprésente de nos quotidiens vaut
bien ces stimulants détours !
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Carl G.
Jung : « Les sept sermons aux morts », Coll. Carnets, Éditions de l’Herne.
Cet opuscule, « Les sept sermons aux morts », du psychanalyste suisse Carl
G. Jung est un écrit personnel s’inscrivant « en marge » de ses ouvrages
théoriques sur la psychanalyse. Daté de 1916 et rédigé en trois nuits dans
un état extatique, le psychanalyste y décrit ou consigne pour lui-même une
expérience intérieure qui fut pour lui d’une force inouïe et qu’il gardera
secrète. C. G. Jung écrira à son sujet dans sa biographie « Ma vie » : « Il
faut prendre cette expérience comme elle a été ou semble avoir été. Elle
était probablement liée à l’état d’émotion dans lequel je me trouvais alors
et au cours duquel des phénomènes parapsychologiques peuvent intervenir. Il
s’agissait d’une constellation inconsciente et je connaissais bien
l’atmosphère singulière d’une telle constellation en tant que numen d’un
archétype (…) »
Cette expérience d’une force intérieure particulière intervint deux ans
après la rupture de Jung avec Freud qui l’amena à faire un important et
profond retour sur lui-même et à affronter rêves et inconscient. Dans « Les
sept sermons aux morts », Jung relate une vision qu’il eut par le biais d’un
philosophe du IIe siècle, Basilide, lui révélant ce qu’est le plérôme ou
monde céleste.
« Les sept sermons aux morts » peuvent donc apparaître extrêmement étranges
et déroutants à celui qui découvre l’œuvre du psychanalyste par ce texte.
Ainsi que le souligne l’avant-propos, « De fait, on ne saurait nier qu’ils
posent à la compréhension maintes énigmes. » Pourtant, nul doute que cette
expérience intérieure, si étrange soit-elle, fut l’une des pierres
angulaires de l’élaboration de la psychanalyse analytique.
Ce texte fut longtemps considéré à tort comme un écrit d’inspiration
purement gnostique. Or, s’il est vrai que C. G. Jung s’intéressera de près
aux sources gnostiques (comme à de nombreuses autres sources), cette
expérience intime marquera bien au-delà tant l’homme que le théoricien et
père de la psychanalyse analytique. En témoigne ce qu’écrivit Jung lui-même
au sujet des « Sept sermons aux morts » dans « ma vie » : « Car les
questions auxquelles, de par mon destin, je devais donner réponse, les
exigences auxquelles j’étais confronté, ne m’abordaient pas par l’extérieur
mais provenait précisément du monde intérieur. C’est pourquoi les
conversations avec les morts, les « Sept sermons aux morts », forment une
sorte de prélude à ce que j’avais à communiquer au monde sur l’inconscient ;
ils sont une sorte de schéma ordonnateur et une interprétation des contenus
généraux de l’inconscient ».
A ce titre, cet écrit personnel ne saurait être aujourd’hui, 60 ans après la
mort de Carl G. Jung, occulté de toute approche de la psychanalyse
analytique, et il faut saluer les éditions de l’Herne d’avoir eu
l’initiative de publier cet écrit. Un texte comportant par ailleurs deux
autres écrits « Le problème du quatrième » et « La psychanalyse analytique
est-elle une religion ? » également insérés dans cette nouvelle édition.
L.B.K. |
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«
Arthur Schopenhauer – La fin du monde, voilà mon salut. – entretiens » ;
Coll. Du côté des auteurs, Editions établie et présentée par Didier Raymond,
Editions Le Passeur, 2021.
Schopenhauer au faîte de sa notoriété accorda un certain nombre
d’interviews. Certes, si elles demeurent moins connues que ses œuvres
majeures – « Le monde comme volonté et comme représentation », elles
méritent pourtant qu’on s’y arrête. À ce titre, il faut saluer l’initiative
des éditions Le Passeur d’avoir publié dans sa collection « Du côté des
auteurs » ces savoureux entretiens augmentés de mémoires ou souvenir
rapportés par ses disciples ou admirateurs. Ces entretiens et portraits sont
d’autant plus intéressants qu’ils offrent au lecteur un autre éclairage,
parfois très inattendu, sur la personnalité du philosophe. En ces pages,
transparait en effet plus l’homme que le philosophe. Or, ainsi que le
souligne Didier Raymond dans sa préface : « Tout ce que l’on peut apprendre
sur la personnalité de Schopenhauer peut éclairer certains aspects de son
œuvre ». Un point de vue que partageait le philosophe lui-même, la
biographie ne pouvant être, selon lui, séparée d’une œuvre. Ainsi, ce
dernier écrira-t-il notamment « On peut tout oublier excepté soit même,
excepté son propre être. En effet, le caractère est incorrigible. » Un
jugement qui influencera Nietzsche, mais que Schopenhauer ne s’appliquera
cependant guère à lui-même. Or, ce sont justement des portraits, attitudes
et postures au travers d’entretiens et souvenirs rassemblés et révélant
chacun à leur façon la personnalité et certains traits de caractère de
Schopenhauer que nous donne à découvrir cet ouvrage.
Schopenhauer, la célébrité enfin venue, accorda volontiers des interviews et
y prit même un certain plaisir. Étudiant ses gestes et effets, il prenait un
malin plaisir parfois à effrayer ou choquer ses interlocuteurs. Des postures
et prises de position que le lecteur retrouvera dans trois entretiens,
accordés deux ans avant sa mort, en 1858. Celui avec C. Challemel-Lacour,
tout d’abord, professeur, d’un pessimiste tout schopenhauerien, lors d’une
rencontre avec le philosophe à Zurich, suivi de ceux accordés à Fréderic
Morin et au conte L.-A. Foucher de Careil. Schopenhauer s’y montre
volontiers loquace, alternant entre séduction et provocation et livrant des
réponses parfois cocasses ou inattendues.
À ces trois entretiens, le lecteur pourra également retrouver avec bonheur,
en seconde partie, les mémoires concernant le philosophe de son principal
disciple, Frauenstoedt. Ce dernier fut très proche de Schopenhauer,
entretient avec lui une correspondance suivie jusqu’à la mort du maître, fit
connaître et divulgua largement sa pensée avant que Schopenhauer ne lui
lègue l’ensemble de ses manuscrits et lui donne tout pouvoir sur les
éditions à avenir. Viennent s’ajouter à ces souvenirs ceux de Karl Boehr,
fils d’un ami du philosophe, qui le rencontra à deux reprises en 1856 et 58,
et ceux d’un étudiant – Beck – lui ayant rendu visite en 1857.
Enfin, des vers inédits du philosophe viennent clore cet ouvrage offrant
ainsi bien des facettes, parfois fort méconnues ou inattendues, du célèbre
philosophe.L.B.K. |
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Platon
: « Œuvres complètes » ; Edition sous la direction de Luc Brisson, 2200 p.,
168 x 245 mm, Broché, Éditions Flammarion, 2020.
Proposer une édition réunissant la totalité des dialogues de Platon est une
entreprise suffisamment audacieuse et rare pour être soulignée. Lorsqu’en
plus, ces sources essentielles de l’Antiquité et de la culture classique se
trouvent être introduites et commentées par un appareil critique de toute
première qualité, c’est alors un argument supplémentaire pour faire de cette
édition le texte de référence qui fera assurément date en français.
Luc Brisson, directeur de recherche au CNRS n’est plus à présenter et ses
travaux sur Platon ont contribué à mieux faire connaître le grand philosophe
de l’antiquité souvent plus cité que lu… Or, justement, grâce à cette
monumentale édition des œuvres complètes de Platon, c’est le geste
philosophique par excellence qui se trouve au cœur de ces 2200 pages, à
savoir le questionnement incessant sur ce qui constitue l’homme et la cité,
ainsi que l’abandon de toutes idées reçues et une critique de la
sophistique.
À partir de la figure centrale de Socrate qui le conduira à la philosophie -
notamment avec son dernier geste face à ses accusateurs - Platon encourage
son lecteur à la méthode dialectique, une interrogation et un dialogue
ininterrompus sur ce qui semble être acquis. Ainsi que le souligne Luc
Brisson en introduction, Platon est « le philosophe par excellence » celui
qui donna au terme « philosophie » le sens qu’il a encore de nos jours.
L’autonomie de la pensée, l’amour de la sagesse comme quête essentielle de
l’individu et fondement de la cité, le dualisme de l’âme et du corps… autant
d’idées essentielles parvenues jusqu’à nous et qui trouvent leurs fondements
dans la pensée platonicienne.
Cette édition réunit non seulement la totalité des dialogues de Platon, mais
a également intégré la traduction inédite des œuvres apocryphes et
douteuses, des sources également précieuses afin de mieux comprendre comment
s’est constituée la tradition platonicienne après la disparition du
philosophe en 348/7 alors qu’il travaillait à la rédaction des « Lois ».
Soulignons, enfin, que cette édition, loin d’être réservée aux seuls érudits
et spécialistes de la philosophie antique, a été conçue, grâce aux
introductions à chacune des œuvres, pour s’adresser également à nos
contemporains, celles et ceux pour qui l’interrogation sur l’homme et la
cité demeure au cœur de leurs préoccupations, une question toujours
d’actualité !
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Jacques
Attali : « L’économie de la vie », Éditions Fayard, 2020.
C’est un ouvrage d’actualité, comme toujours très informé, des plus
instructifs et d’une urgente nécessité que nous propose Jacques Attali avec
« L’économie de la vie ». Un ouvrage pour comprendre non seulement le monde
d’aujourd’hui, ce qui nous est arrivé, mais aussi et surtout celui de
demain, celui encore envisageable ou ceux malheureusement également
probables si…
Après avoir dressé, de manière concise, l’histoire des épidémies et
pandémies d’hier à nos jours, et souligné la multiplication croissante de
celles-ci ces dernières décennies faisant non présager, mais bien prévoir
une pandémie mondiale – ce que l’auteur avec d’autres n’avait précédemment
pas manqué d’avertir – Jacques Attali revient sur ce que l’humanité entière
en cette année 2020 a vécu ; sur ce que nous avons réellement vécu, la crise
sanitaire, le confinement, et sur un plan économique, cet arrêt brutal et
décidé quasi mondial de l’économie et qui aurait pu être selon lui évité à
l’exemple de la Corée du Sud, si nombre de gouvernants n’avaient, avec plus
ou moins de sincérité, opté pour suivre celui de la Chine.
Mais après ? C’est à cette interrogation essentielle, celle du choix encore
possible du monde de demain, celui de nos enfants, qui demeure au cœur de
cet ouvrage et des préoccupations de l’auteur. Car, s’il est nécessaire de
tirer les leçons de cette pandémie ayant bouleversé nos vies, écrit-il,
encore faut-il également comprendre ce qui nous attend ; « Une crise
économique, philosophique, idéologique, sociale, politique, écologique,
stupéfiante, presque inimaginable ; plus grave en tout cas qu’aucune autre
depuis deux siècles », souligne Jacques Attali.
Il y a dès lors plus que jamais urgence à comprendre les enjeux de ce qu’il
nomme « L’économie de la vie ». Ces enjeux qu’impose et imposera le choix –
peut-être encore possible - d’un monde vivable ou du moins plus vivable que
d’autres. Livrant une vue d’ensemble, il y développe les multiples défis et
choix - santé, eau, éducation, choix écologiques… - que suppose dès
maintenant ce passage d’une « économie de survie » à une « économie de la
vie », de l’économie au social, de l’éducation à la culture, de la
nourriture à l’habitat, peu de points essentiels n’échappent à l’acuité de
l’auteur. À défaut, ce sont d’autres mondes qui malheureusement sauront
inexorablement s’imposer. Jacques Attali n’ignore pas, en effet, ni ne cache
ou sous-estime, ce qui nous attend si nous ne prenons conscience de
l’extrême urgence de ces choix vitaux, climatiques, économiques, sanitaires
et sociaux… de cette « Économie de la vie ».
Et « Se préparer à ce qui vient », annonce le bandeau de l’ouvrage, qui
peut, en effet, sciemment y renoncer ?
L.B.K. |
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Arthur Schopenhauer – Parerga et Paralipomena » ; Edition établie et
présentée par Didier Raymond ; Traduction de l’Allemand par Auguste Dietrich
et Jean Bourdeau, 1088 p., Collection Bouquins, Éditions Robert Laffont, 2020.
S’il y a bien un philosophe qui bouscule, c’est assurément Arthur
Schopenhauer. Rares sont ceux qui n’y ont trouvé réponses, échos,
oppositions ou franches réfutations à leurs pensées, doutes ou
questionnements. Pourtant, la renommée de ce grand philosophe allemand qui
ne saurait laisser indifférent, fut, de son vivant, bien tardive. Il lui
faudra, en effet, affronter une longue traversée du désert, bien qu’ayant
déjà publié la majorité de ses grands ouvrages, avant que le succès ne soit
au rendez-vous. Celui-ci lui sera donné, moins d’une dizaine d’années avant
sa disparition survenue en 1860, lors de la parution de «Parerga et
Paralipomena », soit plus de trente ans après celle sans succès du « Monde
comme volonté et représentation ». Ce ne sera, en effet, qu’en 1851, avec la
publication de ces deux volumes, sa dernière œuvre, qu’Arthur Schopenhauer
sera enfin salué et reconnu à sa juste valeur par ses contemporains. Or,
c’est justement cette œuvre foisonnante aux multiples thèmes que nous donne
aujourd’hui à lire la Collection Bouquins dans cette édition établie et
présentée par Didier Raymond, professeur à l’Université Paris VIII et
spécialiste de Schopenhauer. Et si la traduction littérale du titre grec
signifie « Accessoires et Restes », il faut avouer qu’il s’agit là de très
savoureux suppléments venant compléter son œuvre maîtresse !
« Parerga » s’ouvre par trois livres majeurs – « Les écrivains et le style »
; « La langue et les mots » ; « La lecture et les livres ». D. Raymond
souligne combien ces textes « ont exercé une énorme influence sur des
auteurs aussi différents que Nietzsche, Proust ou Wittgenstein. ». Suivent
les grands thèmes schopenhaueriens, la religion, la philosophie, le droit et
la politique, la métaphysique, le beau et l’esthétique… Une philosophie à la
fois éthique et métaphysique, « deux choses que l’on a à tort – pour le
philosophe – séparées jusqu’ici… » Des thèmes dans lesquels se glissent
pêle-mêle des considérations sur le suicide ou sur l’éducation, des pages
parfois surprenantes notamment sur le bruit qui lui était insupportable ou
encore ce bref « Essai sur les apparitions et les faits qui s’y rattachent
».
C’est une philosophie qui se veut praticable – « pour bien s’en tirer »
aimait-il à écrire - exposée dans un style clair et accessible que nous
propose en ces pages, comme toujours, Schopenhauer en opposition avec les
philosophies conceptuelles de ses prédécesseurs. Une philosophie de la vie
comme subsistance ou survie pour ce philosophe d’un pessimisme radical et
ayant fait sienne la célèbre phrase de Bichat « La vie est l’ensemble des
forces qui résistent à la mort ». Schopenhauer offre cette pensée mûrement
réfléchie, ne craignant ni les critiques ni les oppositions, en témoignent
ces « Remarques de Schopenhauer sur lui-même ». Bataillant contre la haine,
la bêtise, l’égoïsme, le désir ou encore la vengeance source d’une plus
grande souffrance que celle du repentir, des thèmes forts que l’on
retrouvera au XXe siècle brillamment développés par Vladimir Jankélévitch.
Certes, si certaines de ses positions peuvent susciter opposition, voire
indignation, tel son « Essai sur les femmes », d’une misogynie peu
acceptable de nos jours, bien d’autres de ses réflexions demeurent, en
revanche, pour cet homme né à la fin du XVIIIe siècle (1788), d’une profonde
pertinence, notamment ses prises de position contre l’esclavage et la traite
des Noirs ou encore contre la maltraitance des enfants. Rien n’interdit au
lecteur, selon les fragments, de hurler, sourire ou de rire aux éclats. Si
Schopenhauer est un philosophe génial, nul n’a dit pour autant « parfait » !
Misanthrope à l’excès – il est vrai – (pour qui « l’homme n’est pas
seulement un animal méchant par excellence », mais bien une espèce non
seulement bestiale mais démoniaque), mais aussi colérique, pessimiste à
souhait, intransigeant, méfiant à l’extrême… il a surtout pour lui, en
contre point, cette curiosité insatiable et cette fantastique énergie
intellectuelle qui en font son charme et en fondent toute sa valeur ; Cette
lucidité implacable et sans concessions, fruit d’une féconde réflexion
soumise jusqu’à la limite de la contradictio. D’une lucidité tragique mais
ne se complaisant nullement dans le malheur, sa philosophie est comme sa «
vie dans le monde réel – écrira-t-il – une boisson douce-amère ».
Schopenhauer était conscient de sa valeur, celle-là même que nul ne lui
conteste aujourd’hui, celle d’être un des plus grands philosophes. Surtout,
Arthur Schopenhauer demeure de par la réflexion et les confrontations qu’il
peut susciter, un des philosophes les plus stimulants. Comment, dès lors, en
ces temps de confinement, y résister ?!
L.B.K. |
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Jean-Louis Servan-Schreiber : « Avec le temps… », Dessins de Xavier Gorce,
Éditions Albin Michel, 2020.
Le temps aura toujours été une composante importante dans la vie du patron
de presse et essayiste Jean-Louis Servan-Schreiber et, ses 80 ans dépassés,
cette acuité ne s’est pas estompée mais affinée. À l’heure où les projets
d’avenir ne sont plus la priorité, c’est la vie dans l’instant présent qui
compte maintenant dans le quotidien de l’auteur. Cette vie a d’ailleurs
toujours été au centre des priorités de Jean-Louis Servan-Schreiber, lui
conférant une certaine sacralité et lui faisant détester tout ce qui est
susceptibilité de la menacer, ou pire, de la nier. À défaut d’embrasser une
transcendance qui lui a semblé toujours lointaine, l’auteur a donc tout misé
sur la vie et son pari, c’est de la vivre jusqu’à son terme, bel impératif
philosophique ! Pour mener cette mission de tous les instants, rigueur et
discipline sont au programme, une exigence que certains pourront trouver
certes peut-être trop contraignante, c’est une question de priorités… Car en
lisant « Avec le temps… », le lecteur comprendra qu’il faut s’exercer à
vivre de peur de laisser ces instants filer inexorablement, sans s’en rendre
compte. Or cette leçon ne s’apprend guère sur les bancs de l’école ni dans
les universités, mais au quotidien, démarche philosophique s’il en faut.
L’injonction socratique « Connais-toi toi-même » invite à prendre le temps
de ce discernement. Sénèque ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle : «
Être heureux, c'est apprendre à choisir. Non seulement les plaisirs
appropriés, mais aussi sa voie, son métier, sa manière de vivre et d'aimer
». Jean-Louis Servan-Schreiber n’a pas oublié ces leçons du passé, tout en
s’imposant de vivre au présent, aujourd’hui encore plus qu’auparavant. Face
au relativisme ambiant amplifié par les réseaux sociaux et les réactivités
de tout bord, et aux processus de déconstruction sapant toutes les repères
jugés intangibles jusqu’à récemment, il importe de se retrouver, cultiver
cette intimité avec soi-même pour mieux se comprendre ainsi que nos
semblables. Distance avec tout ce qui trouble la vie et proximité avec tout
ce qui la nourrit, telle est l’attitude encouragée par Jean-Louis
Servan-Schreiber à la veille du grand âge, une réflexion livrée avec
humilité et qui pourra retenir l’attention de celles et ceux qui n’auront
pas encore atteint ce stade de la vie.
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Pier
Paolo Pasolini : « Entretiens (1949-1975) », Édition établie par Maria
Grazia Chiarcossi, traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio,
présentation éditoriale par Aymeric Monville, Éditions Delga, 2019.
Les passionnés de l’écrivain Pier Paolo Pasolini se réjouiront de découvrir
cette sélection d’entretiens pour la plupart inédits en français dans cette
édition établie par Maria Grazia Chiarcossi, grande spécialiste de
l’écrivain, ayant notamment préparé son œuvre complète en Italie. Mais ce
livre pourra également être une belle porte d’entrée dans l’univers
pasolinien pour les néophytes, ces pages abordant les très nombreux thèmes
récurrents de son œuvre. Car Pasolini, et c’est un aspect souvent méconnu en
France, était très attaché à son statut de journaliste, il contribua
d’ailleurs jusqu’à la veille de son assassinat en 1975 à collaborer à de
nombreux journaux et revues culturelles, n’hésitant pas à prolonger dans ces
articles sa vision engagée du monde et de la société, allant jusqu’à la
polémique si nécessaire. Le cinéma sera bien entendu omniprésent dans la
première partie, ce qui permettra au lecteur français de placer quelques
jalons supplémentaires dans sa connaissance du cinéaste. Mais la politique,
sans oublier la poésie, constituent les fils directeurs de sa pensée, une
action militante et de résistance face au rouleau compresseur de la pensée
unique consumériste qu’il ne cessa sa vie durant de dénoncer et qui lui
coûta peut-être la vie. Contrairement à ce qui a souvent été avancé, le
polémiste fait preuve d’un grand respect pour son contradicteur, allant même
jusqu’à accepter de se mettre à sa place, Pasolini ayant toujours reconnu
qu’il était issu d’un milieu petit-bourgeois bien différent des petites gens
qu’il décrivit dans ses films et romans. Pasolini surprend, choque, et
surtout bouscule nos idées reçues, n’hésitant pas à se placer là où on ne
l’attendait guère comme lorsqu’il défendit les policiers d’origine
prolétaire agressés par les étudiants bourgeois en 1968… Marxiste et
parallèlement fasciné par une certaine transcendance diluée dans les milieux
pauvres qu’il décrivit, amoureux du verbe et de la poésie et apôtre de
l’argot le plus rude des banlieues romaines, Pasolini suggère une attitude
face à ce « rouleau compresseur impérialiste », des interrogations trouvant
une actualité la plus sensible aujourd’hui encore, plus de 45 ans après,
ainsi que le souligne Aymeric Monville dans sa présentation de l’ouvrage.
Philippe-Emmanuel Krautter |
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"Dictionnaire amoureux de l'Allemagne" de Michel MEYER, format : 132 x 201
mm, 880 p., Plon éditions, 2019.
À l’heure du trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, il
manquait assurément un Dictionnaire amoureux de l’Allemagne. C’est chose
faite sous la plume inspirée de l’écrivain et journaliste Michel Meyer.
Auteur de nombreux ouvrages sur un pays souvent plus méconnu que réellement
familier, Michel Meyer suggère de découvrir « son » Allemagne, celle qu’il a
eu l’occasion tout au long de sa riche carrière de parcourir, commenter,
dialoguer ; Une Allemagne avec laquelle il a su nouer une histoire de cœur
qui débute non loin de ses frontières en France à Schirmeck, petite ville de
la vallée vosgienne où il naquit en 1942. Hölderlin et Goethe sont cités en
exergue, comme invitation inspirée pour découvrir cette nation à la croisée
des chemins depuis la plus haute antiquité. Une Allemagne plurielle,
assurément, par ses nombreuses identités remontant bien au-delà des peuples
germaniques décrits par Tacite, mais aussi par ses paradoxes et les
tourments de sa longue Histoire. Impossible d’échapper aux repères initiaux
de l’auteur notamment la Seconde Guerre mondiale vécue en un espace
géographique plus que sensible à quelques kilomètres d’un camp de
concentration visité quelques années après la chute du nazisme. Malgré cela,
l’attraction est intacte. Car même si Michel Meyer s’est posé la question au
tournant du dernier millénaire « le démon est-il allemand ? », la sirène de
la Lorelei continue à fasciner et à attirer inexorablement vers elle, tous
ceux qui cèdent à son chant… Alors consentons sans entraves à découvrir en
amoureux cette Allemagne suggérée par Michel Meyer, en commençant cette
escapade par l’entrée « Adenauer », premier chancelier d’après-guerre, une
lourde responsabilité si l’on songe à ce que l’Europe avait subi du fait de
son sinistre prédécesseur. Suivent les fameuses « Affinités électives »
chères à tous les lecteurs de Goethe qui sut saisir comme nul autre ce qui
fait et défait les unions entre les êtres, des liens ténus et
indéfinissables et qu’il parvint pourtant à si bien évoquer. Le lecteur
pourra, selon son humeur, poursuivre page après page, avec les « Allemandes
» célèbres comme Gretchen, singulière comme Lou Andreas von Salomé. Il
pourra aussi ouvrir ce volumineux dictionnaire au gré de son inspiration ou
du hasard, et redécouvrir cette incroyable « Chute du Mur » vécue en direct
par le journaliste dans la nuit du 9 novembre 1989… Le Dictionnaire amoureux
de Michel Meyer réserve également de beaux développements aux artistes,
poètes et écrivains qu’il chérit : Hölderlin, Goethe – nous l’avons
souligné, mais aussi Rilke ou encore des noms plus proches de nous comme
Karl Lagerfeld récemment disparu. Chaque entrée peut être considérée comme
une proposition d’appréhender une nation, une civilisation, une culture,
avec avant tout cet esprit allemand que ce Dictionnaire amoureux célèbre
avec passion.Philippe-Emmanuel
Krautter |
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Miguel
Benasayag « La théorie des algorithmes » conversation avec Régis Meyran,
Éditions Textuel, 2019.
Ainsi que le souligne Régis Meyran en ouverture de cette conversation avec
le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag (voir
notre entretien), il existe une autre alternative au « pour » ou «
contre » la machine infernale qui s’introduit, aujourd’hui, de plus en plus
dans le discours actuel. C’est cette direction d’une autre alternative vers
laquelle le philosophe s’oriente, une autre direction, plus urgente encore
et sans concessions sur les risques encourus par l’aveuglement du tout
technologique, le nouvel âge de l’IA, l’Intelligence Artificielle. Préférant
la pensée rhysomique chère à Deleuze et Guattari et les chemins de traverse
pour aborder ces questions essentielles, l’entretien part du postulat
qu’être pour ou contre est déjà dépassé, les algorithmes étant déjà
omniprésents aujourd’hui dans notre quotidien et dictent déjà, moins
sournoisement qu’impérieusement, un grand nombre de traits de notre vie…
Miguel Benasayag n’hésite pas à rappeler que des études scientifiques ont
déjà démontré une « atrophie » de la zone du cerveau correspondant à
l’orientation du fait de l’usage intensif du GPS par des chauffeurs de taxi
! La question serait plutôt : que devons-nous faire, à partir de cette
réalité, pour préserver notre dimension humaine et celle des générations à
venir dans les prochaines années ? Comment ne pas perdre ce qui fait
l’humain, fonctionner ou exister ?
Le philosophe avertit tout d’abord le lecteur de l’inanité de considérer «
intelligent » ce qui n’est que le fruit de calculs programmés. La complexité
humaine est ailleurs que dans cette « puissance » élevée au rang de la
performance, alors que le propre de l’humain (et du vivant) se situe bien
au-delà, avec le désir, l’erreur, les hésitations, passions, sans oublier la
conscience et l’inconscience, tout cela s’inscrivant dans un corps, notre
corps. « C’est le vivant qui crée du sens, pas le calcul », rappelle Miguel
Benasayag. Cette mathématisation du monde est, certes, ancienne dans nos
sociétés et s’est introduite avec le rationalisme et les mathématiques
concurrençant à l’époque le projet divin. Le philosophe avertit cependant
que la complexité du vivant ne saurait être réductible au plus complexe des
calculs. Aussi savants et perfectionnés que soient ces algorithmes, il leur
manquera toujours une dimension masquée qui leur résistera, cette dimension
humaine, singulièrement humaine ; Ce que démontrent et confirment dès à
présent déjà un grand nombre d’erreurs reconnues par la médecine moderne
notamment dans le domaine des antibiotiques. « Ne pas confondre la carte
avec le territoire ! », souligne Miguel Benasayag et jeter à la poubelle 90
% de l’ADN considéré comme inutile car non réductible ou résistant au
codage, tel que le souhaitent un grand nombre de biologistes aujourd’hui. Au
risque, un jour, de se réveiller et de comprendre (trop tard ?) que cette
part « irréductible » de notre ADN avait une utilité, son utilité…
Loin de toute pensée organiciste, le lien, la relation et l’interaction sont
au cœur du vivant, cette « singularité du vivant » chère à Miguel Benasayag
et que n’appréhende pas l’IA aujourd’hui. « Nous sommes les contemporains de
la centralité de la complexité […] il nous est impossible de prétendre à une
prévision complète », souligne-t-il.
Or, aujourd’hui, des responsables de tout bord (économie, science, finance,
politique…) sont sur le chemin de déléguer consciemment les fonctions de
toute décision à la machine. Or, le présent immédiat n’occupe qu’à peine 10
à 15 % de nos pensées (une latitude qui laisse une grande place au passé et
à l’avenir), alors que l’IA promet une efficacité de présence à 100 %, une
performance qui ne peut que plaire aux marchés boursiers et aux partisans de
l’efficacité à tout prix. Le corps se trouve dès lors pris dans l’engrenage
d’un régime immatériel qui lui dicte et impose ses règles. Celles d’un
individualisme exacerbé et de relativisme reposant sur l’idée de plaisir
poussé à l’extrême. Le danger ne concerne pas seulement que le corps et le
vivant, mais aussi le politique et le social, ces domaines étant désormais
de plus en plus soumis aux diktats des algorithmes à la disposition du
politique et des décisionnaires. À terme, la démocratie se retrouve remise
en cause par ce schéma algorithmique donné pour infaillible au profit d’une
tyrannie résultante de ce tout pouvoir algorithmique.
Les prochains combats à mener par des multiplicités agissantes ne seront
peut-être plus sur les barricades, mais dans les arcanes des
microprocesseurs de nos ordinateurs…
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Denis
Ramseyer : « Les Kouya de Côte d’Ivoire, un peuple forestier oublié. »,
Co-édition Musée Barbier-Mueller / Editions Ides et Calendes, 2019.
C’est au cœur de la forêt ivoirienne à la rencontre du peuple Kouya que nous
entraîne avec cet ouvrage enrichissant, et présentant un intérêt
ethnologique des plus vifs et urgent, Denis Ramseyer, ethnologue-archéologue
et historien, chargé d’enseignement à l’Université de Neuchâtel.
Le peuple Kouya est un petit peuple forestier de Côte d’Ivoire. Petit par sa
taille, car il ne comporte que vingt milles individus et encore. Mais, petit
que par sa taille seulement ! Car s’il demeure peu connu du reste du monde,
cette ethnie de Côte d’Ivoire mérite pourtant de l’être tant ses modes de
vie, croyances et traditions offrent une belle découverte et étude
ethnologique. Fiers de leurs traditions, les Kouya sont avant tout un peuple
de forestiers, un peuple parlant une langue comptant parmi les plus
menacées, et à ce titre déclarée telle en 2001.
Car, l’alerte est donnée. En effet, si le monde fascinant des Kouya a déjà
malheureusement en grande partie disparu, ce dernier est aujourd’hui plus
encore menacé. Confronté à de nombreuses situations inextricables, ce peuple
risque, si nous n’y prenons garde, non plus seulement d’être oubliés, mais
bel et bien de disparaître à jamais…
Après avoir, en effet, subi l’arrivée des missionnaires chrétiens, les Kouya
doivent depuis le début du XXIe siècle, affronter les changements
climatiques. À ces changements viennent s’ajouter les nombreux conflits
ayant marqué, chaque décennie de notre siècle, la Côte d’Ivoire et plus
particulièrement la région au cœur de laquelle vivent les Kouya. À tout
cela, s’ajoute, qui plus est, une déforestation dévastatrice due au
développement de la culture du cacao, elle-même s’accompagnant de l’arrivée
de migrants bouleversant l’équilibre social déjà fragile. Ethnie de
forestiers menacée de toute part pour laquelle l’auteur tire depuis de
nombreuses années déjà la sonnette d’alarme. Depuis 1971, en effet, année
lors de laquelle Denis Ramseyer découvre ébahi la Côte- Ivoire et cet
attachant peuple Kouya, ce dernier n’a cessé de réunir, assembler notes,
enquêtes, reportages photographiques, des travaux que ce dernier ouvrage
donne largement à voir et à découvrir. Aussi, est-ce à une enrichissante,
mais aussi urgente rencontre ethnologique à laquelle nous invite l’auteur.
Une étude approfondie, richement étayée et illustrée de 150 illustrations
couleur, qui ne pourra qu’intéresser ethnologues ou spécialistes de
l’Afrique, mais aussi séduire tout amoureux de Côte-d'Ivoire, des Kouya… ou
de la terre et de ses habitants tout simplement !
À noter que ce dernier ouvrage vient compléter les précédents travaux de
Denis Ramseyer : Reportage photographique en 1972, enquête ethnologique en
1975, étude ethnoarchéologique 1998, étude sur la transformation de la
société et de son environnement en 2016.
L.B.K. |
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Jean-Michel Oughourlian : « Optimisez votre cerveau ! ; Neurones miroirs :
le mode d’emploi », Edition Plon, 2019.
Un livre instructif, accessible et passionnant, pour ne pas dire
indispensable !, sur nos relations personnelles, familiales ou
professionnelles, écrit par le Professeur Oughourlain, neuropsychiatre et
professeur de psychologie à la Sorbonne.
Dans ce livre, tout part du mimétisme. Rien d’étonnant à cela lorsqu’on sait
que le Professeur Oughourlian est spécialisé dans la psychologie mimétique.
Collège et ami de René Girard, il nous explique dans un langage clair le
rôle déterminant du mimétisme (notre cerveau reptilien) en son rapport avec
nos deux autres cerveaux, que sont le cerveau émotionnel et le cerveau
cognitif.
Le cerveau mimétique par un automatisme déconcertant n’a de cesse d’imiter –
modèle/rival /rival-obstacle. Qui plus est, ce cerveau mimétique se met en
branle au moindre signal perçu, des neurones-miroirs infaillibles et
incessants, donc, qui ne nous quittent pas d’un pouce avec plus ou moins
d’heureux bonheurs. Une imitation à laquelle notre deuxième cerveau
émotionnel, par une impressionnante fidélité, viendra au plus vite emboiter
le pas, et renforcer en ajustant notre humeur, nos sentiments et émotions.
Notre cerveau cognitif, ce troisième cerveau, viendra, enfin, coiffer le
tout. C’est simple.
C’est simple, mais n’allons pas si vite pour autant ! Et si on
court-circuitait ce processus de base ? Le Professeur Oughourlian nous
explique, en effet, que s’il est certes difficile de déconnecter
l’automatisme mimétique de notre premier cerveau, reste que « l’on peut
toujours choisir le chapeau que prend notre cerveau cognitif ! » ; Haut de
forme, casquette de hooligan ou chapeau du rire ? Tel est l’enjeu de cet
ouvrage plus que passionnant et que clôt une poste-face d’Emmanuel Gavache
tout aussi convaincante…
C’est, en effet, par une meilleure compréhension du mimétisme et de son
ressort sur l’inter-individualité que l’auteur, en sa qualité de
neuropsychiatre, nous explique comment fonctionne le cerveau lors des crises
et conflits qu’ils soient familiaux ou professionnels, individuels ou de
groupe. Le premier pas consistera à comprendre et démêler ce mimétisme ayant
déterminé en quelque sorte les cartes et règles avec lesquelles chacun de
nous avance ; Sachant que tout mimétisme ne saurait être, bien sûr, négatif
et que les exemples positifs ne manquent heureusement pas.
A la base de tout, on l’aura compris, il y a le désir, ce désir mimétique de
ce que l’autre a, possède, est, ou même et surtout de ce que l’autre désir.
Dans la lignée de René Girard qu’il aime à citer ou de Jean-Pierre Dupuy («
La jalousie ; une géométrie du désir », Seuil, 2016), Jean-Michel
Oughourlian nous démêle, de chapitre en chapitre, cet impressionnant
écheveau tissé de liens mimétiques. Pouvoir, influence, suggestion, pub,
réseaux sociaux, etc., et même mimétisme inversé, jalonnent cet essai. Des
mimétismes positifs ou négatifs auxquels personne n’échappe, certes, mais
que l’on peut approcher et quelque peu appréhender afin de « supprimer la
suggestion, l’asservissement au mimétisme rival », souligne l’auteur.
Cela passe avant tout par accepter l’idée que les conflits, maladies,
névroses, proviennent de ce mimétisme /rivalité directe ou inavouée avec «
son rival », ce modèle inversé qu’il convient de démasquer, et qui n’est pas
pour autant et toujours en tant que tel un « ennemi ». Le mimétisme le plus
universel engendre, quoique certain en dise, la jalousie avec pour
pathologie l’envie lorsque « le rival devient ennemi », suivie de sa mise à
mort dans son exacerbation extrême, souligne encore Jean-Michel Oughourlian.
Notre cerveau mimétique est, en effet, imperméable, et seule l’intervention
raisonnée de notre cerveau cognitif ralliant à lui le cerveau émotionnel
parviendra à le canaliser. De là, l’apport essentiel de cet ouvrage : rendre
accessible une meilleure compréhension de ce processus mimétique et de ce
qui se joue, permettant de dompter ou d’apprivoiser ce fameux cerveau
mimétique.
Un ouvrage qui se lit d’un trait, et auquel on ne peut souhaiter qu’un
mimétisme de bon aloi ; Alors, bonne lecture !
L.B.K. |
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«
L'Absolue Simplicité » Lucien JERPHAGNON, Michel ONFRAY (Préface),
Collection : Bouquins, Robert Laffont éditions, 2019.
Faisant suite aux deux précédents volumes parus dans la collection Bouquins,
« L’absolue simplicité » offre au lecteur quelques-uns des autres
plus beaux livres de l’historien de la philosophie (lire
notre interview) bien connu pour la fulgurance de ses analyses et la
vivacité de son jugement. Michel Onfray livre en ouverture à ce troisième
volume un témoignage sensible et poignant sur son « vieux maître » et sur la
magie des enseignements dont il reçut chaque parole comme un legs précieux.
La fausse désinvolture des cours de ce grand maître permettait, en effet, de
toucher à cœur de jeunes âmes peu versées sur l’Antiquité et ses leçons.
C’est ainsi que cette magie Jerphagnon opéra chez tous celles et ceux qui
ont eu le privilège de rencontrer ce bel esprit – un brin malicieux parfois
!, et que Michel Onfray évoque avec émotion en ouverture à ce beau et riche
nouveau volume de la collection Bouquins. La diversité de ses enseignements
ne changea en rien la limpidité de ces changements, les saillies de ses
analyses et la sagacité de ses témoignages sur cette Antiquité qu’il
chérissait tant, jusqu’à ses péplums qui le faisaient éclater d’un rire
complice…
« L’absolue simplicité » regroupe certains des titres incontournables
de Lucien Jerphagnon, tels Julien dit l’Apostat, Les Dieux ne sont
jamais loin, Augustin et la sagesse, mais aussi des textes moins
connus comme ces transcriptions de certains de ses cours, notamment au Grand
Séminaire de Meaux ou encore des conférences ou émissions de radio qui
témoignent de l’absence de frontières dans les domaines appréhendés par
cette pensée fertile. Sa fidélité indéfectible à son maître le philosophe
Vladimir Jankélévitch force également le respect dans ces pages d’«
Entrevoir et vouloir » réunies en 1969 et augmentées en 2008 ; des pages
magnifiques révélant, à elles seules, tout l’art de son auteur de « livrer »
sans altérer une pensée dans toute sa richesse et complexité comme pouvait
l’être celle de Vladimir Jankélévitch ; Ce « métaphysicien mystique,
comme je suis devenu un agnostique mystique ! » - souligne Lucien
Jerphagnon, et de poursuivre : « Peut-être était-ce pour cela que j'avais
énormément apprécié « Janké » comme nous l'appelions ! » (entretiens
Lexnews)…
Peut-on encore être surpris par cette pensée hors-norme et fulgurante de
Lucien Jerphagnon ? Une telle question se pose-t-elle en ces décennies d’un
nouveau siècle, d’un nouveau tournant ? Les lecteurs de ses chroniques
politiques pour la Revue des Deux-Mondes des années 1990 ne pourront, en
effet, que retrouver ce rare bonheur de percevoir de nouveau ce léger accent
que ce Bordelais impénitent aimait à accentuer d’un clin d’œil complice. Une
complicité offerte au lecteur entre deux jugements assénés toujours avec
justesse, s’amusant des galipettes de Greenpeace, des gamineries de la
presse, et des impôts que le penseur n’a jamais vu baisser de toute sa
longue vie… sans oublier cette interminable nuit dont parlait Catulle et que
nous fait revivre ce grand maître que fut Lucien Jerphagnon; Un esprit
toujours sur la brèche qui poursuit sa quête, ne cessant de susciter de
nouvelles interrogations chez ses lecteurs, des questionnement toujours
aussi actuels, nécessaires, et peut-être plus urgents que jamais.
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Roland
Jaccard : « L’enquête de Wittgenstein. », Éditions Arléa, 2019.
Avec « L’enquête de Wittgenstein », le philosophe Roland Jaccard
signe un opuscule, ô combien ! vivifiant, voire décapant. Wittgenstein,
philosophe viennois (1889-1951), contemporain de Freud, demeure – il est
vrai, plus connu en théorie des sciences pour ses ouvrages en logique
mathématique qu’en philosophie pour son « Tractatus-logico-philosophicus
». Cependant, bien qu’injustement boudé de nos jours, il n’est pourtant pas
sans attraits et un intérêt piquant à le redécouvrir ; Une incitation à
laquelle Roland Jacquard s’est employé, en ces pages, avec toute la vigueur
et la justesse qu’exige le philosophe viennois. Il faut avouer que tant
l’homme que le penseur, ayant étudié à Cambridge auprès de Russell, ne sont
pas si simples ; Qu’on en juge : Influencé par Schopenhauer, Nietzsche,
Weininger, Krauss, il a gardé du premier un nihilisme de génie, et du
second, cette puissance de volonté qui lui évitera à maintes reprises de
commettre l’irréparable ; le tout avec un singulier mélange de Kierkegaard
qu’il lira, appréciera et dont il partagera un temps la Norvège. Toute sa
vie durant, avec cette espèce de fougue nihiliste qui le caractérisa,
Wittgenstein se demandera : « Qu’est-ce qu’un homme ? » Une quête
philosophique qui le poursuivra et qui justifie pleinement le titre de cet
ouvrage : « L’enquête de Wittgenstein ».
Intransigeant à l’extrême, sans concession envers lui-même, n’aimant et ne
comprenant que l’excellence, sa devise sera – pour reprendre encore un des
titres de Roland Jacquard, « Le néant ou le génie ». Et si cela est
clairement dit et énoncé, reste que... car, il faut avouer que la complexité
de la pensée de Wittgenstein est de génie, et derrière l’enquête du
philosophe, c’est bien Roland Jacquard lui-même qui mène pour son lecteur
celle-ci ; une entreprise audacieuse en si peu de pages, mais Roland
Jacquard sait lui aussi frapper fort, là où cela répond. N’épargnant ni les
qualités ni les faiblesses du philosophe (ni celles de son lecteur), ce
dernier trace à coup d’énergiques traits de plume les entrelacs de la vie et
de la philosophie de Wittgenstein. Ayant fréquenté les mêmes bancs de lycée
qu’Adolf Hitler qu’il haïra, il affichera un certain antisémitisme bien
qu’ayant lui-même une ascendance juive ; Snob, aristocrate, solitaire, il
n’aura de cesse pourtant de se reprocher son manque d’empathie pour le
peuple ; Homosexuel aimant les bas-fonds, mais méprisant ses penchants ; Il
sera toute sa vie tiraillé entre « les brûlures de l’enfer et les délices
du paradis » ; une aimantation des extrêmes en un mélange d’Oscar Wilde
et Pier Paolo Pasolini…. Se jugeant un véritable monstre lui-même, l’usage
répété du mot « diable » semble en ces pages presque digne d’un traité de
démonologie ! Certes, les prises de position de ce philosophe grand joueur
d’échecs ne sauraient être, bien sûr, prises telles quelles ; Mais, n’est-ce
pas ce que Wittgenstein aurait exigé lui-même, lui, qui entendait tout
critiquer et doutait tout autant de tout… Certes, l’exigence d’excellence de
Wittgenstein n’est pas à simple portée de main en notre époque où la
médiocrité s’affiche sans complexe, ni même peut-être enviable, reste que
cet ouvrage donne, en un tour de force, les clefs de « L’Enquête de
Wittgenstein ».L.B.K. |
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Friedrich Nietzsche « Œuvres » Tome II Trad. de l'allemand par Dorian Astor,
Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini. Édition
publiée sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian
Astor, Bibliothèque de la Pléiade, n° 637, 1568 pages, rel. Peau, 105 x 170
mm, Gallimard, 2019.
Après un premier volume réunissant « La naissance de la tragédie » et
« Considérations inactuelles », la collection de La Pléiade vient de
publier le deuxième volume consacré aux œuvres du philosophe allemand
Friedrich Nietzsche comprenant notamment deux écrits majeurs, « Humain
trop humain » et « Le Gai Savoir » sous la direction de Marc de
Launay avec la collaboration de Dorian Astor. De 1876 à 1882 s’ouvre pour le
philosophe une période féconde sous fond de crise profonde. Cette crise,
prélude à la disparition totale de sa conscience dans les dernières années
de sa vie, n’affectera paradoxalement pas la créativité de l’auteur, comme
si elle constituait un rappel permanent de sa fragilité et donc de l’urgence
de la transcender par une intense réflexion. Nietzsche a toujours cherché à
réduire cette fracture antique entre âme et corps et ne pouvait alors
sous-estimer justement les affections dont il était sujet ainsi qu’il le
souligne dans Aurore : “Aussi loin que quelqu’un puisse pousser la
connaissance de soi, rien pourtant ne peut être plus incomplet que son image
de l’ensemble des pulsions qui constituent son être. A peine s’il peut
nommer les plus grossiers par leur nom. » Durant cette période
déterminante de sa vie, Nietzsche se libère de ses déterminismes, tout au
moins de l’emprise de Wagner et des contraintes de la philologie, discipline
dans laquelle il excellait pourtant. « Tuant le père » et abandonnant
ses doux rêves de musicien, c’est au « métier » de philosophe qu’il
consacre alors toutes ses fragiles forces, renonçant pour cela à ses
obligations professionnelles en tant qu’enseignant. « Humain trop humain
» cristallise en ses pages ce « monument d’une crise » vécu par le
philosophe. Véritable passage initiatique, l’abandon du mouvement wagnérien
ouvre à de nouveaux horizons, bien éloignés de cette régénération pourtant
tant espérée de la culture allemande par le génie du musicien. Le voyage à
Sorrente, et la maladie, encouragent le penseur à un repli sur soi, à une
attitude plus philosophique que théoricienne, reléguant ainsi le mythe et la
métaphysique loin de ses préoccupations. Une attitude fondée sur l’histoire
et l’immanence prélude à la publication de « Humain, trop humain »
dont la dédicace à Voltaire est significative, ce livre marquant
définitivement la rupture avec ses relations wagnériennes dès lors
radicalement hostiles. Les convictions et la métaphysique se lézardent au
profit d’une recherche effrénée de la vérité qui passe par le scepticisme,
et donc les révisions du jugement, sous forme d’aphorismes passés à la
postérité. Nietzsche observe en effet : « Ce n’est pas le monde comme
chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui est si
riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et
malheur ». 1882 marque la première édition du « Gai Savoir », son
titre puisant aux sources médiévales des troubadours et ménestrels pour un
esprit libre. Convalescent et heureux de l’hiver passé à Gênes, Nietzsche se
sent prêt à produire une pensée élevée, servie par un style ciselé. Mais il
ne faut pas faire du Gai Savoir une réflexion hédoniste et encore
moins paisible, le philosophe au marteau fait preuve d’un travail critique à
l’encontre des préjugés et autres morales idéalistes qui témoigne de sa
puissance. Ce livre préfigure également l’annonce de la mort de Dieu et du
nihilisme : « Gardons-nous de penser que le monde serait un être vivant.
» C’est ainsi à un nouvel infini auquel appelle le philosophe : « Le
monde au contraire nous est redevenu infini une fois de plus : pour
autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une
infinité d’interprétations ». Avant que des nuages ne viennent jeter un
voile sur cette pensée singulière de la fin du XIXe siècle, ces pages
resplendissent de cette volonté de puissance caractéristique du philosophe
allemand et si souvent mal interprétée, c’est un, parmi les nombreux
attraits, qui encouragera les lecteurs à découvrir ou relire cette pensée
fertile grâce à cette édition traduite de l’allemand par Dorian Astor,
Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini, et
servie par un appareil critique facilitant sa lecture. |
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Friedrich Nietzsche Correspondance, tome V : Janvier
1885 - Décembre 1886 trad. de l'allemand par Jean Lacoste. Édition de
Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Notes du traducteur Collection Œuvres
philosophiques complètes, Série Correspondance, Gallimard, 2019.
Poursuivant la remarquable entreprise de l’édition de la correspondance de
Nietzsche, le dernier volume paru couvre deux riches années 1885 et 1886.
Traduit de l’allemand par Jean Lacoste, cette édition établie par Giorgio
Colli et Mazzino Montinari fait défiler les jours et les mois qui pour le
philosophe ne se ressemblent pas, avec au début de cette année 1885 un 1er
janvier passé au lit, et la hantise des nausées avant chaque repas… Le corps
souffrant de Nietzsche est à considérer dans le contexte de la solitude qui
le touche, mais celle-ci n’entame pourtant pas la production de son œuvre
avec le livre IV de Ainsi parlait Zarathoustra et Par-delà bien et
mal, sans oublier de nombreuses rééditions… Nice, Bâle, Venise qu’il
retrouve avec un plaisir non caché même si le froid et son estomac sont
encore des motifs de tracas. Les inquiétudes du grand penseur sont
touchantes parfois entre sa chemise de nuit trop courte ou ses chaussettes
qui ne vont pas ! « Ce n’est qu’entre gens partageant les mêmes idées que
l’on peut s’épanouir, telle est ma conviction ; mon malheur est que je n’ai
personne de ce genre et ce n’est pas pour rien que j’ai été si profondément
malade et le suis en moyenne toujours ». Nietzsche souhaite ardemment la
compagnie – toujours trop rare à ses yeux – d’esprits libres et ce n’est
qu’un petit cercle de familiers qui entretiendra une correspondance nourrie
avec le philosophe allemand. Ce sont aussi des années de deuil avec la mort
du grand musicien Franz Liszt qui lui rappelle cruellement l’univers
wagnérien, Cosima sa fille ayant épousé Richard Wagner. Nous quittons le
philosophe à la fin de cette année 1886, il ne lui reste plus que deux
années avant que la folie ne le gagne, ce 3 janvier 1889 à Turin… |
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Vladimir Jankélévitch : « Philosophie morale », édition réalisée par
Françoise Schwab, Coll. Mille et une pages, Éditions Flammarion, 2019.
Le philosophe Vladimir Jankélévitch, disparu il y a maintenant 34 ans, est à
l’honneur cette année ; après une exposition à la BnF François Mitterrand à
Paris, c’est au tour des éditions Flammarion de lui consacrer un fort volume
dans la collection « Mille et une pages » regroupant des textes du
philosophe sur la morale, dont certains peu connus. Vladimir Jankélévitch a
laissé une immense œuvre dont certains ouvrages ont à jamais marqué une
génération ; De « L’Ironie » jusqu’au « Le je-ne-sais-quoi et Le
presque rien » paru en 1980, le philosophe avec son énergie a su
interroger bien des postures et démasquer plus encore peut-être nombre
d’impostures. Mais dans cette immense œuvre, nombreux sont les textes
demeurés plus confidentiels ou connus d’un cercle d’initiés. Aussi, une
telle somme consacrée à ces écrits sur le thème de la morale, tel qu’elle a
sous-tendu l’ensemble de son œuvre philosophique, vient-elle idéalement
compléter les écrits plus classiques publiés et réédités du philosophe.
Cette édition établie par Françoise Schwab a fait choix de retenir des
textes allant des premiers livres de morale du philosophe dont sa thèse
complémentaire consacrée à « La valeur et signification de la mauvaise
conscience » de 1933 jusqu’à celui consacré au « Pardon » paru en
1967. Plus de 30 ans d’une intense réflexion dans lesquels sont venues
s’engouffrer les plus profondes blessures et douleurs. Laissant au fil des
années et des textes derrière lui en retrait les idéologies empreintes de
romantisme et d’irrationalisme, c’est une pensée d’une profondeur
fulgurante, incomparable, profondément voire viscéralement liée à l’action,
à la volonté de l’action qui se révèle dans ces écrits. Une pensée poussée
par le philosophe du «devenir » jusqu’à ses derniers retranchements,
les plus imprévisibles et infimes jusqu’à « l’impensable » ou ce «
presque rien ». Une construction de « l’irréversible » ne
laissant rien passer dans le tamis de cette réflexion serrée sur la morale,
aucun préjugé, aucune posture, et laissant la pensée à jamais autre, là où
le temps, la mort, et surtout l’amour se rejoignent. Un recueil incluant : «
La mauvaise conscience » ; « Du mensonge » ; « Le mal » ;
« L’Austérité et la vie morale » ; « Le pur et l’impur » ; «
L’Aventure, l’ennui, le sérieux » ; « Le Pardon », à
l’exclusion de « L’ironie », de « L‘alternative » et « Du
traité des vertus ». Sept livres de philosophie morale où idéologie,
généralisation ou synthèse n’ont pas leur place, mais livrant une pensée
paradoxale dont témoigne plus encore peut-être le dernier livre sur le «
Pardon », déjouant vaines certitudes et compromis, et donnant primauté à
la conscience et à la vie. Des écrits où les prédilections du philosophe
pour la poésie et la musique dont celle du tout aussi virtuose et fougueux
Franz Liszt, trouvent également un terrain fertile. Certains de ces écrits
sont plus connus, d’autres ont été remaniés ou augmentés par le philosophe
notamment à l’occasion de conférences, mais tous nous parlent de l’homme, de
« l’homme comme être moral », de cet « être-limite qui n’a pas de limite,
mais franchit celle que l’instant lui impose. »
Et pour ceux qui redouteraient d’ouvrir ce fort volume, on ne peut que
laisser entendre la voix inimitable de cet immense philosophe que fût
Jankélévitch : « En somme la conscience ne dit pas autre chose que ceci :
tout ne peut pas se faire ; certaines actions, en dehors de leur utilité,
parfois même contre toute raison, rencontrent en nous une résistance
inexplicable qui les freine ; quelque chose en elles ne va pas de soi. Telle
est l’hésitation de l’âme scrupuleuse devant la solution scabreuse. La
conscience est l’aversion invincible que nous inspirent certaines façons de
vivre, de sentir ou d’agir ; c’est une répugnance imprescriptible, une
espèce d’horreur sacrée. Mais on ne fait pas sa part au démon du scrupule
une fois qu’il a pris possession de notre âme : « Le diable a tout
éteint aux carreaux de l’auberge ! » »
L.B.K. |
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Miguel Benasayag « Fonctionner ou exister ? »
Éditions Le Pommier, 2018.
Quelques jours avant sa mort, le 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini avait
accordé un dernier entretien au journaliste Furio Colombo, article que l’écrivain-poète-cinéaste
italien avait souhaité terminer par écrit et auquel il avait donné pour
titre « Nous sommes tous en danger ». « Les quelques personnes qui ont
fait l’Histoire sont celles qui ont dit non, et non les courtisans et les
valets des cardinaux. Pour être efficace, le refus doit être grand et non
petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point, « absurde », contraire
au bon sens ». À plus de quarante années de distance, Miguel Benasayag
dresse une situation qui a pris acte de cette prescience qui est devenue
réalité. Sommes-nous condamnés à ne plus que fonctionner ? L’altérité chère
à Miguel Benasayag ne peut subsister que par une unité complexe de
l’existence et du fonctionnement, et non de l’hégémonie de cette dernière. À
l’heure où les algorithmes visent à modeler le vivant, les Anciens sont
devenus des vieux inutiles que l’on cache, ce qui faisait jusqu’alors la
valeur constitue aujourd’hui une déficience, faute de bien « fonctionner »…
Nous entrons depuis plusieurs années dans une vision manichéenne du monde,
en une alternance binaire gagnant / perdant, sans intermédiaires ou autre
possibles. Nos vies présentes sont faites de raccourcis, autant sur les
bureaux de nos ordinateurs que vis-à-vis de nos valeurs, de nos existences,
de la vie tout simplement. Réactionnaire et technophobe Miguel Benasayag ?
Pour les partisans du transhumanisme et de l’utilitarisme du vivant,
probablement, mais dans une situation de complexité et d’union des
contraires, assurément pas.
Il est vrai que le tragique s’est tari en oubliant que le singulier ne
saurait se concevoir sans ses interactions avec l’ensemble. En un monde où
les relations sont de plus en plus stérilisées à l’image des couloirs
d’hôpitaux, on se sent concerné ou pas, on like ou pas, la pleine
conscience (mal) comprise par les occidentaux n’a que faire d’une
catastrophe climatique ou humaine lorsque sonne l’heure dite de sa
méditation quotidienne… Pour éliminer cette négativité qui fait partie
intégrante du tragique de la vie, l’homme a la solution : lui substituer le
transhumanisme des sociétés postorganiques, plus de vague à l’âme, plus de
bleu au cœur, mais la promesse virtuelle d’un monde sans faille et d’une
immortalité assurée. Conjoint écarté car ne « correspondant » plus, familles
oubliées pour passer à autre chose, liens rompus pour soigner son petit soi
ronronnant, nous ne sommes plus en danger, le mal est déjà fait et
constatable quotidiennement. Miguel Benasayag ne souligne pas les risques
mais les réalités déjà présentes, la tendance à l’artefactualisation
du vivant ne concernent pas seulement que des prothèses, certes utiles, mais
touchent bien plus encore de plein fouet le vivant à part entière, une
initiative qui plus est laissée aux bons soins des machines et des
logiciels. Il faut suivre l’auteur dans ces pages inspirées qui à l’image du
film Soleil Vert laisse entrevoir ce vers quoi nous allons et que
nous sommes en train d’oublier, Big data s’occupant déjà de nos mémoires.
Cauchemar ? Certainement. Des solutions ? Une résistance de tous les
instants afin de sortir de notre petit moi, tout en acceptant notre
fragilité, nos failles, qui élargissent contrairement ce qu’on en pense trop
souvent - notre cercle et constitue notre richesse, notre singularité, «
nous sommes les mêmes tant que nous changeons », rappelle le philosophe
dans l’un de ses (apparents) paradoxes dont il a le secret. La situation
exige le courage de l’existence, un agir situationnel dans le cadre d’une
singularité du vivant chère à l’auteur, qui n’est pas reproductible,
sauf à la nier. Nous sommes prévenus, n’attendons pas encore.
Philippe-Emmanuel Krautter
A lire
l'interview de Miguel Benasayag |
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Ok-Kyung Pak : « Les plongeuses Jamnyo de Jeju en Corée », Éditions Ides et
Calendes, 2019.
« Les plongeuses Jamnyo de Jeju en Corée » est une étude
anthropologique singulière puisqu’elle nous invite à découvrir l’univers
secret et peu connu de l’extrême sud-ouest de la péninsule coréenne, et plus
précisément l’île de Jeju. Cette dernière est également appelée l’île aux
trois abondances - les vents, les pierres et les femmes, une appellation
trouvant sa justification en ces lieux arides où curieusement les hommes
sont peu nombreux. Pour affronter le sol volcanique et les vents puissants,
il fallait la force d’âme de femmes courageuses, début d’une légende
matrilinéaire et d’une réalité constatée au fil des temps. C’est dans cet
environnement atypique que l’anthropologue Ok-Kyung Pak a ainsi entrepris,
en 2016, une étude de terrain qui l’a conduite à étudier plus
particulièrement ces plongeuses en apnée, une activité habituellement
réservée aux hommes dans les autres sociétés. C’est ainsi l’univers
singulier de cette Île, de ses habitants, et surtout de ses plongeuses
nommées Jamnyo que Ok-Kyung pak nous offre de découvrir, une analyse
appuyée par plus de 130 illustrations, cartes, schémas et photographies
couleur.
Or, ici, c’est par leur seul souffle et une ceinture lestée de plomb que ces
femmes risquent leur vie à chaque plongée pour pêcher 15 jours par mois
ormeaux, conques, varech… Chaque journée compte 4 à 7 heures de plongée,
chacune durant près de 2 mn jusqu’à 20 mètres de profondeur, ce qui est un
exploit physique étonnant et pourtant anonyme. Car en ces lieux, il n’est
point question de compétition ou de grand bleu, mais de l’intime conviction
d’appartenir à un ancêtre commun, la déesse-mère Seolmundae Halmang pour qui
chaque plongeuse réalise un rituel chamanique lors des plongées. Leur vie
est d’ailleurs entendue également en un sens collectif puisque le fruit de
chaque plongée est partagé et toute idée de pêche intensive écartée. Cette
approche communautaire, étroitement liée aux éléments naturels dont la mer
constitue la force la plus manifeste, offre un rare témoignage de ces temps
anciens où l’homme n’avait point comme seul horizon le profit intensif. Au
XXIe siècle à des milliers de kilomètres de nous existe encore une société
malheureusement en déclin en raison de la pollution des mers et du
développement industriel qui perpétue cet étonnant héritage ainsi qu’en
témoigne cette belle étude ! |
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Metin
Arditi Dictionnaire amoureux de l’Esprit français éditions Plon & Grasset,
2019.
Audacieux et téméraire en nos temps troublés que d’aborder le thème de l’Esprit
français illustré en page de couverture d’un Cyrano arborant la cocarde
multicolore ! Et pourtant cette initiative n’a rien de politique puisqu’elle
est le fait de l’écrivain suisse d’origine turque Metin Arditi, envoyé
spécial de l’UNESCO pour le dialogue interculturel, ce à quoi cette plume
s’adonne avec un plaisir jubilatoire dans ce Dictionnaire amoureux
des éditions Plon & Grasset. Partant de cette idée de séduction dont on
affuble souvent les Français, l’écrivain talentueux ayant signé de nombreux
romans dont Le Turquetto, La Confrérie des moins volants, L’enfant qui
mesurait le monde… transporte les lecteurs de ce Dictionnaire dans des
entrées qui ne manquent pas d’audace, telles les entrées proches -
alphabétiquement s’entend – comme Céline et Dreyfus avec
l’antisémitisme en toile de fond… Quel que soit le choix effectué par
Metin Arditi, le plaisir manifeste demeure non point de cerner, mais de
révéler par petites touches l’Esprit français, ce dernier se matérialise par
une mosaïque de points de vue, indispensables selon l’auteur pour répondre
au vœu de Molière : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de
toutes les règles n’est pas de plaire ». La beauté compte certainement
parmi cette identité, beauté multiple et variable qu’elle se manifeste dans
l’art d’Édith Piaf ou de Marcel Proust, des Jardins à la française ou de
Brassens. Les grands écarts certes ne manquent pas avec l’entrée
Jambon-beurre qui suit celle du Jacobinisme et précède
Jankélévitch. Ce sont justement dans ces contrastes que le tableau de
cet Esprit insaisissable peut certainement le plus facilement se laisser
dévoiler, la France aime et cultive les contrastes jusqu’aux conflits et
oppositions comme l’avait déjà relevé Jules César dans sa Guerre des
Gaules, et plus récemment le Général de Gaulle dans ses Mémoires…
En découvrant au fil des pages et de ses thèmes ce Dictionnaire amoureux vu
par un « étranger » si familier de la France, l’envie prend immédiatement de
prolonger chacune de ces entrées, d’en faire des pistes de lectures et
découvertes supplémentaires pour ne point passer à côté de cet Esprit
français que restitue si admirablement Metin Arditi dans ces pages
truculentes ! |
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Pier
Paolo Pasolini « Écrits corsaires » traduction de Philippe Guilhon 288 pages
- 140 x 200 mm, collection Champs arts Flammarion, 2018.
Pier Paolo Pasolini a assurément pris au pied de la lettre le titre donné à
ces articles réunis dans un livre « Écrits corsaires » et aujourd’hui
publiés en français dans la collection Champs arts Flammarion avec une
traduction de Philippe Guilhon. Corsaire est, en effet, bien
l’attitude adoptée par l’écrivain italien et pour l’occasion essayiste
polémique, dans ces articles sans concessions parus dans la presse jusqu’aux
derniers mois avant sa mort. Le lecteur retrouvera dans certaines
contributions le regard lucide de celui qui n’écarta pas les paradoxes les
plus inattendus ; le poète hors convention avoue ainsi, bien que n’aimant
pas ces jeunes gens aux cheveux longs qu’il décrit, se rallier finalement à
leur cause lorsqu’ils font l’objet d’une attaque de la part de la société
bourgeoise bien pensante de son époque. Pasolini ne choisit pas la voie
facile, n’est en aucune manière partisan du choix médian, mais adopte le ton
de la polémique, du combat même, avec sa plume acérée qui lui a valu tant
d’inimitiés jusqu’à sa mort, dans l’opposition politique à ses idées jusqu’à
la gauche italienne… Adepte de la microrésistance, apôtre des arts dans
lesquels il excelle avec une facilité déconcertante, Pasolini pointe et fait
mouche en bien des domaines qu’il aborde dans ces pages. Du fameux article
sur La disparition des lucioles, métaphore de l’extinction du parti
communiste, jusqu’au fascisme des antifascistes, Pasolini se trouve
là où on l’attend le moins, décalage toujours fécond qui invite à de
nouveaux points de vue, un regard lavé des conventions. Si certains textes
sont conjoncturels, la réflexion mise en œuvre peut la plupart du temps être
reprise dans bien d’autres contextes actuels, dont Pasolini avait si
distinctement prévu l’évolution de manière confondante. Pointent
régulièrement dans ces pages alertes, non seulement l’analyste de son temps,
mais aussi le poète qu’il ne cessa d’être, l’écrivain parfois, le cinéaste
dans d’autres contextes encore, car pour Pasolini, les arts n’étaient en
rien questions de disciplines, mais de vie, cette vie qu’il mena intensément
jusqu’à son terme pour mieux en explorer les confins. |
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Nietzsche
« Sur l’invention de la morale » présentation par Arnaud Sorosina, édition
avec dossier, Garnier Flammarion, 2018.
Quel rapport entretenons-nous avec les valeurs comme le bien, le mal, la
bonté, la justice ? Nietzsche invite le lecteur à s’interroger à leur
sujet et à mieux considérer leur origine, moins naturelle qu’elle ne
pourrait paraître selon le philosophe. La religion, bien entendu, apparaît
vite au banc des accusés pour le philosophe critique de la culture
occidentale. La faute et la culpabilité sont responsables des maux de
l’homme moderne qui cherche l’oubli dans le remords et la veulerie, une
approche qui ne sera pas étrangère à la psychanalyse quelques décennies
plus tard. Arnaud Sorosina, par sa présentation, accompagne le lecteur
dans sa découverte de ce livre de Nietzsche. Le texte est ainsi précédé
d’une introduction éclairante quant à l’évaluation faite par le philosophe
des valeurs : leur origine, leurs développements au cours de l’Histoire
par la religion, ainsi que leurs méfaits sur l’homme qui a perdu à cause
d’elles sa noblesse et sa santé. Peut-on se libérer de la morale ? Belle
interrogation qui accompagnera le lecteur tout au long de ce texte à
redécouvrir en nos temps troublés. |
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Jean-Jacques Bedu : « Les Initiés ; De l’an mil à nos jours », Collection
Bouquin, Robert Laffont, 2018.
Somme considérable, incontournable ! L’ouvrage « Les Initiés de l’an mil
à nos jours » signé Jean-Jacques Bedu ne peut, en effet, que faire date
et s’imposer, de par l’imposant travail présenté, en ouvrage de référence.
Un joli défi relevé, et ce à bien plus d’un titre.
Audacieux, en premier lieu, l’ouvrage, dans un style volontairement
accessible, propose au lecteur pas moins de 2000 ans d’histoire d’initiés,
de courants et traditions initiatiques avec plus de 115 entrées ou noms
d’initiés, avec pour chacun, sa vie et son parcours condensés, certes, mais
jamais de manière lapidaire. On y trouve, bien sûr, Avicenne, Hildegarde,
Ibn d’Arabi, Maître Eckhart, Léonard de Vinci, Swedenborg, Papus et Péladan
ou encore Krishnamurti, et bien sûr, pour un tel ouvrage, René Guenon…
Retenant, par souci de clarté, un ordre chronologique, regroupant ces
initiés en 4 grandes périodes – L’an mil ; La Renaissance ; Le Grand Siècle
au Siècle des Lumières ; le XIXe siècle ; et le XX siècle débordant sur le
XXIe siècle, soit de leur éclosion à aujourd’hui. L’auteur balaye tant
l’occident que l’orient ou l’extrême orient, mettant ainsi en évidence les
grands courants dans lesquels viennent s’inscrire ces initiés de tous les
temps et époques : alchimie, magie, kabbale, Soufisme, Théosophisme,
Templiers, Rose-croix, Franc-maçonnerie, occultisme, etc. Courants
entremêlant tant les grandes religions et ses différentes doctrines que les
sociétés secrètes ou l’occultisme, hermétisme, prophétisme, etc.
Audace, aussi, d’avoir su allier dans ce dédale d’initiés, de sensibilités
multiples et croisées ,un riche travail de qualité à une approche accessible
et claire dans un style fluide fort plaisant, faisant de cette somme un
ouvrage se lisant comme un roman, enchaînant aventures, légendes et destins
hors normes. Que de vies, de destins… d’initiés ! On songe à Blake, à
Nicolas de Flamel et « son » livre si cher à C.G. Jung.
A ces titres, l’ouvrage ne peut que séduire un large public, chercheurs,
universitaires, lecteurs souhaitant être initiés ou tout lecteur curieux ou
avide de vies romanesques. Dans ces initiés, un grand nombre de noms
séduira, aussi, les littéraires tels Rabelais, Cyrano de Bergerac, Novalis,
Goethe, Gérard de Nerval, Victor Hugo, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, ou
encore les amateurs d’art avec notamment William Blake, Joséphin de Péladan
ou de musique avec Mozart.
Non dénué d’humour, Jean-Jacques Bedu n’hésite pas, d’ailleurs, à ouvrir son
ouvrage avec Gerbert d’Aurillac, un non-initié, et à terminer cette longue
histoire d’initiés à travers les âges et les siècles avec Steve Jobs ! Mais,
l’auteur ne manque pas, non plus, avec pertinence de sens critique et de
prises de position souvent bien venues. Le texte consacré à Louis Massignon
est très beau et très justement présenté. Jean-Jacques Bedu n’hésite pas,
également, à douter, à souligner, mettre à plat ou purement et simplement
écarter. Eh ! oui, parmi ces initiés se cachent parfois quelques imposteurs
ou légendes inopportunes ; on songe notamment à Rabelais ou à Victor Hugo.
Soucieux cependant d’objectivité, l’auteur sait aussi mettre en balance son
scepticisme avec le poids des légendes, mythes ou à renvoyer les
controverses entretenues dos à dos, notamment pour Nostradamus, invitant par
là même ses lecteurs à se tourner vers la biographie informée donnée pour
chaque entrée. L’ouvrage comporte, par ailleurs, en fin de volume de très
riches orientations biographiques thématiques, ainsi qu’un très complet
index des noms fort utile ou encore un glossaire.
Y a-t-il encore des initiés en 2018 ? Nous l’avons souligné, l’auteur
termine par un clin œil avec Steve Jobs ; que l’on soit séduit ou non par ce
dernier choix (n’a-t-il pas plus initié qu’il n’a été initié ?), il demeure
que la question reste entière et d’actualité, révélant tout l’intérêt et le
mérite de cet ouvrage consacré aux « Initiés de l’an mil à nos jours
».
L.B.K. |
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Pasolini's Bodies and Places (en anglais) Michele Mancini and
Giuseppe Perrella N° 241, relié, 640 pages, 22 × 21 cm, anglais, Benedikt
Reichenbach, Editions Patrick Frey, 2017.
Pasolini's Bodies and Places est un ouvrage à la fois savant mais
parfaitement accessible à tout amateur du cinéma et de l’univers pasolinien.
À partir d’hypothèses de travail exprimées au début du livre par l’écrivain,
poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini, les auteurs de cet ouvrage, Michele
Mancini et Giuseppe Perrella, ont réuni 1734 reproductions de scènes de ses
films, archivées et analysées à partir de thématiques centrées sur les corps
et les lieux. Véritable cartographie anthropologique s’étendant sur trois
continents (Europe, Afrique et Asie), cette réflexion retient cette attitude
chère à Pasolini d’établir des chemins et des correspondances entre les
borgate de Rome, le Tiers-Monde et les villes soumises au développement
néocapitaliste. Ces archives offrent ainsi un témoignage unique sur de
véritables univers disparus ou appelés à disparaître et fixés à jamais par
la caméra et le regard critique de ce visionnaire que fut Pasolini. À partir
de classifications détaillées de postures, expressions du visage, gestes,
grimaces, sourires, rires et bien d’autres encore, c’est un véritable
laboratoire d’analyses anthropologiques que proposent les auteurs à partir
des films du cinéaste. Le lecteur habitué à l’univers pasolinien retrouvera
alors bien des correspondances avec les écrits majeurs de Pasolini, les
frontières entre les arts s’effaçant sous son regard. Les cultures des
périphéries émergent alors, subrepticement, au détour d’un cadrage, ici pour
souligner un détail ethnique, là, pour évoquer une attitude à jamais
révolue. Les lieux si importants pour Pier Paolo Pasolini rythment la caméra
et ses mouvements, qu’il s’agisse d’un environnement fermé comme une prison,
un hôpital ou un bar, ou encore ouvert comme le désert ou le mont des
Oliviers… Une fois de plus, les mutations imprègnent la pellicule, de
manière express ou sous-entendue selon les films. L’aliénation culturelle
broyée sous la mondialisation conduit à une uniformité des corps et des
lieux, une tendance à l’extrême opposé au cinéma et à l’œuvre de Pasolini,
tel est le mérite de l’analyse de ces pages. Une bibliographie et
filmographie complètent cette somme incontournable pour tout passionné de
l’œuvre de Pasolini. |
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Élisabeth Roudinesco « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse », Édition
Plon/Seuil 2017.
L’historienne et psychanalyste Élisabeth Roudinesco signe le «
Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse » aux éditions Plon. Après son
célèbre « Dictionnaire de Psychanalyse » dont on ne compte plus les
rééditions qu’elle rédigea avec Michel Plon en 1997, l’auteur précise avoir
hésité pour cette nouvelle et autre entreprise. Mais, Élisabeth Roudinesco
avoue également avoir « toujours aimé les dictionnaires. Ils recèlent un
savoir qui ressemble à un mystère », écrit-elle en incipit de son texte
introductif à ce « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse ». Et
effectivement, Élisabeth Roudinesco nous livre par cet ouvrage un véritable
dictionnaire amoureux, empreint de toute la subjectivité de l’auteur, et
dont les mots-clés ou entrées surprendront agréablement le lecteur. Pas de
mots classico-magiques de la psychanalyse, pas de grands concepts ou noms
trop incontournables pour liste d’entrées, mais des noms de ville, beaucoup
de villes, Berlin, Buenos Aires, Francfort, Rome, Vienne, Zurich, etc., dans
lesquelles s’inscrivent des choix et enchaînements révélant toute la
distance et l’audace de l’auteur. « Des territoires réunis de façon
arbitraire », souligne Élisabeth Roudinesco, abordant ce vaste
territoire de la psychanalyse par des thèmes aux prises directes avec la
société de ce début de siècle : éros, amour, famille, désir, bonheur, les
animaux et, bien sûr, l’argent avec celui notamment qui fâche, contre ou
entre psychanalystes, et si ce n’est Freud, c’est donc Lacan… Et même si
Jung n’a jamais en tant que tel acquis sa maison de Bolligen mais l’a bel et
bien bâtie, ce qui l’eut privé de nombre d’analyses et inspirations, le
lecteur sourira à l’évocation de certaines entrées telle « Sherlock Holmes
», surprenantes avec « Philippe Roth » ou les « Présidents américains ».
Parfois les mots s’assombrissent sous les destins notamment de « Marylin
Monroe » ou deviennent graves. La femme y trouve une belle place avec des
entrées telles que le « Deuxième sexe » ou tout simplement « femmes » pour
celle qui avoue n’avoir – en partie grâce à sa mère – accordé la place qui
se devait à Beauvoir que tardivement. L’enfance, enfin, ne pouvait être
omise, et lui sont accordées de nombreuses pages de ce territoire aux
multiples rives. C’est bien à un voyage d’une subjectivité tout amoureuse en
ce territoire parfois choisi, parfois rejeté ou maudit, mais toujours
fascinant de la psychanalyse auquel nous convie Élisabeth Roudinesco, «
un voyage au cœur d’un lac inconnu situé au-delà du miroir de la conscience.» |
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Jean-Louis Servan-Schreiber "L'Humanité, apothéose ou apocalypse ?" Fayard,
2017.
Jean-Louis Servan-Schreiber réfléchit depuis des décennies au sens de nos
vies et de la vie, qu’il s’agisse de l’emploi du temps que nous lui
réservons, tout aussi bien que du sens que nous lui assignons. Avec ce
dernier livre « L’humanité », l’auteur prend encore plus de recul, une
distance facilitée par l’âge et ce sentiment que notre époque est plus que
jamais touchée par le « court-termisme » comme il le nomme. N’ayant plus le
temps de réfléchir au passé, souffrant du présent et redoutant d’envisager
le futur, nous sommes de nouveau dans la situation que soulignait déjà en
son temps Sénèque dans son De Brevitate Vitae, malades de notre temps
et de nos vies. Et pourtant, Jean-Louis Servan-Schreiber ne compte pas parmi
ces pessimistes invétérés qui inondent de leurs prédictions tragiques
l’environnement médiatique. Relevant, avec raison, combien le XXe siècle a
pu être à l’origine de formidables progrès pour une grande partie de
l’humanité, sans pour autant oublier ses laissés-pour-compte et tout en
soulignant l’individualisme galopant qui en a résulté, jamais l’humanité
jusqu’à aujourd’hui n’a eu autant d’impact sur son environnement et ses
semblables. Faut-il s’en inquiéter, faut-il s’en réjouir ? Apothéose ou
apocalypse ? Telles sont les interrogations soulevées avec humilité par cet
éternel scrutateur de notre société, un questionnement nourri par le
témoignage d’un certain nombre de personnalités telles Jacques Attali, André
Comte-Sponville, Roger Pol Droit, Marcel Gauchet, Pascal Picq ou encore
Edgar Morin…
L’accélération des moyens technos-scientifiques laisse l’impression d’une
accélération du temps dont nos contemporains ne cessent de souffrir, ce dont
a témoigné avec acuité l’auteur dans ses précédents ouvrages. Mais,
aujourd’hui, se posent de nouveaux problèmes : que faisons-nous de ces
progrès ? Ne sont-ils pas susceptibles d’aller jusqu’à la transformation de
l’humain si l’on pense aux avancées de la génétique et du transhumanisme ?
Saurons-nous faire face à cet écart grandissant entre une partie de
l’humanité ayant plus que le nécessaire, et une partie plus grande encore de
cette même humanité qui réclame de n’être pas exclue de ce progrès ? Sans
prétendre avoir les réponses à ces questions de fond, l’ouvrage invite à
élargir notre regard sur notre époque, dépasser le rythme effréné des
news alarmistes qui empêchent le recul et la réflexion, prendre une
partie de ce temps si cher à Jean-Louis Servan-Schreiber pour penser à notre
avenir, au-delà d’un clivage optimistes-pessimistes.
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Lucien Jerphagnon « L’au-delà de tout » préface du
cardinal Poupard, Collection Bouquins, Robert Laffont, 2017.
Six ans déjà que Lucien Jerphagnon nous a quittés, et pourtant son sourire
malicieux et son regard pétillant semblent encore si présents ! Ce grand
spécialiste de la philosophie antique et médiévale aimait à se présenter
comme un historien de la philosophie, et non en philosophe, n’ayant pas de «
jerphagnonisme » à proposer comme il le rappelait d’un clin d’œil
complice. Né en 1921, Plotin et saint Augustin, entre autres, n’avaient
aucun secret pour lui. La collection Bouquins, après le premier
volume Les Armes et les Mots réunissant les titres les plus connus de
l’auteur vient de lui consacrer un deuxième volume intitulé « L’au-delà
de tout » et réunissant des titres méconnus s’inscrivant dans la période
1955-1962. C’est la pensée intime d’un esprit à la fois jaillissant et
secret qui se révèle au fil de ces pages à la saveur incomparable. Ainsi que
le rappelle le cardinal Poupard qui signe la préface de ce fort volume, si
la pensée et les convictions spirituelles de Jerphagnon ont pu évoluer au
cours de son riche parcours, il demeure certaines convictions de fond,
immuables, et que résume à elle seule, de manière évocatrice, la phrase
d’André Malraux mise en exergue par Jerphagnon lui-même de son essai « Le
Mal et l’Existence » : « Tous les grains pourrissent d’abord, mais il
y a ceux qui germent… Un monde sans espoir est irrespirable. » André
Malraux, L’Espoir, ouvrage qui ouvre aujourd’hui ce recueil.
Le thème du mal et de la souffrance qu’il engendre est récurrent depuis
l’aube de l’humanité croyante, et bien souvent un argument avancé pour
critiquer l’idée même de transcendance. Si Dieu est amour, comment peut-il
accepter que sa création subisse le mal ? Plutôt que de partir de cette
traditionnelle opposition amour / mal, Lucien Jerphagnon souligne combien il
s’agit là d’un mystère qui ne saurait être réduit à une « explication
» rationnelle, mais à une interrogation sur la propension de l’homme à se
diviser. L’auteur développe le fameux exemple de Job dans la Bible, comme
l’illustration de l’impuissance de l’homme à comprendre les maux qui peuvent
s’abattre sur lui, des épreuves souvent initiatiques qui invitent à un
rapprochement de la source transcendante, au lieu de l’en éloigner, ce qui
arrive parfois. Prolongeant sa réflexion sur le mal, Lucien Jerphagnon étend
son analyse notamment au philosophe Pascal auquel il consacrera un premier
essai « Pascal et la souffrance », complété par un autre titre «
Pascal », et enfin « Le Caractère de Pascal », chacun de ces
ouvrages explorant la position philosophique de celui qui estimait que
l’homme est inévitablement malheureux en raison de sa nature même mue par un
mécanisme absurde le poussant à être inconstant et misérable. Seule la
rencontre du Crucifié, le Dieu humilié, peut confondre le mal et réduire à
néant les misères de l’homme. La lecture de ces essais ne peut être
dissociée de cette période bien particulière de l’auteur – longtemps tue et
ignorée du public, période durant laquelle il fut ordonné prêtre en 1950
avant de quitter les ordres dix ans plus tard, une parenthèse de vie sur
laquelle il garda un silence absolu. Ce deuxième recueil démontre, s’il en
était encore besoin, que l’on a encore beaucoup à apprendre sur et de ce
grand maître, Lucien Jerphagnon.
Philippe-Emmanuel Krautter
(à
lire notre interview
de Lucien Jerphagnon)
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Baudouin de Bodinat : « Au fond de la couche
gazeuse ; 2011-2015 », Editions Fario.
« Au fond de la couche gazeuse ; 2011-2015 », le dernier ouvrage de
Baudouin de Bodinat paru aux éditions Fario qui fait suite à « La Vie sur
Terre » (T. 1 & 2, Ed. de l’Encyclopédie des nuisances) est un livre
lumineux à l’écriture implacable dont la lecture, certes exigeante, ne
pourra laisser le lecteur indifférent. C’est, en effet, un regard lucide que
pose l’auteur sur le monde « comme il va ». Désastres écologiques,
pollution de l’air et des mers, effets dévastateurs méconnus ou volontiers
ignorés du numérique, des nanotechnologies, etc. rien n’échappe vraiment à
Baudouin de Bodinat. L’auteur n’a de cesse, non de dénoncer, mais bien de
penser. Ne posant ni jugements, ni procès, il mène une inlassable réflexion
comme d’autres respirent ; une pensée comme quelque chose de vital, dans ce
monde où la pollution lumineuse laisse l’homme moderne s’engloutir dans un
somnambulisme numérique d’où la mémoire de la voie lactée et de l’homme
lui-même se perdent sans bruit. Dans cette vaste réflexion menée sur
plusieurs années, il s’interroge notamment sur l’abîme qui se glisse
inexorablement entre l’intelligence émotionnelle et le numérique, le partage
de la prétendue intelligence des Smartphones dans ce monde panoptique
ou encore sur ce temps numérique « en simultanéité planétaire, dans ce
présent stationnaire où l’histoire est rentrée en phase gazeuse (un gaz
explosif) ; qui substitue ainsi à la durée psychique de la rotation des
aiguilles (en analogie à la course du soleil, à la succession des jours et
des nuits) sa chronométrie d’instants égrenés au compteur du processus en
cours, où nous n’importons pas avec nos allées et venues… »
Baudouin de Bodinat ne se complait cependant pas dans un pur et sombre
pessimisme, mais propose, dans une langue ciselée, une prise de conscience,
un avertissement, « une expansion de la conscience, qui puisse la nourrir
et l’accroître, étendre ses perspicacités dans les choses d’où dépend la
conduite de la vie », souligne-t-il à propos des livres « papiers
». Laisser encore un peu de place à la pensée, à l’imagination, aux
fantasmagories qui font le temps et les mystères de la vie. Enrayer cette
vaine course folle à la performance et au « toujours plus ». Il y a
chez lui comme une volonté de conjuration face au sort de ce monde dévasté.
Comme Eugène Atget, à qui il a consacré un petit ouvrage (éd. Fario 2014 ;
notre chronique),
il capture par son écriture les dernières images d’un monde qui s’éteint, et
se souvient d’une rangée de haricots, des pois de senteur, ou de la valeur
d’un livre papier tenu entre les mains comme un éveil des sens ; «
certains matins la beauté inaugurale du ciel s’illuminant au levant infuse
l’âme tout entière, et profondément alors nous accorde à notre partie
terrestre » écrit-il. Et de son regard, comme par la lucarne d’un
téléobjectif, il nous décrit ce monde déjà présent qui nous apparaît à tort
comme l’impensable ; une cartographie de cet indéniable saccage qualifié
étrangement d’inimaginable. Sa pensée n’est pas éloignée d’autres
philosophes engagés tel que Miguel Benasayag dont les écrits, dans une
tonalité certes différente, avertissent des mêmes dérapages et dangers
imminents. Perdre de vue la terre et tout ce qui fait l’homme. Car si
l’humanité du XXe siècle fut la première à aller, certes, sur la lune, mais
aussi à acquérir la capacité de s’autodétruire, elle est surtout, en ce
début de XXIe siècle, la première à ne plus savoir comment arrêter ce compte
à rebours d’un suicide généralisé et autoprogrammé.
Un ouvrage qui interroge, interpelle et rappelle combien il est nécessaire
et urgent pour l’homme d’aujourd’hui de ne plus se vouloir aveugle et de
regarder « au fond de la couche gazeuse », en se souvenant que la «
chose qui surprend les astronautes […] – souligne Baudouin de Bodinat
- c’est la minceur de la couche d’atmosphère entourant notre globe ; la
ténuité de cette enveloppe gazeuse autorisant la vie en bas, la respiration
de la nature ensoleillée en rotation dans l’obscurité intersidérale ;
l’existence de ces milliards d’humains s’activant sans relâche dans leurs
villes énormes, leurs fumées, leurs radiations. »
L.B.K. |
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François Jacob : « Voltaire », Gallimard, Coll.
Folio biographies, 2015.
Voltaire, oui, bien sûr. Cité de gauche à droite, de haut en bas, toujours.
Mais connaît-on pour autant au-delà des citations la vie de François-Marie
Arouet (1694-1778) destiné à devenir Arouet de Voltaire puis Voltaire, «
notre » Voltaire ? Connaît-on, en effet, celui qui se plaisait à affirmer,
même encore à 83 ans l’année de sa mort, qu’il n’était pas né contrairement
à ce que mentionnait son certificat de baptême le 21 novembre 1694 ?
Connaît-on la vie de celui qui par ailleurs n’avait pas écarté d’être le «
bâtard » du noble et ombrageux mousquetaire du roi Claude Guérin de
Rochebrune, et qui enfin préféra pour des raisons demeurées encore
énigmatiques choisir le pseudonyme de Voltaire ? Voltaire quel choix ! La
vie du grand philosophe, figure emblématique de la pensée française et qui
fut plus que salué lors de son retour à Paris après presque trente ans
d’absence, méritait bien une biographie supplémentaire accessible, claire et
faisant le point sur de nombreuses questions plus que jamais d’actualité.
C’est cette biographie inédite parue dans la collection Gallimard-Folio
biographies que nous propose aujourd’hui François Jacob dans un style
vif et non dénué d’humour pour ce grand penseur qui aimait et maniait si
bien cet art difficile qu’est l’ironie. L’auteur, conservateur de la
Bibliothèque de Genève en charge de l’Institut et du Musée Voltaire de
Genève, spécialiste du XVIIIe siècle, a consacré déjà de nombreux ouvrages
au philosophe et à son plus fervent ennemi à partir de 1660 Jean-Jacques
Rousseau admis au Panthéon trois ans après Voltaire. Suivant une ligne
biographique strictement chronologique, on y retrouve les amitiés et les
influences marquantes du jeune François-Marie au Lycée jésuite
Louis-le-Grand, les affinités et inimitiés du penseur, les démêlés du
philosophe, les ambitions de l’écrivain, œuvres philosophiques, théâtrales,
conteur, romancier, poète, grand épistolaire et historien. Il fut
contemporain et historien de Louis XIV ; il a, en effet, 21 ans lorsque
Louis meurt et il regarde passer le cortège royal, quarante ans plus tard,
il écrira « Le siècle de Louis XIV »… (Folio classique, 2015). C’est
une vie indissociable d’une pensée et d’une œuvre immense que nous donne à
lire François Jacob dans cette biographie ; des pages où s’enchaînent les
rencontres du penseur avec les grands et les plus influents intellectuels de
son siècle faites de positions anticléricales, de débats pour une monarchie
modérée et libérale, de luttes contre le fanatisme religieux et de combats
pour la tolérance, la liberté, la justice, pour cette pensée éclairée des
Lumières. |
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Elisabeth de Fontenay « La prière d’Esther » Seuil,
2014.
Élisabeth de Fontenay signe avec La prière d’Esther un livre très
personnel, à mi-chemin entre l’évocation cathartique et la digression
savante invitant pour ce faire l’Ancien Testament, Racine ou encore Proust à
ces conversations intimes. La philosophe incite à ouvrir la Bible, celle de
Sacy de préférence pour son admirable traduction qui nous transporte à
Port-Royal et à sa sobre élégance, afin d’y relire la mémorable prière
d’Esther, personnage éponyme du livre de l’Ancien Testament. La prière
d’Esther, épouse du roi de Perse Assuérus et originaire de Judée, débute
ainsi :
O roi, si j'ai trouvé grâce devant vos yeux, je vous conjure de
m'accorder, s'il vous plaît, ma propre vie pour laquelle je vous prie, et
celle de mon peuple pour lequel je vous supplie. Car nous avons été livrés,
moi et mon peuple, pour être foulés aux pieds, pour être égorgés et
exterminés. Et plût à Dieu qu'on nous vendît au moins, hommes et femmes,
comme des esclaves ! ce mal serait supportable, et je me contenterais de
gémir dans le silence ; mais maintenant nous avons un ennemi dont la cruauté
retombe sur le roi.
Racine reprit dans sa tragédie Esther, en écho cette antique
supplique commémorée chaque année lors de la fête de Pourim, et dont les
premiers vers commencent ainsi :
Ô mon souverain Roi !
Me voici donc tremblante et seule devant toi.
Mon père mille fois m’a dit dans mon enfance
Qu’avec nous tu juras une sainte alliance,
Quand pour te faire un peuple agréable à tes yeux,
Il plut à ton amour de choisir nos aïeux.
Même tu leur promis de ta bouche sacrée,
Une postérité d'éternelle durée.
Hélas ! ce peuple ingrat a méprisé ta loi.
La nation chérie a violé sa foi.
Elle a répudié son époux, et son père,
Pour rendre à d'autres dieux un honneur adultère.
Maintenant elle sert sous un maître étranger.
Mais c'est peu d'être esclave, on la veut égorger.
Élisabeth de Fontenay a dès son plus jeune âge retenu par cœur cette prière,
dans laquelle elle se réfugiait inconsciemment avant d’apprendre le terrible
secret de famille : élevée dans la religion catholique afin de la protéger
de la barbarie nazie, une grande partie de sa famille maternelle fut
exterminée dans les camps de la mort. Petite, Élisabeth de Fontenay s’est
identifiée à cette prière, jusqu’à la savoir par cœur, tout en « ignorant »
qu’elle était issue de cette antique lignée célébrée dans la prière. Les
raccourcis sont toujours rapides lorsqu’il s’agit de rechercher là son
attachement avec les sans-voix que l’on mène chaque jour à l’abattoir, la
philosophe est prudente et nous comprendrons mieux pour quelles raisons en
découvrant cet essai inspirant à plus d’un titre. Le premier d’entre eux
vient très certainement de cette idée évoquée par Walter Benjamin selon
laquelle « entre les générations passées et la nôtre existe un rendez-vous
mystérieux ». Ces instants de rencontre se font souvent à l’insu des
protagonistes comme le démontre cette prière venue de la plus ancienne
Histoire biblique aux oreilles d’une jeune enfant pourtant bercée par le
rite catholique romain. Et cette fulguration, comme le rappelle la
philosophie, a choisi un intermédiaire de choix en la personne de Racine. Ce
n’est en effet pas par le texte biblique directement, mais par son heureuse
variation léguée par le théâtre racinien que la jeune fille put en fin de
compte cristalliser ce message par une anamnèse irréversible. Qu’allait-elle
en faire cependant ? L’ensemble de l’œuvre d’Élisabeth de Fontenay en est en
quelque sorte la réponse et cet essai, cette forte « prière d’Esther » en
donne en filigrane une belle démonstration. L’intellectuelle, par-delà la
mémoire particulière, est consciente des risques que font courir les
enjambements temporels comme elle les nomme, ainsi que la continuité à
travers les temps. Aussi, se garde-t-elle des généralisations qui réduisent
et ouvrent les voies aux faux prophètes. Nous la suivrons alors dans ces
habiles sinuosités d’un texte dont les multiples traductions sont autant de
témoins convoqués à cette brillante conversation avec elle-même, et avec ses
lecteurs…
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Miguel Benasayag avec la collaboration d’Angélique
del Rey : « Clinique du mal-être ; la psy face aux nouvelles souffrances
psychiques », Editions La Découverte, 2015.
Après le livre La fragilité réédité en 2014, Miguel Benasayag avec la
collaboration d’Angélique del Rey propose avec ce dernier ouvrage
Clinique du mal-être de nouvelles réflexions sur les souffrances de
l’homme moderne, mais ici confrontées à la psychanalyse, psychiatrie, et
autres pratiques de psychothérapie, ou dit plus rapidement face au monde de
la psy selon le titre de l’ouvrage. Comme à son habitude, Miguel
Benasayag – philosophe et psychanalyste - ne prend ni détours ni gants pour
dresser un bilan et les défis que doit aujourd’hui relever la psy face
aux nouvelles souffrances psychologiques. Pour ce faire, l’auteur
expose, en premier lieu, la solitude profonde qui touche l’homme et les
femmes, mais aussi les enfants et ados dans notre monde occidental
contemporain. Or, s’il existe bien une solitude existentielle inévitable
propre à la condition humaine, à la condition d’être vivant limité,
pour le psychanalyste Miguel Benasayag, l’homme moderne se cogne cependant
aujourd’hui à une solitude ontologique. Les auteurs soulignent combien les
liens qui structurent l’être sont de nos jours brisés voire absents,
faussement remplacés par des liens ou réseaux toujours plus factices,
oubliant ainsi la question de la séparation, et laissant l’homme moderne,
seul, coupé de tout, de tous, et en premier lieu de lui-même ; Or, cette
solitude ontologique est productrice de souffrances originales au sens où
elle engendre l’impuissance. L’agir est en effet profondément attaché à nos
liens éprouvés avec le monde, avec l’étendue de notre surface d’affection
[…] souligne l’auteur qui s’inscrit dans la lignée de la psychiatrie et
des psychothérapies alternatives ; or, pour répondre à cette souffrance,
l’homme moderne est de plus en plus conduit à choisir une adaptation
excessive, une mobilité intérieure, qui ne peut entraîner
malheureusement qu’une détérioration de sa propre intériorité aggravant
ainsi ses maux psychologiques. Bien plus, note encore Miguel Benasayag, la
souffrance de l’homme moderne est elle-même dénoncée comme déviance,
déviance bien vite récupérée et prise en charge par le corps médical ; une
médicalisation et médication conduisant à une désubjectivation de la
souffrance engendrant ainsi encore une plus grande souffrance.
La psy se doit donc de répondre à ces nouvelles afflictions psychiques de
l’homme du XXIe siècle qui se traduisent par de nouvelles demandes. Car,
aujourd’hui, ce ne sont plus les classiques interrogations, Pourquoi je
souffre ? D’où vient cette souffrance ?, qui sont posées au psy, mais
comment recoller, comment être performant, réparer ? … comme on répare
ou booste un moteur ! Car l’homme, la femme, l’ado sont bien perçus
aujourd’hui – et se perçoivent – comme un pur mécanisme ou agrégat qu’il
suffirait de démonter et de remonter dans le sens souhaité. Il y a, souligne
Miguel Benasayag, une déconstruction, désintégration de l’intériorité de
l’homme, ce dernier étant devenu – avec plus ou moins de complicité –
toujours plus transparent et panoptique. Dépliant avec délectation, il est
vrai, à l’aide de son smartphone, son appareil photo ou autres, sa vie, ses
plaisirs et son propre divan, à tout moment et en tous lieux… Plus de plis
pour reprendre Deleuze, plus de jardin secret, mais bien un dépliement
quotidien de l’homme moderne. Face à ces nouvelles souffrances, nouvelles
demandes, c’est à une véritable obligation de résultat à laquelle sont
confrontés les psychiatres, psychanalystes et cliniciens. La vie de
l’individu est devenue de plus en plus une stricte petite affaire
personnelle n’aspirant plus qu’à trouver de pures techniques de bien-être
sur la table de chevet du divan… Néanmoins, Miguel Benasayag, s’appuyant sur
ses nombreuses années de pratique, n’entend pas pour autant dédouaner la
psychanalyse ; selon lui, cette dernière avec ses querelles de clocher, ses
dogmes, a raté également bien des rendez-vous, et notamment celui essentiel
de sa dimension de recherches et de questionnements, et au lieu de
participer - souligne-t-il - à la déconstruction de la figure de
l’homme moderne, comme son origine pourtant l’y destinait, la psychanalyse
se mit alors rapidement – ou disons cycliquement (elle finissait toujours
par revenir à ce geste de restauration) – à fabriquer de l’individu. Et
si la psychanalyse, par tradition, a trop tendance à recentrer l’individu
sur son petit moi, les autres psychothérapies ont, quant à elles, en
revanche, trop vite fait de le disloquer, le diluer dans des techniques qui
lui demeurent trop souvent extérieures voire exotiques.
Or, pour l’auteur, le défi essentiel de la psychanalyse aujourd’hui est de
remettre l’homme moderne, ni au centre ni à l’autre bout du monde, mais bien
en situation, l’amener à reconsidérer ses souffrances eu égard à
l’imbrication des circonstances, une mise en perspective tant individuelle
que sociétale ou idéologique. C’est cette imbrication situationnelle, et non
dislocation ou autocentrage de l’individu, que doivent rechercher en commun
tant l’analyste que le patient dans une ouverture de non-savoir, de
non-déterminisme ou quadrillage préétabli. Du ça m’arrive vers la
compréhension du ça arrive… souligne l’auteur. Aborder, ou plus
exactement accueillir la thérapie avec notamment un temps multidimensionnel
et une recontextualisation permettant à l’analyse d’être pleinement
situationnelle. Dans une approche spinoziste, se plaçant sur une
connaissance du second genre, ce n’est plus un Connais-toi toi-même
stricto-perso que préconise le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag,
mais bien un Connais-toi dans ce monde et connais comment le monde se
manifeste à toi. Pour l’auteur de Connaître, c’est agir (La
Découverte 2006), l’analyse situationnelle doit amener le patient et
l’analyste à appréhender – ensemble - les possibles concrets pour un agir
tout aussi concret. Dépasser le narcissisme, tendre vers une «
désidentification » des rôles sclérosés et sclérosants pour mieux connaître
cette géographie intérieure (avec ses failles, son corps, ses ruses
pour refouler sa propre négativité…) n’excluant ni réalité psychique ni
extérieure, mais entendre ce qui cogne et ne demande qu’à déborder et happer
chacun de nous. Ma vie ce n’est pas moi, souligne le philosophe et
psychanalyste, telle est sans doute la conclusion à laquelle on arrive
quand on se laisse capturer par les traits de singularité qui nous
traversent. Plus je m’oublie, plus j’existe, car le moi est la prison
de la vie. La thérapie situationnelle a précisément comme objectif d’aider
cet « oubli » comme on permet à la porte de la cellule de s’ouvrir. Cet
ouvrage captivant et stimulant, qui invite à un autre regard sur la
thérapie, l’analyste et le patient, ne saurait être réservé aux seuls
professionnels, mais captivera toute personne s’interrogeant sur l’humain,
sur ce qui le traverse, sur la vie.
L.B.K. |
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Aristote Œuvres complètes, sous la direction de
Pierre Pellegrin, Flammarion, 2014.
C’est l’ensemble des œuvres attribuées à Aristote qui se trouvent réunies en
un impressionnant volume de 2925 pages dans cette nouvelle édition réalisée
sous la direction de Pierre Pellegrin. L’introduction qu’il a rédigée à
l’occasion de ce travail dont on imagine l’ampleur permet de revenir sur
certains points de la vie de celui qu’il faut toujours appréhender par des
intermédiaires, antiques, médiévaux ou plus contemporains. Aristote ne peut
être perçu de manière indépendante, par un témoignage direct, mais bien plus
par le regard de ceux qui se sont eux-mêmes penchés sur lui. Aristote aurait
pu être médecin s’il avait suivi la voie de son père, mais c’est à dix-sept
ans qu’il ira suivre à Athènes les enseignements de l’Académie platonicienne
pendant vingt années, avec les conséquences que cela aura pour les idées qui
les réuniront, et celles qui les distingueront. Cette formation jouera
beaucoup sur les branches du savoir qu’il étudiera et sur lesquelles le
Stagirite deviendra l’incontournable référence pour les générations et
civilisations à venir, de l’Occident, comme de l’Orient. Pierre Pellegrin
insiste, bien sûr, également sur la différence entre le corpus platonicien
et aristotélicien. Si le premier est né essentiellement des notes dictées
par lui, les sources collectives qui caractérisent les textes attribués à
Aristote rendent plus délicates les attributions exclusivement nominatives
surtout avec la redistribution réalisée sur eux par Andronicos de Rhodes au
Ier siècle av. J.-C., une donnée qui n’était pas rare dans l’Antiquité, même
si elle ne peut que surprendre nos contemporains. Si Aristote appréhende
tous les domaines du savoir, il ne prône pas pour autant une raison unifiée.
Sa curiosité le portera à étudier tous les domaines de la connaissance comme
en témoigne l’extrême diversité des textes réunis dans cette édition,
diversité qui ne devra pas faire oublier que seule une petite partie de ces
textes est parvenue jusqu’à nous. A la différence de Platon évoquant une
science universelle, Aristote distingue les domaines des connaissances, et
pour chacune d’elles des règles spécifiques : celles des sciences
théorétiques qui visent à la connaissance (les mathématiques, la physique,
la théologie) et celles des sciences pratiques où l’on prescrit des
conduites. Comme le souligne Pierre Pellegrin, « Aristote est un philosophe
critique envers les unités factices ». Aussi, notre époque moderne, après
une relative désaffection pour la pensée aristotélicienne ces derniers
siècles, réapprend à interroger selon chaque discipline, et sans recherche
de synthèse, les leçons léguées par le fondateur du Lycée en une archéologie
du savoir à laquelle cette édition contribue d’admirable manière.
Cette édition comprend la totalité des œuvres authentiques d’Aristote,
ainsi que la traduction inédite en français des Fragments. Elle comporte en
outre une introduction générale, des notices de présentation pour chaque
groupe de traités, un index des notions et un index des philosophes. |
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L’Ultima
intervista di Pasolini Furio Colombo, Gian Carlo Ferretti, Traduit de
l'italien par Hélène Frappat. Allia.
Les éditions Allia offrent aux lecteurs français la chance de lire le
dernier témoignage de Pier Paolo Pasolini sous la forme d’un entretien
accordé par l’écrivain italien à Furio Colombo le samedi 1er novembre 1975,
quelques heures avant son assassinat. Ce dernier témoignage ne vient bien
entendu pas remplacer des années d’interventions, la plupart du temps
engagées et volontairement provocatrices, mais il a -en quelques lignes- le
mérite d’offrir un instantané dans lequel s’est engagé celui qui pouvait en
effet se sentir menacé lorsqu’il faisait remarquer à son interlocuteur pour
le choix du titre à cette rencontre : « Voilà le germe, le sens de tout,
a-t-il dit. Toi, tu ne sais même pas qui est en train d’envisager de te
tuer. Choisis ce titre, si tu veux : ‘Parce que nous sommes tous en
danger’. » Et même si nous ignorons encore aujourd’hui, la nature exacte du
danger qui a réellement pesé sur l’auteur du dernier roman subversif
Pétrole, et la véracité des thèses des complots politiques qui auraient
souhaité la disparition d’un esprit trop libre, l’essentiel est à la fois
ailleurs sans pour autant être absent de ces interrogations. Pour Pasolini,
l’Italie, et bien entendu le reste du monde occidental, est en danger depuis
longtemps déjà. Et même si l’intellectuel est bien conscient des limites de
son combat avec les armes pourtant variées de son art (poésie, littérature,
cinéma, théâtre…), il reste persuadé que la résistance n’a pas besoin du
nombre et de l’influence pour porter ses coups à un système qui reste sourd
aux cris de l’humain. Il n’hésite pas d’ailleurs à souligner combien le
refus a toujours constitué un geste essentiel, celles et ceux qui ont
toujours su dire non… Car c’est bien de l’humain dont il s’agit et qui
touche le cœur même des angoisses de Pasolini : « La tragédie est qu’il
n’y a plus d’êtres humains, mais d’étranges machines qui se cognent les uns
contre les autres », cela pourrait faire sourire, si cela n’avait pas
été prononcé en 1975, il y a bientôt quarante ans… |
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“The Vatican
manuscript of Spinoza’s Ethica » by Leen Spruit & Pina Totaro, Brill,
2012.
12838, tel est le numéro de la Bibliothèque Vaticane indexant l’un des
manuscrits les plus importants de Spinoza puisqu’il s’agit du texte complet
de l’Éthique, seul manuscrit restant de l’auteur. Or, Leen Spruit et
Pina Totaro ont réalisé une véritable redécouverte, en retrouvant les traces
de ce manuscrit qui s’avère être le plus ancien connu de Spinoza. Le lecteur
pourra ainsi suivre le parcours de ce texte depuis la main de son auteur
jusqu’à son transfert dans la Bibliothèque vaticane apostolique en 1922,
après être resté dans les archives du Saint-Office depuis 1677. C’est, en
effet, cette incroyable aventure qui est retracée dans ce livre en
introduction, avant de proposer le texte latin de l’œuvre majeure du
philosophe hollandais. Cette œuvre fut interdite alors même que son auteur
souhaitait démontrer que l’homme devait dépasser l’esclavage de ses
déterminismes et de ses passions pour atteindre la liberté, une position qui
ne devait pas rencontrer l’assentiment du Saint Office.
Une édition critique de ce manuscrit est également proposée dans cet ouvrage
parallèlement à l’étude détaillée de la vie de ce précieux document archivé.
Cette parution permettra également au lecteur du XXI° siècle, à condition
qu’il sache lire le latin, de prendre connaissance de la plus ancienne
version du texte de l’Éthique dont nous puissions disposer aujourd’hui.
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Histoire, Ethnologie,
Essais... |
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« 30
ans après… Soljenitsyne en Vendée », Philippe de Villiers, Dominique
Souchet, Hervé Louboutin et Benoît Castillon du Perron, Éditions L’Enchanteur,
2023.
Il y a des moments où l’Histoire elle-même rencontre la Grande Histoire ;
tel fut assurément le cas lorsque, Il y a trente ans, en 1993, Soljenitsyne,
« l’homme du Goulag », après des années d’exil aux USA, vint en France.
Réhabilité quelques années auparavant par Gorbatchev, il rentrera en Russie
au printemps 1994. Mais, auparavant, en ce mois de septembre 1993, l’auteur
de « L’Archipel du Goulag » et du « Pavillon des cancéreux », fut l’invité
d’honneur de Philippe de Villiers en Vendée, alors même que l’ancienne
région du Bas-Poitou commémorait le bicentenaire du soulèvement des Vendéens
de 1793 ; 1793, rappelons-nous : la Terreur ! En Vendée, la rébellion
s’organise autour de l’ancien officier de la Marine Royale, Charrette. Elle
sera réprimée dans le sang, un effroyable massacre qui hante encore les
mémoires et dont témoignent les vitraux de l’Église des Lucs-sur-Boulogne.
Soljenitsyne avait enfant lu l’histoire de ces Vendéens, de la révolution et
de la terreur, et c’est avec émotion qu’en cette année 1993, alors âgé de
presque 75 ans, il visite la Vendée, découvre la ville du Puy-du-Fou et
inaugure, le 25 septembre 1993, le Mémorial des Lucs-sur-Boulogne… Dans son
discours, le Prix Nobel de littérature soulignera tout le symbolisme et les
parallèles qu’évoque pour lui cette révolte paysanne vendéenne ; un discours
qui marqua les esprits…
Aujourd’hui, en 2023, « 30 ans après… », Philippe de Villiers, Dominique
Souchet, Hervé Louboutin et Benoît Castillon du Perron se souviennent de ce
jour où l’Histoire s’entrechoqua et où les mémoires se firent plus encore
Mémoire… Le lecteur retrouvera dans cet ouvrage, largement illustré de
photographies, le discours d’Alexandre Soljenitsyne, mais aussi ceux d’Alain
Decaux et de Philippe de Villiers, suivis pour cette édition de plusieurs
textes témoignant aujourd’hui de cette rencontre, de ces rencontres avec
l’Histoire.L.B.K. |
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Caroline Fourgeaud-Laville : « Grec ancien express » ; Illustrations de
Djohr, Révisions d’Adrien Bresson et de Dorian Flores, Coll. « La vie des
Classiques », Éditions Les Belles Lettres, 2023.
Avec cet ouvrage « Grec ancien express », la langue d’Homère et d’Eschyle
retrouve en quelque sorte vie grâce à une méthode aussi plaisante que
rigoureuse. En revisitant l’aspect souvent austère et rebutant de nos
grammaires d’antan, l’auteur, Caroline Fourgeaud-Laville, Docteur ès
lettres, promouvant l’apprentissage du grec ancien en classes primaires,
offre une véritable méthode associant parole et fondamentaux grammaticaux.
Progressive et sous forme de leçons (pouvant être menées seul ou avec un
enseignant), cette méthode initie également à la culture grecque antique
souvent indissociable de la langue même.
En 24 étapes de 50 minutes chacune, cet apprentissage répondra aux diverses
attentes, qu’il s’agisse d’une démarche de culture générale, d’apprentissage
scolaire ou d’une révision de connaissances anciennes.
Zoé, Ulysse et Socrate seront les interlocuteurs privilégiés pour des
dialogues vivants conçus par l’auteur pour chaque leçon grammaticale, une
manière ludique et efficace de se (re)mettre au grec ancien dans la bonne
humeur ! |
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Démosthène : « Discours » sous la direction de Pierre Chiron avec la
collaboration de Vincent Azoulay, Matthieu Fernandez, Camille Rambourg et
Frédérique Woerther, 1344 pages, Editions Les Belles Lettres, 2023.
Beaucoup d’idées préconçues ont circulé - et circulent encore - sur le grand
orateur grec Démosthène (384-322 av. J.-C.) La monumentale édition de ses «
Discours » qui vient de paraître aux Belles Lettres ( 1 344 pages) sous la
direction de Pierre Chiron devrait assurément contribuer à une plus juste
évaluation de la place tenue non seulement par l’éminent orateur athénien,
mais aussi de son rôle politique, reconsidéré, sans oublier sa dimension
philosophique également présente dans son important corpus. Les auteurs ont
pour cette nouvelle édition entrepris un important travail de traduction,
l’option inédite retenue étant notamment de rendre plus lisible et surtout
plus audible le style et la pensée de celui dont l’éloquence est passée à la
postérité depuis le IVe siècle avant notre ère. Choix a également été fait
de présenter pour cette édition l’intégralité des 63 discours selon un ordre
chronologique.
Cet angle judicieux présente l’immense mérite de rendre beaucoup plus
lisible l’évolution de la pensée de Démosthène, une pensée forcément
influencée par les succès mais aussi les vicissitudes qui parsemèrent son
parcours. Farouche partisan de la liberté, Démosthène usa de l’éloquence non
point comme une fin en soi mais comme moyen de préserver cet espace menacé à
l’heure de la conquête de son pays par Philippe de Macédoine auquel il
s’oppose dès son premier discours. Contre la servitude et la soumission du
peuple, l’orateur souligne les failles de la démocratie à Athènes au IVe
siècle. Il est vrai que dès son jeune âge, orphelin, Démosthène eut à lutter
contre l’adversité et ses tuteurs qui dilapidèrent ses biens. Il fallut
cette pugnacité précoce pour lui permettre de forger progressivement de
nouvelles armes sur l’art de convaincre les Athéniens de sortir de leur
apathie face au péril macédonien grandissant.
Rien n’échappe à sa vigilance et le citoyen lucide incite et encourage ses
contemporains à renforcer une armée en déshérence et à combattre la
corruption qui gagne même les rangs athéniens. Sa célèbre opposition face à
un autre grand et célèbre orateur, Eschine, acquis à la cause macédonienne,
demeure un morceau d’anthologie, ce qui n’empêchera pas la défaite des
armées grecques à Chéronée.
Cet esprit combatif qui fut sa force sera, cependant, également cause de sa
chute : Démosthène, alors qu’Athènes subit une défaite cuisante, reconnaît
lui-même, en effet, sa part de responsabilité dans le fameux Discours sur la
couronne daté de 330, exigeant d’être lu pendant trois heures d’affilée…
Le lecteur de cette dernière et remarquable édition pourra à loisir retenir
une lecture chronologique ou passer d’un sujet à l’autre. Par ces célèbres
Discours, Démosthène a couvert non seulement les thèmes politiques et
judiciaires qui ont bâti sa réputation mais également des discours de
cérémonies et autres développements philosophiques (grandeur de l’homme et
de ses valeurs morales) témoignant ainsi de la richesse de l’oralité de leur
auteur. La profondeur de sa pensée n’a d’égal que cet amour fou qu’il ne
cessa de porter à sa cité dont la grandeur reste indissociable de la
liberté. |
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« Aux
origines de la monnaie » ; Sous la direction d’Alain Testart, Éditions
Errance & Picard, 2022.
Les éditions Errance & Picard ont eu l’heureuse initiative de publier une
réflexion collective à la fois ardue et néanmoins nécessaire sur les
origines de la monnaie. Cet élément du quotidien, ô combien trop présent
dans nos vies, n’a pas été depuis l’aube de l’humanité de soi, tant s’en
faut, et son apparition pose encore aujourd’hui de multiples questions sur
son rôle et place.
Ainsi que le souligne Alain Testart en introduction, la monnaie a une double
nature : son aspect « sonnant et trébuchant », tout d’abord, qui nous est
familier et qui l’assimile aux pièces de métal plus ou moins précieuses
selon les époques et les lieux. Mais la monnaie peut également prendre la
forme des matériaux les plus divers servant à quantifier les échanges entre
les hommes, cette dernière forme étant celle qui intéresse plus
particulièrement ce passionnant dossier. Nos sociétés modernes ont en effet
du mal, même à l’heure des cryptomonnaies, à abandonner toute référence aux
valeurs « matérielles » qu’elles fassent référence à l’argent ou à l’or. Ces
étalons demeurent ancrés dans nos consciences, signe de la prégnance de la
monnaie et de son origine.
Cette dernière sous la forme de pièces semble être apparue au VIe av. J.-C.
en Lydie en Asie Mineure pour rayonner rapidement en Perse, en Grèce et
jusqu’en Gaule. Mais l’ouvrage cherche surtout à explorer ce qu’était la
monnaie avant « les monnaies » dites « en pièces », une longue histoire qui
se perd dans la nuit de temps et que cette réflexion collective entend
remonter. Alain Testart analyse ainsi dans le détail la monnaie non
métallique comme moyen d’échange et de paiement dans les sociétés
primitives. Jean-Jacques Glassner s’intéresse, pour sa part, à la question
d’une monnaie en Mésopotamie au IIIe millénaire avant notre ère, alors que
Bernadette Menu étudie sa place dans la société égyptienne sous les
pharaons. Un dernier développement sur la monnaie chinoise clôt cet ouvrage
passionnant qui nous fera porter un autre regard sur les petites pièces de
notre porte-monnaie ! |
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«
Histoire Auguste et autres historiens païens » ; Édition et traduction du
latin par Stephane Ratti, 1328 pages, 104 x 169 mm, Collection Bibliothèque
de la Pléiade (n° 665), Gallimard, 2022.
Le IVe siècle romain de notre ère connaît un tremblement jusqu’à ses
fondations. La religion minoritaire, naguère combattue jusqu’en ses
catacombes, deviendra l’unique religion officielle de l’empire par volonté
de l’empereur Théodose le 8 novembre 392. De Constantin à Théodose près d’un
siècle suffira, en effet, à bouleverser les piliers de la culture romaine.
C’est dans ce contexte pour le moins troublé que s’inscrivent les historiens
antiques du présent volume traduits et édités par Stéphane Ratti, lui-même
historien et que nos lecteurs connaissent bien pour avoir collaboré à notre
revue.
D’emblée, le spécialiste de l’antiquité donne le ton : « Les historiens
réunis dans ce volume sont tous païens », une indication précieuse
permettant de mieux apprécier le regard et témoignages d’hommes concernés au
premier plan par le vacillement des traditionnelles valeurs romaines. Alors
que ces lettrés ont été nourris au fond antique de la Rome éternelle, le
nouvel ordre chrétien leur impose de nouvelles valeurs et un fondement
sensiblement différent de ce qu’ils avaient connu jusqu’alors. C’est sous
ces empereurs nouvellement chrétiens – par choix stratégique ou par vertu –
que les auteurs antiques réunis dans cet ouvrage occuperont des postes
officiels et « s’avancent masqués » ainsi que le souligne Stéphane Ratti en
sa présentation.
Depuis Hermann Dessau à la fin du XIXe siècle, ce texte énigmatique de
l’Histoire Auguste a fait couler beaucoup d’encre, l’élève de Mommsen
estimant, en effet, que derrière ces différents auteurs de biographies des
empereurs se cacherait un seul et même historien ayant emprunté différents
pseudonymes… Stéphane Ratti rappelle que parmi tous les prétendants à la
paternité de l’Histoire Auguste, Nicomaque Flavien l’Ancien, aristocrate,
préfet du prétoire d’Italie, figurerait en première place, cette plume
acerbe et souvent ironique n’hésitant pas à se lancer dans de sévères
diatribes, moquant tour à tour les Pères de l’Église et même les Évangiles !
Et c’est peut-être l’un des charmes de ce recueil atypique que d’offrir un
regard décentré et critique sur son temps, exercice toujours périlleux pour
l’époque. A l’évidence et pour conclure, il ne faudra pas prendre l’ «
Histoire Auguste et autres historiens païens »pour un livre d’Histoire au
risque de sévères déconvenues, tant les incohérences et anachronismes sont
nombreux. Cependant, l’un des attraits d’une lecture contemporaine de cette
somme réside certainement – pour les non spécialistes – dans le style
littéraire et les frontières ténues entre histoire et écrit romanesque que
révèlent ces pages toujours passionnantes qu’a su rendre vivantes et alertes
Stéphane Ratti dans cette nouvelle traduction.
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Donatien Grau : « La mémoire numismatique de l’Empire romain », Editions Les
Belles Lettres, 2022.
Avec cette riche et volumineuse étude, Donatien Grau nous introduit à la
découverte d’un monde merveilleux et insoupçonné, celui de l’histoire de
l’Empire romain à partir de ses monnaies, véritable source rarement visitée.
Alors que les textes littéraires et épigraphiques s’avèrent souvent
fragmentaires et sujets à discussion, cette masse monétaire qui dort
injustement dans nos musées a pourtant tant à nous dire ainsi que le
démontre cette somme d’une remarquable clarté pour un sujet aussi aride.
Le grand historien de cette période, Alexandre Grandazzi, qui signe la
postface ne s’est pas trompé en relevant combien Donatien Grau, par cette
quête historique d’une rare ampleur, parvient à faire « parler » ces
multiples pièces de monnaie en un véritable ensemble à considérer dans sa
globalité. Fruit de la rigueur romaine, le monnayage provient en effet
directement de l’autorité étatique en un temps et un espace donnés évoluant
selon les chronologies des conquêtes. Cet ensemble unique peut grâce à
l’éclairage donné par l’auteur nous parler et nous apprendre ou confirmer
une multitude d’enseignements à la fois économiques, sociaux, mais aussi
politiques ou encore culturels.
Il apparaît ainsi que la monnaie impériale romaine peut être perçue comme un
discours de ce même pouvoir impérial avec ses instruments rhétoriques, tout
comme un instrument de mémoire. Conviant pour cela de multiples disciplines
telles la philologie, l’iconographie ou encore l’analyse littéraire, cet
immense corpus des monnaies impériales, qui à n’en pas douter fera date,
livre de nouvelles pages d’histoire avec ses vicissitudes (damnatio memoriae)
comme ses heures de gloire (victoires et conquêtes).
Un ouvrage qui offre un nouveau et passionnant regard sur les monnaies
antiques romaines impériales. |
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"La
Grèce classique D'Hérodote à Aristote. 510-336 avant notre ère" de Catherine
Grandjean (dir.), Collection Mondes anciens, 528 Pages, Editions Belin,
2022.
Avec « La Grèce classique " » parue aux éditions Belin dans la collection
Mondes anciens dirigée par Joël Cornette, le lecteur pourra approfondir une
période essentielle de l’histoire de l’humanité puisqu’un grand nombre de
grands concepts de la Grèce antique ont perduré jusqu’à nos jours. En un peu
plus de 500 pages, ce volume réalisé sous la direction de Catherine
Grandjean convie en effet le lecteur à la découverte de deux siècles
déterminants allant d’Hérodote à Aristote, soit de 510 à 336 av. J.-C. Cette
période qualifiée de « classique » voit non seulement la cité d’Athènes
prendre une importance déterminante pour la région, mais également la
plupart des idées politiques et philosophies se développer notamment avec
Platon et Aristote. Les arts ne sont pas en reste avec la sculpture, la
tragédie, sans oublier l’architecture.
Cet ouvrage essentiel permettra ainsi de revenir sur cette période cruciale,
mais aussi et surtout d’en actualiser les connaissances à partir des
dernières recherches en ce domaine. L’introduction à ce splendide ouvrage
bénéficiant d’une iconographie remarquable rappelle combien cette période
fut marquée par le concept de démocratie qui naquit à cette époque et en ces
terres attiques. C’est la raison pour laquelle l’ouvrage débute avec cette
date de – 510, borne marquant la fin de la tyrannie des Pisistratides et les
prémices de la démocratie. Le grand stratège et orateur Périclès en sera en
effet le défenseur, malgré les incessantes guerres que connaîtra la région.
Religion et politique se confondaient dans toutes les structures d’une
société dont certains de ses membres restaient cependant écartés de la
démocratie, notamment les femmes et les esclaves.
C’est également en cette période classique que la Grèce découvre le monde et
propose une vision de ce qui n’est pas « grec » avec le grand Hérodote
considéré comme le premier historien. L’ouvrage renouvelle ainsi la vision
traditionnelle de cette période fertile couvrant deux siècles, en dépassant
le traditionnel clivage Athènes contre Sparte, pour lui préférer une vision
plus large et transversale étendue à la Grèce du Nord, le Danube et la
Syrie, la Sicile, Marseille ou encore la Crimée, sans oublier bien entendu
les traditionnelles guerres médiques.
Cette somme insiste, enfin, sur des traits souvent méconnus quant aux
nombreux échanges commerciaux et culturels. Le lecteur appréciera notamment
ce chapitre final en forme d’ouverture intitulé « Héritages », un pluriel en
effet bienvenu sur les multiples acceptions de ce legs attique pour la
politique, les arts et la culture de manière générale, parvenus jusqu’à
nous. |
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« Le
Grand Atlas des dragons et Chimères » ; Collectif ; Cartonné, 21.5 x 29.3
cm, 176 pages, Coll. Histoire, Editions Glénat, 2021.
Les dragons et autres chimères ont de tout temps fasciné les hommes et
habité leur imaginaire. Aussi est-ce une heureuse découverte que de
parcourir les pages de ce « Grand Atlas » dédié à ces mythiques créatures
aux éditions Glénat.
Extraordinaires ou réels, les dragons et chimères présents dans la
quasi-totalité des civilisations sont multiples, extrêmement variés et
sources dès lors de bien des malentendus. Comment les connaître et les
reconnaître ? Certains semblent même avoir mis leur légende au service de la
ruse pour mieux encore nous tromper et nous dérouter. Ainsi connaissez-vous
Le Dragon de Beowulf ou encore le Quetzacoaltl ?
L’ouvrage, appuyé par une vaste iconographie, fourmille de légendes et
d’informations sur ces fantastiques créatures que sont les dragons et
chimères. Mais, ce « Grand Atlas » ne se limite pas à cette seule approche –
déjà riche – et a également étendu son étude aux relations étroites qu’ont
toujours entretenues les dragons et les hommes. Une deuxième partie
instructive dans laquelle on pourra découvrir « Le dragon médecin », mais
aussi ceux de la peinture ou encore plus proche de nous « Les dragons de l’heroic
fantasy ». Le lecteur pourra même découvrir que certains dragons existent
peut-être même pour de vrai !
La dernière partie, enfin, de ce fantastique ouvrage est consacrée à cette
histoire souvent méconnue, celle de la « dragonologie ». Eh, oui, les
dragons et autres chimères, c’est toute une histoire, une histoire qui
méritait bien un « Grand Atlas » ! |
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Marcel
Detienne : « La notion de Daïmon dans le pythagorisme ancien », Les Belles
Lettres éditions, 2021.
En offrant une nouvelle édition de cet ouvrage désormais classique paru pour
la première fois en 1963, les Belles Lettres rendent un hommage mérité au
célèbre et regretté helléniste Marcel Detienne disparu en 2019. Cet
historien anticonformiste fut très tôt remarqué en analysant la notion de «
daïmon » successivement en une dimension initiale religieuse puis
philosophique. Cette étude exigeante se trouve être la plus parfaite
démonstration de la méthode de l’auteur qui n’hésitait pas à reconnaître la
dette qu’il avait contractée auprès de chercheurs guère en vogue dans
l’université tel Georges Dumézil. Croisant, comparant et rapprochant des
domaines souvent éloignés au regard des disciplines habituellement plus
rigides, l’historien et anthropologue comparatiste sut briser les barrières,
ce qui lui fit apprécier très tôt la démarche structuraliste adoptée par
Claude Lévi-Strauss.
En recherchant ce qui rapproche les notions primitives du daïmon – que l’on
traduira par facilité par « démon » - de celles du pythagorisme, Marcel
Detienne rappelle tout d’abord que cette notion recouvre différentes
significations pouvant aller du domaine agricole à celui des rêves en
passant par celui de la vengeance, différentes facettes d’une expérience
religieuse des vivants à l’égard du monde invisible. L’helléniste dans ces
pages érudites analyse cette transition entre un premier plan « mythique » à
un stade philosophique et rationnel qui sera le fait des premiers
pythagoriciens. Plus que Xénocrate, disciple de Platon et auteur d’un essai
sur la démonologie rationnelle, Marcel Detienne souligne combien la pensée
religieuse du pythagorisme apportera des développements décisifs sur la
question en passant d’une notion équivoque à un concept univoque. Les VIIe
et VIe siècles connaitront ainsi une mutation décisive de la conscience
religieuse selon l’auteur avec Pythagore et ses disciples. Grâce à ces
penseurs, il sera possible de distinguer des démons « bons et pleins d’amour
pour les hommes », esprits provenant d’hommes ayant eu de leur vivant une
vie vertueuse. Cette pratique de la vertu confèrera à ces entités
intermédiaires une force inférieure à celle des dieux mais supérieure à
celle des hommes qu’ils pourront guider et aider.
Cet essai, incontournable, démontre de manière éclatante comment une pensée
philosophique peut s’élaborer à partir d’une pensée religieuse et ainsi
modifier « substantiellement » le concept initial. |
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John
Scheid, Nicolas Guillerat et Milan Melocco : « Infographie de la Rome
antique » ; 23 x 29, 128 p., Éditions Passés /Composés, 2020.
Impressionnant, tel est le premier sentiment qui gagne le lecteur de cette
monumentale « Infographie de la Rome antique » ! En 128 pages, cet ouvrage
nourrit l’ambition d’appréhender des milliers de km2 de territoire, des
millions d’habitants, ainsi qu’une succession de régimes allant des
premières royautés jusqu’à l’empire implosant de son poids à la fin du Ve
siècle en passant par la République… Un tel exploit n’eut été possible sans
la science du grand historien de la Rome antique John Scheid accompagné pour
cette tâche immense par Milan Melocco, et conjugué au génie graphique de
Nicolas Guillerat. Combien de générations soupireront de ne pas avoir eu
plutôt un tel outil en classe…
Fort heureusement, cette didactique entreprise est désormais accessible
grâce à ce que l’on nomme la datavisualisation. Derrière ce terme un brin
barbare se cache une réalité bien connue, celle des organigrammes et autres
représentations graphiques permettant de mettre en évidence les multiples
données chiffrées de manière organisée, sous forme de cartes, organigrammes,
plans, cartes… L’effet visuel est une réussite, le monde romain lève
progressivement le voile de sa complexité, et cette succession de faits et
d’évènements trouve une cohérence et un fil évolutif grâce à l’érudition des
auteurs. Le plan de la Rome antique laisse apparaître ses monuments les plus
célèbres en une vue détaillée, les multiples régimes politiques se trouvent
schématisés, alors que les complexes institutions politiques, juridiques et
administratives, dont nous avons en grande partie héritées, sont présentées
avec clarté.
L’ouvrage limité pourtant à 128 pages parvient à entrer dans l’explication
détaillée de la composition des fameuses légions romaines, équipements et
tactiques. Les commentaires clairs et incisifs soulignent l’essentiel et
accompagnent la lecture des données graphiques, page après page.
Après une telle lecture, le monde romain antique malgré la complexité du
long terme et de ses différentes facettes semble presque familier, une
réussite à mettre au crédit des auteurs manifestement inspirés par l’ampleur
de la tâche !Philippe-Emmanuel
Krautter |
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« Atlas
historique du Proche-Orient ancien », sous la direction de Martin Sauvage,
XXII + 218 pages, Relié, 30.6 x 38.3 cm, Belles Lettres éditions, 2020.
Au regard de la richesse et de l’importance du thème traité, le
Proche-Orient, il fallait assurément un ouvrage en conséquence. Un pari que
relève avec brio cet « Atlas historique du Proche-Orient ancien » ! Près de
20 000 ans déterminants pour l’humanité sont, en effet, couverts par cet
Atlas d’envergure, aussi bien sur la forme que le fond. D’un format généreux
(30,6 x 38,3 cm) afin de profiter de la clarté des cartes représentées,
mettant en valeur le relief, soulignant les fleuves et frontières, cet Atlas
historique fait en quelque sorte revivre l’histoire des hommes et des
civilisations dans cette région clé du monde antique.
Les sujets de fond abordés sont également à la hauteur de cette
présentation, avec le concours d’une cinquantaine de contributeurs, experts
reconnus et jeunes chercheurs mettant en commun une somme impressionnante de
connaissances, et livrant ainsi le dernier état de la recherche sur ces
thématiques riches et fertiles. Il est bien connu de nos jours combien des
éléments clés de toute civilisation, telle notamment l’écriture, sont nés
dans cette région même du monde, au sud de l’Irak. Ces premiers signes
cunéiformes furent en effet conçus afin de comptabiliser notamment les
récoltes de céréales, dont le fameux épeautre, nées de la sédentarisation
des hommes dans ces régions.
Géographie, géologie, météorologie et végétation, tous ces facteurs ont
concouru et concourent aux faits historiques et aux développements
ultérieurs. C’est l’une des leçons d’ailleurs les plus fascinantes de cet «
Atlas historique du Proche-Orient ancien » - en plus de livrer de
somptueuses cartes – que d’offrir une réelle mise en relation de disciplines
souvent distinctes et encore trop cloisonnées pour le néophyte. À partir de
ces fondamentaux parfaitement représentés en des cartes d’une lisibilité
exemplaire, le lecteur pourra découvrir la lente constitution de
civilisations bâtisseuses avec ses premières grandes villes entraînant
conquêtes et empires, dynasties et royautés.
Tour à tour macroscopiques ou faisant un focus sur une région bien précise,
les cartes de cet Atlas font défiler une à une les pages de l’humanité dans
cette région clé du monde, une belle leçon d’histoire et de géographie. |
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Susan
Woodford : « Comprendre l'art antique » ; Traduction de l’anglais par
Camille Fort, Coll. L'art en poche, 176 p., 140 x 216 mm, Couleur, Broché,
Éditions Flammarion, 2020.
Dans la collection « L’art en poche », Susan Woodford est parvenue avec «
Comprendre l’art antique » à concentrer plus de deux mille ans d’art
antique, partant des Grecs jusqu’aux Romains. Jetant les bases de
l’occident, ces deux civilisations apporteront, en effet, jusqu’à la
Renaissance qui s’en réclamera, des créations artistiques incontournables
dans l’histoire de l’art. Ainsi que le souligne l’auteur dès l’introduction
de cet opuscule très pédagogique, l’art en ces périodes se doit de prendre
en compte des nécessités pratiques extrêmement coûteuses, notamment celles
qu’imposent la sculpture et la peinture, aussi l’art antique se voit-il
réservé à des fonctions importantes liées au pouvoir. L’auteur, Susan
Woodford entend surtout démontrer que l’art antique romain ne saurait être
ramené sans nuances à l’art grec, un art ayant lui-même emprunté à l’art
égyptien... C’est cette compréhension de l’art antique que le lecteur pourra
au fil des pages découvrir.
Si les Grecs empruntent, en effet, aux Égyptiens leur technique pour
sculpter la pierre, c’est cependant pour mieux s’en départir.
Progressivement, les formes sculptées s’animent comme pour ces statues de
femmes drapées d’étoffes souples, les décors s’organisent pour constituer
une narration de plus en plus complexe où l’architecture tient sa place. La
peinture s’invite également dans l’art grec, les artistes étant à l’origine
de représentations sous la forme de tableaux avec leurs formes arrondies. De
nouvelles narrations sont inventées sur les amphores, se faisant souvent
l’écho de la poésie orale…
Même si certains auteurs ont contesté l’idée d’un art romain en tant que tel
en raison de l’importante reprise du modèle grec, il demeure que
progressivement, les artistes romains parviendront à imposer de nouvelles
créations soulignant les vertus romaines. L’art est en effet accepté chez
les Romains à partir du moment où il possède un usage social et moral. De
Fabius, premier artiste romain au IIIe s. av. J.-C., aux sculptures de
qualité de plus en plus dégradées du IIIe s. de notre ère, l’ouvrage retrace
les évolutions, influences et dérives d’un art contrasté selon sa finalité
officielle ou privée avec la nobilitas. Dans ce dernier cas, les peintures
ornant les villas romaines rivalisent de beauté et de décors somptueux, et
dont certaines sont parvenus intacts jusqu’à nous (Pompéi, musée national de
Rome,…).
De tous les débris occasionnés par les ravages du temps depuis la fin de ces
civilisations, il serait trompeur de penser que l’art antique se résume à
quelques colonnes ou sculptures, et ce petit ouvrage clair et accessible en
fait la plus parfaite démonstration ! |
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Alain
Schnapp : « Une histoire universelle des ruines - Des origines aux Lumières
» ; 744 p., Colle. La Librairie du XXIe siècle, Editions Seuil, 2020.
Les ruines, pour Alain Schnapp, l’auteur de cet excellent ouvrage, ne sont
pas synonymes de désolation, tant s’en faut pour cet historien et
archéologue réputé. Le questionnement sur les ruines de l’auteur également
d’une remarquable « Histoire des civilisations » présentée dans ces
colonnes, trouve son prolongement avec ce fort et beau volume pour le monde
ancien.
« Une histoire universelle des ruines » explore cette attraction pour notre
passé suscitée par ces vestiges de civilisations disparues et dont le
rayonnement transparaît encore à partir de ces restes laissés en témoignage.
Le goût pour les ruines est fort ancien, et même si le philosophe stoïcien
Sénèque avouait au Ier siècle de notre ère un mépris certain pour cette
attirance qu’il jugeait inutile. Notre société occidentale dès les
humanistes et les siècles suivants voueront, en effet, un culte certain à
leur encontre, tel Diderot dans son poème en prose, ou encore les
inoubliables descriptions laissées par Chateaubriand.
Que nous racontent ou murmurent ces témoignages du passé, souvent rongés par
le temps ? En un curieux retour de la culture à la nature, déjà relevé par
Georg Simmel, lorsque ces matériaux s’effritent et se confondent aux
éléments, les ruines révèlent l’impermanence de notre condition humaine et
de ses créations. Le rapport entretenu par les civilisations avec leurs
ruines sont sources d’autant de significations et constitue alors un objet
de recherche infini pour Alain Schnapp.
Ces assemblages de pierre et autres matériaux ont souvent plus à nous dire
que leur seule architecture. La ruine ne peut se concevoir que selon le
regard que l’on porte sur elles souligne Alain Schnapp, et l’exemple des
pyramides d’Égypte ou des alignements de Stonehenge, indépendamment de leur
monumentalité, n’ont de sens qu’à partir du moment où il est encore possible
de les interpréter. Les différents monuments étudiés dans cet ouvrage aux
magnifiques illustrations provoquent chez ceux qui les regardent tout un
réseau de dialogues plus ou moins étendus selon leur état. De la ruine aux
décombres, en passant par les vestiges, ce sont ces voix si chères à Malraux
qui demeurent alors plus ou moins audibles, et que l’historien et
archéologue Alain Schnapp explore dans ces pages en de lumineux
développements. Chaque époque révèle ainsi, selon le sort qu’elle réserve à
ses ruines, son identité.
Du Néolithique jusqu’aux confins de la terre, cet ouvrage fait défiler ces
témoignages, parfois fugaces, à peine lisibles ou au contraire monumentaux,
en soulignant ce qu’ils ont encore à transmettre, un souvenir adressé aux
temps présents et futurs. Ce dialogue avec les ruines donne lieu à des
paradoxes saisissants comme pour cette première image d’une vue d’un temple
d’Angkor enserré par les lianes d’un ficus plus géant que l’édifice, ou
encore ces « Méditations sur les révolutions des empires » proposées par
Volney en une prière laïque.
Cette belle aventure universelle des ruines ne pourra que combler le
lecteur, tant pour sa science que sa poésie, un parcours sur le long terme
qui suscitera à n’en pas douter à un questionnement quant à notre propre
rapport aux ruines, et à celles que nous laisserons aux générations futures…
Philippe-Emmanuel Krautter |
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«
L'Antiquité retrouvée », 4e édition, revue et augmentée, de Jean-Claude
Golvin, Aude Gros de Beler, Éditions Errance, 2020.
Le travail de Jean-Claude Golvin n’est plus à présenter, lui, ce talentueux
architecte et directeur de recherche au CNRS qui a su majestueusement
redonner vie de la plus belle manière qui soit à l’Antiquité grâce à ses
aquarelles soignées. Il ne s’agit point là de vues d’artistes, plus ou moins
romantiques, auquel le passé nous avait habitués. C’est en une véritable
connaissance intime et scientifique du terrain – Jean-Claude Golvin a dirigé
pendant dix ans le Centre franco-égyptien de Karnak – que son travail trouve
ses sources. Alliant rigueur archéologique au talent de dessinateur,
l’Antiquité reprend vie sous la plume aquarellée de l’auteur.
Approfondissant le concept de « restitution », Jean-Claude Golvin souligne
que proposer au XXIe siècle une image la plus fidèle possible du site de
Delphes, du temple d’Amon à Karnak ou encore du Colisée de Rome ne peut se
réaliser qu’à l’aide de sources fiables et nombreuses telles que des
dessins, textes anciens, mosaïques et bas-reliefs, sans oublier les vestiges
archéologiques parvenus jusqu’à nous.
C’est dans l’appréhension et le traitement de ces milliers de données,
forcément parcellaires et souvent dispersées, que réside l’art de synthèse
et de rigueur de l’auteur pour ces magnifiques dessins. Sans se perdre dans
les méandres des ruelles de la Rome antique, Jean-Claude Golvin parvient
cependant à en rendre la richesse. Et si les personnages n’apparaissent que
très rarement, et en taille à peine visible, c’est pour mieux mettre en
évidence la vie des édifices et des sites qui livrent un témoignage
suffisamment évocateur du génie de ces civilisations.
« L’Antiquité retrouvée » mérite bien son titre en redonnant vie
admirablement à une centaine de sites parmi les plus fameux de l’Antiquité
sur près de trente siècles, de 2500 av. J.-C au Ve siècle de notre ère. Le
talent de Jean-Claude Golvin, appuyé par les textes éclairants d’Aude Gros
de Beler, réside assurément dans cette vision d’ensemble rendant
immédiatement lisible la complexité de ces architectures antiques.
C’est un fabuleux voyage dans le temps et dans l’espace que nous offre ce
passionnant ouvrage !
Philippe-Emmanuel Krautter |
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« Le
Proche-Orient - De Pompée à Muhammad, Ier s. av. J.-C. - VIIe s. apr. J.-C.
» de Catherine Saliou, Collection Mondes anciens, Éditions Belin, 2020.
C’est à un autre Proche-Orient que celui décrit au quotidien dans les médias
auquel invite ce livre essentiel rédigé par Catherine Saliou, professeur
d’histoire romaine à Paris 8 et directrice d’études à l’EPHE. Essentiel, car
il réussit en près de 600 pages à circonscrire de manière à la fois
détaillée et synthétique pas moins de huit siècles d’histoire sur un vaste
espace géographique allant de la Syrie à la Mésopotamie et à l’Anatolie. Cet
Orient ancien aux sites si évocateurs, tels ceux de Jérusalem, Pétra ou
encore Antioche, a été le centre du monde en ces siècles reculés et l’espace
quasi illimité de l’Empire romain.
Catherine Saliou propose ainsi une histoire repensée de l'Orient ancien,
invitant à mieux comprendre ces interactions complexes entretenues par un
modèle romain fondé sur le droit, des institutions et une expansion sans
frontières avec ses voisins aussi différents que la Perse, l’Inde, la Chine
et l’Arabie… Ces périphéries ne sont pas accessoires dans cette volumineuse
étude, mais participent activement aux analyses suggérées par l’auteur grâce
à un examen des sources autres que celles officiellement livrées par le
pouvoir romain hégémonique. En un raccourci vertigineux, ce livre transporte
ses lecteurs de Pompée au prophète Muhammad, du 1er s. av. J.-C. au VIIe s.
apr. J.-C. Toutes les disciplines sont convoquées pour ce voyage historique
au long cours, la politique bien sûr, mais aussi l’économie, la culture, le
social, les techniques, les religions, les langues…
La seconde partie intitulée « Vivre au Proche-Orient Romain » retient
l’attention tant l’auteur parvient à restituer cette société si riche dans
ses réalités urbaines, sans omettre pour autant les espaces moins visités
des campagnes et déserts. De superbes illustrations viennent appuyer ces
analyses, ainsi que des cartes originales replaçant ces lieux dans l’espace
de manière claire.
Au terme de ce voyage et de cette effervescence de sociétés, l’ouvrage
conclut de manière fort instructive sur les différentes manières dont a pu
être perçu et évoqué le Proche-Orient Romain du XVIIe à nos jours, un
tableau lui aussi évocateur sur la façon dont les responsables politiques
ont su parfois réécrire l’Histoire… |
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« Tout
César - Discours, traités, correspondance et commentaires » Jules CÉSAR,
Alessandro GARCEA (Traducteur, Directeur d'ouvrage), Collection Bouquins,
Robert Laffont éditions, 2020.
Assurément cette dernière publication aux éditions Robert Laffont fera date
en langue française car, étonnamment, il n’était pas possible jusqu’à
présent de disposer en édition bilingue de tous les écrits de l’un des plus
grands stratèges et personnalité politique de l’Antiquité, Jules César.
On oublie trop souvent qu’en plus d’avoir été le conquérant de la Gaule et
d’une grande partie du monde méditerranéen, à l’image de son illustre
prédécesseur Alexandre le Grand, Jules César fut également un historien dont
les écrits sont également passés à la postérité. Et, c’est justement l’objet
de ce volume de la prestigieuse collection Bouquins que de rassembler en 960
pages l’intégralité des écrits de Jules César, et ce, en version bilingue
latin et français.
Le lecteur sous la conduite éclairée d’Alessandro Garcea, grand spécialiste
de la littérature latine, aura grand intérêt de débuter sa lecture par
l’éclairante introduction résumant en une vingtaine de pages les grands
traits de celui qui atteint non seulement la magistrature suprême au sommet
de l’État, mais eu également l’intuition d’en dépasser les limites. La
politique de la ratio anime en effet l’action de Caius Iulius Caesar, né le
12 juillet 100 av. J.-C. d’une famille d’ancienne noblesse. Curieusement,
son action sera largement critiquée par des auteurs latins tels Tite-Live,
Plutarque, Suétone ou encore Dion Cassius. La personnalité et l’ampleur de
l’action de ce personnage hors-norme ne pouvaient, en effet, que susciter
l’inquiétude de ses contemporains à l’encontre de celui qui bouleversera non
seulement les frontières de l’Empire romain, mais également ses structures
politiques et culturelles. Contrairement à l’image laissée par ses
détracteurs, César eut aussi à cœur d’ouvrir la connaissance au plus grand
nombre et non plus à une seule élite, faisant de Rome un grand centre
intellectuel, nous sommes loin de l’image moderne – et trompeuse – d’un
dictateur.
Ce vaste ensemble réunit, enfin, les Commentaires, extraits des discours,
traités et correspondance conservés par les Anciens. Le lecteur pourra bien
sûr goûter aux charmes intrinsèques de la « Guerre des Gaules » dépassant en
ampleur les plus grandes fresques du cinéma hollywoodien, mais surtout y
découvrira la dimension littéraire de celui qui ne fut pas qu’un stratège
politique et militaire, en un parallèle saisissant avec le général de
Gaulle.
La traduction d’Alessandro Garcea met en évidence ce style césarien qui
transcende les formules historiques pour atteindre un genre révélant une
éthique et une rigueur à la source d’une éloquence stylistique remarquable,
ainsi qu’en témoigne cette belle édition.
Philippe-Emmanuel Krautter |
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"Aux
origines, l’archéologie - Une science au cœur des grands débats de notre
temps" de Jean-Paul DEMOULE, La Découverte, 2020.
Jean-Paul Demoule offre avec ce dernier essai une porte d’entrée idéale et
accessible au monde à la fois circonscris mais aussi ouvert de
l’archéologie. Circonscris, car l’archéologie est de nos jours une science
aux frontières bien précises et aux méthodologies rigoureuses et éprouvées,
loin des approximations des siècles précédents. Ouvert également par son
champ d’investigation considérablement vaste, étendu à l’exploration et
compréhension de notre passé et des sociétés qui l’ont caractérisé.
Archéologue réputé, ancien président de l’INRAP et professeur à la Sorbonne,
Jean-Paul Demoule milite depuis longtemps pour que sa discipline soit
comprise par le plus grand nombre grâce à des publications et interventions
toujours saluées pour leur pédagogie et leur engagement. C’est cette même
implication qui se trouve au cœur de cet essai passionnant qui intéressera
non seulement les puristes de la discipline, mais aussi par son propos
élargit un vaste public cultivé qui appréciera cette mise en relation avec
les nombreuses problématiques sociétales, y compris idéologiques. Le
sous-titre de ce livre s’avère d’ailleurs des plus évocateurs : « une
science au cœur des grands débats de notre temps ».
Dès l’introduction, Jean-Paul souligne cette double fonction de
l’archéologie : scientifique et idéologique. Alors que la théologie n’est
plus guère présente que dans les Séminaires et Instituts spécialisés,
l’archéologie a été convoquée – souvent même manipulée – à des fins
idéologiques et rhétoriques pour mieux justifier tel passé ou telle «
identité nationale »… L’auteur, dans un premier temps, s’attache à cette
absence de neutralité axiologique manifeste à certains stades de
l’archéologie lorsqu’il s’est agi de « manipuler » l’histoire notamment en
France avec l’identité nationale, les fameux Gaulois et autres invasions
barbares intéressant certains présidents de la République et responsables
politiques. À l’image de certaines sciences dures telles la génétique et la
médecine qui en d’autres situations plus tragiques ont pu être « manipulées
» par des régimes iniques afin de justifier l’idée de race et d’inégalité
entre elles, l’archéologie peut également servir des desseins moins nobles
que la seule connaissance, ainsi qu’il ressort des nombreux exemples
détaillés rapportés par l’auteur.
Jean-Paul Demoule élargit son propos également au-delà de nos frontières
nationales, en soulignant combien sa discipline peut se trouver déviée de sa
mission première par des idéologies ultralibérales mettant souvent en péril
non seulement une archéologie préventive manquant la plupart de moyens
financiers, mais menaçant également la préservation d’un patrimoine
fragilisé par des enjeux qui la dépassent tel qu’il ressort de cet essai vif
et engagé.
Mais, il n’est pas trop tard pour être optimiste, conclut cependant
Jean-Paul Demoule. Et tel est bien le grand mérite de cet ouvrage,
soulignant et alertant pour mieux prévenir et enrayer les mauvais usages
faits de l’archéologie. |
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Alban
Pérès : « Devises de l'Armée française (de l'Ancien Régime au XXIe siècle)
», Dictionnaire, Format : 14,8 x 21, 370 p., Editions Arcadès Ambo, 2019.
L’origine de la devise est à trouver dans l’adhésion et le ralliement à une
unité symbolisée le plus souvent par des images et autres représentations
symboliques, visibles et reconnaissables de loin dans la confusion et les
tumultes guerriers. Mais, la devise repose avant tout sur le langage,
quelques mots résumant brièvement un esprit et un engagement. Exprimant un
certain nombre de valeurs, le message bref délivré par la devise a toujours
été revêtu d’une force rhétorique manifeste au point que dès l’Antiquité,
prendre à l’ennemi ses emblèmes et devises revenait à l’annihiler
complètement. Fort de cette puissance, Alban Pérès, sous-officier de
Gendarmerie, a réussi un véritable tour de force en réunissant pour la
première fois plus de 1 600 devises de l’Armée française allant de l’Ancien
Régime jusqu’à notre époque, devises correspondant à plus de 4 000 unités de
l’armée.
La devise est assez bien résumée par le jugement mis en exergue du comte
Emanuele Tesauro au XVIIe siècle : « la devise est la philosophie du
gentilhomme, la métaphore militaire, le langage des héros. » C’est bien la
différence et le signe distinctif qui vont ainsi caractériser toute devise
militaire en faisant de ceux qui y adhérent une entité spécifique à nulle
autre pareille. Les individus réunis autour de la devise se reconnaissent en
effet en elle, véritable code d’honneur résumé de manière laconique par
quelques mots la plupart du temps explicites : « N’irritez pas le lion » ou
« Il cherche qui dévorer » au Moyen-Âge… Ralliement, motivation sur le champ
de bataille, progressivement la devise gagne en complexité avec le XVIe
siècle comme le rappelle Alban Pérès en introduction. On parlera alors de
corps et d’âme de la devise, notamment en Italie avec l’impresa.
La devise élargira encore son emprise à d’autres champs que ceux de la
bataille, auprès des familles nobiliaires, corporations, États pour aboutir
à la publicité… « Véritable cri de guerre (« En avant ! », repris sous
différentes formes par de nombreuses unités), formule patriotique, rappel
historique ou simple jeu de mots (« jamais deux 103 », devise du 103e GOA),
la devise est pour le militaire le mot d’ordre de son engagement. »,
souligne le Général d’Andoque de Sériège, Directeur du musée de l’Armée, qui
signe la préface de l’ouvrage.
Cet étonnant devisaire de l’armée française séduira bien entendu celles et
ceux sensibles au domaine militaire, l’ouvrage exhaustif recensant et
expliquant dans le détail chaque devise et l’accompagnant de belles
illustrations des représentations dans lesquelles elles s’inscrivent. C’est
alors que l’esprit curieux et ouvert pourra également trouver quelques
délices à étudier cette étonnante richesse lexicale qui donne lieu à de
savoureux paradoxes telle cette devise de l’Ambulance chirurgicale lourde
408 « Gravis ac Celer » ; lourde mais rapide, représentée par un bel
éléphant ! Les valeurs martiales plus manifestes sont bien entendu le lot
commun tel ce célèbre « Noblesse oblige » du 14e bataillon des chasseurs
alpins ou encore plus explicite « Noir et Méchant » du 5e régiment de
dragons… La poésie colore parfois de manière inattendue ces brèves formules
telle cette devise « Sempre que plus aut » du 141e régiment d’infanterie
alpine dont l’origine remonterait à un poème de Valère Bernard (1860-1936),
poète de langue occitane. Cette impressionnante somme inédite réservera
ainsi bien des surprises à ses lecteurs qui pourront alors deviser savamment
sur ces sentences !
Philippe-Emmanuel Krautter
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Patrick
Michel et Yves Ubelmann : « Un patrimoine mutilé, Palmyre : hier,
aujourd’hui. Et demain? », 24 x 21 cm, 152 p. Favre Éditions, 2019.
Nous avons tous en mémoire ces images inoubliables de destructions sur le
site de Palmyre en 2015. L’ouvrage réalisé par Patrick Michel et Yves
Ubelmann a choisi à juste titre, après l’émotion légitime suscitée par ces
actes de violence gratuits, de réfléchir à l’avenir de ce site qui était
jusqu’alors le lieu le plus visité de Syrie. Tout en rappelant que cette
réflexion en faveur des ruines ne saurait en rien omettre les ravages
irréversibles commis sur les êtres humains, tués par cette folie aveugle,
tel Khaled Al Assaad, décapité pour avoir souhaité protéger les trésors
archéologiques…
Ce livre richement illustré propose un triple voyage, celui du site tel
qu’il était avant les attaques, la situation actuelle, et enfin envisage les
pistes possibles pour l’avenir grâce à des reconstitutions 3D proposées. Les
images satellitaires prises par l’UNOSAT permettent cet état des lieux entre
ce qui préexistait et une évaluation très fine des dégâts occasionnés.
Iconem est également l’autre pivot essentiel pour cette réflexion, cette
start-up innovante spécialisée en numérisation 3D ayant déjà réalisé un
travail remarquable qui a pu être apprécié lors de l’exposition qui s’est
tenue l’année dernière à l’Institut du monde arabe de Paris. Le lecteur
découvrira avec consternation par ces multiples documents réunis, la
situation actuelle implacable, sous la forme de colonnes brisées, de rêves
d’antiques spoliés face à l’impuissance ou à l’inaction des puissances
mondiales. Que reste-t-il alors pour sauver de l’oubli définitif ces pages
de l’Histoire réduites en poussière ? La magie de la reconstitution
virtuelle qui a réalisé d’incroyables progrès ces dernières années et qui
offre de réelles pistes à explorer pour prendre les décisions les plus
éclairées avant toute reconstruction.
À partir de cet immense travail, les auteurs suggèrent des modélisations
possibles qui ont tout d’abord l’immense mérite de préserver la mémoire des
lieux après ces destructions massives. Mais c’est également l’occasion
indispensable d’une prise de conscience : faudra-t-il envisager une
reconstruction de ces structures et édifices ? Et selon quel modèle ? À
l’image des grottes de la préhistoire qui ont été « dupliquées » pour des
raisons indiscutables de protection, la reconstitution du site antique de
Palmyre se pose avec d’autant plus d’intérêts que cette étude offre un
travail d’étude incontournable avant toute décision. Afin de mieux
comprendre toutes les données relatées dans ce récit engagé, les auteurs
rappellent la signification de ce terme essentiel en archéologie
d’anastylose, technique de restauration ou reconstruction d’un édifice par
l’étude des différents éléments le composant. À partir de cette étape, la
reconstruction se réalise avec des fragments originaux complétés par des
matériaux de couleurs et qualités différentes pour les lacunes. C’est cette
démarche qui est de nos jours privilégiée contrairement à ce qui se faisait
naguère où les restaurateurs privilégiaient une fusion la moins visible des
pièces authentiques et des parties nouvellement rapportées. Nous savons ce
qu’était et est devenu aujourd’hui Palmyre, c’est avec lucidité mais espoir
néanmoins, que ce riche ouvrage pose la question essentielle, celle de son
devenir…Philippe-Emmanuel Krautter |
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"Tout
Homère", Sous la direction d’Hélène Monsacré ; Avec la contribution de
Victor Bérard, Manon Brouillet, Eva Cantarella, Michel Casevitz, Adrian
Faure, Xavier Gheerbrant, Giulio Guidorizzi, Jean Humbert, Pierre Judet de
la Combe, Gérard Lambin, Silvia Milanezi, Christine Hunzinger ; Postface de
Heinz Wismann, 1296 p., Éditions Albin Michel / Les Belles Lettres, 2019.
Homère a-t-il existé ? Si la question peut sembler incongrue au regard de
l’œuvre à laquelle est inexorablement associé son nom, le débat reste
cependant toujours ouvert. Et, si les Anciens n’évoquaient que le seul
Homère lorsqu’il était question de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, nos
contemporains plus dubitatifs, en revanche, n’hésitent pas pour certains à
souligner les diversités et ruptures pouvant être constatées au sein même
des textes, privilégiant ainsi la piste d’une pluralité d’auteurs. Reste, et
emportant l’unanimité, l’œuvre, immense œuvre… Aussi, Hélène Monsacré
s’est-elle emparée de ce monument en proposant en un seul fort volume de
près de 1300 pages paru aux éditions Albin Michel / Les Belles Lettres,
l’intégralité des textes homériques avec une nouvelle traduction de l’Iliade
de Pierre Judet de La Combe et la version de l’Odyssée de Victor Bérard.
Outre ces deux œuvres phares, l’ouvrage réunit de nombreux autres textes
qui, dans l’Antiquité, étaient considérés comme provenant de l’aède dont
plusieurs cités se partagent l’origine, Chios, Cumes, Smyrne, Colophon,
Pylos ou encore Athènes. Celui qui était naguère considéré comme un
demi-dieu demeure de nos jours comme la source d’un monument littéraire,
poétique et épique impressionnant, ainsi que le souligne Hélène Monsacré en
introduction. La modernité du récit homérique surprendra, cependant, encore
le lecteur du XXIe siècle. Si les batailles épiques où les dieux s’immiscent
subrepticement pour aider ou au contraire entraver les combattants
impressionnent par leur violence, c’est aussi l’occasion d’une curiosité qui
rayonne tout au long de la narration, ainsi qu’aimait à le souligner
Jacqueline de Romilly (lire
notre interview) ; Une curiosité donnant naissance à des assemblées et
conseils entre divinités et combattants, prémices de la future démocratie
qui apparaîtra plus tard à Athènes au Ve s.
Tout ou presque a pu être dit sur Homère et ses œuvres dès la plus haute
Antiquité, Pline l’Ancien allant même jusqu’à rapporter les propos de
Cicéron selon lesquels l’Iliade aurait été écrite sur un parchemin et
enfermée dans une noix… C’est ce foisonnement qui rend justement l’univers
homérique plus séduisant encore, en ce qu’il révèle chaque époque
l’évoquant. Un constat indéniable qui ressort de la lecture de ces sources
littéraires antiques, des sources qui à la fois commentent et participent à
l’aventure homérique. Une aventure immense et inégalée, donnée ici dans la
nouvelle traduction pour l’Iliade de Pierre Judet de La Combe ; Une
traduction qui séduit spontanément tant cet helléniste talentueux est
parvenu à saisir cette « houle gigantesque de près de 16 000 vers » comme il
la nomme.
Le Chant I débute par ces premiers mots déterminants :
« Cette colère d’Achille fils de Pelée, déesse, chante-la ! ».
Athéna a des yeux de lumière, Hector casqué de mille reflets rencontre
Andromaque en une scène inoubliable, la magie du vers homérique opère
spontanément…
Les nombreuses introductions et notes accompagneront le lecteur dans ce
périple épique sans qu’il ne se perde… ou juste ce qu’il faut… afin de
préserver cet univers mythologique d’où un dieu peut surgir inopinément,
pour son plus grand plaisir !
Philippe-Emmanuel Krautter |
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Marie-Pierre Litaudon : « Le Paranymphe d’honneur et de vertu ; Un
mystérieux manuscrit dédié à louis XIII. », Préface de Denis Crouzet,
Coll.Emblématique, Editions Arcades Ambo, 2019.
Quel est ce mystérieux manuscrit dédié à Louis XIII ? Un précieux et bien
énigmatique manuscrit enluminé du XVIIe siècle, appartenant aujourd’hui à
une collection privée, présentant une luxueuse reliure claire ornée de
fleurs de lys, et dont le présent ouvrage offre de fort nombreuses
reproductions couleur. Son titre : « Le Paranymphe d’honneur et de vertu »,
un titre qui laisse songeur lorsque l’on sait que le terme « paranymphe »,
provenant du grec (para/ à côté et nymphe/ fiancée) désigne le prince choisi
pour conduire la princesse le jour de ses noces de la maison de son père à
celui de son époux… Son contenu ? A la fois des plus classiques et des plus
intrigants, puisque s’il s’agit d’un ouvrage incitant son jeune
destinataire, Louis XIII, à se laisser porter par la vertu et l’honneur, il
contient également, comme un rite ou code, les lettres de l’alphabet. Bien
étrange, non ? Son auteur, un dénommé « Jean le Goys », mais nous y
reviendrons…
Car c’est à une véritable et palpitante, mais non moins sérieuse enquête à
laquelle nous convie Marie-Pierre Litaudon, docteur en littérature comparée
et passionnée d’archives. Il faut avouer que l’ouvrage, daté de 1606, offert
au futur monarque alors âgé de 5 ans, mérite effectivement l’attention et
intérêt puisqu’il semble contenir bien plus qu’une instruction à destination
du Dauphin, mais une véritable initiation, tel un rite de passage vers le
Prince, le Prince philosophe ou guérisseur... Bien des interrogations
entourent effectivement cet étrange manuscrit. L’auteur ne dispose, il est
vrai, que de peu d’éléments avérés, mais par un tour de force qui fait tout
l’intérêt de l’ouvrage, cette dernière a su avec audace et à propos faire
parler les indices, et livrer une riche et passionnante enquête...
Qui est le véritablement auteur de ce fabuleux manuscrit ? Offert, de par
ses formules, par un proche et donné pour être l’œuvre de « Jean le Goys »,
on ne sait cependant et étrangement rien de lui, et Marie-Pierre Litaudon,
dès lors, de s’interroger sur sa pertinence… Qui pourrait se dissimuler
derrière Sieur « Jean le Goys » ? Le genre de l’ouvrage, souligne l’auteur,
est connu au XVIIe siècle et connaît même une certaine vogue ; il demeure un
exercice fréquent à la faculté de médecine de Paris, le terme « paranymphe »
désignant également le discours prononcé dans les facultés de théologie et
de médecine à l’occasion des examens de licence et dans lequel était fait
l’éloge des licenciés. Il n’en fallait pas plus pour que l’auteur, avec une
intuition toute féminine, oriente ses recherches vers le médecin même du
Dauphin, Jean Héroard, médecin de Charles IX et d’Henri III et proche du duc
de Nevers. Savant et érudit aux tendances réformistes, ce dernier prônait
une royauté d’amour, d’harmonie et de concorde où, en une réunion des
contraires, le roi serait Roi-guérisseur des passions de ses sujets… Réunir
l’âme et le corps, l’extériorité et l’intériorité, façonner en une manière
toute aristotélicienne et permettre au logos en son sens initial grec d’y
reprendre toute sa puissance, telle serait alors l’ambition de ce manuscrit…
Un ouvrage alchimique, alors ? Avec sa couleur rouge prédominante, son
alphabet, ses commentaires et l’importance donnée à la lettre A, ses divers
abécédaires, chiffres et devises, et enfin ses étranges compositions
emblématiques, l’énigmatique manuscrit peut, en effet, sembler crypté dans
la lignée notamment de Paracelse ou encore de Blaise de Vigenère et de son «
Traité des chiffres », auteurs fort prisés à la cour - justement - du fameux
duc de Nevers ; De là à se demander si C. G. Jung aurait pu avoir
connaissance de ce fabuleux manuscrit…
Une vision, quoiqu’il en soit, des plus attrayantes qui a entraîné
Marie-Pierre Lindauton, et à sa suite avec un plaisir manifeste son lecteur,
dans cette passionnante quête, l’auteur détaillant, questionnant et
approfondissant chaque planche de l’ouvrage. Mais comment savoir ? Et si ce
médecin du Roi, Jean Héroard, auteur notamment sous son propre nom de «
Institution du prince » également dédié à Louis XIII, avait, qui plus est,
laissé un précieux journal...
Un manuscrit insolite, un journal, toute une histoire, direz-vous… Mais, «
Qu’est-ce qu’un livre si ce n’est tout d’abord une histoire ? », s’interroge
Denis Crouzet , professeur de lettres à l’Université Sorbonne, dès la
première ligne de sa préface à l’ouvrage. Et c’est effectivement une
instructive et passionnante histoire, informée, documentée, faite de riches
questionnements, que nous livre avec « Le Paranymphe d’honneur et de vertu »
Marie-Pierre Litaudon.L.B.K. |
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« Rome,
la fin d'un empire, de Caracalla à Théodoric 212-fin du Ve siècle » sous la
direction de Catherine Virlouvet, Claire Sotinel, Mondes anciens (Collection
dirigée par Joël Cornette), Belin, 2019.
Deux traits marquent souvent l’esprit lorsque l’on évoque l’histoire romaine
: sa grandeur faisant de Rome l’un des plus grands empires du monde antique
et sa chute, livrée aux coups de butoir des hordes barbares déferlant sur
ses frontières… La réalité historique est un peu plus nuancée et le fameux «
déclin » de l’Empire romain mérite bien de nombreuses explications et
précisions … Des développements qu’apporte avec pertinence cette somme
remarquable complétant idéalement le volume de la même collection déjà
consacré à « Rome, cité universelle - De César à Caracalla ».
Ce dernier empereur marque en effet une date pivot et essentielle pour
comprendre l’aspiration à l’universalité de l’Empire romain. Caracalla en
212 offre la citoyenneté romaine à tous les habitants libres de l’Empire,
une mesure juridique, mais surtout politique qui consista à intégrer plus
encore les populations conquises sous l’identité romaine. Car si Rome sut
être intraitable lors de ses conquêtes, n’hésitant pas à tuer, réduire en
esclavage celles et ceux refusant l’ordre romain et ses institutions, ce
même régime sut cependant intégrer très largement des éléments extérieurs en
son sein, une acculturation au sens large comme en témoignent de nombreux
engagés dans l’armée romaine d’origine barbare. L’ouvrage explore dans le
détail – plus de 650 pages – ces trois siècles qui seront déterminants quant
à son histoire et à son terme. Ainsi que le démontre Claire Sotinel, de
profondes mutations vont, en effet, progressivement remettre en cause les
acquis précédents. Se pose alors la traditionnelle interrogation du «
Decline and Fall » de l’Empire romain déjà évoquée par l’historien anglais
Edward Gibbon au XVIIIe s. Une décadence ou une évolution de ses structures
? Nombreux sont les spécialistes à s’être opposés et qui s’opposent encore,
faisant valoir les nombreuses évolutions positives ayant eu lieu avec le
développement du christianisme institutionnalisé dès Constantin, celui de
Byzance et de son art, si important les siècles qui allaient succéder…
L’auteur met en lumière toute la complexité de ces interrogations, l’intérêt
résidant plus dans leur exploration grâce aux recherches les plus récentes
que dans des réponses tranchées, sans nuances. Le lecteur à ce titre lira
avec attention la partie consacrée à la crise du IIIe s. avant d’explorer
l’importance de l’empire constantinien, premier empire chrétien. Les siècles
qui suivront seront caractérisés par un délitement du pouvoir politique au
sein de ses frontières comme à l’extérieur, la pression des peuples barbares
se faisant de plus en plus forte notamment à l’Est avec les Huns. En 476, le
dernier empereur romain Romulus augustule est déposé par Odoacre, la fin
officielle d’un empire est entérinée, bien que ce dernier n’ait pas fini
pour autant de faire parler de lui, de nombreux traits allaient encore
perdurer bien après sa disparition.
Philippe-Emmanuel Krautter |
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« La France avant la
France 481-888 » et « Féodalités 888-1180 » sous la direction de Jean-Louis
Biget ; « Les Grandes Guerres 1914-1945 » sous la direction de Henry Rousso,
Coll. L’Histoire de France », Folio Histoire, 2019.
Folio Histoire offre au lecteur la possibilité de retrouver en format poche
la belle collection « Histoire de France » réalisée par Joël Cornette en 13
volumes. Contrairement à ce que le titre pourrait laisser croire, il ne
s’agit en rien d’une Histoire de France fermée et sourde aux multiples
influences européennes et mondiales, mais d’une Histoire bien ouverte et
tendue vers tous ces espaces, ainsi que l’a souhaité l’initiateur de cette
vaste entreprise.
Les temps ont en effet passé depuis cette époque de l’historiographie
française analysant et constituant à la fois elle-même son objet d’études.
C’est aujourd’hui une vision plurielle qui est en ces volumes convoquée,
plurielle tout d’abord en fonction des temps de l’Histoire considérés, trois
premiers volumes leur sont ainsi proposés : La France avant la France
(481-888) dirigé par Jean-Louis Biget, les Féodalités (888-1180) également
dirigé par le même auteur, et enfin Les Grandes Guerres (1914-1945) sous la
direction de Henry Rousso. Ainsi que les titres des ouvrages le suggèrent
les angles d’analyse retenus sont multiples, non seulement à partir de la
tri-fonctionnalité médiévale, mais aussi selon d’autres filtres analytiques
comme l’économie, le culturel, le religieux, sans oublier le quotidien…
Geneviève Bührer-Thierry et Charles Mériaux explorent dans le premier volume
cette « France d’avant la France », un titre qui annonce déjà à lui seul
toutes les difficultés à « dater » précisément l’apparition du phénomène
national et d’idée même de France, une apparition que le grand médiéviste
Georges Duby ne discernait pas réellement avant le Xe siècle. Les réalités
politiques demeurent en effet, ici encore, plurielles, héritées de la
déliquescence de l’Empire romain et éclatées en multiples entités régionales
héritées des invasions des Ve et VIe siècles. Du Royaume des Francs au
Royaume de la Francie, il faudra un long chemin parsemé de ruptures et de
conflits avant que n’émerge une royauté appelée à un long avenir, celui de
la France même…
Le deuxième volume de la collection, Féodalités, réintroduit de nouveau une
rupture essentielle : alors que l’on pouvait penser le royaume de France
définitivement établi avec les Capétiens, la féodalité - les féodalités
précisent les auteurs – va progressivement cependant morceler le pouvoir
royal en autant d’entités géographiques parcellaires ; C’est l’heure des
fiefs, des nouvelles relations contractuelles de la vassalité, ces alliances
personnelles que l’on pensait pourtant reléguées aux temps anciens du
Royaume. Une rupture qu’analyse Florian Mazel démontrant combien la
naissance de la France est loin d’être établie au profit d’un seul royaume
des Francs qui perdure. L’ouvrage riche de plus de 900 pages affine notre
vision de la féodalité lui préférant un pluriel plus adapté, selon l’auteur,
aux nombreuses relations qui en découlent, ainsi qu’ au temps plus long
exigé quant à leur établissement. Profitant des dernières recherches sur
cette période cruciale de l’Histoire de France, le livre invite à adopter
une appréciation plus nuancée de ce qui fut longtemps perçu comme une «
mutation féodale » rapide et radicale au tournant de l’an mil.
Saut vertigineux, enfin, vers le présent dans cette collection vouée à
l’Histoire de France avec ce troisième volume Les Grandes Guerres consacré
aux deux Grandes Guerres mondiales de 1914 à 1945. Nicolas Beaupré adopte
cette même attitude globale d’analyse des deux conflits mondiaux, en une
approche de guerres totales. Tournant le dos aux conflits précédents, la
Première Guerre mondiale introduit, en effet, une rupture par l’ampleur et
le désastre qu’elle impose aux hommes et aux structures de la France les
plus infimes. Ce sont celles-ci, ces multiples désastres, qui sont analysés
dans le détail dans cet ouvrage particulièrement exhaustif avec notamment
des développements éclairants sur la reconstruction et économique et
démographique, essentiels pour mieux comprendre la montée vers le deuxième
conflit mondial. Favorisant une analyse internationale de la position de la
France sur ces presque trente années qui connaîtra une instabilité politique
chronique de la IIIe République avec sa valse des gouvernements, un retrait
crispé de la sphère politique internationale au profit d’un
interventionnisme colonial, sans oublier la crise de 1929 qui touchera la
France au début des années trente jusqu’à la veille de la Seconde Guerre
mondiale…
Une collection qui réactualise l’Histoire de France et dont la publication
en format poche assurera la diffusion qu’elle mérite. |
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Arlette
Farge : « Vies oubliées ; Au cœur du XVIIIe siècle. », Coll. « À la source
», éditions La Découverte, 2019.
C’est un ouvrage bien surprenant, mais ô combien truffé d’heureuses pépites
que nous livre l’historienne Arlette Farge avec cet ouvrage « Vies oubliées
». Cette dernière a eu l’audacieuse idée de regrouper dans ce volume les
fragments d’archives, lettres, détails, issus du Siècle des lumières que les
historiens habituellement déclassent et laissent de côté faute de
consistance. À rebours de ces idées préconçues, contre vents et marées en
quelque sorte, cette brillante historienne, spécialiste du XVIIIe siècle et
directrice de recherche émérite au CNRS, laisse enfin parler ces bribes de
vies depuis si longtemps à tort délaissées et oubliées dans les caves des
archives.
Cet ouvrage fort attrayant par la nouveauté de son approche vient s’inscrire
et ouvre la nouvelle collection « À la source » aux éditions La Découverte
dirigée par Clémentine Vidal-Naquet. Une nouvelle collection qu’on ne peut
que saluer, et qui offre aujourd’hui aux historiens la possibilité de
revenir aux sources délaissées ou discordantes pour adopter une nouvelle
expérience d’approche et d’écriture, plus intime et sensible du passé,
gardant l’historien en éveil de ses émotions, au plus près de l’Histoire,
mais sans jamais remettre en cause pour autant les exigences et la rigueur
de la recherche historique.
Un défi qu’Arlette Farge relève avec justesse et pertinence puisque ces «
reliquats », ces « frêles instants » et ténus de vie dont aucun historien ne
voulait, offrent au lecteur, en fin de compte, de véritables, étonnants et
instructifs instantanés de la vie sociale du XVIIIe siècle ; Par ce travail
et approche novatrice, les amours anonymes se retrouvent et s’aiment à
nouveau, les prêtres retrouvent foi, et les artisans, domestiques reprennent
vie sur fond de politique, de violences et révoltes ; Ainsi cette lettre
sans pitié de « Dame La Garde de Polignac » demandant l’enfermement d’un
garçonnet à son service ou ce recueil de lettres retrouvé dans les archives
de la Bastille : « De petit format, c’est un livre relié, où peuvent se lire
des lettres manuscrites de femmes et d’hommes aux noms restés cachés, et
sans date. » La misère aussi avec cette émotion que suscitent ces si
nombreux « nouveau-nés abandonnés » ou ces « Billets du Mont de Pitié ». Des
avis de recherches, des policiers, geôliers, mais aussi des écuyers,
sorciers, etc. L’historienne laisse libre cours à son écriture, une fluidité
propre à l’intimité et à l’émotion pour ces vies sauvées de la guillotine de
l’Histoire.
C’est tout un monde oublié et négligé des livres traditionnels d’Histoire
qui s’animent ainsi à nouveau ; un quotidien dépoussiéré, revalorisé,
rattrapé in extremis, qui nous est donné à lire dans son intimité, au plus
près de ce Siècle des Lumières. Un siècle dont le faste et la grandeur ont
souvent fait reléguer les misères, les peines de ces petites gens dont on ne
savait pas assez de choses pour leur accorder considération… Que de vies
ainsi enterrées une seconde fois dans les tiroirs des archives, et auxquels
l’historienne Arlette Farge redonne, dans le respect le plus strict respect
des sources de l’Histoire, voix et souffle.
L.B.K.
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Atlas historique
mondial de Christian Grataloup, Patrick Boucheron (introduction) Héloïse
Kolebka (Cartographe), Frédéric Miotto (Cartographe), Collectif, L'Histoire
- Arènes Editions, 2019.
Dès la plus haute antiquité, l’homme a cherché à représenter le monde qui
l’entourait, les contrées connues étant souvent délimitées par des mers
infranchissables. Au-delà, la terra incognita était souvent les lieux
des dragons et autres divinités que l’homme ne pouvait aborder sous peine
d’y laisser la vie. « Derrière chaque carte, il y a une bibliothèque
», rappelle l’historien Patrick Boucheron introduisant le volume, et
derrière chaque bibliothèque une conception du monde plus ou moins révélée…
C’est à cette histoire de l’humanité cartographiée à laquelle invite cet
ambitieux Atlas riche de 515 cartes et 670 pages, toutes ces cartes pouvant
même être téléchargées à partir du site dédié. À l’heure de l’information
numérique et des animations multimédias, les chronologies traditionnelles ne
sont plus guère goutées, si tant soit peu qu’elles le furent ! Avec l’Atlas
historique mondial réalisé par le spécialiste de géohistoire Christian
Grataloup, nous entrons non seulement dans une représentation graphique des
grandes civilisations au fil des siècles, mais également dans une lecture
analytique rarement présente dans ce genre d’ouvrage, si ce n’est pour
l’incontournable Atlas réalisé naguère par le grand historien Georges Duby.
Christian Grataloup a su puiser dans l’immense fonds de cartes de la revue
L’Histoire pour évoquer cette marche du monde. Ainsi que le rappelle encore
Patrick Boucheron, rien n’est plus difficile que de saisir par le trait et
la représentation graphique des faits et des évènements, surtout lorsque
ceux-ci ont la profondeur et l’importance que l’on sait dans l’histoire des
civilisations. C’est cet art bien d’une particulière rigueur se devant de ne
retenir que l’essentiel et lignes forces. C’est ce défi – relevé avec
virtuosité, qui a été retenu pour cet Atlas dont la première section part,
il faut le souligner, des hominidés aux premiers humains depuis 7 millions
d’années… (lire nos
interviews d’Yves Coppens et Michel Brunet )
Les échelles géographies évoluent bien entendu en fonction des thématiques
retenues et des pans entiers de l’Histoire souvent ignorés dans les atlas
traditionnels y sont traités notamment le Nouveau Monde mais aussi le drame
du génocide arménien qui bénéficie d’une double page cartographiée. Un texte
concis et synthétique offre l’essentiel permettant en quelques lignes
d’appréhender au mieux la richesse des remarquables cartes élaborées . Codes
couleurs clairs, flèches de formes et tailles différentes, typographies
variées, tout a été conçu pour donner une compréhension immédiate
d’évènements aussi riches que complexes. L’Atlas se conclut par des
problématiques plus qu’actuelles avec la protection de la mer depuis 1980 et
des Pôles Nord et Sud, signe une fois encore que l’histoire, la géographie
et le temps présent, ont souvent des frontières parfois ténues que cet
Atlas, en un tour de force réussi, révèle remarquablement. |
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Jacqueline de Romilly « Émerveillements - Réflexions sur la Grèce
antique » Pascal CHARVET (Préface), Monique TRÉDÉ (Préface), Arnaud ZUCKER
(Préface), Collection : Bouquins, Robert Laffont, 2019.
Le nom de Jacqueline de Romilly restera inexorablement associé aux lettres
classiques et à cette passion hellénique qui la fit connaître du grand
public avec des titres devenus des depuis classiques. Ce sont ces ouvrages
ayant suscité tant d’admiration que la collection Bouquins a eu l’heureuse
idée de réunir. Judicieusement nommée « Émerveillements – Réflexions sur
la Grèce antique », cette somme de 1376 pages évoque cet amour immodéré
des textes grecs de l’historienne, et ce dès les petites classes, notamment
ce coup de foudre pour Thucydide, après avoir reçu en cadeau par sa mère un
livre de cet auteur en parchemin… Après de brillantes études, Jacqueline de
Romilly va très tôt nourrir un intérêt aiguisé pour les idéaux et valeurs
nourris par les Grecs, plus encore pour elle que la réalité des faits
historiques. Alcibiade, personnage de Thucydide, ne pouvait qu’a | |