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Édition Semaine n° 50 / Décembre 2024

 

 

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Italo Calvino

(1923-1985)

L’écriture comme vie

 

Italo Calvino « Romans » Trad. de l'italien par Yves Hersant, Christophe Mileschi, Martin Rueff et Roland Stragliati. Édition d'Yves Hersant, Bibliothèque de la Pléiade, n° 672, 1328 p., rel. Peau, 104 x 169 mm, Editions Gallimard, 2024.
 


La récente parution du volume de La Pléiade consacré tout spécialement aux romans déterminants d’Italo Calvino ne pourra que réjouir les amateurs de l’un des meilleurs écrivains italiens du siècle passé. Difficile tâche que d’appréhender l’œuvre aussi prolifique que protéiforme de Calvino, cette personnalité à la fois secrète et facétieuse des lettres italiennes ayant si souvent brouillé les pistes de celles et ceux qui cherchèrent à le saisir. Ainsi que le rappelle Yves Hersant pour cette édition de La Pléiade : « Imagination et raison, chez Calvino, ont noué une alliance exemplaire », une alliance faite de détours et autres circonvolutions qui charmèrent tant l’écrivain dont les premiers pas dans la littérature furent déterminants avec « Le Sentier des nids d’araignée », un récit d’une rare sensibilité puisée à l’expérience personnelle vécue par l’écrivain dans les collines de la Résistance lors de la Seconde Guerre mondiale. Délaissant l’héroïsme guerrier, il parviendra rapidement à se saisir de cette acuité sensible qui le caractérisera par la suite, transgressant allégrement les barrières de la réalité pour atteindre le surnaturel rapporté au quotidien. Yves Hersant, toujours, tient à souligner la démarche de l’écrivain recherchant insatiablement des formes nouvelles en de nouvelles expérimentations qui l’ont rendu célèbre et lui valurent sa notoriété notamment avec la trilogie « Le Vicomte pourfendu » - « Le Baron perché » - « Le chevalier inexistant » romans réunis dans ce volume.
La préface de l’édition des « Romans » de Calvino rappelle de manière précieuse la démarche de l’écrivain qui expliqua lui-même le processus de sa création : « Le récit naît de l’image, non d’une thèse que je voudrais démontrer. L’image se développe en une histoire en suivant sa logique interne ; l’histoire prend divers sens ou, pour mieux dire, autour de l’image s’étend un réseau de significations qui restent toujours un peu fluctuantes, sans que s’impose une interprétation univoque et obligatoire », cette malléabilité à mille lieues du réalisme pouvant déconcerter tout autant que fasciner. L’humour et l’ironie formeront de manière récurrente le fil directeur de l’écriture calvinienne, en une distance propre à de nouveaux horizons sans cesse en formation. La rencontre de Calvino avec le mouvement de l’Oulipo (Ouvroir de littérature potentielle) ne fera que consacrer et asseoir cette démarche déjà engagée. Avec son installation parisienne dès 1967, ces échanges avec des personnalités telles que Raymond Queneau mais aussi Roland Barthes encourageront encore l’écrivain à explorer les structures narratives et les jeux linguistiques. C’est cet extraordinaire cheminement littéraire, à la fois protéiforme et cependant cohérent, que propose d’emprunter cette belle édition de La Pléiade depuis « Le Sentier des nids d’araignée », son premier roman en 1947 jusqu’à son dernier « Monsieur Palomar » en 1983.

 

Italo Calvino en Folio...

 




Insaisissable et protéiforme, tels sont les qualificatifs qui surgissent à l’évocation de l’œuvre prolifique du célèbre écrivain italien du XXe s : Italo Calvino. La collection Folio propose justement d’explorer le vaste parcours de cette œuvre tissée au fil des périodes majeures de la vie du romancier, passant de la veine néoréaliste de ses débuts à l’inspiration fabuliste qui marquera sa fameuse trilogie « Nos ancêtres » avec « Le Vicomte pourfendu », « Le Baron perché » et «Le Chevalier inexistant ». L’humour de l’auteur italien, bien entendu, avec ce vicomte dont les deux moitiés du corps séparé par un boulet de canon lors d’un combat contre les Turcs se mettent à mener leur existence propre en un récit aussi truculent que profond. Cette trilogie embrasse des angles ainsi inhabituels dont raffole l’écrivain amoureux des paradoxes lorsqu’un jeune baron décide de grimper au chêne de son jardin pour ne plus en redescendre après une dispute familiale… Ces points de vue décentrés sont l’occasion de déployer l’imagination du romancier en autant de récits picaresques qui marquent le charme de l’auteur du « Baron perché », mais également du « Chevalier inexistant », ce dernier récit pouvant servir à la fois d’introduction et d’épilogue à ce cycle incontournable de l’œuvre de Calvino.

 


« Marcovaldo » publié en 1963 réunit une vingtaine de nouvelles – genre qu’affectionnait également l’écrivain – évoquant le rapport d’un pauvre ouvrier issu de la campagne et obligé de s’exiler dans une grande ville industrielle du nord au fil des saisons. Une série d’aventures qui derrière le rocambolesque flagrant pouvant être rapproché d’un Charlot ou d’un Toto masque à peine les grandes problématiques de la vie post-industrielle.
Avec « Pourquoi lire les classiques », nous retrouvons, enfin, ce rapport unique au livre et à l’écriture entretenu toute sa vie durant par Italo Calvino. Pour quelles raisons lire les classiques, vibrer avec l’Odyssée, aller au fil des pages de Xénophon à Hemingway, ces œuvres atemporelles que l’on peut toujours redécouvrir tant leurs propos demeurent inépuisables sous la plume aussi inspirée d’un écrivain comme Italo Calvino.

 

 

Nous retrouvons encore ce désir de lecture avec « Si une nuit d’hiver un voyageur », point de départ d’une longue digression sur les livres qu’aurait aimé lire Calvino et que l’écrivain décida de réunir en ces pages, fragments de romans dans un roman ! Ce souci de décentrage toujours récurrent chez l’écrivain italien se retrouve encore dans « Monsieur Palomar », personnage inventé par Calvino et servant de prétexte à toute une série d’aventures mettant en avant l’acuité du sens de l’observation, un trait de caractère si précieux et quasi autobiographique. Enfin, les « Leçons américaines » constituent en quelque sorte le testament d’Italo Calvino pour des textes qui auraient dû être donnés à l’université de Harvard s’il n’avait succombé des suites d’une hémorragie cérébrale dans la nuit du 18 au 19 septembre 1985…

 

 

« Cahier de l’Herne Italo Calvino » sous la direction de Christophe Mileschi et Martin Rueff, L’Herne Éditions, 2024.
 

 

Les célèbres Cahiers de l’Herne dirigés par Laurence Tâcu consacrent un numéro au grand écrivain Italo Calvino sous la direction de Christophe Mileschi et Martin Rueff. Cette somme unique sur l’un des plus célèbres écrivains italiens de la seconde moitié du XXe s. permettra au lecteur de découvrir les multiples facettes d’un esprit guère enclin à la confession si ce n’est celle perceptible – plus ou moins masquée – dans ses écrits. Ainsi que le relèvent les directeurs de cette édition, Calvino a donné lieu à de multiples malentendus, notamment celui consistant à réduire son auteur aux seuls titres Le Baron perché et Si une nuit d’hiver un voyageur.
Or, c’est justement ce foisonnement fertile injustement méconnu en France qui fait l’objet des nombreuses contributions de ce Cahier, contributions signées par les meilleurs spécialistes de Calvino avec quelque 300 pages particulièrement passionnantes. La connaissance – notamment celle littéraire – fit l’objet de toutes les attentions de la part de l’écrivain italien, et ce, dès son plus jeune âge. Celui qui invitait à « repenser bien des choses » par le truchement de la littérature n’hésita pas, très tôt, à multiplier les angles d’approche, parfois de manière déconcertante, toujours à la recherche de cette acuité optimale de l’observation. Aussi, ce Cahier s’ouvre-t-il judicieusement sur ce sens inné de l’observation avec cette première partie intitulée « La vie d’un scrutateur », qu’il s’agisse des premières sensations héritées de ses parents scientifiques que de celles de la résistance lors de la Seconde Guerre mondiale, plus tard reprises avec la fertilité que l’on sait dans son premier récit « Le sentier des nids d’araignée » paru en 1947.
Les liens d’amitié avec Cesare Pavese, trop tôt disparu, mais aussi Elsa Morante, Natalia Ginzburg et bien d’autres intellectuels affinent et aiguisent encore cette soif littéraire de tous les instants. La section suivante « Calvino et l’espace littéraire » permettra d’apprécier la place et les multiples contributions de l’écrivain au monde littéraire de son temps sous les formes les plus diverses allant de la veine initiale néoréaliste aux espaces fantastiques convoquant fables et allégories avec une dextérité inégalée. « Le siècle d’Italo Calvino » et « Calvino dans l’espace des images » achèveront de convaincre le lecteur de l’extrême réceptivité de l’écrivain à la sensibilité de son époque, sensibilité qu’il sut traduire en d’inoubliables pages dont ce Cahier vient souligner avec réussite la richesse.

 

Italo Calvino : « Le métier d’écrire – Correspondance (1940-1985) » ; Edition Martin Rueff, traduction Christophe Mileschi et Martin Rueff, NRF, Editions Gallimard, 2024.
 


Il est de l’art de la fuite comme celui de la fugue, l’écrivain italien Italo Calvino excella dans le premier, ainsi qu’il ressort de cette ample correspondance (1940-1985) réunie par Martin Rueff et traduite par Christophe Mileschi et Martin Rueff aux éditions Gallimard. Insaisissable, Calvino y déploie en effet un art éprouvé d’impressions aussi fugitives que pertinentes dans ses échanges avec les plus grands intellectuels de son temps. Ainsi que le relève avec justesse dans sa très complète préface Martin Rueff : « On ne saurait imaginer écrivain moins prompt au déballage ». Ne goûtant guère effectivement aux effusions en tout genre en bon Italien du nord qu’il était, Italo Calvino ne retint jamais le genre du Journal intime qu’il tenait en suspicion, le considérant bien souvent comme un déballage inutile, et lui préférant une vision décentrée, correspondant à son amour des galaxies et du ciel profond. Car, l’écrivain excelle, en revanche, dans l’art et la manière d’évoquer la passion exclusive de toute son existence : la littérature et ce « Métier d’écrire » qui l’occupa toute sa vie durant. Italo Calvino « écrit pour comprendre et se comprendre » relève Martin Rueff.
 

La présente Correspondance révèle, page après page, cet amour immodéré, chaque lettre conduisant, d’une manière ou d’une autre, à la littérature, par ses questionnements, ouvertures et passions partagées. L’émotion gagne parfois le lecteur lorsqu’Italo Calvino évoque le suicide de son maître et ami Cesare Pavese à Turin, un acte à la fois prévisible et inattendu qui le laisse désemparé. L’humour est bien souvent la compagne de ces lettres ciselées. Dans l’une d’entre elles, Calvino confesse sa crainte récurrente qu’à la publication de chacune de ses œuvres, sa mère botaniste ne relève une erreur scientifique, ce qui ne manqua pas de survenir lorsque l’écrivain évoqua des mûriers fructifiant… en plein printemps !


Ce fort volume de près de 800 pages rassemble plus de 300 lettres écrites par Italo Calvino sur un millier que compte sa correspondance allant de 1940 dès l’âge de 16 ans à la dernière en date du 23 août 1985, l’écrivain devait en effet disparaître dans la nuit du 18 au 19 septembre de la même année.

 

 

Jeux Olympiques en livres

« L’Olympisme. Une Invention moderne, un héritage antique. », Collectif, catalogue Officiel de l’exposition « L’Olympisme. Une Invention moderne, un héritage antique. » au Musée du Louvre., Co-édition Musée du Louvre / Editions Hazan, 2024.
 


C’est un réel plaisir que de découvrir aux éditions Hazan « L’Olympisme – Une Invention moderne, un héritage antique », le catalogue officiel de l’exposition éponyme présentée au musée du Louvre jusqu’en septembre 24. Cet ouvrage sous la direction des trois commissaires de l’exposition – Christian Mitsopoulou, Alexandre Farnoux et Violaine Jeammet – offre, en effet, un bel éclairage alliant histoire et enjeux de l’Olympisme d’aujourd’hui, cette « invention moderne, un héritage antique », ainsi que l’annonce son titre. Appuyé par une vaste iconographie, l’ouvrage de plus de 300 pages livre une analyse moderne, dynamique et actualisée des Jeux olympiques, une étude loin d’être dénuée d’intérêts notamment de par la découverte d’archives inédites.
Le premier volet de l’ouvrage est consacré aux symboles des Jeux (couronnes, anneaux, drapeaux…) et aux acteurs – comment ne pas rappeler, en effet, la figure la plus emblématique des Jeux : Pierre de Coubertin ? – Patrick Clastres revient avec passion dans une première contribution sur cette « Genèse de l’idée olympique chez Pierre de Coubertin », suivent des figures également incontournables telles que Michel Bréal pour le marathon, Gilliéron ou encore D. Vikélas. Après avoir rappelé que Paris fut trois fois capitale olympique en moins de 125 ans, Christian Le Bas ferme ce tout premier chapitre en faisant de Paris, capitale des sports, le berceau même de cet olympisme moderne avant que ne s’ouvre le deuxième volet, cœur de cette riche étude : « Olympisme entre invention et héritage ».
Un chapitre majeur et captivant couvert par plus de vingt contributions et abordant des thèmes aussi originaux que porteurs tels les timbres édités à l’occasion des jeux, les affiches, cartes postales, mais aussi, bien sûr, les trophées, médailles, les hymnes ou encore des sujets certes plus classiques, mais tout aussi passionnants notamment l’ « Athlétisme et entraînement militaire dans le monde grec : complémentaires ou antagonistes ? » ou « Gestes antiques en scènes »… De riches contributions que vient illustrer idéalement une iconographie des plus soignées et choisie.
Le catalogue se referme sur un dernier chapitre consacré à l’ « olympisme et politique » avec, bien sûr, « Berlin 1936 », mais également des contributions venant souligner la place des femmes hier et aujourd’hui dans les jeux Olympiques. Un ouvrage aussi riche que passionnant.
 

« Quand les Grecs anciens faisaient du sport » d’Alexandre Farnoux avec la participation de Violaine Jeanmmet ; Publication officielle de l’exposition éponyme, Co-édition Louvre Éditions / Editions Hazan, 2024.
 


Actualité oblige, remontons le temps avec le grand historien helléniste, Alexandre Farnoux, pour découvrir la manière dont les Grecs anciens concevaient le sport, une manière inspirée et informée de retourner aux sources. Évitant les images d’Épinal et autres contrevérités souvent émises, l’historien replace la pratique sportive – en la détaillant – dans le contexte plus général de la société grecque en lien avec l’éducation, la religion, l’armée et la politique. C’est par la méthode rigoureuse qui le caractérise qu’Alexandre Farnoux nous invite ainsi à reconsidérer les sources dont nous disposons et notamment ces incontournables pièces que conserve le Louvre avec ces fameux vases antiques, ou ces multiples figurines ainsi que les sculptures ayant livré les plus célèbres poses athlétiques…


L’art grec révèlera alors au lecteur des pans entiers de la conception du sport dans cette civilisation antique, une conception certes éloignée de celle qui sera développée plus tard avec la reconstruction de l’idée moderne de l’olympisme. L’auteur remet ainsi les pendules à l’heure, écarte les stéréotypes modernes notamment celui d’une « continuité » de l’olympisme…

 

Entraînement et compétition caractérisaient en effet la pratique sportive chez les Grecs, sans que cela constitua pour autant un divertissement au sens moderne du terme. Plus proche de la notion d’athlète que de celle du sportif, la pratique ancienne des différentes disciplines olympiques se préparait avant tout dans un cadre – le gymnase – qui n’avait rien à avoir avec les stades que nous connaissons… Nous le constatons, la lecture de ce passionnant essai lève plus d’un voile sur la pratique sportive dans l’Antiquité grecque, une étude plus qu’indispensable pour mieux comprendre ce dont nous avons hérité et ce qui relève plus d’une réinvention…

 

« Le sport dans l’art » ; Sous la direction de Yann Descamps et Georges Vigarello, Éditions Citadelles & Mazenod, 2024.
 


L’actualité la plus immédiate rend précieuse la présente parution de cet exceptionnel volume « Le sport dans l’art » aux éditions Citadelles & Mazenod. Les Jeux Olympiques qui vont s’ouvrir à Paris du 26 juillet au 11 août 2024 ne pouvaient que justifier une telle réflexion sur les rapports entre sport et art, rapports remontant à la plus haute antiquité justement du fait des fameuses Olympiades… Yann Descamps et Georges Vigarello ont dirigé cette somme réunissant les contributions des meilleurs spécialistes afin de couvrir plus de deux millénaires des arts représentant le sport sur toute forme de support.

 


Dès les temps antiques, les plus grands artistes se sont, en effet, saisis du corps du sportif et du geste sportif. Viennent bien entendu à l’esprit les plus belles statues d’athlètes sculptées dans le marbre constituant ainsi l’un des fleurons de l’art grec classique occidental avant qu’il ne soit repris et adapté par le monde romain. Mais les peintres évoqueront également sur des vases ces exploits magnifiant le corps représenté selon des critères esthétiques qui resteront longtemps la référence plastique de tout sportif.
Cet ouvrage d’art et d’histoire explore de manière chronologique (de l’Antiquité au XXIe s.) ces rapports étroits entre la performance sportive et son saisissement par l’artiste sur toute sorte de supports imaginables, du marbre au manga. Ainsi, au fil des pages, le lecteur pourra découvrir les exploits mythiques des lutteurs athéniens, mais aussi les tournois de chevalerie du Moyen Âge, sans oublier le thème si fertile de la chasse, du tir à l’arc, des jeux de balles, etc. Les activités les plus inattendues sont également abordées dans cet ouvrage décidément très complet tel ce saut de cerceaux en pleine Renaissance ! D’une pratique réservée à une élite au passage de sports étendus au plus grand nombre, l’ouvrage révèlera combien la perception des artistes saura également évoluer ainsi qu’en témoignent l’iconographie abondante de cet ouvrage de référence en la matière.

 

"Vies en jeux - Leur flamme éclaire l'Histoire" d'Églantine Chesneau, Editions Vents d’Ouest, 2024.
 


Voici un album qui devrait retenir l’attention des petits et grands tant l’approche et l’esthétique retenues invitent à le dévorer des yeux de la première à la dernière page ! Ce récit graphique conçu à partir du destin de 16 athlètes qui ont bousculé les règles des Jeux Olympiques débute bien entendu dans l’Antiquité et Églantine Chesneau, l’auteur, rappelle pour le lecteur le contexte mythologique et historique qui présida à l’établissement de ces épreuves. Mais rapidement, nous quitterons ces temps anciens pour nous focaliser sur le parcours étonnant de ces 16 athlètes, femmes et hommes, qui marquèrent aux XX et XXIe s. ces épreuves tant sur le plan physique que moral tel l’athlète afro-américain Jesse Owens aux JO de Berlin 1936, une date fatidique pour un sportif de couleur et petit-fils d’esclave… Eglantine Chesneau rappelle également par une mise en planche à la fois minimaliste et pourtant si éloquente les faits extraordinaires de l’athlète qui osa défier Hitler !
Ces « Vies en Jeux » s’attachent ainsi à rendre le destin singulier de sportifs tel celui de Lis Hartel aux JO d’été d’Helsinki en 1952 et de Melbourne en 1956. Cette cavalière de mérite atteinte de poliomyélite demeura totalement paralysée… Sa détermination et son courage parvinrent cependant à venir à bout de l’adversité pour finalement non seulement lui permettre de participer aux JO mais également y rafler des médailles !
Tous ces destins sortant de l’ordinaire sont évoqués avec sensibilité et humour par l’auteur dans ce récit graphique à la fois captivant et particulièrement réussi.

 

 

 

Littérature - Poésie - Romans

 

Fouad El-Etr : "L’escalier de la rue de Seine", Éditions L'Atelier contemporain, 2024.

 


Empruntons une à une les marches de l’escalier de la rue de Seine à la suite du poète éditeur Fouad El-Etr en compagnie de son ami l’artiste Sam Szafran grâce à cet ouvrage paru aux éditions de l’Atelier contemporain. Réunissant deux textes témoignages, « Esquisse d’un traité du pastel » et « L’Escalier de la rue de Seine », ce fort volume retrace le parcours d’une vie et d’une revue passée à la postérité, La Délirante… A la fois chantre d’une aventure qui relève du récit picaresque tant les défis à relever semblaient quasi impossibles pour un seul homme, et poète des temps modernes Fouad El-Etr a toujours été convaincu de sa démarche, parfois contre vents et marées. Les solides amitiés qui résistèrent à cette personnalité fougueuse et entière permirent cette aventure digne de celle d’un Ulysse du XXe siècle. Face aux géants de l’édition moderne, un homme sut en effet imposer une revue unique en son genre réunissant la fleur de la littérature (Borges, Brodsky, Cioran, Paz, Schéhadé, Yeats, etc.) et des arts (Bacon, Balthus, Botero, Szafran…).
Rédigés à cinquante ans d’intervalle, ces deux textes retracent ainsi cette aventure romanesque de La Délirante et l’amitié qui lia l’auteur à Sam Szafran. Le fil directeur réside dans ce fameux escalier du 54 de la rue de Seine, un immeuble de six étages au cœur du quartier de Saint-Germain-des-Prés où logeait Fouad El-Etr. C’est ce même escalier qui allait bientôt sur les encouragements du poète éditeur devenir l’atelier de travail de Sam Szafran, un atelier quasi-hypnotique qui devait se transformer en labyrinthe prolongeant au siècle passé les gravures tourbillonnantes des fameuses prisons de Piranèse. Dès la première lettre datée de 1974, Fouad El-Etr jette les esquisses d’un traité informel du pastel : « Je me rends compte seulement à quel point la technique du pastel, que tu es le seul à perpétuer de nos jours avec un tel éclat, s’est libérée avec le temps d’une destinée de demi-teinte pour se ranger, avec ses poudres et couleurs, du côté de la peinture. Quel chemin depuis le profil d’Isabelle d’Este esquissé à la pierre noire par Vinci, et rehaussé de sanguine, de craie ocre et de blanc, et repris à l’estompe, jusqu’aux splendides portraits de Chardin et de Perronneau, qui sont de véritables hymnes au pastel !… ». Fixer l’éphémère grâce au pastel en un fragile équilibre toujours menacé, telle était la crête envisagée. .
Ce « monologue poudré » est ponctué de réminiscences de Chardin, tout autant que de perfections évoquées par le poète Francis Ponge. Cette délicatesse exigeante devient alors omniprésente, page après page, le lecteur devenant lui-même hypnotisé par tant de nuances encore accentuées par le mouvement spiralaire récurrent des marches de l’escalier… Ce vertige ouvrant vers de multiples infinis devient alors l’élan de la création la plus incroyable, l’escalier formant lui-même une métaphore de l’existence.
Avec « L’Escalier de la rue de Seine », nous franchissons ainsi les barrières du temps en revenant dix années auparavant, un soir d’octobre 1965, véritable coup de foudre artistique. Acte de naissance de La Délirante dont le premier numéro sortira en 1967, cette amitié aura à braver les intempéries et les aléas politiques et sociaux (mai 68), économiques (les impossibles financements) tout en poursuivant un cheminement fécond entre poésie, art et littérature. L’indépendance de Fouad El-Etr nourrie du dialogue fécond entretenu avec les plus grands noms des arts et des lettres du siècle passé, sans compter les grands auteurs plus anciens, donnera naissance à un travail éditorial unique en son genre dans la grande tradition typographique conjuguant excellence et raffinement. Un témoignage délectable et inspirant… on ne peut qu’en remercier l’auteur, Fouad El-Etr.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Erri De Luca : « Les règles du Mikado » traduit de l’italien par Danièle Valin, Editions Gallimard, 2024.
 


 

« Les règles du Mikado » présidant à la rencontre fortuite d'un vieil homme et d'une gitane fuyant les siens, tel est le thème du dernier roman d'Erri de Luca paru aux éditions Gallimard. En une évocation à la fois pudique et profonde, le narrateur – dont l’auteur n’est jamais très éloigné – ouvre la main pour recueillir cet oiseau apeuré poursuivi par les siens. L’accueil, le partage, l’échange, la foi en l’être humain quels que soient ses secrets, constituent les thèmes récurrents de ce roman discret à l’image de son auteur. Le vieil horloger – nous ne connaîtrons pas les noms des protagonistes comme s’en explique le roman en préface – apprécie la minutie du geste, celle des mécaniques de précision tout autant que l’habileté à se saisir des fins bâtonnets de bois du fameux jeu de patience d’origine japonaise. Tout est lié, le destin des hommes à l’image des parties composant la nature, la moindre modification provoquant une suite d’effets souvent insoupçonnables, à l’image de cette jeune femme dont le destin se trouvera étonnamment bouleversé tout autant que celui de son bienfaiteur… Derrière l’intrigue apparemment simple se cache une multitude d’analyses sur les situations, les caractères, le destin et les multiples interactions suscitées par la vie. De Luca dresse un portrait sensible de ses protagonistes où la poésie n’est jamais éloignée, un récit initiatique en forme d’accueil de l’altérité qui laisse une profonde inspiration de liberté après sa lecture dans la belle traduction de Danièle Valin.

 

Henry Miller : "Jours tranquilles à Clichy" ; Traduction de Gérald Robitaille ; Préface de Michael Paduano ; Photographies de Brassaï, Editions Bartillat, 2023.
 


Les éditions Bartillat ont eu l’heureuse idée de publier pour la première fois en français « Jours tranquilles à Clichy » de l’écrivain américain Henry Miller illustré des photographies du non moins célèbre photographe Brassaï. Ces récits entre roman et autobiographie d’années passées à Clichy dans les années 30 du siècle passé relèvent tout autant de l’impromptu incisif que d’une méditation sur la vie. Avec sa spontanéité jouissive, le narrateur sait se saisir des petits riens du quotidien illuminant une journée alors que les amours tarifées, la nuit venue, scandent le récit selon le rythme libertaire bien connu de l’écrivain américain. Bien entendu, certains propos seront difficilement admissibles de nos jours, mais tel n’est pas le cœur de l’ouvrage traduit avec une rare acuité par Gérald Robitaille qui sait en restituer le souffle millérien.
À l’image du célèbre « Colosse de Maroussi », Miller sait en ces pages se saisir de la vie comme d’une flamme entre les doigts, exercice hautement périlleux où beaucoup ont péché par excès ou trop grande prudence. À la différence de l’univers blafard, pour ne pas dire glauque d’un Céline relatant le milieu proxénète de la ville de Londres quelques années auparavant, Miller parvient à trouver un rayon de soleil dans les camaïeux de gris de la capitale française. Période féconde de l’écrivain pourtant dans le plus grand dénuement ainsi que nous le rappelle en postface Michael Paduono, « Jours tranquilles à Clichy » parvient à restituer une tranche de l’histoire d’un quartier populaire de Paris dans les 30 (mars 1932 à fin 1933 plus précisément) au 4 rue Anatole Franche à Clichy avec son ami Alfred Perlès. Un récit haut en couleur, un hymne quasi extatique à la vie.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Antoine Sanchez : « Le Pégase », Éditions L’Atteinte, 2020.
 


Il y a toujours quelques pépites littéraires que l’on découvre un peu plus tard notamment lorsque la maison d’édition est discrète et édite tranquillement des ouvrages de quelques dizaines de pages sensibles et tournées vers l’intime et l’humain. Tel est le cas de ce court roman « Pégase » dont l’auteur, Antoine Sanchez, musicien et écrivain, transcrit les rythmes des mots de tous les jours des habitués accoudés au zinc ou assis à une des tables de ce bar-tabac de village, hors du temps, non loin de l’église et de sa place où joue Norbert, le musicien, que tous connaissent. Pégase sauvé de sa fermeture par Raymond et Odile est un lieu hanté par ses habitués, par toutes ces personnalités qui y laissent une trace journalière, d’une banalité parfois déconcertante, mais qui sont les meilleures vigies de tout ce qui peut ou pourrait se passer dans le village. Fins observateurs des autres, ces personnages iconiques de ce lieu sont eux-mêmes regardés et commentés par les autres. Ils s’inquiètent du retard de l’un, de la santé de l’autre, de l’absence trop prolongée d’un tel… Tous ont bien plus de « relief » que ne laissent paraître leurs rituels quotidiens.
« Au Pégase, il a ceux qui sont là depuis toujours. Le zinc, la bête et ce verre que l’on brandit en guise de prière, entre soif de joute et d’immobile. » Au Pégase, il a aussi ceux qui ne feront que passer.
Un café, un petit blanc, un thé, un scotch… si tôt ! Un autre ?
Tient que ce passe-t-il, un brin de déprime, de nostalgie ou de mélancolie, vas-y parle-nous, raconte… « Ce court texte émaillé de réflexions philosophiques et métaphysiques, est un vrai petit théâtre, fait de vies cabossées dont on détourne habituellement le regard » écrit l’éditeur et de ce fait il n’est plus possible d’entrer dans un bar et de ne pas observer ce foisonnement de moments de vies qui y passent un court instant sans imaginer la suite de toutes ces histoires potentielles, celles qui réjouissent l’imagination des écrivains.
« Les derniers clients sortent leurs billets, leurs pièces, leurs cartes. Raymond regarde dehors, la nuit, la lumière des lampadaires, des silhouettes fuyant sous la pluie. Une journée comme une autre. Rien qu’une journée comme une autre. »
 

Sylvie Génot-Molinaro

 

Richard Rognet : « Patienter sous les nuages », NRF, Editions Gallimard, 2024.

 


Dans son dernier recueil, le poète Richard Rognet nous convie à « Patienter sous les nuages », belle invite que le lecteur ne manquera pas de suivre à la lettre ! L’auteur puise en ces pages inspirées à l’encre diaphane de ces formes évanescentes par excellence, nous entraînant dans une contemplation que les temps modernes tendent trop souvent d’occulter. L’ouverture de ces poèmes en prose se fait sous la forme d’une promenade où les sens sont aux aguets, prompts à saisir l’insaisissable, frôlements, ombres, songes… L’écriture se conçoit alors comme viatique à la douleur et autres peines du monde. Le langage entendu ainsi devient synonyme de vie, toujours en devenir, jamais révolu.
La poésie de Richard Rognet se veut mouvement, vibrations, parfois imperceptibles de la nature et du monde. En un élan toujours renouvelé, le poète tente d’en retenir l’essence, de l’approcher à l’affût, la nature revêtant alors un autre manteau, non plus accessoire de nos loisirs mais bien celui incontournable de la vie même. Cette inspiration élégiaque qui transparaît de cette prose sensible n’a rien de convenu mais relève plutôt du souffle vital du poète qui y puise notamment ces vers d’une grande délicatesse dont les dialogues impromptus avec les éléments renforcent encore notre émerveillement : « J’entre dans la lumière qui fourmille parmi les arbres, je lui demande quel chemin elle veut bien me proposer pour que j’aille toucher les ultimes langues de neige qui étincellent sur les les pentes, j’entre dans la profondeur de la lumière… ».

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Giocanda » de Nikos Kokàntzis, traduction du grec par Michel Volkovitch, Mikros Littérature, Éditions de l’Aube, 2022.

 


Giocanda est l’œuvre d’une vie et d’un souffle, celui de l’amour inconditionné et éternel réunissant à jamais deux êtres que l’Histoire cherchera pourtant à séparer… Nikos Kokantzis livre, en effet, avec ce témoignage sensible et poignant l’histoire – sa propre histoire – d’un jeune adolescent dans la ville cosmopolite de Thessalonique où communautés juives et locales vivaient en harmonie jusqu’à ce que le vent de la Seconde Guerre mondiale ne vienne balayer à jamais tous ces liens. Giocanda est une jeune fille juive, voisine de Nikos, l’auteur et narrateur, les deux adolescents scellant rapidement leur destin en des liens purs et absolus. Kokantzis, page après page, se remémore ces amours naissantes, ce rapprochement indéfectible entre deux êtres qui allaient bientôt – trop tôt – être séparés à jamais. Mais c’était sans compter sur le travail de mémoire et d’écriture qui allait combler ces vides et perpétuer ce souvenir passionnel transcendant ainsi les affres du temps. Nul lyrisme, nul pathos dans l’écriture limpide et poétique de l’écrivain grec si bien rendue par la belle et sensible traduction de Michel Volkovitch, mais la présence et la sensualité de ces deux jeunes adolescents en des pages qui pourraient bien être une définition de l’amour absolu... Une évocation dont le lecteur ne sortira pas indemne et qui contribue à perpétuer la mémoire de tous ces êtres brisés par le destin.
À noter la récente parution du même auteur disparu en 2009 : « Le vieil homme et l’étrangère » aux mêmes éditions de L’Aube.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Pièces roses » et « Pièces baroques » de Jean Anouilh, Coll. « La Petite Vermillon », Éditions La Table ronde, 2023.
 


Si Antigone demeure l’œuvre la plus célèbre de Jean Anouilh, ses nombreuses autres créations ne sauraient pour autant être négligées notamment celles dénommées « Pièces roses » ou encore « Pièces baroques » que le lecteur retrouvera dans ces deux volumes récemment parus dans la collection « La Petite Vermillon » aux éditions La Table ronde. Des œuvres empreintes de fantaisie, de légèreté et d’humour, ainsi que leur titre respectif le laisse présager. L’auteur avait lui-même rangé et regroupé ses pièces selon cette thématique : « roses », « baroques » ou encore « Pièces costumées », « Pièces grinçantes », etc. également parues dans cette collection.
« Humulus ou le muet » qui ouvre le recueil « Pièces roses » sera la première pièce de Jean Anouilh qui sera représentée en 1932. L’histoire est celle d’un muet, Humulus, qui ne peut après avoir été soigné prononcer qu’un seul et unique mot par jour ; Comment en ces circonstances déclarer son amour ? Pièce courte pleine de fantaisie mais aussi un brin cruelle… « Le bal des voleurs » qui suit sera l’un des premiers succès de l’auteur après « Le voyageur sans bagage » et signera une longue coopération entre Anouilh et Barsacq. Enfin, représentée en 1940, « Léocadia » après « Le Rendez-vous de Senlis » et qui referme ce volume est probablement la pièce la plus connue avec une jolie thématique intemporelle, celle du temps et de la vie…
Le lecteur retrouvera dans le volume « Pièces baroques » trois autres pièces de théâtre créées dans les années 1960-70 notamment « Cher Antoine ou l’amour raté » de 1966 ; un huis clos caustique sur fonds d’ouverture de testament offrant un jeu aussi âpre que pétillant suivi de « Ne réveillez pas Madame » et du « Le Directeur de l’Opéra », des oeuvres également pleines d’un humour sans concession sur le monde de la scène et l’amour…

L.B.K.

 

« Le Tour du Monde en 80 jours » de Jules Verne et « Jane Eyre » de Charlotte Brontë, Editions Larousse, 2023.
 


Quel plaisir de retrouver ces titres de toujours – « Le Tour du monde en 80 jours » de Jules Verne ou encore « Jane Eyre » de Charlotte Brontë – dans cette collection collector chez Larousse ! Un ravissement qui allie autant le plaisir des yeux que celui de la lecture avec une mise en page claire, des caractères lisibles, de belles illustrations et de jolis culs-de-lampe ou autres ornements ; tout enchante dans ces ouvrages d’antan offerts aux siècles derniers à Noël aux enfants fortunés ou pour les plus studieux à titre de récompense, ce que l’on nommait alors « Prix de fin d’année »…
« Le Tour du monde en 80 jours » de Jules Verne, cet incontournable classique publié pour la première fois en 1872, enchante toujours autant les grands et plus jeunes avec ces extraordinaires aventures de Phileas Fogg et de son fidèle domestique ; qui n’a jamais rêvé en tenant entre ses mains ce fabuleux voyage ? L’un des meilleurs romans de Jules Verne ayant connu bien des traductions et adaptations… Sa lecture demeure cependant dès plus jubilatoire !
« Jane Eyre » de l’anglaise Charlotte Brontë, l’aîné des trois « sœurs Brontë », est, pour sa part, un roman inoubliable qui a bouleversé nombre de générations depuis le XIXe siècle. Comment oublier, en effet, la vie de cette orpheline qui subira les affres de sa tante et cousines, avant que, devenue gouvernante, elle ne tombe amoureuse du père de son élève, Mr. Rochester, pour le meilleur et pour le pire… Un ouvrage considéré comme le chef d’œuvre de Charlotte Brontë!

 

L.B.K.

 

François de Saint-Chéron : « Malraux devant le Christ », Editions Desclée de Brouwer, 2023.
 


On connaît (certes, plus ou moins bien) l’œuvre, la vie ou la pensée de cette incomparable personnalité éprise de culture et d’art que fut André Malraux, et François de Saint-Cheron a par son talent et fidélité beaucoup contribué et œuvré à cette connaissance. Il demeure cependant un point – plus intime – sur lequel Malraux demeure moins connu, celui de la religion. Si son attrait pour certaines religions notamment extrême-orientales et sa fascination pour l’Inde sont plus familières ou si nous avons tous en mémoire ses fabuleux ouvrages concernant l’art chrétien (« Le Monde chrétien », « Le Surnaturel »), quelle était cependant sa position ou croyance face à la religion chrétienne dans laquelle il était né ? Si Malraux se présentait, ainsi que le souligne l’auteur, comme agnostique, cette seule affirmation n’épuise cependant pas à elle seule toute la question, tant s’en faut !
À la lumière de son œuvre et convoquant de nombreux témoignages (lettres, biographies…), François de Saint-Cheron faisant preuve de pudeur et d’une belle sensibilité révèle, en effet, au lecteur un Malraux bien plus complexe et déconcertant : Son attrait ou attachement à certains saints – on songe à saint Jean l’Evangéliste dont il demandera à une sœur lecture, en 1944, alors qu’il pensait être fusillé au petit matin, mais aussi saint François d’Assise ou Lazare – titre d’un récit autobiographique ; Son respect, ses interrogations ou affirmations à certains de ses amis notamment au Père Bockel, aumônier de la brigade Alsace-Lorraine, à Mauriac ou à Bernanos, parfois appuyées ou reprises dans les pages de ses ouvrages ; Son intérêt, enfin, accordée au Christ, à l’âme, au mal, à la foi ou transcendance… Croyance, quête ou regret ?
C’est un Malraux effectivement plus intime et bien moins péremptoire que certains n’avaient voulu le dire que découvriront les lecteurs de cet ouvrage ; nombre de ses proches ou amis l’avaient pour beaucoup parfaitement pressenti ou senti. Au-delà de sa réelle connaissance de la culture chrétienne, Malraux semble, non pas obsédé, mais « hanté » par la question de la transcendance, « cette part éternelle qui en lui [l’homme] le dépasse. » écrira-t-il au Père Bockel… Ce n’était peut-être pas pour rien que le Général de Gaulle lui avait un jour répondu : « Pourquoi parlez-vous comme si vous aviez la foi, puisque vous ne l’avez pas ? »

 

L.B.K.

 

Chris Offutt : « Les Gens des collines », Coll. « Totem », Éditions Gallmeister, 2023.
 


Mick Hardin est un enquêteur du CID, la division des enquêtes criminelles de l’armée, spécialité homicides, en permission dans sa région natale du Kentucky où vivent sa sœur, Linda, première femme shérif du comté, ainsi que sa femme Peggy, enceinte et proche d’accoucher. Ce pourrait être le début d’une histoire toute simple mais il n’en est rien … Mick aime un peu trop le bourbon et les moments de solitude dans une cabane en bois au milieu des collines, c’est là que Linda le trouve et lui demande de l’aide sur une enquête. Mick a participé aux grands conflits militaires américains et se pose en vétéran respectable mais cela suffira-t-il pour que les habitants les aident à retrouver le témoin de ce crime et dont tous connaissent l’identité de la victime ? Et quand bien même, quelqu’un serait-il prêt à « cracher » le nom du meurtrier... Une course contre la montre et une enquête serrée se profilent car Mick doit aussi reprendre du service même avec pas mal de jours de retard et se débattre avec des différends entre lui et Patty…
Chris Offutt joue sur sa connaissance des gens bruts et méfiants des collines qui cachent leurs non-dits et leurs secrets. Dans les trois premières pages du roman, le scénario s’écrit et une tension s’installe. « …Quelque chose arrêta son regard, une couleur ou une forme qui n’aurait pas dû être là… Il se redressa pour s’étirer le dos et vit une femme allongée dans une position disgracieuse, le corps contre un arbre, la tête pendant vers le bas, le visage tourné. Elle portait une robe élégante. Ses jambes étaient nues et une chaussure manquait à son pied. L’absence de culotte le fit douter qu’il puisse s’agir d’une chute accidentelle. Il s’approcha et reconnut suffisamment ses traits pour savoir son nom de famille. » Une ambiance western policier actuel, un rythme cinématographique, des chapitres comme des plans-séquences et un style clair nous plongent dans les familles du coin et la diplomatie parfois limite que Mick affectionne pour obtenir ce qu’il veut entendre. Mick ne voit plus les choses comme tout le monde, trop d’horreurs de guerre dans son esprit, sans doute, et trop chercher empêcherait de trouver : « …Ne cherche pas les champignons, regarde là où ils poussent. La nuit, ne cherche pas la piste d’un animal, va juste là où il n’y a pas d’arbre. Vois les formes et les couleurs, pas la chose elle-même. » Une porte de sortie pour l’esprit de Mick, le chant des oiseaux, la beauté des arbres et de la nature qui l’entourent et où il aime se réfugier.
Heureusement car pour tenir le coup et mener à bien cette enquête, Mick et Linda vont compter les morts qui jalonneront les routes escarpées des collines du Kentucky, comme l’intervention d’un agent du FBI, pas vraiment le bienvenu dans ce comté. Mais il faudra bien faire avec les susceptibilités de chacune et chacun et les méthodes peu orthodoxes de monsieur Hardin, le passé de tous et trouver qui manipule qui suivant la devise de Mick :
« Fais ce qui doit être fait ».


Sylvie Génot-Molinaro

 

« Je pense à votre destin – André Malraux et Josette Clotis – 1933-1944 » de Françoise Theillou ; 256 p., Coll. « Essai français », Editions Grasset, 2023.
 


La vie et la personnalité de Josette Clotis, deuxième compagne d’André Malraux de 1933 à 1944, sont quelque peu moins connues ; on songe en comparaison, bien sûr, à sa première épouse, Clara Malraux, union dont naîtra Florence Malraux. André et Josette se rencontre avant-guerre à la NRF, Malraux est déjà un écrivain connu et il obtiendra le Prix Goncourt quelques semaines plus tard. Josette, apprenant la nouvelle chez ses parents en province, ne sera pas peu fière de cet amant… mais André Malraux est marié, et Clara enceinte de Florence… L’auteur, Françoise Theillou, s’est appuyée pour écrire cet ouvrage sur de nombreuses archives dont les journaux intimes de Josette Clotis. Elle nous donne ainsi à lire cette liaison faite de séparations, d’absences, d’amour et d’incompréhensions. Heureuse, se morfondant, désespérée, combien de chambres d’Hôtel, d’heures passées à attendre André...
Ils sillonneront ensemble, séparément ou parallèlement durant les années de guerre la France du Nord au Sud et du Sud au Nord. Durant ces années, si Malraux affirme sa personnalité et sa vocation d’écrivain, s’enfermant pour écrire, Josette, elle, y renoncera ; André deviendra également le fameux colonel Berger. Malraux n’aura pas toujours, ni même souvent, sous la plume de Françoise Theillou la part belle. L’auteur, fidèle en cela aux archives en sa possession, n’a pas entendu travestir la réalité. L’ouvrage est d’ailleurs complété par de nombreux inédits issus notamment des papiers personnels de Josette, de billets ou de correspondances d’André Malraux à Josette ou encore d’un Cahier de préparation également inédit d’André Malraux.
De ces années de vie côte à côte, naîtront deux fils que le destin ravira violemment à André lors de leur adolescence dans un tragique accident de voiture, après lui avoir déjà ravi quelques années auparavant dans un non moins tragique accident de train ; leur mère, Josette Clotis ; celle qui durant plus de dix années de 1933 à 1944 n’aura jamais hésité à attendre, à courir et rejoindre sur les quelques mots d’un message celui qu’elle n’aura jamais cessé d’aimer, celui qui signait de chats en fil de fer, André Malraux.
 

L.B.K.

 

« Hommage à Philippe Sollers », NRF, Editions Gallimard, 2023.
 


Comment rendre hommage à Philippe Sollers après sa disparition au printemps 2023 à l’âge de 86 ans ? Qui ne connaît pas Philippe Sollers ? Mais le connaît-on vraiment ? Derrière les clichés trop souvent véhiculés plus vite que la lumière se cache un homme épris de liberté, de beauté et d'amour, éléments d'un ciment imperturbable qui édifia, année après année, une réflexion majeure et innovante dans notre société en crise de fausses certitudes. Si l'homme attire ou agace certains, Philippe Sollers ne laisse assurément pas de glace, mais brûle d'un feu qui jette des éclaircies dans notre quotidien.
Cet « Hommage à Philippe Sollers » publié aux éditions Gallimard réunit ses amis, ses connaissances de longue date en autant de rencontres que l’écrivain suscitait ou accordait toujours avec générosité. Hommage donc non point à un défunt, mais à un éternel amoureux de la vie qui se prolongera encore par ces nombreux témoignages laissés en sa mémoire.

« Francis Ponge , Philippe Sollers - Correspondance. 1957-1982 », Édition de Didier Alexandre et Pauline Flepp, Collection Blanche, Editions Gallimard, 2023.
 


Voici réunis en un seul et fort volume publié aux éditions Gallimard vingt-cinq ans de correspondance entre deux personnalités emblématiques de la littérature du XXe siècle, Francis Ponge et Philippe Sollers. Cette parution établie par Didier Alexandre et Pauline Flepp survenant au lendemain de la disparition de Philippe Sollers, le 5 mai 2023, permettra d’apprécier la richesse et la verve toujours présente chez l’écrivain dialoguant avec le poète, son aîné. 37 ans séparent, en effet, ces deux hommes que l’amitié va réunir, Ponge pressentant rapidement les qualités littéraires du jeune écrivain qui signe encore sa correspondance par Philippe Joyaux, son patronyme officiel. Les quinze premières années de cet échange nourri témoignent du soutien indéfectible de Ponge pour ce jeune espoir qu’il recommande notamment à Marcel Arland et Jean Paulhan pour la NRF. Très rapidement, le ton change et du formel « Cher Monsieur » les différentes lettres seront introduites pas un « Cher Francis » et « Cher Philippe »… Couvrant la période 1957-1982, cet échange épistolaire – inimaginable de nos jours à l’heure numérique – reflète les grandes heures de la littérature et de la culture de la deuxième moitié du siècle dernier, tout autant que les petits tracas de la vie quotidienne et de santé. Les livres en maturation transparaissent au fil des lettres, l’œuvre en genèse des deux écrivains se dessinant parmi les cabales menées à l’encontre de leur génie respectif. Cinéma, architecture – Sollers confessant qu’il ne quittera plus la Cappella dei Pazzi de Santa Croce à Florence !, peinture, musique… tout fait signe pour ces deux âmes éprises de beauté. Malheureusement, comme toute amitié entière, les heurts ne manqueront pas, notamment à partir de la rupture accélérée par les évènements de mai 68, Ponge du côté de l’ordre en place, Sollers tournant ses regards vers la Chine…
 


Vient de paraître également aux éditions Gallimard, collection Folio+ Lycée, le dossier programme du bac consacré au texte fondamental de Francis Ponge « La Rage de l’expression ». Une publication très didactique présentant toute la richesse de la démarche du poète dans le contexte historique de son époque. Un dossier pédagogique également passionnant pour les post-bacheliers !

 

"Deux vies" d’Emanuele Trevi, récit traduit de l'italien par Nathalie Bauer, Prix Strega 2021, Philippe Rey Éditions, 2023.

 

 

« Deux vies » convoque inexorablement une troisième vie qui leur est intimement associée, celle du narrateur et auteur Emanuele Trevi qui livre avec cet ouvrage un beau témoignage sur l’amitié et la vie dans cette édition soignée et traduction inspirée de Nathalie Bauer. Ce récit qui aurait pu être le sujet d’un roman se trouve être celui d’un survivant qui avec le recul des années rend témoignage de deux âmes éprises de littérature et de liberté. Pia Pera et Rocco Carbone, tous deux écrivains, eurent en commun une vie pleine d’aspirations pour une durée trop éphémère. À l’image de ces papillons d’un jour, ces deux personnages illuminèrent la vie de l’auteur qui en ces pages à la fois attendries et sans concessions sur le caractère de ses deux amis livre un plaidoyer émouvant sur l’amitié sincère, si lointaine des virtualités digitales. De quoi est composée cette amitié ? De proximités, mais aussi de distances parfois, ainsi que le souligne l’auteur, le fameux « Parce que c’était lui… » n’étant pas un long fleuve tranquille… Nous nous surprenons à sourire de certains traits de caractère, à verser une larme sur ces attentes à jamais insatisfaites, ces petits riens qui composent la vie comme ils émaillent l’espoir. Mais, toujours, revient ce lien indéfectible qui scande par ses pulsions le souvenir des années passées, ces sourires et instants radieux passés ensemble et qui ne pourront jamais disparaître de la mémoire du narrateur, ces flammes d’un amour partagé pour les lettres et l’écriture même si parfois les avis fort heureusement pouvaient diverger. Emanuel Trevi livre avec ce témoignage un récit sensible et poignant, un hommage tout autant à ses amis disparus qu’un Tombeau poétique perpétuant une antique tradition que l’auteur honore ainsi.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

 

Robert Walser : « Retour dans la neige » ; Traduit par Golnaz Houchidar ; Préface de Bernhardt Echte, Zoé Poche éditions, 2023.
 


L’écrivain suisse Robert Walser (1878-1956) qui termina ses jours dans un hospice à Herisau où il résidera 23 ans, sa raison l’ayant quitté, nous a laissé pourtant de nombreux ouvrages témoignant de sa lucidité et de la profondeur de ses jugements. À l’image de Nietzsche, peut-être a-t-il traversé le miroir vers d’autres contrées qui nous paraissent inexpliquées… Toujours est-il que le présent recueil de nouvelles « Retour dans la neige » témoigne de son acuité à dresser en quelques pages un tableau littéraire fait de concision, de détails ciselés en une prose à la fois légère et percutante, sans oublier cette candeur et surprise au monde qui se renouvelaient au quotidien chez l’écrivain. « … et il a fallu que tous les traits si précieux de mon caractère, empreint de la musique de mes origines, se perdent… (…) et qui sait, l’innocence de la campagne reviendra un jour jusqu’à moi et alors je pourrai à nouveau me tordre les mains dans la solitude ».
La belle traduction que livre Golnaz Houchidar de ces vingt-cinq proses brèves restitue le charme de cette écriture à cette époque charnière de la vie de l’écrivain venant de quitter Berlin et les avant-gardes pour rejoindre sa ville natale. En un élan primesautier dans certaines pages, Walser sait exulter et magnifier la nature qui sera un perpétuel ravissement à ses yeux. L’écrivain parvient également en quelques lignes à dresser un portrait d’une rare sensibilité, à contre-courant de ce qui pouvait être réalisé jusqu’alors (splendide portrait de Madame Scheer).
Cette lucidité indocile ne cessera en ces pages de surprendre le lecteur qui s’étonnera de son caractère rebelle tout autant qu’il sourira de ses introspections. Nul dolorisme ni atermoiement chez Walser mais un perpétuel étonnement aux choses de la vie ainsi que le relève Bernhard Echte dans sa préface : « Au fil de ces textes, l’innocence du regard, l’infinie curiosité du flâneur, la pudeur devenue précepte littéraire, acquièrent une force intemporelle ». Avec « Retour dans la neige », Robert Walser offrira au lecteur du XXIe s. de brèves et inoubliables pages sublimant le quotidien.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

"Le Corbeau - E. A. Poe, C. Baudelaire, S. Mallarmé, gravures de Gustave Doré » ; Broché, 138 x 204 mm, 160 pages, Éditions de l'Escalier, 2022.
 


Trois incontournables poètes et un non moindre grand graveur pour un même et seul animal, tel est le choix fait par les éditions de l’Escalier pour cette mise en rapport originale du célèbre poème d’Edgard Poe « The Raven » ou « Le Corbeau ». On y retrouve cette atmosphère singulière et irréelle si chère à Poe. Un poème à la métrique stricte traduit, en effet, non seulement par Charles Baudelaire, mais aussi par Stéphane Mallarmé, et même gravé par Gustave Doré…
Ces relectures transversales qu’autorise ce recueil bien mené devraient attirer l’attention de tous les amateurs de poésie, de traductions, mais aussi de variations autour d’une même œuvre. À partir de quel point de rupture le traducteur s’éloigne-t-il, en effet, de l’intention de l’auteur ? Existe-t-il d’ailleurs une intention unique de l’œuvre qui resterait indissociable de son créateur ? Ces éternelles questions se poseront irrémédiablement aux lectures successives de ce poème écrit en anglais par l’écrivain américain Edgard Poe en 1845.
Là où Baudelaire débute par :
« Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d’une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapotement, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre. « C’est quelque visiteur, — murmurai-je, — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n’est que cela, et rien de plus. »
Mallarmé propose :
« Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié, — tandis que je dodelinais la tête, somnolant presque, soudain se fit un heurt, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre, — cela seul et rien de plus ».
Le lecteur se passionnera ainsi à passer d’une version à l’autre en l’agrémentant de ses contemplations des gravures de Gustave Doré conférant à leur tour au poème un éclairage encore autre et nouveau. Cette richesse et ces ouvertures laissent une petite idée de la fécondité d’un thème, lui-même emprunté par Poe à Charles Dickens avec le corbeau parlant Grip dans « Barnaby Bridge » !

 

Régine DETAMBEL « Sarah quand même », Editions Actes Sud, 2023.
 


Susan claque la porte de Sarah Bernard, elle est épuisée par le caractère de cette artiste, si grande soit-elle, dont elle rêvait d’être la secrétaire particulière. Durant vingt ans, c’est ce rêve qui est devenu réalité, Susan sera auprès de Sarah, dans son intimité jusqu’à en connaître les moindres recoins, ses amours multiples hommes et femmes (elle en fera l’expérience éphémère), sa famille, ses amis, ses rôles, ses voyages, ses finances, ses contrats, sa santé, ses passions, ses colères et son extravagance… Elle sera de tout. Et tout deviendra aussi son cauchemar. « J’ai une chambre de domestique dans son hôtel de l’avenue Pereire. Je n’ai plus d’autre chez-moi depuis vingt ans. Je n’ai pas d’autre argent que celui qu’elle me donne. Je suis la personne la plus proche de Sarah. Après son fils. Après toute une kyrielle d’autres esclaves de Sarah. » . Sarah fait d’elle son souffre-douleur et le témoin de sa très grande liberté. « Je suis donc la dame de compagnie et la comédienne à domicile qui lui donne la réplique, la copiste ordinaire, la costumière et la maquilleuse, parfois la cuisinière et même la confidente… Parce que Sarah déteste être seule… Seule, elle deviendrait suicidaire. Il lui faut toujours des adorateurs et adoratrices pour passer ses nerfs. » Cette femme si chérie et admirée serait-elle finalement trop grande pour ses épaules ? Les contorsions de la vie théâtrale de Madame Bernhardt, ses déboires avec les nouveaux comédiens et comédiennes qui juste par leur jeunesse et l’inventivité d’un autre jeu théâtral mettent en péril sa vie avec un grand V, dévouée corps et âme pour la scène, avec ses interprétations de personnages masculins ; des rôles qui, certainement, ont fait avancer une certaine cause des femmes dans ce milieu mais ont également déclenché et entretenu de la moquerie et presque du rejet. C’est sans connaître la Bernhardt qui même amputée d’une jambe (son choix conscient et éclairé, le 22 février 1915) poursuivra jusqu’au bout sa vie de femme libre. « - Vous jouez depuis combien de temps ? – Depuis que Victor Hugo m’a offert un diamant. – Et quand est-ce que vous allez arrêter ? – Jamais.» Si même, parfois, dans un moment de tristesse ou de désespoir Sarah raconte sa vie à Susan, ce en quoi l’auteur, Régine Detambel, nous régale d’anecdotes sur sa vie tant historiques que privées. C’est la version de Sarah qui restera « elle aura toujours été au plein milieu de sa vie, sans aucun sens de la mort à préparer ou de la nécessité de s’arrêter pour contempler le chemin parcouru… D’ailleurs non, elle n’était pas au milieu de sa vie, elle en a toujours été à l’extrémité la plus piquante, à la pointe violente et capricieuse, fougueuse et séductrice de la vie. » Écrit Susan dans ce texte rédigé comme un journal à rebours, de sa première rencontre avec son idole jusqu’à la déchirante rupture, question de survie… « En arrivant à New York j’ai trouvé le courage de la quitter. Je file sans un mot. » Là, dans tout ce tourbillon Susan aurait tellement voulu que Sarah l’aime…
« Je ne veux pas être normale, je veux être extraordinaire. » et « Quand même » était la devise de Madame Sarah Bernhardt.


Sylvie Génot Molinaro

 

Sébastien de Courtois : « L'ami des beaux jours », Collection « La Bleue », Éditions Stock, 2022.

 


Si nous connaissions le journaliste et talentueux animateur de l’émission « Chrétiens d’orient » sur France-Culture, Sébastien de Courtois, c’était sans compter ses qualités de romancier, ainsi qu’en témoigne cet ouvrage « l’ami des beaux jours » paru chez Stock. Happant le lecteur dès les premières pages, ce récit d’une rare sensibilité ne pourra laisser indifférent, tant un véritable scénario de film naît immédiatement et spontanément dans l’esprit du lecteur de ces pages inspirées. L’histoire est pourtant banale, celle d’une amitié entre deux jeunes étudiants de province et d’un amour commun naissant pour une jeune femme de quelques années plus âgée. Ce trio romanesque conduira le lecteur dans les tréfonds de l’identité, une quête éperdue de l’être et du soi. Frédéric, « L’ami perdu », à la recherche duquel le narrateur part sur le tard, posant ainsi la question de l’altérité, mais aussi de celle de la communion si chère à Montaigne et à de La Boétie. Et parce que justement c’était lui, Frédéric, Sébastien le narrateur n’a de cesse de s’interroger tout au long de ces pages au style incisif et percutant, des mots qui claquent tout autant qu’ils font couler du miel. Cette introspection à la fois douloureuse et cathartique questionne le sens de nos vies, entre idéaux et contingences, passions et abandons… Et si « L’ami perdu » était en réalité le double du narrateur ? Celui que nous possédons toutes et tous en nous et que nous oublions trop souvent. C’est Sophie, anima du narrateur, qui le conduira à cette prise de conscience…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Cedar Bowers « Astra » Éditions Gallmeister, 2022.
 


Astra ! Avec un tel prénom, une petite fille peut-elle vraiment grandir sur terre avec d’autres personnes de son âge ou bien être une sorte d’électron libre sans limites entourée d’adultes tout aussi éloignés de la réalité ? C’est là le récit de Cedar Bowers qui pour son premier roman brosse le portrait de cette petite sauvageonne devenue adulte et mère à travers le regard et les sentiments de différentes personnes qui lui ont été ou qui lui sont proches. Des regards croisés pour comprendre la vie d’Astra qui a grandi sans entrave dans l’ouest du Canada et qui en gardera toute sa vie les cicatrices psychiques comme physiques. De petite fille sauvage à l’adolescente fugueuse, puis à la femme séductrice et néanmoins vulnérable, chacun la décrit dans un parcours personnel, jusqu’au témoignage de son fils Hugo qui la vénère. Mais ce portrait de femme nous livre bien autre chose. Ce récit nous pose cette question qui nous taraude tous : Connaît-on vraiment et complètement une personne ?
Dès la première phrase du livre, « Raymond Brine ne veut pas penser au bébé à venir… Il ne veut pas penser aux liens du sang, ni à la filiation, ni à la tendance irrépressible de l’humanité à surpeupler cette planète exsangue. » Et pourtant c’est bien lui Raymond, le père d’Astra.
À partir de là, quel sera le futur d’Astra dont Gloria, sa mère, va mourir trop vite ? Qui va entourer cette enfant dans cette ferme communautaire nommée Celestial ? Quels seront ses repères à la réalité alors qu’elle n’a cessé d’entendre cette phrase à la fois poétique mais destructrice de tout équilibre possible pour une enfant : « N’oublie jamais qui tu es, Astra. L’étoile du cosmos, l’impératrice des cieux. Tu es libre de tes actes. » Mais « Elle n’est pas autonome, Raymond. Et tu ne devrais pas lui dire qu’elle appartient au cosmos. C’est faux. Elle est ta fille. » C’est là la source de tout ce que va vivre Astra, de ses choix instinctifs d’enfant comme de ceux qu’elle fera une fois adulte. Astra est-elle une enfant comme une adulte abandonnée à cette liberté trop grande pour elle ? « Qui est cette fille, au fond ? Comment est-elle devenue ce qu’elle est ? » Un constat dérangeant tout autant que fascinant entre mensonges, imagination, violence, désordres, vérités et résilience. Lire Astra, c’est essayer de déceler les fissures de son histoire, celles qu’elle-même a racontées avec des chapitres manquants, d’autres modifiés, avec des phrases bancales et des mots clés dispersés aux quatre coins de sa vie. Lire Astra, c’est faire le chemin avec elle en la regardant de loin.
 

Sylvie Génot Molinaro

 

Liane de Pougy : « Dix ans de fête – Mémoires d’une demi-mondaine », Editions Bartillat, 2022.
 


Les mémoires de la célèbre demi-mondaine Liane de Pougy (1869-1950) viennent enfin d’être publiées, réunies en volume pour la première fois par les soins d’Eric Walbecq, spécialiste notamment de Jean Lorrain, aux éditions Bartillat ; pas moins de dix années du début du siècle précédent vues par le bout de la lorgnette dorée de celle qui aurait pu être désignée par Proust de « cocotte » à l’image d’Odette de Crécy dans la Recherche… Car c’est bien le milieu de ces femmes oscillant entre mondanités et plaisirs de luxe qui se trouve en ces pages décrit par le menu détail par une femme qui semblait plus gouter les charmes féminins que les amours tarifées de ses riches amants !
Les âmes dévotes et sensibles devront peut-être s’abstenir dans ces pages parfois crues qui évoquent sans pudeur ce que pouvait être le quotidien de ces femmes faisant vaciller le cœur des plus grandes fortunes de l’époque et souvent plus attirées par les amours saphiques…
Mais de tels souvenirs pourraient être d’un intérêt limité s’ils ne faisaient intervenir quelques grands personnages de cette fin du XIXe et début du XXe s. notamment des écrivains tels Gabriele d’Annunzio ou encore Jean Lorrain ; ce dernier subjuguera littéralement cette femme pourtant guère impressionnable et dont le lecteur apprendra quelques révélations étonnantes !
Celle qui naquit Anne-Marie Chassaigne rendra son dernier souffle en tant que sœur Anne-Marie de la Pénitence après s’être convertie et avoir prononcé ses vœux. Toute la vie de Liane de Pougy sera pétrie de paradoxes, sa dernière chambre d’un palace à Lausanne ayant été par ses soins transformée en cellule monacale…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

 

Amos Oz : "Les terres du chacal" ; Traduit de l'hébreu par Jacques Pinto ; Folio Folio N° 7151 Gallimard, 2022.
 


Ce recueil de nouvelles de jeunesse signé de l’écrivain israélien Amos Oz et aujourd’hui réédité en Folio par les éditions Gallimard devrait ravir les lecteurs fidèles de l’écrivain, mais également ceux découvrant son œuvre.
L’univers des kibboutz à la fois clos, mais confronté à un extérieur souvent menaçant constitue la trame de fond de ces courts récits de jeunesse réunis sous le titre « Les terres du chacal » dans la belle traduction de Jacques Pinto. L’animal, lui-même, sera également, en effet, omniprésent dans ces récits trempés à l’encre déjà affirmée du romancier Amos Klausner, mort en 2018, et plus connu aujourd’hui sous son nom d’auteur Amos Oz. Ayant rejoint jeune le kibboutz de Houlda, c’est de l’intérieur que le nouvelliste a pu s’imprégner de ces couleurs, ces sonorités et senteurs qu’il parvient à rendre avec une rare acuité et une sensibilité à fleur de peau. Cette hypersensibilité qui irise chaque description, des plus triviales aux plus complexes, n’écarte pas pour autant la dureté qui règne dans ces collectivités à l’image de la description de ce jeune chacal pris au piège en un parallèle saisissant avec la jeune Galila tombant dans la toile tissée par Matatyanou et dont elle apprendra le terrible secret dans la première nouvelle « Les terres du chacal », récit ayant donné son nom au recueil. La stupeur d’instants de tensions mis en suspens se trouve en écho avec les éléments naturels eux-mêmes tendus aux extrêmes qu’il s’agisse de la nuit, du jour, du soleil ou encore de la pluie. Ces points d’intrications extrêmes se prolongent jusqu’au moment où tout bascule, emportant avec soi le destin des êtres en une fatalité parfois déroutante. Pour ces courts instants inouïs d’introspection et de descriptions ciselées, le recueil de nouvelles « Les terres du chacal » mérite d’être (re)découvert.

 

Albane Prouvost : « renard poirier », collection Poésie, 88 pages, La Dogana, 2022.
 


Albane Prouvost poursuit la longue maturation de son travail poétique. Ainsi, après « meurs ressuscite », la poétesse a retenu pour titre de son dernier recueil paru aux éditions de La Dogana, « renard poirier », une réminiscence du poète russe Ossip Mandelstam et de « le poirier a tiré sur moi » ou encore « le merisier et le poirier m’ont pris pour cible »… En un long poème s’étirant tout au long du livre, « renard poirier » suscite tour à tour étonnement, perplexité et fascination, à l’image d’une longue litanie répétée à partir de quelques notes ou mots épars. Passée la surprise, les associations de mots créent un climat – glacé ou brûlant tour à tour – syntaxique envoûtant, sorte d’état extatique dans lequel le lecteur se surprend à réciter ces mantras d’un autre temps. En rapprochant de manière inhabituelle certains mots, puis en les recomposant encore en autant d’autres manières, de nouvelles associations surgissent et se créent, des sensations émergent subrepticement ou submergent, comme celles ressenties à l’écoute de contes anciens surgis des temps, voir même de certains accents pauliniens :


« les poiriers seront de la neige pour les pommiers

le renard croit le poirier
aussi le poirier croit le renard embrasé

poirier embrasé croit tout pardonne tout
espère tout
»

Tel un rite initiatique, le poirier révèle ce qu’il suggérait jusqu’alors, à l’image de l’identité d’Ulysse aux yeux de son père Laërte lors de son retour à Ithaque à l’évocation des arbres de son verger dont il lui fit présent. L’arbre chétif peut il espérer couvrir l’étendue de la neige sans pleurer ?, questionne Alban Prouvost ; quel départ et quelle arrivée nos souvenirs enneigés sont-ils capables de susciter comme nouvelles interrogations ? La longue quête de la poétesse nous invite à dépasser les contingences et nos propres limites pour élargir notre regard au-delà « des barrières de fleurs », un merveilleux cheminement en compagnie des goupils et des poiriers…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Mario Andrea Rigoni : « Colloques avec mon Démon », Editions Arcadès Ambo, 2022.

 


Mario Andrea Rigoni, professeur à l’université de Padoue et grand spécialiste de Léopardi, était aussi poète. Disparu en 2021 alors qu’il venait de confier aux éditions Arcadès Ambo son recueil « Colloques avec mon Démon », il n’aura malheureusement pas eu le plaisir de le voir publié.
Son pessimisme l’avait rapproché de la pensée de Cioran qui correspondait à sa vision lucide du tragique de la vie. L’homme de lettres cultivait également un jardin secret, celui de Calliope. Dans les dernières années de sa vie, son goût s’exacerba pour les éléments, tectoniques, minéraux, mais aussi quelque peu plus immatériels tels le vent ou la brume dont il sut saisir l’impermanence dans des évocations délicates : « Je l’aime parce qu’il effleure la terre et ne l’habite pas. »…
Au fil des pages de ce recueil, sa poésie s’ouvre aux échos mythiques du temps, souvenances à peine voilées de ces témoins du passé si présents à celles et ceux qui peuvent encore y prêter attention. Cette pensée symbolique qui l’occupa sa vie durant transparaît ici ou là, toujours de manière diaphane à l’image même de sa poésie. Tendue vers l’infini, l’écriture poétique de Rigoni n’en dédaigne pas pour autant les gouffres vertigineux, démarche fragile entre ces extrêmes.
C’est entre ces lignes ténues que parfois se tapit son démon intérieur, double du poète ou esprit rencontré au fil de ses cheminements antiques ? Cette éternelle question, le poète se la pose et nous questionne, à nous d’y réfléchir grâce à ce beau et sensible recueil.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Très russe » de Jean Lorrain suivi de son adaptation théâtrale par Oscar Méténier. Édition établie, présentée et annotée par Noëlle Benhamou, Honoré Champion Éditions, 2022.
 


Avec « Très russe », Jean Lorrain (1855-1906) signe son deuxième roman qui eut, entre autres effet, de provoquer la colère de Maupassant qui crut se reconnaître sous les traits du ridicule Beaufrilan, amoureux transi et quelque peu ridicule de la délicieuse Madame Livitinof. Le duel fut évité in extremis, Lorrain ayant préféré les excuses au fleuret… L’action se déroule entre Yport et Fécamp, sur la côte normande, lieu de villégiature de cette société de la fin de siècle. Ce roman fut complété d’une pièce de théâtre avec la collaboration d’Oscar Méténier, pièce représentée le 3 mai 1893 au Théâtre d’Application.
Les éditions Honoré Champion offrent ainsi la première édition jointe de ces deux œuvres grâce à l’heureuse initiative de Noëlle Benhamou. C’est en effet un délicieux récit que livre en ces pages un Jean Lorrain plus caustique que jamais sur la société de son temps. Le roman est celui d’une femme fatale – Madame Livitinof, Sonia pour ses nombreux intimes – autour de laquelle gravitent des amoureux transis, Mauriat, Beaufrilan sans oublier le narrateur Jacques Harel.
En hommage à Flaubert et Elémir Bourges, Lorrain souhaitait livrer avec « Très russe » un récit à la croisée du roman réaliste, du roman décadent et du dialogue, ainsi que le rappelle Noëlle Benhamou dans son introduction à cette édition soignée. Ce roman aux multiples références musicales est également émaillé des nombreux coups de griffe et portraits au vitriol qu’affectionnait l’auteur de Monsieur de Phocas. L’humour corrosif du dandy qui en quelques mots parvenait à rabaisser ses adversaires réussit également en ces pages alertes à dresser le portrait de ses contemporains et de la société dans lequel il évoluait avec un plaisir manifeste. Donnant lieu à de véritables pamphlets que Molière n’aurait pas reniés – Lorrain n’hésite pas à citer explicitement quelques vers du Misanthrope dans ce récit – « Très russe » sait également saisir les emportements du cœur de ces âmes souvent tourmentées. Allant de la diatribe acerbe dans laquelle crut se reconnaître Maupassant jusqu’à ce touchant portrait du couple âgé, les Alexander, Lorrain enchante en passant en quelques lignes de l’émotion à l’humour corrosif, ce qui n’est pas la moindre des qualités de ce roman à découvrir.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Louis-Ferdinand Céline : « Londres » ; Edition établie et présentée par Régis Tettamanzi, nrf, Gallimard, 2022.
 


Inutile de rappeler les conditions pour le moins rocambolesques par lesquelles ce manuscrit fait enfin l’objet d’une publication des décennies après sa rédaction, le lecteur se rapportera pour cela à la préface de Régis Tettamanzi. Au-delà, « Londres » dévoile le laboratoire brut de la création célinienne, au sens propre et figuré. Non expurgé de ses scories, l’écrivain qui aimait pourtant lire et corriger jusqu’à l’épuisement ses manuscrits parvient avec ce récit, se situant juste après « Guerre » chronologiquement, à rendre les grouillements de ses protagonistes dans la capitale anglaise pendant la Première Guerre mondiale. Les personnages qui pour certains d’entre eux apparaîtront par la suite dans les futurs romans tel Guignol’s band errent, ici, dans les bas-fonds londoniens, de bordels en bars louches, formant ainsi un univers interlope dans lequel Céline nage comme un poisson, entre mémoire autobiographique et fantaisie du romancier. Les traits sont forcés, à l’image du vocabulaire ayant appelé pour le lecteur moderne un glossaire en fin d’ouvrage… Malgré les imperfections d’un manuscrit livré tel quel, la verve célinienne transparaît de ces lignes souvent crues et ardues à lire. Cet élan vital qui émerge de ces immondices, la lumière qui peut se dégager des états les plus désespérés, captent l’attention du lecteur jusqu’à ne plus le quitter, la dernière page tournée… Si cette promenade dans le Londres du début du XXe siècle passée en compagnie de Ferdinand, la prostituée Angèle, le souteneur Cantaloup, sans oublier des morceaux d’anthologie avec Bijou et Borokrom, n’a rien de commun avec celle de Joyce dans le Dublin d’Ulysse, elle offrira bien des déambulations initiatrices dont le lecteur ne sortira pas indemne…

 

A lire également de Céline en Folio :

 

 

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Louis-René des Forêts — La terre tourne et la flamme vacille » ; édition établie par Guillaume des Forêts et de Dominique Rabaté ; 21 x 25 cm, 256 p., L’Atelier contemporain éditions, 2021.
 


Lorsque le verbe ne parvient plus à traduire l’indicible, pinceau et mines prennent alors le relais de la plume… C’est tout au moins l’expérience vécue par Louis-René des Forêts entre 1968 et 1974. Cette longue parenthèse ouverte par la disparition tragique de sa fille se refermera avec la publication d’Ostinato, l’une de ses œuvres les plus personnelles et étroitement associée au style. « Je vois ces tableaux comme des fragments de rêve » souligne Dominique Rabaté en introduction à ce superbe ouvrage publié aux éditions de L’Atelier contemporain, catalogue raisonné de l’œuvre peint de l’écrivain.
Celui qui avait pourtant fait métier et passion d’écrire ne s’est jamais exprimé sur ce passage – temporaire – à un autre médium afin de confier ses pensées. Relais impromptus, cette cinquantaine d’œuvres allait occuper tout son temps d’écriture, sans chercher à en livrer un quelconque témoignage écrit, sinon celui légué par ces tableaux et dessins. La force onirique qui se dégage de ce travail singulier ne surprendra pas les lecteurs familiers de Louis-René des Forêts. Quelques discrètes références à Matisse dans « Les Avatars de l’autorité », désordres tempétueux à la Giorgione et détours dans l’inconscient qui ne sont pas sans évoquer certains dessins du psychiatre suisse Carl Gustav Jung, chaque œuvre fait sens, au singulier comme au pluriel.
Avec les contributions de Pierre Bettencourt, Pierre Klossowski, Nicolas Pesquès, Pierre Vilar et Bernard Vouilloux, ce sont les liens ténus entre écriture et dessin qui sont ainsi étudiés et révélés dans cet ouvrage remarquablement mis en page avec ses illustrations soignées et son format large. Page après page, l’univers dressé par Louis-René des Forêts gagne subrepticement le lecteur, laissant l’impression de paysages déjà vus, dans sa mémoire ou dans ses rêves. Cette force expressive, dont il ne manque que la musique tant elle est suggérée, tisse un dialogue non seulement entre l’artiste et sa toile, mais également entre le lecteur et ces œuvres. Cette conversation attire en autant de songes qu’elle génère et l’on se prête à se demander : quel commentaire Louis-René des Forêts aurait pu donner de cette création ? Cet ouvrage contribue admirablement à imaginer quelques réponses…
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Stéphan Huynh Tan : « Le Silence de la Cathédrale », 136 pages, Arcades Ambo Editeurs, 2022.
 


Il est des lieux comme des personnes qui attirent et voient converger vers eux toutes les attentions et passions. Notre Dame de Paris compte assurément parmi ces lieux, et le regrettable incendie de la cathédrale en 2019 a révélé combien cet édifice au cœur même de la capitale suscite encore de nos jours d’émotions palpables à une époque où pourtant le patrimoine religieux ne semble plus guère être la priorité. Car Notre-Dame de Paris dépasse les convictions de chacun, rallie à elle ce que certains historiens, tel Pierre Nora, ont nommé lieux de mémoire et Notre-Dame n’en manque assurément pas. C’est à ce puits sans fonds auquel a puisé Stéphan Huyn Tan, avec ce petit ouvrage soigné, paru aux éditions Arcades Ambo.
L’auteur délaisse quelque peu les chemins déjà bien pratiqués avec la figure imposante de Victor Hugo et de son célèbre roman. Plus pérégrination de lettré qu’étude exhaustive, « Le silence de la cathédrale » emporte son lecteur à la découverte d’une histoire, notre histoire, gravée dans la pierre et le vitrail, le bronze et le marbre. Chaque infime partie de cette cathédrale emblématique de la foi qui anima ses bâtisseurs constitue une page de cet immense livre de pierres que nous n’avons pas fini de feuilleter. Stéphan Huyn Tan nous en dévoile justement quelques belles pages, chapitres souvent méconnus de sa longue histoire et que nous découvrons avec un même plaisir. Et si l’auteur en une conclusion un brin atrabilaire et bien compréhensible rappelle que la grammaire est elle-même une cathédrale, l’ouvrage démontre agréablement que la réciproque est également vraie. Rufus, Catherine, Bernon, tous ces personnages auquel l’auteur donne vie parlent de et pour Notre-Dame, concert non de louanges mais de vie, celle qui siècle après siècle a insufflé à l’édifice cette personnalité qui nous fait la considérer comme une réalité animée.
Depuis l’ecclesia originelle du VIe siècle composée de trois bâtiments jusqu’à l’incendie de 2019, que de pages lumineuses ou plus sombres se sont accumulées dans ce Livre ouvert que représente Notre-Dame de Paris. Le présent ouvrage nous en livre quelques monologues originaux à découvrir pour sortir des sentiers battus.

 

Philippe-Emmanuel Krautter
 

Frédéric Vitoux : « L’Ours et le Philosophe », Éditions Grasset, 2022.
 


Avec « L’Ours et le Philosophe », l’académicien Frédéric Vitoux évoque les relations singulières qui unirent quelque temps deux personnalités du Siècle des Lumières, à savoir le philosophe Diderot et le sculpteur Falconet. Sous la forme de digressions, cet ouvrage tisse progressivement un réseau de liens rattachant ce XVIIIe siècle à la raison et à la modernité. Le récit alerte et non dénué d’humour n’hésite pas à opérer régulièrement des allées et venues avec notre époque présente, des souvenirs personnels de l’auteur tout autant que son rapport à cette époque révolue où deux fins esprits pouvaient se chamailler – à l’époque le terme de disputatio convenait mieux – sur la notion de postérité jusqu’à se brouiller définitivement…
Frédéric Vitoux se délecte manifestement de ces subtilités moins prisées de nos jours, ces raffinements sur d’infimes nuances qui semblent à mille lieues de nos réalités augmentées par les réseaux sociaux. Et, pourtant cette évocation passionnante des liens complexes et sensibles unissant les deux hommes trouve bien des échos avec l’époque moderne. Quel rapport avons-nous avec ce qui occupe la plupart de notre quotidien et de notre vie ? Quel legs souhaitons-nous laisser après notre vie ? Comment considérer l’absolu et selon quel dessein ? Derrière ces doctes questionnements file une réflexion alerte et jamais ennuyeuse, Frédéric Vitoux s’y entend pour évoquer la pensée de Diderot sans jamais perdre son lecteur médusé par cet esprit volubile face à l’atrabilaire Falconet aux allures d’ours mal léché.
Nous voyageons de Paris à Saint-Pétersbourg via La Haye au rythme des calèches, nous ouvrons l’immense ouvrage de l’Encyclopédie que le philosophe peine à conclure en un siècle où l’absolutisme n’a pas encore dit son dernier mot. Falconet préparant sa grande œuvre – la statue équestre de Pierre le Grand - oursifie plus que de raison, au désespoir de son patient ami. Chaque page avec ses renvois rythmés à notre siècle transportera le lecteur en une époque révolue qui l’enchantera pour ses impromptus comme pour ses réalisations magistrales, un temps impensable de nos jours et sur lequel l’académicien parvient à lever le voile grâce à cet ouvrage jubilatoire.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Jacques-Emile Blanche – Portrait de Marcel Proust en jeune homme » ; Préface de Jérôme Neutres ; Editions Bartillat, 2021.
 


À souligner, en cette année 2022 marquant le centenaire de la mort de Marcel Proust, la réédition de l’ouvrage intitulé « Portrait de Marcel Proust en jeune homme » aux éditions Bartillat ; un ouvrage réunissant quatre textes signés Jacques-Emile Blanche, tous consacrés à l’auteur de « À la recherche du temps perdu ». Peintre, critique et écrivain, aujourd’hui certes moins connu que son contemporain, Jacques-Emile Blanche fut, cependant, un peintre réputé ; on lui doit notamment des portraits de Liszt, Montesquiou, Gide, Cocteau ou Mauriac… Il est surtout l’auteur du fameux portrait de Marcel Proust, jeune homme, en 1892 ; un des rares portraits qui nous soit parvenu de Proust, que ce dernier conserva près de lui toute sa vie, aujourd’hui au Musée d’Orsay et qui illustre la couverture de cet ouvrage.
Jérôme Neutres revient dans sa préface sur ces deux destins qui n’ont eu de cesse de se croiser sans jamais avoir cependant la même trajectoire. Marcel Proust, de dix ans son cadet, connut enfant Jacques-Emile, fils du célèbre psychiatre Blanche. Se retrouvant étudiants, ayant des amis en commun dont Robert de Montesquiou ou encore François Mauriac, ils se croisèrent et se brouillèrent à maintes reprises ; si leur amitié fut, ainsi que le souligne Jérôme Neutres, asymétrique, Blanche vouera cependant une amitié et admiration indéfectibles envers le jeune homme, le dandy et l’auteur de la Recherche… « Le succès de Proust ne signe-t-il pas le seul vrai accomplissement de Blanche qui aura été de peindre et de révéler le plus grand écrivain du XXe siècle ? » interroge le préfacier. Aussi est-ce avec un intérêt certain que le lecteur pourra découvrir ces délicieux écrits de Jacques-Emile Blanche.
Deux ont été rédigés du vivant même de Proust dont l’un daté de 1914 ; publié dans « L’Écho de Paris » à l’occasion de la parution l’année précédente « Du côté de chez Swann », Jacques-Emile, en visionnaire, y loue ce premier volume « sans précédent dans notre littérature ». Les deux autres textes ont été écrits par le critique et ami après la disparition de Proust ; le premier est un émouvant témoignage paru dans le numéro spécial de la NRF, « Hommage à Marcel Proust », en 1923 ; le dernier écrit, plus qu’élogieux et touchant, est extrait de l’ouvrage de Blanche « Mes Modèles » paru en 1929.
Un portrait et quatre textes qui dépeignent ce même jeune homme à l’orchidée qu’admira toute sa vie le peintre et écrivain. « (…) Blanche aura au fond recommencé toute sa vie le portrait de Proust en jeune homme. Il aura remis régulièrement son plus célèbre tableau sur son chevalet, pour le décrire et le commenter avec des mots. » souligne encore en sa préface Jérôme Neutres.
 

L.B.K.

 

« Pierre Loti - Le marabout, la perruche et le singe » ; Collection « Un endroit où aller », Editions Actes Sud, 2021.
 


Voici une charmante anthologie de textes courts sur la place des animaux dans l’œuvre de Pierre Loti qui au fil de ses nombreux voyages a porté une attention et une curiosité sur ces animaux qui l’ont fasciné, dérangé, qu’il a espionné, observé, et que lui-même a parfois adopté et soigné. Toutes ces petites histoires, véritable tour du monde animalier, sont extraites des grands textes, récits d’aventures, conférences et autres fragments d’articles de Pierre Loti, réunis ici par Alain Quella-Villéger, spécialiste de la vie et de l’œuvre de ce grand écrivain et officier de marine. Souvent les aventuriers, munis d’un carnet de croquis dessinaient ce qu’ils voyaient de cette faune nouvelle et curieuse pour en compléter les collections des musées de magnifiques planches colorées… Ici, ce sont de fabuleuses descriptions et textes que nous livre Pierre Loti, des écrits qui nous font voyager au plus près de ce l’écrivain aura vécu aux quatre coins du monde, dans ces terres lointaines et océans pleins de surprenantes vies. Phoque de Patagonie, baleine des Malouines, chat de Stamboul, vieux cheval d’Espagne, écureuils de New York, âne d’Égypte, chouette du désert ou chameaux à Tanger… Que de belles lettres consacrées aux animaux ! Loti décrit aussi ici un monde écologique dont il ne pouvait penser qu’un jour il serait en danger de disparition. Qu’il représente des mondes lointains ou proches, chaque animal convoqué laisse ses empreintes au fil des phrases et des pages de tous ces voyages qui peuvent bien se lire chaque soir ou d’une traite, au fil de nos envies de découvertes !


Sylvie Génot Molinaro

 

Roberto Calasso : « Ce qui est unique chez Baudelaire » ; Traduit de l’italien par Donatien Grau ; 112 pages, Éditions Les Belles Lettres / Musée d’Orsay, 2021.
 


Roberto Calasso nous a quittés et chacun a encore en mémoire ces merveilleuses pages de « La Folie Baudelaire ». Aussi, quel n’est pas notre réconfort que de découvrir aux éditions des Belles Lettres cet essai inédit de Roberto Calasso publié sous le titre « Ce qui est unique chez Baudelaire ». En ces pages, entre courts essais et réflexion, le lecteur retrouvera la profondeur de pensée de l’intellectuel italien et toute la singularité du poète. Calasso aimait à ce que les livres se fassent écho (lire notre interview).
C’est à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Baudelaire que l’intellectuel avait accepté à invitation du musée d’Orsay et des Belles Lettres cet essai sous-tendu par des décennies passées en compagnie de Baudelaire. Comme toujours, l’Italien éblouit par ses analyses. C’est un Baudelaire intime, « mis à nu » qui à chaque page se dévoile dans ce Paris du XIXe siècle. Des facettes contradictoires, moins connues, parfois surprenantes : Le critique d’art et Constantin Guys, peintre de la modernité ; Le dandy et poète chez Madame Sabatier semi-mondaine, mais aussi muse ; mais aussi Baudelaire en auteur dramatique… C’est un Baudelaire unique qui parcourt les rues et faubourgs de la capitale, ceux qu’immortalisera Charles Meryon. Car ainsi que le souligne l’auteur : « Baudelaire s’est trouvé vivre au carrefour de la Grande Ville, qui était le carrefour de Paris, qui était le carrefour de L’Europe, qui était le carrefour du XIXe siècle, qui était le carrefour d’aujourd’hui ». Un carrefour sous la plume de Roberto Calasso fascinant, éblouissant.
 

L.B.K.

 

Théocrite : « Les Magiciennes et autres idylles » ; Présentation, édition et traduction du grec ancien de Pierre Vesperini ; Coll. Poésie/ Gallimard, n°564, Éditions Gallimard, 2021.
 


Plaisir que de découvrir « Les Magiciennes et autres idylles » du poète hellénistique Théocrite dans cette nouvelle traduction du grec ancien de Pierre Vesperini. Théocrite, l’un des plus grands poètes grecs antiques, offre, ici, en ces textes ou idylles une poésie travaillée d’une belle variété allant de cette poésie bucolique à laquelle il fut - pour en être l’inventeur, trop souvent enfermé, à une poésie épique ou sensuelle où se mêlent chants et dialogues cocasses. Un univers poétique qui fut célébré aussi bien du vivant de Théocrite que par les plus grands dans toute l’Europe, on songe notamment à Flaubert ou Leopardi, sans oublier Maurice Chappaz. Pierre Vespiri, sémiologue et chercheur au CNRS, souligne dans sa présentation : « Nous avons perdu bien sûr la musique de Théocrite : les sonorités, les rythmes, le chant même. Mais on peut encore, je crois, faire passer quelque chose de la beauté du texte. »
Pour cela, le traducteur a fait choix d’une traduction aussi alerte qu’accessible. Le lecteur d’aujourd’hui croisera ainsi enchanté bergers, moissonneurs et pêcheurs, mais aussi déesses et dieux dans la lumière et les reflets antiques si beaux de la Méditerranée. Méditerranée autour de laquelle le poète grec naquit et vécut. Bien que sa biographie demeure lacunaire, il semble cependant attesté que ce dernier fut né en effet vers 310 av.J.-C. à Syracuse, et vécut à Cos, puis à Alexandrie.
Cette traduction restitue toute la beauté et la poésie du monde antique. Vie quotidienne, mythes, dieux et rêves s’entremêlent et chantent admirablement dans cette poésie lyrique appuyée, ici, pour chaque idylle par un riche et bien venu appareil critique.
Et ainsi qu’aime à nous le rappeler Pierre Vespiri : « La poésie de Théocrite concerne tout le monde, parce que le droit à la beauté, comme le droit au bonheur, est un droit universel. »
 

L.B.K.

 

Fouad El-Etr : « En mémoire d'une saison de pluie », Gallimard, 2021.
 


Le poète et homme de lettres Fouad El-Etr signe avec « En mémoire d’une saison de pluie » aux éditions Gallimard un singulier roman. À mi-chemin entre évocation poétique et réminiscences puisant à un passé immémorial, ce récit débute par un poème et une adresse d’une jeune fille au poète. Une jeune fille dont la beauté n’a d’égal que la fraîcheur, cette fraîcheur qui ponctuera tout le récit où la nature baignée d’une saison de pluie envahit ces pages inspirées. Des pages entre songes et réminiscences réunissant hier ou peut-être aujourd’hui, une femme et un homme, un trio à la fois mystérieux et amoureux « comme dans un rêve »… La dimension onirique de ce roman saisit le lecteur au détour d’un chemin mousseux aux parfums de fougères et de roses sublimés par le poète qu’est Fouad El-Etr. Ce récit sensible désemparera certainement, car ces affinités ne sont point celles électives auxquelles nous a habitués Goethe mais relèvent plus d’une poésie initiatique qui sera perpétuée au-delà de la vie des protagonistes. Cette plongée dans les souvenirs du narrateur happe le lecteur à l’image des Années de Pèlerinage de Franz Liszt, nature et sentiment ne faisant plus qu’un. La présence si forte des arbres et de la forêt, la compagnie si proche de l’eau et ce silence à peine troublé par les émotions des cœurs composent un cadre à la fois prégnant et évanescent. Dans cette spirale sans contours, le lecteur se laisse mener par le poète et narrateur, sans présager une quelconque issue. Le style de Fouad El-Etr ajoute au charme de cette évocation où la poésie afflue comme les parfums. Diane, la jeune femme, retrouve les élans mythologiques de son prénom à l’affut du brame d’un cerf avant de connaître les émois de l’amour. « Dans la forêt profonde », le narrateur poursuit ses rêves sans savoir si l’écriture les devançait ou les recueillait. Le lecteur de ce roman initiatique fera de même, longtemps après avoir tourné la dernière page…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

 

 

Pierre Adrian : « Hotel Roma », Collection Blanche, Editions Gallimard, 2024.
 


Nous avions déjà apprécié Pierre Adrian en 2016 pour sa quête poétique évoquée dans son livre « La piste Pasolini », c’est encore en terres italiennes que nous le retrouvons aujourd’hui avec un autre grand nom de la littérature italienne du XXe s. : l’écrivain Cesare Pavese. Empruntant le sillage discret et toujours désengagé de celui qui décida de mettre un terme à sa vie à l’Hôtel Roma de Turin le 27 août 1950, Pierre Adrian rêva d’évasion dans la ville aux arcades alors qu’il était comme la plupart d’entre nous en confinement dans la ville de Dieppe durant la crise du Covid. Et, son rêve devint réalité dès la crise levée à l’automne 2021, le narrateur ne cherchant plus à lire ni à comprendre Pavese - ce qu’il fit des années durant – mais à le vivre, en découvrant ses univers et les lieux de son quotidien. Ce cheminement le mènera jusqu’en Calabre à Brancaleone où Pavese fut retenu en exil en 1935 accusé d’antifascisme à l’image de Carlo Levi. Mais Pavese ne fut pas homme de combat, indifférent au bruit du monde ainsi que le relève Pierre Adrian. Sa vision pessimiste du monde, qu’il partageait notamment avec le réalisateur Antonioni, ne le conduisit pas à une vision valorisante des hommes, sans parler des femmes avec lesquelles il entretint toute sa vie une relation plus que complexe. « Pavese était resté un inadapté, un citadin contrarié » relève encore Adrian alors que l’écrivain italien au terme de son parcours fit ses adieux à sa terre natale à Santo Stefano Belbo du 8 au 10 juillet 1950. Malgré ses amours, toujours improbables, notamment pour une actrice américaine Constance Dowling, Pavese marche inexorablement dans les rues de Turin – sa ville de prédilection - à la recherche de son destin qu’il savait déjà tout tracé : « Pavese portait le suicide en lui comme une malédiction » écrit encore Pierre Adrian ; l’écrivain l’accueillit sans atermoiement dans cette chambre 346 de l’Hôtel Roma où il passa ses dernières heures. Cette évocation délicate du dernier été de Pavese écarte tout bavardage ainsi que le souhaitait l’écrivain et touchera plus d’un lecteur pour sa poésie et sa sensibilité.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Blaise Cendrars : « J’ai tué », Editions Zoé, 2024.
 


À l’heure des bruits de bottes parcourant la planète, il faudra redécouvrir aux éditions Zoé ces deux courts textes écrits par le poète et romancier Blaise Cendrars, à partir de son expérience personnelle du premier conflit mondial. Celui qui allait devenir l’un des grands écrivains de langue française du XXe s. n’était encore qu’un jeune homme, né en Suisse, embrassant la cause française en s’engageant volontaire dans cette guerre qui allait submerger toutes les valeurs jusqu’alors établies. Les premières lignes écrites à l’encre de sang décrivent un chaos généralisé dans lequel même la nature semble dépassée par le déchaînement de violence. Puis vient le temps redouté de l’attaque, rien n’est prévisible sinon l’inéluctable. L’absurdité de la guerre se déploie par l’intensité de l’écriture incandescente de Cendrars, bien plus encore que ne saura le faire par la suite le 7e art.
Nous accompagnons le narrateur en constatant avec lui le paradoxe aberrant des moyens gigantesques mis en œuvre lors de ce conflit pour finir par un combat au corps à corps à la baïonnette dans une tranchée…
Dans le second texte « J’ai saigné », Cendrars évoque avec un réalisme cru les horreurs de la guerre où il perdit son bras droit. Le poète blessé au cœur de sa chair réalise « que ma vie m’échappait, s’en allant goutte à goutte, sans que je ne puisse rien pour la retenir… » Ce texte d’une densité émotionnelle incroyable déploie l’éventail terrifiant de la douleur lors de son arrivée à l’hôpital de Châlons-sur-Marne en plein chaos. Paradoxalement, la peur s’immisce chez le narrateur alors même qu’il est laissé à son arrivée, nu et seul, sur un brancard dans le hall de ce lieu baigné d’un silence impensable. Suivront par la suite, des pages inoubliables sur l’humanité poignante d’une infirmière contrastant avec la détresse et le désespoir de ces épaves échouées de l’absurdité.
Un petit ouvrage à découvrir de toute urgence aux éditions Zoé avec une préface éclairante de Christine Le Quellec Cottier.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Anne Rothschild : « Conversations avec mes arbres » ; Préface de Marc-Alain Ouaknin ; Coll. « La culture sauvera le monde », 256 p., Editions Le Passeur, 2024.
 


« Conversations avec mes arbres » est un délicieux ouvrage signé Anne Rothschild. L’auteur, également graveuse, peintre et sculptrice, y déploie tel un pin parasol séculaire, jour après jour, sous forme d’un journal, sa relation privilégiée avec son jardin et ses arbres. Pronoms possessifs, parce qu’Anne Rothschild entretient effectivement avec la nature qui l’entoure une profonde et sincère relation intime. C’est aux arbres qu’elle a pour la plupart plantés qu’elle confie, plus encore qu’aux pages de ce journal, son cœur, ses joies et tristesses. Égrenant, se souvenant, peignant de mots pour son lecteur ou elle-même, telles des pétales d’amour lancées au vent : arbres de hauts jets, les cyprès, micocouliers, arbrisseaux, arbres à fruits ou exotiques habitant son jardin et que l’auteur a le plus souvent rapportés de ses voyages…
Le lecteur partagera avec elle plongé dans cette nature luxuriante du sud de la France bien des plaisirs ; plaisir de la poésie et de la littérature, Seféris, poésie soufie, Homère ou Virgile, mais aussi plaisir des références aux grands textes fondateurs des trois religions monothéistes ; Directrice du service éducatif du Musée d’art et d’histoire du Judaïsme à Paris, pendant de longues années, Anne Rothschid n’a eu de cesse de prôner le partage avec l’autre et la paix. Plaisir enfin des sens : Comment en effet résister à ce soleil et vent du Languedoc ? À cette pluie d’orage laissant s’épanouir tout le parfum de la terre chaude et humide ? Comment ne pas savourer ces parfums emplis de sucs et de vie du sud de la France, ces parfums de figues gorgées de soleil et dont Anne Rothschild nous transmet en ces pages toutes la poésie, la vie et les saveurs ; figuiers, vignes, fruits murs des étés, oiseaux et chats, ses chats enchantent les terrasses et allées de ce jardin…
Le lecteur appréciera également toute la richesse et poésie de la préface qu’offre à cet ouvrage, à son amie Anne Rothschild, le rabbin Marc-Alain Ouaknin tel un prélude à la sensibilité et délicatesse du texte.

 

Pier Paolo Pasolini : « La Divine Mimesis » ; Traduction de Danièle Sallenave ; Préface de Walter Siti, Éditions Bartillat, 2024.

 

 

Pier Paolo Pasolini a habitué tout au long de sa vie son public à se décentrer pour ouvrir à un autre regard. Qu’il s’agisse de sa poésie, de son cinéma ou encore de sa prose, cet inlassable questionneur du monde bouleverse les cadres pour une remise en question perpétuelle de nos certitudes. La Divine Mimesis est un bel exemple de cette exigence que le poète italien imposa non seulement à ses contemporains mais aussi et avant tout à lui-même. Ce court texte calqué sur le schéma de la Divine Comédie de Dante fut écrit entre 1963 et 1967 (pour n’être publié qu’en 1975 après sa mort). Au fait de la gloire de l’intellectuel, ce texte souligne la rupture entre les années 1950 et les années 1960 le conduisant à passer de la littérature au cinéma, avec comme arrière-plan son intérêt croissant pour le Tiers Monde où il espérait trouver encore cette culture et nature originelle vierge de toute contamination occidentale.
Plaquant l’acuité de son regard sur les conséquences prévisibles et déjà constatables de la société capitaliste et de consommation, Pasolini invite dans ce texte son lecteur à emprunter le cheminement dantesque, non point en compagnie de Virgile mais… de lui-même en un dédoublement d’une redoutable conscience sans ménagement. Comment s’engager ? Comment échapper au broyage entrepris par cette société qui conduit insidieusement à l’absence de reliefs, à cette petite bourgeoisie exclusivement mue par cette soif intarissable de posséder ? Nous retrouvons ainsi deux Pasolini, celui des années 1950, et celui en crise à l’âge de la quarantaine, conscient que les trésors qu’il chérissait de la poésie et de la littérature ne seraient pas suffisants pour apporter des réponses à ses interrogations.
S’éloignant du Parti communiste italien, il aspire à trouver la lumière grâce à d’autres médias, le cinéma notamment, dont il saura tirer des leçons d’une grande force même si, plus tard, il en connaîtra également les limites (Trilogie de la vie) avant d’entamer son roman initiatique inachevé Pétrole…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Piero CALAMANDREI : « Rencontre avec Piero della Francesca » ; Postface de Carlo Ossola, Collection « Versions françaises », Éditions Rue D’Ulm, 2023.
 

 

C’est bien d’une rencontre avec Piero della Francesca et non d’une étude académique dont il s’agit dans cet opuscule paru aux éditions Rue d’Ulm et signé Piero Calamandrei. L’auteur, grand juriste italien, mais aussi esthète de l’art, livre en effet dans ce récit émouvant les relations intimes qui l’unissent à la grande œuvre de Piero della Francesca – la Madonna del Parto - conservée dans le petit village de Monterchi entre Toscane et Ombrie. À travers ce témoignage très personnel né d’une rencontre fugace au cours d’une excursion en 1938, Calamandrei développe le réseau de liens inextricables tissés entre l’œuvre d’art, symbole à la fois d’un art universel et local, et la population. Quelques années plus tard, la tempête de la Seconde Guerre mondiale ravagera bien des lieux en Italie et dans le reste de l’Europe, ravages dont sortira miraculeusement indemne la fragile fresque gravée dans le cœur de chaque habitant de Monterchi voyant dans la Vierge à la fois leur protectrice et leur mère. Car, en observant avec les yeux de Calamandrei, nous découvrons sur les reproductions insérées dans ce livre soigné combien la Vierge représente la maternité, cette maternité universelle qui glorifie le divin par une incarnation unique dans l’histoire de l’humanité. Marie, mère de Dieu, un mystère dans lequel les plus grands artistes ont plongé leur pinceau ainsi qu’il ressort de ce chef-d’œuvre aujourd’hui bien connu. Cette méditation intime et touchante rassérène à l’heure du relativisme ambiant, une méditation qui comme le souligne Carlo Ossola dans sa aussi belle que riche postface « va au-delà du tableau de Piero della Francesca et embrasse toute la condition humaine »…

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Herman Melville : « Poésies » ; préface et notes de Thierry Gillybœuf ; Traduit de l'anglais (États-Unis) par Thierry Gillyboeuf ; Relié, 17 x 23 cm, 592 p., Editions Unes, 2022.
 


Qui ne connaît Moby-Dick et le fameux capitaine Achab rongé par la vengeance ou encore Bartleby et sa célèbre sentence « I would prefer not to » ? Ces œuvres qui ont fait la réputation de l’écrivain américain Herman Melville (1819-1891), même si leur célébrité fut posthume, ne doivent pas faire oublier un autre pan plus méconnu de la créativité de cet esprit ouvert à l’aventure que fut la poésie. Cette dernière occupa en effet ses temps libres parallèlement à ses fonctions plus que modestes d’inspecteur des douanes qui ne l’enchantaient guère… Ce vaste champ poétique n’est, cependant, guère parcouru en dehors des spécialistes et amateurs de l’écrivain, aussi faut-il saluer l’initiative et la qualité du travail de traduction réalisés par Thierry Gillyboeuf avec ce fort volume dénommé simplement « Poésies » et paru aux éditions Unes. Cette publication soignée propose l’intégralité de la poésie d’Herman Melville et s’ouvre avec l’impressionnant « Tableaux et aspects de la guerre » restituant le souffle épique de la guerre de Sécession. Fervent unioniste, Melville - ainsi qu’il le souligna lui-même, n’a pas cherché à faire œuvre historique mais à « poser une lyre à la fenêtre et de noter les airs contrastés que les vents capricieux ont joués sur ses cordes ». Le traducteur Thierry Gillyboeuf rappelle la dimension homérique transposée de l’autre côté de l’Atlantique pour cette œuvre à la fois puissante, émouvante et d’une rare sensibilité. Dépassant de loin les plus belles réalisations du 7ième art sur ce sujet – on pense notamment au fameux film de John Ford « Les Cavaliers » en 1959 - « Tableaux et aspects de la guerre » ne se limite pas à restituer l’aventure « fleur au fusil » de cette guerre fratricide mais entre au cœur même des passions humaines comme le fit des millénaires auparavant le rédacteur (ou les rédacteurs) de l’Iliade.
Après la terre, c’est autour de la mer de retenir l’inspiration poétique de Melville avec John Marr et autres marins avec quelques marines (1888), une épitaphe inspirée de celui qui arpenta les mers du globe. Herbes folles et sauvageons avec une rose ou deux constituera en quelque sorte le testament de l’écrivain poète, des poèmes d’amour plus introspectifs dédiés à Lizzie son épouse et soutien indéfectible qu’il réservait à un nombre limité de connaisseurs. Cette parenthèse à la noirceur de l’âme humaine qui occupa tant sa création surprend tout autant qu’elle rassérène le lecteur ému de telles confessions, celles émouvantes du trèfle par exemple, à milles lieux des cauchemardesques cachalots et jambe de bois… Il faut découvrir cette poésie restituée avec enchantement et profondeur par Thierry Gillyboeuf, une redécouverte essentielle sur une part méconnue d’Hermann Melville.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

 

Constantin Cavafis : « Poèmes anciens ou retrouvés » ; Édition bilingue ; Traduit par Gilles Ortlieb et Pierre Leyris, Coll. « Poésie Seghers », Editions Seghers, 2023.
 

 

Constantin Cavafis, une voix inimitable de la diaspora grecque, fait l’objet d’une nouvelle édition bilingue dans une traduction inspirée de Gilles Ortlieb et Pierre Leyris. Poète né à Alexandrie en 1863 de parents grecs, Constantin Cavafis n’aura de cesse d’associer ce legs hellénique avec celui de la ville dans lequel il résida quasiment toute sa vie. Après quelques années de jeunesse passée en Angleterre dont le poète garda l’accent dans sa langue maternelle, Cavafis conciliera en effet d’antiques réminiscences et désirs des sens en d’intimes évocations, toutes plus passionnelles les unes que les autres. Pudique et sensuel, discret et pourtant ouvert à l’altérité, Cavafis embrassa la poésie avec respect, une attitude qui le porta à réviser toute sa vie ses poèmes et à en écarter radicalement un grand nombre, fort heureusement pour beaucoup préservés de la destruction. Les « Poèmes anciens ou retrouvés » publiés aux éditions Seghers offrent un tableau complet de cet « historien poète » ainsi qu’il se plaisait à se nommer. Ces pages à l’écriture sensible traduisent un esprit captant tout autant l’air du désert proche que les murmures de l’antique parvenus jusqu’à sa plume. Une épigraphe abandonnée sur une tombe est l’occasion de redonner vie au passé en de vertigineuses présences alors qu’un miroir placé dans l’entrée d’une riche maison conservera pour toujours le souvenir ému de la beauté d’un jeune garçon. La poésie de Cavafis brille discrètement de ses feux comme un saphir à la tombée de la nuit. Ses scintillements se font rêveries et ses songes plus vivants encore que les âmes défuntes qu’il évoque délicatement. Les barrières du temps s’estompent alors que les sens s’exacerbent en une multitude d’émerveillements. La lecture de ces Poèmes ne pourra laisser indifférent grâce notamment au remarquable et toujours délicat travail de traduction de Gilles Ortlieb et Pierre Leyris qu’il faut, ici, saluer.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

 

Italo Svevo : « Ma paresse » traduit de l’italien par Thierry Gillyboeuf, Allia Editions, 2024.

 


 

Voici un petit texte peu connu en France et qui pourrait offrir une belle porte d’entrée à la découverte de l’un des plus grands écrivains de l’Italie du XXe siècle : Italo Svevo, né à Trieste en 1861, de son vrai nom Aron Hector Schmitz, qu’il ne goûtait guère. L’écrivain triestin lui préféra en effet ce nom de plume signifiant littéralement « Italien Souabe » en raison des racines familiales de ces deux aires géographiques. Au carrefour de ces cultures, allemandes et italiennes, et des disciplines qu’il affectionnait (littérature, philosophie avec Schopenhauer, psychanalyse avec Freud par le truchement de Weiss), Svevo ne connut guère de succès avec ses premiers écrits, la critique l’ignorant superbement. Il faudra, en effet, la providentielle rencontre avec James Joyce à Trieste même (qui devint, par le plus beau des hasards, son professeur d’anglais particulier), pour que son talent se révèle aux yeux de l’écrivain irlandais et que ce dernier l’encourage à persévérer dans la voie.
C’est avec « La Conscience de Zeno » paru en 1923 que l’écrivain connaîtra la consécration pour ses qualités littéraires, qualités qui pointent déjà dans « Ma paresse », ce texte d’une soixantaine de pages paru aux éditions Allia dans une traduction de Thierry Gillyboeuf. À partir du quasi-monologue du narrateur, un vieil homme au terme de sa vie, « Ma paresse » offre une véritable introspection sur les tourments du personnage, notamment ceux liés à son âge, sa santé et virilité… A la manière d’un laborantin observant l’objet de sa recherche au microscope, Svevo met en œuvre une rare acuité dans l’analyse du narrateur et de son entourage, une analyse qui n’écarte rien des sentiments en une modernité seulement égalée par ses contemporains Proust et Joyce. Ce sens aiguisé de l’observation, cette autodérision et regard sans concessions sur la société dans laquelle il évolue étonne, surprend et séduit.
Malheureusement, Svevo devait terminer son trop bref parcours dans la littérature en 1928 après un fatal accident de voiture.


 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

 

Robert de Montesquiou : « DU SNOBISME » ; Préface Le Grand-Paon à l’Œil rose par Gérald Duchemin ; Deux illustrations par Sarah Elie Fréhel ; Format 12×16 cm, 288 pages, Editions Le Chat Rouge, 2022.

 


De Robert de Montesquiou n’est souvent resté que des caricatures qui, si elles s’avèrent signées par les plus grands noms de la littérature – Proust, Huysmans, Lorrain, de Régnier, etc., n’en demeurent pas moins la plupart du temps bien réductrices eu égard à ce que fut l’écrivain-poète-esthète. Il faut reconnaître que l’homme n’était guère facile, son caractère le portant à se faire autant d’ennemis que d’admirateurs, ces derniers étant pourtant nombreux… Robert de Montesquiou qui revendiquait une prestigieuse ascendance, incluant le fameux D’Artagnan, était aussi exigeant qu’intransigeant sur les arts, les lettres et la poésie qu’il chérissait tant. « Souverain des choses transitoires » tel fut l’un des qualificatifs qu’il s’attribua dans son fameux recueil de poésie « Les chauves-souris ».
Régnant sur le Tout-Paris de la fin du XIXe s. au début du siècle suivant, cette âme éprise du beau eut à cœur de lancer nombre de poètes et d’artistes en un mécénat plus que généreux tel fut notamment le cas pour le peintre Gustave Moreau ou encore le jeune Marcel Proust qui n’hésita pas, pourtant et en remerciement, à singer par la suite son généreux protecteur…
Les éditions Le Chat Rouge ont fort heureusement entendu réparer cette injuste omission de l’histoire et offrir un portrait à la fois complet et varié de ce personnage grâce à une introduction enlevée de Gérald Duchemin et une sélection des aphorismes que chérissait Montesquiou. Cet esprit curieux de tout rédigea également un grand nombre de notices dont certaines d’entre elles ont été également réunies pour ce recueil décidément passionnant : Gustave Moreau, Aubrey Beardsley, Sarah Bernhardt, Lalique et Gallé, William Blake… Nombreuses seront les facettes de l’esthète et poète qui seront révélées par cet ouvrage unique en son genre et dont la lecture permettra de se faire une idée plus juste de celui qui avouait en son temps :
« Ce que j’ai nommé le bon Snobisme, celui qui consiste à se sentir amplifié par la fréquentation des êtres de valeur mentale ou morale, c’est de celui-là qu’on peut dire qu’il faudrait être bien sot pour ne pas le ressentir et le pratiquer »…


 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Odysseas Elytis : "À l'ouest de la tristesse" précédé de "Les Élégies d'Oxopétra", édition bilingue, traduit du grec, présenté et commenté par Laetitia Reibaud ; broché 120 p. , 15 x 21 cm, Éditions Unes, 2022.
 

C’est à un poète encore trop méconnu en France qu’est consacrée cette belle parution aux Éditions Unes, une édition soignée et élégante de deux recueils d’Odysseas Elytis, prix Nobel de littérature en 1979. Les deux recueils, « A l’ouest de la tristesse » et « Les Élégies d’Oxopétra », font en effet l’objet d’une traduction sensible et délicate par Laetitia Reibaud qui signe par ailleurs une belle introduction en guise de préface sur le poète grec. Elytis n’est pas un poète facile à lire, privilégiant l’expérience de la lumière diffractée en une poésie à la fois solaire et toujours en quête d’éblouissements, même lors des questionnements les plus ultimes. « A l’ouest de la tristesse » paraît un avant la mort du poète et il sera difficile de ne pas y lire quelques testaments jetés ici ou là après une longue vie de poésie. La puissance tellurique du poète demeure identique en une vitalité qui ne cesse d’étonner, parvenu à un âge aussi avancé et dépassant les affres des années de vieillesse. Elytis discerne encore les rivages de Troie tout autant que ce bleu Ioulita, synonyme d’amours éternelles… Aussi le poète nous tend un relais toujours aussi vaillant, « la Poésie seule est ce qui demeure », ces pages inspirées en témoignent, à nous de les saisir.

« Pourtant ce n’est pas toujours en rêve que tous nous cherchons
D’une génération à l’autre cet ambre
Qui adoucissait les liens des hommes
La matière grise inconnue qui savait
Formuler des lois diaphanes ; pour que l’un, tête nue, fixe des yeux
Les vallées de l’autre en lui-même, soit de nuages
Voilées soit au soleil exposées »

 

 

Michel Orcel : "LEOPARDI (poésie, pensée, psyché)", Editions Arcades Ambo, 2023.
 


Le nom de Michel Orcel est indéniablement associé au poète italien Giacomo Leopardi (1798-1837), poète plus connu, il est vrai, dans son pays natal que de ce côté-ci des Alpes. C’est pour réparer cette injustice littéraire que l’auteur de ces études rassemblées aujourd’hui sous le titre « Leopardi – Poésie, pensée, psyché » aux éditions Arcades Ambo, n’a eu de cesse de rappeler et d’analyser les multiples facettes de l’auteur des Canti dont il livre en ces pages une vision à la fois inspirée et poétique.
Ayant arpenté l’œuvre de Leopardi, des années durant en tant que traducteur mais aussi au titre de poète, Michel Orcel nous convie à cette intimité de la poésie léopardienne ainsi que le relevait Jean Starobinski : « Et, si techniquement rigoureuses que soient ces études, elles nous retiendront pour une autre raison encore : nous les lirons comme un fragment du journal intellectuel (du Zibaldone) d’un poète de notre temps ». L’ouvrage exigeant nous invite, en effet, à nous mettre à l’écoute par exemple de ce poème l’Infini dont il déchiffre pour nous l’incroyable composition où toute souffrance – thème récurrent chez le poète – semble être absente. Cet « ailleurs de la parole », cette voix de l’intériorité pure, converge vers la poésie en des sommets époustouflants où pensée lyrique et poésie tissent des dialogues intimes ainsi qu’il ressort de ces riches études que nous livre aujourd’hui Michel Orcel.
 


À noter la parution aux mêmes éditions, des esquisses autobiographiques du jeune Leopardi, « Là sont rassemblés mes souvenirs ».
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Pier Paolo Pasolini : « Dialogues en public » ; Traduction de François Dupuigrenet Desroussiles avec une préface de Florent Lahache, Collection « penser-situer », Editions Corti, 2023.

 


Nous connaissions Pasolini poète, cinéaste, critique, romancier… mais une autre facette se dévoile avec cette parution « Dialogues en public », celle d’un intellectuel de haut vol se prêtant à une correspondance publique « en direct » dans l’hebdomadaire communiste Vie Nuove entre 1960 et 1965. Sans fards et avec une rare liberté de parole, l’homme de lettres correspond spontanément avec des mineurs, de jeunes adolescents, des mères de famille, des catholiques. Cette liberté de ton étonnera autant qu’elle séduira… Car Pasolini en ces pages ne cède ni à la facilité et encore moins à la démagogie. A ses correspondants qui lui reprochent parfois un vocabulaire trop savant et des idées difficiles à saisir, l’intellectuel répond sans hésiter qu’il leur faut faire un effort, que la condition ouvrière ne saurait à elle seule justifier de les maintenir à un niveau élémentaire. Ces lettres qu’il reçoit parvenues de l’Italie entière – à l’image de ce Tour d’Italie que le cinéaste réalisa pour son enquête sur la sexualité des Italiens – dressent un portrait vivant des années 60 par le biais des interrogations des lecteurs du journal communiste.
Et si certains clichés du marxisme de l’époque peuvent, certes, ressortir, ces échanges révèlent autant la personnalité des correspondants que celle du prestigieux épistolier qui leur répond. Véritable mosaïque de la pensée des années 60 vue par un intellectuel engagé, « Dialogues en public » ne pourra que ravir les amateurs de l’écrivain-cinéaste et de l’Italie de cette époque.

 

Joris-Karl Huysmans : « À Rebours », édition de Pierre Jourde, Folio, Gallimard, 2022.
 


Avec « À Rebours », J.-K. Huysmans sonne en quelque sorte le glas du naturalisme de Zola et ses proches porté jusqu’alors aux nues. Ce dernier lui fit d’ailleurs cet amical reproche lors de la publication de l’ouvrage en lui faisant remarquer, souligne Huysmans dans sa Préface écrite vingt ans après le roman, qu’avec ce livre « je portais un coup terrible au naturalisme, que je faisais dévier l’école… » ; Instillant, sans le savoir exactement, les germes de ses futurs ouvrages dans chacun des chapitres, Huysmans avec « À Rebours » pose de nouveaux jalons, rompant avec la tradition, ce que certains de ses contemporains ne comprendront pas telle la Revue des Deux Mondes qui compara « À Rebours » aux vaudevilles de Waflard et Fulgence… Seul Barbey d’Aurevilly fut plus perspicace en louant l’auteur et en reconnaissant : « Après un tel livre, il ne reste plus à l’auteur qu’à choisir entre la bouche d’un pistolet ou les pieds de la croix »…
« A Rebours » ouvre ainsi les fenêtres de la création littéraire pour un auteur qui estimait étouffer dans son milieu et souhaitait secouer les préjugés. Autant confesser que Huysmans réussit son pari, balayant l’intrigue traditionnelle pour ouvrir autour du personnage central de son héros, Des Esseintes, son roman à l’art, à la musique, la littérature, la science, la théologie et bien d’autres domaines qui deviendront des figures à part entière du roman…
Délaissant le naturalisme et ses intrigues traditionnelles et souvent prévisibles, Huysmans plonge dans les arcanes de la névrose et de l’esthétisme, des bas-fonds et des sublimes sommets incandescents à la lumière d’un Baudelaire qu’il vénère et selon une poésie qui place Mallarmé au panthéon des lettres. Écrit alors que l’auteur n’avait pas encore opéré sa conversion au catholicisme, « A Rebours » anticipe également sur un grand nombre d’ouvrages que le romancier écrira par la suite et les dernières lignes de ce roman atypique font figure d’annonce sans qu’aucune aile d’ange n’y soit pourtant présente : « Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l’incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s’embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n’éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! ». Quels sont-ils ces consolants fanaux ? Huysmans en une inspiration prémonitoire nous en montre les faux éclats à partir d’une vertigineuse plongée dans les affres de l’esthétisme, joyaux pourtant déterminants qui seront repris par la suite pour la plus grande gloire du Dieu de l’auteur.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Pierre Voélin : « Quatre saisons, plusieurs lunes – Les poèmes trop courts », 112 p., 12 x 18 cm, Éditions Empreintes, 2022.
 


Combien de lunes ont-elles ciselé ces vers épris de nature comme certains de liberté ? Le poète Pierre Voélin (lire notre interview) n’est point ici en quête de bucolisme, ni de cette forme de poésie japonaise nommée haïku, même si certains chemins parfois peuvent converger avec ceux de l’auteur de « Quatre saisons, plusieurs lunes » :


« Juillet sur les bords de l’étang,
la pluie s’avance penchée
mais droit – et digne
le héron solitaire
».

Le poète semble plutôt attiré, telle la phalène vers la flamme, par l’union de la forme et de l’instant, une quête subreptice qui opère par touches diaphanes, la clarté n’est jamais loin, même en pleine nuit :


« A chaque lune d’allumer l’incendie !
Une fois le feu lancé, vite,
aux humbles feuillages
de l’éteindre
»

Cette saisie de l’instant se manifeste en ces infimes moments du quotidien que le poète traque tel l’entomologiste aux détours des forêts et jardins, aux aguets de ces manifestations éternelles du fugitif. Sa démarche tient également du peintre qui parvient à immortaliser parfois l’impermanence, quête délicate dans laquelle Pierre Voélin excelle sans affect. Tous les sens sont à l’affût de ces infimes bribes qu’il réussit à cristalliser dans ses vers placés sous l’égide de Villon, de La Fontaine, de Nerval ou encore Jean Grosjean. Une poésie où parfois des nuages se profilent et quelques angoisses pointent, noirceurs vite dissipées par cette poétique approche des éléments sublimés par le verbe.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Mario Vargas Llosa : « L’appel de la tribu », Coll. Folio, Gallimard, 2022.

 


Dans cet ouvrage « L’appel de la tribu », réédité aujourd’hui en Folio, Mario Vargas Llosa (tout récemment élu à l'Académie française) nous donne à lire le portrait de sept penseurs ou intellectuels décisifs ayant marqué ses propres convictions libérales. Des économistes, bien sûr, Adam Smith et Hayek sans oublier Karl Popper, mais aussi des intellectuels notamment français – on songe à Raymond Aron ou encore à l’académicien Jean-François Revel ; des penseurs ou philosophes libéraux également dont Sir Isaiah Berlin ou quelque peu plus connu, et pour un libéralisme plus culturel, José Ortega y Gasset. Le libéralisme, la libre concurrence, la liberté des marchés, le seul système ou mode de pensée (économique, philosophique, moral…) capable, pour l’auteur, de garantir la liberté et la démocratie : « …ce qui nous a le mieux défendus contre l’inextinguible « appel de la tribu. », souligne d’emblée dans sa préface Vargas Llosa.
Un ouvrage roboratif qui, quelles que soient les convictions du lecteur, laisse à penser, à réfléchir, car derrière le terme même de libéralisme, se cachent bien des variations, nuances, précisions, paradoxes ou même contradictions assumées ou non. Sans céder à la facilité, Mario Vargas Llosa mêle à grands traits et avec un rare bonheur vie et œuvres de ces grands penseurs formant son panthéon libéral ; des figures majeures révélant non seulement l’évolution du libéralisme – du père du libéralisme avec Smith au néo-libéralisme, mais aussi le propre parcours intellectuel et politique de Vargas Llosa, ce grand écrivain péruvien, Prix Nobel de littérature en 2010. « Le parcours qui m’a mené du marxisme et de l’existentialisme sartrien de ma jeunesse au libéralisme de ma maturité… » écrit encore en sa préface Mario Vargas Llosa.
Sans adopter un style hagiographique, mais sans renoncer pour autant à une approche parfois subjective ou à des anecdotes cocasses, l’auteur souligne les thèses, points forts et faiblesses de ces auteurs libéraux ayant chacun marqué de leur plume leur siècle, du XVIIIe avec Smith jusqu’au XXe-XXIe siècle pour Jean-François Revel. En contrepoint, des pages ou critiques des systèmes totalitaires, qu’il s’agisse du nazisme, marxisme, communisme ou encore des intellectuels de gauche ; Un « appel de la tribu » qui, selon l’auteur, verra l’individu disparaître englouti dans la masse ; un appel ou des convictions depuis longtemps abandonnées par Mario Vargas Llosa. Se glissent ainsi dans ces pages, notamment celles consacrées à Raymond Aron, des lignes acerbes et sans appel à l’encontre de J.-P. Sartre, celui qui « déjà aveugle, hissé sur un bidon, (…) pérorait aux portes des usines de Billancourt ».
Quelles que soient les convictions du lecteur, cet ouvrage au style impeccablement fluide - et dont on ne peut que saluer la traduction par Albert Bensoussan et Daniel Lefort, se laisse dévoré ou du moins si agréablement lire.

 

L.B.K.

 

« Sénèque - Tragédies complètes" ; Édition et traduction du latin par Blandine Le Callet, traduction inédite, Collection Folio classique (n° 7143), Gallimard, 2022.
 

Si l’on connaît bien Sénèque pour son fameux De Brevitate Vitae (De la brièveté de la vie), les tragédies du grand philosophe stoïcien restent, il faut l’avouer, plus méconnues. C’est cette lacune que vient combler avec bonheur la réunion des « Tragédies complètes » de Sénèque en Folio par Blandine Le Callet avec une traduction inédite et un appareil critique complet.
Paradoxalement, ces tragédies jouissaient d’une grande notoriété à la période de la Renaissance avant de perdre les faveurs du public aux siècles suivants. Et pourtant, ainsi que le souligne Blandine Le Callet en préface, « Les tragédies de Sénèque apparaissent, en effet, comme de véritables manifestes politiques et philosophiques, nourris du stoïcisme de leur auteur et de son expérience du pouvoir ». Peut-être est-ce l’une des raisons pour lesquelles ces œuvres parfois subversives ont pu être écartées à une époque où l’absolutisme voyait d’un mauvais œil toute critique du pouvoir ? Sénèque connaissait, en effet, intimement les arcanes du pouvoir et ses noirceurs, cette fameuse « tête hideuse de la Gorgone » qu’évoquait le théoricien du droit Hans Kelsen. Le philosophe était le précepteur du jeune Néron qui sut rapidement se départir de la sagesse de son mentor pour devenir le monstre que l’on sait (même si cette dérive se trouve quelque peu atténuée par les recherches de ces dernières années). Témoin vivant des intrigues de cet empereur responsable de folies (on lui prête le fameux incendie de Rome en 64 dont l’empereur aurait jeté la responsabilité sur les chrétiens), Sénèque a matière pour composer des tragédies nourries de ces horreurs, véritable anthologie des sombres turpitudes dont l’homme peut se rendre coupable.
Bien évidemment, il ne faut pas voir dans ces pièces ayant pour nom « Œdipe », « Hercule furieux » ou encore « Agamemnon », un goût complaisant pour le morbide, mais bien une invitation à la réflexion sur la nature de l’homme et ses dérèglements. Soulignons que la noirceur de ces tragédies révèle cependant en contrepoint la lumière qui peut entourer celles et ceux qui consacrent leur vie à la philosophie et aux préceptes stoïciens d’une vie simple.
En cela, et pour bien d’autres raisons, cette édition des Tragédies complètes de Sénèque constitue une belle invitation à la sagesse, toujours d’actualité…

A noter le remarquable travail réalisé par Blandine Le Callet en fin d’ouvrage avec un précieux et volumineux dictionnaire de la mythologie plus qu’utile à la pleine compréhension de ces tragédies.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Raymond Queneau : « Ma vie en chiffres » ; dessins de Claude Stassart-Springer ; Fata Morga éditions, 2022.
 


Avec ces quelque vingt-quatre pages consacrées à une digression sur la vie en chiffres, Raymond Queneau se joue des conventions sociales plus que des équations dans lesquelles il excellait. Cet amoureux de sciences et de pataphysique se révélait « à l’étroit dans le sens commun » ainsi que le résume très justement Pierre Bergounioux en avant-propos à ce petit livre soigné et illustré par les virevoltants dessins de Claude Stassart-Springer.
Queneau s’amuse et nous divertit sur notre quotidien souvent trop pesant, une apesanteur que l’écrivain et cofondateur du groupe Olipo se faisait un plaisir de cultiver dans ses digressions byzantines. S’évader du quotidien par le truchement de ses bizarreries, tel pourrait être le credo de Queneau dans ce court récit.
Lorsque le narrateur se risque à évoquer sa vie selon le filtre des chiffres, tout paraît soudainement étrange alors qu’il ne s’agit pourtant que de notre propre quotidien. Le nombre de secondes occupées par notre travail, les grammes d’azote, de carbone et ses deux croissants religieusement absorbés chaque jour (5 372 croissants au 29 mars 1957…), tout prend ainsi un autre éclairage sous la plume de Queneau trempée dans l’encre numérique. Le tourbillon des chiffres s’emballe, devient prétexte à quelques rencontres amoureuses que ne renierait pas Cervantes, pour finalement livrer une autobiographie « trafiquée », le qualificatif étant faible, même si l’exercice s’avère être d’une redoutable efficacité.
A découvrir dans cette exquise édition de 112 grammes exactement, soit un peu plus de deux croissants !

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Marcel Proust : « Lettres à Horace Finally » ; Edition établie par Thierry Laget ; Avant-propos de Jacques Letertre ; Collection Blanche, Gallimard, 2022.
 


Horace Finaly compte parmi ces grands banquiers d’affaires de l’entre-deux-guerres ayant joué un rôle essentiel à la Banque de Paris et des Pays-Bas. Curieusement, son nom tombé dans l’oubli resurgit aujourd’hui par le truchement de son célèbre camarade de classe au Lycée Condorcet, un certain Marcel Proust…
Devenu personnage de roman pour Giraudoux dans « Bella » et pour certains identifié à Bloch dans la « Recherche », cet ami de toujours, disponible alors que son agenda ne le permettait guère, aidera Proust dans les problèmes rencontrés avec son encombrant compagnon de l’époque Henri Rochat. Sollicitant les relations du banquier pour lui trouver un poste au lointain Brésil, Finaly s’exécutera généreusement malgré les déconvenues survenues par l’attitude de l’encombrant personnage, ainsi que le rappelle Jacques Letertre en avant-propos.
Le présent recueil de cette correspondance inédite s’ouvre sur une lettre datée de 1920, le reste de la correspondance de jeunesse étant malheureusement perdue. L’auteur de la « Recherche » s’adresse à son « cher ami d’autrefois et de toujours » en souvenir des années passées à Condorcet. Proust au fil des lettres égrène ses chers souvenirs même si les « espérances ne se réalisent pas », le passé n’étant jamais perdu pour l’écrivain. La maladie de Proust, cloué maintenant la plupart du temps au lit, est omniprésente, ce qui ne l’empêche pas pour autant de « caser » son protégé loin de l’Hexagone grâce à l’influence et relations de son vieil ami.
Pointent quelques traits d’humour « proustiques » ainsi qu’il se qualifie lui-même. Rochat se trouve finalement envoyé en Amérique du Sud par Finaly, au lieu de la Chine initialement prévue. Puis viendront les tendres et touchants témoignages d’amitié lors du décès de l’épouse tant aimée d’Horace en mai 1921, témoignages émaillés par les frasques de Rochat au Brésil, sans oublier les multiples fièvres de la santé déclinante de Marcel Proust au terme de sa vie. Durant ces derniers mois qui lui restent à vivre, l’écrivain adressera en avril 1922 un dernier témoignage à son ami de toujours sous la forme d’un envoi autographe sur la page de garde du tome I de « Sodome et Gomorrhe » paru le même mois. Dans cette ultime adresse, Marcel Proust, même s’il « n’aime pas mêler de la littérature à un souvenir douloureux et vivant en moi » pense une dernière fois à son fidèle ami sous le signe de l’amitié et du souvenir de sa défunte épouse. Un vibrant et ultime témoignage un siècle exactement après la disparition de l’écrivain.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« André Suarès – Vues sur Baudelaire » ; Préface de Stéphane Barsacq, Coll. Portraits, Éditions des Instants, 2022.
 


Comment ne pas saluer cet ouvrage « Vues sur Baudelaire » qui vient de paraître aux éditions des Instants regroupant six textes, articles ou préface, consacrés au poète maudit et signés de la main d’André Suarès ?!
Suarès, écrivain et poète assoiffé de liberté, vouera une admiration indéfectible à Baudelaire ; il fera partie de son Parnasse avec Mallarmé et Rimbaud, se disputant la première place avec Verlaine. Suarès sera, surtout, l’un des premiers écrivains à consacrer au poète et à sa poésie de véritables analyses ; études qu’il n’hésitera pas à renouveler sa vie durant – le premier de ces textes paru dans « La Grande Revue » datant de 1911, le dernier de 1940. « Baudelaire est pour lui une figure tutélaire, presque une obsession. » écrit André Guyaux dans « Le Baudelaire de Suarès ».
Mais, en ces écrits, Suarès n’entend nullement cependant livrer une biographie ou une chronique nécrologique du poète disparu deux ans avant sa naissance en 1868. Non, Suarès tourne et retourne autour de Baudelaire, inaccessible et pourtant si fascinant, comme pour mieux entrer dans son âme de poète maudit ou dans « ce pays de son génie » écrira Marcel Proust dans « Contre Sainte-Beuve » ; c’est son « Cœur mis à nu » plus encore que Suarès souhaite approcher, presque disséquer comme pour mieux en percer le mystère. Baudelaire, « le plus nu et le plus vrai des poètes, en son temps » écrira-t-il.
Et si bien des points de contact existent entre eux, Suarès se garde bien pour autant de faire de mauvaises ou d’orgueilleuses projections ; non, ici encore, il tourne, soulignant les multiples visages mais tenant ses distances préférant rapprocher les plus grands astres entre eux : Keats et Baudelaire, Baudelaire et Wagner. Baudelaire poète, mais aussi critique d’art, puisqu’il « manifeste en tout cette nature noble et rare, faite pour les plus hauts entretiens de l’intelligence, et pour les soucis de l’art. » écrira encore André Suarès.
Convoquant Gracq, Bonnefoy, Pierre Jean Jouve et bien d’autres encore, ce sont également quelques-uns de ces multiples portraits ou visages de Baudelaire mais aussi d’André Suarès que Stéphane Barsacq a souhaité livrer dans sa longue et riche préface. Le préfacier revient ainsi sur ces incontournables thèmes que sont celui du double, Doppelgänger, si cher à Dostoïevski, ou encore celui du masque renvoyant à Roger Caillois… mais comment ne pas également songer à Jean Starobinski…
Dans ces jeux de miroirs, chaque grand écrivain, poète ou penseur ne semble avoir échappé à cette fascination baudelairienne, à cette « Folie Baudelaire » ainsi que l’a nommée Roberto Calasso et cet ouvrage regroupant ces écrits d’André Suarès viennent avec une singulière puissance en témoigner.

L.B.K.

A noter, également aux éditions des Instants, d’André Suarès : « Sur Molière suivi de Clowns ».

 

Dexter Palmer : « Mary Toft ou La reine des lapins », Éditions Quai Voltaire, 2022.
 


« Les lecteurs du présent ouvrage auront compris que j’ai traité mon sujet avec la liberté du romancier : certains personnages incarnent des acteurs de l’histoire vraie de Mary Toft et d’autres sont inventés… »
Nous voilà prévenus ! Un fameux mélange de réalité et d’imaginaire dans ce conte réjouissant de Dexter Palmer nous projette dans un contexte historique vrai, en plein 18e siècle, lorsque les cabinets de curiosités médicales étaient un spectacle de foire où de pauvres personnes difformes, naines, siamoises à deux têtes ou souffrant d’autres infirmités régalaient l’imaginaire des populations des villes provinciales comme des capitales. Londres in situ, lorsqu’un phénomène incroyable se produisit dans la petite ville de Godalming et suscita toute l’attention de John Howard, médecin et chirurgien de son état, ainsi que du jeune Zachary Walsh, le fils du pasteur et apprenti médecin aux côtés du docteur Howard. Mary Toft accouche dans d’atroces souffrances d’un lapin morcelé et démembré et pleurant des larmes de sang d’après les dires de Joshua, son époux, venu en catastrophe chercher le secours du bon docteur. À cette époque de croyances et de légendes multiples, les interprétations pouvaient aller bon train surtout lorsque « l’événement » ce reproduisit à intervalles réguliers… « Peut-être allons aujourd’hui être témoins d’un prodige. » se dit John Howard en préparant sa sacoche et embarquant avec lui son apprenti. Là, Mary donna naissance à un premier lapin et le docteur aura beau relire ses livres de médecine rien ne pourrait expliquer cette anomalie de la nature. Le diable serait-il passé par là ? Nul ne saurait le dire. Les prières ou incantations du pasteur n’eurent aucun effet et laissent supposer que Mary si elle n’est pas possédée aurait peut-être un don divin, supposition qui au fur et à mesure des nouvelles naissances de morceaux de lapins dépassera les frontières de Godalming. Cette curiosité arrive aux oreilles du Roi Georges qui demande alors expertises et rapports à différents médecins londoniens dépêchés sur place, et qui finirent sur ordre royal par faire venir à Londres cette curieuse femme pour études et observations médicales approfondies. Si elle était déclarée miraculeuse, qu’au moins cela se passe au plus près du Roi. Ainsi Mary, son mari, John et Zachary partent pour Londres, après que les journalistes du British Journal se soient mêlés du sujet en publiant quelques articles, on pourrait alors dire que c’est ainsi que les ennuis commencèrent pour John Howard mais également pour Mary Toft.
Dexter Palmer nous fait partager à la fois les recherches et explications médicales des plus douteuses aux plus sérieuses ainsi que le pouvoir de l’imagination populaire. Tout le monde veut avoir un avis sur cette étrangeté, des avis qui baignent dans des croyances et des illusions qui font la richesse de ceux qui exploitent la crédulité des plus naïfs. On aimerait tant que ce soit vrai et en même temps, qui, sinon le diable autoriserait cela ? Réalité, supercherie ou miracle ? « L’affaire Toft agissait comme une sorte de turbine, attirant à elle vérités et mensonges et les mélangeant tant et si bien que toutes choses étaient vraies et aucune ne l’était. » Écrit comme une aventure et enquête étayée de la véritable histoire de Mary Toft dont l’auteur nous conseille dans une bibliographie très fournie, la lecture d’articles et de confessions de Mary Toft alors qu’elle était retenue dans les geôles de la prison de Bridewell, ce roman/conte raconte dans ce 18e siècle cette éternelle histoire où les hommes de science, de religion et autres recherchent la reconnaissance, la notoriété, et ce presque à n’importe quel prix. Et rien n’interdit d’y trouver une forte résonance actuelle… « En quoi importe-t-il qu’une assertion ne soit pas prouvée, s’il se trouve assez d’individus pour croire en sa vérité ? » CQFD


Sylvie Génot Molinaro

 

Alain Dulot : « Tous tes amis sont là », Editions La Table ronde, 2022.
 


« Je ne sais rien de gai comme un enterrement ! » Ainsi commence le célèbre poème « L’enterrement » de Paul Verlaine.
« C’est alors que du silence jaillit une voix. Une voix de femme, une voix qui porte, ardente et claire celle-là… Cri déchirant en ce qu’il déchire le dernier silence, et pourtant cri d’exultation : six mots, six pauvres mots surgis du fond d’un cœur et jetés au vent et à l’Histoire :- « Regarde, tous tes amis sont là !... » crie Eugénie Krantz, l’ex-courtisane, la pocharde de la rue Saint-Jacques, mégère de la rue Descartes, harpie épiant sa rivale, la femme détruite par les alcools et les années… ».
Eugénie, dernière compagne de Paul Verlaine, aujourd’hui au cimetière des Batignolles. Oui, tous les amis de Verlaine, le « Prince des poètes », sont là, suivant le cortège mortuaire, ce vendredi 10 janvier 1896, à travers Paris. Deux jours avant, le mercredi 8, Paul Verlaine surnommé « le Villon des temps modernes » meurt chez lui au 39 rue Descartes, Paris où il s’était installé quelques semaines plus tôt avec sa compagne, Eugénie Krantz. Alain Dulot fait parler les hommes qui ont entouré Verlaine de son vivant, qui l’on soutenu, aidé financièrement, affectivement et admiraient son œuvre poétique si nouvelle, si moderne, si dérangeante, si loin de l’académique… Oui, l’académie où comme Baudelaire, il ne sera jamais admis, car les mœurs de ce poète n’ont jamais été du goût des immortels. Qu’à cela ne tienne, l’hommage, le vrai se joue ici, à travers les rues de Paris, où se masse une foule de gens, des curieux comme tous ceux et celles qui savaient qui tu étais, toi à qui Victor Hugo mort dix ans plutôt, écrivait après avoir lu les Poèmes saturniens : « Une des joies de ma solitude, c’est, Monsieur de voir se lever en France, dans ce grand dix-neuvième siècle, une jeune aube de vraie poésie. Toutes les promesses de progrès sont tenues et l’art est plus rayonnant que jamais(…) Certes, vous avez le souffle. Vous avez le vers large et l’esprit inspiré. Salut à vos succès. »
L’auteur lui-même, Alain Dulot, se mêle à cette foule qui défile dans ces rues parisiennes où se sont déroulés tant d’événements de la vie du poète, sa mère, ses études, ses amours, ses souleries, ses amitiés, ses publications, les critiques de certains, ses moments intimes ou publics jusqu’à sa mise en abîmes, ses dérives, la maladie et la mort, celle qui est si banale qui que l’on soit. L’auteur est aux côtés des amis fidèles, comme François Coppée, Edmond, Lepelletier, Catulle Mendès, Robert de Montesquiou, Mallarmé, Frédéric-Auguste Cazals, Albert Cornuty et tant d’autres qui soutiennent Eugénie et Charles, seul Georges, son fils n’est pas là… Les fantômes de Rimbaud et Baudelaire survolent la cérémonie, les discours flottant dans les limbes verts de l’absinthe pour l’éternité.
« Vous êtes prié d’assister au convoi, service et enterrement de M. Paul Verlaine, poète, décédé le 8 janvier 1896, muni des sacrements de l’Église, en son domicile, rue Descartes, 39, à l’âge de 52 ans, qui se feront le vendredi 10 courant, à dix heures très précises, en l’église Saint-Etienne-du-Mont, sa paroisse. De profundis
On se réunira à la maison mortuaire.
De la part de M ; Georges Verlaine, son fils, de M. Charles de Sivry, son beau-frère, de son éditeur, de ses amis et admirateurs.
L’inhumation aura lieu au cimetière des Batignolles. »
Ainsi commence ce roman touchant d’Alain Dulot, ainsi s’achève la vie de Paul Verlaine.


Sylvie Génot Molinaro
 

John Ruskin : « Écrits naturels » ; Illustrations de John Ruskin ; Préface, traduction et notes de Frédérique Campbell ; Livre broché, 12 x 18 cm, 224 pages, Éditions Klincksieck, 2021.
 


Belle initiative des éditions Klincksieck et Frédérique Campbell que de rendre disponible ces courts textes du grand poète et critique d’art anglais John Ruskin (1819-1900). L’auteur, bien connu pour son célèbre « Les Pierres de Venise », cultivait également un jardin secret avec l’observation de la nature. La géologie, la botanique et la zoologie avaient très tôt attiré la curiosité de cet esprit vif à l’analyse pénétrante. Ces « Écrits naturels » regroupent justement quatre textes accompagnés d’un appendice mettant en avant cet attrait fécond pour l’Histoire naturelle. Celui dont le regard aiguisé sur les arts avait attiré l’attention et l’admiration d’un Oscar Wilde et d’un Marcel Proust s’intéressait également aux choses de la nature tels les Arachnés, le rouge-gorge, le crave à bec rouge ou encore les ondes vivantes. Cette étonnante diversité - dans l’esprit victorien tout en demeurant opposé au darwinisme ambiant – force l’admiration non seulement pour le fond, mais surtout la forme, tant le style de ces conférences s’avère ciselé de manière cristalline, ce qu’a admirablement rendu Frédérique Campbell dans sa traduction.

 

Nathaniel HAWTHORNE : “La Lettre écarlate”, Coll. Totem roman, Éditions Gallmeister, 2021.
 


Nathaniel Hawthorne naquit en 1804, il publia « La lettre écarlate » en 1850. Il traversa le 19e siècle, avec tous ses événements politiques et culturels, tout en publiant quelques livres. Celui-ci fut son avant-dernier et le voici réédité aujourd’hui dans une nouvelle traduction par François Happe.
Sur la place du marché de cette petite ville de Nouvelle- Angleterre, une jeune femme Hester Prynne et sa toute jeune petite fille Pearl, font face à la foule, huées, vilipendées, insultées, mises au banc de cette société pieuse et puritaine à souhait dans les apparences sociales. Elle aurait même pu être condamnée à une mort certaine pour son forfait, avoir mis au monde, en prison, une enfant dont elle continue de taire qui fut le père alors qu’elle était liée par le mariage avec un homme bien plus âgé qu’elle et absent depuis son arrivée en Nouvelle-Angleterre. Mais va-t-elle avouer ? Non, alors elle se retrouve affligée d’une lettre brodée sur sa robe, une lettre rouge écarlate « Sur le corsage de sa robe, apparut, en belle étoffe rouge, rehaussée d’une broderie délicatement élaborée et d’extraordinaires arabesques en fil d’or, la lettre A », plus brûlante que si elle avait été marquée au fer sur sa peau blanche et douce, un A comme adultère qu’elle portera visible de toutes et de tous, reconnaissable comme la pécheresse qui rappellera à tous le péché de chair… Fantasme pour les uns et les autres, mais bien enfouis dans les prières et les confessionnaux. Elle partira vivre dans une petite maisonnette en bordure de forêt où elle éduquera se fille ange ou démon, et où elle brodera pour les autres, de ses mains agiles de magnifiques broderies de cérémonies. Elle portera sa lettre bien plus comme un bijou que comme une marque d’infamie gardant longtemps son secret, celui du père de son enfant, jusqu’ au jour où son vieux mari réapparut sous le nom de Roger Chillingworth, médecin de son état. « Je te demande une chose, toi qui fus ma femme, poursuivit le savant. Tu as gardé le secret de ton amant. Garde le mien également ! Personne dans ce pays ne me connaît. Ne souffle à âme qui vive que tu m’as jamais appelé ton mari ! » En jurant, Hester ira-t-elle au-devant de sa perte, la vengeance de ce mari sera-t-elle plus déterminée ?
À travers ce récit qui décrit la société de cette époque, le pouvoir de la religion et les terreurs qu’elle pouvait engendre, l’histoire d’amour impossible à découvrir, les conséquences de l’inconséquence des troubles intérieurs de la nature humaine, les choix d’une vie de femme libre, Nathaniel Hawthorne donne à lire un extraordinaire roman sur fond de vérité mêlant croyances, mythe, réalité et machiavélisme qui porte l’envie de vivre ou de mourir à son firmament. Se pourrait-il qu’il s’agisse juste d’une légende ? Un ouvrage qui fut salué en son temps par Melville, Poe ou encore James.


Sylvie Génot Molinaro

 

Paul Valéry : « Regards sur la mer », Éditions Fata Morgana, 2021.

 


Merveilleux opuscule paru aux éditions Fata Morgana offrant à la lecture l’écrit « Regards sur la mer » de Paul Valéry. Dans une édition soignée et joliment illustrée par Paul Valéry lui-même, le lecteur retrouvera en ces pages toute la délicatesse et la poésie de l’auteur. Ce dernier face à la mer déplie sa pensée suivant vents et marées. Des idées qui naissent de « l’onde et de l’esprit ». La vie des ports, l’horizon, les brises et les vents libèrent une poésie au gré non du regard mais des « Regards sur la mer ». « Comment se détacher de tels regards ? » se demande le poète poursuivant cette « rêverie à demi-savante ». Magie de la pensée lorsque les mots rencontrent la houle, les vagues et l’infini… Un merveilleux texte du poète sétois, publié en collaboration avec le musée Paul Valéry, et dans lequel se déploie son amour de la mer, du sud et de la Méditerranée.

 

« Paul Valéry – L’homme et la coquille et autres textes », Folio Sagesse, Gallimard, 2021.

 


Un Folio Sagesse regroupant trois textes, Paul Valery (1871-1945) y déploie - que ce soit sur les mythes, les rêves ou sur ce fameux coquillage, toute la finesse et la poésie de sa pensée. Dans « Petite lettre sur les mythes », lettre adressée à une amie et extraite de « Variétés II » , l’auteur enchante par son recul et son humour sur cette délicate question « Qu’est-ce qu’un mythe ?» « L’homme et la coquille », texte issu de « Variétés V » entraîne le lecteur dans un délicat émerveillement, celui que n’a eu de cesse d’appréhender et de comprendre Paul Valery, la nature et le fonctionnement de la pensée, notamment lorsque cette dernière s’empare d’un coquillage… « (…) sous le regard humain, ce petit corps calcaire creux et spiral appelle autour de soi quantité de pensées, dont aucune ne s’achève… » souligne Paul Valéry.
 

Louise Labé : "Œuvres complètes" Édition de Mireille Huchon, Bibliothèque de la Pléiade, n° 661, 736 pages, ill., rel. Peau, 104 x 169 mm, Gallimard, 2021.
 


L’identité de la poétesse Louise Labé demeure quelque peu mystérieuse, cette femme ayant vécu au XVIe siècle et se serait fait passer pour un homme, militaire de surcroît, afin de suivre son amant au siège de Perpignan… Mais son œuvre poétique demeure quant à elle plus certaine et fait aujourd’hui l’objet d’une édition soignée par Mireille Huchon dans la collection de La Pléiade. Personnage débordant de vitalité et de passions, Louise Labé a su retranscrire ce goût pour la vie en des poèmes sensuels. Qui n’a jamais entendu ces quelques vers encore osés à nos oreilles « Baise m’encor, rebaise-moy et baise » ? Mais la poésie de Louise Labé ne se résume pas à une truculence impertinente, tant s’en faut. Sa poésie s’inscrit dans le contexte d’un cercle de lettrés de l’École lyonnaise comptant des poètes connus tels Maurice Scève et Pernette du Guillet. Ainsi que le souligne Mireille Huchon en introduction, Louise Labé se fait écho des chants de Sappho, chants de désir ardent. Quelques digressions féministes animent la dédicace alors que ses détracteurs eurent tôt fait de déplorer sa trop grande liberté nuisant à sa réputation. Parallèlement aux pièces poétiques qui établiront définitivement sa notoriété, ses œuvres comprennent également des « Escriz de divers Poëtes » rendant hommage à la poétesse. Le lecteur réalisera ainsi que ce personnage entre histoire et légende fait l’objet de riches éclairages, tel un diadème révélant des facettes différentes. Chaque siècle depuis leur redécouverte au XIXe s. révélera chacune d’entre elles, signe de la complexité du personnage et de son œuvre.
Le recueil de Louise Labé s’inscrit en une période faste de la fin de règne de François Ier, protecteur des arts. Cette richesse se ressent à chaque instant de ces poésies et autres textes dont il importe peu de traquer la plume exacte. Il demeure en effet que cette poésie ne cherche qu’à s’épanouir entre références antiques et humanistes. Incandescence et pénombre alternent dans les Sonnets de Louise Labé ainsi que le révèlent ces quelques vers :


« Tant que mes yeux pourront larmes espandre,
A l’heur passé avec toy regretter :
Et qu’aus sanglots et soupirs resister
Pourra ma voix, et un peu faire entendre »


Florilège et portraits accompagnent cette poésie et prose d’avant-garde, en éclairent la portée, portée d’un siècle ouvert aux novations, telles celles apportées par la « Belle Cordière » et autres plumes.
 

Gianfranco Calligarich : « Le dernier été en ville » ; Traduit de l’italien par Laura Brignon, NRF, Éditions Gallimard, 2021.
 


« Le dernier été en ville » signé de Gianfranco Calligarich, écrivain et scénariste italien, est un roman offrant une puissance d’attachement rare. Un roman dans lequel on entre dès les premières pages et qui sait à merveille tenir son lecteur jusqu’à la fin. L’auteur y développe un style bien à lui, décontracté à l’image de son narrateur, mais non dénué pour autant de profondeur, et surtout d’humour. Le récit se déroule dans les années 1960, à Rome, dans cette Rome qui se désillusionne et voit les années d’insouciance de la Dolce Vita s’éloigner…
Léo Gazzara, d’origine milanaise, vit tant bien que mal de piges dans quelques journaux romains. Gianfranco Calligarich laisse glisser avec beaucoup de talent son lecteur dans le désarroi et désœuvrement de son narrateur. Des journées de déprime faites plutôt de nuits, de bars romains et d’alcool. Tristesse, mélancolie, angoisses et douleurs hantent ses jours, et entre intellectuels et cercles mondains, Léo tente de surnager et de trouver désespérément un sens à sa vie désordonnée…
« Le dernier été en ville », premier roman de Calligarich, traduit aujourd’hui en langue française par Laura Brignon, fut publié pour la première fois en Italie en 1973. L’auteur nous promene dans les multiples quartiers, rues et célèbres places de Rome, dessinant une ville contrastée, ensommeillée ou brulante, écrasée sous des pluies orageuses ou immobile… Rome, à la fois énigmatique et sous le sceau de la solitude de Léo, mais demeurant le point d’ancrage de la dérive du narrateur et du roman. La Ville Éternelle saura-t-elle pour autant sauver du naufrage Léo Gazzara ? À moins que ce ne soit la belle mais tout aussi énigmatique, imprévisible et évanescente Arianna ?
Mais, l’auteur sait qu’un récit n’est jamais aussi simple, que la marquise sort toujours à cinq heures… Et si la fantasque Arianna bouleverse le morne quotidien de Léo, c’est aussi pour mieux savoir en disparaître. « Elle est belle, très cher, et les gens beaux sont toujours imprévisibles. Ils savent que quoi qu’ils fassent ils seront pardonnés. », lui avait pourtant dit Viola. Faudra-t-il renoncer pour autant à cet amour éperdu ? Y survivra-t-il ?
Un récit où l’amour côtoie le vide existentiel, une lutte sans merci entre désœuvrement et boutades exquises que livre un roman ayant, presque 50 ans après, gardé toute sa plaisante et puissante force d’attraction.

L.B.K.

 

Jean d’Amérique : « Soleil à coudre », Éditions Actes Sud, 2021.
 


Jean d’Amérique est poète. Son récit transpire cette forme de langage jusque dans les facettes les plus sombres des hommes. Les personnages de ce premier roman n’y échappent pas, tant de mots, tant de douleurs, tant de violence… mais toujours à travers un chemin de poésie, entre romance et fable moderne, de celle de la bouche qui dit et de l’oreille qui écoute. « Tu seras seule dans la grande nuit. Ce n’est pas la première fois que j’entends cette phrase. Elle démange mes veines. J’ai toujours cherché, cherche encore, à saisir son sens. Papa me la répète souvent, ça coule dans sa fureur contre moi comme le fil d’un destin tendu à ma gorge. » C’est ce qui berce l’esprit de cette jeune fille, personnage principal, que l’on nomme Tête Fêlée. Fleur d’Orange, sa mère, vend son corps pour subvenir à leurs besoins, boit beaucoup aussi et un jour elle disparaît… Que restera-t-il de cette mère ? Un fantôme ? Un rêve ? Un cauchemar ? Va-t-elle avoir la même vie que sa mère ? L’école va-t-elle la sortir de ce bidonville crasseux ? « Dans ma tête, je refais le cercle de ma vie, imagine tous les trous où je pourrais m’effondrer pour dormir, me défaire du monde pour quelques heures. Cela ne suffit pas… La nuit arrose mes cauchemars jusqu‘au bout du matin.» C’est la violence du bidonville, des gangs, des cracs qui font faire des actes terribles, et d’un chef, Ange de Métal, qui n’en peut plus de se croire supérieur et qui entraîne dans sa chute ceux qui l’admirent autant que ceux qui le craignent. Le père de Tête Fêlée lui aussi en fait parti. Un jour il va commettre quelque chose d’irréparable pour le cœur de Tête Fêlée. Un vol, une agression sur une jeune fille qu’aime profondément Tête Fêlée et qu’elle nomme Lune. « T’aimer est le plus court chemin vers la vie. J’avance. J’ai, chaud en moi, le souvenir de chacun de nos regards, chacun de nos battements communs, reste encore vif en moi, ce moment où l’on s’est frôlées la semaine dernière, quand tu sortais de la classe au bras de ton père. Et ce jour où tu t’es réfugiée sur ma poitrine… J’entends encore sonner les cloches de ton cœur. J’en tremble… »
À quel moment alors tout ce qui fait planer s’écroule pour ne jamais être de nouveau en suspension dans les airs ou échapper à une réalité trop dure… Que tout chavire pour toujours…
Se laisser aller à se perdre soi-même dans ce texte et devenir comme Tête Fêlée, essayer de s’échapper pour survivre, supporter, et puis vivre un jour peut-être, ailleurs… Ivre de colère et d’amour, ivre de plusieurs vies en une et chercher la meilleure pour continuer. « Fuir ce monde mal parti, échapper à ces plaies qui marquent les interstices du rêve, être au moins un cri dans l’abattoir : je ne périrai pas dans ce sanglant contrat des hommes… Tu seras seule dans la grande nuit… »


Sylvie Génot Molinaro

 

« Une femme nommée Shizu » et « Le fleuve sacré » de Shûsaku Endô ; Traduits du japonais par Minh Nguyen-Mordvinoff ; Folio,  Gallimard.

 


 

Voici deux titres qui réjouiront assurément les amateurs avertis de littérature japonaise : « Une femme nommée Shizu » et « Le fleuve sacré » de Shûsaku Endô (1923-1996), l’un des plus grands écrivains japonais du XXe siècle.
« Une femme nommée Shizu » regroupe dix nouvelles, plus ou moins longues, mais toutes révélant à leurs manières les grands thèmes de prédilection de Shûsaku Endô. La honte, le remord et le péché ; la vieillesse et la mort ; la persécution des chrétiens, prêtes occidentaux ou japonais convertis au christianisme de la fin du XVIe siècle jusqu’à l’ère Meiji, un thème qui sera au cœur de ses plus grandes œuvres dont certaines seront portées par de nombreux réalisateurs au cinéma notamment « Silence » adapté par Masahiro Shinoda et Martin Scorsese. (lire notre chronique)
L’écrivain japonais n’a eu de cesse, en effet, de regarder, d’approfondir et ciseler, telles les facettes d’un mystérieux diamant, le sens que l’homme pouvait apporter à la douleur que celle-ci soit physique ou psychique, à la foi, la conversion, le pardon, voire au reniement ou à l’apostasie. Des sujets forts, ancrés dans la chair de l’homme qui interpellent et questionnent le lecteur à chaque nouvelle… Shûsaku Endô n’oublie pas non plus l’amour, mais souvent avec ce même absolu qui l’obsède, tel l’amour de cette femme qui passera sa vie à attendre et à rêver de l’homme qu’elle aime et qui donne avec beaucoup de justesse son nom « Une femme nommée Shizu » à ce beau recueil.
 


Dans « Le fleuve sacré », paru en 1993, Shûsaku Endô change de décors et de paysage pour l’Inde. Là, un groupe de touristes japonais accompagné de leur guide vient découvrir l’Inde et le Gange. De voyage touristique, ce dernier prendra vite les couleurs d’un voyage spirituel où chacun y interrogera son passé et sa vie. La belle Mitsuko se souviendra de cet étudiant, devenu depuis prêtre, qu’elle séduisit, jeune, à l’université et que lâchement elle abandonna ; Kiguchi ne pourra, lui, chasser de ses pensées ce qu’il dut, pour survivre, accepter de faire pendant la guerre de Birmanie… Nous retrouvons en ces pages les grands thèmes majeurs de l’auteur, les dilemmes posés par la vie, le remord et le péché, les religions et croyances, la mort et l’amour, cette profondeur qui ont fait toute la notoriété littéraire de Shûsaku Endô. Dans ce pays où le sacré est partout, où la mort habite les rives du Gange, chacun pourra-t-il retrouver la paix de l’esprit ? Isobe demeurera-t-il fidèle à la promesse consentie à son épouse disparue de la rejoindre dans sa prochaine réincarnation ?... Un grand roman japonais sur les rives du Gange, le fleuve de la réincarnation.

 

L.B.K.

 

Rye Curtis : « Kingdomtide », Éditions Gallmeister, 2021.
 


« J’ai cessé de formuler le moindre jugement sur quiconque, homme ou femme. Les gens sont ce qu’ils sont, et je ne crois pas qu’il y ait grand-chose à dire sur la question. Il y a vingt ans, j’aurai pu avoir une opinion différente, mais à l’époque, j’étais une Cloris Waldrip différente. J’aurai pu continuer à être la même Cloris Waldrip, celle que j’avais été pendant soixante-douze ans, si je n’étais pas tombée du ciel dans cet avion le dimanche 31 août 1986 ? C’est stupéfiant de constater qu’une femme peut approcher la fin de sa vie et découvrir qu’elle se connaît à peine elle-même. »
Que s’est-il passé ce dimanche 31 août 1986 ? Juste le crash de ce petit avion piloté par Terry qui devait emmener le couple Waldrip pour une virée de quelques jours de vacances où ils n’arriveront jamais… C’est Cloris Waldrip elle-même qui raconte son épopée, sa survie dans cet endroit si peu accueillant pendant de longues semaines. Elle se rappelle de tout ou pratiquement, du moment quand elle a appelé à l’aide avec la radio de l’avion sans savoir si quelqu’un l’entendrait, les ressources incroyables qu’elle a trouvées au plus profond d’elle jusqu’à sa sortie de cet enfer paradis où elle y a rencontré un ange gardien ou un fils de Satan… Qui sait ?
Il y a un ranger qui aurait vaguement entendu un appel et qui le fait savoir au ranger Debra Lewis, aimant le merlot plus qu’il n’en faut, mais qui résolue à la secourir car persuadée que cette Cloris a survécu à l’accident, et elle y mettra beaucoup d’énergie et de temps, çà du temps elle en a, mais il y a urgence…
Ce premier roman de Rye Curtis est aussi le récit de plusieurs personnages qui se cherchent, se télescopent, se séparent ou cherchent à survivre à leur vie en parallèle de cette vieille dame perdue dans cette montagne du Montana qui elle aussi cherche à survivre et se découvre si différente de ce que sa vie d’avant lui proposait d’être. Dépasser ses limites, remettre en cause son statut de civilisé, devenir une bête sauvage, choisir ou pas de revenir à la vie avec les cicatrices et blessures qu’auront laissées ces semaines d’errance. « C’est singulier comme l’esprit humain s’accroche. Un individu peut s’habituer à une situation, même si cette situation a pu d’abord lui paraître intolérable. » Roman initiatique, « Kingdomtide » est un récit parfois bizarre souvent drôle, tendre et humain.


Sylvie Génot Molinaro

 

« Les Tortues » de Loys Masson ; Préface d’Éric Dussert ; Coll. L’alambic, Éditions de L’Arbre vengeur, 2021.
 


Avec pour seul titre, comme une mortelle ou fatale carapace, « Les Tortues », c’est un fascinant roman signé Loys Masson, poète et écrivain mauricien disparu en 1969, que nous proposent aujourd’hui les éditions de « L’Arbre vengeur ». Paru en 1956, largement salué par la critique, l’auteur relate par la voix du narrateur l’histoire à la fois incroyable, captivante et monstrueuse vécue « par l’un des derniers aventuriers que connut notre monde ».
Une aventure dont se souvient le narrateur maintenant dans ses vanilliers et qui a commencé lorsqu’il s’est embarqué, encore jeune, à bord de la Rose de Mahé, un voilier faisant contrebande de tout… Et parce qu’il y eut alors, plus tard, les Seychelles, parce qu’il y eut aussi cette foutue et horrible épidémie de variole, parce qu’il fallait bien un alibi au capitaine Eckardt pour mettre la main sur ce fabuleux trésor… Il est aujourd’hui avec Bazire le seul survivant. Bazire avec ses deux longs rictus de chaque côté de sa bouche sans lèvres. Mais, comment reparler avec lui de cet obsessionnel cauchemar, de cette cargaison, de ces atroces tortues géantes, cuirasses aux yeux maléfiques ?
Loys Masson, résistant, chrétien et communiste, rédacteur en chef un temps aux Lettres françaises, adopte pour ce fascinant récit comme pour mieux saisir et piéger son lecteur un style narratif crescendo, tel le rêve prémonitoire que fit le narrateur adolescent. « Et soudain tout ce qui m’entourait, par un détail ou un autre, empruntait une analogie à la tortue – j’étais assiégé, pressé, enveloppé par un monde de tortues, une éternité de tortues ; je hurlais et me réveillais. Mais l’angoisse avait été telle que la fièvre bientôt surgissait. » Lugubres augures que rien dans le récit ne pourra conjurer...
Les références bibliques y sont nombreuses, et les tortues que le narrateur hait plus que tout y sont plus horribles et monstrueuses encore que le serpent. Mais, si nous sommes certes loin de la fameuse et précieuse tortue de Robert de Montesquieu ou de celle plus littéraire de Huysmans, on ne saurait cependant à la lecture de ce roman oublier que Loys Masson était aussi un grand poète, et nombre de passages nous le rappellent. Bien plus, la force obsessionnelle et fascinante du récit impose aussi de reconnaître qu’il fut aussi un grand romancier. Aussi, est-ce fort injustement que Loys Masson soit aujourd’hui quelque peu oublié. Pourtant, il fut en son temps sans réserve comparé à Herman Melville – dont il s’inspira pour ce roman, et à Conrad. Avec « Les Tortues », souligne Éric Dussert dans sa préface, « son importance s’impose avec fulgurance. On constate que sa littérature est libre et puissante comme une mer démontée, et que, comme un orage équatorial, elle balaye les idées préconçues ».
On ne peut donc que saluer cette belle initiative des éditions de l’Arbre vengeur de rééditer « Les Tortues » et de permettre ainsi aux lecteurs non seulement de redécouvrir ce roman des plus captivants, mais aussi son auteur, Loys Masson.


L.B.K.

 

Peter Swanson : « Huit Crimes parfaits », Éditions Gallmeister, 2021.
 


Le crime parfait… C’est bien ce que voudrait concrétiser chaque criminel, que ce soit un fantasme ou une réalité, non ? Peut-on se retrouver soi-même pris au piège de ce désir ? C’est peut-être ce qu’il pourrait arriver au personnage principal du nouveau roman de Peter Swanson dont le titre « Huit crimes parfaits » sonne déjà comme un gros titre de presse de faits divers. Seulement, il y a une enquête ouverte sur une possibilité de crimes en série, qui elle n’a rien d’un article pour journal à ragots… « La porte d’entrée s’ouvrit et j’entendis l’agente du FBI taper ses pieds sur le paillasson. La neige commençait juste à tomber et une rafale d’air lourd s’engouffra à l’intérieur du magasin. La porte se referma derrière l’employée fédérale. Elle devait être à deux pas lorsqu’elle m’avait appelé car cela ne faisait pas plus de cinq minutes que j’avais accepté de la rencontrer. J’étais seul dans la librairie. Je ne sais plus très bien pourquoi j’avais décidé d’ouvrir ce matin. » Je, c’est Malcom Kershaw, propriétaire de la libraire Old Devils, spécialisée dans les livres d’occasion et neufs. Pourquoi l’agent spécial Gwen Mulvey est-elle venue le rencontrer avec autant d’empressement et si tôt ? « J’aimerais que vous m’accordiez un peu de votre temps pour répondre à quelques questions – D’accord – Maintenant, c’est possible ? – Eh bien, oui. » Ce matin, l’agent Mulvey venait lui demander s’il était au courant de ce qui était arrivé à Merle Callahan, présentatrice du journal télévisé local, retrouvée tuée par balle dans sa maison, il y avait déjà un an et demi… Et Jay Bradshaw ? Et Ethan Byrd ? Apparemment ces trois meurtres restés non élucidés seraient liés… « Je m’adresse au spécialiste des romans policiers. Je réfléchis un moment, les yeux levés vers le plafond. – Eh bien, je dirai qu’ils me font penser à un scénario de fiction, à une histoire de tueur en série par exemple ou à un roman d’Agatha Christie. » Voilà que l’enquête est relancée car il y a une forte similitude entre la liste des romans proposée par Malcolm et ce qui s’était déroulé depuis la mort de la première victime. « Vous voulez bien me dire pourquoi vous m’interrogez ? – Elle tira une feuille de son sac en cuir. – Vous souvenez-vous d’une liste que vous aviez composée pour le blog de cette librairie, en 2004 ? Une liste intitulée « Huit crimes parfaits » ? » C’est donc pour cela que Gwen est venue voir Malcolm, comme une sorte d’expert de ces livres qui sont, nul doute, ces huit préférés et qu’il a partagés avec des dizaines ou des centaines de lecteurs du blog de la librairie…
À partir de là, Peter Swanson nous embarque avec lui dans cette enquête qui va remuer autant de fantômes du passé que de questionnements, dont le premier : Serait-il possible qu’un tueur s’inspire de cette liste aujourd’hui ? Si oui, pourquoi ? Dans quel but ? S’agit-il d’un homme, d’une femme ou de plusieurs criminels… Quel peut en être le ou les motifs ? En 342 pages, ce récit écrit avec l’intelligence du suspens surprend et fait monter d’un cran chaque nouveau chapitre. Comme les enquêteurs, le lecteur avance, recule, croit avoir trouvé une solution, voir compris l’intrigue, et hop, retour à la réflexion, car non, ce n’est pas aussi évident… Les nerfs à fleur de peau jusqu’au dénouement de l’enquête, c’est un roman que l’on ne peut quitter…
 

Sylvie Génot Molinaro
 

Virgile : « Le souci de la terre (Géorgiques) » ; Traduit du latin et présenté par Frédéric Boyer, Poésie Gallimard, 2024.
 


« Le souci de la terre », c’est un titre inspirant qu’a retenu Frédéric Boyer pour cette belle traduction des « Géorgiques » de Virgile. Cette œuvre bien connue des amoureux de la littérature classique antique, plus souvent citée que lue, pose en effet un regard à la fois tendre et rigoureux, ému et réaliste sur les rapports entretenus entre la nature et l’homme. Bien plus qu’un traité agronomique, cet éloge du sensible ne se transforme pas pour autant en vision béate, Virgile étant bien trop conscient que la nature peut offrir des faces aussi sombres que radieuses.
Frédéric Boyer a su se saisir de la poésie omniprésente née des vers de Virgile, une poésie offrant des respirations indispensables après les terribles guerres civiles ayant fragilisé la République romaine. Les épisodes sombres ne manquent pas en effet en cette fin de régime qui connaîtra l’assassinat de César et les premières années troublées de l’ère augustéenne. Aussi, ainsi que le souligne justement Frédéric Boyer dans sa préface, cet éloge de la terre italienne a valeur métaphorique, ce souci des choses, le soin à apporter à ce qui importe, loin des fastes inutiles de la cour. Beauté, fugacité, caractère éphémère de la vie rejoignant par certains aspects les préoccupations des stoïciens, tout fait signe dans la poésie de Virgile jusqu’à la métaphore finale de la société des abeilles.
Le travail gigantesque réalisé par Frédéric Boyer entravé par des deuils personnels prend ainsi valeur initiatique, son élan étant de proposer une forme moderne de lecture sans pour autant renier le souffle virgilien. Autant dire que l’entreprise est réussie, la présente traduction instaurant dès les premières pages un lien étroit entre le lecteur contemporain et la poésie classique, à l’image de ce « Printemps neuf – Quand fond l’eau glacée des montagnes blanches – Le vent défait le sol poudreux »… Ce long poème de près de 2 000 vers commandé par l’ami de Virgile, Mécène, nous invite à méditer sur la vie, la mort, les liens entre la nature malmenée par les guerres et les hommes. Une réflexion poétique servie par une traduction inspirée qui trouvera bien entendu de nombreux échos contemporains auprès du lecteur.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Mark Haskell Smith : « Mémoires »; Traduit de l’américain par Julien Guérif, Editions Gallmeister, 2024.
 


« J’essaye de me convaincre que le changement est la seule constance de l’existence – Héraclite » écrit Amy Elshof, à la fin d’une lettre destinée à Olivier, son éditeur. C’est à cette journaliste sans gros revenus, un peu déprimée, à qui cet Olivier a confié l’écriture de la biographie de Mark Haskell Smith, lui-même, auteur peu connu, taiseux et semblant être agoraphobe, vivant en Grèce ou ailleurs, dont la vie pourrait ne pas sembler très intéressante du point de vue d’un lecteur potentiel. Tout ceci pouvant se discuter, mais au-delà de cette commande, Amy accepte surtout pour l’argent et pour voyager sans frais aussi ! « Les écrivains ont toujours besoin d’argent ? C’est notre talon d’Achille », dira-t-elle.
Là commence alors un polar déjanté, drôle et haletant, fourmillant de personnages connus, de références de lecture, citations tombées à pique, de dialogues envolés et caustiques, de situations à rebondissements surprenants. Enlèvements, courses à travers l’Europe, services secrets ou pas, CIA ou pas, grands plans de la Tech ou pas, noms familiers des puissants du web, affaires louches, rumeurs louches, tentatives d’assassinats… Meurtres… Qui manipule qui ? « J’ai toujours su repérer les signes avant-coureurs et les mauvais présages. Je sens venir l’orage, et je m’attends souvent au pire… Dans la vie, on n’est jamais sûr de rien. », pensera-t-elle aussi.
Qu’Amy n’ai pas suivi son intuition nous régale en tant que lecteur, car sans sa soif de curiosité et de l’appât du gain, Mark Haskell Smith n’aurait pas pu nous embarquer comme auteur et sujet dans cette fiction qui prend intelligemment en compte certains paradoxes actuels de nos sociétés. Donc qui est ce Smith ? Que cache-t-il ? Qui sont ceux qui le poursuivent et pourquoi ? Jusqu’où Amy est-elle prête à aller pour atteindre ou pas son objectif et acceptera-t-elle les paramètres et dégâts collatéraux ? Le lecteur suit l’enquête journalistique que mène Amy pour la biographie commandée mais la bobine du fil de cette histoire lui échappe et le dérapage semble inévitable… « Mais prenons un peu de recul et pensons à ce que Nietzsche aurait eu à dire du dilemme auquel je me trouvai confrontée. Il se demandait si ce qu’on appelle quelqu’un de bien est l’opposé de quelqu’un de mauvais. S’agit-il de deux caractéristiques distinctes ou de deux facettes d’une même personne ? Il n’est pas absurde d’admettre que les gens sont à la fois bons et mauvais… » CQFD non ?
« Avez-vous déjà entendu votre cœur battre à l’intérieur de votre tête ? C’est exactement ce que j’ai ressenti. J’ai cru que ma vie était terminée. Ce n’était manifestement pas le cas. »

 

Sylvie Génot-Molinaro

 

Yannis Ritsos : « Grécité » ; Édition définitive ; Texte français de Jacques Lacarrière ; Illustrations d’Alecos Fassianos. 40 p., 14 x 22 cm, Editions Fata Morgana, 2023.
 


La poésie de Yannis Ritsos (1901-1990) ne peut laisser indifférent quiconque aspire à la liberté, celle des mots et de l’esprit. Tendu vers une quête perpétuelle d’amour et de fierté, héritée de ses ancêtres, Ritsos ne livre pas une poésie de combat même si un grand nombre de ses vers ont été repris par le grand musicien Theodorakis comme refrain de la lutte contre l’oppression, mais bien une ode à l’insoumission. Le verbe de « Grécité » n’échappe pas à ce souffle libertaire où « ces cœurs ne peuvent se rassasier que de justice ». Mais réduire le poète à cette seule dimension – essentielle malgré tout chez lui – serait encore lui faire injustice, les images retenues, les associations rapprochées concourent à un souffle unique de la poésie grecque conduisant à ce chant puisé à l’antique.
« Grécité » se veut la réaction poétique de Ritsos à la dictature des colonels de 1967 à 1974, régime pourtant si opposé à la démocratie née sur ces rivages et qui le conduira à être déporté dans les îles de longues années. Le soleil, la chaleur, la lumière aveuglante bannissent tout entre-deux : « Ce pays est aussi dur que le silence » et « Quelle épée tranchera le courage / Quelle clé fermera le portail de ton cœur / Le portail grand ouvert sur les jardins étoilés de Dieu ? ». Chaque vers de « Grécité » trouve un écho dans la musicalité des images admirablement bien rendue par la traduction de Jacques Lacarrière, hellène de cœur sinon de sang. Nul étonnement dès lors que le rébétiko – ce chant plaintif né dans les années 20 du siècle passé – ne se soit saisi de cette poésie pour en tirer de magnifiques mélodies. Un souffle à découvrir dans cette belle édition illustrée par les dessins du grand peintre grec Alecos Fassionos.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Frédéric Wandelère : « Divers ennemis du réveil - Dix-sept poëmes pour Martin Steinrück », Editions Arcades Ambo, 2024.
 


Le poète suisse Frédéric Wandelère dont nous avions déjà pu apprécier en ces colonnes « La Compagnie capricieuse » parue à La Dogana, réunit aujourd’hui « Dix-sept poëmes pour Martin Steinrück » aux éditions Arcades Ambo. Goûtant aux instants transitoires entre songes et éveil, l’auteur explore ces sensations qui rôdent près du sommeil, sans que l’on sache si elles relèvent du rêve ou de la conscience :


« Dans un demi-sommeil, je rêve et je ne rêve pas ;
Je tiens un livre en main, relâché ce n’est rien ;
La chose évanouie je la retrouve telle
De l’autre côté de mes yeux clos. »


Sa poésie sait se saisir de cette fugacité qui sied tant à son auteur, Frédéric Wandelère, et dans laquelle il excelle à rendre les nuances d’un thé ou d’une porcelaine avec cette même acuité qu’il convoque pour observer un nuage ou des fleurs. Cette vision ne se veut pas bucolique pour autant, ce qui pourrait sembler trop convenu, mais privilégie plutôt un art de l’incertitude propice aux « choses transitoires » chères à Robert de Montesquiou : « Durer, ne pas durer ; s’éteindre, s’oublier, renaître. »…
L’éphémère onirique scruté par une attitude vigilante, tel pourrait être l’un des maîtres mots de ce recueil d’une sobriété secrète. Ces vers sont telle une armée des songes qui sollicite le poète comme tenterait de le faire un peintre sur sa toile ; touches discrètes, lavis discrets, effleurements des mots à la surface des pages.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Chateaubriand : « Voyage en Italie », Coll. Folio Classique, Editions Gallimard, 2024.
 


Chateaubriand a laissé des pages inoubliables nées de ses multiples voyages, pour certains au long cours (Amérique, Jérusalem…), d’autres plus proches tel celui effectué en Italie de 1803 à 1804. Ce sont ces pérégrinations, toujours inspirées, que l’écrivain livre en ces pages en des notations souvent prises sur le vif – mais aussi parfois héritées de ses prédécesseurs… Nature, art et société se conjuguent souvent en des réflexions alternant entre méditations philosophiques et remémorations historiques. La solitude pointe de temps à autre dans cette campagne romaine que l’on croirait désertée des ses habitants et où sourdent ici ou là quelques mélancolies propres à Chateaubriand et voilant quelque peu le soleil d’Italie. Les ruines omniprésentes, si elles savent encore parler à l’érudit de la langue latine qu’était Chateaubriand, accentuent encore ce sentiment de solitude et de silence oppressant. Le voyageur s’émeut à l’approche de la Ville Éternelle : « la multitude des souvenirs, l’abondance des sentiments vous oppressent ; votre âme est bouleversée à l’aspect de cette Rome qui a recueilli deux fois la succession du monde, comme héritière de Saturne et de Jacob ». Nul effroi pourtant quant à cette sourde impression, mais plutôt un contraste saisissant entre la grandeur passée omniprésente rapportée à sa découverte vingt siècles plus tard. La poésie récurrente dans ces pages atténue cependant les notes pessimistes qui, à l’image de l’Ecclésiaste, soulignent la vanité humaine qui ressort de ces ruines… Quelques belles pages encore, moins sombres, lorsque Chateaubriand entrant dans une petite chapelle esseulée bâtie sur les ruines de la villa de Varus se mit à prier en silence en communion avec un autre homme qui lui sembla si malheureux qu’il ne se hasarda à aucune parole. Chacun de ces pas en terre italienne convoque les siècles révolus tout autant que les années passées de l’écrivain, une longue marche initiatique à laquelle Chateaubriand convie son lecteur entre mélancolie et joie esthétique.

 

« Pierre loti – Mon mal j’enchante – lettres d’ici et d’ailleurs (1866-1906) », éditions établie et présentée par Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, Éditions La Table Ronde, 2023.
 


Plaisir que de voyager avec Pierre Loti (1850-1923) au travers de ces « Lettres d’ici et d’ailleurs », sous-titre de cette belle édition établie et présentée par Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier. Une édition des plus soignées réunissant un choix de lettres, pas moins de 360 allant de 1866 alors que Loti est encore jeune adolescent chez ses parents jusqu’en 1906, année à partir de laquelle ses courriers se font plus rares et essentiellement liés aux affaires. Des lettres qui livrent - ainsi que le soulignent les auteurs en leur introduction, un saisissant autoportrait ; et quel plaisir, en effet, pour le lecteur que de suivre au fil des années et voyages, d’abord Julien, puis Julien Viaud ou J. Viaud, avant que naisse pleinement à l’écriture Pierre, et enfin Pierre Loti ou P. Loti. Après quelques lettres de jeunesse, c’est très vite à partir de la capitale, puis de l’école navale que commence cette vie faite de voyages, d’écriture et de poésie… La correspondance de Pierre Loti est indissociable de sa vie d’écrivain, et ce, de son tout premier livre « Aziyadé » en 1879 aux « Désenchantées », son dernier ouvrage. Il faut dire que l’exercice épistolaire était pour Pierre Loti, né au XIXe siècle, « une habitude, un rite, une sorte de religion même », notent encore à juste titre Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier. L’écrivain n’hésitera d’ailleurs pas à redemander ses lettres pour les insérer ou les intercaler dans son journal intime (également publié à La Table Ronde). Aussi, le lecteur retrouvera-t-il en ces lettres les proches, les amantes et amis de l’écrivain, croisant Sarah Bernard, Élisabeth de Roumanie ou encore Émile Zola et bien d’autres encore, partageant ses sentiments, émotions, tristesses ou deuils…
Par cette belle édition et choix de lettres, c’est non seulement toute la vie de l’écrivain, de Pierre Loti qui se trouve ainsi donnée à lire, mais surtout un homme complexe qui se dévoile.

 

L.B.K.

 

Mario Rigoni Stern : « Histoire de Tönle » ; Nouvelle traduction de l‘italien par Laura Brignon, Coll. « Totem » n°233, Editions Gallmeister, 2023.

 

 

Si le nom de Mario Rigoni Stern est injustement peu connu en France, l’Italie a depuis longtemps, en revanche, célébré cette plume unique que salua en son temps le grand Primo Levi : « Le fait que Rigoni Stern existe est en soi miraculeux »… D’où vient ce miracle né ? À la fois d’une expérience de la vie et d’une sensibilité à fleur de peau qui transparaît à chaque page de « Histoire de Tönle » dans cette nouvelle traduction de Laura Brignon. Et c’est avec une plume affinée que l’écrivain explore en ces pages autant les tréfonds de l’âme humaine que les moindres aspérités du paysage montagneux de cette province de Vicence en Vénétie, où il naquit en 1921 à Asiago, et qu’il connaît intimement.
Engagé volontaire en 1938 dans les chasseurs alpins de l’armée italienne, Mario Rigoni Stern fera, en effet, rapidement corps avec cette montagne dont il livrera les sentiers et secrets dans ses romans notamment dans cette « Histoire de Tönle » qui comporte de nombreux éléments autobiographiques. À l’image du vieux berger, l’auteur s’échappera d’un camp de prisonniers et rentrera à pied dans son village natal par ces temps de guerre qui bouleversent les équilibres ancestraux. Ce qui était naguère acquis est remis en question par la folie des hommes alors que la nature, imperturbable, perpétue cet éternel cycle des saisons dont l’auteur livre toute la poésie.
Ce premier opus d’une trilogie du haut plateau saisit littéralement le lecteur non seulement pour l’évocation de cette nature sublime, mais également pour les liens puissants qu’elle suscite et fait naître entre les hommes malgré l’adversité. Un témoignage fort et sensible, rendu avec poésie par cette nouvelle traduction.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Mademoiselle Julie » d’August Strindberg ; Traduction et notes d’Alain Gnaedig ; Présentation de Ulf Peter Halberg ; Préface d’August Strindberg ; Coll. « folio Théâtre », Folio, 2023.
 


Nous ne pouvons que recommander cette nouvelle édition dans la collection « folio Théâtre » de la célèbre pièce « Mademoiselle Julie » du dramaturge suédois August Strindberg (1849-1912). Outre la riche présentation signée Ulf Peter Halberg, le lecteur appréciera également la traduction inédite et les notes d’Alain Gnaedig pour cette œuvre écrite en 1888. Huis clos dramatique jugé tout d’abord subversif, la pièce connaîtra un succès croissant au XXe siècle jusqu’à aujourd’hui et donnera lieu à de belles représentations, mais aussi à de nombreuses adaptations, ballets, cinéma ou encore TV ; on songe, bien sûr, à Juliette Binoche dans le rôle de Julie… Aussi, est-ce avec profit que le lecteur trouvera en fin de volume un riche dossier  concernant notamment l’« historique et (la) poétique de la mise en scène », ainsi qu’une préface signée de la main même d’August Strindberg exposant sa propre conception du théâtre.
Influencé par Zola, l’auteur a souhaité faire de « Mademoiselle Julie » une « tragédie naturaliste » ; Grinçante et glauque, la pièce met, en effet, en scène trois protagonistes dans des dialogues forts et tendus lors de la nuit de la fête de la Saint-Jean dans un château en Suède : Mademoiselle Julie, jeune aristocrate, fille du comte, emportée après sa rupture de fiançailles par les chants de fête entend séduire le domestique de son père, Jean ; ce dernier succombera-t-il, lui qui fut depuis toujours amoureux de Mademoiselle ? Enfin, pour témoin, Kristin, la cuisinière au cœur penchant pour Jean… Séduction, confrontations de classes, illusions et désillusions et sa fin tragique font de cette pièce une œuvre forte qui mérite à plus d’un titre d’être redécouverte.
 

L.B.K.

 

Sylvain Tesson : « Avec les fées » Collection Littérature, Éditions Des Équateurs , 2024.
 


Si Sylvain Tesson confesse ne plus croire aux fées, il leur consacre cependant ce dernier essai, sous forme de balade celtique poétique. Paradoxe ? Esprit de contradiction ? Point du tout, mais une quête inassouvie de ce Graal éternel, celui de la beauté et de ces nuances qui irisent notre quotidien, quotidien que nous ne savons plus voir, ainsi que le confiait le poète Maeterlinck cité en exergue : « C’est bien curieux les hommes… Depuis la mort des fées, ils n’y voient plus du tout et ne s’en doutent point. » Armé de sources classiques, celtiques et poétiques, d’un navire et de fidèles compagnons, notre Ulysse des temps modernes part à la recherche des fées, depuis la Galice espagnole jusqu’au sommet de l’Écosse en un arc bandé vers ce qui n’a pas encore totalement été dévasté par la modernité. Avec cette « qualité du réel révélée par une disposition du regard », l’auteur embarque pour une odyssée qui tient à la fois de l’introspection et de l’altérité, en un va-et-vient semblable à celle du reflux marin.
C’est en cabotant de criques en falaises, à la manière des anciens Celtes, que Sylvain Tesson part à la rencontre du surgissement du merveilleux, ces fées témoins d’un monde encore préservé de la dévastation. Dans ces pérégrinations qui tiennent à la fois de la confession poétique et de la quête éternelle de liberté, l’homme retrouve la beauté et l’adversité, le saisissement de forces qui le dépassent et simultanément cette osmose avec les éléments, seul moyen d’échapper au naufrage. Alors que très souvent les côtes dévastées par la « modernité » rendent impossible toute évasion de ce genre, c’est sur le fil séparant falaises et flots qu’évolue Sylvain Tesson en équilibriste du merveilleux…
Cet ouvrage nous emporte avec lui entre embruns marins, quelques rares rencontres humaines et surtout cette symphonie de varech, basalte, granit et iode qui ne cesse d’amplifier les accords au fil des pages.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Honoré de Balzac : « Honorine » dans une édition établie par Jacques Noiray, Coll. « Folio Classique », Éditions Folio, 2023.
 


« Honorine » est une captivante et longue nouvelle écrite par Balzac en 1842 et qui sera publiée dans « La Condition humaine » en 1845. Retenant, une nouvelle fois comme dans « La Femme abandonnée », la technique d’un récit dans le récit, Balzac tient son lecteur en haleine… avec l’histoire de l’étrange personnalité du Comte Octavio donnée à entendre lors d’une belle soirée genevoise, à ses hôtes, par son ancien secrétaire, devenu Consul de France. Il est vrai que le Comte Octavio suscite la curiosité, lui si calme, muré dans sa droiture et rigueur légendaire telle une ramure inviolable. Mais le lecteur apprendra grâce au récit de son ancien secrétaire, Maurice de Hostal, qu’il a été abandonné par sa belle et jeune épouse, partie pour un fugace amant qui l’a délaissée très vite à son tour… Histoire presque banale, me diriez-vous, si ce n’est que le Comte, inconsolable, prêt à tout pardonner pour qu’Honorine revienne, s’ingénie à la suivre et à lui faciliter la vie en arrangeant et payant sous couvert de prête-noms sa « liberté ». Jusqu’où sera-t-il prêt à aller pour qu’elle revienne ? … ira-t-il jusqu’à envoyer auprès d’elle son secrétaire, Maurice de Hostal, pour la convaincre de revenir ? Et quelle sera l’issue de ce récit que nous a donné à entendre le consul durant cette douce soirée genevoise ?
« Honorine » demeure un récit romanesque réjouissant de par la description de la personnalité des différents protagonistes : Le Comte Octavio, sombre et haut magistrat, intrigue et retient l’attention de son secrétaire par la préciosité de sa droiture et son inconsolable obstination ; la Comtesse fascine, quant à elle, par sa jeunesse, sa sensibilité et beauté, mais aussi par son orgueilleux effacement, se croyant libre, et jusqu’à la fin, cet infaillible honneur ; enfin, Maurice de Hostal, ce secrétaire, devenu consul, notre narrateur, et dont on ne pouvait prévoir un tel dévouement et fidélité.
Balzac joue avec son lecteur, brouillant les sentiments et multipliant les angles. On y retrouve, certes, la hauteur d’âme, l’honneur, mais aussi la passion, la possession, la rigidité des sentiments et des jugements… Et si, comme toujours, Balzac éblouit par la finesse et la profondeur de sa plume, « Honorine », ainsi que le souligne d’emblée Jacques Noray dans sa préface, demeure « sans doute un des textes les plus riches, les plus ambigus, les plus étranges, les plus inquiétants aussi de « La Comédie humaine » (…) ». Balzac se vantera d’avoir composé cette longue nouvelle en seulement trois jours.
 

L.B.K.

 

Pierre Bouretz : "Sur Dante", Coll. « NRF Essais », Editions Gallimard, 2023.
 


C’est à une lecture de Dante – qui n’aurait pas déplu au célèbre compositeur Frantz Liszt ! - à laquelle nous convie le philosophe Pierre Bouretz en un essai aussi passionnant qu’exigeant paru aux éditions Gallimard. L’auteur nous rappelle que si le grand poète florentin s’inscrit dans le Moyen Âge (XII°-XIII° siècles), son oeuvre et sa pensée se projettent, quant à elles, bien au-delà préfigurant en cela déjà les Temps modernes.
La Comédie n’est pas seulement, en effet, qu’un chef-d’œuvre poétique, ce que l’on retient habituellement, mais bien le fruit de la pensée d’action de son auteur prônant, à l’opposé des théologiens de son temps, « une humanitas universalis » définie par l’unité d’un intellect qui le rapproche de l’héritage aristotélicien, ainsi que le souligne Pierre Bouretz. La Comédie peut être ainsi comprise comme un voyage dans l’au-delà où serait éclairé tout ce que ses contemporains souhaitaient découvrir à partir de cette expérience dans le pays des morts : « Auteur impliqué dans son récit, il promettrait enfin de tout raconter de la façon la plus exacte, établissant un régime de vérité sans exemple dans le registre de la fiction poétique », relève encore Pierre Bouretz.
Avec cette grande œuvre, il n’est plus question de fiction ni de mythe, mais de déployer l’éventail des passions : amour, politique, philosophie… Cette « expérience » proposée par le grand poète italien se veut la plus étendue possible, et pour cela Dante retient la langue vernaculaire et non point le latin usuel à son époque parmi les élites. Grâce à des procédés comme l’emploi de terza rima conférant une musicalité au texte propice à sa meilleure réception, Dante élargit ainsi encore le cercle de ses lecteurs. Mais c’est surtout quant à la manière employée pour dévoiler ces vérités de l’au-delà que réside l’originalité de l’œuvre en ayant recours à un poète païen en la personne de Virgile, ce qui n’était guère attendu en son siècle chrétien…
L’essai de Pierre Bouretz montre combien Dante par la forme poétique et la fiction cherche en fait à transposer les thèses défendues dans ses écrits politiques et philosophiques (« Banquet », « Monarchia »). Cette pensée résolument hostile aux abus du pouvoir de l’Église et opposée à cette ingérence du pape Boniface VIII sur les communes toscanes ne pouvait que susciter une réaction violente puisque Dante sera condamné à l’exil et ses biens confisqués. Aussi le legs de Dante doit-il tout aussi bien s’entendre sur le plan poétique avec la Comédie le classant parmi les plus grandes œuvres du Moyen Âge, mais également sur le plan philosophique et politique justifiant selon Pierre Bouretz que le poète soit ainsi placé « au début d’une histoire des Lumières » pour sa clairvoyance. Un ouvrage qui invite donc son lecteur à une lecture instructive et vivifiante de Dante.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Julien Gracq : « La Maison », postface de Maël Guesdon et Marie de Quatrebarbes, Coll. Domaine français, 84 p. Editions Corti, 2023.

 

 

Un inédit de Julien Gracq demeure toujours un évènement, surtout lorsqu’il s’agit d’un manuscrit travaillé selon la légendaire rigueur de son auteur, en témoignent les deux versions successives en fac-similé qui accompagnent cette publication aux éditions Corti. Celui qui avait refusé le prix Goncourt qu’on souhaitait lui décerner en 1951 pour « le Rivage des Syrtes » a probablement rédigé ce court récit dans les années d’après-guerre, mais celui-ci semble n’avoir trouvé place dans les publications envisagées alors par Gracq, ainsi que le relèvent dans leur postface à l’ouvrage Maël Guesdon et Marie de Quatrebarbes.
Les éditions Corti ont historiquement accompagné l'auteur qui avait refusé que ses livres paraissent en format poche, aussi n’est-il pas surprenant que ces dernières publient aujourd’hui ce court récit d’une trentaine de pages enfoui jusqu’à présent dans les archives de l’écrivain. Un texte court, mais qui concentre de manière serrée et diablement efficace cet art de la contemplation unique dans lequel excellait l’auteur de « Au château d’Argol » paru en 1938. En un récit passant progressivement d’un certain réalisme à un univers presque onirique, Gracq transporte son lecteur en un cheminement étrange fait d’attractions et de répulsions entremêlées. À l’image de cette végétation retournée à l’état sauvage, le contraste saisissant de cette maison que le narrateur pensait abandonnée surprend tout autant qu’il intrigue. En une conjugaison d’images associant attirance, effroi, curiosité, sensualité et émoi, « La Maison » déploie un éventail de sensations dont le lecteur ne ressortira pas indemne, à l’instar du narrateur…

 

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

 

Geneviève Haroche-Bouzinac : « Madame de Sévigné », Coll. « Grandes Biographies », Editions Flammarion, 2023.
 


C’est une biographie fort plaisante et des plus informées consacrée à Madame de Sévigné que signe Geneviève Haroche-Bouzinac aux éditions Flammarion. L’auteur n’en est pas à son premier coup de maître, et a déjà publié de nombreuses biographies notamment « La vie mouvementée d’Henriette Campan » ou encore « Louise de Vilmorin, une vie de bohème », Grand Prix, entre autre, de la biographie littéraire de l’Académie française en 2020. Professeur émérite de l’Université d’Orléans, Geneviève Haroche-Bouzinac est directrice de la revue Epistolaire, c’est donc à une plume aisée et avertie que s’est vue confiée Marie de Rabutin-Chantal, marquise de Sévigné.
Et il faut le reconnaître, l’histoire de France, de la Cour et des campagnes de ce XVIIe siècle prend dans ces jeux d’écriture et de miroirs des siècles un relief tout particulier plein de saveurs. Il est vrai que si la marquise de Sévigné eut, par choix après un veuvage précoce, une existence rangée avant tout tournée vers ses enfants et plus particulièrement sa fille, Françoise, sa vie n’en fut pas pour autant terne ! Cette grande épistolière qui sut si bien alterner vie de Cour et vie de château à la campagne, exerça déjà en son temps par son charme et son style une fascination constante, multipliant les prétendants et non des moindres, admirée par les peintres et plus encore célébrée par les poètes, amie de madame de Lafayette, de la grande Mademoiselle, etc. Comment une telle fascination pouvait-elle ne pas perdurer jusqu’à nos jours enchantant par ses lettres des générations !
En compagnie de celle qui naquit le 5 février 1626 à Paris et qui s’étreindra un 17 avril 1696 au château de Grignan, le lecteur traverse ainsi véritablement le Grand Siècle, guerres et révoltes, mais aussi dîners, théâtres, opéras et vie littéraire ou encore entend vanter les vertus du chocolat ou de l’eau de Vichy…
Ce sera surtout lors du mariage et de l’éloignement de sa fille que le rôle d’épistolière à la fois intime et publiquement célébré prendra dans la vie de la marquise de Sévigné toute son importance. Et si ses lettres se voulaient des divertissements, cette biographie en garde le caractère avec ses précieuses précisions, ses digressions parfois cocasses, ses « menus faits et anecdotes » pour reprendre un de ses sous-titres. Bref, c’est un régal, un voyage dans le faste du Grand Siècle et cette France du XVIIe siècle ; Mais, comment pouvait-il en être autrement en si bonne compagnie !
 

L.B.K.

 

« La Vie de Léon Tolstoï ; Une expérience de lecture » d’Andreï Zorine, traduit du russe par Jean-Baptiste Godon, 250 p., Editions des Syrtes, 2023.
 


A noter cette biographie inspirée consacrée à « La vie de Léon Tolstoï » et signée d’Andreï Zorine aux éditions des Syrtes, première biographie depuis la fin de l’Union soviétique à être traduite en langue française – ici, par Jean-Baptiste Godon. Un ouvrage allant à l’essentiel sans pour autant omettre les parts sombres de cette vie faite de convictions et de passions que fut celle de Lev Nikolaïevitch Tolstoï (1828-1910). L’auteur, spécialiste de l’histoire de la culture russe, a fait choix à juste titre de ne pas distinguer le « Tolstoï écrivain » du « Tolstoï homme » ou du « Tolstoï spirituel ».
Personnalité complexe, changeante, mais aussi sensible qu’engagée et passionnée, Tolstoï mérite en effet d’être découvert tant en sa qualité de grand écrivain russe que l’on connaît qu’en sa qualité d’homme, de philosophe et d’homme spirituellement engagé qu’il était aussi ; lui, qui perçut « l’absurdité de l’existence », Tolstoï ne pouvait se résigner à une vie rectiligne sans doutes ni questionnements ou remises en cause.
L’auteur, conscient des difficultés biographiques que revêt cette vie tumultueuse faite d’élans, de tournants, d’introspection et de dépressions, a su éviter bien des écueils en multipliant et croisant ses sources, pour nombres d’entre elles peu connues, voire inédites. C’est donc toutes les facettes, et par là même, toute la richesse de l’un des plus grands écrivains russes, personnalité entière, que le lecteur découvrira en ces pages : un enfant sensible, mais anxieux, un jeune homme aristocrate ambitieux et versatile, un époux et père aimant mais difficile, un homme plus qu’engagé aux gouffres profonds, écrivain novateur et génial, auteur d’une œuvre protéiforme – « La Guerre et la paix » ; « Anna Karénine » ; nouvelles, contes, etc., pédagogue plus que de raison, philosophe et prophète controversé. Un Tolstoï qui tenta tant de fois de s’enfuir et qui s’est « enfui », pour de bon, un jour de novembre 1910...
C’est cette incroyable, bouillonnante et passionnante vie, « cette pensée continuellement en mouvement » que nous donne à lire dans un style clair et concis Andreï Zorine, un défi plus que réussi !

L.B.K.

 

Blaise Cendrars : « Trop c’est trop » ; Edition présentée et annotée par Claude Leroy, Folio, Editions Gallimard, 2022.
 


Les amateurs de Blaise Cendrars apprécieront assurément cette parution en FOLIO de ces nouvelles réunies sous le titre « Trop c’est trop » présentées et annotées par Claude Leroy. Pas moins de dix-sept histoires, plus vraies que natures, articles de presse, contes, nouvelles et portraits, un recueil publié au début de 1957 et que l’auteur lui-même qualifiait de « presse-papier ». On y retrouve ce voyageur infatigable et ce non moins intarissable conteur que fut Blaise Cendrars. « Au début de 1957, toute la presse s’accorde (…) pour saluer le retour du Cendrars de l’Homme foudroyé ou de Bourlinguer, tel qu’on l’attendait, fidèle à sa réputation d’aventurier, d’arpenteur du monde entier et de chercheur d’or. » écrit Claude Leroy dans sa présentation au recueil.
Et c’est si vrai ! Le lecteur, en effet, s’il est curieux, se laissera volontiers entraîner dans ces contrées de littérature, ces théâtres notamment emplis de couleurs que sont les paysages du Brésil ou encore ces Noëls des quatre coins du monde… Aussi curieux qu’attentif à son époque, de Brasilia, de Rio à Paris, Blaise Cendrars joue et se joue, enjambant frontières et espaces, tel un magicien n’ayant qu’une préoccupation celle de captiver, de transporter et de faire voyager en sa compagnie son lecteur. « Le voici de retour, tel que l’a façonné une légende de poète-voyageur…» écrit encore en sa présentation Claude Leroy.
 

L.B.K.

 

Yves Bonnefoy : « Œuvres poétiques », Édition d'Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot, Bibliothèque de la Pléiade, n° 667, 1808 p., Editions Gallimard, 2023.
 


Yves Bonnefoy qui nous a quittés en 2016 (lire l’interview accordée à notre revue) compte parmi les poètes majeurs des XXe et XXIe siècles. Poète incontournable mais aussi traducteur apprécié, sans oublier sa plume d’essayiste aussi exigeante qu’inspirée, Yves Bonnefoy trouve sa pleine consécration avec la parution de ses Œuvres poétiques dans la collection de La Pléiade aux éditions Gallimard à laquelle il attachait une grande importance ; une édition établie par Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Théolot et à laquelle le poète collabora lui-même au seuil de sa vie.
Daniel Lançon et Patrick Née rappellent en avant-propos cette polarité entre deux lieux qui conduisit Yves Bonnefoy à cet attrait pour l’ailleurs, « j’ai souvent éprouvé un sentiment d’inquiétude à des carrefours » confiait-il dans l’incipit de L’Arrière-pays. « Cette idée d’une réalité supérieure, je la crois inhérente à tout commencement poétique, en effet. Et plus vite et plus fortement on la forme, et plus facilement on a chance d’en faire cette critique qui est le sérieux de la poésie » confiait-il encore lors de notre entretien. Son attirance pour une autre façon d’appréhender et de vivre la réalité humaine allait désormais nourrir sa poésie en un perpétuel rêve d’essence métaphysique tout en insistant sur le fait que « ce rêve n’est pas la vérité, et la poésie, qui le subit de plein fouet, a pour vocation de percer à jour cet illusoire. De reconnaître qu’est plus haute lumière ce que Rimbaud nommait la « réalité rugueuse » ; ou ce que Baudelaire vivait dans la misère des jours avec celle qui « essuyait son front baigné de sueur et rafraîchissait ses lèvres parcheminées par la fièvre ».
Cette image d’« un homme au rêve habitué » en référence à Mallarmé sied particulièrement à la personnalité d’Yves Bonnefoy selon l’essai ciselé d’Alain Madeleine-Perdrillat en introduction. La lecture de la chronologie du poète donnera le vertige au lecteur, défilent les années et les centres d’intérêt multiples du poète, de l’essayiste, du traducteur, du critique d’art et tant d’autres contributions encore au monde de la culture et de la pensée.
Adoptant une présentation chronologique des œuvres, le présent volume de La Pléiade fort de plus mille huit cents pages permet de suivre la maturation du poète, même si ce choix conduisit à « éclater » certains recueils de temporalités différentes. Le lecteur pourra ainsi découvrir en ces pages toute la force poétique de la parole, cette unité de la poésie comme expérience du monde chère à Yves Bonnefoy, qu’il s’agisse des premiers recueils « Le Cœur-espace » (1945 et 1961), « Traité du pianiste » (1946) jusqu’à ses derniers livres « Ensemble encore » et « L’Écharpe rouge » publiés l’année de sa disparition en 2016. A leur lecture, l’unicité et le multiple sous-tendent la poésie de Bonnefoy en de nombreux plans intriqués :

« Et de qui aima une image,
Le regard a beau désirer,
La voix demeure brisée,
La parole est pleine de cendres.
»
(« Une pierre » 1993 p. 682)

Ou encore :

« Qui désespère, qu’il entre ici, c’est plus qu’un dieu
Cet absolu qui erra dans la flamme.
Ce fut presque de l’être, ce vent qui prit

Dans la calcination d’une lumière.
Aimez ce sanctuaire, mes amis,
Où se dénouent les signes, c’est presque l’aube
».
(« Après le feu » 2016, p. 1058)

La prose, enfin, accompagnera également les découvertes dans ce précieux volume ainsi que ses traductions qui sont considérées de nos jours comme incontournables et dont on se délectera en compagnie de Shakespeare, Celan, Yeats, Leopardi, mais aussi Pétrarque ou Emily Dickinson, reflets de l’immense culture et sensibilité du poète au service des autres poètes. En ce perpétuel travail de résurrection des mots, Yves Bonnefoy nous invite à cette lucidité créatrice dont il fut le représentant le plus sensible.

 

Philippe-Emmannuel Krautter

 

« Kokin waka shû - Recueil de poèmes japonais d’hier et d’aujourd’hui » ; Introduction et traduction de Michel Vieillard-Baron, 520 p., Éditions Belles Lettres, 2022.
 


Classique parmi les classiques, le Kokin waka shû remonte aux origines de la poésie japonaise puisque ce recueil fut commandé par l’empereur Daigo au tout début du Xe siècle… Les éditions Les Belles Lettres et le traducteur, Michel Vieillard-Baron, professeur à l’Inalco ont eu l’heureuse idée de rendre disponible cette somme incontournable au lecteur français.
Ce fort volume constitue en effet l’une des premières compilations de poésie japonaise réalisée par quatre des plus éminents poètes de cette époque à savoir: Ki No Tomonori, Ki no Tsurayuki, Ōshikōshi no Mitsune et Mibu no Tadamine. Par cette décision à la fois culturelle et politique, l’empereur souhaitait en cette période de renaissance de la poésie nationale (waka) en souligner l’héritage classique sur laquelle elle reposait depuis le milieu du VIIIe s. Ce ne sont pas moins de mille cent onze poèmes qui se trouvèrent dès lors réunis dans ce recueil répondant pour la plupart d’entre eux à la forme tanka de 31 syllabes. Fait original à relever, parmi les cent vingt-deux poètes présents dans ce volume, vingt-six femmes y figurent en bonne place, signe de leur importance dans le monde lettré à cette lointaine époque.
Contrairement à ce que la forme d’anthologie pourrait laisser penser, ce recueil répond à une certaine organisation et logique interne, abandonnant la présentation chronologique pour lui préférer des sections thématiques telles les saisons si chères à la sensibilité japonaise ; sensibilité encore extrêmement présente aujourd’hui, ainsi que le relève Michel Vieillard-Baron dans sa préface. Le lecteur remarquera également la proximité qui réunissait poésie chinoise et japonaise, le Kokin waka shû ayant été introduit à l’époque par deux préfaces, l’une rédigée en chinois par Ki No Yoshimochi et l’autre en japonais par Ki no Tsurayuki.
Pour mieux apprécier la richesse et les évolutions successives de cette poésie exigeante et néanmoins si inspirante, le lecteur lira avec profit la très complète étude préliminaire préfaçant le recueil. Un ouvrage indispensable non seulement à la découverte de la poésie japonaise mais également à la pleine appréciation de la culture japonaise d’hier et d’aujourd’hui.
 

Kamo no Chômei, Urabe Kenkô Cahiers de l’ermitage, Trad. du japonais par Sauveur Candau, Charles Grosbois et Tomiko Yoshida. Édition et préface de Zéno Bianu
Extrait de Les heures oisives suivi de Notes de ma cabane de moine (Connaissance de l’Orient)
Collection Folio Sagesses (n° 7159), Gallimard, 2022.

 


Ce petit recueil paru dans la collection Folio sagesses livre en seulement une centaine de pages un concentré de méditation et d’ascèse bouddhique remarquable. En réunissant en effet les deux maîtres Urabe Kenkô et Kamo no Chômei, Zéno Bianu qui signe ici une passionnante préface, offre en effet une belle leçon sur la voie du renoncement menée par ces deux grands poètes ermites. Abandon des passions, mépris de la haine tout autant que de la crainte, imaginer sa vie aussi éphémère que la forme d’un nuage dans le ciel, telle est la précieuse leçon livrée en ces pages inspirantes. Il ne s’agit pas d’un éloge d’une vie creuse, mais bien du plaisir éprouvé par la richesse d’une pleine conscience de tous les instants ainsi que le rappelle Kamo no Chômei : « Depuis que j’ai quitté le monde, et que j’ai choisi la voie du renoncement, je me sens libre de toute haine comme de toute crainte ». Place est alors faite à la contemplation du quotidien, ces petits riens que les deux poètes exaltent et posent au-dessus de tous les tracas du monde. Des instants précieux pour la plupart du temps constitués de contemplation de la nature, de gestes du quotidien telle l’édification pour le moins minimaliste de la fameuse cabane du moine…
Cet ascétisme que l’on retrouve dans le bouddhisme zen n’est pas non plus sans rappeler celui prôné par le stoïcisme à maintes occasions notamment dans ce passage où Urabe Kenkô dédaigne ces lieux avec « trop d’objets autour de soi, trop de pinceaux sur l’écritoire, trop de bouddhas sur l’autel domestique, trop de pierres, de plantes et d’arbres dans le jardin… » Antidote à notre quotidien anxieux et surabondant de biens matériels, cette lecture devrait apporter un vent d’air frais et bien venu...

 

Robert Desnos : « Poèmes de minuit, inédits 1936-1940 » ; Préface de Thierry Clermont, Coll. Poésie Seghers, 176 p., 135 x 210 mm, Editions Seghers, 2023.
 


C’est par une confession de Robert Desnos (1900-1945), étonnamment lucide, que débute la préface de Thierry Clermont aux Poèmes de Minuit (1936-1940), des poèmes inédits du poète et publiés aux éditions Seghers. Quelque temps seulement avant d’être arrêté par la Gestapo, puis déporté avant de mourir du typhus un mois après la libération du camp de concentration de Theresienstadt, Robert Desnos faisait ainsi remarquer : « Ce que j’écris ici ou ailleurs n’intéressera sans doute dans l’avenir que quelques curieux, espacés au long des années. Tous les vingt-cinq ou trente ans on exhumera dans des publications confidentielles mon nom et quelques extraits, toujours les mêmes » !
Espérons que la publication de ces inédits datés des dernières années du poète invalideront ce jugement sévère et permettront à un plus grand nombre de découvrir le grand poète que fut Robert Desnos. La découverte de ces inédits inattendus mais si bien venus est due à la sagacité du passionné des lettres Jacques Letertre qui dirige aujourd’hui la Société des Hôtels Littéraires. Ce collectionneur et bibliophile impénitent a acquis de manière quelque peu fortuite ces manuscrits contenant ces trésors, pas moins de 123 poèmes autographes dont, découverte incroyable, 86 inédits, sans titres et accompagnés de dessins du poète. Desnos s’était astreint dans ses dernières années à composer un poème chaque soir avant son sommeil. Dans ces pages souvent sombres et pourtant enclines à l’ironie, on trouvera aussi quelques saillies prémonitoires tel ce poème du 9 janvier 1936 :


« Sur cette terre
Moi j’aurai bien rigolé
Pas autant cependant si je ne meurs avant
»

Parmi ces traits d’humeur, ou d’humour, c’est selon, cet éternel amoureux des calembours goûte les évocations farfelues où quelque bizarre animal débarque soudainement dans un beau salon pour y semer une belle pagaille : « Fait son entrée – Se vautre sur les canapés – Attise le feu – Détraque la pendule »… « Drôle d’animal - Joli Salon », conclut Desnos, un portrait du poète ?...
Des questionnements épars rythment ces pages où animaux, personnages fantasques ou à peine masqués composent un panthéon éclectique dans lequel le poète puise son inspiration et se délecte. Ce panthéon s’avère en effet bien particulier où dérision rime avec émotion, gravité avec légèreté. Au terme de ce trop court parcours sur terre, le poète notera en guise d’épitaphe annonciatrice dans l’un de ses tout derniers poèmes : « Moi, incapable de reculer – Capable de me faire tuer – Plutôt que de céder un pouce – Pouce Pouce – Je ne joue plus »…
Une spontanéité réfléchie qui séduit et attire irrésistiblement, magie de Desnos !

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

François Gibault : « Céline », Nouvelle édition revue et corrigée, Collection Bouquins, 2022.
 


Les récents développements apportés par la redécouverte pour le moins rocambolesque des manuscrits disparus de Louis-Ferdinand Céline ainsi que le décès de Lucette Destouches son épouse en 2019 imposait assurément une actualisation de la principale biographie parue à ce jour en langue française et consacrée au célèbre écrivain. François Gibault proche de Lucette Destouches et exécuteur testamentaire de l’écrivain était mieux placé que quiconque pour présenter ce long parcours de Louis-Ferdinand Destouches depuis son plus jeune âge au passage de Choisel jusqu’à ses dernières années passées, reclus, sur les hauteurs de Meudon avec perroquet, chiens et épouse…
C’est à un monstre sacré des lettres françaises auquel s’est attaché Gibault dans cette nouvelle biographie revue et corrigée qui n’écarte aucun sujet fâcheux comme les accusations de collaboration et autres pamphlets antisémites que le biographe – avocat convaincu des causes tendancieuses – souhaitait voir republier par les éditions Gallimard…
La documentation de première main en raison de sa proximité immédiate du cercle de l’écrivain constitue en premier lieu l’intérêt de cette biographie des plus complètes avec plus de 900 pages. Mais l’intérêt de ce fort volume ne tient pas qu’à la qualité de ses sources tant le biographe tente à faire ressortir toute la cohérence du parcours de Céline en rapport avec son œuvre, et ce, malgré les impasses empruntées par l’écrivain et ses contradictions. Souhaitant faire la part des choses entre l’homme et l’écrivain, François Gibault dresse le portrait d’une personnalité à la fois complexe et plus humaine que ne l’ont souvent laissé les impressions rapides de ses caricatures. Resituant les outrances de l’homme à son époque, Guibault tente d’esquisser la personnalité de celui qui était à la fois capable de soigner les plus démunis sans contrepartie financière tout en étant capable de verser dans les délires antisémites les plus abjects. Céline dans ces pages apparaît avant tout comme l’un des écrivains majeurs du XXe siècle, ses romans demeurant le cœur névralgique de ces multiples développements biographiques auxquels ils sont intimement entremêlés.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Aldo LEOPOLD : « Almanach d’un comté des sables », Editions Gallmeister, 2022.
 


« Il y a ceux qui peuvent vivre coupés de la nature et ceux qui ne le peuvent pas.» Aldo Leopold est de ces derniers. Impossible pour lui de vivre hors du système qui nous maintient en vie, ce grand écosystème, et que l’homme se complait à rendre invivable. Pourtant, la nature se défend contre cet homme mécanisé et destructeur. Est-ce là un scénario pour un film ou un livre de fiction ? Est-ce la réalité de notre monde actuel et à venir… Ce pourrait être une posture de militant écologiste d’aujourd’hui, et pourtant c’est Aldo Leopold, né en 1877 et décédé en 1948, considéré comme le père des politiques de protection de l’environnement, qui écrivit ces textes réunis sous le titre « Almanach d’un comté des sables ».
Il se lève tôt, vit dans la nature, observe tout, des plantes aux animaux, des étoiles aux levers de soleil et tente de situer la véritable place que devrait occuper l’homme dans ce monde, en toute modestie, alors que le grand siècle de l’industrialisation se plaît à l’exploiter et le vider de sa substance. L’écologie n’est pas une question de petites fleurs. C’est tenter d’empêcher l’extinction du vivant. Observer, décrire, philosopher pourquoi pas, écouter, rendre compte, percevoir, contempler et espérer qu’une véritable prise de conscience mènera sur des chemins plus respectueux du vivant et par ricochet de nous même, c’est ce que l’on ressent au long des pages de cet almanach atypique.
Ces textes se lisent comme un traité de non-agression envers la nature et sous la plume d’Aldo Leopold transpire la poésie, le respect de la nature pleine et entière, de la plus petite créature jusqu’au cosmos, ressenti dans chaque cellule de nos corps poussières d’étoiles comme les physiciens le qualifieront plus tard. Que de résonnances actuelles ! Que de connaissances et de conscience écologique jamais entendues et considérées par les politiques, que de temps perdu qui ne se rattrapera jamais. La lucidité calme de l’auteur invite à réfléchir sur l’orientation hyper matérialiste de son époque et à opter pour réorienter ses besoins ou à détourner les biens matériels pour revenir à une meilleure compréhension de cet équilibre fragile du monde.
Il s’avère plus qu’urgent de mettre en place une éthique solide et rigoureuse pour ne plus jamais avoir à lire des phrases telles « la protection de l’environnement marque le pas parce qu’elle est incompatible avec notre concept abrahamique de la terre. Nous maltraitons celle-ci parce que nous la regardons comme notre propriété. Le jour où nous la verrons comme une communauté à laquelle nous appartenons, peut-être commencerons-nous à en user avec amour et respect. Il n’est pas d’autre alternative pour qu’elle survive à l’impact de l’homme mécanisé… Le fait que la terre est une communauté est le concept élémentaire de l’écologie, mais le fait qu’il faut l’aimer et la respecter est un prolongement de l’éthique. Que la terre produit une moisson esthétique est un fait connu de longue date, mais souvent oublié. »


Sylvie Génot Molinaro

 

« L’art du livre par André Suarès », Editions Fata Morgana, 2022.
 


C’est un délicieux opuscule signé André Suarès que nous livrent dans une édition des plus soignées, avec une typologie choisie et des lettrines retenues par Louis Jou en 1928, les éditions Fata Morgana. En de petits chapitres plus réjouissant les uns que les autres, l’auteur y fait l’éloge de « L’art du livre » ; avec cette passion incommensurable du beau et cette vison élitiste qui le caractérisent, comparant le livre à une œuvre architecturale des plus hautes, c’est une réflexion élégiaque sur le livre que le lecteur savourera ; remontant à la spécificité et beauté des incunables, soulignant l’évolution inévitable de l’imprimerie et du livre, c’est aussi une pensée visionnaire des plus surprenantes que nous donne à lire l’auteur.
Un petit bijou pour amoureux patenté de beaux livres, pour artisans imprimeurs et éditeurs sincères !

 

L.B.K.

 

Philippe Sollers "Graal" Collection Blanche, Gallimard, 2022.
 


Ni disciple des Monty Python, encore moins un vénérateur des Chevaliers de la fameuse table, Philippe Sollers, ou tout au moins le narrateur de son dernier roman, ne part pas en quête du Graal, mais l’a trouvé depuis bien longtemps… C’est en terre atlantide, jadis prospère et de nos jours cachée sous des immensités d’incertitudes et de révisionnismes, que se trouve la source de ce continent disparu « mais toujours actif atomiquement, et génétiquement dans l’ombre ». Comme à l’accoutumée, Sollers avance dans l’ombre, en plein soleil. Ce nouvel Atlante amoureux des îles sait que ces dernières sont reliées à ce royaume éternel, source vitale où puise ce jouisseur absolu. Mais nulle trivialité dans ces évocations – même si quelques détails dont Philippe Sollers a le secret pourront émoustiller ou choquer, c’est selon. Le propos est ailleurs et sert une voie, la fameuse voie, non rectiligne qui mène à la mort après avoir vraiment vécu. Être « l’unique roi de son royaume », avoir cette chance de parler une langue intérieure à l’heure de l’assourdissement général, sans oublier les initiations matriarcales, telles sont les directions qui mènent à ces continents disparus, éternel retour. Le roman confie à qui peut encore entendre et surtout lire : l’Atlante se ressent comme immémorial et cultive le secret comme le silence sans oublier son immense mémoire, qualités qui font cruellement défaut à notre amnésique quotidien. L’amour comme la foi composent ces espaces où le verbe se fait chair et habitavit in nobis ainsi que le rappelle saint Jean. Cette présence nourrit les plus grands artistes depuis les premiers temps de l’humanité, dès les premières grottes ornées. Nulle bondieuserie dans la pensée de Sollers, mais dans notre monde « dégraalisé », un mystère joyeux demeure que cultive l’auteur, ces pages en témoignent.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Jean-Yves Tadié : « Proust et la société », Éditions Gallimard, 2021.
 


C’est à la recherche d’un Proust dans son temps, dans sa société auquel nous convie Jean-Yves Tadié avec cet ouvrage « Proust et la société » qui vient de paraître aux éditions Gallimard. L’auteur nous dévoile, tour à tour, un Marcel Proust sociologue, géographe, historien ou encore psychologue. Le lecteur retrouvera ainsi Proust dans son milieu avec ses domestiques mais aussi le dandy regardant la société et « le peuple ». En ce tournant du siècle, on découvre également un Proust bien ancré dans le monde de la finance même si ses placements seront souvent malheureux et que l’écrivain se dit plus d’une fois exagérément ruiné… L’auteur revient ainsi sur les rapports que l’écrivain entretenait avec l’argent.
Mais, pour cet ouvrage, Jean-Yves Tadié ne s’est pas limité à nous révéler un Marcel Proust en son temps, il a également entendu faire dialoguer cette société contemporaine avec celle-là même de A la Recherche du temps perdu. Ce monde que dépeint et fit vivre avec sa sensibilité et ses émotions l’écrivain en des pages mémorables, modifiant, changeant noms et lieux tout en leur laissant une certaine part de réalité. Ce n’est pas un regard, mais des regards que livre la Recherche. Ainsi, Jean-Yves Tadié analyse-t-il « La France de 1871 et la famille de Marcel Proust » ou ces « Figures de la modernité », que l’on retrouve tout au long de la Recherche et que Marcel Proust, Alfred Agostinelli, mais aussi Albertine, connurent en leur temps. L’auteur ne souligne-t-il pas en son introduction que Marcel Proust fut « un prodigieux observateur, et, d’après les souvenirs de ses amis, dans les salons, les restaurants, voire les maisons closes, un enquêteur infatigable ». La Recherche rend compte d’une société, celle dans laquelle l’écrivain non seulement évolua, celle qu’il observa, scruta, mais aussi celle qu’il écrivit et imagina. Or, « la société décrite et analysée par Proust, parce qu’elle est représentée de manière symbolique, est encore vivante, et même « créatrice ». Les structures profondes échappent au temps et aux modes. Il y a une mode des modes qui, elle, ne se démode pas. », ajoute Jean-Yves Tadié.
Qu’il soit boursicoteur peu chanceux, technophile amoureux, géographe des lieux…, c’est le portrait d’un Marcel Proust moins connu, parfois inédit que convoque en ces pages Jean-Yves Tadié, et ce, pour le plus grand plaisir du lecteur.

 

L.B.K.

 

« André Suarès – Ports et rivages – Anthologie » ; Edition établie, présentée et annotée par Antoine de Rosny, 384 pages, « Les cahiers de la NRF », 2021.
 


Ravissement que de trouver réunis dans ces « Cahiers de la NRF » les écrits ayant pour fil directeur les « Ports et rivages » dans l’œuvre d’André Suarès. Deux mots qui à eux seuls évoquent bien des facettes de l’écrivain ; Les ports comme liens d’attache, telle Marseille, sa ville natale à laquelle il restera attaché, mais aussi les rivages, inséparables des ports, appels du large et de liberté. Suarès n’eut de cesse affectivement de chérir cette liberté dont il paya lourdement le prix toute sa vie. Si André Suarès fut épris de connaissances, d’art, de livres, s’il fut portraitiste, essayiste, visionnaire, s’il eut aussi pour passion la musique, l’écrivain - bien qu’établi à Paris, voua également un amour immodéré pour la mer. On songe, à l’Italie avec « Le voyage du Condottière » et à Venise ; On songe à la Bretagne avec « Le Livre de l’Émeraude » et, bien sûr « Marsiho », sa ville natale. N’a-t-il pas écrit « La mer est mon horizon : ailleurs je ne respire plus ». Et ne se définissait-il pas dans « Le voyage du Condottière » comme un « homme de la mer avant tout ».
Mais, cette quête de beauté si chère au poète, d’horizons et d’infini, d’indépendance qu’offrent « Les Ports et les rivages » ne saurait se limiter à ses œuvres les plus connues, l’écrivain fut en effet l’auteur sous divers pseudonymes de plus d’une centaine de livres, d’écrits publiés dans des revues, sans oublier ses carnets et une abondante correspondance. Aussi est-ce tout le mérite de cette belle anthologie, présentée et annotée par Antoine de Rosny, professeur de lettres classiques et membre du comité d’André Suarès que de mettre en valeur et nous encourager à découvrir ces joyaux de l’écrivain. Ce sont des « Ports et rivages » célébrés, contrastés, opposés, mais aimés ; Bretagne et Provence… Mais, aussi des ports rêvés, ceux des mers grecques et de la Sicile…
Des textes et poèmes choisis et accompagnés d’un riche appareil critique dans lesquels le lecteur retrouvera ce style inimitable qui fut celui d’André Suarès (1868-1948). Cette incomparable « sensibilité mise à peindre le vert Océan breton ou à décliner à l’envi l’inégalable bleu méditerranéen ! » écrit Antoine de Rosny dans sa présentation.

L.B.K.

 

Sibilla Aleramo : « Une femme », Éditions des Femmes, 2021.
 


« Depuis que j’avais lu une étude sur le mouvement féminin en Angleterre et dans les pays scandinaves, ces réflexions se développaient dans mon esprit avec insistance. J’ai immédiatement éprouvé une irrésistible sympathie pour ces créatures exaspérées qui protestaient au nom de la dignité de toutes, jusqu’à supprimer en elles les instincts les plus profonds : l’amour, la maternité, la grâce. Presque sans m’en apercevoir, mes pensées s’étaient arrêtées jour après jour sur ce mot : émancipation… »


Une vie se dessinait avec une certaine évidence pour cette jeune fille mais un événement totalement involontaire de sa part va tout bouleverser, l’amour inconditionnel qu’elle portait à son père et réciproquement, ses relations avec sa fratrie, son avenir même. Elle si curieuse de tout et qui semblait ne surtout pas vouloir répéter le schéma de vie de sa mère, qui doutait de la réalité de dieu dans une Italie du nord du début du XXe siècle, elle qui comprend vite que dans son milieu provincial et étriqué, aucune chance d’indépendance ne lui sera accordée. Cela lui prendra des années et des années, luttant contre un mari tyrannique et élevant au mieux son fils, des années de soumission et de révolte, des années de dépendance et de soif de liberté, des années de réflexion pour arriver à écrire. Et écrire lui fut salutaire, lui fit même gagner sa liberté totale certes au prix d’un sacrifice énorme, d’un renoncement innommable, d’un abandon dans la souffrance. Mais lorsque la vie lui souffle à l’oreille que sa place n’est pas dans ce modèle et que seule elle peut défier et s’émanciper de celui des hommes, alors il n’y a plus une minute à perdre, la vie trop courte lui montre la voie, celle qui fera de son avenir celui d’une femme autrice, politisée, d’une liberté intellectuelle qui la portera au rang international par ses écrits et ses luttes sociales. « Mon passé me semblait désormais avoir été commandé par une volonté impitoyablement sagace. Tout n’avait-il pas été disposé en effet pour préparer l’avenir ? »
Cette autobiographie publiée en 1906 après avoir quitté son mari et son fils prouva à chaque lectrice – et lecteur - que la liberté de pensée et d’agir en son âme et conscience pouvait être une véritable révolution et un mouvement réellement féministe en marche. « Qui avait donc le courage d’admettre certaines vérités et d’y confronter sa vie ? Pauvre petite vie mesquine et aveugle, à laquelle on tenait tant !… Chacun tenait son mensonge avec résignation…Les révoltes individuelles étaient stériles ou pernicieuses : les révoltes collectives étaient encore trop faibles, presque ridicules face à l’effroyable puissance du monstre à abattre ! Puis je commençais à me demander si la femme n’avait pas une part active à la misère sociale… » Sibilia Aleramo (1876/1960) est devenue une femme libre et active dans un homme exclusivement masculin et a ouvert, très certainement, la porte à bien d’autres femmes qui ont pris acte que l’émancipation était une volonté personnelle à mettre en marche quoi qu’il arrive.


Sylvie Génot Molinaro

 

« La Grande Grammaire du français » ; Sous la direction d’Anne Abeillé et Danièle Godard, Éditions Actes Sud - Imprimerie Nationale Éditions, 2021.
 


Véritable évènement dans le paysage éditorial français, la sortie de la Grande Grammaire du français (GGF) marque une étape essentielle quant aux outils disponibles sur ce sujet toujours délicat. Il n’est en effet un secret pour personne que la langue française s’avère complexe à maîtriser. Qu’il s’agisse de sa langue maternelle ou d’une langue secondaire, le français fourmille de subtilités délicates à mémoriser et autres pièges rendant son apprentissage souvent difficile. Mais ce sont ces difficultés qui ont concouru à sa richesse et ces multiples finesses autorisent une variété infinie de nuances dont la littérature s’est saisie avec la réussite que l’on sait. Fort de cette importance, les contributeurs de cette imposante grammaire en deux forts volumes sous la direction d’Anne Abeillé et Danièle Godard, en collaboration avec Annie Delaveau et Antoine Gautier offrent pour la première fois aux amoureux de la langue française un outil suffisamment ample et vaste expliquant toutes les virtualités de la syntaxe de la langue écrite, mais aussi parlée et contemporaine.
 

 

L’ouvrage n’a pas exclu parallèlement aux règles classiques les usages plus originaux constatés, faisant ainsi de cette recherche collective un véritable conservatoire de la langue. La GGF, ainsi qu’il faudra désormais la nommer, établit avec brio un état des lieux de la recherche et des usages depuis le milieu du XXe siècle jusqu’à nos jours, les débats ne manquant pas actuellement quant à certains usages en cours… Aussi la manière d’écrire des SMS, des billets d’un blog ou encore les diversités régionales sur l’usage du français sont des points abordés sur ces 2 628 pages en 20 chapitres. 30 000 exemples offrent un ensemble d’une étonnante richesse sous la forme de glossaire, index, tableaux, schémas, fiches et autres courbes mélodiques. La version numérique parallèle permet même d’écouter des exemples sonores !
Le lecteur ne lira bien évidemment pas cet ouvrage en deux volumes de la première page à la dernière, mais on ne saurait lui recommander de découvrir l’introduction passionnante consacrée à cette vaste question : « Qu’est-ce que le français ? ». Il découvrira alors le vaste rayonnement de cette langue très largement employée au-delà de l’Hexagone et de l’Outre-mer. Cette richesse posant une autre question « le » ou « les » français ? Les variations régionales et sociales peuvent laisser pencher vers une vision plurielle à partir de racines communes. Autre découverte, la version numérique parallèle à l’édition papier. Disponible soit en version eBook enrichies (ou PDF Web) soit en ligne, la GGF pouvant être consultée sur smartphone, tablette et ordinateur dans la mise en page originale de la version imprimée. La recherche d’un mot ou d’une notion rend bien entendu cet outil particulièrement précieux pour les étudiants, chercheurs et tout amoureux de la langue française.
Fruit d’un travail d’une trentaine d’années d’un collectif de 59 linguistes français et étrangers, la GGF établit ainsi pour la première fois en France un véritable outil scientifique de la langue française.
 

Dante - « La Divine Comédie », Trad. de l'italien par Jacqueline Risset. Édition publiée sous la direction de Carlo Ossola avec la collaboration de Jean-Pierre Ferrini, Luca Fiorentini, Ilaria Gallinaro et Pasquale Porro, Bibliothèque de la Pléiade, n° 659, 1488 pages, rel. Peau, 104 x 169 mm, Gallimard, 2021.
 


Dante Alighieri (1265-1321) dont nous fêtons le 700e anniversaire de sa disparition, témoigne à la fois des oppositions politiques de son temps (la lutte fratricide des guelfes à Florence), mais aussi de l’élévation de cette âme au-delà des contingences lors de son long exil. L’amour demeure au centre de cette œuvre gigantesque et foisonnante, celui magnifié pour la belle Béatrice et qui conduit le narrateur en un chemin souvent tortueux et périlleux dans les méandres de la vie et de la mort, en trois étapes de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis.
Dans cette chronique où la poésie s’entrelace aux dénonciations les plus triviales de son temps, Dante compose une ode annonciatrice de l’humanisme et conjuguant l’universalité du savoir. Cette poésie omniprésente de celui que l’on présente souvent comme le « père » de la langue italienne se trouve encore soulignée par une langue ouverte aux différentes influences, savantes ou régionales, de son temps comme en ses références antiques en compagnie de Virgile. Cette atemporalité de Dante confère à son œuvre cette magie qui dépasse les époques et touche le lecteur avec cette même acuité qu’une fresque de Michel-Ange, une musique inspirée des psaumes ou encore de Casella… Ainsi que le souligne Carlo Ossola dans sa préface : « La Comédie n’est pas un poème mystique, ce n’est pas un itinéraire sapiential ou initiatique, ni même une simple dette de fidélité envers Béatrice : c’est un accessus – aussi impraticable et limité soit-il – à la joie du regard. ». Cette œuvre inclassable convoque chaque lecteur a une appropriation, lente et exigeante, à emprunter personnellement cet itinéraire pour une connaissance de la vie et de l’après. Les premiers mots de la Comédie sont restés célèbres et témoignent de cet examen personnel : « Au milieu du chemin de notre vie – je me retrouvai par une forêt obscure, car la voie droite était perdue. » À la recherche de cette voie droite – symbole de l’espérance chrétienne – Dante offre de multiples rencontres les plus étonnantes souvent, troublantes d’autres fois. Le lecteur se nourrit de ces visions tantôt béatifiques, tantôt horrifiques, le 7e art n’a qu’à bien se tenir. Grâce à la belle traduction de Jacqueline Risset, le lecteur pourra progressivement franchir ces étapes et s’approcher des sens cachés de l’œuvre à l’image de ceux suggérés par le peintre Botticelli dans ses inoubliables illustrations de la Comédie.
 

Didier Ben Loulou : « Une année de solitude », Arnaud Bizalion Éditeur, 2021.
 


« Une année de solitude » en compagnie du photographe Didier Ben Loulou offre le temps de porter un regard à la fois introspectif et renouvelé sur la vie. A l’image de cet amandier en fleurs sur la terre esseulée donné à voir en couverture de l’ouvrage, ce sont des promesses riches de sens qui effleurent dans ces pages d’une rare profondeur. Le photographe croise le poète et la quête incessante de cette âme éprise d’absolu le conduit à la conjonction de la lettre et de l’image, croisée des chemins de laquelle nous sommes nés, à l’aune de la civilisation.
Point de sublimation artificielle mais une rare acuité sur le réel, ce qui ouvre les portes de la mémoire, celle des lieux toujours renouvelés et pourtant éternellement les mêmes. Ce paradoxe n’effraie pas l’artiste qui veille en Didier Ben Loulou et que ses photographies rappellent. L’homme retrouve la nature en ce qu’elle possède de plus fort, cet humus qui donne naissance et reprend la vie en un cycle aussi implacable que les amours défuntes. Sur une année, Didier Ben Loulou consigne en son journal ces bribes esseulées, le sens à donner à son travail, à sa vie, en une sensibilité à la fois profonde et cachée.
En cette quête de l’indicible, le photographe sait capter ces ondes qui le traversent, frontières toujours ténues entre profane et sacré si chères à Mircea Eliade. Dans les campagnes de Jérusalem, tout comme dans les ruelles de la Ville Sainte, ces signes croisent le chemin de cette âme blessée qui réapprend à vivre, renaissance dont la profondeur des photographies témoignent même si, pour une fois, ces dernières sont absentes de ce journal mais omniprésentes entre les lignes. C’est à ce cheminement auquel nous convie avec discrétion et poésie Didier Ben Loulou, une lente pérégrination dans les confins de notre for intérieur, un voyage intime et captivant.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Michel Leiris : « Journal (1922-1989) » ; Nouvelle édition Jean Jamin, revue et augmentée ; 1056 p., 103 ill., sous couverture illustrée, 140 x 205 mm, Collection Quarto, Éditions Gallimard, 2021.
 


Difficile de classer Michel Leiris, lui qui fut simultanément poète, écrivain, ethnographe et avant tout le témoin en alerte de son temps. Le témoignage qu’il laissa d’ailleurs à l’égard de son Journal s’avère symptomatique de cette difficulté de classement, alors même qu’il connut dans ses enquêtes ethnographiques le travail de fichiers de l’ethnologue : « Un livre qui ne serait ni journal intime ni œuvre en forme, ni récit autobiographique ni œuvre d’imagination, ni prose ni poésie, mais tout cela à la fois. Livre conçu de manière à pouvoir constituer un tout autonome à quelque moment qu’il soit interrompu, par la mort s’entend. Livre, donc, délibérément établi comme œuvre éventuellement posthume et perpétuel work in progress » (Journal, 26 septembre 1966). Les éditions Gallimard ont eu l’heureuse initiative de proposer cette œuvre inclassable dans la collection Quarto, ce témoignage allant de 1922 à 1989, un an avant sa disparition. L’intellectuel curieux de tout se souciait plus des autres que de son propre travail : « D’une certaine façon, je suis l’antihéros de mes écrits dits autobiographiques. Que voit-on, en effet, au centre de ceux-ci ? Un homme des plus quelconques, à la vie des plus quelconques, mais qui simplement sait se regarder et se raconter » (Journal, 18 novembre 1983). Et là réside certainement la qualité de l’auteur de ces notes prises au quotidien, une lucidité sans fards, ni masques, au gré de ses découvertes, de ses rencontres et discussions. Pourtant l’intellectuel « sait se regarder et se raconter » à l’image d’une enquête au long cours, l’objet de cette dernière étant ses humeurs, son goût immodéré pour les beaux costumes et vêtements sur mesure, ce soin apporté au paraître plus profond qu’il ne peut sembler de prime abord ainsi que le relève Jean Jamin qui le connût de 1976 à 1990 au musée de l’Homme. Entre poésie, confessions, ethnographie et autobiographie sans oublier les innombrables curiosités artistiques, Leiris consigne dans ce Journal ce qui fait signe, avec lui-même et dans le siècle dans lequel il s’inscrit. Ce souci extrême de l’attention vigilante surprend et séduit, sans réserve lorsque l’auteur lors d’un Tour d’Espagne en cargo en 1935 note : « Retrouver la source première… ». Phrase qui l’obsède comme un début poème… Leiris reste persuadé qu’il faut amadouer l’écriture en croyant à une certaine bonté des choses et des mots et, à défaut, s’abstenir ! Fort heureusement, sa perspicacité lui permet d’amadouer et de fléchir ces résistances. Si la poésie ne coule pas à flot - ce que ne souhaite pas Leiris - une complicité certaine se fait au fil des années, une poésie qui devient vite synonyme de liberté ainsi que le souligne Philippe Sollers qui releva chez lui cette phrase programmatique : « Je ne peux vivre que dans l’antithèse et le changement. » C’est ce que reflètent ces 1056 pages de notes éparses, avec parfois un seul titre de livre consigné, d’autres fois des idées plus complexes développées telles ces équations mathématiques pour le moins étranges sur les rapports entre le Moi, la Société et la Nature… (p. 285). Entre ces consignations, des rêves, beaucoup de rêves qui souvent en disent plus sur leur auteur que les notes diurnes.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Charles Juliet : « Pour plus de lumière ; Anthologie personnelle – 1990-2012 », Préface de Jean-Pierre Siméon, Collection Poésie/Gallimard, NRF, Éditions Gallimard, 2021.
 


En ces temps de sortie de crise et de lueur d’été, il faut découvrir ou relire la poésie de Charles Juliet. Pour ce faire, paraît aux éditions Poésie Gallimard une belle anthologie personnelle de 1990-2012, « Pour plus de lumière », un choix de poèmes extraits des nombreux recueils et minutieusement retenus par le poète lui-même. Présentés selon un ordre chronologique, la progression de cette anthologie reflète le cheminement du poète sur les sentiers escarpés et ardus tant des mots que de la vie. Issus du recueil « Affûts » de 1990, ils empruntent « L’Autre chemin » de 1991, allant du « Pays du Silence » (1992) ou d’ « A voix basse (1997) jusqu’au recueil « Moisson » de 2012.
Les titres confient à eux seuls cette réticence aux mots trop faciles, aux mots qui viennent, qui habitent ou hantent les vers mis à nu par le poète.

« Tu ne sais / où aller / comment t’y prendre / quel mot / quel geste/ pourrait / convenir / et ce qui / se propose/ d’emblée/ tu le rejettes/ tu gis / au plus / opaque / de ce qui / récuse / toute / réponse » (Fouilles – 1997).

La poésie de Charles Juliet puise, en effet, sa force et profondeur dans ce rapport aux mots fait de délicate retenue, d’extrême prudence et de sourde méfiance, mais aussi de cette invincible confiance en la poésie et l’écriture.

« attendre attendre / demeurer inerte / laisser s’approfondir / le silence / mais la faim ronge / s’exacerbe / voudrait me contraindre / à forcer le seuil / ne rien tenter / ne rien forcer / et d’un mouvement feutré / suspendre l’affût » (Moisson)

Et si la poésie de Charles Juliet peut paraître épurée, et à tort minimale, aucun de ces qualificatifs ne permet cependant de dire avec justesse, ainsi que le souligne en sa préface Jean-Pierre Siméon, la profondeur et le relief de la poésie de Charles Juliet. Celle-ci puise telle une encre sans fond à la douleur d’écrire, à la source même de l’être :

« Et à chaque voix nouvelle, remonter là où elle prend sa source. De déchiffrer ce qu’elle nous livre de l’être qui nous parle. » (« À voix basse »).

Affronter cette réticence en un combat incessant même si le poète se sent à la dérive ; Pourtant sur cette crête, allant de décennie en décennie, ce sont de belles « avancées », telles des « Moissons » « Pour plus de lumière », qui rythment les vers et poèmes de Charles Juliet ;

« oui, échapper au temps / à ce qui alourdit / nous tient reclus / pouvoir nous déployer / dans l’immense » (Moisson – 2012).
 

LBK

 

François MAURIAC : « Le Bloc-notes » - Tome 1 & 2 - Préface de JEAN-LUC BARRE, Coll. Bouquins La Collection, Éditions Robert Laffont, 2020.
 

 


François Mauriac compte assurément parmi les classiques de la littérature française du siècle dernier. Mais son travail journalistique se trouvait jusqu’à cette monumentale parution dans la Collection Bouquins quelque peu plus confidentiel. Si les lecteurs plus âgés pouvaient encore se souvenir des chroniques régulières tenues par le célèbre éditorialiste à l’Express, puis au Figaro, les plus jeunes ignorent souvent tout de son fameux « Bloc-notes », pourtant tant apprécié. Cet esprit vif et acerbe sut rapidement imaginer, en effet, son propre style, devenu depuis un classique et imité, celui de l’écrivain-journaliste. Doté d’un jugement critique sans concessions, quel que soit le parti politique visé, ses analyses touchaient la plupart du temps au cœur non seulement des pouvoirs en place, mais aussi les institutions dont il avait décidé de dénoncer les abus et incompétences.
Mauriac bénéficiait de soutiens indéfectibles de personnalités importantes tels Pierre Mendès France ou le Général de Gaule. Revendiquant sans complexe sa foi chrétienne, il pouvait assumer une certaine « vocation d’irriter », ainsi que le souligne Jean-Luc Barré dans sa préface à ces deux volumineux volumes. Paradoxalement, si sa poésie et ses romans peuvent sembler à certains avoir quelque peu vieilli, son travail en tant que journaliste – même sur des faits pourtant ne relevant plus que de l’Histoire – a en revanche pris, pour sa part, toute son épaisseur.
Point de travail sur le terrain, ni d’enquêtes pour ces notes régulières, mais une appréhension du monde et de la société associée à l’acuité de son jugement et de sa subjectivité en une subtile alchimie. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver chez cet esprit que l’on aurait pu croire conservateur une farouche défense de la décolonisation… La justice et la charité participèrent de toutes ses dénonciations, bien avant les vagues des réseaux sociaux. Journaliste engagé à une époque où cette qualité exigeait du courage et pouvait même s’avérer physiquement périlleuse, François Mauriac compta parmi ceux qui savaient dire « non ».
Que peut trouver le lecteur du XXI siècle dans ces près de 2 700 pages ? Une formidable aventure de l’esprit sur le long terme, deux décennies d’histoire française allant de 1952 à 1970. Dans cet élan journalistique, l’écrivain transparaîtra bien entendu de temps à autre : « Si vaniteux que soit un auteur, il s’étonne toujours si ce qu’il écrit porte loin et porte haut » ; Avec la belle parution de ces deux volumes du Bloc-Notes que François Mauriac se rassure…
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Michel Orcel : « L’Anti-Faust ; suivi d’un Sonnet et de deux Idylles de Leopardi », Éditions Obsidiane, 2020.

 


Que guette le poète Goethe du haut de sa fenêtre romaine donnant sur le Corso ? La lumière ? L’inspiration ? Une avenante Romaine ? Seul le peintre et son ami Tischbein pourraient nous le confier, lui qui sut saisir sur le vif cet instant immortalisé ornant la couverture du dernier recueil de poésie « L’anti-Faust » de Michel Orcel… C’est à cette ouverture d’un monde intérieur, habité et fertile, auquel convient également ces poèmes inédits de Michel Orcel, dont l’œuvre vient d’être tout récemment couronnée par le Grand Prix de poésie de l’Académie française. Nos lecteurs connaissent bien l’inlassable traducteur de Dante, l’amoureux de l’Italie avec Gabriele d’Annunzio, l’énigmatique passionné du Coran ou le chantre de l’Opéra italien, mais avec ce dernier ouvrage, c’est le poète qui se dévoile en des vers où pointe le regard qui se retourne sur les traces laissées par la vie.
Nul désenchantement, nul larmoiement, mais une lucidité à la fois fragile et confiante. L’ironie pointe parfois à l’égard de ses aînés, la gravité aussi avec le lit funèbre. Les étoiles apparaissent ambiguës, elles dont les reflets vibrants retiennent le regard, tout autant qu’ils le questionnent. L’Anti-Faust participe de ce regard critique, celui qui interpelle la connaissance, et le savoir sans limites. L’homme rebelle sait, qu’à l’image de l’Ecclésiaste, tout n’est que vanité alors que le limes de nos certitudes se lézarde sous la plume du poète.
Des poèmes où s’entremêlent des liens à jamais indissociables, des strophes qui apostrophent sans concession et des vers, sans noir désespoir, ni folle inquiétude, échos de L’infini silence et de Leopardi :

« Tu es inquiète ? Sois rassurée :
le temps se dissipe comme tes charmes ;
te restent peu de jours à pleurer. »
(Sur une métaphore du Maître et Marguerite)

 

Philippe-Emmanuel Krautter

BEAUX LIVRES

et CATALOGUES D'EXPOSITION

 

« Le Réalisme » de Bertrand Tillier, Editions Citadelles & Mazenod, 2024.
 


S’il y avait bien un courant artistique qui manquait cruellement d’étude de fond récente, c’est assurément le mouvement réaliste, demeuré souvent parent pauvre dans l’histoire de la peinture. C’est aujourd’hui un manque enfin comblé avec cette remarquable étude signée Bertrand Tillier, historien d’art et professeur d’histoire contemporaine à l’université Paris 1 Sorbonne-Panthéon, et publiée aux éditions Citadelles et Mazenod. En huit grands thèmes majeurs, cette splendide parution tant par sa vaste et incomparable iconographie que par la richesse de son analyse donne, en effet, à voir et surtout à appréhender l’ensemble du « réalisme en son histoire ». Comme souvent, et ainsi que le souligne d’emblée l’auteur en son introduction, le « Réalisme » au titre de courant artistique puise ses racines dans la critique d’art et la réception houleuse de la peinture de Courbet, considéré de nos jours comme le père fondateur de ce mouvement qui devait s’imposer au XIXe siècle. Que recouvre, cependant, ce terme même de « Réalisme » ? Plus qu’une stricte définition, l’auteur insiste sur « Les conditions du réalisme » entre le goût de la réalité, la reproduction du réel et la quête de vérité. C’est dans la Révolution de 1848 que ce mouvement trouve un terreau plus que favorable, y puisant ses « aspirations modernes » et « s’appuyant sur la vie ». Courbet et Millet notamment furent alors « saisis par le spectacle de la vie contemporaine, par sa rudesse pittoresque ou par sa bonhomie, par sa nouveauté, par les grandeurs et les servitudes de la Plèbe » souligne Bertrand Tillier citant Focillon.

 

 

À ces peintres incontournables peuvent être encore ajoutés Géricault, Le Nain, La Tour… Présent dans bien des domaines que ce soit en littérature, en sculpture ou encore en sociologie, le réalisme doit être conjugué au pluriel. Mais, pour autant, il ne semble pas pouvoir être délimité comme étant le successeur du romantisme préludant le naturalisme, ainsi qu’en témoigne la subtile transition entre le réalisme et le naturalisme de Zola, thème que développe l’ouvrage dans son chapitre consacré « Aux mondes sociaux : du réalisme au nationalisme ». De même, le réalisme ne saurait être délimité à la France du XIXe siècle, ce dernier ayant su non seulement s’internationaliser avec nombre d’artistes dont Adolph von Menzel ou Wilhelm Leibl pour l’Allemagne ou encore W.Homer ( qui illustre notamment une des faces du coffret) pour les États-Unis, mais ayant su également largement déborder sur le XXe siècle. L’ouvrage se referme ainsi sur cette toile d’André Fougeron « Retour du marché » de 1955 ou encore cette toile représentant « Louis Aragon et Elsa Triolet » de Boris Taslitzky également de 1955.
C’est cette belle complexité et mise ne perspective que nous propose justement de découvrir par cette captivante publication Bertrand Tillier.
 

« Marco Polo, Le Livre des merveilles » ; Sous la direction de Marie-Thérèse Grousset, Marie Hélène Tesnière et Jean Richard ; Cartonné, 24.5 x 32 cm, 240 p., 150 ill., Éditions In Fine, 2024.
 


« Marco Polo, Le Livre des merveilles », un titre loin d’être usurpé car c’est sans conteste un ouvrage aussi magnifique que passionnant qui vient de paraître aux éditions In Fine à l’occasion du 700e anniversaire de la mort du célèbre voyageur vénitien (1254-1324). Le lecteur y découvrira, ainsi que l’annonce son titre, un des ouvrages enluminés les plus merveilleux et célèbres du Moyen-Âge : Ce fabuleux livre (inséré dans le « Livre des merveilles ») écrit et enluminé au XIIIe siècle et qui conte les extraordinaires voyages et surtout découvertes de Marco Polo en Orient.
L’auteur, Rustichello da Pisa, compagnon de captivité du célèbre explorateur, fut fait prisonnier par les Génois à la toute fin du XIIIe siècle. Il est vrai que la vie du célèbre marchand et diplomate vénitien, haute en couleur puisqu’il fut le premier à ouvrir la voie vers l’Asie dans le dernier quart du XIIIe et première moitié du XIVe siècle, se prête particulièrement bien tant au récit qu’à son illustration.
C’est la transcription intégrale de ce manuscrit avec ses enluminures extrait du « Livre des Merveilles » dont l’original est conservé actuellement à la BNF de Paris (Ms.fr.2810) que le lecteur pourra, émerveillé, découvrir en ces pages dans une traduction de Marie-Hélène Tesnière, conservateur général au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France ; un récit captivant digne des plus grandes épopées – mais pouvait-il en être autrement !, présenté, ici, par Marie-Thérese Gousset, chargée de recherche au service des manuscrits médiévaux du Département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France.
L’ouvrage publié aujourd’hui aux éditions In Fine offre également une description des 84 scènes enluminées réalisées par le non moins célèbre maître Boucicaut et son atelier, suivi d’un instructif essai de Jean Richard, historien et archiviste paléologue, Professeur à l’Université de Dijon. C’est donc un beau voyage que nous proposent avec cet ouvrage les éditions In Fine car, ainsi que le souligne Jean Richard : « Marco Polo, toutefois, ne propose pas seulement d’émerveiller ses lecteurs – ou auditeurs – en les éblouissant par l’énumération de tout ce qui peut paraître étonnant. Il veut aussi leur faire connaître la réalité du monde qu’il a lui-même découvert. D’où le titre qu’il a donné à son livre : « le Devisement du monde ».
Une belle initiative de publication qui enchantera bien des lecteurs et qui ne peut qu’être saluée.
 

« Miró, un brasier de signes » ; Catalogue officiel de l’exposition éponyme au musée de Grenoble en partenariat avec le Centre Pompidou sous la direction de Sophie Bernard et Aurélie Verdier, Éditions In Fine, 2024.
 


À retenir le riche catalogue officiel accompagnant l’exposition consacrée à Joan Miró (1893-1983) au musée de Grenoble en partenariat avec le Centre Pompidou. Intitulé à juste titre « Un brasier de signes », reprenant ainsi l’expression de son biographe le poète Jacques Dupin, l’ouvrage sous la direction des deux commissaires Sophie Bernard et Aurélie Verdier livre tant au regard qu’à la lecture une très belle mise en perspective de l’œuvre de l’artiste catalan. Jean-Christophe Bailly revient dès les premières pages dans sa contribution sur cette origine : « Brève excursion au Pays de Miro », avant qu’Aurélie Verdier ne s’attache, pour sa part, à l’enfance de l’artiste et les premières années de son parcours artistique entre Barcelone, Montroig et Paris.
Le lecteur découvrira, ainsi, au fil des chapitres et pages l’extraordinaire liberté créatrice de l’artiste. C’est dans le milieu des années 1920 que Joan Miró trouvera au contact des surréalistes notamment Robert Desnos et Michel Leiris avec ses « Peintures de rêve » la reconnaissance artistique et développera toute sa poétique avant le tournant décisif de 1956 avec son installation à Palma de Majorque ; Sophie Bernard retient notamment pour sa contribution cet angle original et fécond du « Langage d’Éros – Surréalisme, inconscient, élan vital et féminin dans l’œuvre de Miró », alors que Juan José Lahuerta offre, quant à lui, un beau focus sur « « Anti-peinture et « danseuses espagnoles » de Joan Miró ».
À partir de 1960, enfin installé dans son atelier de Majorque, Miró renouvelle alors son langage plastique et poétique ; c’est dans ces années 1960-1961 que seront peints les trois grands « Bleu » I, II et III. Habité d’une grande puissance intérieure créatrice, il n’aura alors de cesse de créer, peindre, mais aussi sculpter, appréhendant la céramique, la résine ou encore les vitraux, etc., avec cette extraordinaire énergie tellurique ou cosmique, une énergie comme puisée de l’île… et qu’il le mènera à enchaîner jusqu’à sa disparition à Palma de Majorque en 1983 les expositions tant nationales qu’internationales.
L’ouvrage donne, enfin, à voir en seconde partie l’ensemble des œuvres de Joan Miró provenant de la collection du Centre Pompidou, offrant ainsi au regard et à l’analyse les grandes périodes et l’évolution créatrice de l’artiste. Un catalogue aussi riche qu’incontournable.

 

« L’art des icônes » de Tania Velmans, Citadelles & Mazenod éditions, 2023.
 


Un ouvrage incontournable signé de la spécialiste internationale de l’art byzantin, Tania Velmans, vient de paraître aux éditions Citadelles & Mazenod. Ce sera l’occasion de comprendre combien le mot icône se laisse plus difficilement appréhender qu’il n’y paraît de prime abord. Son orthographe, en premier, marque sa singularité par rapport à la peinture. Ce substantif féminin peut revêtir un accent circonflexe lorsqu’il est écrit par les académiciens, mais le perd aussi vite chez de nombreux auteurs qui n’hésitent pas à l’omettre suivant en cela la réforme de l’orthographe ! L’étymologie nous apprend, en revanche, sans équivoque que le mot vient du grec eikôn qui renvoie à l’idée d’image, de statue ou de portrait. L’icône est ainsi une représentation religieuse sous forme picturale déposée sur un panneau de bois (ce qui la distingue des fresques également peintes), représentation qui acquière alors une valeur symbolique et sacrée.
Mais l’auteur dans cette somme didactique remarquable souligne dès les débuts de son propos combien il est nécessaire d’entrer dans la compréhension de cet art bien particulier au risque de perdre des pans entiers de sa signification. Si au 1er siècle de notre ère, et probablement à l’époque même de Jésus, des icônes auraient commencé à circuler représentant le Christ et par la suite la Vierge, ces images ne nous sont malheureusement pas parvenues, non seulement en raison de la fragilité même de leur support, mais surtout en raison de l’iconoclasme. Ainsi que le rappelle Tania Velmans dans un chapitre consacré à cette question, cette doctrine s’opposera farouchement au culte des icônes aux VIII° et IX° siècles et conduira à la destruction d’un très grand nombre de peintures sacrées.

 

 

Ces pratiques iconophobes démontrent ainsi que cette création laisse rarement indifférent. Ferveur pieuse devant laquelle le croyant se signe, porte même parfois des gants pour la toucher, l’icône est beaucoup plus qu’une représentation religieuse, attitude vénérée dans la tradition orthodoxe, plus éloignée de la sensibilité catholique et protestante.
L’auteur explore ainsi la sacralisation progressive de cette image mobile byzantine tout en rappelant ses fonctions. Les plus anciennes icônes parvenues jusqu’à nous remontent au VI° siècle, c'est-à-dire au Bas-Empire et correspond à la fin de l’Empire romain. Les références littéraires que l’on peut retrouver avant cette date semblent plus concerner des icônes « descriptives » que réellement sacrées. C’est donc à partir du VI° siècle que l’art de l’icône prend son essor avec un culte de plus en plus marqué. Elles ne sont plus des objets de mémoire mais de véritables entités de dévotion à part entière. Elles pourront même être miraculeuses dans certains cas, notamment celles qui sont estimées comme n’étant pas faites de la main de l’homme (acheiropoiètos). Le christ pantocrator (tout puissant) ou encore la Vierge Hodigitria (qui montre le chemin) entreront dans les canons les plus anciens de l’art de l’icône. Après la période macédonienne caractérisée par des canons artistiques très stricts, le XI° siècle va en effet glisser vers un style plus austère, chargé d’accentuer l’aspect spirituel des représentations peintes. Le XII° siècle infléchira cette évolution avec des représentations plus chaleureuses telle la très belle Vierge Eléousa peinte à Constantinople, si célèbre par les nombreuses reproductions qui en seront faites et qui évoque une mère pleine de tendresse à l’égard de son petit enfant lové entre ses bras. La solennité de la représentation s’efface en effet pour ouvrir à une dimension de miséricorde particulièrement émouvante. Le styles des Comnènes analysé par l’auteur souligne combien l’art des icônes en ce XIIe s. connaît un style délicat et une force d’expression encore jamais réalisés ainsi qu’il ressort de l’icône « Le Miracle de Chonae » appartenant au monastère Sainte-Catherine du Mont Sinaï.
Au terme de cette somme remarquable, le dernier chapitre retrace le rayonnement de l’icône non seulement dans l’espace mais aussi selon les siècles, témoignant ainsi de l’importance de cet art trop souvent méconnu.
 

« Poésies d’Emily Dickinson – Illustrées par la peinture moderniste américaine » ; Edition bilingue anglais/français ; Traduction et notes de Françoise Delphy ; Préface de Lou Doillon ; Direction scientifique de l’iconographie et introduction d’Anna Hiddleston ; Relié sous coffret illustré, 412 pages, 24.5 x 33 cm, Editions Diane de Selliers, 2023.
 


Quel plus grand plaisir que de retrouver la poésie d’Emily Dickinson dans cette magnifique édition illustrée par les plus grands artistes de la peinture moderniste américaine de la première moitié du XXe siècle. Quels artistes pouvaient, en effet, mieux dialoguer avec l’une des plus grandes poétesses américaines du XIXe siècle ? À cette poésie empreinte à la fois de légèreté et de profondeur, d’audace et de mélancolie, d’irrévérence et d’éternité, c’est effectivement avec la même musique, rythmes, mais aussi silences que viennent répondre ces immenses paysages, l’éternité de ces ciels et larges horizons dans ce bouleversement des couleurs… Des œuvres signées, ici, par plus de 60 artistes américains dont Edward Hopper, Charles Burchfield, Georgia O’Keeffe ou encore Charles Burchfield dont l’aquarelle « Butterfly Festival » aux milles papillons multicolores offrent un écrin de choix pour le coffret de cette édition d’exception : « Au nom de l’Abeille – / Et du Papillon – / Et de la Brise – Amen ! ».

 

Rockwell Kent, « Azopardo River », 1922,

huile sur toile, 86,7 × 111,8 cm The Phillips Collection, Washington


Une poésie de lumière et d’ombre, ainsi que le souligne dans son avant-propos l’éditrice Diane de Selliers : « L’aube, le crépuscule, la vie et la naissance, les saisons, les vagues de l’âme, la mort, l’aspiration à l’éternité. » Le lecteur retrouvera, en effet, dans ce dialogue œuvre / Poésie toute l’irrévérencieuse sensibilité et modernité de la poésie d’Emily Dickinson dans un choix de pas moins de 162 poèmes présentés en anglais et traduits pour cette édition avec cette même sensibilité par Françoise Delphy, spécialiste d’Emily Dickinson. Un merveilleux et fructueux dialogue que relève d’emblée Anna Hiddleston dans son introduction « Des mots à la peinture : Emily Dickinson et le modernisme américain ».

 

Georgia O'Keeffe, Grey Blue and Black - Pink Circle, 1929,

 huile sur toile, 91.4x121.9 cm, Dallas museum of art, Dallas
 

Au fil des pages, c’est en effet toute l’émotion de l’univers d’Emily Dickinson que le lecteur ressentira ; cette étrange intensité que traduisent les majuscules intempestives, les tirets et les merveilleux vers courts mêlant légèreté et d’éternité de cette poétesse dont nous connaissons en fait si peu de choses, relève encore Diane de Selliers : « Tant de mystères planent sur la vie et la personnalité d’Emily Dickinson, femme hors du commun recluse dans la petite ville de Amherst à l’ouest de Boston, dans le Massachusetts, où elle mourut en 1886… ».

 

Edward Hopper, Railroad Sunset, 1929, huile sur toile,

74.5x122.2 cm, Whitney museum of American art, New York
 

C’est un monde singulier, une vision propre à elle seule que nous offre, en effet, Emily Dickinson, mais qui paradoxalement résonne et trouve cet étrange écho en chacun de nous… « C’est comme si je demandais l’Aumône, / Et que dans ma main étonnée / Un Étranger mettait un Royaume / et que j’en sois abasourdie - / C’est comme si je demandais à l’Orient / s’il y avait un Matin pour moi / Et qu’il lève ses Digues de pourpre / Et me fracasse l’Aube ! »
Ainsi que le note Lou Moillon en sa préface : « Lire Emily Dickinson, c’est découvrir un monde auquel on n’a pas accès, qu’on a le sentiment d’avoir connu, d’avoir perdu, un éden duquel nous avons été bannis. »

 

 

“ Werner Bischof - Unseen Colour » ; Edition établie par Ludovica Introini and Francesca Bernasconi; Version anglaise, 184 p., 102 illus. couleur, 21 x 24 cm, en collaboration avec MASI Lugano et Fotostiftung Schweiz, Winterthur, Scheidegger & Spiess, 2023.
 


Les éditions Scheidegger & Spies offrent avec le présent volume consacré au grand photographe suisse Werner Bischof (1916-1954) un aperçu représentatif et complet de son travail allant de la photographie de mode jusqu’aux prises de vue des plus déshérités, sans oublier ses fameux reportages en noir et blanc d’après-guerre et guerre d’Indochine… L’ouvrage réalisé avec soin met en avant ses premières photographies couleur pour lesquelles le photographe aborde un autre aspect de son œuvre où pointent les meurtrissures de l’après-guerre, mais aussi quelques rayons de couleurs au détour d’un champ ou d’une encadrure de porte… Bischof dans ses négatifs laisse percevoir à la fois un monde en dévastation mais également toutes les espérances d’un lendemain meilleur.

 


La photographie de mode, bien sûr, est annonciatrice d’un monde que le photographe ne connaîtra pas (il disparaît en 1954) mais dont ses œuvres sont la préfiguration en jouant des effets de cadrage et de luminosité sortant du classicisme et saturant avant l’heure les couleurs. L’ouvrage est éclairé par de passionnantes études signées Clara Bouveresse, historienne de la photographie française, Peter Pfrunder, directeur du Fotostiftung Schweiz à Winterthur, et Luc Debraine, directeur du Musée de la caméra suisse à Vevey.

 

 

Le lecteur pourra ainsi découvrir la manière dont le photographe avait recours à divers types d’appareils ainsi que leurs différentes techniques. Mais l’ouvrage séduira également pour ces univers à jamais révolus, des témoignages sensibles d’une époque en transition et que Bischof sut saisir avec une rare acuité artistique à la fois remarquable et inoubliable.

 

« Zao Wou-ki – Catalogue raisonné des peintures – Volume II – 1959-1974 », Co-édition Fondation Zao Wou-ki / Editions Flammarion, 2023.
 


On ne peut que souligner et se réjouir de la parution du deuxième volume du catalogue raisonné des peintures – 1959-1974 - de Zao Wou-ki sous la direction de Françoise Marquet-Zao et Yann Hendgen. Un volume plus qu’attendu depuis 2019, date de parution du premier volume couvrant les années 1935 à 1958. Absolument splendide, avec une iconographie exceptionnelle qu’exigeait assurément la création du célèbre artiste chinois, ce beau livre offre en première partie un riche corpus des œuvres de cette période accompagné de fructueuses contributions signées notamment Melissa Walt, Yann Hendgen, directeur artistique de la Fondation Zao Wou-Ki, ou encore Stephen Chao, neveu de l’artiste. Des textes offrant pour chaque période de 1959-1974 des éclairages passionnants et parfois inédits.
1959-1974, quinze années marquées par la reconnaissance internationale de l’artiste et durant lesquelles « s’exprimant désormais dans un langage pictural cohérent et mature, élaboré au cours des décennies précédentes, il occupe une position stable sur la scène mondiale. », écrit Ankeney Weitz dans sa préface. Âgé de 40 ans, marqué par la rupture avec sa première femme et rentrant d’un tour du monde, c’est en effet la reconnaissance qui désormais l’attend dans son nouvel atelier de Paris.
Ce sont des œuvres exceptionnelles que cet ouvrage donne à voir, souvent sur de pleines pages ; des œuvres puissantes tels cet « Hommage à Henri Michaux » de 1963 ou encore cette toile de 1973, « Hommage à René Char ». Des toiles dans lesquelles l’énergie semble capturée non seulement à jamais, mais à l’infini. Zao Wou-Ki dira n’avoir maîtrisé la peinture à l’huile que dans ces années 1960… Reste que l’artiste n’aura eu de cesse de chercher cette vision métaphysique du monde propre à lui, faite de souffle, de vibrations et de poésie… Une œuvre qui fera de Zao Wou-Ki l’un des plus grands représentants de l’abstraction.

 

« Louis Lagrenée (1725-1805) » de Joseph Assémat-Tessandier, Editions Arthéna, 2023.
 


Le peintre français Louis Lagrenée couvrant de son art tout le XVIIIe siècle fait l’objet d’une belle publication aux éditions Arthéna sous la plume de Joseph Assémat-Tessandier, auteur lui ayant consacré une thèse remarquée. Il fallait, il est vrai, une monographie captivante afin de mieux faire connaître cet artiste souvent injustement méconnu et pourtant à la belle carrière officielle, peintre d’Histoire, reçu à l’Académie royale et directeur de l’Académie de France à Rome. C’est ainsi vœu exaucé !
Louis Lagrenée connaîtra, en effet, un parcours « classique » avec un Prix de Rome en 1749 et plus de 150 tableaux présentés au Salon du Louvre de 1755 à 1789. Cette carrière florissante en tant que peintre, mais aussi décorateur et portraitiste s’inscrivit dans le mouvement rococo qui s’imposa sous le règne Louis XV et qui se caractérise par son raffinement et ses thèmes de prédilections pour les sujets galants et autres évocations pastorales. Le classicisme et l’antique tiennent, cependant, également une place importante dans l’œuvre de l’artiste où portraits, scènes mythologiques et autres allégories sont l’occasion pour ce dernier de déployer son art à la fois délicat et raffiné ainsi que le lecteur pourra le constater et l’admirer dans ces pages avec des œuvres notables telles « Les Amours de Psyché et de Cupidon » ou encore « Mars et Vénus ».
Soulignons encore que le rayonnement de Louis Lagrenée dépassera largement les frontières du royaume pour s’élargir jusqu’à la Cour de Russie où l’artiste connaîtra également la consécration en devenant le peintre officiel de la tsarine Catherine II. Sa longévité le portera à peindre jusqu’au terme de sa vie et à transmettre son art à de jeunes générations d’artistes.
Surtout, et ainsi qu’il ressort de ce riche ouvrage exhaustif, de nouvelles et belles découvertes ces dernières années d’œuvres considérées comme perdues, mais aussi des études préparatoires et autres carnets de croquis ont permis de préciser et d’augmenter encore l’ampleur de son catalogue.
Artiste à la renommée internationale et emblématique du XVIIIe siècle, Louis Lagrenée compte assurément parmi les artistes majeurs de ce siècle et cet ouvrage permettra au lecteur d’en apprécier toute la richesse notamment grâce à une iconographie remarquable accompagnant un catalogue complet.

 

« Le Lin, fibre de civilisation(s) » sous la direction d’Alain Camilleri, Editions Actes Sud, 2023.
 


Voici un bel hommage rendu au lin, cette plante également synonyme du fil et du tissu auxquels elle donne naissance après un long processus de culture et de techniques. Comment cette frêle plante aux teintes bleutées si caractéristiques en plein cœur de l’été dans nos campagnes a-t-elle plus se frayer un tel chemin au fil des millénaires et des civilisations ? C’est le sujet de ce livre aussi beau qu’informé grâce à la collaboration des meilleurs spécialistes sur la question. À l’heure des multiples questionnements sur une agriculture raisonnée, le lin occupe une place de choix tant ses multiples vertus font de lui une plante d’avenir. Et pourtant, son histoire ne date pas d’hier si l’on songe à son importance déjà dans l’économie égyptienne pharaonique. Chaque pan de l’histoire a su tisser un maillage séré avec le lin ainsi que le découvrira le lecteur dans ces pages allant de la préhistoire jusqu’à nos jours. Mais cet ouvrage ne se veut pas qu’une seule histoire du lin – ce qu’il offre déjà avec réussite – mais entend aussi livrer une réflexion actuelle sur l’engouement que le lin suscite auprès des créateurs, stylistes et designers sans oublier l’art de vivre qu’il véhicule. Un bel ouvrage informé et captivant retraçant les enjeux que cette petite plante dénommée le lin n’a pas fini de susciter !
 

 

« Noël Coypel - Peintre du roi » sous la direction de Guillaume Kazerouni & Béatrice Sarrazin, 28 X 24 CM, 352 p., Snoeck éditions, 2023.
 


C’est au peintre du XVIIe siècle, quelque peu tombé dans l’oubli, Noël Coypel qu’est consacrée cette vaste somme aux éditions Snoeck à l’occasion des expositions qui lui sont consacrées au Château de Versailles et musée des Beaux-Arts de Rennes. Ainsi que le relève en préface Laurent Salomé, Directeur du musée national des châteaux de Versailles et de Trianon : Si Coypel fut négligé, ce n’est cependant ni en raison d’un talent médiocre, ni d’un rôle secondaire dans les chantiers monumentaux entrepris durant le règne du Louis XIV qu’il servit fidèlement. Il fut, il faut l’avouer, injustement éclipsé par Le Brun et peu aimé de Mansard. Son style bien différent de ses contemporains tout en s’inscrivant dans l’air du temps, celui de à l’école de Bologne et de l’influence du grand maître Nicolas Poussin, n’est pourtant pas dénué de paradoxes et de singularité, ainsi qu’il ressort de la lecture de ce riche ouvrage collectif réalisé sous la direction des spécialistes de Coypel, Bénédicte Sarrazin et Guillaume Kazerouni, également co-commissaires des expositions.
En retraçant, en premier lieu, le cercle du peintre académique et ses années de formation, le catalogue souligne l’héritage du paysage bolonais – et ses couleurs – ainsi que l’influence de Charles Errard qui repèrera rapidement le talent et la propension du jeune artiste à s’inscrire dans la politique de grands décors du Grand Siècle. Ainsi vont se succéder de grandes commandes auxquelles Coypel participera activement : le parlement de Rennes avant de s’illustrer par les grandes réalisations des différentes demeures royales (Tuileries, Versailles, Meudon…) que Béatrice Sarrazin analyse dans le détail de ces pages.
La dimension religieuse fait l’objet également d’une section passionnante sous la plume de Guillaume Kazerouni avec une impressionnante série d’œuvres développant un traitement original de la transcendance tout en s’inscrivant dans des critères formels traditionnels.
Le catalogue se termine par une section consacrée à une part méconnue et néanmoins importante de l’artiste à la manufacture des Gobelins, Coypel ayant également consacré son art à celui de la tapisserie avec des cartons et maquettes somptueux analysés par Clara Terreaux et Arnaud Denis. Enfin, Guillaume Kazerouni vient conclure cette somme indispensable à la compréhension de Noël Coypel avec des pages dédiées aux dernières années de sa vie, années qui malgré les relégations seront marquées par des œuvres brillantes et loin d’être mineures faisant de cet artiste une personnalité bien singulière et d’une longévité artistique exceptionnelle.

 

« Passion Partagée - Une collection d’art africain constituée au XXIe siècle », Bruno Claessens, Michel Vandenkerckhove , Didier Claes, Hughes Dubois (photography) ; Relié, 384 p., 31 x 28 cm, Fonds Mercator, 2023.
 

 

L’art africain fait l’objet ces dernières décennies d’une exploration et belle mise en valeur tendant à lui restituer toute sa richesse et ses multiples variations. Car l’appellation même au singulier « d’art africain » demeure encore bien trop réductrice ainsi qu’en témoigne ce somptueux livre d’art paru aux éditions Fonds Mercator et réalisé par Bruno Claessens, Michel Vandenkerckhove , Didier Claes et Hughes Dubois pour la photographie. La rencontre de passionnés, celle du collectionneur Michel Vandenkerckhove et du marchand d’art Didier Claes, a en effet donné naissance à cet ouvrage servi par une iconographie remarquable signée en noir et blanc par Hughes Dubois. Les œuvres dialoguent entre elles, une conversation qui n’aurait pas déplu à un certain André Malraux…

 


Si les traces écrites de la culture africaine font souvent défaut, les multiples œuvres d’art ainsi présentées et qui ont su tant inspirer les artistes au début du siècle passé forment le musée témoin de la grandeur de ces civilisations pour nombre d’entre elles disparues. Ces quelque deux cents objets réunis dans ce livre d’art révèlent en effet au-delà de la collection d’Anne et Michel Vandenkerckhove les richesses encore insoupçonnées du continent africain, au-delà des clichés encore trop présents des arts dits « traditionnels ».

 

 

Cette statue Mumuye en bois du Nigeria à l’équilibre parfait, cette figure de reliquaire Mahongwe en bois et métal du Gabon à l’ovalité matricielle renvoient aux notions les plus sacrées de ces civilisations dotées d’une si riche cosmographie. Les masques, les fétiches sans oublier les sublimes sculptures des Lega de l’est de la République du Congo manifestent non seulement la dextérité de leurs artistes mais témoignent également de la richesse de la pensée symbolique africaine. Raffinement artistique et mythologies constitutives se conjuguent avec un rare bonheur au fil des pages de cette collection inspirée.

 

« Portraits : architectural parables » de François Charbonnet et Patrick Heiz, 656 pages, Editions Park Book, 2023.
 


Première parution consacrée au célèbre cabinet d’architecture Mad In, cet ouvrage signé François Charbonnet et Patrick Heiz, les fondateurs, devrait être fortement salué, et ce à plus d’un titre !
En premier lieu, « Portraits : architectural parables » offre une mise en perspective originale des idées et perceptions en matière d’architecture et de design au fil du temps ayant influencé ou orienté les nombreux projets et réalisations du célèbre cabinet d’architecture et design suisse. L’ouvrage est, en effet, parti du postulat que tout projet repose avant tout sur les pensées ou perceptions visuelles l’ayant précédé. Ce sont ces extraordinaires métamorphoses qu’ont souhaité retracer les auteurs et fondateurs, François Charbonnet et Patrick Heiz, au travers de multiples et riches thèmes porteurs.
Aussi n’est-il pas étonnant, en deuxième lieu, que « Portraits : architectural parables » offre une extraordinaire iconographie des plus variées mariant plans, photographies et célèbres toiles en passant même par des extraits de la Recherche ! L’ouvrage de plus de pages 650 fait appel et s’appuie, en effet, sur une incroyable documentation et information issues aussi bien de projets architecturaux, de l’histoire de l’art, de la littérature ou encore de notre cadre vie au quotidien…
Surtout, à la lecture de ce fort volume, à la présentation, reliure et format allongés, sobres et originaux, le lecteur découvrira l’ensemble ou plutôt la méthodologie et process de penser protéiformes retenus par le célèbre cabinet d’architecture et design suisse Made In. Refusant tout système fermé et approche exhaustive, l’ouvrage a fait choix de donner à lire une façon de penser et de concevoir foisonnante et des plus fécondes. Une approche et méthodologie de conception que François Charbonnet et Patrick Heiz ont su développer et transmettre dans leur enseignement au Département d'architecture de l'ETH Zurich ainsi qu’à l'Accademia di architettura de Mendrisio.
Pour toutes ces raisons, cet original, riche et fertile ouvrage devrait retenir l’attention de plus d’un professionnel ou curieux et figurer au titre de livre de référence dans toute bonne bibliothèque !

 

« Chess Design » de Romain Morandi, Norma Editions, 2022.
 


Véritable hommage esthétique au noble jeu dont les origines se perdent dans la nuit de temps, « Chess design » présente une documentation exceptionnelle sur le jeu d’échecs avec près de 300 échiquiers parmi les plus précieux ou célèbres. En couvrant de manière exhaustive plus d’un siècle de création de l’Art nouveau dès 1895 à l’an 2000, Romain Morandi, historien de l’art et propriétaire de la galerie portant son nom, signe un ouvrage que ne pourra que faire date. L’ouvrage présente en effet l’évolution des formes et des designs de ce jeu réunissant un échiquier et 16 pièces par joueur de formes aussi variées que celle de la créativité des artistes présentés en ces pages. Chess Design fait ainsi la preuve que l’art a su s’inviter dans cette pratique souvent jugée élitiste jusqu’au siècle dernier et qui par sa démocratisation a autorisé une multiplicité des formes et même des couleurs dans un univers pourtant singulièrement codifié. Ainsi que le relève Romain Morandi dans sa préface : « l’échiquier symbolise la prise de contrôle, non seulement sur des adversaires et sur un territoire mais aussi sur soi-même ».
Fort de ces enjeux, les plus grands artistes allaient s’emparer de cette discipline mondialisée et souvent représentée par des personnalités qui deviendront des stars. Bois, verre et céramique se verront compléter par des matériaux inusuels en ce domaine tels l’acier, le plastique et même des matériaux composites, sans parler bien entendu du numérique. Les plus grands noms de l’art et du design laisseront le témoignage de leur créativité, on pense bien entendu à Marcel Duchamp et Man Ray, mais aussi Calder, Vasarely, et plus proche de nous Damian Hirst.
Les passionnés d’échecs ou amateurs de beaux objets jetteront assurément leur dévolu sur cette mine d’information aussi plaisante à regarder grâce à sa riche iconographie que passionnante à lire !

 

« HIROSHIGE - Les éventails d'Edo - Estampes de la collection Georges Leskowicz » ; Textes de Christophe Marquet avec la collaboration de Toshiko Kawakane ; Fondation Jerzy Leskowicz ; 288 p., 198 illus., 35 x 24 cm ; Reproduction des estampes au format d’origine, In Fine Éditions, 2022.
 


Le maître de l’estampe japonaise Hiroshige (1797-1858) est passé à l’immortalité depuis le milieu du XIXe siècle pour son habileté à saisir tout aussi bien des paysages qui l’ont rendu célèbre que de courtes scènes que nul autre artiste ne réussira à concurrencer. Les estampes pour éventails constituent une part souvent méconnue et plus rare de l’œuvre de ce grand artiste. Aussi est-ce avec curiosité et plaisir que le lecteur pourra découvrir cet ouvrage paru aux éditions In Fine consacré aux éventails d’Hiroshige dits « d’Edo » offrant de magnifiques reproductions d’estampes au format d’origine.
Ce livre d’art restitue toute la magie des éventails plats en bambou (uchiwa) du dernier imagier d’Edo avec cette habileté à se saisir d’infimes scènes, règne de l’éphémère si cher à l’esprit japonais. Ces estampes faisant partie de la collection Georges Leskowicz sont présentées en ces pages pour la première fois par Christophe Marquet et Toshiko Kawakane, ces spécialistes replaçant ici ces œuvres précieuses et rares dans le contexte de l’histoire de la gravure pour éventails au Japon.
Que l’on retienne la lecture savante proposée par ces auteurs ou bien une découverte au fil des pages en un plaisir purement esthétique, le lecteur appréciera le raffinement du trait, l’équilibre toujours saisissant des couleurs, cette habileté à suggérer un quotidien transcendé par la beauté de la nature en autant de scènes délicatement composées…
Si nous pensions bien connaître l’œuvre du grand maître de l’estampe japonaise de la première moitié du XIXe s., cet ouvrage se chargera de manière esthétique de nous faire la preuve du contraire !

 

« African Modernism - The Architecture of Independence. Ghana, Senegal, Côte d'Ivoire, Kenya, Zambia » ; Sous la direction de Manuel Herz avec Ingrid Schröder, Hans Focketyn and Julia Jamrozik ; Photographies de Baan et Alexia Webster ; 640 pages, 23,5 x 32 cm, 2nd édition, Park Books 2022.
 


Rapidement épuisé après sa sortie en 2015, cet ouvrage consacré à la modernité africaine fit l’objet d’un accueil unanime et reçut de nombreuses récompenses : Lauréat du FILAF d'or, premier prix des meilleurs livres sur l'art en 2015 au FILAF (Festival international du livre et du film d'art), désigné également comme étant l’un des plus beaux livres suisses de 2015, lauréat du DAM Architectural Book Award 2016… Cette reconnaissance justifiait ainsi une nouvelle édition sur un sujet souvent méconnu et donnant à lieu à bien des réductions postcoloniales. Car, ainsi que le démontrent les auteurs de cette somme remarquable, le continent africain recèle des trésors d’architecture des années 50 et 60, période clé de son histoire caractérisée par l’accès à l’indépendance de la plupart de ces États.
Contrairement à l’idée reçue, ces pays et notamment ceux faisant l’objet de ces analyses – à savoir le Ghana, la Côte d’Ivoire, le Kenya et la Zambie – ont su exprimer leur identité par des créations architecturales d’envergure. Ce modernisme africain s’est ainsi manifesté de la manière la plus créative qui soit par des bâtiments aussi ambitieux que talentueux, point de rencontre entre ce nouvel élan et les cultures locales. Les auteurs présentent et analysent dans ces pages abondamment illustrées une centaine de réalisations avec leur descriptif, images, plans de sites et d’étage. Les prises de vue réalisées par Iwan Baan et Alexia Webster sont pour la plupart d’entre elles récentes et permettent de se faire une idée du projet initial sans pour autant en masquer leur état actuel, souffrant souvent de l’épreuve des temps à l’image de biens de nos édifices occidentaux…
Véritable somme consacrée à l’urbanisme et l’architecture postcoloniaux, « African modernism » fait entrer de plain-pied le lecteur dans un univers foisonnant de créativité ne donnant qu’une envie, celle de découvrir ces réalisations sur site !

Les auteurs :


Manuel Herz dirige son propre studio de design et d'urbanisme à Bâle et à Cologne. Il est professeur assistant à l'Université de Bâle. Ingrid Schröder est architecte et directrice du programme MPhil en architecture et design urbain à l'Université de Cambridge. Elle a été nommée directrice de l'École d'architecture de l'Architectural Association à Londres en mai 2022 et assumera ce poste en août 2022. Hans Focketyn dirige sa propre agence d'architecture à Bâle et enseigne en tant que professeur à l'école d'architecture, de bois et de génie civil de l'Université des sciences appliquées de Berne à Berthoud, en Suisse. Julia Jamrozik est architecte et professeure adjointe à l'École d'architecture de l'Université de Buffalo à Buffalo, NY. Conçu par Marie Lusa.

 

« Jean Bardin (1732-1809), le feu sacré » ; Catalogue sous la direction d’Olivia Voisin, 304 p., Editions Le Passage, 2022.
 


Le présent catalogue publié par les éditions Le Passage propose au lecteur une découverte, celle d’un peintre du XVIIIe siècle trop souvent injustement méconnu, et pourtant auteur de nombreuses œuvres d’art déterminantes à la veille de la Révolution. Accompagnant l’exposition du musée des Beaux-Arts d’Orléans, cet ouvrage nous fait entrer au cœur même de la création artistique en cette fin du XVIIIe siècle dans le contexte des Lumières et d’un Ancien Régime qui s’estompe. Jean Bardin, peintre de talent et reconnu à son époque sait également dispenser son art au plus grand nombre, notamment dans le cadre de l’École gratuite de dessin à Orléans alors qu’il avait atteint l’âge de 53 ans. Ce pédagogue hors pair, ainsi que le souligne les nombreuses études que le catalogue réunit, sut en effet transmettre non seulement l’art de la peinture d’histoire que nous retrouvons dans les nombreuses reproductions couleur qui ornent avec bonheur cet ouvrage, mais également de magnifiques évocations d’art sacré dans lequel le peintre excellera également. Remportant le prix de Rome, Bardin dont le goût assuré correspond aux standards de son époque saura aussi réaliser des toiles prestigieuses telle sa grande œuvre, le cycle monumental des sept Sacrements pour la chartreuse de Valbonne, dans le Gard. Virtuosité, précision du trait et magnificence de la couleur dans l’esprit de Nicolas Poussin qu’il vénéra sa vie durant caractérisent l’art de Bardin ainsi qu’il ressort de ce riche catalogue qui aura entre autres mérites – et non des moindres - de rappeler la mémoire d’un peintre qui inventa un nouveau langage préfigurant le siècle à venir.

 

Jean-David Jumeau-Lafond : “Martine de Béhague, une esthète à la Belle Époque”, Flammarion, 2023.
 


Le Nirvana, yacht privé de Martine de Béhague, 80 m de long, a sillonné les mers lointaines afin d’assouvir cette soif d’absolu qui anima toute sa vie cette richissime collectionneuse d’œuvres d’art. On prêtait à la Comtesse Martine d’acquérir une œuvre d’art par jour au temps de la Belle Époque… Cette passion remonte à loin, sa mère comme son père ayant eu également un goût de la beauté, legs précieux pour leur enfant. Tout est objet, pour cette femme curieuse et intrépide, de découvertes au fil de ses multiples voyages : tableaux, archéologie, bibliophilie, architecture… La Méditerranée formera notamment l’un de ses champs de recherche, avec une attirance certaine pour l’antique. Tout en connaissant les grands de ce monde, artistes et écrivains tels Henri de Régnier, Marcel Proust ou encore Paul Verlaine, cette personnalité atypique cultivait les contrastes. Éprise de beauté, elle aimait à préserver sa solitude et appréciait par-dessus tout un cercle restreint d’habitués. Cette quête d’esthète constituait la raison même de sa vie ainsi que le souligne Jean-David Jumeau-Lafond. Peut-être a-t-elle recherché dans ces œuvres d’art ce qu’elle n’avait su préserver de son mariage qui fut un échec ? Sa fantaisie la poussait à chérir cette liberté qui devait primer sur tout, et sa curiosité s’étendait à un large registre de créations, sans pour autant être une collectionneuse invétérée. Son hôtel particulier rue Saint-Dominique était le symbole de ses multiples attirances et abritait différents salons consacrés à ses nombreuses passions où l’antique se disputait aux beaux arts. Son rapport aux œuvres n’était pas celui du spécialiste, mais relevait plus d’une quête d’absolu jamais atteint. Ainsi que le relève Valentine de Ganay en préface, Martine de Béhague n’a jamais cessé de faire des choix très personnels, qualifiés pour certains d’éclectisme, choix qui pourtant ont composé un ensemble certes subjectif mais qui a cependant rejoint celui des grands passionnés de l’art depuis l’aube des temps. Cet ouvrage refait vivre cette véritable odyssée grâce aux très nombreux documents inédits réunis par la sagacité de l’historien de l’art Jean-David Jumeau-Lafond, une pérégrination aux multiples visages qui ne pourra que susciter la curiosité et l’intérêt du lecteur.

 

« Martine Martine » Yves Gagneux – Catalogue raisonné tome II, 24,5 x 31 cm, 280 pages, Éditions du Regard, 2022.
 


Avec ce deuxième tome paru aux éditions du Regard, Yves Gagneux, conservateur général du patrimoine et directeur de la Maison Balzac, et Guillaume Daban nous convient à cette belle découverte l’œuvre de l’artiste Martine Lévy. Née à Troyes en 1932 dans une famille de collectionneurs, c’est très tôt qu’elle se trouve initiée à l’art auquel elle consacrera toute sa vie. Plus connue sous son nom d’artiste Martine Martine, son œuvre sera protéiforme, qu’il s’agisse des médiums employés allant du dessin au pastel, en passant par la gravure et l’huile sans oublier la sculpture, des thèmes multiples qui inspireront un catalogue impressionnant dont ce deuxième volume venant compléter l’inventaire.

 


Comment caractériser le travail de Martine Martine avec ce deuxième opus du Catalogue raisonné servi par une édition soignée et remarquable ? Par delà la diversité des thèmes et des séries, Martine Martine appréhende ses sujets dans sa globalité, avant d’en livrer par de multiples séries un nombre impressionnant de facettes tel qu’il ressort de ces premiers carnets traitant des portraits de sumotori dont la rondeur et la vigueur des visages ont su capter l’œil de l’artiste.

 

 

À la manière du théâtre kabuki, Martine Martine esquisse quelques traits marquants qui parviennent à restituer la vitalité et la profondeur de ces instants saisis presque sur le vif. En autant de petites vignettes, ces carnets déstructurent le sujet afin de se l’approprier et de donner vie à une nouvelle représentation. Les carnets III & Mémoires III allant de 2003 à 2013 prolongent cette démarche et prennent comme nouveau champ de recherche Balzac dont Martine Martine livre une multitude de portraits et de lavis, répétant inlassablement cette exploration de la physionomie, devenant elle-même œuvre d’art. Tenant presque de la démarche initiatique, ce geste quasi obsessionnel envoûte le lecteur et le conduit à une certaine extase, à l’image des compositions d’un Philip Glass ou de Steve Reich. Au terme de ce parcours singulier et fascinant, le lecteur aura le sentiment d’entrer dans l’intimité de la création de Martine Martine, ce qui n’est pas le moindre des attraits de ce superbe Catalogue raisonné.

 

« Maurice Calka – Le sculpteur du design » de Xavier de Jarcy, Editions Albin Michel, 2022.
 


C’est avec un vif intérêt que le lecteur découvrira cette belle et première monographie consacrée à Maurice Calka (1921–1999) et signée par le journaliste Xavier de Jarcy aux éditions Albin Michel. De ce « sculpteur de design » ayant marqué l’histoire de l’art de la deuxième moitié du XXe siècle, chacun a bien entendu à l’esprit son fameux bureau « boomerang », objet du design pop iconique des années 1969, tout en couleurs et rondeurs et qui illustre la couverture de ce beau livre. Mais, Maurice Calka est aussi et surtout un génial artiste pluridisciplinaire donnant à voir une variété de réalisations et matériaux incroyables allant de la sculpture au design urbain ou encore à l’architecture. Qui ne se souvient également, à la simple évocation de son nom, de ces fameux papillons géants de Vanves venus si agréablement égayer le « périph’ » parisien en 1981 ?
Véritablement artiste inclassable, sculpteur, designer, dessinateur, architecte et urbaniste, l’œuvre de Maurice Calka ne saurait laisser indifférent. Aussi, est-ce avec bonheur que les amateurs de design, mais aussi tout collectionneur ou curieux d’art découvriront cet ouvrage soigné avec son format carré et ses couleurs acidulées. Devant tant d’expériences, de matériaux et de réalisations, l’auteur, Xavier de Jarcy, a fait choix d’une approche chronologique allant des jeunes années de l’artiste à « L’école Calka »… Des places ou bâtiments publics aux intérieurs plus intimistes, l’artiste n’a eu, en effet, de cesse d’innover et de surprendre. Remportant le Premier Grand Prix de Rome de sculpture en 1950, Maurice Calka se fait connaître avec un nouvel art urbain dès les années 60. Optant pour une « Sculpture pour tous », l’artiste saura s’imposer avec des sculptures, bas-reliefs ou encore fresques que ce soit à Clamart ou encore Reims. Les multiples places publiques réalisées par l’artiste retiendront également, bien sûr, l’attention, tant ces dernières s’enchaînent avec une diversité et couleurs à couper le souffle ; on songe à Saint-Louis de La Réunion, à Paris, à la place des Gradins de Torcy en 1975… Et puis, comment oublier, Maurice Calka, architecte ou designer ? Comment oublier cette fabuleuse Renault 5 Cacharel de la fin des années 1970 ?
Et, oui, Maurice Calka, c’est tout cela et il fallait assurément une telle monographie complète et incontournable pour rendre hommage à ce grand artiste de la deuxième moitié du XXe siècle.

 

« Proust, la fabrique de l'œuvre » sous la direction d’Antoine Compagnon, Guillaume Fait et Nathalie Mauriac Dyer, catalogue d’exposition BNF, 240 pages, Gallimard, 2022.
 


Vaste entreprise que d’explorer la fabrique de l’œuvre de Marcel Proust ! Mais, une heureuse initiative entreprise aujourd’hui sous la direction d’Antoine Compagnon de l’Académie française à l’occasion de l’exposition éponyme actuellement à la BnF. A l’image d’un abécédaire littéraire des plus nourris, le présent catalogue présente de A à Z, la création littéraire proustienne avec des entrées aussi variées et pittoresques que « Water-closet », « Zut, zut, zut, zut » ou « Kapitalissime »… Derrière l’apparent farfelu de certaines de ces thématiques se trouve cependant développé avec brio et passion le véritable laboratoire d’écriture de l’auteur de La Recherche. Ainsi que le relèvent Antoine Compagnon, Guillaume Fait et Nathalie Mauriac Dyer « la vision de l’écrivain au travail dans ses manuscrits s’impose aussitôt au lecteur », évoquant les fameuses paperoles qui accompagnaient ce travail souvent long et répété de rédaction se nourrissant de multiples références croisées. Comment cependant recoller tous ces morceaux accumulés par ce long processus de composition ? Quelle relation entretenait l’écrivain avec le temps, ce fameux « Temps », tout au long de la genèse de l’œuvre à accomplir ? Comment avons-nous reçu ce legs un siècle après et que faire de ces multiples manuscrits constituant la création proustienne ? C’est à ces questions auxquelles répond avec précision et clarté ce riche catalogue illustré, bien sûr, par de nombreuses reproductions des manuscrits de Marcel Proust, mais aussi de photographies d’époque et autres œuvres d’art. Pour les amateurs du célèbre écrivain, mais aussi pour les esprits curieux souhaitant vagabonder de page en page dans l’immense laboratoire de la création littéraire d’A la recherche du temps perdu, cet abécédaire réservera bien des agréments et exquises surprises.
 

« L’Épopée de Gilgamesh » illustrée par l’art mésopotamien, direction scientifique de l’iconographie et introduction d’Ariane Thomas, photographies de Jean-Christophe Ballot, traduction de l’arabe d’Abed Azrié, volume relié sous coffret, 24,5 x 33 cm, 280 pages. Éditions Diane de Selliers, 2022.
 


Les éditions Diane de Selliers offrent au lecteur l’un des plus anciens témoignages de l’humanité avec « L’Épopée de Gilgamesh », une source antique de plus de quatre mille ans et dont certains épisodes tel celui du Déluge, du passeur ou encore celui du serpent ont été repris par nombre de civilisations antérieures. Nous sommes en Mésopotamie, berceau de notre humanité avec l’agriculture et l’écriture, et ce héros légendaire que fut Gilgamesh, roi de la dynastie d’Ourouk, qui connaît par delà les multiples aventures affrontées toutes les émotions d’un mortel aspirant à l’immortalité…
Ainsi que le souligne la spécialiste Ariane Thomas, directrice du département des Antiquités orientales du musée du Louvre, cette geste remarquable se divise en deux parties, celle d’un roi jeune et intrépide, ami indéfectible d’Enkidou, auquel arrivent toute sorte d’aventures, puis une deuxième partie avec la mort de son ami, une période marquée par le chagrin et les doutes avant de partir en quête de l’immortalité…

 


Cette épopée incroyable concentrant un éventail saisissant de sentiments, reliant passé et présent, propose ainsi une lecture universelle du destin humain et de la quête du sens de la vie. À la différence du mythe qui développe le caractère surhumain de ses personnages, l’épopée retient quant à elle le caractère humain – trop humain – du personnage de Gilgamesh qui sera soumis à un parcours initiatique tel celui d’Ulysse dans l’Odyssée. Véritable genèse de la philosophie dans ses derniers développements, « L’Épopée de Gilgamesh » anticipe par certains de ses aspects ce que les philosophies hellénistique et romaine développeront notamment avec le stoïcisme.

 


Au terme de son parcours, Gilgamesh atteint une certaine sérénité, celle d’un homme qui a compris que le destin n’appartient pas aux rêves futurs et incertains ainsi que le soulignera plus tard le philosophe Sénèque, mais dans cette vie à l’instant présent dont il nous faut cueillir les fruits, ici et maintenant…
Il fallait pour ce récit si précieux un écrin à la hauteur et, comme à l’accoutumée, Diane de Selliers a réuni un trio de choix notamment en la personne de Jean-Christophe Ballot qui livre en ces pages de véritables œuvres d’art photographiques accompagnant le texte de l’Épopée. Ses prises de vue en noir et blanc révèlent et accentuent la richesse des œuvres millénaires des antiquités orientales notamment du musée du Louvre et autres collections mondiales grâce au savant éclairage sur ces œuvres apporté par Ariane Thomas. Gabriel Bauret, auteur de plusieurs livres sur la photographie, souligne cette double richesse du texte et de l’image, richesse qui peut s’apprécier simultanément ou bien successivement. Enfin, palme doit être rendue à la belle traduction offerte par le poète et chanteur Abed Azrié, né à Alep, qui a su se saisir à partir de traductions arabes du souffle épique de ce texte immémorial.
Un voyage au long cours proposé par les éditions Diane de Selliers et dont les étapes initiatiques ne manqueront pas de passionner les lecteurs de cet ouvrage qui rend un bel hommage à cette civilisation qui inventa l’écriture.

 

« Wang Keping » de Virginie Perdrisot-Cassan, Aline Wang et Anne-Laure Buffard ; Relié, 224 pages, 23 x 30 cm, 250 illustrations, Editions Flammarion, 2002.
 


Beaucoup se réjouiront de cette première monographie en français consacrée au sculpteur chinois Wang Keping. L’ouvrage co-écrit par Virginie Perdrisot-Cassan, historienne de l’art, Aline Wang, directrice du studio Wang Keping, et Anne-Laure Buffard, directrice adjointe de la galerie Obadia, offre au regard et à l’analyse une riche et belle mise en perspective de la carrière et de l’œuvre de Wang Keping avec un éclairage en particulier sur ses œuvres de maturité.
Les sculptures de Wang Keping livrent un langage singulier autour de thèmes et de formes qui se jouent, se nouent et s’enroulent tels ces « couples » ou ces oiseaux aux formes épurées et arrondies. Mais, « Mes oiseaux ne sont pas des oiseaux – souligne Wang Keping – se sont du bois, des sculptures. Mes oiseaux sont des contes, de l’imagination.»
Affichant une nette préférence pour le bois, il fut très tôt surnommé « Le Maître du bois ». Cette prédilection pour le bois, quelle que soit l’essence, ne le quittera plus, et se retrouve encore dans ses œuvres de maturité, des sculptures monumentales en bois, donc, mais également en bronze telle cette sculpture « Lolo » en bronze pour la fondation Camignac de 4 mètres de hauteur. L’ouvrage revient également sur ce choix du bronze dès la fin des années quatre-vingt par l’artiste ; Wang Keping que le lecteur retrouvera notamment dans la fonderie suisse en 2009.
Aujourd’hui internationalement reconnu, rappelons que Wang Keping fut un des fondateurs du mouvement d’avant-garde chinois, The Stars Art Group, à la fin des 1970. L’artiste, exilé politique, arrivé en France en 1984, acceptant les influences respectives de Brancusi, de Zadkine mais aussi de Zao Wou-Ki ou encore de Gao Xinglang, a su très tôt imposer son propre style, cette profonde force de vie aux variations infinies.
 

« Monet » de Ségolène Le Men, 320 illustrations couleur, Relié sous jaquette et coffret illustrés, 29 x 33,5 cm, pages 456, Editions Mazenod & Citadelles, 2022.
 


Cette somme unique en langue française consacrée à l’ambassadeur de l’impressionnisme que fut Claude Monet ne pourra que réjouir les amateurs d’art et amoureux du peintre de Giverny. Tout ou presque a été réuni en cet ouvrage d’exception de taille imposante (456 pages) afin de retracer la longue vie fertile de celui qui à juste titre a été présenté comme le père de l’art moderne. En ces pages illustrées avec soin par une abondante iconographie de plus trois cents illustrations couleur, Ségolène Le Men, professeur émérite d'histoire de l'art a l'université Paris Nanterre et membre senior de l'Institut universitaire de France, parvient à se saisir de cette immense icône de la peinture en une approche renouvelée et convaincante.
L’ouvrage retrace en effet les tout débuts du jeune artiste au Havre lorsqu’il signait encore Oscar ses caricatures, pan méconnu de l’art du futur maître et qui témoignait déjà de l’acuité de son regard… Ségolène Le Men insiste justement sur ces premières années souvent passées sous silence et qui ont eu pourtant leur importance pour l’évolution ultérieure de l’artiste. Notamment les influences de Boudin et Jongkind, les premières impressions laissées par la nature saisies dans ce dessin annonciateur « Les Bords de la Lézarde » où le crayon noir sur papier gris anticipe les futures inspirations du peintre dans son traitement des ondes et du végétal. Les fameuses Marines de Boudin, ce jeu subtil des nuages et de la mer concourront eux aussi à ce rapport unique que Monet entretiendra entre sa main le paysage et la toile. Ces initiations tissent en effet progressivement un maillage complexe de références que l’artiste usera à l’envi dans de multiples séries passées à la postérité depuis : les Meules, la gare Saint-Lazare, la cathédrale de Rouen avant les hypnotiques variations de Giverny.
Ce regard formé aux multiples effets et impressions du plein air sera par la suite enrichi d’autres rencontres et sources d’inspirations ainsi qu’il ressort de son attrait irrépressible pour les arts de l’extrême orient sans oublier la photographie et les premières heures du cinéma… Cet ouvrage se trouve également éclairé par la confrontation de sources multiples grâce à l’abondante correspondance du peintre, les témoignages de ses contemporains, l’ami de toujours, Georges Clemenceau, sans oublier Mirbeau, Zola, Proust.
Au final, c’est un Claude Monet plus familier que nous livre Ségolène Le Men, mais aussi un artiste inaccessible lorsque son art le transporte en d’infinies variations. Une somme indispensable pour mieux approcher non seulement Claude Monet, mais également de manière plus générale l’Impressionnisme auquel il a livré ses plus belles œuvres.
 

« Albrecht Dürer – Gravure et Renaissance » ; Collectif, Château de Chantilly / BNF, Editions In f=Fine, 2022.
 


Le fort riche catalogue qui accompagne l’exposition consacrée à Albrecht Dürer (1471-1528) au Jeu de Paume du Château de Chantilly entrainera son lecteur non seulement dans l’immense œuvre de l’artiste, mais aussi sur les routes de la Renaissance ; car, admirer l’œuvre gravée du Dürer qui fut également orfèvre, dessinateur et peintre, c’est aussi parcourir l’Europe de la Renaissance en ce tournant du XVe au XVIe siècle. L’artiste dut, en effet, toute sa vie durant non seulement parcourir les chemins et cours d’Europe pour trouver commanditaires et commandes, mais eut également un goût personnel prononcé pour le voyage. C’est donc une belle mise en perspective que livre l’ouvrage replaçant l’immense créativité de l’artiste au cœur des échanges et changements, non seulement artistiques mais aussi politiques et religieux, de son époque.
Ainsi, après les années de formation de l’artiste dans l’effervescence artistique de Nuremberg - « La fabrique d’un artiste », à l’aube de 1500, le lecteur découvrira-t-il un premier et long chapitre consacré à « Dürer en Italie à l’heure de la gravure » : Dürer et l’artiste Jocopo de Barbari qu’il admire et rencontrera probablement à plusieurs reprises. L’artiste vénitien transmettra à Dürer la passion de l’étude des proportions, mais aussi Dürer et Raphaël, Dürer et Leonard de Vinci, ou encore l’artiste à Venise où il rencontra un véritable succès ; « Ici, je suis un prince », écrira-t-il… Venise marquera effectivement un tournant dans l’œuvre de l’artiste avec des œuvres exceptionnelles telles « la Fête du Rosaire ou « le retable Landauer »…
Dans un deuxième temps, le lecteur découvrira le graveur, « chez lui » dans son atelier, une étape essentielle ouvrant sur les maîtres allemands notamment Martin Schongauer mais aussi sur les artistes issus de son atelier notamment Hans Baldung Grien, Hans Wechtlin ou encore Lucas Cranach. Dürer maîtrisera toutes les techniques de la gravure (bois, burin, eau-forte et pointe sèche).
Mais surtout, avant de se refermer sur l’artiste aux Pays-Bas notamment lors de son établissement à Anvers, ce riche catalogue de plus de 280 pages et largement illustré s’arrête sur la reconnaissance du graveur de son vivant - « Dürer à son sommet », avec cette représentation du monde qui lui fut si chère ; Une représentation du monde qui fit de lui ce graveur incomparable et universel et qui marqua à jamais non seulement son époque mais sut rayonner jusqu’à nous…
 

« 6 Months in the fridge – Travels throught Northern Europe » ; Photographie de Michael Königshofer ; Relié, 208 pages, Version anglaise, Éditions teNeues, 2021.
 


C’est à un fantastique voyage dans le Grand Nord de l’Europe, en Scandinavie, auquel le photographe Michael Königshofer nous invite avec bonheur. « 6 months in the fridge » précisément ! Une aventure avec pour seule étoile, l'étoile Polaire et le cercle polaire de l’arctique…
Le lecteur suit ainsi avec plaisir et curiosité cet extraordinaire photographe australien en Norvège, en Islande, en Écosse jusqu’au Groenland. La splendeur des paysages émerveille, Michael Königshofer ayant su, en effet, restituer par son objectif toute la beauté et magie de ces somptueuses terres du nord de l’Europe.

 


Pour Mikael Königshofer comme pour son lecteur, chaque jour ou page de ces contrées lointaines enneigées et glacées offre son lot de découvertes et surprises. Car au-delà de la beauté des paysages, c’est aussi un lointain habité fait de rencontres que nous conte Mikael Königshofer. Habitants, traditions et cultures y sont également capturés et racontés avec passion par ce talentueux photographe qui avoue avec humour avoir toujours froid même en Australie !
Appuyé par un riche texte et de cartes, pêcheurs, artisans ou encore surfers, mais aussi art et architecture s’y dévoilent, parfois en de saisissants contrastes, dans de grandioses et époustouflants paysages de Scandinavie. Tout le talent du photographe Michael Königshofer au service de la splendeur du grand froid du nord de l’Europe.

 

« Simon Hantaï » - Catalogue de l'exposition Fondation Louis Vuitton sous la direction d’Anne Baldassari, 29 x 30.5, 370 pp., Fondation Louis Vuitton / Gallimard, 2022.
 


Avec cet impressionnant catalogue consacré à Simon Hantaï et publié à l’occasion de l’exposition qui se tient à la Fondation Louis Vuitton, Anne Baldassari offre une somme inégalée sur l’artiste dont nous fêtons cette année le centenaire de la naissance. L’impressionnante rétrospective qu’abrite la Fondation Vuitton méritait effectivement un tel hommage. L’ouvrage au format généreux réunit non seulement deux entretiens précieux pour entrer dans l’œuvre de l’artiste avec les témoignages de son épouse Zsuzsa Hantaï et de Daniel Burren, mais aussi de nombreuses contributions notamment de Jean-Luc Nancy, Georges Didi-Huberman, Jean Louis Schefer ainsi qu'une chronologie de la vie de Simon Hantaï par Anne Baldassari.
Né en 1922 en Hongrie et naturalisé français, ce « Souabe errant » ainsi qu’il se qualifie fréquemment n’aura de cesse de partir à la recherche de significations, une errance toujours questionnée au fil de son riche parcours évoqué en ces pages. C’est en France qu’il réalisera l’essentiel de son oeuvre dont plus de 130 sont reproduites, ici, en un large format. Suivant un parcours chronologique, l’ouvrage défile une à une les pages des grandes évolutions marquant le travail de cet artiste insatiable et au regard scrutateur. « On ne peint que pour Dieu » aimait à rappeler le peintre d’origine catholique, une ferveur et un élan qui se matérialisera par de larges aplats et « déplis » de couleurs profondes et éclatantes. Ainsi que le souligne Georges Didi-Huberman, Hantaï déploie dans ses œuvres une mémoire familiale profonde, élargie par le recours à la couleur, anamnèse par des surfaces successives de couleurs.
Ce catalogue nous fait entrer de manière éclatante dans la richesse de cette œuvre protéiforme, peintures à signes, monochromes, mariales, Catamurons, Panses, Meuns, etc. Un véritable parcours initiatique éclairé par des œuvres d’autres artistes ayant compté dans le développement de Simon Hantaï tels Henri Matisse ou Jackson Pollock.
Nombreuses seront les découvertes à la lecture de ce précieux catalogue qui complètera idéalement la remarquable exposition actuellement à la Fondation Louis Vuitton Paris.
 

« Tokyo pourpre – Une nuit dans le Tokyo undergroud » de Jean-Christophe Grangé avec les photographies de Patrick Siboni, Éditions Albin Michel, 2021.
 


C’est une poésie pourpre et singulière qui est née de cette féconde rencontre entre le célèbre auteur français de thriller Jean-Christophe Grangé et le photographe Patrick Siboni. Cette étrange atmosphère pourpre est celle d’un Tokyo underground que l’écrivain, passionné par le Japon, a découvert lors de ses recherches pour la « La terre des morts ». « La nuit, Tokyo est rouge » écrit l’auteur, et c’est ce Tokyo rouge, écarlate, qu’arpentent chacun avec leur sensibilité Jean-Christophe Grangé avec sa plume et Patrick Siboni avec son objectif.

 


C’est, en effet, à la rencontre d’un Tokyo moins connu auquel nous convie tant l’écrivain que le photographe avec cet ouvrage. Tokyo de la fin de journée lorsque la nuit s’avance doucement et offre les « Premières rencontres », la femme japonaise, la table, etc. Puis, lorsque la nuit d’Extrême-Orient enveloppe la ville, la pluie, les lumières qui s’allument et le dernier train qui s’éloigne… Car Tokyo jamais ne dort et se révèle encore tard dans la nuit au-delà des clichés ; lorsque s’ouvre un autre monde, lorsque néons, enseignes, stations de métro s’illuminent tout de rouge et se répondent tel « Un battement sourd, un murmure organique, un magnétisme intime, qui vous attire et vous effraie à la fois » écrit encore Jean-Christophe Grangé.
Un ouvrage livrant en un format à l’italienne un étrange Kaléidoscope de Tokyo du crépuscule jusqu’à l’aube dans une envoûtante déclinaison du rouge avec ses secrets et passions ; sourde alors le rouge écarlate, cogne et bat le rouge sulfureux et éclate ce rouge d’un « Tokyo pourpre » profond et secret, car « Tokyo la nuit recèle de milliers de secrets, et parcourir ses rues, jusqu’au bout de l’aube, s’apparente à une quête de tous les extrêmes, envoûtante, inouïe, inoubliable. » écrit Jean-Christophe Grangé livrant un « Tokyo pourpre » underground jusqu’au bout de la nuit.

« Modigliani »de Thierry Dufrêne ; Relié sous coffret illustré, 330 illustrations, 29 x 42 cm, 324 pages, Editions Citadelles & Mazenod, 2022.
 


Les qualificatifs ne manqueront pas pour évoquer la toute dernière parution « Modigliani » aux éditions Citadelles & Mazenod. Exceptionnelle, cette biographie de Thierry Dufrêne l’est assurément à plus d’un titre, à commencer pour son généreux format 29x42 et la richesse de l’iconographie rassemblée. Mais l’ouvrage consacré à l’un des plus grands artistes du XXe siècle apparaît, dès les premières pages, comme l’une des synthèses les plus inspirées sur le peintre et le siècle dans lequel il s’est inscrit.
Thierry Dufrêne revisite le mythe de l’artiste maudit qui a longtemps caractérisé le parcours et l’œuvre d’Amadeo Modigliani. Le biographe a multiplié les questionnements sur la genèse de son œuvre, réinterrogeant non seulement ses origines italiennes, mais également ses sources d’inspirations allant de Michel-Ange aux masques africains.

 

 

Si, bien entendu, la place et le rôle joués par les artistes de Montmartre et de Montparnasse sur le jeune Amedeo seront déterminants, l’admiration pour Toulouse-Lautrec mais aussi les approches de Gauguin, Degas et encore Cézanne ne sauraient être négligés. Le lecteur comprendra rapidement que le musée imaginaire de Modigliani est complexe et touffu, à l’image de la société qui se dessine, progressivement sous ses yeux, au tournant du siècle. Paris et les femmes resteront au cœur de son œuvre, ses portraits « sculptées » sur la toile révélant – sans s’y soumettre pour autant – toutes les influences artistiques de ses aînés, Picasso en tête.

 


L’ouvrage parvient à force de démonstrations éclairantes appuyées par une iconographie convaincante à faire surgir l’extrême originalité et complexité de l’œuvre de Modigliani. Nombreux sont les courants de l’histoire de l’art qui trouvent en l’artiste une convergence lumineuse, renouvelant les thèmes abordés en de multiples inspirations. Tels ces inoubliables portraits de femmes, Jeanne, Hanka ou encore Lunia dont les reproductions en grand format soulignent la luminosité de la palette de Modigliani. Les réalités sociales de son époque se trouvent ainsi sublimées par le regard posé par l’artiste, un regard métamorphosé pour sa dernière période (1918-1919) après un long séjour sur la Côte d’Azur…
Un ouvrage d’exception qui ne pourra que faire date dans la bibliographie de Modigliani, autant pour la force rhétorique de ses développements que pour sa beauté de livre d’art. 

 

« Far Far East – A tribute to faraway Asia”; Textes d’Alexandra Schels ; Photographies Patrick Pichler ; 272 pages, Version : Anglais / Allemand, Éditions teNeues, 2021.
 


C’est une splendide invitation au voyage que nous proposent Alexandra Schels et Patrick Pichler avec « Far Far East », un ouvrage nous entraînant sur les chemins de huit pays d’Extrême-Orient : Sri Lanka, Chine, Mongolie, Japon… Le lecteur parcourt ainsi en compagnie des auteurs les nombreux chemins et paysages de l’Asie, chaque pays dévoilant ses espaces, sa culture et ses traditions.
Que ce soit les textes d’Alexandra Schels ou les magnifiques photographies de Patrick Pichler, chaque chapitre invite, en effet, à la découverte, à la curiosité avec pour fil directeur cette « Ode au ralentissement ». Car, en ces pages, aussi belles les unes que les autres, ce sont des traditions différentes, des contrées lointaines, déserts ou métropoles que nous découvrons avec émerveillement. Sur plus de 260 pages avec des photographies souvent époustouflantes pleine-page ou double page, chaque pays révèle ainsi sa singularité ; hautes montagnes du Népal, métropoles de la Corée du Sud, nomades de Mongolie…
Que cela soit à pied ou par train, c’est l’Asie avec ses sentiers de montages, ses rivages et baies, ses villes et habitants au travers huit pays différents qui livre en ces pages toute sa beauté et ses secrets… Un bel hommage à l’Asie.

 

« Beatriz Milhazes » ; Sous la direction de Hans Werner Holzwarth ; Edition trilingue français/anglais /allemand ; 26 x 34 cm, 580 pages, Éditions Taschen, 2021.
 


Comment résister à cet univers d’explosion de couleurs ? C’est, en effet, une magnifique invitation à entrer dans cette fabuleuse galaxie de couleurs brésiliennes que propose cette splendide monographie consacrée à l’artiste Beatriz Milhazes et parue aux éditions Taschen. Cette somme de plus de 500 pages sous la direction de Hans Werner Holzwarth offre au regard toute la puissance de lumière et de couleurs du pays natal de cette artiste brésilienne hors du commun.
Alternant entre abstraction et symboles ou scènes de vie brésiliennes, les toiles de Beatriz Milhazes transmettent une énergie rare, une force de vie incroyable qui la caractérise et a fait la signature de l’artiste. Nées sous l’influence d’Henri Matisse ou encore de Bridget Riley, ces œuvres livrent en effet une exubérante chorégraphie envoûtante de couleurs. Mais, l’œuvre de Beatriz Milhazes sait aussi se faire plus musique et s’assombrir sous le vent de la mélancolie. C’est cette richesse et complexité que le lecteur découvrira dans ces merveilleuses pages, l’ouvrage actualisé réunissant pas moins de 300 œuvres de l’artiste jusqu’aux plus récentes. Explorant les différentes étapes de la carrière de Beatriz Milhazes, les multiples motifs ou encore les matériaux auxquels elle a eu recours, l’ouvrage propose une analyse approfondie de l’œuvre de cette artiste brésilienne qui a su s’imposer dès les années 1980.
Un travail mis en perspective par de riches contributions, notamment celle de l’historien d’art David Ebony, mais aussi par un entretien accordé par l’artiste elle-même à Hans Werner Holzwarth, entretien dans lequel Beatriz Mihlazes dévoile ses méthodes de travail ou revient sur le contexte culturel de ses œuvres. Une belle analyse complétée par un dictionnaire des principaux motifs de Beatriz Milhazes réalisé par Adriano Pedrosa auquel vient s’ajouter une biographie complète et actualisée par Luiza Interlenghi.

 

« Antoine Schneck » de Pierre Wat ; Relié cartonné, 25 x 32 cm, 180 illustrations, 292 pages, Éditions In Fine, 2021.
 


C’est un très bel ouvrage que consacrent les éditions In Fine à l’artiste français Antoine Schneck. Signé de l’historien d’art Pierre Wat, également critique d’art et professeur d’université, l’ouvrage tout de noir vêtu, ainsi qu’il se devait pour Antoine Schneck, livre une splendide mise en perspective de son travail et réalisations. Antoine Schneck, photographe plasticien, a en effet toujours privilégié pour ses dernières à la fois les fonds noirs et les séries. Ainsi concernant son travail sur les portraits, ce dernier a-t-il toujours retenu au-delà du fond noir une approche directe du visage lui permettant une extrême expressivité et une parfaite mise en lumière. L’artiste avoue s’être souvent inspiré pour ses techniques de l’histoire de l’art, et plus particulièrement de l’histoire même de la peinture.
Mais, ses recherches ne se sont jamais enfermées dans le seul travail du portrait, si expressif soit-il. Antoine Schneck a également, au gré de ses voyages et pérégrinations, consacré de célèbres séries aux oliviers millénaires, mais aussi aux fleurs, aux arbres ou encore aux carburants.
Pour son travail, l’artiste souligne avoir très tôt adopté le numérique lui offrant à la fois un large potentiel et une grande qualité, n’hésitant pas à retravailler la palette graphique. N’ayant de cesse de renouveler recherches et trouvailles, Antoine Schneck a ainsi eu recours pour ses derniers travaux notamment au collodion humide.
Et, c’est justement « A Rebours », d’aujourd'hui à 2006 que le plasticien photographe a souhaité revisiter son travail. Un choix révélant, ainsi que le souligne Pierre Wat dans son introduction, que « le fil directeur qui unit tant de pratiques et de lieux, c’est Antoine Schneck lui-même, autrement dit la vie d’un homme qui vient s’incarner en autant de pratiques, des déplacements, et d’expériences vécues. » L’ouvrage s’ouvre ainsi en 2021-2020 sur le studio de l’artiste et cette série de portraits lors de son voyage au Kenya jusqu’à 2006. Plus de 15 ans d’un beau chemin fait de rencontres, d’altérité et de photographies captivantes voire fascinantes.
Les investigations de l’artiste et son chemin de vie de photographe plasticien offrent, il est vrai, au regard une large et belle diversité de séries – allant des chiens célèbres aux gisants de la Basilique Saint-Denis en passant par les soldats de la Première Guerre mondiale du sommet de l’arc de Triomphe. Portraits, animaux et objets se côtoient ainsi dans cette splendide monographie dans un savant bonheur, celui des rencontres, voyages et expériences de l’artiste, des séries toujours marquées par la griffe même d’Antoine Schneck, par la force et l’acuité de son regard.

 

« L'Âme de la Champagne – Artisanat d’art et haute gastronomie » de Philippe Mille ; Photographe : Anne-Emmanuelle Thion ; Relié pleine toile avec fer à chaud, 288 pages, 24x30 cm, Éditions Albin Michel, 2021.
 


Lorsqu’ un chef talentueux conjugue son art à celui d’un terroir de plusieurs millénaires, cela donne un beau livre, véritable ode au produit et à l’artisanat d’art de la Champagne. Philippe Mille à la tête du restaurant deux étoiles les « Crayères » à Reims signe en effet un livre qui parvient à atteindre cette alchimie toujours délicate entre beau livre et recettes, culture et histoire, artisanat et patrimoine…
Véritable écrin aux recettes sélectionnées avec soin par le chef, cet ouvrage s’avère aussi appétissant qu’esthétique grâce aux magnifiques photographies d’Anne-Emmanuelle Thion qui ont su capter toute la délicatesse et le raffinement de l’art de ce grand chef, ce qui n’est jamais un exercice des plus faciles. Philippe Mile nous propose en entrée un plat aussi singulier qu’évocateur des plaines crayeuses caractérisant la campagne champenoise avec cet Esprit de craie et couteaux, un plat que l’on imagine à la fois soyeux et d’une longueur en bouche rehaussé par les bulles de Chardonnay et la mousseline de chou-fleur… À ce met délicat et créatif, de subtils accords sont proposés avec un Champagne Barons de Rotschild 2010 dont la minéralité ne peut que souligner la structure du plat conçu par le chef, du grand art.
Entre chaque recette, des pages également inspirantes mettent en avant l’art de la Champagne tels les inoubliables vitraux de la cathédrale de Reims, l’argile donnant naissance aux superbes poteries de l’artisan Jean-Luc Pirot, qui à leur tour inspire un nouveau plat au chef avec ces pommes de terre en croûte d’argile. Chaque page fait écho à la créativité et à l’inspiration en un labyrinthe sensoriel inépuisable.
C’est un magnifique voyage que nous propose cet ouvrage en un splendide condensé des richesses de la Champagne, culturelles, architecturales, artisanales, et bien sûr, gastronomiques. Le chef Philippe Mille, pourtant originaire de la Sarthe, a su transmettre assurément avec ce bel ouvrage une part de l’âme de la Champagne !
 

« Les ébénistes de la Couronne sous le règne de Louis XIV » de Calin Demetrescu ; 448 p. , 24 x 28 cm, plus de 400 illustrations couleur, Relié au fil sous couverture plein papier, La Bibliothèque des Arts, 2021.
 


Les liens étroits unissant le Roi Soleil aux artistes sont bien connus de nos jours et nul n’ignore que le jeune monarque sut très tôt se servir de ce goût personnel afin de renforcer son pouvoir. Parmi ces arts, l’ébénisterie tient une place de choix, le mobilier royal s’avérant une pièce essentielle dans la décoration des différents lieux royaux, le plus connu se situant bien sûr à Versailles. Fort de ce domaine porteur, Calin Demetrescu a réalisé un travail de recherche particulièrement fertile sur plus de dix ans.
C’est le fruit de ces études qui a donné naissance à cet ouvrage paru aux éditions La Bibliothèque des Arts aussi remarquable que précieux pour la qualité de son étude. L’auteur après avoir étudié des centaines de documents d’archives, pour la plupart inédits, propose en effet avec ce splendide livre de 448 pages abondamment illustré une somme de référence sur les ébénistes de la Couronne durant le règne de Louis XIV.
Ces hommes ayant travaillé pour le Garde Meuble de la Couronne et les Bâtiments du Roi, appellations d’alors officielles, composent en fait un réseau de métiers différents et complémentaires allant de l’ébéniste à part entière, en passant par le marqueteur, le bronzier, l’ornementiste, etc. Tous les pays sont convoqués afin de nourrir le rang de ces artisans venus du Royaume mais aussi d’Italie ou des pays du nord de l’Europe. Calin Demetrescu, historien de l’art et spécialiste réputé en ce domaine, offre ainsi dans cet ouvrage à la fois didactique et détaillé un état de la recherche et des découvertes d’œuvres majeures. Des noms célèbres comme celui d’André-Charles Boulle font l’objet de nouvelles propositions, sans oublier des artistes importants comme Domenico Cucci, Alexandre-Jean Oppenordt…
Après avoir livré un aperçu de l’époque et des métiers du meuble à Paris, essentiel à découvrir afin de mieux comprendre le contexte historique de cette recherche, l’ouvrage développe les méthodes de travail et d’attribution avant d’analyser la production du mobilier royal. La deuxième partie s’attache aux biographies des ébénistes majeurs de Louis XIV, Boulle, Armand, Campe, Cucci, les Gaudron, Gole, Macé… avec pour chacun une biographie, l’analyse de l’atelier et collaborateurs sans oublier leurs œuvres. Pour conclure, cette somme de référence ouvre sur la fortune, la réussite sociale et les collections des ébénistes de la Couronne parachevant ainsi de manière exhaustive et plaisante cette analyse des artistes ébénistes du monarque absolu.

 

« Travellers’Tales – bags Unpacked » de Pierre Le-Tan et Bertil Scali ; Relié, 448 p., Version anglaise ou française, Editions Thames & Hudson / Louis Vuitton, 2021.
 


Ce sont de fabuleux récits de voyageurs que nous proposent aujourd’hui les éditions Louis Vuitton dans une publication, comme toujours, des plus soignée. Signée Pierre Le-Tan et Bertil Scali, les auteurs ont entrepris avec une mise en page attractive et un humour décapant d’évoquer pour nous le voyageur dans tous ses états, « Bags Unpacked », pour le plus grand plaisir des lecteurs.
On y retrouve, bien sûr, les sublimes malles de voyage Louis Vuitton qui ont fait la réputation de la célèbre enseigne. Une incroyable collection de récits et de malles arborant le célèbre monogramme Louis Vuitton d’hier à aujourd’hui. On raconte même que certains y avaient logé leur lit ! Ce sont ainsi pas moins de cinquante récits de voyageurs, tous plus extravagants et mondains les uns que les autres, de véritable contes, des « Travellers’Tales » allant des aventuriers et fortunés voyageurs du XIXe siècle aux artistes, acteurs et stars d’aujourd’hui. Un rare bonheur.

 


Le lecteur voyagera ainsi dans cette escapade pétillante en compagnie de Sarah Bernhardt, Paul Poiret ou Karl Lagerfeld, d'Henri Matisse à Jeff Koons sans oublier Sharon Stone et Madonna. Entrecoupés d’anciennes publicités ou plutôt « réclames » de l’incontournable enseigne lorsqu’il s’agit de voyages, chaque récit nous conte une expérience unique, farfelue, loufoque mais toujours d’une rare élégance. Que n’ont pu, en effet, contenir toutes ces malles Louis Vuitton ayant parcouru le monde… Celle de Eugénie de Montijo, de Luchino Visconti, d’Audrey Hepburn ou plus près de nous de Keith Richards ? Des secrets de voyages en ces pages délicieusement partagés.
Un voyage au long cours de plus de quatre-cents pages aussi séduisant que cocasse que viennent illustrer les dessins frais et épurés, reconnaissables entre tous, de Pierre Le-Tan.
 

« L’Abstraction » d’Arnauld Pierre et de Pascal Rousseau ; Sous coffret, 28.8 x 34.5 cm, 400 p., Éditions Citadelles & Mazenod, 2021.
 


C’est une publication incontournable que les Éditions Citadelles & Mazenod nous proposent avec ce superbe volume entièrement consacré à « L’Abstraction ». Ce mouvement artistique né au début du siècle dernier en occident et qui sut s’affranchir des codes figuratifs et mimétiques représentant jusqu’alors le réel. Naissent ainsi les formes, couleurs, lignes et mouvements de ce mouvement dénommé « Abstraction » tel que nous le rappelle si joliment le coffret de cette splendide publication avec les œuvres de Robert Delaunay et d’Helen Frankenthaler. Par ces codes esthétiques, « L’Abstraction » impose un nouveau langage visuel auquel sont convoqués aussi bien artistes, philosophes que scientifiques.
Cet ouvrage sans précédent offre une vision « grand-angle » unique à la fois analytique et internationale de cet extraordinaire mouvement artistique ayant marqué le XXe siècle. Avec une vaste et belle iconographie, ce volume coécrit par Arnauld Pierre, professeur d’histoire de l’art à Sorbonne Université, et Pascal Rousseau, professeur de l’art contemporain à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne et à l’École des beaux-arts de Paris, livre en effet une synthèse d’une rare richesse de ce mouvement artistique à nul autre pareil. L’Abstraction fut dans l’histoire de l’art une véritable révolution, un changement sans précédent de paradigme marquant une rupture majeure. Loin d’être une simple aventure stylistique, les auteurs soulignent combien l’abstraction fut comparable à la Renaissance florentine au XVe siècle.
C’est cette fabuleuse évolution que nous retracent magistralement étape par étape Arnauld Pierre et Pascal Rousseau dans ce fort volume, remontant aux prémices de l’abstraction, de ses origines, ses pionniers avec, bien sûr, Kandinsky et Piet Mondrian, jusqu’à l’art contemporain et parcourant le monde de l’Europe à l’Amérique latine jusqu’au Japon. Aucun angle de cet extraordinaire mouvement dépassant largement l’histoire de l’art n’a été en ces pages négligé que ce soit ses racines remontant au milieu du XIXe siècle, sa mondialisation ou encore les évolutions technologiques du cinéma au numérique. Les formes, couleurs et lumière de Kupka ou encore de Picabia, éblouissent. L’imaginaire s’emballe grâce aux dérèglements des formes et structures des années 1960 – 1980. Des œuvres majeures les plus emblématiques de l’abstraction aux expérimentations cybernétiques de ces dernières décennies, le lecteur ébahi vogue dans l’univers de l’abstraction. Les formes, couleurs et concepts prennent sous ses yeux vie l’entrainant pour son plus grand plaisir dans ce fabuleux monde qu’offre « L’Abstraction ».
Une remarquable entreprise menée par deux grands spécialistes qui ne pourra par son analyse et sa richesse que s’imposer en ouvrage de référence.
 

« O’Keeffe » de Camille Viéville ; Relié sous coffret, 32.5 x 27.5 cm, 325 illustrations couleur, 384 pages, Editions Citadelles & Mazenod, 2021.
 


A souligner la splendide monographie consacrée à Georgia O’Keeffe, artiste moderniste majeure du XXe siècle, aux éditions Citadelles et Mazenod. Une artiste américaine internationalement saluée de son vivant, mais qui demeure étrangement et injustement trop peu connue en France.
Signé Camille Viévielle, spécialiste de l’art contemporain, ce superbe ouvrage nous ouvre (enfin) les portes de son immense œuvre. Poussant toujours plus loin ses recherches, laissant éclater son expressivité, les formes et les couleurs, c’est une œuvre foisonnante que nous a laissée, en effet, Georgia O’Keeffe (1887-1986).
Au plus près de son travail par son analyse et son abondante et magnifique illustration, l’ouvrage aborde la jeunesse et les premières années de l’artiste avant d’entraîner littéralement son lecteur dans chacune des grandes périodes O’Keeffe. Du modernisme New Yorkais des années 1920, entre figuration et abstraction, des années minimales de l’après-guerre aux années 60 durant lesquelles elle s’imposera en pionnière de l’art « hard edge » en passant par ses tableaux aux fleurs reconnaissables entre tous ou encore ses paysages néo-mexicains, les toiles de l’artiste fascinent. Des toiles grandioses aux formes voluptueuses, aux couleurs éclatantes ou profondes, quelque soit la période considérée, O’Keeffe s’impose et se démarque avec cette force picturale incroyable. Comment oublier la sensualité de ses fleurs, la volupté ronde de ses paysages, la puissance de ses toiles ?
Une force de vie que l’on retrouve également dans son quotidien et sa propre vie. Georgia O’Keeffe fut, en effet, non seulement l’une des plus grandes artistes nord-américaines du XXe siècle, mais aussi une femme exceptionnelle, indépendante et libre. Et si Georgia O’Keeffe affirma à la fin de sa vie : « Je suis fatiguée de ma propre histoire, de mon mythe », Camille Viéville ajoute, à juste titre, en conclusion de ce superbe ouvrage : « Pourtant ce mythe aux multiples facettes – la pionnière du modernisme, la femme forte et indépendante, la solitaire du désert – n’a cessé de grandir depuis les années 1960-1970, notamment au travers d’une nouvelle génération d’artistes ».
Une monographie exceptionnelle, aussi grandiose que l’œuvre de Georgia O’Keeffe, et qui ne peut que s’imposer en ouvrage de référence.
 

« Borders » ; Photographies de Jean-Michel André et texte de Wilfried N’Sondé ; Relié, 24 x31.7 cm, 110 p., Éditions Actes Sud, 2021.
 


C’est un ouvrage puissant et à nul autre pareil que nous livre aujourd’hui aux éditions Actes Sud le photographe Jean-Michel André accompagné du texte de l’écrivain Wilfried N’Sondé. Fruit d’une réflexion et d’un travail de quatre années, Jean-Michel André entend donner à voir ou plus précisément à se souvenir, ici, du visage de l’autre au sens de Levinas, celui que trop souvent nous ignorons ou ne voulons pas voir. Migrants, immigrés, sans-abris, femmes ou hommes en vie, habités de désespoir, espoir et de rêves. Jean-Michel André, artiste de la Galerie Sit Down, n’a eu de cesse depuis plus de vingt ans dans sa création photographique d’interroger les territoires, les limites, la mémoire et l’oubli. Oubli du visage de ces hommes de dos encapuchonnés assis au milieu de nulle part regardant le lointain de l’horizon…
Aussi n’est-il pas étonnant que le dernier ouvrage du photographe « Borders », sans être ni un témoignage et encore moins un reportage, livre au-delà des splendides photographies une réelle et belle réflexion photographique, une profonde réflexion trouvant son plein écho à la fois dans les paysages esseulés, désolés, et dans les textes forts de Wilfrid N’Sondé. Wilfrid N’Sondé, écrivain, musicien-compositeur et chanteur, mène, lui aussi pour sa part, une œuvre littéraire ancrée sur l’exil, la marginalité et notre rapport à l’autre. Le photographe Jean-Michel André et l’écrivain Wilfrid N’Sondé ne pouvaient pas dès lors ne pas se rencontrer. Le destin les a fait se croiser à l’Institut français de Tunis et débuter ce fructueux dialogue qu’ils nous offrent aujourd’hui de découvrir dans ce bel ouvrage.
Un dialogue profond et poétique puisant également sa force dans une mise en page originale et pensée, alliant aux écrits de W. N’Sondé sur feuille volante la superposition des petits et grands formats photographiques. Le lecteur découvrant, lisant, tournant, revenant, ne peut dès lors que plonger littéralement dans une belle et longue méditation. La lune sur Voie lactée se montre, s’efface pour mieux réapparaître… Les textes s’envolent et se décalent, les frontières deviennent floues, l’espace-temps se modifie au gré des photographies et des textes. Dunes perdues et esseulées, crêtes arides et blessées, lorsque la mer devient noire et que les ciels s’assombrissent. Loin de vouloir un énième témoignage, les auteurs ont souhaité gommer toute localisation ou chronologie. C’est à un vertige source d’écho et de résonnance qu’invite cet ouvrage dans une étrange et belle alchimie de désespoir et de poésie.
Un bel ouvrage qui résonne longtemps encore après avoir été refermé…

 

« Avant-Garde as Methode –Vkhutemas and Pedagogy of Space – 1920-1930 »; Sous la direction d’Anna Bokov, avec les contributions de Kenneth Frampton et d’Alexander Lavrentiev ; 24 x 31 cm, 664 p., 1045 illustrations, Éditions Park Books, 2021.
 


À souligner la parution aux éditions Park Books d’un ouvrage complet et unique en son genre, extrêmement bien documenté, entièrement consacré aux méthodes d’enseignement des Vkhutemas en Union Soviétique durant les années 1920-1930.
Ces instituts d’art et de technologie supérieurs moscovites, à l’instar du Bauhaus, furent les premiers à souhaiter dispenser un enseignement artistique et technologique à très large échelle, nommé « la méthode objective ». Anna Bokov, architecte et historienne d’architecture, revient sur cet enseignement expérimental et ces années moscovites durant lesquelles l’Avant-Garde s’imposa comme méthode à part entière.
 

 

A travers une multitude de chapitres, de riches contributions et une abondante iconographie, l’auteur a souhaité explorer les diverses facettes de cet enseignement associant aux valeurs traditionnelles académiques celles plus novatrices de l’ère industrielle. Un enseignement à large échelle fondé avant tout sur une nouvelle approche pédagogique reposant autant sur l’expérimentation en atelier que sur les échanges réciproques entre enseignants et étudiants. Les différentes structures des Vkhutemas, ayant développé cette nouvelle approche d’enseignement artistique et technologique, furent par la suite largement intégrés au programme officiel soviétique de ces années 1920-1930. Fort de plus de 600 pages, de programmes, photographies et illustrations, l’ouvrage retrace ainsi avec précision le développement et les objectifs pédagogiques mis en œuvre par les Vkhutemas, centre de l’avant-garde soviétique, que ce soit le constructivisme, le rationalisme ou encore le suprématisme.
Anna Bokov souligne, enfin, combien les Vkhutemas ont su développer « L’Avant-Garde comme Méthode », notamment par une pédagogie spécifique de l’espace et de l’architecture. Une expérimentation pédagogique qui déboucha sur de nombreux projets et réalisations architecturaux et urbains.

 

« SUR LES CHEMINS DU PARADIS » ; Catalogue de l’Exposition éponyme au musée Les Franciscaines de Deauville, éditions Hazan, 2021.

 


Le catalogue de l’exposition « Sur les chemins du Paradis » publié aux éditions Hazan vient inaugurer le nouveau pôle culturel « Les Franciscaines » de la ville de Deauville. Cette réflexion convoquant le témoignage des trois religions sur le paradis s’appuie sur l’image et l’art au carrefour des cultures. Thierry Grillet, le commissaire de cette exposition ouverte sur une dimension plurielle, entend inscrire cet évènement dans le dialogue entretenu par les promesses du paradis de ces différentes religions. Ainsi que le souligne le maire de Deauville, Philippe Augier, en avant-propos « L’exposition elle-même Sur les chemins du paradis est en soi une déclaration, un appel à la tolérance et à la compréhension mutuelle ».
Le processus de la croyance, de la foi, les difficultés de la vie à la recherche d’un espace d’espoir sont autant de dimensions permettant d’aborder cette notion, celle de la représentation du paradis dans les trois monothéismes, de manière plurielle et fertile. Le catalogue souligne ainsi par le moyen de l’art contemporain ce questionnement fondamental de l’homme, telle cette toile monumentale de Miguel Rotschild, représentant une voûte céleste réalisée à partir d’un cliché d’une région de l’univers pris par un télescope, et qui ouvre la partie consacrée au catalogue de l’exposition.
Ces Visions plurielles du Paradis sont analysées de différents points de vue, internes ou extérieurs, aux trois religions, l’Islam, le Judaïsme et le Christianisme. L’Histoire, la politique, les intérêts des diverses autorités religieuses en fonction des époques influencent et « façonnent » un paradis aux multiples contours, ainsi qu’il ressort de ce catalogue à la riche iconographie.
Cet ouvrage offre ainsi une synthèse et un témoignage actif sur ces visions du paradis en une approche didactique éclairée par la vision des artistes conviés pour cette exposition. Ces derniers allant des classiques jusqu’aux artistes les plus contemporains, du Livre des morts de l’Égypte antique jusqu’à la disparition du couple adamique avec Incarnation de Bill Viola.


« Maurice Denis – Amour » ; Catalogue d’exposition sous la direction de Catherine Lepdor et Isabelle Cahn, 227 x 286 mm, 192 p., Éditions Hazan, 2021.
 


Le présent catalogue propose de plonger dans l’œuvre peint du grand artiste Maurice Denis à l’occasion d’une exposition qui au musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne et avant la réouverture du Musée Maurice Denis à Saint-Germain-en-Laye. L’univers subtilement esquissé dans chacune des toiles du peintre invite le lecteur à une contemplation à la fois mystique et amoureuse de la vie sous toutes ses facettes et qui rayonne de ses œuvres. Bien que saisissant au fil de ses pinceaux une vie bucolique qui se présentait devant lui, avec sa famille au Prieuré comme dans ses lieux de villégiature en Bretagne, Maurice Denis fut cependant loin d’être un peintre béat. C’est, en effet, à une certaine abstraction et à la théorie de l’art auxquelles s’est consacré ce peintre insatiable des techniques et des moyens de rendre la réalité, son fameux jugement sur l’art étant resté célèbre et répété à l’envi : « Se rappeler qu’un tableau – avant d’être un cheval de bataille, une femme nue, ou une quelconque anecdote – est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées ».

 


Ce sont l’amour et la religion qui viennent scander les toiles réunies à l’occasion de l’exposition de Lausanne, une belle invitation à entrer au cœur de la création du célèbre Nabi, et l’ouvrage propose dans sa première partie, à travers ces œuvres, de mieux appréhender cette part théorique du peintre qui attachait la plus grande importance à l’harmonie des formes et des couleurs au point d’atteindre une dimension symbolique qui force encore l’admiration un siècle après son expression. Les nombreuses références explicites ou implicites à la foi de l’artiste transparaissent et confèrent toute leur profondeur à ces œuvres aux lectures multiples.
Mais Maurice Denis s’avère être aussi un artiste de son temps. Aussi le catalogue souligne-t-il également les variations de son art en fonction du milieu artistique dans lequel il évoluait, entre la période Nabi et les œuvres symbolistes, sans oublier son retour à un certain classicisme. Couvrant une période allant de 1888 à la veille de la Première Guerre mondiale, ce catalogue réunit dans la deuxième partie d’admirables œuvres telles la fameuse « Tache de soleil sur la terrasse » datant de 1890, les « Arabesques poétiques pour la décoration d’un plafond » dont l’univers semble si proche des plus belles compositions de Claude Debussy, mais aussi « La Dormeuse au jour tombant », la touchante « Procession sous les arbres » et tant d’autres compositions puisées à l’inspiration la plus profonde.
Un très joli et riche catalogue des plus inspirants.

 

« The Julius Baer Art Collection », 22 x 29 cm, 404 p., 358 illustrations, Editions Scheidegger & Spiess, 2021.
 


Le splendide ouvrage entièrement consacré à la Collection d’art Julius Baer publié aux éditions Scheidegger et Spiess réjouira les amateurs d’art contemporain et trouvera assurément bonne place dans toutes bonnes bibliothèques d’art. La Collection Julius Baer comprend aujourd’hui, en effet, pas moins de 5 000 œuvres. Qu’il s’agisse de Jean-Antoine Fehr, Jean Tinguely, Yves Netzhammer, Thomas Huber et bien d’autres artistes majeurs, la curiosité du lecteur de ce volumineux ouvrage ne pourra que trouver satisfaction à découvrir les œuvres originales de ces artistes suisses d’art contemporain. Internationalement reconnus ou donnés de nos jours au titre de talents émergents, chacun de ces artistes (Nelly Bàr, Roma Signer, Thomas Hubert…) a su par sa singularité retenir l’intérêt de la Collection Julius Baer et ses amateurs d’art avertis. Une diversité inouïe, peintures, dessins, collages, photographies, vidéos et installations trouvent, en effet, en ces pages une place de choix dont l’iconographie choisie de plus de 350 illustrations, offrant de nombreuses pleines pages, voire doubles pages, rend parfaitement compte.
De nombreux et courts textes, notamment de Samuel Gross, de Barbara Habetur, Hans Rudolph Reust… viennent également éclairer artistes et œuvres présentés. Des textes eux-mêmes introduits par des écrits signés entre autres de Barbara Staubi, historienne de l'art et conservatrice de la Julius Baer Art Collection ou encore Giovanni Carmine, et proposant un véritable dialogue entre l’art, l’institution et la Collection Julius Baer.
Publié à l’occasion du cent trentième anniversaire de la Bank Julius Baer fondée en 1890 à Zurich, ainsi que le souligne Raymond J. Bär, petit fils d’Ellen Weyl-Bär, en sa préface, c’est véritablement un grand angle unique qu’offre au regard ce magnifique ouvrage sur l’ensemble de la Collection Julius Bauer. Un panorama de plus de 400 pages d’autant plus précieux que la présentation de cette dernière fait habituellement l’objet d’une rotation régulière dans les divers établissements de la banque pour des raisons compréhensives d’accrochage.
Quel plaisir, donc, de pouvoir pour l’amateur d’art contemporain à son gré découvrir et contempler l’ensemble de cette formidable et incroyable collection qu’est la Collection Julius Baer !
 

« Picasso-Méditerranée » ; Collectif sous la direction d’Émilie Bouvard, Camille Frasca et Cécile Godefroy ; 18.8 x 23.5 cm, 400 illustrations, 448 p., Editions In Fine, 2021.
 


C’est un magnifique ouvrage consacré à l’œuvre de Pablo Picasso et la Méditerranée que nous proposent aujourd’hui les éditions In Fine. Optant pour une approche transversale, avec pour fil d’or le bleu azur de la Méditerranée, c’est en effet un voyage original tout picassien que nous offre au regard cet ouvrage collectif aux riches et nombreuses contributions. Sous la direction d’Émilie Bouvard, Camille Frasca et Cécile Godefroy, cinq escales attendent le lecteur : de l’Espagne, terre natale du peintre avec Guernica, bien sûr, mais aussi Malaga, jusqu’au Sud de la France, en passant par la Grèce, la mythologie, la Crète et les Cyclades, l’Italie ou encore le Maghreb et le Proche-Orient.
Ce riche ouvrage « Picasso- Méditerranée » est l’aboutissement de rencontres de 2017 à 2019 à l’initiative du Musée national Picasso-Paris de plus de quarante-cinq expositions et soixante-dix institutions ayant eu pour objectif de présenter des approches singulières et renouvelées de l’œuvre de Picasso. Ainsi, entre ports d’attache et ouvertures multiples vers les horizons de l’œuvre du peintre, l’ouvrage dévoile bien des liens ténus, connus ou parfois découverts, qu’entretint Pablo Picasso avec la Méditerranée. Véritable dialogue entre le peintre, ses œuvres et ses lieux de prédilection teintés du bleu méditerranéen, ce collectif entend tout à la fois relever de l’Atlas de géographie, du livre d’art par sa riche iconographie de plus 400 illustrations que du dictionnaire ou du guide de voyage.
Voguant sur cette approche transversale, le lecteur optera selon son humeur pour un long et beau voyage en compagnie d’un des plus grands peintres du XXe siècle ou préférera parcourir ces pages par escapades rejoignant ici ou là Pablo Picasso devant son chevalet. Ainsi, pourra-t-il retrouver le peintre dans « L’atelier du midi » de la France, à Aix-en-Provence, Antibes, Mougins ou encore Cannes et La Californie, sans oublier Vallauris et l’atelier Madoura, Vauvenargues et tant d’autres lieux encore… S’entrecroisent, ici, œuvres, photographies, amis, rencontres, mais aussi thèmes - cinéma, cuisine méditerranéenne, et surtout ces cartes blanches venant émailler ces 450 pages et donnant cette saveur particulière à l’ouvrage.
« Picasso – Méditerranée », un collectif réservant par son approche transversale, dynamique et singulière, et sa riche iconographie, bien des découvertes et de jolies escales méditerranéennes jalonnant l’ensemble de l’œuvre de Picasso.
 

 

"Le Livre de Kells" de Bernard Meehan ; 275 illustrations couleurs, relié en toile sous jaquette illustrée, 25 x 32 cm, 256 p., Editions Citadelles & Mazenod, 2020.
 


Le livre de Kells compte assurément parmi les plus beaux manuscrits du Moyen Âge. Ce trésor conservé au Trinity College de Dublin fut probablement réalisé au cours du IX° siècle dont il célèbre la splendeur à la veille de l’an Mil. Ses enluminures ont largement contribué à la notoriété mondiale de ce témoin de l’âge d’or des manuscrits occidentaux. La présente étude menée par Bernard Meehan fait entrer le lecteur dans les arcanes secrets du Livre de Kells dont l’auteur est l’un des spécialistes incontestés.
Par son format généreux 25 x 32 et à la reproduction en taille réelle de plus de 80 folios sur les 340 que compte le manuscrit, il est désormais loisible de plonger littéralement au cœur de cette source inestimable du christianisme irlandais proposant les quatre évangiles ornés de leurs superbes enluminures. Bernard Meeham ne se limite pas à restituer la seule beauté esthétique de cette précieuse source, mais accompagne ces somptueuses images d’une riche étude de fond permettant de mieux comprendre non seulement la réalisation technique de ce chef-d’œuvre, mais également le contexte historique et religieux dans lequel il s’inscrit.
Le lecteur du Livre de Kells pourra désormais, par ce splendide ouvrage, tourner un à un les plus beaux folios de ce manuscrit livrant un témoignage unique sur les quatre évangélistes en ce tournant historique du Moyen Âge, ainsi que de nombreux passages bibliques déterminants. Dès les premières pages, les nombreux entrelacs des enluminures témoignent de cet héritage croisé entre l’antiquité et les premières royautés issues des invasions barbares.

 


La finesse des lettrines, l’humour et le soin apporté à émailler le texte de personnages et figures étranges ou symboliques afin de mieux rappeler le lecteur à l’étude même du texte, la graphie parfaite de l’écriture manuscrite réclamant un compte d’heures inconcevable à notre époque, font du Livre de Kells un exemple exceptionnel de la culture médiévale au tournant du millénaire. Il n’est donc pas étonnant que cette source remarquable compte parmi les emblèmes de la culture irlandaise, et plus largement occidentale. Ainsi que le relève Bernard Meeham, l’attraction qu’exerce le Livre de Kells tient surtout à ce qui ne se voit pas, mais se trouve suggéré par le manuscrit.
À la fois familier en ses multiples références chrétiennes, il dévoile également par bribes des aspects étranges, voire inconnus, de la symbolique préromane aux nombreuses réminiscences celtiques. Ce trésor de l’art irlando-saxon, connu également sous le nom de Grand Évangéliaire de saint Colomba, n’a pas fini de susciter interrogations, surprises, et ravissements, à l’image de cette merveilleuse étude livrée par ce livre d’exception publié aux éditions Mazenod !

« Venise vue d’en haut » de Riccardo Roiter Rigoni et Debora Gusson,

Éditions Jonglez, 2023.

 



Si pour Casanova, « Venise n’était pas là-bas, mais là-haut ! », avec Riccardo Roiter Rigoni et Debora Gusson, la Sérénissime est plus haute encore puisque c’est vue des nuages, du ciel même, que ces auteurs nous proposent de la découvrir ! Une découverte de Venise insolite d’autant plus originale et plaisante que ce voyage de haut vol nous entraîne non seulement à la rencontre de la célèbre cité, de ses toits et campaniles, mais également de sa lagune et de ses si nombreuses îles, tel un astre précieux et majestueux entouré de ses satellites. Des îles et îlots à l’histoire, au passé et présent aussi divers que leur forme vue d’hélicoptère. Bien sûr, nous avons tous en tête « San Michele, l’un des plus beaux cimetières du monde », Le Lido avec son « Charme liberty de l’Île d’or », Burano ou Murano ; mais de si haut que savons-nous vraiment de ces îles ? Et que dire de ces îlots perdus ou esseulés parfois, on songe à Madonna del Monte ou encore à Torcello, des îles souvent méconnues voire négligées du tourisme et dont le temps semble s’être arrêté... Que nous racontent encore, piqués par notre curiosité, Lio Piccolo au clocher arménien ou La Salina, cet ancien archipel d’Ammiana ? Venise et sa lagune sont inscrites depuis 1987 par l’UNESCO au patrimoine mondial et que de beauté, curiosité et étonnements nous offre, tant par ses splendides photographies signées Riccardo Roiter que par ses textes, cet ouvrage au format italien. Comment, en effet, résister à un tel dépaysement, à un tel vol d’oiseau ? Alors, et ainsi que nous y invitent Riccardo Roiter Rigoni et Debora Gusson, « Prêts pour le décollage ? ».

 

Jean-Jacques Audubon : « Le Grand Livre des Oiseaux », Sous la direction de Roger Tory Peterson et Virginia Marie Peterson ; 30,5 x 38,1 cm, Éditions Citadelles & Mazenod, 2023.

 


Lorsque l’on évoque les plus belles représentations des oiseaux du monde au XIXe siècle, le nom de Jean-Jacques Audubon (1785-1851) vient immédiatement à l’esprit, cet artiste français nous ayant laissé d’admirables – et si reconnaissables – planches ornithologiques uniques en leur genre. C’est à ce prestigieux legs que s’est attaché cette publication monumentale des éditions Citadelles & Mazenod sous la direction de deux spécialistes, Roger Tory Peterson et Virginia Marie Peterson, avec cet ouvrage exceptionnel de près de 700 pages en un généreux format XXL. Cette remarquable somme regroupe 554 illustrations couleur sous étui illustré et est accompagnée d’un portfolio très soigné de 5 reproductions d’Audubon.
 

 

Les « Oiseaux d’Amérique », car tel est son titre, compte parmi les fleurons du genre, l’artiste ayant de 1827 à 1838 publié ces 435 planches passées depuis à l’immortalité. Bien entendu, de nos jours, c’est avant tout la qualité esthétique qui retiendra l’attention, avec des planches d’une grande précision aux délicates couleurs chatoyantes, chaque animal étant replacé dans son cadre naturel tel ce flamand rose s’abreuvant au bord de l’eau ou encore ces chouettes Harfang perchées sur leur arbre… La qualité d’exécution force l’admiration avec ce regard porté notamment sur certaines espèces aujourd’hui disparues, rendant ce témoignage encore plus précieux.
Audubon livre ainsi un somptueux ouvrage réunissant 1065 oiseaux de la Floride à l’Arctique, oiseaux des mers comme des marais, impressionnants ou très discrets. L’artiste a souhaité à l’époque qu’ils soient représentés à taille réelle et ce souci d’exactitude confère à cet ouvrage une dimension scientifique de premier plan pour cette époque où la photographie n’existait pas encore, les premiers daguerréotypes n’étant datés que 1839… Le lecteur découvrira également grâce aux nombreuses notices préparées avec soin les habitudes de vie de ces oiseaux marins, charognards et autres plongeurs des lacs, sans oublier les oiseaux des forêts et prairies…
Une somme aussi belle à admirer que passionnante à lire.

 

« L’Olympisme. Une Invention moderne, un héritage antique. », Collectif, catalogue Officiel de l’exposition « L’Olympisme. Une Invention moderne, un héritage antique. » au Musée du Louvre., Co-édition Musée du Louvre / Editions Hazan, 2024.
 


C’est un réel plaisir que de découvrir aux éditions Hazan « L’Olympisme – Une Invention moderne, un héritage antique », le catalogue officiel de l’exposition éponyme présentée au musée du Louvre jusqu’en septembre 24. Cet ouvrage sous la direction des trois commissaires de l’exposition – Christian Mitsopoulou, Alexandre Farnoux et Violaine Jeammet – offre, en effet, un bel éclairage alliant histoire et enjeux de l’Olympisme d’aujourd’hui, cette « invention moderne, un héritage antique », ainsi que l’annonce son titre. Appuyé par une vaste iconographie, l’ouvrage de plus de 300 pages livre une analyse moderne, dynamique et actualisée des Jeux olympiques, une étude loin d’être dénuée d’intérêts notamment de par la découverte d’archives inédites.
Le premier volet de l’ouvrage est consacré aux symboles des Jeux (couronnes, anneaux, drapeaux…) et aux acteurs – comment ne pas rappeler, en effet, la figure la plus emblématique des Jeux : Pierre de Coubertin ? – Patrick Clastres revient avec passion dans une première contribution sur cette « Genèse de l’idée olympique chez Pierre de Coubertin », suivent des figures également incontournables telles que Michel Bréal pour le marathon, Gilliéron ou encore D. Vikélas. Après avoir rappelé que Paris fut trois fois capitale olympique en moins de 125 ans, Christian Le Bas ferme ce tout premier chapitre en faisant de Paris, capitale des sports, le berceau même de cet olympisme moderne avant que ne s’ouvre le deuxième volet, cœur de cette riche étude : « Olympisme entre invention et héritage ».
Un chapitre majeur et captivant couvert par plus de vingt contributions et abordant des thèmes aussi originaux que porteurs tels les timbres édités à l’occasion des jeux, les affiches, cartes postales, mais aussi, bien sûr, les trophées, médailles, les hymnes ou encore des sujets certes plus classiques, mais tout aussi passionnants notamment l’ « Athlétisme et entraînement militaire dans le monde grec : complémentaires ou antagonistes ? » ou « Gestes antiques en scènes »… De riches contributions que vient illustrer idéalement une iconographie des plus soignées et choisie.
Le catalogue se referme sur un dernier chapitre consacré à l’ « olympisme et politique » avec, bien sûr, « Berlin 1936 », mais également des contributions venant souligner la place des femmes hier et aujourd’hui dans les jeux Olympiques. Un ouvrage aussi riche que passionnant.
 

« Chagall – La Fontaine – Les Fables » par Ambre Gauthier ; Relié, 26 x 31 cm, 240 pages, 100 illustrations, Editions Hazan, 2023.
 


Comment ne pas succomber à cette belle publication en grand format parue aux éditions Hazan des Fables de Jean de La Fontaine illustrées par Marc Chagall ? Un bijou de l’édition que l’on doit initialement au célèbre marchand d’art, Ambroise Vollard ; ce dernier réalisa, en effet, en 1926 l’une de ses « plus tenaces ambitions d’éditeur » en demandant au non moins célèbre artiste russe d’illustrer ce monument du patrimoine littéraire français, les Fables de La Fontaine. Pour cet ambitieux projet, Marc Chagall réalisera alors plus d’une centaine de gouaches en couleurs préparatoires au travail sur gravure, offrant ainsi un véritable et incomparable dialogue inédit ! Car, il s’agit bien d’un magnifique dialogue à nul autre pareil entre l’un de nos plus célèbres poètes et fabulistes et le non moins reconnu artiste russe que fut Marc Chagall.

 


C’est cette fabuleuse rencontre que nous offrent aujourd’hui les éditions Hazan au travers de gouaches, gouaches et crayons, gouaches et aquarelle, avec pour certaines, et ce pour la première fois, leur correspondance en gravure. Comment en lisant chaque fable ne pas, dès lors, laisser son imagination s’envoler vers ces ciels d’un bleu infini avec ces animaux multicolores, ce « Coq et le Renard » tout de couleur ou encore ce loup rose à pois blancs du « Loup et la Cigogne » ? Des couleurs qui éclatent comme pour ce « Lion amoureux » et que les aplats gris griffés des gravures viennent rehausser plus encore. Les Fables trouvent un écrin fabuleux à leur dimension dans cette nature singulière et omniprésente. Une nature qui « unifie les compositions, légère et subtile comme l’air ambiant, permettant aux espaces et aux temps de fusionner, de glisser paisiblement d’un tableau à l’autre, d’un univers à l’autre » note en son introduction « Les vibrations multicolores du noir et blanc » Ambre Gauthier, spécialiste de Marc Chagall.
Une splendide publication qui se veut, à juste titre, un très bel hommage à cette rencontre.

 

« Jean Delpech – L’œuvre de guerre » sous la direction d’Hélène Boudou-Reuzé ; Préface d’Arianne James-Sarazin ; 28 x 22 cm, 328 p., Editions InFine, 2023.
 


C’est un bel ouvrage dédié à l’œuvre de guerre de Jean Delpech (1916-1945) que nous proposent les éditions InFine. Un ouvrage long format exceptionnel réunissant l’ensemble de ses gravures et dessins consacrés à la Seconde Guerre mondiale. Jean Delpech, graveur de renom, a en effet représenté de manière quasi-obsessionnelle de 1938 à 1945 toutes les images de guerre, mais aussi d’occupation et de libération qui se sont imposées à lui durant ces années de conflit. Delpech observe tout, regarde et regarde encore... C’est un véritable témoignage d’une époque sombre et déchirée qu’a entendu laisser par une œuvre atypique l’auteur, Jean Delpech, et sur laquelle reviennent dans de riches contributions Hélène Boudou-Reuzé, assistante de conservation et chef de projet au musée de l’Armée, et Laétitia Desserière, chargée des collections de dessins au département iconographie du musée de l’Armée. Foisonnement de détails, mais aussi d’associations et de traumatismes, ces œuvres retiennent indéniablement longuement l’attention… Une « Obsession du dessin » et un « infatigable graveur », des thèmes incontournables pour appréhender l’œuvre de guerre de Jean Delpech que développe également dans deux essais Laétitia Desserrière.
Né au Viêtnam au début du siècle dernier, les œuvres de Jean Delpech retracent ses années où il sera, d’abord, lors de son service militaire, soldat dans le 15e bataillon de chasseurs alpins de 1938 à 1939, puis soldat dans l’armée française durant la guerre, avant de devenir correspondant de guerre en Allemagne en 1945 ; une personnalité complexe et un parcours sur lesquels revient Brigitte Delpech.
Le lecteur découvrira, en seconde partie de l’ouvrage, un catalogue de l’ensemble de cette œuvre graphique de guerre – plus de 700 estampes et dessins conservés au musée de l’Armée. Un catalogue ordonné de manière thématique et qu’accompagnent encore de nombreux textes dont « La guerre imaginée », « Trophées et monuments », « Delpech reporter de guerre » ou encore « œuvres d’après-guerre » ...
 

« L’Album de Marie-Antoinette – Recueil des vues et plans du Petit Trianon – 1781 », « Étude et commentaires » par Elisabeth Maissonier, coédition Château de Versailles / Éditions In fine , 2023.
 


Quelle plus belle présentation pouvait-on souhaiter pour ce merveilleux « Album de Marie-Antoinette » dédié aux Petit Trianon et à ses jardins que celle des éditions In Fine !
Parcourant du regard, le coffret cartonné de cet « Album de Marie-Antoinette » orné d’un dessin représentant le belvédère du Petit Trianon et la grotte du jardin anglais, le lecteur songe déjà… avant d’ouvrir et de découvrir d’un côté le « Recueil des vues et plans du Petit Trianon » de 1781, et de l’autre, à droite, une « Étude et commentaires » réalisés par Elisabeth Maisonnier.
Rappelons que c’est en 1774 que Louis XVI devenu alors roi de France offre à Marie Antoinette le Petit Trianon commandé par son grand-père Louis XV et achevé moins de dix années auparavant en 1768. Marie-Antoinette entreprendra de suite d’en redessiner les jardins. Ce sera alors une succession de véritables décors végétaux dans l’air de la Cour qu’elle fera exécuter ; des jardins dans le style « anglo-chinois » dans lesquels prendront vie grottes, temples, belvédère et l’émerveillement des fêtes royales… Marie-Antoinette commandera à Richard Mique, son architecte, plusieurs grands recueils. C’est la splendide reproduction de l’un de ces recueils aquarellés et illustrés par les aquarelles de l’artiste Claude Louis Châtelet, celui précisément personnel de Marie-Antoinette, que le lecteur aura le plaisir de parcourir …
Un voyage dans le temps, au Petit Trianon, à Versailles et même au-delà dont Elisabeth Maissonier, conservatrice au Château de Versailles, nous livre une étude aussi riche et passionnante que merveilleuse par sa vaste iconographie. Aquarelles, dessins, plans et œuvres peintes viennent continuer le plaisir des yeux. Une étude, plus-value indéniable et des plus fructueuses, permettant au lecteur de comprendre et d’appréhender pleinement tout le symbolisme et la place du Petit Trianon et de ses jardins en cette fin de XVIIIe siècle.
 

« Peintures chinoises » de Xinmiao Zheng et Hongxing Zhang, 32 x 42 cm, 210 illustrations, 272 pages, Editions Citadelles & Mazenod, 2023.
 


Rares sont les beaux livres sur la peinture chinoise en langue française, les estampes japonaises accaparant souvent plus l’attention. Et pourtant, la présente publication aux éditions Citadelles & Mazenod, « Peintures chinoises », offre une splendide démonstration de la préciosité et somptuosité millénaire de cet art trop souvent ignoré des occidentaux. Un de ses meilleurs spécialistes, Xinmiao Zheng, directeur du musée du Palais à Pékin, accompagné de Hongxing Zhang, signe cet ouvrage exceptionnel tant par son iconographie que sa mise en page avec pas moins de 210 illustrations, sans oublier le large éventail couvert allant du début de notre ère jusqu’au XIXe s.

 


Monde lettré et artistes noueront rapidement au cours de cette longue de l’histoire des liens si étroits qu’ils influenceront la réalisation même de ces œuvres raffinées où chaque détail fait signe. Véritable cheminement intérieur et spirituel, ces peintures manifesteront ainsi très tôt les traits caractéristiques de la peinture chinoise où calme et sérénité s’immiscent au sein même de la nature en de multiples symboles. Le pin, les montagnes, les barques esseulées sur un lac prendront ainsi autant de valeur, si ce n’est plus, que la représentation souvent discrète de personnages, exception faite des peintures de personnage et hauts dignitaires de la cour.
Avec un généreux format et sa somptueuse présentation, cet ouvrage en reliure chinoise et sous coffret satin illustré convie le lecteur à entrer dans un monde feutré et délicat à nul autre pareil où l’art de la peinture suggère également un art de vivre.
 

« Le Nu » d’Alexis Merle du Bourg ; 26 x 37,5 cm, 320 ill., 352 p., Editions Citadelles & Mazenod, 2023.
 


Le nu compte assurément comme l’une des représentations les plus anciennes dans l’histoire – et même de la préhistoire - de l’art. Parfois privilégié au dépend du paysage et de la nature, d’autres fois vilipendé au nom de valeurs s’y opposant, le nu laisse rarement indifférent, suscitant convoitises, passions, haine ou encore détestations… Sujet passionnant auquel est justement consacré ce monumental ouvrage tant par ses dimensions que par l’impressionnant grand angle retenu.

 

 

Cette somme remarquable signée par l’historien de l’art Alexis Merle du Bourg étudie en effet les origines de cet art et ses mythes fondateurs, la nudité de l’Eden et celle prisée des Grecs venant en premier à l’esprit. Formes originelles encore pures mais déjà non dénuées d’enjeux comme pour Aphrodite et Phryné, sans oublier le fameux Jugement de Pâris… Chaque époque antique porte un nouveau regard sur la nudité, qu’il s’agisse de la période hellénistique, bientôt touchée par les influences de l’orient ou de celle du christianisme et des ambivalences dans la représentation du corps dans la Bible.

 


L’ouvrage somptueux par le choix de sa riche iconographie offre un dialogue toujours renouvelé entre le texte d’une clarté lumineuse et les plus belles œuvres d’art retenues par l’auteur, qu’il s’agisse de la sculpture ou de la peinture. Chaque période ouvre sur une réflexion portant sur l’homme, les artistes traduisant la plupart du temps l’esprit qui prévalait en leur temps ainsi qu’il ressort de cette renaissance humaniste ou encore de ce baroque revisitant l’antique en d’incroyables audaces. Les pages consacrées à Rubens et à Poussin passionneront également le lecteur tant l’interprétation de l’auteur concourt sans hésitation à ce que le lecteur redécouvre ces œuvres. Nombreuses seront encore les découvertes avec cet ouvrage passionnant tel le Nu à l’épreuve de la modernité qui témoigne de la richesse de ce sujet qu’explore avec brio cet ouvrage de référence.

 

 

« L’art des jardins en Europe » de Yves-Marie Allain et Janine Christiany, 24,5 x 31 cm, Ouvrage broché avec rabats, 632 pages, 544 illustrations, Citadelles & Mazenod, 2023.
 


C’est une véritable somme sur l’art des jardins en Europe que nous proposent Yves-Marie Allain et Janine Christiany avec cette publication exceptionnelle de plus de 600 pages. L’ensemble du continent européen se trouve appréhendé en un seul ouvrage à la riche iconographie (544 illustrations) par ces deux spécialistes offrant chacun une analyse propre à leur parcours professionnel. Le jardin est depuis la nuit des temps l’objet d’une riche symbolique – le fameux jardin d’Eden – et n’a cessé depuis ses origines d’être l’objet de réflexions, passions et pouvoirs… Ce sont ces intrications complexes qu’analysent les auteurs du présent ouvrage aussi beau qu’instructif sur cet art des jardins que l’on pensait à tort bien connaître et qui, après lecture, révèlera bien des facettes méconnues. L’histoire, la philosophie, la religion tout autant que les sciences ont été depuis longtemps convoquées parallèlement aux connaissances scientifiques requises pour concevoir un jardin. Cette symbolique manifeste dans bien des jardins de l’Ancien Régime tel celui incontournable du Château de Versailles traduit les enjeux réunis dans un grand nombre de conception de jardins en Europe. L’ouvrage aborde en premier lieu l’ensemble de ces aspects de l’art du jardin où architectes, jardiniers, pépiniéristes, horticulteurs mais aussi théoriciens sont convoqués par les commanditaires, qu’ils soient officiels ou privés. Quelle évolution peut ainsi être soulignée entre les jardins de la Renaissance et ceux des années 1930 ! Car il est possible de parler de style ainsi que le soulignent les auteurs à l’image de la mode vestimentaire ou alimentaire. Le jardin forme un univers éphémère qui demeure rarement identique quelques décennies après sa création, s’il ne disparaît pas peu après… Aussi, ce tour d’Europe des 170 jardins d’exception qui ont bravé le temps apparaîtra pour le lecteur qu’il soit amateur ou professionnel un témoignage rare et précieux, des fameux jardins d’Alhambra au non moins fabuleux de Claude Monet à Giverny, sans oublier bien entendu Versailles, Lisbonne et le palais Fronteira, la villa Borghèse à Rome et bien d’autres écrins uniques et oubliables qu’il sera loisible de visiter en feuilletant les pages de ce remarquable et inspirant ouvrage.

 

« Turner » de John Gage, traduit de l’anglais par Hélène Tronc et Odile Menegaux, Coll. « Les Phares », Editions Citadelles et Mazenod, 2023.
 


 

Sublime, tel est incontestablement le qualificatif qui convient !
Sublime, bien sûr, par son sujet, puisque entièrement consacré à l’un des plus grands artistes anglais du XIXe siècle, le peintre, aquarelliste, dessinateur et graveur, J.M.W Turner.
Sublime, également, par la qualité de l’ouvrage lui-même, tant par sa remarquable iconographie que par sa mise en page avec son grand format et ses multiples et appréciables pleines voire doubles-pages.
Sublime, enfin, par la qualité du texte de cette monographie signée John Gage et traduite de l’anglais par Hélène Trone et Odile Menegaux.
Comment, en effet, ne pas succomber à la beauté et richesse de l’œuvre de Turner ? Comment, face à des toiles telles que « Fusées et signaux de détresse pour prévenir les vapeurs des bas-fonds » de 1840 ou encore « L’incendie des Chambres des Lords et des Communes » de 1834, ne pas ressentir ce sentiment d’infinité ?

L’auteur a retenu pour cet ouvrage une approche thématique permettant de cerner, mieux qu’une stricte chronologie ou biographie, les traits marquants révélant tant l’évolution de l’œuvre que le caractère même du peintre anglais. Le lecteur découvrira ainsi un Turner paysagiste et théoricien de la couleur incontestable, une spécificité que le peintre a développée tout au long de sa vie au travers de ses nombreux voyages, mais qu’il a également su imposer à la Royal Academy. Turner, largement soutenu par son père, fut introduit très jeune, en effet, dans les cercles influents de la peinture anglaise et entra à un âge précoce dans cette haute institution. Appuyé par de nombreux mécènes, cela lui valut une réputation largement saluée de son vivant notamment par le célèbre critique d’art Ruskin, mais aussi, ainsi que le souligne J. Gage, enviée en retour par de nombreux rivaux.
Il en fallait, cependant, plus pour décourager ce peintre au caractère certes introverti mais trempé, surtout doué d’un sens de l’observation rare et d’une curiosité insatiable, « Un esprit merveilleusement divers », selon les mots de son contemporain Contestable et titre du dernier chapitre de cette dynamique monographie. La richesse de l’œuvre de Turner est, il est vrai, incomparable, lui qui sa vie durant n’eut de cesse de rendre au mieux la lumière et l’atmosphère, une quête de liberté qui marqua par son œuvre autant le romantisme qu’il annoncera l’impressionnisme ou encore l’abstraction. Cependant, à ce constat, J.Gage ajoute malicieusement et à juste titre : « L’interprétation moderniste de Turner est devenue courante et même une tradition bien établie. Elle est pourtant bien insuffisante pour saisir l’ampleur et l’originalité de son art ». Que dire de plus ?

 

« Histoire & médecine » d’Alexis Drahos, relié sous coffret, 352 p., Editions Citadelles & Mazenod, 2022.
 


Livre d’art ? Livre de sciences ? Le dernier ouvrage paru aux éditions Citadelles & Mazenod conjugue avec un rare bonheur et sous la plume d’Alexis Drahos les deux approches en une synthèse des plus éclairantes sur les origines de la médecine depuis l’Antiquité vue par l’art. En un véritable parcours au fil des siècles illustré par les plus grandes œuvres d’art, « Art & médecine » explore en effet pour la première fois en langue française les liens entretenus entre les deux arts. Le corps humain, tour à tour secret puis dévoilé au gré des découvertes anatomiques, n’a cessé de fasciner les artistes qui ont cherché à en capter les mystères dans leurs créations. Le lecteur apprendra ainsi que des scènes de dissection avaient déjà été saisies par des artistes dès l’Antiquité et bien avant les fameuses études de Léonard de Vinci…

 

 

L’œuvre d’art n’a pas qu’une fonction esthétique dans ses rapports à la médecine et bien souvent elle a été un moyen de consigner les connaissances et d’en diffuser les savoirs. Rivalisant de dextérité avec les médecins, ces artistes œuvrent, pour certains d’entre eux, selon une véritable démarche scientifique dans leurs représentations du corps humain, même si les sciences invalideront seulement ultérieurement certaines de leurs conclusions. Ce sont toutes les disciplines médicales dont nous pouvons ainsi suivre les évolutions au fil des dessins, gravures, peintures et autres écorchés en cire… Les pathologies s’invitent également en ces pages parfois dérangeantes, mais révélant les progrès des sciences. Que de chemin parcouru en effet entre les redoutables saignées de l’Ancien Régime et nos transplantations cardiaques !

 


L’un des multiples intérêts de cet ouvrage passionnant sera d’offrir une sélection des plus inspirées des œuvres maîtresses de l’histoire de l’art, l’auteur étant sur le sujet intarissable qu’il s’agisse de Léonard de Vinci ou de Damien Hirst, d’Erasistrate de l’école d’Alexandrie ou des leçons d’anatomie sous le pinceau de Rembrandt. Chaque siècle témoigne de son rapport au corps et à ses pathologies – une mise à jour des plus actuelles inclut même la terrible Covid-19, l’acuité du regard de l’artiste n’étant souvent pas moindre que celui de l’homme de sciences ainsi qu’en témoigne ce bel et riche ouvrage qui n’aurait probablement pas déplu à Nicolas Bouvier, fasciné par de telles représentations, ni au grand historien de la pensée, Jean Starobinski, qui sut si brillamment lier les arts.

« The Magic of Japanese Zen Gardens » de Thomas Kierok ; Avant propos de Shunmyo Masuno ; 160 p., 110 Illustrations, 23,5 x 23,5 cm, Editions Benteli, 2022.
 


C’est bien de « magie », de notre point de vue occidental, dont il s’agit lorsque nous contemplons la perfection d’un jardin zen japonais. Cette harmonie conjuguée à une précision infaillible de chaque détail conduit à une sérénité difficilement comparable aux créations paysagistes occidentales. Il est vrai que vu d’un esprit japonais, tel celui du grand moine bouddhiste zen japonais Shunmyo Masuno qui signe la préface de ce bel ouvrage, il ne suffit pas de dresser quelques pierres entourées de sable ratissé et bordées d’érables pour parler de jardin zen… Cela demeure plus complexe que cela et c’est tout le mérite de cet ouvrage et de son auteur, le photographe Thomas Kierok d’avoir perçu cette dimension spirituelle et d’avoir su la restituer avec bonheur et beaucoup de talent sur la pellicule.

 


En conjuguant philosophie japonaise et aménagement paysager, le jardin zen cherche à atteindre cette pleine conscience et accomplissement que l’on retrouve dans la méditation zen sur un zafu. Au fil des saisons, Thomas Kierok s’est imprégné de ces véritables jardins zen à Kyoto pour en suggérer les impermanences et variations subtiles chères à tout méditant zen. La nature pour le bouddhisme est censée contenir Bouddha lui-même ainsi que ses enseignements, ce qui laisse une petite idée de l’importance de leur ordonnancement… En rapprochant ces photographies des plus inspirantes d’un florilège délicat de la poésie zen, et grâce à une conception tout autant irréprochable du livre relié japonais, Thomas Kierok parvient à nous faire partager cette « magie » des jardins zen d’une splendide manière !

 

« Textiles africains » de Duncan Clarke, Vanessa Drake Moraga et Sarah Fee, traduit de l’anglais par Jean-François Allain et Christian Vair, Éditions Citadelles & Mazenod, 2022.
 


Absolument magnifique ! Tel est ce superbe volume consacré aux « Textiles africains » paru aux éditions Citadelles et Mazenod. Avec son large format, ses plus de 440 pages et ses 300 illustrations pour beaucoup pleines pages, l’ouvrage sous la direction de Duncan Clarke avec Vanessa Drake Moraga et Sarah Fee offre une réelle mise en lumière de cet art du textile inégalé. Une mise en lumière inédite et de toute beauté qui ne pourra que réjouir et combler collectionneurs et curieux. Des textiles présentés géographiquement tous plus époustouflants les uns que les autres issus de collections publiques ou privées et pour beaucoup d’entre eux jamais montrés. On s’émerveille de tant de couleurs si chatoyantes, de tant de motifs, de variété de matières et de techniques…

 


Mais cet ouvrage à nul autre pareil ne se limite pas par son incomparable iconographie à flatter l’œil et les sens, il livre aussi au lecteur une belle analyse appuyée par des notices, photographies et cartes, que ces textiles soient anciens, de collection ou plus récents, que ce soient des vêtements du quotidien, des parures talismaniques ou encore des tentures nuptiales… Parcourant l’Afrique d’ouest en est jusqu’à Madagascar, ce sont les particularités de tissage de chaque région, de chaque peuple, qui y sont ainsi, page après page, dans toute leur beauté déployées.
Coton, laine, soie, mais aussi perles ou écorces, couleurs et matières les plus diverses se font, ici, tableaux. Une créativité ayant influencé bien des artistes peintres ou plasticiens - on songe à Klee, bien sûr, ou encore à Matisse, mais aussi et surtout aux plus grands couturiers…
Un art du tissage africain unique et éblouissant que l’on parcourt et découvre émerveillé de tant de créativité, de couleurs et de motifs.

 

« Poussin & l’amour - PICASSO | bacchanales | POUSSIN » ; Catalogue sous la direction de Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto, et Ludmila Virassamynaïken, In Fine Editions, 2022.
 


Le catalogue « Poussin & l’amour » paru aux éditions In Fine est assurément à la hauteur du peintre et de l’exposition qui lui est actuellement consacrée au musée des Beaux-Arts de Lyon. Cette monumentale somme dirigée par les trois commissaires fait, en effet, l’objet d’une présentation originale avec sa conception recto verso.
D’un côté, le lecteur découvrira la remarquable exposition « Poussin & l’amour », exposition qui a retenu un angle original et pourtant omniprésent dans l’œuvre du peintre français. En effet, dès son arrivée à Rome en 1624 - et même quelques années auparavant – Poussin vouera une part importante de son art à de majestueuses toiles développant tous les thèmes possibles de l’amour, certains dépassant largement les standards de la morale de l’époque au lendemain de la Contre-Réforme. Nicolas Milovanovic, Mickaël Szanto, et Ludmila Virassamynaïken, les auteurs de ce riche catalogue et commissaires de l’exposition ont entendu retracer de manière éclairante toutes ces facettes méconnues et sous-estimées du peintre souvent présenté comme le peintre philosophe. Si cette dimension initiale ne saurait lui être enlevée, il s’avère à la lecture des captivantes contributions réunies en ces pages que Nicolas Poussin tout en approfondissant œuvre après œuvre l’analyse de ses sujets a su également se saisir d’une certaine légèreté appréciée de ses richissimes clients romains dont certains d’entre eux comptaient de prestigieux princes de l’Église… C’est ainsi un Poussin dévoilé que Pierre Rosenberg commente dans sa contribution soulignant qu’avec cette dimension méconnue le peintre entendait tout de même renouer avec le monde du passé, mythologie et éros réunis ! Cette toute puissance de l’amour intègre ainsi une palette étendue d’affects allant de l’érotisme des corps lascifs livrés au regard jusqu’à la passion folle conduisant à la mort. Le catalogue analyse tour à tour ces multiples facettes de l’œuvre de Poussin avec ces corps désirés, l’ivresse dionysiaque, l’amour et la mort, un voyage étonnant et palpitant au cœur même de l’atelier de l’un des plus grands peintres dont ce remarquable ouvrage dévoile un pan méconnu de la créativité.
Le revers de ce monumental catalogue, comme un « autre côté du miroir », est consacré à la seconde exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon , « PICASSO | bacchanales | POUSSIN ». Un regard mettant en lumière l’influence majeure qu’eut le peintre du XVIIe siècle, Poussin, sur le peintre espagnol du XXe s. Un prolongement offrant une belle ouverture et réflexion.

 

« Raphaël. L’œuvre complet. Peintures, fresques, tapisseries, architecture » de Michael Rohlmann, Frank Zöllner, Rudolf Hiller, Georg Satzinger ; Relié, avec pages dépliantes, 29 x 39,5 cm, 720 pages, Editions Taschen, 2023.
 


Raphaël (1483-1520), surnommé le « Prince des peintres » par Giorgio Vasari, fait l’objet d’une exceptionnelle parution dans la collection XXL des éditions Taschen. Il fallait en effet une publication de taille pour rendre le plus bel hommage qui soit à cet artiste italien réputé pour le raffinement de son trait et la précision de ses dessins. Après avoir bénéficié de l’apprentissage de deux maîtres de choix, Le Pérugin et Pinturricchio, ainsi que de son propre père Giovanni Santi, le jeune Raphaël, disparu trop tôt à l’âge de 37 ans, allait participer à la transformation de l’art de la Renaissance par des œuvres éclatantes. Très rapidement, Raphaël saura, en effet, se distinguer de ses sources d’inspiration notamment de son maître Le Pérugin, mais aussi de Léonard de Vinci et de Pinturicchio, pour être la source première de lignes harmonieuses d’inoubliables « Vierge à l’enfant », et ce dès son séjour florentin ; Des représentations qui contribueront à bâtir sa réputation. Le génie de Raphaël allait s’exprimer en effet durant toute sa vie d’artistes auprès des plus grands mécènes et protecteurs avec cette quête incessante de perfection de dessins soignés ce dont témoignent les œuvres réunies par cette exceptionnelle édition grand format.

 

 

Des plus grands formats avec ses immenses décors romains pour le pape Jules II, puis Léon X, dans les chambres du Vatican réalisées à la fin de sa vie jusqu’au plus petit tableau tel les « Les Trois Grâces » (17 x 17 cm) du musée Condé de Chantilly, chaque création de l’artiste met en œuvre un processus inlassable d’essais successifs pour parvenir à la composition future. Pour ces raisons, Raphaël gagnera la réputation d’être le peintre du détail par excellence dont le génie resplendira par cette harmonie irréprochable née de cette combinaison du trait, de la géométrie, de l’espace et de la lumière.

 

 

Cet équilibre caractérise cette grâce inimitable et ce style Raphaël identifiable immédiatement, et qui devait à jamais marquer l’histoire de l’art. Incontestablement l’un des artistes majeurs de la Renaissance italienne, Raphaël fait ainsi l’objet d’une parution tout aussi exceptionnelle qui fera date avec la réunion en un seul volume de toutes ses peintures, fresques, projets architecturaux et tapisseries.

 

 

Cet ouvrage XXL, rend ainsi hommage au créateur de la fameuse Madone Sixtine, et autres inoubliables fresques du Vatican, un catalogue raisonné établi par une équipe d’experts de l’œuvre de l’artiste replacé dans le contexte de la Renaissance italienne. Incontournable !

 

« Intérieurs : chez les plus grands décorateurs et architectes d’intérieur » ; Collectif sous la direction de William Norwich ; Relié, 250 ill. couleur, 25 x 29 cm, 272 pages, Editions Phaidon, 2022.
 


Passionnant ! Qui n’a jamais, en effet, rêvé d’entrer subrepticement chez les plus grands décorateurs et architectes d’intérieur de notre époque? Ce souhait, c’est William Norwich qui l’exhausse en dirigeant cet ouvrage dénommé « Intérieurs » aux éditions Phaidon. Sous sa direction et introduction, ce sont, en effet, pas moins de soixante intimités de décorateurs ou architectes d’intérieurs contemporains réputés internationalement qui sont dévoilés ainsi au lecteur.
De Jacques Garcia, chez lui, à Paris, à Teo Yang en passant par Charlotte Moss ou encore Joy Moyler ou Joseph Dirand, que d’idées, créations et inventivité ! Une diversité de personnalités et de lieux inouïs propices assurément à l’inspiration que l’on soit professionnel, amateur de décoration ou tout simplement curieux… Avec plus de 250 illustrations couleur, c’est en effet une multitude d’art de vivre, d’élégance et d’intimité que ce bel ouvrage livre au regard indiscret du lecteur. Camaïeux et foisonnement d’objets à Los Angeles chez Jeef Andrews, foisonnement de matières chez Paola Navone à Milan, matériaux nobles et style épuré chez Teo Yang ou à Milan encore chez Vincenzo de Cotiis…
Maisons de rêve ou rêvées telle celle de Michèle Nussbaumer, chaque découverte d’intérieur s’accompagne pour plus de précisions d’opportuns éléments biographiques, d’analyses ou commentaires. Qu’il s’agisse d’appartements ou de Palazzo, de lofts ou vieilles bâtisses, chaque intérieur offre en ces pages curieuses et indiscrètes son intimité et ses secrets… Styles, couleurs et goûts se côtoient dans une impressionnante et passionnante palette. Monocouleur, blanc pour Will Cooper (ASH NYC), noir chez William Sofield à New York, ou chatoiement des couleurs chez Laura Sartori Rimini à Londres. Lieu secret ou ouvert, expérimental, laboratoire ou strictement privés, surprenants ou prévisibles, chaque personnalité, chaque architecte et décorateur de notre siècle se révèle au travers de ses choix de style, de couleurs, d’objets et associations.
Un réel régal d'intimité !

 

Meret Oppenheim : « Mein Album", broché, 324 pages, 22 x 33 cm, Version All. /Anglais, Editions Scheidegger, 2022.
 


Si l’artiste suisse-allemande Meret Elisabeth Oppenheim (1913- 1985) est mondialement connue pour ses œuvres créées à partir de détournement d’objets, sa vie et intériorité – pourtant d’une richesse incroyable – sont demeurées plus secrètes jusqu’à la publication de ce bel ouvrage par les éditions Scheidegger à partir d’un album que tint l’artiste intitulé « Depuis l’enfance jusqu’à 1943 » ainsi que de quelques notes privées.
 

 

Ce document exceptionnel reproduit avec soin pour cette édition permet d’entrer dans le laboratoire de la création d’Oppenheim, cette plasticienne issue du mouvement surréaliste aux côtés d’André Breton à partir des années 1920 ; un laboratoire composé de situations du quotidien tel « Le déjeuner en fourrure », fameuse sculpture surréaliste passée à la postérité. La présente publication tient à la fois du journal et de l’œuvre d’art en tant que telle. En ces pages labyrinthiques, l’artiste réunit photographies, objets et notes en compagnie de pensées et de concepts qui préluderont à de nouvelles créations. Cet atelier en album permet d’entrer pleinement dans la pensée créatrice de cette femme hors du commun.

 


Reproduit dans son intégralité et dans son format original, cet album a fait l’objet d’une traduction en langue anglaise pour cette édition. De touchantes évocations des premières années de jeunesse, les premiers dessins enfantins avant ceux d’une artiste en devenir, et déjà cette propension à questionner les formes et à remettre en question les conventions… Puis viennent les premières rencontres à Paris avec André Breton, Max Ernst avec qui elle entretiendra une liaison pendant une année, la découverte du haschich et de la vie d’artiste durant son séjour à l’hôtel d’Odessa…
Chaque page remarquablement reproduite en fac-similé redonne vie à ces années de créativité sans limites, un document vibrant et essentiel à la compréhension de cette artiste jusqu’alors secrète.
 

Leonhart Fuchs : « Le Nouvel Herbier » ; Relié avec livret, 23 x 37 cm, 892 pages, Editions Taschen, 2022.
 


Exceptionnelle que cette nouvelle édition du mythique Herbier de Leonhart Fuchs en un impressionnant format (23 x 37) livrée par les éditions Taschen ! Le célèbre botaniste bavarois avait en effet réalisé une véritable somme en réunissant pas moins de 1543 plantes décrites par le détail et illustrées par des planches inoubliables, aujourd’hui disponibles grâce à cette édition de près de 900 pages. Soulignons encore que cette luxueuse réédition à partir de l’original possédé par Fuchs en personne et mis en couleurs à la main réunit plus de 500 illustrations, unique témoignage de cet inventaire fabuleux réalisé par le botaniste présentant notamment des plantes et fleurs encore inconnues du Nouveau Monde tel le fameux tabac appelé à un avenir certain en occident…

 


Dans un opuscule joint au fac-similé du Nouvel Herbier, Klaus Dobat introduit l’apport de Fuchs pour la science en montrant combien son travail méticuleux fait de lui le précurseur de la botanique moderne tout en soulignant son rôle essentiel pour la médecine de son temps, Fuchs ayant été un professeur de médecine réputé. Gagné aux thèses de la Réforme, il dut quitter la ville de Munich où il exerçait pour se réfugier à Ingolstadt. Son œuvre maîtresse, Das Kraüterbuch, conjugue botanique et médecine, les deux disciples étant considérées alors comme proches.

 

 

Werner Dressendörfer analyse quant à lui l’apport des plantes médicinales décrites par Fuchs au regard de la médecine des plantes modernes. Mais le plaisir le plus manifeste résidera sans conteste pour le néophyte à feuilleter page après page cette somme incomparable pour la beauté de ses planches, l’harmonie des couleurs apposées par la main de l’auteur et le soin apporté à chaque infime détail des plantes décrites, faisant de cet Herbier non seulement l’auguste témoin d’une époque mais également une œuvre d’art à part entière…

Stephane Mirkine : « Mirkine par Mirkine - Photographes de cinéma », 400 pages, 251 x 317 mm, Editions Flammarion, 2022.
 


Lorsque le 7e art rencontre l’art de la photographie, cela donne un beau livre, celui de Stéphane Mirkine parti à la redécouverte de son grand-père Léo, le photographe des stars, sans oublier son père Yves ayant repris lui-même l’héritage de Léo en poursuivant son travail. C’est cette belle affaire de famille qui se trouve à la une d’une exposition au Musée Masséna de Nice et de cette œuvre unique élaborée à partir de près de 200 films des années 30 aux années 80.
Les portraits des stars les plus en vue pris sur le vif comme sur les plateaux font revivre les grandes heures du cinéma au XXe siècle. Après avoir rappelé le parcours de cet émigré russe parvenu en France à l’âge de 9 ans, ce sont les années 30 qui verront les débuts de la carrière de Léo Mirkine avec Abel Gance, Autant-Lara, Duvivier et autres Jean Renoir. Les grands noms du cinéma commencent à imprimer sa pellicule à un rythme effréné, von Stroheim, Michel Simon, Mistinguett… Chaque décennie apportera son lot de clichés de légende, le photographe ayant une capacité à saisir non seulement la beauté rayonnante de nombre de ses actrices et acteurs mais surtout d’en révéler les multiples facettes qui inscriront leur nom en lettre d’or au grand écran.
Ce beau livre de 400 pages réserve ainsi d’inoubliables pleines pages avec des photographies remarquables pour leur maîtrise du noir et blanc et des contrastes. Qu’il s’agisse de portraits étudiés ou de clichés pris sur le vif, l’art des Mirkine, père et fils, rayonne tout au long de ces pages dont leur descendant peut s’enorgueillir d’avoir honoré la mémoire !

 

« Face au soleil – Un astre dans les arts » ; Collectif, catalogue officiel de l’exposition « Face au soleil » du 14 septembre au 29 janvier 2023 au musée Marmottan Monet, Paris ; Relié, 22 x 25.5 cm, 140 ill., 240 pages, Editions hazan, 2022.
 


Voilà un bel ouvrage d’art propice à illuminer et réchauffer notre hiver ! Le catalogue « Face au soleil – un astre dans les arts » paru aux éditions Hazan et qui accompagne l’exposition éponyme actuellement au musée Marmottan Monet propose, en effet, ainsi que son titre le suggère, de contempler le soleil dans la vaste galaxie des arts. Un programme ambitieux remontant le temps depuis l’antiquité jusqu’à nos jours et livrant les multiples représentations de cet astre à nul autre pareil.
Avec une présentation d’Érik Desmazières, directeur du musée Marmottan Monet, et sous la direction de Marianne Mathieu, directrice scientifique du musée Marmottan Monet de Paris, et de Michael Philippe, conservateur en chef du musée Barberini de Posdam, l’ouvrage collectif nous entraîne dans un voyage interstellaire inédit. Marianne Mathieu retrace cette représentation dans le cours du temps et des siècles de l’art et souligne combien c’est une « longue histoire qui lie les artistes à l’astre qu’ils n’ont cessé de représenter, pour de multiples raisons depuis la plus haute antiquité. » Et effectivement, de l’Égypte au XXIe siècle que d’années-lumière parcourues !
Mikael Philipp s’arrête en introduction précisément sur cette « Physionomie du soleil de l’antiquité au XVIIIe siècle ». Proposant de riches contributions et analyses, l’ouvrage souligne également, sous la plume d’Hendrik Ziegler, combien la métaphore solaire a pu revêtir bien des dimensions politiques avant que Michael F. Zimmermann laisse le lecteur voir tout de face le soleil avec pour point d’orgue, bien sûr, la célèbre et incontournable toile de Monet, « Impression, soleil levant » datée de 1872. Un tournant majeur dans l’histoire de l’art et du soleil que Marianne Mathieu approfondira également avec cette approche spécifique - « Monet / Fromanger, poétique de la couleur » - ou encore Marianne Alphan avec un focus tout particulier sur l’artiste contemporaine américaine Vicky Colombet.
L’ouvrage offre ainsi une belle place à la représentation du soleil au XXe siècle. Un éblouissement notamment au tournant du XXe siècle que le lecteur retrouvera développé sous la plume d’Oliver Schuwer, mais aussi sous celle de Sarah Wilson avec des noms aussi prestigieux que Signac, Derain, Maurice Denis, Munch, Miro, mais aussi Kupka, Sonia Delaunay, Calder…
Un beau et riche catalogue d’art complété par des pages consacrées à « L’évolution de l’astronomie et système solaire du XVIe siècle à nos jours » signées Donald W. Olson et Marilynn Olson.

 

« Faces Of Africa », Photographies de Mario Marino ; 27.5 x 34 cm, Editions teNeues, 2021.
 


Avec ce dernier ouvrage, le photographe Mario Marino, internationalement primé, livre au plaisir du regard de splendides et époustouflants visages de l’Afrique. Non un visage, mais bien des visages au pluriel, « Faces of Africa », révélant toute la spécificité et beauté de régions reculées de l’Afrique, d'Éthiopie, de Tanzanie, du Soudan et du Kenya. Des corps magnifiques ornés de bijoux, habillés de peintures, des visages aux regards saisissants… C’est un travail de longue haleine que nous offre Mario Marino avec cet ouvrage ayant exigé de nombreux voyages sur plus de huit ans ; Chaque peuple que ce soit d’Ethiopie, du Kenya, qu’il s’agisse des Karo, des Arbore ou encore des Borana, offre à chaque fois pour le photographe une véritable rencontre, une rencontre singulière avec l’Afrique.
Pas moins de 200 photographies, couleurs ou en noir et blanc ainsi rassemblées viennent souligner de la plus belle manière les traditions et cultures de ces peuples et tribus d’Afrique aujourd’hui toujours plus menacés par le tourisme et le monde moderne. Des portraits pour la majorité pleine page et révèlant cette beauté altière à nulle autre pareille. On y retrouve ce merveilleux dialogue entre cette Afrique, berceau de l’humanité, et le photographe Mario Marino ; L’objectif de ce photographe hors pair sachant mieux que quiconque capter ces sourires, regards, visages, corps et silhouettes de cette Afrique encore vivante. Un dialogue, érigé en signature, et que le talentueux photographe entend en ces magnifiques pages partager. Un plaisir inégalé.

 

« Fernand Léger ; La vie à bras-le-corps » » ; Collectif, Catalogue officiel de l’exposition éponyme du musée Soulages Rodez, Editions Gallimard, 2022.
 


Avec sa couverture jaune, le catalogue d’exposition consacré à Fernand Léger (1881-1955) attire immanquablement et à juste titre l’attention! En effet, c’est un beau et riche catalogue qui accompagne en cette année 2022 l’exposition consacrée à ce grand peintre de la révolution cubiste par le musée Soulages à Rodez. Divisé en trois judicieuses et porteuses thématiques, l’ouvrage offre une belle mise en perspective de l’œuvre peint de cet artiste hors-norme ayant marqué le XXe siècle.
En premier lieu, « La ville moderne » avec son machinisme retiendra, bien sûr, l’attention avec ces grandes toiles incontournables du peintre des années 20, lui qui découvrit la capitale en pleine effervescence de ce début de siècle. Un attrait et une époque analysés par Julie Guttierez. Le deuxième volet de ce catalogue largement illustré de reproductions et photographies revient sur les liens rattachant Fernand Léger au « Monde du travail » et à son engagement. « Mécanicien », ainsi que le souligne Ariane de Coulondre dans sa contribution en référence à la célèbre toile du peintre de 1918 ; « Un chef d’œuvre de composition synthétique, buste arrondi et tubulaire, géométries en aplats de couleurs, expression décomplexée du travailleur de force » écrit dans sa préface Alfred Pacquement, Président du musée Soulages. Fernand Léger est effectivement avant tout le peintre de son temps, lui qui réalise la célèbre affiche de l’exposition de 1951 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, « Les constructeurs ».
Le troisième tempo du catalogue est, quant à lui, consacré aux loisirs, « Au temps des loisirs » pour reprendre le titre de l’écrit de Maurice Fréchuret, un riche chapitre très largement appuyé par les œuvres de l’artiste avec notamment le thème récurrent du cirque ou encore celui des cyclistes…
Enfin, cette riche étude se poursuit avec une analyse signée Benoit Decron et mettant judicieusement en parallèle les œuvres de Fernand Léger et de Pierre Soulages. Deux artistes majeurs qui se sont rencontrés à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et dont les œuvres – ainsi qu’en témoigne ce catalogue, traversent le temps, nous étonnant toujours par leur force et leur modernité. Une belle mise en perspective qui se referme sur la vie et le parcours du peintre normand qui gagna la capitale à dix-neuf ans, s’exilera aux États-Unis avant de revenir en France… Une vie aux « Couleurs de la vie », ainsi que le souligne Nelly Maillard, ou « La vie à bras-le-corps », titre évocateur de ce riche catalogue.

 

Jacques Mercier : « L'Art de l'Éthiopie » ; 334 pages, 26,5 x 31,2 cm, Editions Place des Victoires, 2021.
 


Alors qu’ils sont incontournables et remontent à l’aube du christianisme, les arts de l’Éthiopie ne disposaient curieusement pas de monographie retraçant de manière exhaustive leur importance. C’est chose faite – et bien faite – dorénavant avec l’ouvrage réalisé par Jacques Mercier.Ce spécialiste a en effet mené depuis plus d’un demi-siècle des études sur plus de 350 églises, sans oublier les riches collections de ce pays souvent méconnues de l’occident. Le résultat s’avère éblouissant dans tous les sens du terme et étonnera très certainement plus d’un lecteur. Toute personne ayant eu la chance de se rendre dans ce beau pays a pu se re rendre compte de la prégnance et de la force du christianisme dans cette société.

 


Associant origines légendaires et avérées, cette riche histoire se conjugue à une foi toujours aussi fervente puisant à des racines millénaires notamment celles de la légendaire reine de Saba à la source de la Bible éthiopienne. Entre légende et histoire, l’Ancien Testament évoque ainsi le fameux épisode de la reine de Saba, nommée Melket Hava (1 Roi 10, 1-13), Reine de Midi dans l’Évangile de Luc (11, 31), et Balkis dans le Coran. Conquise par la sagesse du légendaire roi Salomon, cette reine décida d’abandonner les dieux qu’elle vénérait jusqu’alors et rapportera dans son pays, la future Éthiopie, le culte du Dieu d’Israël et peut-être même l’Arche de l’Alliance. La légende veut, par ailleurs, qu’elle eut un enfant de Salomon nommé Ménélik 1er, premier empereur d’une longue dynastie qui ne s’éteindra qu’au XXe s.
Mais, c’est véritablement au IVe siècle de notre ère que le christianisme deviendra en cette contrée africaine la religion prédominante. Au milieu du IVe siècle, l’empereur Constance II demanda, en effet, aux rois d’Axoum de présenter officiellement leur évêque nommé Frumentius à Alexandrie afin de vérifier que leur foi était bien conforme au reste de l’Empire romain. Le royaume d’Axoum se situait sur les hautes terres du plateau abyssin, à la croisée des riches routes commerciales entre l’Inde et la Méditerranée.

 

 

L’hellénisme et la langue grecque étaient parvenus jusqu’en ces lieux au sud de l’Égypte et des croix retrouvées datant du IVe siècle confirment le développement de la religion chrétienne en ces terres reculées, même si les divinités traditionnelles resteront cependant toujours présentes, soit concurremment ou le plus souvent associées à la nouvelle religion. Depuis cette époque, bien que l’histoire du développement du christianisme en Éthiopie demeure quelque peu méconnue, l’Église chrétienne éthiopienne fut rattachée à l’Église d’Alexandrie, un rattachement qui perdurera jusqu’au XXe s. La langue éthiopienne conservera jusqu’à nos jours cette mémoire biblique et sera souvent à l’origine de nombreux traits culturels de ce pays africain riche de légendes et d’histoire en nourrissant largement l’inspiration d’artistes offrant de splendides peintures religieuses abondamment illustrées dans cet ouvrage d’art (la période couverte allant des origines jusqu’au Siècle d’or). De nos jours encore, le christianisme en Éthiopie demeure très actif, particulièrement depuis la fin de la dictature militaire en 1991, et représente 60 % de la population. À ce titre seul et sans oublier la remarquable somme réunie par Jacques Mercier, cet ouvrage ne peut que prendre place parmi les sources de référence sur l’Éthiopie.

 

« The Jaguar Book » de René Staud ; 304 pages, Editions teNeues Verlag, 2022.
 


C’est un hommage mérité adressé à l’une des marques iconiques des voitures de luxe que publient les éditions teNeues avec cet ouvrage somptueux. Le seul nom de Jaguar évoque, en effet, instantanément des carrosseries rutilantes, des intérieurs feutrés aux fragrances de cuir… Depuis cent ans, la marque britannique est synonyme d’élégance et de raffinement, un raffinement discret et non ostentatoire.
Le photographe René Staud retrace ainsi cette incroyable histoire marquée par des dates clés avec la fameuse Type E des années 30 sans oublier d’autres voitures toutes aussi réputées que la XK 140 ou encore la SS90. Cette aventure relatée par ce passionné de voitures de luxe se trouve mise en scène de manière époustouflante par 175 illustrations aussi somptueuses les unes que les autres, faisant participer le lecteur à cette fascination toujours renouvelée pour la marque Jaguar jusqu’à notre époque contemporaine avec le dernier modèle tout électrique. Dimension sportive et univers du luxe se côtoient dans ces pages de rêves où les fameuses icônes du grand écran avec James Bond viennent encore ajouter au mythe Jaguar.
C’est toute l’aventure de la marque au fameux félin qui se trouve ainsi racontée dans ce livre d’art qui marquera l’histoire de l’édition consacrée au monde automobile.

Texte en anglais et allemand.

 

« Emma Kunz Cosmos - A Visionary in Dialogue with Contemporary Art » de Yasmin Afschar; Version Anglais / Allemand ; Relié, 248 pages, en collaboration avec the Aargauer Kunsthaus, Aarau, Editions Scheidegger & Spiess, 2021.
 


C’est à l’univers fascinant de l’artiste suisse Emma Kunz (1892-1963) auquel convie ce remarquable ouvrage paru aux éditions Scheidegger & Spiess et qui a reçu le prix récompensant le plus beau livre allemand de 2021. Ce personnage singulier fut à la fois une artiste et une guérisseuse reconnue pour ses dons de télépathie en Suisse. Cette singularité l’a conduite à exprimer sa sensibilité en d’étonnants dessins géométriques, à l’architecture envoutante et conduisant à une vision dépassant celle du monde sensible. Aux frontières des mandalas ayant inspiré son compatriote et psychanalyste Carl Gustav Jung, son travail ne saurait laisser indifférent. L’iconographie soignée pour ce beau livre réalisé à l’occasion de la grande exposition qui lui a été consacrée à l’Aargauer Kunsthaus en Suisse met en rapport le travail d’Emma Kunz avec celui de nombreux artistes contemporains livrant parallèlement leurs propres créations. Le personnage, secret et vivant retiré à l’écart de la scène artistique a ainsi exploré de multiples sujets dont la médecine, la nature, le surnaturel, l’animisme… Cet intérêt décloisonné l’a conduit à élargir encore ses perceptions et à les traduire en d’étonnantes architectures renvoyant à l’organisation du cosmos tout autant qu’aux méandres de nos cerveaux.
L’ouvrage propose un véritable dialogue entre le travail de l’artiste et celui d’artistes contemporains réunis pour l’occasion tels Agnieszka Brzezan´ska, Joachim Koester, Goshka Macuga, Shana Moulton, Rivane Neuenschwander et Mai-Thu Perret. Accompagné d’essais sur l’ésotérisme dans l’art contemporain, cet ouvrage ouvrira assurément de nouveaux horizons pour le lecteur dans cette remarquable publication.
 

« Pierre Decker – Médecin et collectionneur » de Gilles Money, Camille Noverraz et Vincent Barras, Édition BHMS, 2021.
 


C’est un splendide ouvrage – entre biographie, monographie et catalogue – consacré au célèbre collectionneur d’art suisse Pierre Decker (1892-1967) qui vient de paraître aux éditions BHMS. Pierre Decker, chirurgien et professeur d’université de renom qui donna et donne encore aujourd’hui son nom à de nombreux hôpitaux, sût, également et parallèlement à sa carrière, réunir avec passion et un goût très sûr une prestigieuse collection essentiellement constituée d’estampes de Dürer et de Rembrandt. Léguée à sa mort à la Faculté de médecine, cette exceptionnelle collection a été transférée et est aujourd’hui au Cabinet cantonal des estampes de Vevey.
Réalisé par des historiens, Gilles Monney, historien d’art, Camille Noverraz, historienne de l’art et Vincent Barras, historien et médecin, l’ouvrage livre non seulement un catalogue inédit et complet des estampes de cette fabuleuse collection, mais donne aussi un beau portrait de ce personnage hors pair, élégant aux petites lunettes rondes. Ainsi, après avoir fait « Entrer dans la collection », confiant au lecteur notamment la conception de l’art de Decker, une conception inséparable de la beauté, le lecteur pourra-t-il découvrir au travers de nombreux documents pour certains inédits l’extraordinaire fonds Pierre Decker. Car, le collectionneur ne réunit pas seulement de son vivant des œuvres de Dürer et de Rembrandt, mais aussi des artistes contemporains. Cependant, c’est l’ensemble des estampes que le lecteur pourra surtout en ces pages découvrir et admirer en leur format original.
Appuyé également par de riches analyses allant de l’histoire de l’art à l’histoire de la médecine, des études transversales qui assurément n’auraient pas déplu au célèbre et regretté historien de la pensée que fut Jean Starobinski, l’ouvrage offre parallèlement une belle mise en perspective des relations étroites que peut entretenir la médecine avec les collectionneurs et inversement.
Ce sont ainsi de riches et captivants thèmes - « Philosophie de la chirurgie », « La chirurgie, art ou science ? » ou encore « La culture fondement d’un humanisme médical » - que cet ouvrage propose à la curiosité et à la réflexion.
Une analyse faisant de ce bel ouvrage, bien plus qu’un catalogue des estampes de la collection Pierre Decker. Au-delà de cette riche et passionnante étude, l’ouvrage constitue assurément l’un des plus beaux hommages qui puissent être rendus à ce grand homme d’art et de sciences.
 

« Vincent Peters – Selected works » ; Relié, 160 pages, 177 photographies noir et blanc, Éditions teNeues, 2021.
 


On ne présente plus le célèbre photographe de mode Vincent Peters. Ses photographies pour Vogue, Dior, Yves Saint-Laurent, Glamour, etc., ont fait depuis longtemps sa renommée. Aussi faut-il saluer l’initiative des éditions teNeues de publier ce splendide ouvrage réunissant une sélection des meilleurs travaux de Vincent Peters. C’est avec un souci méticuleux du détail, de la précision et de l’éclairage que ses photographies ont su non seulement séduire, mais également s’imposer sur la scène internationale. Photographiant les plus grandes stars dont Monica Bellucci, Scarlett Johansson ou Penélope Cruz, recourant parfois à la photographie analogique, ses réalisations sont aujourd’hui incontournables et présentes sur le marché de l’art.
Mais, au-delà de la diversité de ses réalisations, l’intemporel est probablement ce qui caractérise le mieux l’œuvre du photographe. Aussi n’est-ce pas un hasard si ce magnifique et unique volume regroupe des clichés en noir et blanc, un choix de sélection qui vient accentuer plus encore la signature du photographe Vincent Peters. On songe notamment aux portraits de Laetitia Casta ou d’Emma Watson... Des portraits grand format, dont certains ont marqué les mémoires à jamais. Rien de répétitif, mais une recherche toujours renouvelée pour chaque star avec cette distance intimiste, cet éclairage choisi qui ont fait ses meilleurs clichés. Charlize Theron, Carolyn Murphy quelques portraits d’hommes aussi, dont John Malkovich ou encore Edward Burns, un choix de portraits noir et blanc qui témoignent de l’immense talent du photographe Vincent Peters.
C’est une réelle splendide mise en perspective, un angle par lequel le photographe Vincent Peters se révèle dans toute son exigence et rigueur de travail qu’offre cet album. Cette œuvre où « L’inconscient rencontre la conscience dans l’acte même de photographier » souligne Vincent Peters en exergue de cet exceptionnel ouvrage.

 

« Les Toits de Paris » du photographe Laurent Dequick, 32 x 25 cm, 120 pages, Éditions Chêne, 2021.
 


On ne résiste pas à ce superbe livre dans son coffret aux pages pliées en accordéon et offrant au regard les plus belles vues sur les « Toits de Paris ». On pourrait passer des heures à les observer, les détailler, les scruter. Entre ciel et terre, « Les toits de Paris » sont inimitables et le photographe Laurent Dequick dans des panoramas grandioses et époustouflants nous les laisse admirer de l’aurore au crépuscule. Des toits bleu-gris, en zinc faisant miroiter leurs reflets sous la pluie ou le soleil, en ardoise se confondant avec l’horizon, les « Toits de Paris » ont inspiré les plus belles chansons et poésies… Il est vrai que « Les Toits de Paris » sont si reconnaissables sans jamais pourtant être tout à fait les mêmes, laissant deviner, çà et là les monuments incontournables de la capitale. Un régal !

 

« Antoine Coysevox – Le sculpteur du Grand Siècle » d’Alexandre Maral et Valérie Carpentier-Vanhaverbeke ; Relié, 24 × 32 cm, 580 pages, 976 illustrations, Arthena Éditions, 2021.
 


Antoine Coysevox (1640-1720), d’origine lyonnaise, compte assurément parmi les plus grands noms de la sculpture française du Grand Siècle. À la tête de l’Académie royale de peinture et de sculpture dès 1703, son riche parcours émaillera de ses inoubliables créations les célèbres châteaux de Versailles et de Marly. Au service du roi Louis XIV dont il contribuera à célébrer l’aura par le truchement des arts, Coysevox fait aujourd’hui l’objet d’une superbe monographie sous la plume d’Alexandre Maral et Valérie Carpentier-Vanhaverbeke aux éditions Arthena.
L’ouvrage est en effet à la hauteur de l’artiste avec ses 580 pages et 976 illustrations, pour nombre d’entre elles pleine page. Ainsi que le relève Laurent Salomé en avant-propos, cet ouvrage magistral qui célèbre le trois centième anniversaire de la disparition du sculpteur réussit le tour de force de présenter à la fois l’artiste de la Cour et de la ville, le monumental et le portrait intime. Car Coysevox excelle dans cette diversité, son art ne se limitant pas aux fastes de la couronne et du pouvoir dont il parvient même dans cette magnificence à capter subrepticement certains instants d’intimité (Louis XIV agenouillé à Notre-Dame portant sa main devant son cœur en signe de piété). Geneviève Bresc-Bautier, directrice honoraire du département des Sculptures du musée du Louvre, met en avant dans sa préface cette propension de Coysevox à être le sculpteur de l’art officiel, mais non pas un « sculpteur officiel ». Après François Girardon, c’est ainsi au tour d’Antoine Coysevox de bénéficier d’une étude non seulement exhaustive, mais également passionnante, les auteurs réussissant à saisir et à exposer cette latitude qu’eut le sculpteur à développer son génie tout en s’insérant dans des cadres classiques. Cette liberté étonnante pour l’époque et encouragée par le monarque se développera notamment par le truchement des nymphes et autres faunes de Marly, ces portraits intimes que l’on jugerait animés d’un souffle encore perceptible. Coysevox sait rendre la grandeur du faste royal et des puissants de son temps, mais il parvient aussi à se saisir de ce « je-ne-sais-quoi » qui insuffle vie à ses créations.
 

« La Genèse de la Genèse », Illustrée par l’abstraction, de la création du monde à la tour de Babel ; Les onze premiers chapitres de la Genèse présentés en français, en hébreu et en translittération. Nouvelle traduction de l’hébreu, notes et commentaires de Marc-Alain Ouaknin ; Introduction de Marc-Alain Ouaknin ; Préface de Valère Novarina, 1 volume relié, 384 pages, 19 x 26 cm, La Petite Collection, Éditions Diane de Selliers, 2022.

Le livre de la Genèse, primus inter pares, jouit depuis les temps les plus anciens de cette importance, prééminence constitutive de la naissance de l’univers, une naissance ou Genèse qu’évoquent en une beauté inouïe ces pages. Premier livre de la Torah et de la Bible, sa poésie n’a d’égale que ses principes qui pendant longtemps ont pris une valeur littérale d’explication du monde. Si, cette conception n’est, certes, plus prise à la lettre (à l’exception de certains regrettables mouvements contemporains créationnistes), ses récits et enseignements demeurent néanmoins enracinés dans l’inconscient collectif de nos contemporains et la source d’eau vive de millions de croyants, Juifs, Chrétiens d’occident et d’orient. Il suffira pour s’en convaincre de revenir à l’étymologie même du mot Genèse, Beréshit ou « Entête » pour les Hébreux, et que saint Jérôme traduira, pour sa part, par « In principio ». Le monde ne se conçoit que par ces principes premiers « à la tête » de toute autre chose ou être…
Aussi, quelle belle et heureuse idée de faire dialoguer ce mystère, inexplicable pour la raison, avec la peinture abstraite, un choix inspiré retenu pour cette exceptionnelle édition de la Genèse à partir d’une nouvelle traduction de l’hébreu signée Marc-Alain Ouaknin.

Ce splendide livre d’art et de foi maintenant disponible dans La Petite Collection des éditions Diane de Selliers rend témoignage à la magnificence du récit unique de La Genèse. La Genèse, texte fondateur des traditions juives et chrétiennes, comprend précisément sept jours pour la création du monde. Si le style et la diversité de ces chapitres laissent plutôt penser à une pluralité de rédacteurs s’échelonnant du VIIIe s. au IIe siècle av. J.-C., la tradition aime à en attribuer la paternité à Moïse… La présente édition a retenu les onze premiers chapitres, un choix judicieux dans la mesure où la composition comme souvent dans la littérature hébraïque part du général vers le particulier avec la création de l’univers, l’humanité, les luttes fratricides, le déluge et le recommencement… Les influences culturelles ont été fort grandes pour la genèse de cette Genèse, s’inspirant de sa proximité avec la culture du Proche-Orient, et dont la Bible recueillera de nombreux traits revisités par l’inspiration de ses rédacteurs, on songe notamment au Déluge trouvant leur antériorité dans la culture sumérienne et l’épopée d'Atrahasis reprise par celle de Gilgamesh.
Fort de cet héritage immémorial, Marc-Alain Ouaknin, philosophe et rabbin, propose pour cette publication d’exception une nouvelle traduction à partir de la langue hébraïque en associant rigueur de la langue et poésie, syntaxe hébraïque et authenticité de la langue biblique.

Cette poésie biblique est encore accentuée par la mise en page retenue et la reproduction du texte hébreu et de la translittération au regard du texte français. Une présentation pensée et des plus soignées offrant une nouvelle poésie, celle de la lettre et de sa graphie, les plus grands calligraphes témoignant qu’il n’est pas nécessaire de connaître une langue pour en apprécier sa poésie… L’impression de dialogues et de liens inextricables qui dépassent leurs auteurs se trouve enfin sublimée par les choix au soin tout aussi méticuleux d’œuvres de l’abstraction, telles ces Constellations de Picasso, Une courbe libre vers un point de Kandinsky, Braque et L’oiseau noir et l’oiseau blanc, Mondrian, Poliakoff et bien d’autres dont, étrangement, les œuvres semblent être « éclairées » par le texte de la Genèse « révélant » ainsi un dialogue des plus féconds . Régulièrement, s’imposent aussi dans cette belle partition des « silences » avec des textes non moins inspirants de philosophes ou d’artistes dont, notamment, Vladimir Jankélévitch ou encore Marcel Duchamp ; Des « reprises de souffle » venant approfondir encore l’appréhension et la lecture du Livre de la Genèse ouvrant ainsi à une des plus belles méditations…
Une « Symphonie biblique », ainsi que la nommait autrefois le grand André Chouraqui et qu’introduit Valère Novarina dès sa préface. Amoureux du mot et de la langue, Valère Novarina explore avec le lecteur ces intrications secrètes qui nourrissent le premier des premiers livres de la Bible. Une lecture par une autre porte, celle de la Parole comme rythme, pulsation universelle qui irradie ce texte premier. Un ravissement !

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Bonnard – Les couleurs de la lumière » ; sous la direction d’Isabelle Cahn, de Guy Tossatto et Sophie Bernard ; Cartonné, 175 illustrations, 320 pages, Editions In Fine, 2021.
 


À souligner, la parution à l’occasion de l’exposition au musée de Grenoble consacrée au célèbre peintre Pierre Bonnard d’un fort et beau catalogue intitulé « Bonnard – Les couleurs de la lumière » aux éditions In Fine.
Ce titre approprié « Les couleurs de la lumière » tisse - à l’image du bonheur qui caractérise le peintre - le fil conducteur de cet ouvrage réalisé sous la direction d’Isabelle Cahn, de Guy Tossatto et Sophie Bernard. Appuyé d’une vaste iconographie, reproductions, affiches et photographies, l’ouvrage offre en première partie de riches essais livrant de belles clés de lecture pour appréhender l’œuvre de Bonnard. On songe à ces célèbres toiles aux intérieurs intimes et aux fenêtres ouvertes, aux nus féminins ou encore à ses fameux chats…
Bonnard fut un peintre ayant toujours eu, par le prisme de la lumière et des couleurs, un rapport très subjectif au temps et à l’espace ainsi que le soulignent dans leur écrit tant G. Tosatto qu’Isabelle Cahn avec cet « arrêt du temps » qui le caractérise. Y sont également abordés les thèmes des objets ou du jaune si chers à l’artiste, « Un art du paradoxe » que développe dans sa contribution S. Bernard.
Des textes révélant toute la singularité de Pierre Bonnard, cet artiste qui fut un temps Nabis et qui admirait tant Claude Monet. C’est d’ailleurs, à quelques kilomètres de Giverny - Giverny où il rencontrera à plusieurs reprises le père de l’Impressionnisme, que le peintre achètera une propriété en 1912, à Vernonnet précisément.
L’ouvrage se poursuit, en seconde partie, par le catalogue des œuvres de Bonnard selon « Les couleurs de la lumière » propres aux lieux de sa vie. Ainsi, retrouve-t-on le Grand Lemps et les couleurs pour le peintre des étés en famille, mais aussi bien sûr, les « Lumières de Normandie » ou encore celles « Sous le soleil du midi » notamment du Cannet où le peintre s’établit en 1926. Le Cannet que le lecteur pourra découvrir grâce au porte-folio réalisé par Bernard Plossus.
Lumière, reflets, diffractions et couleurs nimbent, scintillent ou miroitent dans l’œuvre de Pierre Bonnard comme autant de sensations, vibrations et émotions.
Un beau et riche catalogue qui viendra compléter toute bonne bibliothèque d’art.

 

« Paravents japonais » sous la direction scientifique d'Anne-Marie Christin, édité par Claire-Akiko Brisset et Torahiko Terada ; 35 x 25 cm, 280 pages, 250 illustrations couleur, Reliure japonaise, impression métallisée dorée pour l'illustration de couverture et le coffret à rabats illustré, Citadelles & Mazenod, 2021.
 


Véritable évènement éditorial, la parution des éditions Citadelles & Mazenod consacrée à l’art des byobu, plus connus sous le terme occidental de paravents devrait non seulement séduire les spécialistes de l’art japonais traditionnel, mais également susciter l’admiration de tout amateur d’art. L’ouvrage réalisé sous la direction scientifique d'Anne-Marie Christin et édité par Claire-Akiko Brisset et Torahiko Terada bénéficie en effet d’une véritable recherche scientifique faisant de cette somme en langue française une référence en la matière. Pour cela, ce sont plus de cent chefs-d’œuvre qui ont été réunis en une splendide iconographie afin de présenter dans toute sa beauté cet art ancestral du Japon.
Cet ouvrage à la présentation luxueuse avec sa couverture métallisée dorée, fruit de l'expertise scientifique d'une équipe franco-japonaise explore, en effet, cet art étonnant qui n’a pas d’équivalent en d’autres pays. À l’image des nombreux arts traditionnels du Japon, le savoir-faire et la minutie des meilleurs artisans ont été convoqués afin d’ériger cet objet initialement pratique en une véritable œuvre d’art, support de la créativité des artistes les décorant. La conception même du paravent offre cette alternance entre plis et déploiements, faces cachées ou visibles, suggérant ainsi tout un jeu de renvois et références complexes.

 


Dès l’époque Nara au VIIIe siècle jusqu’à nos jours, le paravent au Japon a fait l’objet d’une réflexion à part, bien distincte de celle de la peinture, de la calligraphie ou de l’estampe. Objet incontournable des temples et demeures aristocratiques, le paravent masque autant qu’il suggère en une variété presque infinie de motifs et de représentations au fil des siècles ainsi qu’en témoignent les superbes illustrations présentées en un généreux format 35 x 25. Sur ces mobiliers fruits d’un assemblage de châssis de bois recouverts de papier, les plus grands artistes apposeront leur signature tels Sôtatsu, Kôrin, Rosetsu ou encore Hokusai…

 


Cet art sera l’occasion également de déployer sur ces larges surfaces de plusieurs mètres parfois de longues évocations d’œuvres littéraires incontournables du Japon tel Le Dit du Genji en une multitude de scènes familières aux lettrés les admirant. Cet art permettra également d’évoquer à l’envi les thèmes favoris du bouddhisme japonais avec ces scènes épurées où pins, bambous, prunus, monts enneigés ou encore de stoïques hérons posent les jalons d’une culture où chaque détail fait signe. Un ouvrage clé afin d’entrer dans l’art du Japon.

 

« Leyli et Majnûn » de Jâmi ; Illustré par les miniatures d’Orient ; Traduction du persan, notes et introduction de Leili Anvar ; Direction scientifique de l’iconographie et introductions d’Amina Taha-Hussein Okada et Patrick Ringgenberg ; 180 miniatures persanes, mogholes, indiennes, ottomanes et turques du XIVe au XIXe siècle ; Glossaire et repères chronologiques ; 1 volume, relié, sous coffret. 24,5 × 33 cm, 432 pages, Éditions Diane de Selliers,2021.
 


C’est à l’univers fascinant de la plus belle poésie persane auquel nous convie ce merveilleux volume « Leyli et Majnûn » de Jâmi publié par les éditions Diane de Selliers. Cet ouvrage, véritable livre d’art, s’avère dès les premières pages plus qu’un beau livre. Puissante ode à l’amour, ce texte connu des spécialistes et amoureux de la poésie persane se trouve désormais proposé par cette splendide édition à un plus large public, un public qui devrait spontanément tomber sous le charme de la beauté de ce récit amoureux perdu dans les sables d’Arabie…
Le récit trouble en effet le lecteur car à l’image des quêtes éperdues qui ont jalonné la littérature occidentale, l’aveu public de son amour pour une jeune fille va conduire un jeune poète à un désespoir que certains qualifieront de folie, « majnûn » en persan. Folie d’amour, quel thème inspirant de nos jours où calcul et raison prévalent si souvent. En ces pages admirablement enluminées d’une iconographie des plus inspirantes avec ces miniatures d’orient, la poésie se décline en autant de grains de sable du désert. Fluides, passionnées, insaisissables et pourtant omniprésentes, ces amours métamorphosent Majnûn au point que son être, à l’image de son âme, s’en trouve bouleversé.

 

 

Tels les fous de Dieu qui quittaient la société pour l’isolement du désert, le poète à qui l’amour de Leyli se trouve interdit se réfugie dans les sables d’Arabie où il guettera les reflets de sa bien-aimée. Cette absence conduit au fil des jours à une présence, cette présence absolue de l’amour qui s’apparente rapidement à l’amour divin avec lequel il se confond. Ainsi que le souligne Leili Anvar dans sa préface « La poésie de Jâmi est douce parce qu’elle a pour vocation de se mêler au souffle de la vie, murmurant à l’oreille de l’âme une mélodie à nulle autre pareille. C’est aussi pourquoi l’on ne peut parler d’amour qu’en termes poétiques et que le chant le plus suave est celui de l’Amour. »
A l’image du Cantique des Cantiques dans la Bible, ce récit bouleverse le lecteur car il le conduit dans les tréfonds de ses émotions les plus intimes, se demandant qu’est-ce qui détermine une vie ? Cette dernière peut-elle être conditionnée à l’amour de l’autre ? Toutes ces questions qui interrogeront l’homme, jusqu’à ce que la psychanalyse ne s’en saisisse, se trouvent au cœur de cette poésie persane mémorable, telle cette gouache du début du XVIe siècle évoquant Majnûn dans les bras de Leyli, le jeune homme apparaissant sous les traits d’un ascète au visage et au corps émaciés par sa retraite. Le pouvoir de l’amour transcende ainsi toutes les contingences de la vie, y compris celles de la beauté, de la richesse et des honneurs du monde.

 

« Georges de La Tour » de Jean-Pierre Cuzin ; Relié sous jaquette et coffret illustrés, 32.5 x 27.5 cm, 390 ill. couleur, 384 pages, Editions Citadelles &t Mazenod, 2021.
 


La vie de Georges de La Tour est toujours demeurée, pour les historiens, lacunaire. Encore aujourd’hui sa vie et son œuvre demeurent un mystérieux puzzle. Mais quel merveilleux mystère cependant ! Aussi n’est-ce pas étonnant que Jean-Pierre Cuzin, historien de l’art réputé, ait souhaité proposer dans ce splendide ouvrage paru aux éditions Citadelles et Mazenod un pertinent et nouvel éclairage sur l’œuvre de ce fantastique peintre. Et comme on le comprend ! Comment ne pas être en effet fasciné par ces éclairages, ces ambiances, ces clairs obscurs ? on songe à « La Madeleine pénitente » qui orne le coffret de l’ouvrage ou encore au « Saint Joseph charpentier ». Des œuvres dont l’auteur nous donne également à voir de beaux détails ou des radiographies pour mieux appuyer ses thèses et analyses.

 


Oublié à sa mort au XVIIe, pendant presque trois siècles, Georges de La Tour est assurément un « rescapé ». Il y a un siècle encore, aucune histoire de la peinture ne le mentionnait, souligne Jean- Pierre Cuzin en son introduction. La reconnaissance de Georges de La Tour relève donc d’un miracle ou plus exactement d’une chaine ininterrompue de miracles dus à de géniales et multiples audaces, intuitions, persévérances et hasards. Une incroyable redécouverte qui se poursuit encore aujourd’hui avec bonheur grâce à ce riche ouvrage. C’est véritablement à une enquête alerte, vivante et passionnante à laquelle le lecteur est convié.
Appuyé par une vaste et magnifique iconographie, l’auteur réévalue en effet en ces pages œuvres et archives, réexamine celles attribuées et les copies, et livre au regard des dernières recherches, chapitre après chapitre, une passionnante biographie renouvelée de l’artiste. Sous la plume de Jean-Pierre Cuzin, Georges de La Tour nous apparaît, retrouve ainsi vie dans son époque, ses œuvres reprennent place dans cette vie d’artiste qui peignit pendant une quarantaine d’années. Ainsi, après les années de jeunesse et de formation, le lecteur pourra suivre le peintre de son début de carrière à sa venue à Paris et reconnaissance dans les années 1630-1640. Les grandes toiles de l’artiste de 1640-1645 y sont également largement analysées notamment la célèbre « Adoration des bergers » avant que Jean-Pierre Cuzin n’aborde les dernières années du peintre.
Si ses œuvres nocturnes sont les plus connues, ses œuvres diurnes ne sauraient cependant être oubliées. Car, ainsi que le souligne l’auteur, la carrière du peintre n’est pas sans évolution ni volte-face ou contradictions avec des œuvres extrêmement variées et déconcertantes. N’évitant aucune difficulté, fort de nombreuses études de toiles ou détails, Jean-Pierre Cuzin n’hésite pas à souligner incohérences et contradictions, problèmes et incertitudes que soulèvent encore de nos jours l’œuvre et la biographie d’un tel artiste. Mais, conscient de ces incontournables difficultés – du caractère périlleux de l’entreprise, écrit-il -, Jean-Pierre Cuzin a su par cet ouvrage de référence relever ce beau défi de redonner à Georges de La Tour toute sa grandeur. Une gloire longtemps oubliée, mais pourtant incontestable en ces pages !
 

« Jésus dans l'art et la littérature » de Pierre-Marie Varennes ; coédition Magnificat et Éditions de la Martinière, 2021.
 


Pierre-Marie Varennes a su se saisir dans ce beau livre coédité par Magnificat et les éditions de La Martinière du mystère de l’Incarnation ; un thème fort mis ici en perspective par le filtre de l’art et de la littérature. Grâce à une belle iconographie de 150 chefs-d’œuvre d’art sacré et 50 grands textes de la littérature, cet ouvrage, en touches successives, nous rapproche page après page à la fois de la richesse des images du Christ livrées par les plus grands artistes tout en proposant au lecteur d’approfondir son propre regard grâce à d’inspirantes méditations et lectures. Si la lectio divina est bien connue des fidèles épris de la richesse des Écritures, l’exercice suggéré par Pierre-Marie Varennes s’en rapproche quant à lui grâce à l’art. Quelle âme n’a en effet ressenti une émotion certaine face à ce regard puissant du Rédempteur ni tremblé face à la douleur du Christ en Croix ? L’ouvrage guide le lecteur dans ce chemin de l’art en rappelant les grands courants artistiques, mais aussi leur singularité quant à l’art sacré. Ainsi que le souligne l’historien de l’art Edwart Vignot dans sa préface, cet ouvrage réunit à lui seul un florilège d’images porteuses de sens, la reproduction en vis-à-vis du tableau « Le Portement de croix » du peintre Le Greco en témoigne. Un bel et riche ouvrage qui guide, suggère et accompagne le lecteur dans sa propre réflexion de la transcendance sous l’angle de la beauté.

 

« Pour un Herbier » de Colette, illustré par Raoul Dufy ; Relié, couverture cartonnée pleine toile, marquage et vignette Grand in-quarto, 33 x 23 cm, 96 p., Éditions Citadelles & Mazenod, 2021.
 


Les amoureux des lettres, des arts et de la nature ne pourront que saluer cette belle et heureuse initiative des éditions Citadelles & Mazenod de rééditer aujourd’hui le splendide ouvrage écrit par Colette et illustré par Raoul Dufy. « Pour un herbier » fut initialement publié en 1971 dans une édition de luxe par les célèbres éditions Mermod.
Grâce à cette belle publication à l’identique, nous pouvons aujourd’hui redécouvrir toute la finesse et l’amour de Colette pour la nature et les herbiers. Un herbier consacré aux fleurs et dialoguant, ici, avec toute la délicatesse des formes et couleurs de Raoul Dufy. Un fac-similé enchanteur réalisé à partir de l’édition originale conservée à la bibliothèque de l’Institut national d’histoire de l’art, plus précisément à partir de l’exemplaire réservé à l’artiste et aux collaborateurs appartenant à la collection Jacques Doucet.

 

 

Colette aimait cet ouvrage réjouissant les sens et dont chaque page est un émerveillement. Une délicatesse et une fraîcheur offertes dans une édition soignée aux dessins à la mine de plomb et aux aquarelles pleines pages. Les fleurs s’y épanouissent sous la palette du peintre et trouvent sous la plume de l’écrivain leur plus délicat parfum.

 

 

 Le lecteur dans cette promenade printanière y découvrira au détour des pages la douceur d’un vase du muguet ou la fraîcheur des lys, des pavots, d’un gardénia en un monologue à nul autre pareil ou encore ces anémones devenues si rares de nos jours…
Lorsque l’une des plus célèbres femmes des lettres françaises rencontre pour le plus grand plaisir des sens l’un des plus enchanteurs des aquarellistes… une merveille !

 

« À la table de Flaubert » de Valérie Duclos avec les photographies de Guillaume Czew ; 21 x 28 cm, 128 p., Éditions des Falaises, 2021.
 


C’est à une jolie promenade à la fois littéraire et gourmande à laquelle nous convie Valérie Duclos avec cet ouvrage « À la table de Flaubert » paru aux éditions des Falaises. Accompagné et superbement illustré par les photographies de Guillaume Czew, ce sont les goûts et l’appétit de vie du célèbre écrivain et tout l’art de vivre normand qui sont ainsi mis à l’honneur.
Le lecteur pour son plus grand plaisir y retrouvera ainsi des recettes données dans les œuvres de Gustave Flaubert, et dont certaines ont été pour l’occasion créées ou revisitées par des chefs contemporains normands. Ainsi, dégusterons-nous la « Tourte de caille » de Madame Bovary, le « Rumsteack au caramel de framboise » de Salammbô ou encore la « Soupe à l’oignon » de Bouvard et Pécuchet. Recettes, repas, dîners, tables et scènes de vie, tous ces savoureux moments flaubertiens revivent, en ces pages, comme par magie.
Valérie Duclos souligne en son introduction qu’elle entend bien convier ses lecteurs non seulement à une escapade gourmande mais aussi « à une ballade littéraire, culturelle, architecturale, normande (…) » Des ambiances où vécut l’écrivain, Rouen, Croisset, ou des lieux normands décrits par Flaubert lui-même. Références littéraires, paysages et style normand, recettes plus tentantes et alléchantes les unes que les autres, le lecteur ne peut que se laisser agréablement entraîné dans cette escapade épicurienne.
Des plaisirs de table en compagnie de Flaubert aussi joliment présentés que savoureux. Comment y résister ?

 

« La Normandie de Flaubert », Collectif, Association des Amis de Flaubert et de Maupassant, Photographies d’Éric Bénard, Éditions des Falaises, 2021.
 


En cette année qui marque le deux centième anniversaire de la naissance de Gustave Flaubert, comment ne pas parcourir la Normandie, sa Normandie ? Normand de par sa mère, né à Rouen, il passa principalement sa vie au Croisset où il mourut en 1880. Certes, le célèbre écrivain fit de multiples allers-retours à Paris, mais il préférait s’enfermer dans cette maison du Croisset, lieu de prédilection où il écrivit ses œuvres. C’est d’ailleurs, en cette Normandie natale, que Flaubert plaçât ses œuvres majeures, que ce soit « Madame Bovary », d’« Un cœur simple » situé à Pont-L'Évêque jusqu’à « Bouvard et Pécuchet » ayant également pour cadre le Calvados… A Croisset en Normandie, il aimait aussi y inviter ses amis, le jeune Maupassant ou encore Tourgueniev qui se fit souvent attendre. Ainsi que le souligne Yves Leclerc, président des Amis de Flaubert et de Maupassant, en son introduction l’écrivain fut « trois fois normand ». A ce titre, un ouvrage dédié à « La Normandie de Flaubert » s’imposait ! Paru aux éditions des Falaises sous l’égide de l’Association des amis de Flaubert et de Maupassant, c’est un plaisant ouvrage collectif, riche et joliment illustré par les photographie d’Éric Bénard, que le lecteur pourra découvrir. De « La Normandie au temps de Flaubert » aux lieux de mémoire d’aujourd’hui en passant par cette Normandie littéraire qui habite ses œuvres ou encore la visite du « Pavillon de Flaubert à Croisset », seul vestige de la propriété de Flaubert, l’ouvrage se parcourt aussi agréablement qu’une belle escapade ou un roman.

 

« Le Renouveau de la Passion - Sculpture religieuse entre Chartres et Paris autour de 1540 » ; Catalogue d’exposition au Musée national de la Renaissance - Château d'Écouen sous la direction de Guillaume Fonkenell, Editions In Fine éditions, 2020.
 


Le catalogue de l’exposition du Musée de la Renaissance propose une passionnante évocation de l’univers de la sculpture gothique au milieu du XVIe siècle. Au tournant de la Renaissance une véritable mutation de la sculpture religieuse s’accomplit en effet entre Paris et Chartres. Face à la persistance de l’art gothique en France, des artistes vont ainsi développer un nouveau langage formel qui sera qualifié de « classique ». Des artistes comme Jean Goujon souhaitent dès lors renouveler l’art sur un plan formel ainsi que ses trois œuvres commandées pour Saint-Germain-L’Auxerrois, les décors de la façade du Louvre et pour la fontaine des Innocents à Paris en témoignent. Une certaine distance temporelle se trouve marquée, avec un retour aux standards de l’Antiquité et le souhait de représenter les Évangélistes au temps des Romains.
Le catalogue montre bien comment un autre artiste comme François Marchand a su également illustrer cette évolution, de Chartres où il commença sa carrière, jusqu’à Paris en sculptant le tombeau de François Ier. En un retour à l’antique et une proximité avec la Renaissance italienne, une violence passionnelle et une véritable virulence émotive peuvent être perceptibles dans les œuvres de cet artiste, signe de cette profonde mutation.
Ce catalogue richement illustré fait la brillante démonstration que ces sculpteurs du XVIe s. ont su par la puissance plastique de leurs œuvres conjuguer d’une manière repensée la dignité et le drame de la Passion du Christ.

 

« Alfred Sisley - Catalogue raisonné des peintures et des pastels » de Sylvie Brame et François Lorenceau ; 560 p., 25 x 32 cm, Illustrations : env. 1100, relié sous jaquette couleur, Bibliothèque des Arts, 2021.
 


Les éditions La Bibliothèque des Arts viennent de consacrer un catalogue raisonné de l’œuvre du peintre Alfred Sisley appelé à faire date. Les auteurs, Sylvie Brame et François Lorenceau, offrent en effet avec cette somme bénéficiant des dernières recherches sur le peintre un ouvrage essentiel non seulement pour les spécialistes mais également pour tout amoureux de l’Impressionnisme. En renouvelant et amplifiant l’édition originelle parue en 1959 par François Daulte avec le concours de Charles Durand-Ruel, le présent ouvrage réunit en 560 pages pas moins de 1012 tableaux et pour la première fois les 71 pastels du maître impressionniste.
Anglais de naissance et français de cœur, Alfred Sisley décide de poser son chevalet à l’extérieur pour livrer ces tonalités fraiches et évanescentes d’une nature qu’il ne cessera d’observer notamment en Ile de France. Il ressort de ces évocations intimes des rives de la Seine, à l’ouest de la capitale, une attraction secrète qui le ramènera toute sa vie durant sur ces lieux où l’harmonie se conjugue à la vibration de l’air. Sylvie Patin, conservateur général honoraire au musée d’Orsay, souligne en introduction que si Sisley n’avait pas rencontré le succès escompté de son vivant alors même que son talent était apprécié de ses pairs, sa notoriété viendra après sa mort.
Les témoignages abondent en effet après sa disparition de la gaieté, de l’entrain et fantaisie du personnage qui allait connaître très tôt cette attraction inexorable du paysage et de la nature notamment à Bougival et Louveciennes où il résida. Lui qui commençait toujours une toile par le ciel ne cessa d’en admirer les incessants reflets sur les ondes du fleuve jouxtant sa résidence. Souvent associé à Monet pour cette magie des flots qu’il sut rendre avec une rare acuité dans ses multiples peintures à l’huile mais aussi ses pastels, la magie Sisley opère spontanément en feuilletant les pages de ce somptueux catalogue critique. Surgissent en effet comme par enchantement des paysages encore vierges des ravages opérés par la modernité dont il reste encore quelques rares bribes dans les boucles de la Seine. Ces paysages surpris sur le vif consentent à livrer dans ces compositions ce témoignage sensible qui anima le peintre tout au long de sa vie, même lorsque cette dernière l’éloignera de cette région pour d’autres horizons notamment à Moret-sur-Loing où il terminera ses derniers jours dans la gêne matérielle et avant même d’avoir été naturalisé par l’État français…

 

« Salammbô » ; Catalogue, cartonné, 352 pages, ill., 240 x 320 mm, Gallimard, 2021.
 


L’incipit du roman « Salammbô » de Gustave Flaubert « C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d'Hamilcar. » est passé à la postérité pour des générations de lecteurs depuis sa date de publication en 1862… Fruit d’un travail titanesque qui demanda des années de préparation à son auteur, « Salammbô » fut non seulement l’occasion de redonner vie à la cité antique, source de tous les rêves de l’orientalisme, mais aussi d’explorer en profondeur les passions humaines. Le catalogue qui vient d’être publié par les éditions Gallimard est à la hauteur de cette immense fresque à l’occasion de l’exposition qui va se tenir au MUCEM à partir de cet automne.
Ainsi que le souligne Sylvain Amic en introduction à cette somme abondamment illustrée de plus de 350 pages, Flaubert présente son dernier roman cinq après le scandale de « Madame Bovary » qui valut un procès à son auteur. L’écrivain partit sur place en 1857 et récolta une masse impressionnante de matériel pour une histoire qui allait se dérouler trois siècles avant Jésus-Christ. L’auteur souhaita visiblement quitter son siècle après les tourments occasionnés par « Madame Bovary », pour mieux plonger dans les arcanes de l’Histoire, une fois de plus, méticuleusement explorées. Son ami Guy de Maupassant s’interrogeait : « Est-ce là un roman ? N’est-ce point plutôt une sorte d’opéra en prose ? »… La question mérite d’être posée tant Flaubert déploie dans « Salammbô » à la fois la voix de ses protagonistes et les couleurs de la scène en un tourbillon proche de l’art lyrique, ce dernier lui rendant par la suite hommage en étant la source d’inspiration de nombreuses créations.
Le présent catalogue explore toutes les facettes de cette gigantesque œuvre qui épuisa son auteur au point de le décourager. Flaubert fait œuvre d’historien en travaillant sur les sources historiques à sa disposition, et ira même jusqu’à lire les études médicales les plus poussées de son temps sur les effets de la faim et de la soif pour ses protagonistes dans le défilé de la Hache…
Après avoir rappelé la situation historique de Carthage avant Flaubert et la genèse de l’ouvrage, le catalogue offre de passionnantes sections sur l’influence du roman sur les arts, notamment pour la peinture, mais aussi la musique sans oublier le cinéma. Illustré par une foisonnante iconographie témoignant des liens étroits entre l’œuvre et les arts, ce catalogue vient ainsi souligner le génie littéraire de Flaubert, et ce, de la plus belle manière.
 

 

Architecture

“Shigeru Ban. Complete Works 1985 –Today” de Philip Jodidio, édition: Multilingue (Allemand, Anglais, Français) ; Relié, 30.8 x 39 cm, 696 p., Editions Taschen, 2024.

L’architecte japonais Shigeru Ban est connu internationalement pour ses créations originales à base de carton permettant la réalisation d’habitations d’urgence destinées notamment aux réfugiés de catastrophes (Fukushima, Ukraine…). Alliant engagement certain et véritable implication dans l’architecture urbaine contemporaine, le travail de Shigeru Ban dépasse très largement ces quelques clichés réducteurs de son immense création ainsi qu’en témoigne cette somme inédite qui vient de lui être consacrée. Les éditions Taschen sous la plume de Philip Jodidio rendent hommage en effet au grand architecte avec un ouvrage aussi imposant qu’inspirant. Couvrant tous les travaux de Shigeru Ban de 1985 à nos jours, cet ouvrage explore cette pensée altruiste récompensée par le Pritzker Prize pour «sa curiosité, son engagement, son esprit infiniment novateur, son œil infaillible et sa sensibilité aiguë.»


Car, en effet, l’architecte japonais parvient à entrecroiser beauté et nécessités essentielles, fait rare dans le domaine de l’architecture où les ego prennent souvent le dessus. Shigeru Ban depuis ses premiers travaux parvient à se saisir de l’essence des matériaux pour en restituer non seulement les lignes primordiales mais également essentielles à la vie souvent malmenée par la modernité. Il suffit pour s’en convaincre d’admirer ces vues imprenables sur la nature, ses architectures alliant bois et carton, l’omniprésence des lignes primordiales à toute vie… À la fois solide comme un chêne et souple comme le roseau, chaque structure d’une architecture signée Shigeru Ban manifeste cette adaptation au réel, l’architecture redonnant souvent vie à des matériaux jusqu’alors dédaignés par ses pairs.


En feuilletant les pages de cette remarquable édition, nous découvrons alors un univers fascinant composé de transparences, de constructions en tubes de papier, de maisons dont les structures traditionnelles s’estompent à l’image de la Curtain Wall House à Tokyo et la Wall-Less House dans la campagne de Nagano… L’ouvrage met en évidence cette extrême créativité au fil des années allant du Campus Swatch-Omega en Suisse à l’Île Séguin en France sans oublier Haesley Hamlet en Corée du Sud et surtout ces toilettes transparentes de Tokyo rendue célèbres par le film Perfect Days ( film chroniqué dans ces colonnes). Shigeru Ban transcende les éléments pour mieux en sublimer leur essence en harmonie avec l’espèce humaine notamment les plus fragiles d’entre eux. Une démarche rare, un esprit inspiré…

À noter le 10 juillet 2024 la venue exceptionnelle de l’architecte Shigeru Ban au Taschen Store de Paris pour la signature de son livre de 18h30 à 19h30 au 2 rue de Buci 75006 Paris.

 

« Atlas de l’Architecture contemporaine » sous la direction de Chris van Uffelen ; Traduit de l’anglais par Jean-François Cornu ; Editions Citadelles & Mazenod, 2022.

 

Splendide et impressionnant ! Tels sont assurément les meilleurs qualitatifs pour cet « Atlas de l’architecture contemporaine » paru aux éditions Citadelles et Mazenod. Une nouvelle édition, dix ans après la première, toujours plus attendue dans le domaine tant de l’architecture que de l’édition et qu’il convient de saluer.
Couvrant les cinq continents regroupés, ici, en trois grands chapitres, de l’Europe-Afrique aux Amériques en passant par l’Asie et l’Australie, cette cartographie de l’architecture contemporaine offre non seulement une vue d’ensemble mais aussi et surtout une riche réflexion sur l’évolution en une décennie de la manière dont l’homme moderne entend habiter la planète terre. « On y retrouve une même diversité de projets et de techniques mais on y retrouve aussi les questions essentielles qui se posent actuellement » souligne Chris van Uffelen en sa préface.
Avec une extraordinaire iconographie, photos, plans et pas moins de 280 projets, ce sont ainsi l’évolution, centres d’intérêt, matériaux de nos habitats, lieux publics, religieux ou culturels, mais aussi espaces de travail qui sont, en ces chapitres, exposés et analysés. Soulignons notamment le « 175 Haussmann », cet impressionnant complexe réunissant derrière une façade Haussmann deux immeubles des plus modernes, et ce, à quelques mètres de l’Étoile à Paris. Des réalisations architecturales à la fois spectaculaires, étonnantes ou déroutantes mais reflétant également notre environnement et notre quotidien. Un panorama instructif et époustouflant ! On songe à l’Arena d’Aix-en-Provence, au nouveau campus urbain de l’Université Bocconi à Milan ou encore au Centre culturel de Kadokawa au Japon… (Pour une fonctionnalité optimale, outre un index des architectes en fin d’ouvrage, sont précisés pour chaque réalisation, en haut de page, l’architecte ou bureau d’étude, sa destination, son année de réalisation, ville et pays.)
Parcourant ainsi la planète monde et offrant au regard sous la direction de Chris van Uffelen les plus splendides réalisations architecturales de ces dix dernières années, cet « Atlas de l’architecture contemporaine » dans sa nouvelle parution constitue indéniablement une somme incontournable, un ouvrage de référence qui réserve aux lecteurs, professionnels, amateurs, passionnés ou tout simplement curieux de notre monde de bien belles découvertes et surprises.

 

« L’architecture moderne de A à Z » ; 696 pages, version française, Editions Taschen, 2022.
 

Incontournable ! Tel est assurément le qualificatif qui sied le mieux à ce fort ouvrage entièrement consacré à l’architecture moderne et paru aux éditions Taschen. Appuyé par une splendide iconographie, l’ouvrage offre aux architectes, professionnels, mais aussi à tout passionné ou amateur d’architecture une vaste connaissance de l’architecture des XIX et XXe siècles.
Avec plus de 300 entrées, ce sont en effet à la fois les plus grands mouvements de l’architecture moderne, mais aussi les plus grands architectes des deux derniers siècles que le lecteur retrouvera ou découvrira en ces pages rangés pour une efficacité accrue selon un ordre alphabétique. Et que de découvertes tant pour les yeux que l’esprit !
Cette somme offre, ainsi, pour chacune des figures majeures de l’architecture, une brève biographie et surtout une description des œuvres emblématiques. Des noms internationalement reconnus, mais aussi parfois injustement moins connus. On y découvre aussi avec curiosité pour nombre d’entre eux leur photographie ou portrait. C’est l’architecte Aalto qui ouvre cette bible se refermant presque 700 pages plus loin avec Zumthor Peter. Chaque nom nous entraîne de par ses réalisations d’une capitale l’autre ou encore vers une autre région du monde…
Mais le lecteur pourra également se référer selon les différentes entrées aux nombreux courants ou styles ayant marqué l’histoire de l’architecture durant ces deux derniers siècles. Bâtiments publics, institutions, églises ou encore résidences privées cohabitent, ici, soulignant l’extraordinaire essor et dynamisme de l’architecture moderne. Art nouveau, constructivisme, expressionnisme…
Des pages magnifiques présentant le plus souvent sur de pleines pages les plus grandes créations architecturales modernes de notre monde. Extraordinaire !
Un ouvrage aussi splendide que complet qui ne pourra que trouver sa place dans toute bonne bibliothèque.

 

Jean Dethier et Jean-Louis Cohen : « Habiter la terre L'art de bâtir en terre crue : traditions, modernité et avenir », Nouvelle édition compact - 512 pages, 216 x 279 mm, Couleur, Flammarion, 2022.
 

Le retour à la terre pour la construction de nos habitats ne relève plus d’espoirs, de doux rêveurs et autres post-soixante-huitards en mal d’écologie… Ces aspirations naguère moquées se trouvent fort heureusement depuis plusieurs années enfin prises au sérieux en raison de la prise de conscience des réalités écologiques qui s’imposent, avec plus de nécessité et d’urgence que jamais, à notre époque.
Il s’agit toujours d’une action militante qui anime les auteurs Jean Dethier, essayiste, architecte et activiste, et Jean-Louis Cohen, historien de l’architecture, professeur au Collège de France et à la New York University. Certains lecteurs se souviendront de l’impressionnante exposition que Jean Dethier avait consacrée à ce thème en 1981 au Centre Pompidou, mais pour les plus jeunes et curieux ou convaincus, c’est une admirable synthèse de référence qui est aujourd’hui proposée avec ce livre d’art de plus de 500 pages et 800 photos et dessin au format généreux 24 x 31 cm.

 


Le propos est décloisonné, si l’on peut dire, aux cinq continents et à travers les temps puisqu’un chapitre entier est consacré à l’histoire des logiques constructives au fil des siècles. C’est un véritable plaidoyer qui est en ces pages inspirantes ainsi proposé au lecteur, une réflexion qui ne fait pas pour autant l’impasse des difficultés et limites de cet art traditionnel. Car nous réalisons bien rapidement en découvrant ces réflexions que notre époque « moderne » a étonnamment fait l’impasse d’une des techniques les plus anciennes de l’homme pour édifier son habitat, suivant en cela le modèle laissé par un grand nombre d’espèces du monde animal.

 

 

Or, nos deux auteurs entendent bien réconcilier nos contemporains avec ce génie créatif qui outre ses qualités techniques, esthétiques et économiques, témoigne d’une approche écologique incontestable pour celles et ceux en ayant fait l’expérience.

 

 

Il suffira pour s’en convaincre d’avoir un jour édifié un mur en torchis au lieu et place de parpaings… Isolant, respirant, recyclable et solide, la terre ne se limite pas à des architectures « frustes » et sommaires, mais s’offre à la créativité des architectes qui ont fait la preuve de leurs créativités contemporaines rappelées dans ces pages superbement illustrées.

 

« Carlo Mollino - Architect and Storyteller » ; 24 x 32 cm, 456 pages, 502 color and 45 b/w illustrations, Park Books, 2021.
 

Designer d’intérieur, photographe et architecte réputé, Carlo Mollino a inscrit son nom en lettres d’or dans le design du siècle passé. Le fort et riche volume publié par les éditions Park Books présente la synthèse de son travail en tant qu’architecte sous la plume de Napoleone Ferrari et Michelangelo Sabatino. Enrichi de contributions par Guy Nordenson et Sergio Pace, ce beau livre se veut non seulement instructif sur cette personnalité légendaire mais également des plus esthétiques grâce aux photographies inspirées de Pino Musi.

 


Né en Italie avec le début du siècle en 1905, Carlo Mollino a laissé son nom à la postérité grâce à ses nombreuses créations de meubles de nos jours très recherchées. Ses polaroïds aux photos osées pour l’époque constituent également une autre facette du personnage… Mais le présent ouvrage s’attache à un aspect de la production du designer plus méconnu avec ses multiples contributions à l’architecture. Si l’homme n’a réalisé que peu de projets, ses idées sur l’architecture et ses nombreuses œuvres sur papier laissent imaginer la fertilité de sa pensée créatrice.

 


Grâce à une superbe mise en page et une iconographie impressionnante, la créativité Mollino se dessine page après page et laissera pantois tout amoureux d’architecture. Que dire en effet sinon son admiration pour le fameux Teatro Regio et la Chambre de commerce de Turin ? Mais aussi le Torino Horse Riding Club sans oublier la station Lago Negro dans les Alpes italiennes ? Toutes ces novations surprennent non seulement pour leur modernité, l’architecte appartenant manifestement au courant moderniste, mais aussi pour leurs prouesses témoignant des affinités de Mollino avec le surréalisme. Le lecteur se délectera de ces créations toutes plus étonnantes les unes que les autres si l’on songe aux époques qui les virent naître. À la découverte de ces admirables créations, on ne pourra regretter qu’une chose, que bien de ces projets soient restés à l’état de croquis et de papiers si prometteurs…

 

"Archetypes" de David K. Ross ; Photographies de David K. Ross, Sous la direction de Reto Geiser avec les contributions de Reto Geiser, Sky Goodden, Ted Kesik et Peter Sealy ; Relié, 120 pages, 21 x 28 cm, Éditions Park Books, 2021.
 

Les archétypes ne sont plus l’apanage de la psychologie et de la pensée jungienne ainsi que le démontre ce brillant ouvrage réalisé par l’artiste canadien David K. Ross et agrémenté de superbes photographies de l’auteur. Au croisement de la photographie, du film et de l’installation, son travail conduit en effet à la création d’étonnantes maquettes architecturales sublimées par un éclairage nocturne des plus spectaculaires… La pénombre révèle en effet les détails des structures, souligne les effets de matière pour en dégager des signes infimes conduisant à une autre vision primordiale de l’architecture.

 


Ce travail passionnant se trouve ainsi présenté en ces pages étonnantes, des pages qui suscitent l’envie de découvrir ces créations dans la réalité de leur installation. Ces fragments architecturaux constituent dès lors un véritable laboratoire de proto-architecture, témoins silencieux mais néanmoins évocateurs de tout ce que l’homme a su mettre en œuvre dans l’édification de bâtiments liés à son environnement.
De manière plus pragmatique, ce travail créatif offre également l’avantage de pouvoir isoler une part infime d’une future réalisation architecturale et d’en présenter les grandes lignes avant sa mise en œuvre. Ces instantanés architecturaux deviennent ainsi autant de réalités en devenir, en alternative aux créations virtuelles qui dominent de nos jours les cabinets d’architecture. Aux confins de l’art et de l’architecture, ces maquettes en préludant aux réalisations à venir constituent de véritables objets de création à part entière, à découvrir dans cet ouvrage assurément novateur.

 

Bjarne Mastenbroek : « Dig it! Building Bound to the Ground » ; Relié, 19,3 x 27,1 cm, 1390 pages, Éditions Taschen, 2021.
 

Le rapport étroit et presque intime entretenu entre le sol, les fondations et l’édifice architectural fait l’objet d’une publication remarquable de la part des éditions Taschen sous la plume de l’architecte néerlandais Bjarne Mastenbroek explorant au sens propre et figuré les liens unissant l’architecture et le site qui l’accueille.

 


Partant du principe fondamental de la rareté de la terre, ce dernier demeure persuadé que l’avenir passera par une conception et gestion plus éclairées de cette ressource limitée pour l’avenir de l’humanité. Cette dimension rarement abordée avec une telle acuité conduit ainsi cet esprit résolument tourné vers une architecture écologique à une approche fine et sensible non seulement du sol, mais aussi de son environnement, sa configuration et ses interactions avec le milieu.

 


C’est son riche parcours qui a ainsi conduit Bjarne Mastenbroek à l’écriture de cette somme impressionnante de 1390 pages et 2,5 kg, véritable roc sur lequel l’auteur développe son approche à partir des origines de la construction dans l’humanité. Appuyé par une iconographie tout aussi exceptionnelle grâce aux photographies d’Iwan Baan, cet ouvrage accompagne le lecteur dans cette compréhension globale de l’acte d’édifier que l’homme a depuis l’aube des civilisations initié dans des environnements parfois hostiles ou singuliers.

 


Au fil des pages, quelle que soit la configuration du sol et des lieux, nous réalisons que les architectures du passé ont rarement fait l’impasse de ces « fondations » naturelles que représente l’environnement, tirant parfois profit de situations naturelles défavorables. C’est certainement là, l’apport de cet ouvrage essentiel que de montrer au lecteur du XXIe s. combien l’histoire récente des dernières décennies semble prouver qu’en occultant ou ignorant cette dimension incontournable, l’architecture peut conduire aux pires impasses, si ce n’est à des désastres. En renouant avec cette harmonie des sols et environnements, Bjarne Mastenbroek démontre ainsi avec maestria comment l’architecture de demain pourra renouveler ce lien toujours ténu entre l’homme, son habitat et la terre qui les abrite.

 

« Duplex Architects - Rethinking housing » ; 416 pages, Park Books Éditions, 2021.
 

À souligner, en matière d’architecture, la parution d’une riche monographie entièrement consacrée aux conceptions et réalisations des bureaux d’études « Duplex Architects » situés en Suisse et en Allemagne. L’ouvrage sous la plume de Nele Dechmann offre un focus des plus intéressants sur le projet de cinq logements en Suisse, allant du « Studen Housing » au « Living at the Edge of Town » de Limmatfeld en passant par « Vivre avec le Bruit » dans le quartier de Buchegg ou encore « Bien plus que le logement » de l’aire Hunziker. L’approche et la conception particulières propres au bureau d’études « Duplex Architects » créé en 2007 initialement à Zurich sont ainsi, en ces pages, au travers de ces cinq réalisations, largement exposées et détaillées.
Appuyée par de nombreuses photographies dont celles de Ludovic Balland auxquelles s’ajoutent de multiples plans et visualisations, l’étude livre au lecteur à la fois une vision globale, précise et innovante de l’approche urbanistique retenue par « Duplex Architects ».
À cette approche première de développement urbain, « Duplex Architects » apporte également une forte attention et exigence aux nouvelles formes de vie en commun. Importance de la communauté, importance des lieux de collaborations et de partages jalonnent ainsi les conceptions architecturales résidentielles.
Des exigences de conception que viennent avec pertinence souligner de nombreuses contributions d’experts et architectes, dont celles des associés fondateurs du cabinet Anne Kaestle et Dan Schürch. Un ouvrage qui ne peut que retenir l’attention.

 

« Contemporary Japanese Architecture » de Philip Jodidio Relié, Édition multilingue: allemand, anglais, français, 24,6 x 37,2 cm, 448 pages, Éditions Taschen, 2021.
 

Le pays du Soleil Levant a démontré depuis plus d’un demi-siècle que son architecture avait su suivre et anticiper les tendances les plus contemporaines de l’architecture moderne. Si l’Exposition universelle d’Osaka en 1970 a en quelque sorte accéléré ce processus, on ne compte plus depuis le nombre d’architectes majeurs japonais ayant signé les plus belles créations tels Tadao Ando, Shigeru Ban, Kengo Kuma ou encore Junya Ishigami… Pas moins de sept architectes japonais ont remporté le Pritzker Prize, signe de la vitalité de l’architecture japonaise contemporaine.
 

 

Les éditions Taschen publient aujourd’hui un splendide ouvrage signé Philip Jodidio, ouvrage à la hauteur de ces réalisations ambitieuses, véritables traits d’union entre passé et modernité, nouvelles technologies et écologie. Riche d’une créativité qui surprend à chaque réalisation, le Japon fascine toujours autant lorsque l’on fait défiler les pages de ce livre d’art aux généreuses dimensions. Philip Jodidio rappelle les grandes lignes artistiques qui caractérisent les créations de Tadao Ando, appréciées dans le monde entier pour leur synthèse réussie entre orient et occident, de Kengo Kuma (Stade national du Japon pour les derniers JO), Kazuyo Sejima (Musée Kanazawa d’art contemporain du 21e siècle) et bien d’autres jeunes architectes associant avec une créativité désarmante virtuosité et écoresponsabilité.

 


Trouver et exploiter l’espace au Japon, pays dont la majeure partie du territoire est occupé par les montagnes, a toujours été un défi lancé par l’homme. A l’heure de la mondialisation et de la crise écologique, ce questionnement est plus que jamais au cœur de la réflexion des architectes japonais. Une interrogation redoublée par les nombreux désastres qu’a connu le Japon ces dernières décennies, qu’il s’agisse sur le plan sismique tout autant que nucléaire. Comment concevoir de nouvelles architectures en un pays si densément peuplé et touché par la force des éléments ? Tel est le défi relevé avec intelligence et art par ces créateurs des temps modernes et que ce magnifique livre d’art à l’iconographie soignée célèbre de la plus belle manière !

 

PHILOSOPHIE - SOCIETE - ESSAIS - PSYCHANALYSE

« Grand Atlas 2025 » de Cécile Marin et Frank Tétart, Éditions Autrement, 2025.

Le Grand Atlas 2025 réalisé sous la direction de Cécile Marin et Frank Tétart apportera bien des éclaircissements et réponses aux grandes questions posées par les relations internationales, les sujets sensibles ne manquant pas ces derniers mois… À l’aide de plus de 100 cartes inédites et mises à jour, 50 infographies et documents pour comprendre le monde, ce Grand Atlas va au-delà des ouvrages de ce genre en ajoutant une dimension analytique indéniable afin de mieux discerner les tensions, enjeux et défis internationaux.
Réalisé en partenariat avec Franceinfo, ce Grand Atlas permet non seulement de comprendre le monde du XXIe siècle avec un dossier spécial Israël-Palestine posant l’alternative « conflit régional, enjeu mondial », mais offre également des rappels précieux sur l’Histoire telle cette rubrique consacrée aux «150 ans de la conférence de Berli ».
Réunissant les analyses des meilleurs spécialistes français (géographes, économistes, politologues…), cet ouvrage abondamment illustré par de remarquables cartes adaptées par Cécile Marin conjugue graphisme didactique et développements analytiques afin de mieux comprendre le monde d’aujourd’hui et celui qui sera le notre demain
 

« Contre-offensive - Agir et résister dans la complexité » de Miguel Benasayag et Bastien Cany, Le Pommier éditions, 2024.

Comment agir dans la complexité ? Résister lorsque les fondements des sociétés dans lesquelles nous avons eu l’habitude de vivre longtemps sans orages vacillent ? C’est à ces questions et à bien d’autres encore auxquelles cet ouvrage tente d’apporter sinon des réponses définitives – impossibles à poser – tout au moins des pistes d’engagement. Le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag avec Bastien Cany montre combien notre époque se trouve marquée par une complexité qui ne parvient plus à reposer sur le seul postulat du progrès mis à mal ces dernières années. Le chaos tente de se substituer au toujours plus, et le relativisme ambiant ne propose plus de solutions… « La solution devient partie intégrante du problème » soulignent les auteurs alors que l’humanisme hérité de la Renaissance occidentale bute sur de nouvelles concurrences : monde animal, nature, migrations, etc. Face aux relectures souvent masquées d’un capitalisme vertueux épris soudainement d’écologie, une radicalité nouvelle défend une vision plus complexe dans laquelle l’individu ne peut plus être conçu sans les liens dont il dépend.
En partant de la proposition du philosophe Rodolfo Kusch sur la manière d’« habiter le présent » ou Estar siendo, l’ouvrage pose la question « Au nom de quoi résister ? », non point dans l’optique d’une contre-offensive révolutionnaire de plus ayant montré ses limites - Miguel Benasayag est bien placé pour les avoir vécues dans sa chair (lire nos entretiens) – mais plutôt d’un « décentrage » sans recherche d’une justice finale. Écartant les courants militants depuis les campus américains pour une déconstruction de l’universalisme colonial, posant ainsi un relativisme culturel caricatural de plus, Benasayag cherche ailleurs les voies de l’agir qui abandonneraient le mythe de l’homme « normal » dont le désir est continuellement marqué par le manque. Son regard le conduit alors à s’écarter de cette pensée de l’ingénieur omnipotent créant encore de nos jours les prisons « sans barreaux » dans lesquelles nous nous jetons volontairement (I.A, smartphones, algorithmes, etc.) pour leur préférer une puissance des savoirs et des expériences situées, à savoir une pensée locale et un agir également local. Nous retrouvons ainsi ce thème fertile chez le philosophe de l’Agir dans la complexité qui écarte toute pensée globale au profit d’une territorialisation des savoirs et des situations concrètes alors que « le scientisme prétend faire de la science une dimension abstraite et déterritorialisée ».
Sans adhérer pour autant au mythe du « bon sauvage », Miguel Benasayag souligne combien la situation est beaucoup plus complexe que cette vision béate réductrice. Le cœur de l’action s’articule à partir de micro-résistances au caractère restreint et sans programme global, « ce qui signifie concrètement lutter contre la destruction, sans recours à l’imaginaire d’un modèle alternatif et sans tomber dans l’illusion de vouloir maîtriser le devenir des situations » (p. 141). Se décentrer afin de tenir compte de l’altérité du réel – sans pour autant suivre des cours de chamanisme en 10 leçons – la véritable puissance résidant sur le plan horizontal de la base, à partir d’expériences et projets ainsi que le démontrent le vécu des occupations des terres au Brésil et en Argentine ou encore le troc en pleine crise argentine de 2001. Faire l’expérience d’autres rapports au monde, ici et maintenant, plutôt que de s’enfermer dans les tours de cristal de l’analyse rationnelle, telles sont les pistes de réflexion avancées par cet ouvrage qui propose de « s’engager sans y croire » pour un réel engagement, une « Contre-offensive » et un « Agir dans la complexité »…
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Carl Gustav Jung : « Sur l’interprétation des rêves » et « Rêves d’enfants – Séminaire de 1936-1941 », Collection « Espaces libres », Editions Albin Michel, 2024.

A noter dans la collection « Espaces libres » aux éditions Albin Michel ces deux ouvrages consacrés à l’interprétation des rêves issus de séminaires dirigés par Carl Gustav Jung (1875-1961) dans les années 1936-1941 à Zurich. Dans le premier volume présenté par le regretté Michel Cazenave, dénommé « Sur l’interprétation des rêves », l’analyste suisse revient lors de ces séminaires sur l’importance des symboles et des mythes pour l’interprétation des rêves, mais aussi sur sa divergence de méthode d’interprétation quant à celle de Freud. Sans jamais, cependant, rejeter la méthode freudienne qu’il connaissait particulièrement bien pour avoir été le disciple de l’analyste autrichien, ni même celle de son confrère Adler, C. G. Jung précise la sienne en termes de méthode concentrique et par « amplificatio ». Le lecteur retrouvera dans ce volume des parties de séminaires consacrés plus particulièrement aux rêves de personnages antiques dont nous avons encore traces notamment « Le commentaire sur le songe de Scipion » de Macrobe, mais aussi ceux du savant italien Jérôme Cardan à la Renaissance ou encore de la martyre sainte Perpétue. Dans un fructueux dialogue entre ses meilleurs élèves dont Madame Marie-Louise von Franz, le grand analyste affine sa réflexion et méthode tout en constatant et soulignant l’importance déjà également accordée aux mythes et symboles dans l’antiquité jusqu’au XIXe et début XXe siècle pour interpréter des rêves et visions. C’est donc autant une riche étude comparative des méthodes qu’une féconde histoire de l’interprétation des rêves que le lecteur pourra découvrir dans ce volume.
Le second volume, également présenté par Michel Cazenave, est quant à lui plus particulièrement centré, ainsi que l’annonce son titre, sur l’interprétation des rêves d’enfants. Réuni pour la première fois en un seul et même volume, l’ouvrage offre une réflexion et analyse également menées par Carl Gustav Jung durant ses séminaires à Zurich de 1936-1941 et mettant en évidence l’importance dès le plus jeune âge des mécanismes et dynamisme de l’inconscient et de l’imagination dans les rêves d’enfant. Le lecteur y retrouvera ainsi analysée selon l’approche jungienne toute la puissance de l’inconscient et des rêves. Un ouvrage ouvrant bien des portes et battant en brèche le présupposé et malentendu selon lequel l’analyste suisse ne se serait occupé que très peu des enfants.

L.B.K.

 

« René Girard – Quand les Choses commenceront… » - Entretiens avec Michel Treguer, Editions Arléa, 2023.

C’est à un riche, passionnant et long dialogue avec l’un des plus grands penseurs, René Girard (1923-2015), auquel nous convie Michel Treguer. Un ouvrage dans lequel le lecteur retrouvera, certes, les thèses majeures du penseur, sa théorie du mimétisme ou celle du bouc émissaire, bien sûr, mais aussi et surtout René Girard en tant qu’homme et croyant. Michel Treger mène à bâtons rompus cette rencontre unique réunissant pour cela deux entretiens qu’il avait lui-même réalisés du vivant du philosophe et qu’il a pour l’occasion récrits, entretiens auxquels ont été ajoutés « d’autres conversations entre René Girard et Jean-Claude Guillebaud » et pour plus de lisibilité encore « des textes (reformulés) anciens ou récents » de René Girard.
Au fils des pages, presque trois cents, René Girard accepte volontiers de préciser, nuancer ou encore d’affiner sa pensée, et par là même de se dévoiler – avec, cependant, toujours cette retenue et cet humour qui le caractérisent. Ainsi, revient-il sur les mythes fondateurs, sur le christianisme, le religieux, la transcendance ou la foi, mais aussi sur les victimes, la victimisation, le racisme, etc., explicitant ou ajustant ses thèses au plus près de notre siècle et de l’actualité. Car, Michel Treger, avec courtoisie mais aussi persévérance, le pousse parfois dans ses retranchements… Ainsi, ose-t-il lui demander : « J’insiste : pourquoi votre thèse demande-t-elle l’hypothèse de Dieu ? Je ne suis pas loin de penser qu’elle l’affaiblit ! » Et René Girard s’excusant presque d’avoir peut-être mal formulé sa pensée, reprenant et poursuivant inlassablement son raisonnement, expliquant notamment sa position quant à la Révélation et sa croyance en tant que chrétien catholique… Et c’est bien, au-delà du grand penseur, un René Girard intime, que le lecteur découvrira ; un René Girard acceptant d’éclairer et d’exposer au plus près de sa pensée ses thèses et positions et, plus que tout, de proposer une lecture qui « pourrait se révéler utile le jour où se dissiperont les malentendus dont elle fait l’objet. » ; ce que tente assurément d’atteindre ou de provoquer ce captivant ouvrage, fruit de longs entretiens menés avec René Girard.

L.B.K.

 

Stephen R. Covey : « Les 7 habitudes de ceux qui réalisent tout ce qu’ils entreprennent », édition enrichie, First Éditions, 2024.

Est-il encore besoin de présenter « Les 7 habitudes » de Stephen R. Covey, cet ouvrage best-seller avec plus de 40 millions de lecteurs et qui compte parmi les livres les plus vendus au monde ? Au-delà du succès éditorial et de la reconnaissance internationale de l’auteur, il peut sembler néanmoins nécessaire, voire urgent, de se replonger au cœur de la pensée de Stephen Covey à l’occasion de cette édition anniversaire – trente années déjà ! - enrichie de textes inédits de son fils Sean Covey qui a eu à cœur de prolonger le travail de son père.
L’ouvrage part du postulat que nous pouvons en partie diriger notre vie et rendre celle des autres meilleures à partir de la fameuse approche gagnant/gagnant, une approche pas toujours facile à mettre en œuvre, surtout de ce côté-ci de l’Atlantique… Comment se concentrer sur ce qui importe le plus à toute vie ? De quelle manière mener une vie de services tant sur le plan professionnel que privé ? Comment gérer l’adversité sans pour autant perdre sa propre identité ? Toutes ces questions trouvent réponses dans cet ouvrage qui offre une synthèse de pensées souvent millénaires, laïques et religieuses, à partir desquelles l’auteur a proposé une démarche positive et exigeante sur la construction de soi.
Tout commence par la détermination de sa mission (le but de chaque vie), la détermination de ses rôles et la conduite de ses priorités en une approche gagnant/gagnant, afin de passer de la dépendance à l’indépendance pour finalement atteindre l’interdépendance. L’auteur nous explique chacune de ces étapes, conciliables avec n’importe quelle conviction religieuse ou laïque, nous offrant de nombreux exemples sur la manière de contrôler notre vie tout en laissant place à la fantaisie et aux découvertes non programmées.
Une démarche rigoureuse, certes, mais indispensable à une pleine liberté retrouvée, celle de notre vie…

 

« Friedrich Nietzsche - Œuvres - Tome III - Ainsi parlait Zarathoustra et autres récits" ; Édition publiée sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian Astor ; Bibliothèque de la Pléiade, n° 668, 1376 pages, rel. Peau, 104 x 169 mm, Editions Gallimard, 2023.

Il faut (re)découvrir la pensée de Friedrich Nietzsche (1883-1885), ce philosophe trop souvent incompris – voire trahi, cette pensée complexe reposant sur les origines tout en souhaitant se départir des carcans de l’Histoire. Considéré souvent comme antisémite en raison de sa récupération posthume par le régime nazi et des torts causés par sa sœur cédant à ces sirènes brunes, Nietzsche ne cessa pourtant de s’opposer aux ennemis du peuple juif, sa rupture avec Wagner en témoigne ainsi que cette analyse d’une lucidité impressionnante en 1878 : « dans presque toutes les nations actuelles – et cela d’autant plus qu’elles adoptent à leur tour une attitude plus nationaliste – se propage cette odieuse littérature qui entend mener les Juifs à l’abattoir, en boucs émissaires de tout ce qui peut aller mal dans les affaires publiques et intérieures » (Humain, trop humain). Le philosophe est de tous les combats : contre l’héritage platonicien tout en étant un farouche opposant au christianisme et plaidant la « mort de Dieu »… Nous le voyons, cette pensée originale ne se laisse pas appréhender facilement au risque de passer à côté de sa richesse ; c’est justement tout le mérite de ce troisième et dernier volume des œuvres de Nietzsche de la collection La Pléiade sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian Astor que de nous inviter à ce trésor plus souvent cité que lu.
C’est un héritage dont nous n’avons pas encore fini d’apprécier la profondeur ainsi que le souligne Marc de Launay qui dirige cette édition : « Ainsi parlait Zarathoustra inaugure la dernière période de l’évolution philosophique de Nietzsche, et entend être l’amorce d’un nouveau style où l’exposé théorique ne rechigne plus à s’acquitter d’une dette enfin reconnue à l’égard de l’élément poétique qui fait la substance même du langage ». C’est, en effet, le célèbre ouvrage « Zarathoustra » qui ouvre ce volume, un texte majeur du philosophe dont les origines remontent à l’époque de son séjour à Bâle au début des années 1870 avant sa conception dix ans plus tard de 1883 à 1885 après avoir conclu Le Gai Savoir où l’auteur avait pris date avec ses lecteurs sur cet énigmatique Zarathoustra et le concept de l’Éternel retour. Ce texte jugé comme essentiel par Nietzsche lui-même avait été longuement mûri lors de marches interminables, même si sa rédaction témoigne d’une tension et d’une force qui ne pourront que surprendre alors même que ce livre sortit quasiment dans l’anonymat lors de sa parution. Le très vif succès rencontré par « Ainsi parlait Zarathoustra » ne surviendra, en effet, qu’après la mort du philosophe allemand (un texte qui inspirera d’ailleurs Richard Strauss pour son sublime poème symphonique). Anecdote surprenante, Nietzsche aurait achevé sa première partie alors même que son ancien ami avec qu’il s’était violemment brouillé, Richard Wagner, rendit son dernier souffle à Venise… Le présent volume inclut, par ailleurs, concernant cette relation passionnelle deux écrits de Nietzsche : « Le Cas Wagner » et « Nietzsche contre Wagner ».
Le « poète-prophète » qu’il souhaitait établir avec le personnage de Zarathoustra fruit d’une « pensée la plus abyssale » selon les termes de Nietzsche fut malgré tout un échec malgré les concepts essentiels qu’il lèguera du « Surhomme », tristement détourné et de l’ « Éternel retour », souvent incompris.
Un volume essentiel mettant en valeur toute la richesse des œuvres du philosophe allemand comprenant également : « Par-delà bien et mal », « Pour la généalogie de la morale », le « Crépuscule des idoles », « L’Antéchrist », « Ecce homo ».

 

Jean Cottraux : « Sortir des émotions négatives », Editions Odile Jacob, 2023.

C’est un véritable et redoutable vadémécum que nous propose Jean Cottraux, auteur déjà d’une vingtaine ouvrages dont le fameux « La force avec toi », avec cette dernière parution « Sortir des émotions négatives » aux éditions Odile Jacob. Dans un premier temps, Jean Cottraux distingue pour plus de clarté et compréhension les émotions des sentiments ; une distinction souvent négligée et qui lui permet de préciser que « le côté obscur des émotions est celui où sont tapis les mauvais sentiments : ceux qui pourrissent la vie et que l’on préfère cacher (…) ». Après avoir ainsi rappelé ce que sont les émotions, les sentiments, passions et humeurs, l’auteur livre au lecteur un réel programme en huit points de gestion des émotions négatives. Dénommé PAEN, ce dernier opte pour une approche dynamique en proposant un programme d’autogestion de nos émotions négatives. Appuyé par de nombreux tableaux clairs et précis, Jean Cottraux précise que ce programme « vise à ce que chacun d’entre vous puisse devenir son propre thérapeute en puisant dans les méthodes bien validées de la thérapie cognitive et comportementale. »
Jean Cottraux prend soin de compléter et d’illustrer ce programme par deux autres chapitres, tout aussi majeurs et d’une efficacité certaine exposant, une à une, « les émotions destructrices pour soi » (angoisse, culpabilité, la tristesse, etc.) , ainsi que « les émotions négatives pour les autres » (la colère, l’envie, le mépris, etc.), une approche non autocentrée, donc, et des plus appréciables distinguant notamment l’envie de la jalousie. Dans un style clair et concis et au gré de ces chapitres, le lecteur pourra ainsi pour chaque situation négative envisagée appréhender pleinement point par point la force de celle-ci, son origine, ses conséquences, et surtout les solutions et conseils pratiques et efficients pour y faire face. Car, c’est bien de « Sortir des émotions négatives » dont il s’agit pour pouvoir enfin se tourner et développer de réelles émotions positives telles que la joie, le bien-être, la sérénité, mais aussi la créativité...
Un ouvrage qui permettra à chacun de comprendre ses propres émotions négatives - que celles-ci soient strictement personnelles ou suggérées collectivement par des jeux de pouvoir et de manipulation - afin de trouver de nouveaux ancrages, socles d’émotions positives.
 

René Girard : « La Conversion de l’art » ; Préface de Benoît Chantre et Trevor Cribben Merril ; Editions Grasset, 2023.

Cet ouvrage regroupe des textes du grand et regretté penseur Renée Girard disparu en 2015 ; Huit textes précisément - dont cinq de jeunesse, allant de 1950 à 1980 complétés par deux entretiens (extraits) qu’il accorda. Initialement ce recueil dont R. Girard signa l’avant-propos en 2008 accompagnait une conversation filmée avec Benoît Chantre – « Le sens de l’histoire », réalisée à l’occasion de l’exposition « Traces du sacré » au centre-Pompidou de Paris et envers laquelle l’auteur de « Mensonge romantique et vérité romanesque » entendait se démarquer et opposer une forte réserve. R. Girard souhaitait par cet ouvrage faire entendre, et surtout, comprendre « sa méfiance originaire à l’égard de l’art moderne » dont l’épuisement reposait, selon lui, sur la violence du sacrifice, à l’instar du religieux archaïque. Pour cela, il retint ces huit textes marquant la progression de sa pensée, des écrits pour la majeure partie consacrés à la littérature et allant de son départ d’Europe en 1947 et son arrivée aux États-Unis jusqu’à la fin des années 80.
Si avec le texte « Où va le roman ? » publié en 1957, R. Girard semble encore croire à un renouvellement du roman, et au-delà des textes de 1953 consacrés à Saint-John Perse qu’il admire et comprend en arrivant aux États-Unis ou encore celui consacré à André Malraux, le lecteur retrouvera déjà en germe dans ces écrits toute la puissance de sa pensée et de sa théorie mimétique. En ce sens est évocateur ce texte de 1957 consacré à Paul Valéry et à Stendhal dans lequel le penseur souligne déjà ce « Moi-pur » de Valéry et sa préférence pour l’égotisme stendhalien.
Girard refuse tout snobisme littéraire ou artistique et, pour l’auteur de « La violence et le sacré », l’artiste moderne est rongé par la rivalité. L’article de 1978 consacré à Proust en fait l’éclatante illustration tant l’auteur de la Recherche est pour Girard « le plus grand théoricien des miroitements du Moi ». Narcissisme, désir et rivalité imprègnent ces pages, mais ce sera, surtout, avec des études consacrées à Hölderlin, à Nietzsche ou encore à Wagner que le penseur confirmera ses intuitions et affirmera sa théorie. « Leur instabilité - étant selon R. Girard, symptomatique de la conscience moderne dans son rapport ambivalent au sacré. » On songe, ici, à l’article de 1986 « Nietzsche et la contradiction ».
La littérature romanesque suppose, pour Girard, afin de se détacher de l’esthétique, une « conversion romanesque ». Cette dernière étant, dira R. Girard en 1998, « au cœur de son parcours intellectuel et spirituel ». Celui-ci avait d’ailleurs tenu à refermer son avant-propos en 2008 en ces termes : « Je ne voudrais pas qu’on prenne ce livre pour un simple essai d’esthétique. Cette jouissance m’est étrangère. » Car, ce qui importe à l’auteur de « Mensonge romantique et vérité romanesque », c’est bien cette « conversion de l’art », et ce dernier ajoutera : « L’art ne m’intéresse en effet que dans la mesure où il intensifie l’angoisse de l’époque. Ainsi, seulement il accomplit sa fonction qui est de révéler. » Un propos qui structure toute sa pensée et par lequel Bernard Chantre et Trevor-Cribben Merril ouvrent aujourd’hui la riche préface de cet ouvrage indispensable à la compréhension de l’élaboration et formation de la pensée de ce grand penseur que fut René Girard.

L.B.K.

 

Bernard Perret : « Violence des dieux, violence de l’homme ; René Girard, notre contemporain », Coll. Seuil La couleur des idées, 368 p., 2023.

Un ouvrage incontournable aux éditions du Seuil, tel est assurément l’ouvrage de Bernard Perret, « Violence des dieux, violence de l’homme », consacré au grand penseur Français René Girard (1923-2015), ainsi que l’indique son sous-titre « René Girard, notre contemporain ». L’auteur, auteur déjà de « Penser la foi chrétienne après Girard » (Ad Solem ), conscient de l’immense apport de René Girard, mais aussi de ses limites, n’a nullement souhaité par cette parution proposer une pure synthèse ou même un essai consacré à l’œuvre du penseur, mais bien une réelle mise en perceptive des apports majeurs de Girard que ce soit sa thèse centrale de la théorie du désir mimétique, de la rivalité, de la violence ou encore du sacré… Bernard Perret a opté pour cela pour une approche dynamique par le prisme de la violence en cinq parties, la première étant consacrée, comme il se devait pour une telle étude, à un rappel clair et concis d’une centaine de pages à la progression de la pensée de Renée Girard. Une évolution mise en lumière suivant la chronologie des publications majeures du penseur, allant de « Mensonge romantique et vérité romanesque » (1961) au « Bouc émissaire » de 1982 ou de « Les origines de la culture » de 2015 en passant, bien sûr, par « La violence et le Sacré (1972) ou encore « Des choses cachées depuis la fondation du monde » de 1978 ; Une première approche qui n’entend nullement être une simple brève synthèse des théories girardiennes, mais qui en souligne d’ores et déjà les avancées, revirements ou rejets mais aussi les zones d’ombre ou se prêtant à la critique.
Ce n’est qu’après ces mises au point que l’auteur revient sur les points de contact de la pensée de Girard avec d’autres domaines ou sciences, relevant autant les influences du penseur, ses refus ou ses distorsions. Une nouvelle approche avec pour axe la violence et permettant à Bernard Perret d’approfondir ou de préciser certaines prises de position ou nuances de Girard face au jeu des questionnements ou critiques et de proposer une « anthropologie de la théorie mimétique au-delà de Girard ». Balayant les neurosciences avec notamment les neurones miroirs, la psychanalyse et le rejet de la conception objectale du désir de Freud, ou encore la sexualité, l’auteur s’arrête plus spécifiquement sur les grands thèmes girardiens : Ainsi, de la violence du Sacré et de la culture ouvrant un riche dossier ethnologique, « Girard contre le structuralisme » ou encore de la transformation du sacré violent en valeurs transcendantes, un thème également cher à Girard, qui le conduira à souligner toute « la singularité judéo-chrétienne » et à adopter une pensée apocalyptique ; une conversion, critiquée ou dénoncée, mais parfaitement assumée par le penseur, et qu’il convient d’apprécier dans toutes ses acceptions.
L’ouvrage se « referme », enfin, sur un dernier et cinquième chapitre soulignant l’actualité et portée de la théorie mimétique girardienne tant pour aujourd’hui que pour demain ; Un chapitre conclusif des plus porteurs….

L.B.K.

 

« Jankélévitch », Cahier de L’Herne dirigé par Françoise Schwab, Pierre-Alban Gutkin-Guinfolleau et Jean-François Rey, Editions L’Herne, 2023.

C’est un dense et captivant Cahier que nous proposent les éditions de L’Herne avec cette dernière livraison consacrée au philosophe Vladimir Jankélévitch (1903-1985). On y retrouve dès les premières pages un beau portrait « grandeur nature » de celui que ses intimes appelaient « Janké », cet homme à la mèche folle et au timbre de voix si inimitable ; un portrait appuyé par des textes évocateurs signés notamment Mauriac, Françoise Schwab, Pascal Bruckner ou encore Edgar Morin, mais aussi des écrits du philosophe lui-même ou entretiens que viennent également appuyer de nombreuses lettres. Indissociable de l’homme, le lecteur y redécouvrira également le professeur de philosophie qu’il fut et qui marqua cette génération qui aimera tant l’appeler « Maître » ; on songe avec délices au regretté Lucien Jerphagnon dont quelques lettres, aussi courtes que savoureuses, viennent témoigner de ce mélange de respect, de fidélité et de malice qu’ils partageaient…
Homme, Professeur, ami, et bien sûr, philosophe : philosophe « des marges ou des à-côtés » ainsi qu’il le soulignait lui-même, parfois donné pour initiés, mais devenu aujourd’hui incontournable tant son absence désole et laisse un vide irrémédiable. Découvrir ou relire Jankélévitch demeure toujours un plaisir inépuisable dont ce Cahier de l’Herne témoigne. C’est ce philosophe de morale aux mille paradoxes, ce philosophe de l’insaisissable, de l’ineffable, du « Je ne sais quoi » et du « Presque rien » que le lecteur découvrira par le prisme de ses thèmes majeurs et privilégiés : la musique, « la moitié de ma vie » dira-t-il – et comment ne pas citer son « Fauré », son « Liszt » ?, mais aussi le temps, l’irrévocable et irrémédiable, l’ironie, la mort, le pardon sans oublier, surtout, l’amour… Des thèmes forts ayant marqué cette vie faite de convictions, de mémoire, de « conscience juive » et d’engagement.
Un Cahier de L’Herne qui se laisse dévorer de A à Z ou picorer telle une gourmandise au grès de ses attentes, questionnements ou humeurs. Lui, qui aimait à rappeler que « la vérité est équivoque, contradictoire, elle se dément elle-même. On ne peut l’atteindre, très partiellement, fugitivement, qu’à demi-mot, grâce à une illusion, à une influence de la voix. » Et comment ignorer ou manquer, justement, cette voix inoubliable ?

L.B.K.

 

« Vivre crescendo » de Stephen R. Covey et Cynthia Covey Haller, First éditions, 2023.

Le parcours de Stephen R. Covey peut être synonyme de son approche gagnant/gagnant qu’il a contribué à diffuser dans le monde entier. Sa vie professionnelle tant que personnelle repose en effet sur cette idée que nous pouvons en partie diriger notre vie et rendre celle des autres meilleures. À la fin de sa vie, cet auteur prolifique et mondialement reconnu (lire notre interview) souhaitait parfaire encore sa pensée en abordant quelques questions qui lui tenaient à cœur. C’est le résultat de ces interrogations menées par Stephen R. Covey et complété aujourd’hui par sa fille Cynthia dans « Vivre crescendo ».
Un ouvrage comportant de nouveaux paradigmes sur notre retraite de la vie professionnelle qui ne doit jamais être synonyme d’un retrait de la vie. Comme à son habitude, l’auteur part de cas concrets qu’il soumet dans ces pages à notre analyse, des cas qui permettent de se concentrer sur ce qui nous importe le plus à toute vie, à savoir mener une vie de service de la même manière, avec la même implication que celle menée dans une vie professionnelle. Cela ne va pas de soi à l’heure où de nombreux salariés se trouvent « débarqués » la cinquantaine atteinte, engendrant ainsi le sentiment de ne plus servir à rien. Comme à l’accoutumée, Stephen R. Covey nous enseigne qu’il faut avoir une nouvelle vision que l’auteur décrit pour chaque âge et étape de la vie.
Le titre même de l’ouvrage est d’ailleurs dérivé de son propre énoncé de mission : « Live Life in Crescendo » c’est-à-dire vivre pleinement sa vie, rejoignant ainsi en quelque sorte le précepte phare des stoïciens. Cette idée de crescendo s’oppose à la tendance commune de repli et d’égoïsme souvent constatée l’âge venant. À l’image des sociétés traditionnelles, les années passant deviennent alors une richesse à faire partager au plus grand nombre. Quels que soient nos compétences et savoir-faire, il est toujours loisible et souhaitable, selon l’auteur, de les partager au plus grand nombre, dans son environnement familial, personnel ou professionnel. C’est à un véritable plaidoyer pour la vie auquel se livre dans ce dernier ouvrage posthume Stephen R. Covey (ici, avec sa fille Cynthia Covey Haller), une belle leçon de vie à partager au plus grand nombre !
 

« L'analyse des rêves : notes du séminaire de 1928-1930. Vol. 1 & 2 » de Carl Gustav Jung, collection poche Espaces libres, Albin Michel, 2022.

Un petit trésor - étonnement indisponible en français jusqu’à la présente édition - vient de paraître chez Albin Michel : « L’analyse des rêves » notes du séminaire de 1928-1930 » de Carl Gustav Jung. Dans cette somme en deux volumes réunis ici, préfacée et traduite de l’anglais par Jean-Pierre Cahen, la matière vivante du grand psychiatre suisse sur les rêves se trouve livrée sans retenue grâce aux notes réunies et rassemblées par les participants lors de ce séminaire ; notes que Jung accepta de voir reproduites dans un premier temps dans le cercle restreint du Club psychologique qu’il avait créé à Zurich.
Alors que le célèbre psychiatre suisse était au fait de sa maturité à l’âge de 53 ans en 1928, ce séminaire fait à la fois figure d’une réflexion « sur le vif » - le grand analyste encourageant son auditoire à s’impliquer dans les commentaires et à apporter à son propre témoignage – mais aussi très aboutie. Aboutie car, une fois de plus, Jung témoigne dans ces pages de sa grande perspicacité et culture dans la manière d’aborder l’analyse des rêves, et ce d’une autre manière que celle qui était jusqu’alors menée sous l’angle freudien.
Avec ces deux volumes, le lecteur comprendra progressivement, page après page, la valeur non seulement intrinsèque de chaque rêve, mais surtout sa mise en rapport avec son symbolisme, ses liens avec la mythologie et les religions. Il s’agit, ainsi que le souligne Jean-Pierre Cahen dans l’introduction, « d’un enseignement clinique, pratique, concert, continu, d’une densité exceptionnelle ». Les maladresses des participants, les hésitations et parfois même les impasses ne sont pas expurgées de son contenu, témoignant ainsi de la confiance en soi du grand penseur qui n’avait pas souhaité reprendre la rédaction de ces pages spontanément réunies.
Les pages et les pensées défilent ainsi à partir de l’analyse « en direct » des rêves successifs d’un patient suisse que Jung suivait. Se profile alors une évolution, non seulement chez ce même patient, mais également chez les participants du séminaire, preuve s’il en était besoin du bien-fondé de la démarche jungienne démontrée en ces pages de la plus éclairante manière. Une lecture stimulante et déterminante pour toute réflexion sur les fonctions du rêve.
 

Gilles Antonowicz : "Isorni - Les procès historiques », 208 pages, Éditions Les Belles Lettres, 2021.

Si le nom d’Isorni est quelque peu sorti de la mémoire collective en France, ce défenseur des causes politiques et avocat des communistes sous l’Occupation a pourtant tenu une place privilégiée dans l’univers judiciaire de notre pays. Gilles Antonowicz, lui-même avocat réputé, a su se saisir de cette personnalité hors normes qui accepta tout aussi bien de défendre un personnage comme Brasillach ou Pétain à la Libération que les causes perdues d’avance des minorités pendant la Seconde Guerre mondiale.
Jacques Isorni n’a pas cherché le sensationnel en défendant les causes impossibles, mais s’est surtout attaché à se placer « du côté des prisonniers ». Après Maurice Garçon à qui l’auteur a consacré une biographie remarquée en 2019, c’est au tour d’un autre ténor du barreau en la personne d’Isorni de nourrir cet essai haut en couleur qui transportera le lecteur dès les premières pages aux heures sombres de l’Occupation… Au lendemain de la guerre, les difficultés sont loin d’être terminées et le brillant avocat déplacera son champ d’action « de l’autre côté » en prenant la défense de personnalités jusqu’alors victorieuses et soudainement placées au rang d’accusés présumés coupables. Une fois cette période trouble passée, la tension ne se relâchera pas avec les années de décolonisation et la guerre d’Algérie. Chaque décennie offre à Jacques Isorni de plaider les causes impossibles grâce à ses plaidoiries inoubliables et cette conviction indéfectible soulignée même par ses détracteurs. Ce sont ces grandes heures du barreau que Gilles Antonowicz nous fait revivre de manière passionnante, lui qui les connaît de l’intérieur et parvient à les éclairer d’une plume captivante.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Héraclite » de Jean-François Pradeau, Collection Qui es-tu ? 136 pages, Éditions du Cerf, 2022.

La didactique collection « Qui es-tu ? » des éditions du Cerf parvient à faire revivre en à peine plus d’une centaine de pages Héraclite, un des philosophes antiques dont la pensée ne nous est parvenue que sous forme fragmentaire. L’auteur, spécialiste incontesté du philosophe présocratique, nous fait remonter le temps à une vitesse vertigineuse, près de vingt-six siècles, afin de mieux découvrir ce « marginal illustre » ainsi qu’il le nomme en introduction.
Si seule une centaine de phrases d’Héraclite ont pu parvenir jusqu’à nous, ses contemporains, puis les auteurs anciens qui transmettront par la suite son oeuvre, soulignaient déjà la force de sa pensée mais également la complexité de certains de ses discours. Les quelques rares informations dont nous disposions encore de nos jours sur Héraclite proviennent de Diogène Laërce dans ses « Vies et doctrines des philosophes illustres » et qui ouvre ce petit ouvrage d’une clarté remarquable, l’auteur étant professeur de philosophie ancienne à l’université Jean-Moulin de Lyon (Lyon-3) et ayant publié une trentaine de traductions commentées et une dizaine de monographies savantes sur le sujet. Mais que le béotien se rassure, avec ce petit ouvrage, nul hermétisme universitaire, mais une présentation aussi claire que possible sur la nature de l’âme et du primat du feu, essentiel dans la pensée du philosophe ermite, guère compris de ses contemporains.
Au terme de cette riche évocation de la pensée d’Héraclite, le lecteur s’approchera au plus près de cette tentative de connaissance totale de la réalité qu’avait recherchée toute sa vie le philosophe, une fin en soi, mais également un moyen à garder tout au long de sa vie afin de vivre au sens plein du terme. Une belle initiation à la sagesse antique !

 

« Lucrèce ; La naissance des choses » ; Edition bilingue établie par Bernard Combeaud ; Préface de Michel Onfray ; Editions Mollat / Bouquins, 2021.

Plaisir que de lire « La Naissance des choses » ou « De rerum natura » du poète Lucrèce dans cette édition bilingue établie par le regretté Bernard Combeaud (1948-2018) et parue aujourd’hui dans la collection Bouquins. Texte majeur de la littérature antique, Bernard Combeaud a souhaité pour cette édition revenir à sa version originelle et retenir la rigueur de traduction de la métrique latine. Un choix tout à son honneur et qui a reçu le prix Jules-Janin de l’Académie française en 2016. « La Naissance des choses » ou « De la Nature des choses », seul et unique livre connu du poète latin comporte plus de sept milles vers. Bernard Combeaud, bien que reconnaissant qu’il existe de très talentueuses traductions, avoue cependant que « fasciné depuis longtemps par ce génie si proche de Dante ou d’Hugo, j’avais caressé l’idée de traduire sur frais le poème de La Nature », ajoutant : « Rendre en prose un poème étranger est une opération du même ordre qu’adapter un roman pour le cinéma ou que transposer une partition pour un autre instrument que celui pour lequel elle avait d’abord été composée : dans les deux cas, on change alors non de langue seulement, mais bien de langage ». Comment ne pas acquiescer ?
De Lucrèce, lui-même, poète-philosophe du 1er siècle avant notre ère, on ne connaît que très peu de choses, si ce n’est qu’il eut pour maître Épicure et que cela est donc toujours une réjouissance extrême que de lire et relire en ces vers les principes d’un monde épicurien selon le poète latin. Une philosophie « praticable » ainsi qu’aime à le rappeler Michel Onfray qui signe, ici, la présentation de cette édition. Une présentation sous forme d’un échange « A bâtons rompus » entre le philosophe normand et Bernard Combeaud, mais interrompu malheureusement par la disparition de ce dernier. Un échange fécond revenant sur les sources, sur Epicure et Lucrèce, sur le poète et les Dieux…
Un seul, long et inachevé, poème condamné par saint Jérôme et autres pères de l’Eglise mais qui fut, souligne Bernard Combeaud en son avant-propos, célébré par Cicéron lui-même : « Les poèmes de Lucrèce sont bien ce que tu m’écris : ils brillent de toutes les lumières du génie, sans que l’art y perde, tant s’en faut » écrivait l’orateur romain à son frère. Ce qui conduit Michel Onfray à penser que « La volonté de recourir au miel du vers pour faire passer le vinaigre de la sagesse épicurienne fait philosophiquement sens : Lucrèce s’adresse au plus grand nombre, ce faisant, il élargit avec bonheur le public de la philosophie. » Un bonheur que Bernard Combeaud a par cette traduction su si bien renouveler. Bernard Combeaud a qui nous devons également les « Œuvres complètes » du poète Ausone.

L.B.K.

 

Frédéric Lenoir « Jung – Un voyage vers soi », Albin Michel, 2021.

Frédéric Lenoir signe chez Albin Michel une biographie consacrée au célèbre psychanalyste suisse Carl Gustav Jung (1875-1961) alerte, informée, et surtout, bien venue en France, pays longtemps dominé par le courant freudien grâce notamment à Marie Bonaparte, puis majoritairement lacanien. Au-delà des prises de position, malentendus – et bien qu’un vaste travail d’édition ait été entrepris par le regretté Michel Cazenave, il est heureux que Frédéric Lenoir offre de nouveau aujourd’hui les clés d’entrée nécessaires à l’œuvre de Jung. Car si certains apports du psychanalyste sont connus – on pense notamment aux archétypes, à l’inconscient collectif, son legs demeure cependant riche et complexe, voire ésotérique. C’est là, cependant, confondre ses recherches personnelles et ses découvertes et apports en matière de psychanalyse, alors que le célèbre psychanalyste fut ainsi que l’écrit l’auteur dès son introduction un fantastique « éveilleur et visionnaire », soulignant que « Jung n’a cessé de rappeler que c’est de l’intérieur de la psyché humaine que se trouvent à la fois les solutions d’un avenir meilleur et les pires dangers pour l’humanité et la planète ». Or, en notre période troublée par tant de crises sanitaire, économique, sociale…, les apports et découvertes du célèbre psychanalyste gardent sur nombre de points toute leur pertinence et actualité.
Frédéric Lenoir livre, ici, une biographie didactique, distinguant selon les parties et les chapitres les grandes périodes de la vie du psychanalyste, sa rencontre et rupture avec Freud, ses voyages, amours et amitiés, et les points sensibles ou grandes notions de la psychologie analytique : Le Moi et le Soi, l’individuation, l’homo religiosus, synchronicité, des notions également chères à Mircea Eliade. Jung en consommant sa rupture avec Freud fut l’un des premiers psychanalystes à prendre en compte la dimension spirituelle. Cependant, bien que renonçant à être le dauphin de Freud, considérant que la libido ne saurait être réduite à la sexualité, Jung ne reniera jamais – contrairement à ce que l’on pense souvent, pour autant l’apport du père de la psychanalyse.
Qui plus est, Frédéric Lenoir n’élude en ces pages aucun point délicat notamment la question de la position de Jung durant la Seconde Guerre mondiale et plus particulièrement durant les années 1933-1939 ; une position demeurée floue et ayant conduit nombre d’analystes à écarter l’apport et l’œuvre de Jung. Indéniablement, Frédéric Lenoir a entendu s’impliquer dans cette biographie n’hésitant pas à plusieurs reprises à donner son opinion et à utiliser le « je ». Tant l’œuvre du psychanalyste que l’homme – et ses indissociables lieux de prédilection, Küsnacht, Bolligen, y sont présentés avec un réel intérêt et une jolie affinité.
Un ouvrage plaisant et didactique offrant les clés indispensables pour aborder la pensée du grand psychanalyste Carl Gustav Jung et proposant, ainsi que l’indique son titre, « Un voyage vers le soi ».
 


Parallèlement à cette publication, deux œuvres de Carl Gustav Jung paraissent dans la collection de poche Espaces libres Psychologie des éditions Albin Michel « L’Âme et le soi – Renaissance et individuation » ainsi que « Aiôn – Etudes sur la phénoménologie du soi ».

L.B.K.

 

Focus Le regard des photographes de l'AFP édition spéciale 2020, La Découverte, 2021.

Chaque année l’Agence France Presse rassemble ses photographies les plus marquantes afin de résumer une année. Mais cette année passée n’est assurément pas à l’image des autres années puisque 2020 a connu l’incroyable pandémie du Coronavirus qui sévit encore aujourd’hui.
Aussi n’est-il pas étonnant que les premiers clichés marquants soient consacrés à ce qui allait mobiliser la planète entière. Un homme en train d’agoniser sur un trottoir en Chine alors que personne ne souhaite le toucher du fait du virus, le marché « maudit » de Wuhan d’où tout serait parti, un hôpital de campagne « sorti de terre » en quelques jours comme seul peut le faire le pouvoir chinois…
Dans ces photos des plus grands photographes de l’AFP, c’est le tragique qui se dispute à la démesure ; des barricades tentent, en vain, de confiner les quartiers, une autre vie s’organise, de manière futuriste sur une planète en apnée, mais devenue pourtant notre quotidien depuis… Alors que se comptent les morts et destins tragiques, la vie continue néanmoins avec parfois ses représentations théâtrales presque surréalistes dans une maison de retraite, des balcons qui dans le monde entier deviennent des lieux de sociabilisation…
Esthétiques, éloquentes, étonnantes, stupéfiantes, les qualificatifs pour ces clichés pris par les plus grands photographes de l’AFP ne manquent pas pour cette information en images de tout premier plan d’une année qui aura marqué la planète entière.
 

Grand Atlas 2021 sous la direction de Frank Tétart, cartographie : Cécile Marin, éditions Autrement, 2020.

Impression d’être perdu dans la multitude des rapports de puissance au niveau planétaire ? Sensation de ne plus percevoir les enjeux de la mondialisation à l’heure du COVID-19 ? Ce Grand Atlas réalisé sous la direction de Frank Tétart apportera bien des éclaircissements et réponses à ces questions légitimes. Avec l’aide de plus de 100 cartes, 50 infographies et documents pour comprendre le monde, ce Grand Atlas va au-delà des ouvrages de ce genre en ajoutant une dimension analytique indéniable afin de mieux discerner les tensions, enjeux et défis internationaux. Réalisé en partenariat avec Courrier international et franceinfo, ce Grand Atlas permet non seulement de comprendre le monde du XXIe siècle mais offre également des rappels précieux sur l’Histoire telle cette rubrique consacrée à la peste noire qui toucha l’Europe au XVe siècle, la guerre de Sécession, la naissance de l’État libre d’Irlande, de l’Europe ou encore la construction du mur de Berlin… Réunissant les analyses des meilleurs spécialistes français dans diverses disciplines (géographes, économistes, politologues…), ce livre abondamment illustré par de remarquables cartes adaptées par Cécile Marin conjugue graphisme didactique et développements analytiques afin de mieux comprendre le monde d’aujourd’hui et de demain.
 

« Les nouvelles figures de l'agir - Penser et s'engager depuis le vivant » Miguel BENASAYAG, Bastien CANY, Editions La Découverte, 2021.

Le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag vient de publier avec le journaliste Bastien Cany un ouvrage sur « Les nouvelles figures de l’agir » à l’heure des biotechnologies et autres pandémies. Ce thème de l’agir occupe le philosophe depuis longtemps déjà, mais cette notion délicate se trouve posée de nouveau à l’acmé d’un environnement conflictuel. Paradoxalement, alors que les situations qui nous entourent obscurcissent notre ciel de menaçants nuages, nos contemporains semblent pris d’un vent de panique qui les conduit à une paralysie certaine empêchant toute action. Ce n’est pourtant pas les informations – la surinformation même – qui manquent pour éclairer tant soit peu notre entendement. Alors quelle sorte d’entrave retient l’action ? C’est à cette question à laquelle s’attache cet ouvrage exigeant et stimulant, une réflexion qui implique notre manière de percevoir le monde et nos représentations de la réalité, souvent masquées au profit d’une prétendue connaissance technologique et omnisciente. Ni technophobes ni technophiles, c’est une voie médiane pensée que nous suggèrent les auteurs. La voie, non point d’une issue, illusoire, mais d’une réaction à cette paralysie passe par notre rapport aux autres, à la nature et à la culture afin d’accepter la complexité pour mieux composer à partir d’elles. Les liens tissés dans ce paysage sont la plupart du temps ignorés, si ce n’est niés par nos contemporains. Allant au-delà de l’universalisme, mais aussi de tout relativisme, il y urgence à excentrer l’humain ; il y a urgence selon Miguel Benasayag et Bastien Cany à s’engager dans cette démarche au risque de passer à côté de l’humain dans les années à venir. Replaçant sa philosophie de la situation et de l’action dans le contexte exacerbé que nous connaissons ces dernières années, les auteurs démontrent la différence que nous ne faisons pas toujours au quotidien entre information et compréhension, cette dernière impliquant le corps entier, avec toutes ses fragilités. Passant allègrement de la philosophie à la neurobiologie, deux disciplines dans lesquelles l’auteur offre depuis longtemps des analyses aussi vivifiantes que stimulantes, Miguel Benasayag n’est jamais là où on l’attend. Et nous devrions peut-être retenir cette agilité de dépasser les paradoxes pour atteindre cette flexibilité évitant la résignation actuelle. Le progrès n’est plus le maître mot de nos sociétés contrairement à ce que les intégristes des technologies clament de leurs chapelles… Entre catastrophisme convaincu et foi aveugle en un avenir improbable, il existe une voie médiane, transversale, qui passe par une nouvelle prise de conscience de nos corps, avec toutes leurs imperfections, non point par une pleine conscience illusoire, mais en conciliant toutes nos contradictions en une puissance d’agir. Afin d’éviter la dislocation de l’humain, l’écrasement du présent par la tyrannie du smartphone, l’infatuation du je en d’infinis selfies, la voie est loin d’être rectiligne, mais l’incertitude omniprésente de nos quotidiens vaut bien ces stimulants détours !

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Carl G. Jung : « Les sept sermons aux morts », Coll. Carnets, Éditions de l’Herne.

Cet opuscule, « Les sept sermons aux morts », du psychanalyste suisse Carl G. Jung est un écrit personnel s’inscrivant « en marge » de ses ouvrages théoriques sur la psychanalyse. Daté de 1916 et rédigé en trois nuits dans un état extatique, le psychanalyste y décrit ou consigne pour lui-même une expérience intérieure qui fut pour lui d’une force inouïe et qu’il gardera secrète. C. G. Jung écrira à son sujet dans sa biographie « Ma vie » : « Il faut prendre cette expérience comme elle a été ou semble avoir été. Elle était probablement liée à l’état d’émotion dans lequel je me trouvais alors et au cours duquel des phénomènes parapsychologiques peuvent intervenir. Il s’agissait d’une constellation inconsciente et je connaissais bien l’atmosphère singulière d’une telle constellation en tant que numen d’un archétype (…) »
Cette expérience d’une force intérieure particulière intervint deux ans après la rupture de Jung avec Freud qui l’amena à faire un important et profond retour sur lui-même et à affronter rêves et inconscient. Dans « Les sept sermons aux morts », Jung relate une vision qu’il eut par le biais d’un philosophe du IIe siècle, Basilide, lui révélant ce qu’est le plérôme ou monde céleste.
« Les sept sermons aux morts » peuvent donc apparaître extrêmement étranges et déroutants à celui qui découvre l’œuvre du psychanalyste par ce texte. Ainsi que le souligne l’avant-propos, « De fait, on ne saurait nier qu’ils posent à la compréhension maintes énigmes. » Pourtant, nul doute que cette expérience intérieure, si étrange soit-elle, fut l’une des pierres angulaires de l’élaboration de la psychanalyse analytique.
Ce texte fut longtemps considéré à tort comme un écrit d’inspiration purement gnostique. Or, s’il est vrai que C. G. Jung s’intéressera de près aux sources gnostiques (comme à de nombreuses autres sources), cette expérience intime marquera bien au-delà tant l’homme que le théoricien et père de la psychanalyse analytique. En témoigne ce qu’écrivit Jung lui-même au sujet des « Sept sermons aux morts » dans « ma vie » : « Car les questions auxquelles, de par mon destin, je devais donner réponse, les exigences auxquelles j’étais confronté, ne m’abordaient pas par l’extérieur mais provenait précisément du monde intérieur. C’est pourquoi les conversations avec les morts, les « Sept sermons aux morts », forment une sorte de prélude à ce que j’avais à communiquer au monde sur l’inconscient ; ils sont une sorte de schéma ordonnateur et une interprétation des contenus généraux de l’inconscient ».
A ce titre, cet écrit personnel ne saurait être aujourd’hui, 60 ans après la mort de Carl G. Jung, occulté de toute approche de la psychanalyse analytique, et il faut saluer les éditions de l’Herne d’avoir eu l’initiative de publier cet écrit. Un texte comportant par ailleurs deux autres écrits « Le problème du quatrième » et « La psychanalyse analytique est-elle une religion ? » également insérés dans cette nouvelle édition.
 

L.B.K.

 

« Arthur Schopenhauer – La fin du monde, voilà mon salut. – entretiens » ; Coll. Du côté des auteurs, Editions établie et présentée par Didier Raymond, Editions Le Passeur, 2021.

Schopenhauer au faîte de sa notoriété accorda un certain nombre d’interviews. Certes, si elles demeurent moins connues que ses œuvres majeures – « Le monde comme volonté et comme représentation », elles méritent pourtant qu’on s’y arrête. À ce titre, il faut saluer l’initiative des éditions Le Passeur d’avoir publié dans sa collection « Du côté des auteurs » ces savoureux entretiens augmentés de mémoires ou souvenir rapportés par ses disciples ou admirateurs. Ces entretiens et portraits sont d’autant plus intéressants qu’ils offrent au lecteur un autre éclairage, parfois très inattendu, sur la personnalité du philosophe. En ces pages, transparait en effet plus l’homme que le philosophe. Or, ainsi que le souligne Didier Raymond dans sa préface : « Tout ce que l’on peut apprendre sur la personnalité de Schopenhauer peut éclairer certains aspects de son œuvre ». Un point de vue que partageait le philosophe lui-même, la biographie ne pouvant être, selon lui, séparée d’une œuvre. Ainsi, ce dernier écrira-t-il notamment « On peut tout oublier excepté soit même, excepté son propre être. En effet, le caractère est incorrigible. » Un jugement qui influencera Nietzsche, mais que Schopenhauer ne s’appliquera cependant guère à lui-même. Or, ce sont justement des portraits, attitudes et postures au travers d’entretiens et souvenirs rassemblés et révélant chacun à leur façon la personnalité et certains traits de caractère de Schopenhauer que nous donne à découvrir cet ouvrage.
Schopenhauer, la célébrité enfin venue, accorda volontiers des interviews et y prit même un certain plaisir. Étudiant ses gestes et effets, il prenait un malin plaisir parfois à effrayer ou choquer ses interlocuteurs. Des postures et prises de position que le lecteur retrouvera dans trois entretiens, accordés deux ans avant sa mort, en 1858. Celui avec C. Challemel-Lacour, tout d’abord, professeur, d’un pessimiste tout schopenhauerien, lors d’une rencontre avec le philosophe à Zurich, suivi de ceux accordés à Fréderic Morin et au conte L.-A. Foucher de Careil. Schopenhauer s’y montre volontiers loquace, alternant entre séduction et provocation et livrant des réponses parfois cocasses ou inattendues.
À ces trois entretiens, le lecteur pourra également retrouver avec bonheur, en seconde partie, les mémoires concernant le philosophe de son principal disciple, Frauenstoedt. Ce dernier fut très proche de Schopenhauer, entretient avec lui une correspondance suivie jusqu’à la mort du maître, fit connaître et divulgua largement sa pensée avant que Schopenhauer ne lui lègue l’ensemble de ses manuscrits et lui donne tout pouvoir sur les éditions à avenir. Viennent s’ajouter à ces souvenirs ceux de Karl Boehr, fils d’un ami du philosophe, qui le rencontra à deux reprises en 1856 et 58, et ceux d’un étudiant – Beck – lui ayant rendu visite en 1857.
Enfin, des vers inédits du philosophe viennent clore cet ouvrage offrant ainsi bien des facettes, parfois fort méconnues ou inattendues, du célèbre philosophe.

L.B.K.

 

Platon : « Œuvres complètes » ; Edition sous la direction de Luc Brisson, 2200 p., 168 x 245 mm, Broché, Éditions Flammarion, 2020.

Proposer une édition réunissant la totalité des dialogues de Platon est une entreprise suffisamment audacieuse et rare pour être soulignée. Lorsqu’en plus, ces sources essentielles de l’Antiquité et de la culture classique se trouvent être introduites et commentées par un appareil critique de toute première qualité, c’est alors un argument supplémentaire pour faire de cette édition le texte de référence qui fera assurément date en français.
Luc Brisson, directeur de recherche au CNRS n’est plus à présenter et ses travaux sur Platon ont contribué à mieux faire connaître le grand philosophe de l’antiquité souvent plus cité que lu… Or, justement, grâce à cette monumentale édition des œuvres complètes de Platon, c’est le geste philosophique par excellence qui se trouve au cœur de ces 2200 pages, à savoir le questionnement incessant sur ce qui constitue l’homme et la cité, ainsi que l’abandon de toutes idées reçues et une critique de la sophistique.
À partir de la figure centrale de Socrate qui le conduira à la philosophie - notamment avec son dernier geste face à ses accusateurs - Platon encourage son lecteur à la méthode dialectique, une interrogation et un dialogue ininterrompus sur ce qui semble être acquis. Ainsi que le souligne Luc Brisson en introduction, Platon est « le philosophe par excellence » celui qui donna au terme « philosophie » le sens qu’il a encore de nos jours. L’autonomie de la pensée, l’amour de la sagesse comme quête essentielle de l’individu et fondement de la cité, le dualisme de l’âme et du corps… autant d’idées essentielles parvenues jusqu’à nous et qui trouvent leurs fondements dans la pensée platonicienne.
Cette édition réunit non seulement la totalité des dialogues de Platon, mais a également intégré la traduction inédite des œuvres apocryphes et douteuses, des sources également précieuses afin de mieux comprendre comment s’est constituée la tradition platonicienne après la disparition du philosophe en 348/7 alors qu’il travaillait à la rédaction des « Lois ».
Soulignons, enfin, que cette édition, loin d’être réservée aux seuls érudits et spécialistes de la philosophie antique, a été conçue, grâce aux introductions à chacune des œuvres, pour s’adresser également à nos contemporains, celles et ceux pour qui l’interrogation sur l’homme et la cité demeure au cœur de leurs préoccupations, une question toujours d’actualité !
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Jacques Attali : « L’économie de la vie », Éditions Fayard, 2020.

C’est un ouvrage d’actualité, comme toujours très informé, des plus instructifs et d’une urgente nécessité que nous propose Jacques Attali avec « L’économie de la vie ». Un ouvrage pour comprendre non seulement le monde d’aujourd’hui, ce qui nous est arrivé, mais aussi et surtout celui de demain, celui encore envisageable ou ceux malheureusement également probables si…
Après avoir dressé, de manière concise, l’histoire des épidémies et pandémies d’hier à nos jours, et souligné la multiplication croissante de celles-ci ces dernières décennies faisant non présager, mais bien prévoir une pandémie mondiale – ce que l’auteur avec d’autres n’avait précédemment pas manqué d’avertir – Jacques Attali revient sur ce que l’humanité entière en cette année 2020 a vécu ; sur ce que nous avons réellement vécu, la crise sanitaire, le confinement, et sur un plan économique, cet arrêt brutal et décidé quasi mondial de l’économie et qui aurait pu être selon lui évité à l’exemple de la Corée du Sud, si nombre de gouvernants n’avaient, avec plus ou moins de sincérité, opté pour suivre celui de la Chine.
Mais après ? C’est à cette interrogation essentielle, celle du choix encore possible du monde de demain, celui de nos enfants, qui demeure au cœur de cet ouvrage et des préoccupations de l’auteur. Car, s’il est nécessaire de tirer les leçons de cette pandémie ayant bouleversé nos vies, écrit-il, encore faut-il également comprendre ce qui nous attend ; « Une crise économique, philosophique, idéologique, sociale, politique, écologique, stupéfiante, presque inimaginable ; plus grave en tout cas qu’aucune autre depuis deux siècles », souligne Jacques Attali.
Il y a dès lors plus que jamais urgence à comprendre les enjeux de ce qu’il nomme « L’économie de la vie ». Ces enjeux qu’impose et imposera le choix – peut-être encore possible - d’un monde vivable ou du moins plus vivable que d’autres. Livrant une vue d’ensemble, il y développe les multiples défis et choix - santé, eau, éducation, choix écologiques… - que suppose dès maintenant ce passage d’une « économie de survie » à une « économie de la vie », de l’économie au social, de l’éducation à la culture, de la nourriture à l’habitat, peu de points essentiels n’échappent à l’acuité de l’auteur. À défaut, ce sont d’autres mondes qui malheureusement sauront inexorablement s’imposer. Jacques Attali n’ignore pas, en effet, ni ne cache ou sous-estime, ce qui nous attend si nous ne prenons conscience de l’extrême urgence de ces choix vitaux, climatiques, économiques, sanitaires et sociaux… de cette « Économie de la vie ».
Et « Se préparer à ce qui vient », annonce le bandeau de l’ouvrage, qui peut, en effet, sciemment y renoncer ?
 

L.B.K.

 

« Arthur Schopenhauer – Parerga et Paralipomena » ; Edition établie et présentée par Didier Raymond ; Traduction de l’Allemand par Auguste Dietrich et Jean Bourdeau, 1088 p., Collection Bouquins, Éditions Robert Laffont, 2020.

S’il y a bien un philosophe qui bouscule, c’est assurément Arthur Schopenhauer. Rares sont ceux qui n’y ont trouvé réponses, échos, oppositions ou franches réfutations à leurs pensées, doutes ou questionnements. Pourtant, la renommée de ce grand philosophe allemand qui ne saurait laisser indifférent, fut, de son vivant, bien tardive. Il lui faudra, en effet, affronter une longue traversée du désert, bien qu’ayant déjà publié la majorité de ses grands ouvrages, avant que le succès ne soit au rendez-vous. Celui-ci lui sera donné, moins d’une dizaine d’années avant sa disparition survenue en 1860, lors de la parution de «Parerga et Paralipomena », soit plus de trente ans après celle sans succès du « Monde comme volonté et représentation ». Ce ne sera, en effet, qu’en 1851, avec la publication de ces deux volumes, sa dernière œuvre, qu’Arthur Schopenhauer sera enfin salué et reconnu à sa juste valeur par ses contemporains. Or, c’est justement cette œuvre foisonnante aux multiples thèmes que nous donne aujourd’hui à lire la Collection Bouquins dans cette édition établie et présentée par Didier Raymond, professeur à l’Université Paris VIII et spécialiste de Schopenhauer. Et si la traduction littérale du titre grec signifie « Accessoires et Restes », il faut avouer qu’il s’agit là de très savoureux suppléments venant compléter son œuvre maîtresse !
« Parerga » s’ouvre par trois livres majeurs – « Les écrivains et le style » ; « La langue et les mots » ; « La lecture et les livres ». D. Raymond souligne combien ces textes « ont exercé une énorme influence sur des auteurs aussi différents que Nietzsche, Proust ou Wittgenstein. ». Suivent les grands thèmes schopenhaueriens, la religion, la philosophie, le droit et la politique, la métaphysique, le beau et l’esthétique… Une philosophie à la fois éthique et métaphysique, « deux choses que l’on a à tort – pour le philosophe – séparées jusqu’ici… » Des thèmes dans lesquels se glissent pêle-mêle des considérations sur le suicide ou sur l’éducation, des pages parfois surprenantes notamment sur le bruit qui lui était insupportable ou encore ce bref « Essai sur les apparitions et les faits qui s’y rattachent ».
C’est une philosophie qui se veut praticable – « pour bien s’en tirer » aimait-il à écrire - exposée dans un style clair et accessible que nous propose en ces pages, comme toujours, Schopenhauer en opposition avec les philosophies conceptuelles de ses prédécesseurs. Une philosophie de la vie comme subsistance ou survie pour ce philosophe d’un pessimisme radical et ayant fait sienne la célèbre phrase de Bichat « La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort ». Schopenhauer offre cette pensée mûrement réfléchie, ne craignant ni les critiques ni les oppositions, en témoignent ces « Remarques de Schopenhauer sur lui-même ». Bataillant contre la haine, la bêtise, l’égoïsme, le désir ou encore la vengeance source d’une plus grande souffrance que celle du repentir, des thèmes forts que l’on retrouvera au XXe siècle brillamment développés par Vladimir Jankélévitch.
Certes, si certaines de ses positions peuvent susciter opposition, voire indignation, tel son « Essai sur les femmes », d’une misogynie peu acceptable de nos jours, bien d’autres de ses réflexions demeurent, en revanche, pour cet homme né à la fin du XVIIIe siècle (1788), d’une profonde pertinence, notamment ses prises de position contre l’esclavage et la traite des Noirs ou encore contre la maltraitance des enfants. Rien n’interdit au lecteur, selon les fragments, de hurler, sourire ou de rire aux éclats. Si Schopenhauer est un philosophe génial, nul n’a dit pour autant « parfait » ! Misanthrope à l’excès – il est vrai – (pour qui « l’homme n’est pas seulement un animal méchant par excellence », mais bien une espèce non seulement bestiale mais démoniaque), mais aussi colérique, pessimiste à souhait, intransigeant, méfiant à l’extrême… il a surtout pour lui, en contre point, cette curiosité insatiable et cette fantastique énergie intellectuelle qui en font son charme et en fondent toute sa valeur ; Cette lucidité implacable et sans concessions, fruit d’une féconde réflexion soumise jusqu’à la limite de la contradictio. D’une lucidité tragique mais ne se complaisant nullement dans le malheur, sa philosophie est comme sa « vie dans le monde réel – écrira-t-il – une boisson douce-amère ».
Schopenhauer était conscient de sa valeur, celle-là même que nul ne lui conteste aujourd’hui, celle d’être un des plus grands philosophes. Surtout, Arthur Schopenhauer demeure de par la réflexion et les confrontations qu’il peut susciter, un des philosophes les plus stimulants. Comment, dès lors, en ces temps de confinement, y résister ?!

L.B.K.

 

Jean-Louis Servan-Schreiber : « Avec le temps… », Dessins de Xavier Gorce, Éditions Albin Michel, 2020.

Le temps aura toujours été une composante importante dans la vie du patron de presse et essayiste Jean-Louis Servan-Schreiber et, ses 80 ans dépassés, cette acuité ne s’est pas estompée mais affinée. À l’heure où les projets d’avenir ne sont plus la priorité, c’est la vie dans l’instant présent qui compte maintenant dans le quotidien de l’auteur. Cette vie a d’ailleurs toujours été au centre des priorités de Jean-Louis Servan-Schreiber, lui conférant une certaine sacralité et lui faisant détester tout ce qui est susceptibilité de la menacer, ou pire, de la nier. À défaut d’embrasser une transcendance qui lui a semblé toujours lointaine, l’auteur a donc tout misé sur la vie et son pari, c’est de la vivre jusqu’à son terme, bel impératif philosophique ! Pour mener cette mission de tous les instants, rigueur et discipline sont au programme, une exigence que certains pourront trouver certes peut-être trop contraignante, c’est une question de priorités… Car en lisant « Avec le temps… », le lecteur comprendra qu’il faut s’exercer à vivre de peur de laisser ces instants filer inexorablement, sans s’en rendre compte. Or cette leçon ne s’apprend guère sur les bancs de l’école ni dans les universités, mais au quotidien, démarche philosophique s’il en faut. L’injonction socratique « Connais-toi toi-même » invite à prendre le temps de ce discernement. Sénèque ne dit pas autre chose lorsqu’il rappelle : « Être heureux, c'est apprendre à choisir. Non seulement les plaisirs appropriés, mais aussi sa voie, son métier, sa manière de vivre et d'aimer ». Jean-Louis Servan-Schreiber n’a pas oublié ces leçons du passé, tout en s’imposant de vivre au présent, aujourd’hui encore plus qu’auparavant. Face au relativisme ambiant amplifié par les réseaux sociaux et les réactivités de tout bord, et aux processus de déconstruction sapant toutes les repères jugés intangibles jusqu’à récemment, il importe de se retrouver, cultiver cette intimité avec soi-même pour mieux se comprendre ainsi que nos semblables. Distance avec tout ce qui trouble la vie et proximité avec tout ce qui la nourrit, telle est l’attitude encouragée par Jean-Louis Servan-Schreiber à la veille du grand âge, une réflexion livrée avec humilité et qui pourra retenir l’attention de celles et ceux qui n’auront pas encore atteint ce stade de la vie.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Pier Paolo Pasolini : « Entretiens (1949-1975) », Édition établie par Maria Grazia Chiarcossi, traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio, présentation éditoriale par Aymeric Monville, Éditions Delga, 2019.

Les passionnés de l’écrivain Pier Paolo Pasolini se réjouiront de découvrir cette sélection d’entretiens pour la plupart inédits en français dans cette édition établie par Maria Grazia Chiarcossi, grande spécialiste de l’écrivain, ayant notamment préparé son œuvre complète en Italie. Mais ce livre pourra également être une belle porte d’entrée dans l’univers pasolinien pour les néophytes, ces pages abordant les très nombreux thèmes récurrents de son œuvre. Car Pasolini, et c’est un aspect souvent méconnu en France, était très attaché à son statut de journaliste, il contribua d’ailleurs jusqu’à la veille de son assassinat en 1975 à collaborer à de nombreux journaux et revues culturelles, n’hésitant pas à prolonger dans ces articles sa vision engagée du monde et de la société, allant jusqu’à la polémique si nécessaire. Le cinéma sera bien entendu omniprésent dans la première partie, ce qui permettra au lecteur français de placer quelques jalons supplémentaires dans sa connaissance du cinéaste. Mais la politique, sans oublier la poésie, constituent les fils directeurs de sa pensée, une action militante et de résistance face au rouleau compresseur de la pensée unique consumériste qu’il ne cessa sa vie durant de dénoncer et qui lui coûta peut-être la vie. Contrairement à ce qui a souvent été avancé, le polémiste fait preuve d’un grand respect pour son contradicteur, allant même jusqu’à accepter de se mettre à sa place, Pasolini ayant toujours reconnu qu’il était issu d’un milieu petit-bourgeois bien différent des petites gens qu’il décrivit dans ses films et romans. Pasolini surprend, choque, et surtout bouscule nos idées reçues, n’hésitant pas à se placer là où on ne l’attendait guère comme lorsqu’il défendit les policiers d’origine prolétaire agressés par les étudiants bourgeois en 1968… Marxiste et parallèlement fasciné par une certaine transcendance diluée dans les milieux pauvres qu’il décrivit, amoureux du verbe et de la poésie et apôtre de l’argot le plus rude des banlieues romaines, Pasolini suggère une attitude face à ce « rouleau compresseur impérialiste », des interrogations trouvant une actualité la plus sensible aujourd’hui encore, plus de 45 ans après, ainsi que le souligne Aymeric Monville dans sa présentation de l’ouvrage.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

"Dictionnaire amoureux de l'Allemagne" de Michel MEYER, format : 132 x 201 mm, 880 p., Plon éditions, 2019.

À l’heure du trentième anniversaire de la chute du Mur de Berlin, il manquait assurément un Dictionnaire amoureux de l’Allemagne. C’est chose faite sous la plume inspirée de l’écrivain et journaliste Michel Meyer. Auteur de nombreux ouvrages sur un pays souvent plus méconnu que réellement familier, Michel Meyer suggère de découvrir « son » Allemagne, celle qu’il a eu l’occasion tout au long de sa riche carrière de parcourir, commenter, dialoguer ; Une Allemagne avec laquelle il a su nouer une histoire de cœur qui débute non loin de ses frontières en France à Schirmeck, petite ville de la vallée vosgienne où il naquit en 1942. Hölderlin et Goethe sont cités en exergue, comme invitation inspirée pour découvrir cette nation à la croisée des chemins depuis la plus haute antiquité. Une Allemagne plurielle, assurément, par ses nombreuses identités remontant bien au-delà des peuples germaniques décrits par Tacite, mais aussi par ses paradoxes et les tourments de sa longue Histoire. Impossible d’échapper aux repères initiaux de l’auteur notamment la Seconde Guerre mondiale vécue en un espace géographique plus que sensible à quelques kilomètres d’un camp de concentration visité quelques années après la chute du nazisme. Malgré cela, l’attraction est intacte. Car même si Michel Meyer s’est posé la question au tournant du dernier millénaire « le démon est-il allemand ? », la sirène de la Lorelei continue à fasciner et à attirer inexorablement vers elle, tous ceux qui cèdent à son chant… Alors consentons sans entraves à découvrir en amoureux cette Allemagne suggérée par Michel Meyer, en commençant cette escapade par l’entrée « Adenauer », premier chancelier d’après-guerre, une lourde responsabilité si l’on songe à ce que l’Europe avait subi du fait de son sinistre prédécesseur. Suivent les fameuses « Affinités électives » chères à tous les lecteurs de Goethe qui sut saisir comme nul autre ce qui fait et défait les unions entre les êtres, des liens ténus et indéfinissables et qu’il parvint pourtant à si bien évoquer. Le lecteur pourra, selon son humeur, poursuivre page après page, avec les « Allemandes » célèbres comme Gretchen, singulière comme Lou Andreas von Salomé. Il pourra aussi ouvrir ce volumineux dictionnaire au gré de son inspiration ou du hasard, et redécouvrir cette incroyable « Chute du Mur » vécue en direct par le journaliste dans la nuit du 9 novembre 1989… Le Dictionnaire amoureux de Michel Meyer réserve également de beaux développements aux artistes, poètes et écrivains qu’il chérit : Hölderlin, Goethe – nous l’avons souligné, mais aussi Rilke ou encore des noms plus proches de nous comme Karl Lagerfeld récemment disparu. Chaque entrée peut être considérée comme une proposition d’appréhender une nation, une civilisation, une culture, avec avant tout cet esprit allemand que ce Dictionnaire amoureux célèbre avec passion.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Miguel Benasayag « La théorie des algorithmes » conversation avec Régis Meyran, Éditions Textuel, 2019.

Ainsi que le souligne Régis Meyran en ouverture de cette conversation avec le philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag (voir notre entretien), il existe une autre alternative au « pour » ou « contre » la machine infernale qui s’introduit, aujourd’hui, de plus en plus dans le discours actuel. C’est cette direction d’une autre alternative vers laquelle le philosophe s’oriente, une autre direction, plus urgente encore et sans concessions sur les risques encourus par l’aveuglement du tout technologique, le nouvel âge de l’IA, l’Intelligence Artificielle. Préférant la pensée rhysomique chère à Deleuze et Guattari et les chemins de traverse pour aborder ces questions essentielles, l’entretien part du postulat qu’être pour ou contre est déjà dépassé, les algorithmes étant déjà omniprésents aujourd’hui dans notre quotidien et dictent déjà, moins sournoisement qu’impérieusement, un grand nombre de traits de notre vie… Miguel Benasayag n’hésite pas à rappeler que des études scientifiques ont déjà démontré une « atrophie » de la zone du cerveau correspondant à l’orientation du fait de l’usage intensif du GPS par des chauffeurs de taxi ! La question serait plutôt : que devons-nous faire, à partir de cette réalité, pour préserver notre dimension humaine et celle des générations à venir dans les prochaines années ? Comment ne pas perdre ce qui fait l’humain, fonctionner ou exister ?
Le philosophe avertit tout d’abord le lecteur de l’inanité de considérer « intelligent » ce qui n’est que le fruit de calculs programmés. La complexité humaine est ailleurs que dans cette « puissance » élevée au rang de la performance, alors que le propre de l’humain (et du vivant) se situe bien au-delà, avec le désir, l’erreur, les hésitations, passions, sans oublier la conscience et l’inconscience, tout cela s’inscrivant dans un corps, notre corps. « C’est le vivant qui crée du sens, pas le calcul », rappelle Miguel Benasayag. Cette mathématisation du monde est, certes, ancienne dans nos sociétés et s’est introduite avec le rationalisme et les mathématiques concurrençant à l’époque le projet divin. Le philosophe avertit cependant que la complexité du vivant ne saurait être réductible au plus complexe des calculs. Aussi savants et perfectionnés que soient ces algorithmes, il leur manquera toujours une dimension masquée qui leur résistera, cette dimension humaine, singulièrement humaine ; Ce que démontrent et confirment dès à présent déjà un grand nombre d’erreurs reconnues par la médecine moderne notamment dans le domaine des antibiotiques. « Ne pas confondre la carte avec le territoire ! », souligne Miguel Benasayag et jeter à la poubelle 90 % de l’ADN considéré comme inutile car non réductible ou résistant au codage, tel que le souhaitent un grand nombre de biologistes aujourd’hui. Au risque, un jour, de se réveiller et de comprendre (trop tard ?) que cette part « irréductible » de notre ADN avait une utilité, son utilité…
Loin de toute pensée organiciste, le lien, la relation et l’interaction sont au cœur du vivant, cette « singularité du vivant » chère à Miguel Benasayag et que n’appréhende pas l’IA aujourd’hui. « Nous sommes les contemporains de la centralité de la complexité […] il nous est impossible de prétendre à une prévision complète », souligne-t-il.
Or, aujourd’hui, des responsables de tout bord (économie, science, finance, politique…) sont sur le chemin de déléguer consciemment les fonctions de toute décision à la machine. Or, le présent immédiat n’occupe qu’à peine 10 à 15 % de nos pensées (une latitude qui laisse une grande place au passé et à l’avenir), alors que l’IA promet une efficacité de présence à 100 %, une performance qui ne peut que plaire aux marchés boursiers et aux partisans de l’efficacité à tout prix. Le corps se trouve dès lors pris dans l’engrenage d’un régime immatériel qui lui dicte et impose ses règles. Celles d’un individualisme exacerbé et de relativisme reposant sur l’idée de plaisir poussé à l’extrême. Le danger ne concerne pas seulement que le corps et le vivant, mais aussi le politique et le social, ces domaines étant désormais de plus en plus soumis aux diktats des algorithmes à la disposition du politique et des décisionnaires. À terme, la démocratie se retrouve remise en cause par ce schéma algorithmique donné pour infaillible au profit d’une tyrannie résultante de ce tout pouvoir algorithmique.
Les prochains combats à mener par des multiplicités agissantes ne seront peut-être plus sur les barricades, mais dans les arcanes des microprocesseurs de nos ordinateurs…
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Denis Ramseyer : « Les Kouya de Côte d’Ivoire, un peuple forestier oublié. », Co-édition Musée Barbier-Mueller / Editions Ides et Calendes, 2019.

C’est au cœur de la forêt ivoirienne à la rencontre du peuple Kouya que nous entraîne avec cet ouvrage enrichissant, et présentant un intérêt ethnologique des plus vifs et urgent, Denis Ramseyer, ethnologue-archéologue et historien, chargé d’enseignement à l’Université de Neuchâtel.
Le peuple Kouya est un petit peuple forestier de Côte d’Ivoire. Petit par sa taille, car il ne comporte que vingt milles individus et encore. Mais, petit que par sa taille seulement ! Car s’il demeure peu connu du reste du monde, cette ethnie de Côte d’Ivoire mérite pourtant de l’être tant ses modes de vie, croyances et traditions offrent une belle découverte et étude ethnologique. Fiers de leurs traditions, les Kouya sont avant tout un peuple de forestiers, un peuple parlant une langue comptant parmi les plus menacées, et à ce titre déclarée telle en 2001.
Car, l’alerte est donnée. En effet, si le monde fascinant des Kouya a déjà malheureusement en grande partie disparu, ce dernier est aujourd’hui plus encore menacé. Confronté à de nombreuses situations inextricables, ce peuple risque, si nous n’y prenons garde, non plus seulement d’être oubliés, mais bel et bien de disparaître à jamais…
Après avoir, en effet, subi l’arrivée des missionnaires chrétiens, les Kouya doivent depuis le début du XXIe siècle, affronter les changements climatiques. À ces changements viennent s’ajouter les nombreux conflits ayant marqué, chaque décennie de notre siècle, la Côte d’Ivoire et plus particulièrement la région au cœur de laquelle vivent les Kouya. À tout cela, s’ajoute, qui plus est, une déforestation dévastatrice due au développement de la culture du cacao, elle-même s’accompagnant de l’arrivée de migrants bouleversant l’équilibre social déjà fragile. Ethnie de forestiers menacée de toute part pour laquelle l’auteur tire depuis de nombreuses années déjà la sonnette d’alarme. Depuis 1971, en effet, année lors de laquelle Denis Ramseyer découvre ébahi la Côte- Ivoire et cet attachant peuple Kouya, ce dernier n’a cessé de réunir, assembler notes, enquêtes, reportages photographiques, des travaux que ce dernier ouvrage donne largement à voir et à découvrir. Aussi, est-ce à une enrichissante, mais aussi urgente rencontre ethnologique à laquelle nous invite l’auteur.
Une étude approfondie, richement étayée et illustrée de 150 illustrations couleur, qui ne pourra qu’intéresser ethnologues ou spécialistes de l’Afrique, mais aussi séduire tout amoureux de Côte-d'Ivoire, des Kouya… ou de la terre et de ses habitants tout simplement !

À noter que ce dernier ouvrage vient compléter les précédents travaux de Denis Ramseyer : Reportage photographique en 1972, enquête ethnologique en 1975, étude ethnoarchéologique 1998, étude sur la transformation de la société et de son environnement en 2016.

L.B.K.

 

Jean-Michel Oughourlian : « Optimisez votre cerveau ! ; Neurones miroirs : le mode d’emploi », Edition Plon, 2019.

Un livre instructif, accessible et passionnant, pour ne pas dire indispensable !, sur nos relations personnelles, familiales ou professionnelles, écrit par le Professeur Oughourlain, neuropsychiatre et professeur de psychologie à la Sorbonne.
Dans ce livre, tout part du mimétisme. Rien d’étonnant à cela lorsqu’on sait que le Professeur Oughourlian est spécialisé dans la psychologie mimétique. Collège et ami de René Girard, il nous explique dans un langage clair le rôle déterminant du mimétisme (notre cerveau reptilien) en son rapport avec nos deux autres cerveaux, que sont le cerveau émotionnel et le cerveau cognitif.
Le cerveau mimétique par un automatisme déconcertant n’a de cesse d’imiter – modèle/rival /rival-obstacle. Qui plus est, ce cerveau mimétique se met en branle au moindre signal perçu, des neurones-miroirs infaillibles et incessants, donc, qui ne nous quittent pas d’un pouce avec plus ou moins d’heureux bonheurs. Une imitation à laquelle notre deuxième cerveau émotionnel, par une impressionnante fidélité, viendra au plus vite emboiter le pas, et renforcer en ajustant notre humeur, nos sentiments et émotions. Notre cerveau cognitif, ce troisième cerveau, viendra, enfin, coiffer le tout. C’est simple.
C’est simple, mais n’allons pas si vite pour autant ! Et si on court-circuitait ce processus de base ? Le Professeur Oughourlian nous explique, en effet, que s’il est certes difficile de déconnecter l’automatisme mimétique de notre premier cerveau, reste que « l’on peut toujours choisir le chapeau que prend notre cerveau cognitif ! » ; Haut de forme, casquette de hooligan ou chapeau du rire ? Tel est l’enjeu de cet ouvrage plus que passionnant et que clôt une poste-face d’Emmanuel Gavache tout aussi convaincante…
C’est, en effet, par une meilleure compréhension du mimétisme et de son ressort sur l’inter-individualité que l’auteur, en sa qualité de neuropsychiatre, nous explique comment fonctionne le cerveau lors des crises et conflits qu’ils soient familiaux ou professionnels, individuels ou de groupe. Le premier pas consistera à comprendre et démêler ce mimétisme ayant déterminé en quelque sorte les cartes et règles avec lesquelles chacun de nous avance ; Sachant que tout mimétisme ne saurait être, bien sûr, négatif et que les exemples positifs ne manquent heureusement pas.
A la base de tout, on l’aura compris, il y a le désir, ce désir mimétique de ce que l’autre a, possède, est, ou même et surtout de ce que l’autre désir. Dans la lignée de René Girard qu’il aime à citer ou de Jean-Pierre Dupuy (« La jalousie ; une géométrie du désir », Seuil, 2016), Jean-Michel Oughourlian nous démêle, de chapitre en chapitre, cet impressionnant écheveau tissé de liens mimétiques. Pouvoir, influence, suggestion, pub, réseaux sociaux, etc., et même mimétisme inversé, jalonnent cet essai. Des mimétismes positifs ou négatifs auxquels personne n’échappe, certes, mais que l’on peut approcher et quelque peu appréhender afin de « supprimer la suggestion, l’asservissement au mimétisme rival », souligne l’auteur.
Cela passe avant tout par accepter l’idée que les conflits, maladies, névroses, proviennent de ce mimétisme /rivalité directe ou inavouée avec « son rival », ce modèle inversé qu’il convient de démasquer, et qui n’est pas pour autant et toujours en tant que tel un « ennemi ». Le mimétisme le plus universel engendre, quoique certain en dise, la jalousie avec pour pathologie l’envie lorsque « le rival devient ennemi », suivie de sa mise à mort dans son exacerbation extrême, souligne encore Jean-Michel Oughourlian. Notre cerveau mimétique est, en effet, imperméable, et seule l’intervention raisonnée de notre cerveau cognitif ralliant à lui le cerveau émotionnel parviendra à le canaliser. De là, l’apport essentiel de cet ouvrage : rendre accessible une meilleure compréhension de ce processus mimétique et de ce qui se joue, permettant de dompter ou d’apprivoiser ce fameux cerveau mimétique.
Un ouvrage qui se lit d’un trait, et auquel on ne peut souhaiter qu’un mimétisme de bon aloi ; Alors, bonne lecture !


L.B.K.

 

« L'Absolue Simplicité » Lucien JERPHAGNON, Michel ONFRAY (Préface), Collection : Bouquins, Robert Laffont éditions, 2019.

Faisant suite aux deux précédents volumes parus dans la collection Bouquins, « L’absolue simplicité » offre au lecteur quelques-uns des autres plus beaux livres de l’historien de la philosophie (lire notre interview) bien connu pour la fulgurance de ses analyses et la vivacité de son jugement. Michel Onfray livre en ouverture à ce troisième volume un témoignage sensible et poignant sur son « vieux maître » et sur la magie des enseignements dont il reçut chaque parole comme un legs précieux. La fausse désinvolture des cours de ce grand maître permettait, en effet, de toucher à cœur de jeunes âmes peu versées sur l’Antiquité et ses leçons. C’est ainsi que cette magie Jerphagnon opéra chez tous celles et ceux qui ont eu le privilège de rencontrer ce bel esprit – un brin malicieux parfois !, et que Michel Onfray évoque avec émotion en ouverture à ce beau et riche nouveau volume de la collection Bouquins. La diversité de ses enseignements ne changea en rien la limpidité de ces changements, les saillies de ses analyses et la sagacité de ses témoignages sur cette Antiquité qu’il chérissait tant, jusqu’à ses péplums qui le faisaient éclater d’un rire complice…
« L’absolue simplicité » regroupe certains des titres incontournables de Lucien Jerphagnon, tels Julien dit l’Apostat, Les Dieux ne sont jamais loin, Augustin et la sagesse, mais aussi des textes moins connus comme ces transcriptions de certains de ses cours, notamment au Grand Séminaire de Meaux ou encore des conférences ou émissions de radio qui témoignent de l’absence de frontières dans les domaines appréhendés par cette pensée fertile. Sa fidélité indéfectible à son maître le philosophe Vladimir Jankélévitch force également le respect dans ces pages d’« Entrevoir et vouloir » réunies en 1969 et augmentées en 2008 ; des pages magnifiques révélant, à elles seules, tout l’art de son auteur de « livrer » sans altérer une pensée dans toute sa richesse et complexité comme pouvait l’être celle de Vladimir Jankélévitch ; Ce « métaphysicien mystique, comme je suis devenu un agnostique mystique ! » - souligne Lucien Jerphagnon, et de poursuivre : « Peut-être était-ce pour cela que j'avais énormément apprécié « Janké » comme nous l'appelions ! » (entretiens Lexnews)…
Peut-on encore être surpris par cette pensée hors-norme et fulgurante de Lucien Jerphagnon ? Une telle question se pose-t-elle en ces décennies d’un nouveau siècle, d’un nouveau tournant ? Les lecteurs de ses chroniques politiques pour la Revue des Deux-Mondes des années 1990 ne pourront, en effet, que retrouver ce rare bonheur de percevoir de nouveau ce léger accent que ce Bordelais impénitent aimait à accentuer d’un clin d’œil complice. Une complicité offerte au lecteur entre deux jugements assénés toujours avec justesse, s’amusant des galipettes de Greenpeace, des gamineries de la presse, et des impôts que le penseur n’a jamais vu baisser de toute sa longue vie… sans oublier cette interminable nuit dont parlait Catulle et que nous fait revivre ce grand maître que fut Lucien Jerphagnon; Un esprit toujours sur la brèche qui poursuit sa quête, ne cessant de susciter de nouvelles interrogations chez ses lecteurs, des questionnement toujours aussi actuels, nécessaires, et peut-être plus urgents que jamais.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Roland Jaccard : « L’enquête de Wittgenstein. », Éditions Arléa, 2019.

Avec « L’enquête de Wittgenstein », le philosophe Roland Jaccard signe un opuscule, ô combien ! vivifiant, voire décapant. Wittgenstein, philosophe viennois (1889-1951), contemporain de Freud, demeure – il est vrai, plus connu en théorie des sciences pour ses ouvrages en logique mathématique qu’en philosophie pour son « Tractatus-logico-philosophicus ». Cependant, bien qu’injustement boudé de nos jours, il n’est pourtant pas sans attraits et un intérêt piquant à le redécouvrir ; Une incitation à laquelle Roland Jacquard s’est employé, en ces pages, avec toute la vigueur et la justesse qu’exige le philosophe viennois. Il faut avouer que tant l’homme que le penseur, ayant étudié à Cambridge auprès de Russell, ne sont pas si simples ; Qu’on en juge : Influencé par Schopenhauer, Nietzsche, Weininger, Krauss, il a gardé du premier un nihilisme de génie, et du second, cette puissance de volonté qui lui évitera à maintes reprises de commettre l’irréparable ; le tout avec un singulier mélange de Kierkegaard qu’il lira, appréciera et dont il partagera un temps la Norvège. Toute sa vie durant, avec cette espèce de fougue nihiliste qui le caractérisa, Wittgenstein se demandera : « Qu’est-ce qu’un homme ? » Une quête philosophique qui le poursuivra et qui justifie pleinement le titre de cet ouvrage : « L’enquête de Wittgenstein ».
Intransigeant à l’extrême, sans concession envers lui-même, n’aimant et ne comprenant que l’excellence, sa devise sera – pour reprendre encore un des titres de Roland Jacquard, « Le néant ou le génie ». Et si cela est clairement dit et énoncé, reste que... car, il faut avouer que la complexité de la pensée de Wittgenstein est de génie, et derrière l’enquête du philosophe, c’est bien Roland Jacquard lui-même qui mène pour son lecteur celle-ci ; une entreprise audacieuse en si peu de pages, mais Roland Jacquard sait lui aussi frapper fort, là où cela répond. N’épargnant ni les qualités ni les faiblesses du philosophe (ni celles de son lecteur), ce dernier trace à coup d’énergiques traits de plume les entrelacs de la vie et de la philosophie de Wittgenstein. Ayant fréquenté les mêmes bancs de lycée qu’Adolf Hitler qu’il haïra, il affichera un certain antisémitisme bien qu’ayant lui-même une ascendance juive ; Snob, aristocrate, solitaire, il n’aura de cesse pourtant de se reprocher son manque d’empathie pour le peuple ; Homosexuel aimant les bas-fonds, mais méprisant ses penchants ; Il sera toute sa vie tiraillé entre « les brûlures de l’enfer et les délices du paradis » ; une aimantation des extrêmes en un mélange d’Oscar Wilde et Pier Paolo Pasolini…. Se jugeant un véritable monstre lui-même, l’usage répété du mot « diable » semble en ces pages presque digne d’un traité de démonologie ! Certes, les prises de position de ce philosophe grand joueur d’échecs ne sauraient être, bien sûr, prises telles quelles ; Mais, n’est-ce pas ce que Wittgenstein aurait exigé lui-même, lui, qui entendait tout critiquer et doutait tout autant de tout… Certes, l’exigence d’excellence de Wittgenstein n’est pas à simple portée de main en notre époque où la médiocrité s’affiche sans complexe, ni même peut-être enviable, reste que cet ouvrage donne, en un tour de force, les clefs de « L’Enquête de Wittgenstein ».

L.B.K.

 

Friedrich Nietzsche « Œuvres » Tome II Trad. de l'allemand par Dorian Astor, Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini. Édition publiée sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian Astor, Bibliothèque de la Pléiade, n° 637, 1568 pages, rel. Peau, 105 x 170 mm, Gallimard, 2019.

Après un premier volume réunissant « La naissance de la tragédie » et « Considérations inactuelles », la collection de La Pléiade vient de publier le deuxième volume consacré aux œuvres du philosophe allemand Friedrich Nietzsche comprenant notamment deux écrits majeurs, « Humain trop humain » et « Le Gai Savoir » sous la direction de Marc de Launay avec la collaboration de Dorian Astor. De 1876 à 1882 s’ouvre pour le philosophe une période féconde sous fond de crise profonde. Cette crise, prélude à la disparition totale de sa conscience dans les dernières années de sa vie, n’affectera paradoxalement pas la créativité de l’auteur, comme si elle constituait un rappel permanent de sa fragilité et donc de l’urgence de la transcender par une intense réflexion. Nietzsche a toujours cherché à réduire cette fracture antique entre âme et corps et ne pouvait alors sous-estimer justement les affections dont il était sujet ainsi qu’il le souligne dans Aurore : “Aussi loin que quelqu’un puisse pousser la connaissance de soi, rien pourtant ne peut être plus incomplet que son image de l’ensemble des pulsions qui constituent son être. A peine s’il peut nommer les plus grossiers par leur nom. » Durant cette période déterminante de sa vie, Nietzsche se libère de ses déterminismes, tout au moins de l’emprise de Wagner et des contraintes de la philologie, discipline dans laquelle il excellait pourtant. « Tuant le père » et abandonnant ses doux rêves de musicien, c’est au « métier » de philosophe qu’il consacre alors toutes ses fragiles forces, renonçant pour cela à ses obligations professionnelles en tant qu’enseignant. « Humain trop humain » cristallise en ses pages ce « monument d’une crise » vécu par le philosophe. Véritable passage initiatique, l’abandon du mouvement wagnérien ouvre à de nouveaux horizons, bien éloignés de cette régénération pourtant tant espérée de la culture allemande par le génie du musicien. Le voyage à Sorrente, et la maladie, encouragent le penseur à un repli sur soi, à une attitude plus philosophique que théoricienne, reléguant ainsi le mythe et la métaphysique loin de ses préoccupations. Une attitude fondée sur l’histoire et l’immanence prélude à la publication de « Humain, trop humain » dont la dédicace à Voltaire est significative, ce livre marquant définitivement la rupture avec ses relations wagnériennes dès lors radicalement hostiles. Les convictions et la métaphysique se lézardent au profit d’une recherche effrénée de la vérité qui passe par le scepticisme, et donc les révisions du jugement, sous forme d’aphorismes passés à la postérité. Nietzsche observe en effet : « Ce n’est pas le monde comme chose en soi, mais le monde comme représentation (comme erreur), qui est si riche de sens, si profond, si merveilleux, portant dans son sein bonheur et malheur ». 1882 marque la première édition du « Gai Savoir », son titre puisant aux sources médiévales des troubadours et ménestrels pour un esprit libre. Convalescent et heureux de l’hiver passé à Gênes, Nietzsche se sent prêt à produire une pensée élevée, servie par un style ciselé. Mais il ne faut pas faire du Gai Savoir une réflexion hédoniste et encore moins paisible, le philosophe au marteau fait preuve d’un travail critique à l’encontre des préjugés et autres morales idéalistes qui témoigne de sa puissance. Ce livre préfigure également l’annonce de la mort de Dieu et du nihilisme : « Gardons-nous de penser que le monde serait un être vivant. » C’est ainsi à un nouvel infini auquel appelle le philosophe : « Le monde au contraire nous est redevenu infini une fois de plus : pour autant que nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité d’interprétations ». Avant que des nuages ne viennent jeter un voile sur cette pensée singulière de la fin du XIXe siècle, ces pages resplendissent de cette volonté de puissance caractéristique du philosophe allemand et si souvent mal interprétée, c’est un, parmi les nombreux attraits, qui encouragera les lecteurs à découvrir ou relire cette pensée fertile grâce à cette édition traduite de l’allemand par Dorian Astor, Julien Hervier, Pierre Klossowski, Marc de Launay et Robert Rovini, et servie par un appareil critique facilitant sa lecture.
 

Friedrich Nietzsche Correspondance, tome V : Janvier 1885 - Décembre 1886 trad. de l'allemand par Jean Lacoste. Édition de Giorgio Colli et Mazzino Montinari, Notes du traducteur Collection Œuvres philosophiques complètes, Série Correspondance, Gallimard, 2019.

Poursuivant la remarquable entreprise de l’édition de la correspondance de Nietzsche, le dernier volume paru couvre deux riches années 1885 et 1886. Traduit de l’allemand par Jean Lacoste, cette édition établie par Giorgio Colli et Mazzino Montinari fait défiler les jours et les mois qui pour le philosophe ne se ressemblent pas, avec au début de cette année 1885 un 1er janvier passé au lit, et la hantise des nausées avant chaque repas… Le corps souffrant de Nietzsche est à considérer dans le contexte de la solitude qui le touche, mais celle-ci n’entame pourtant pas la production de son œuvre avec le livre IV de Ainsi parlait Zarathoustra et Par-delà bien et mal, sans oublier de nombreuses rééditions… Nice, Bâle, Venise qu’il retrouve avec un plaisir non caché même si le froid et son estomac sont encore des motifs de tracas. Les inquiétudes du grand penseur sont touchantes parfois entre sa chemise de nuit trop courte ou ses chaussettes qui ne vont pas ! « Ce n’est qu’entre gens partageant les mêmes idées que l’on peut s’épanouir, telle est ma conviction ; mon malheur est que je n’ai personne de ce genre et ce n’est pas pour rien que j’ai été si profondément malade et le suis en moyenne toujours ». Nietzsche souhaite ardemment la compagnie – toujours trop rare à ses yeux – d’esprits libres et ce n’est qu’un petit cercle de familiers qui entretiendra une correspondance nourrie avec le philosophe allemand. Ce sont aussi des années de deuil avec la mort du grand musicien Franz Liszt qui lui rappelle cruellement l’univers wagnérien, Cosima sa fille ayant épousé Richard Wagner. Nous quittons le philosophe à la fin de cette année 1886, il ne lui reste plus que deux années avant que la folie ne le gagne, ce 3 janvier 1889 à Turin…
 

Vladimir Jankélévitch : « Philosophie morale », édition réalisée par Françoise Schwab, Coll. Mille et une pages, Éditions Flammarion, 2019.

Le philosophe Vladimir Jankélévitch, disparu il y a maintenant 34 ans, est à l’honneur cette année ; après une exposition à la BnF François Mitterrand à Paris, c’est au tour des éditions Flammarion de lui consacrer un fort volume dans la collection « Mille et une pages » regroupant des textes du philosophe sur la morale, dont certains peu connus. Vladimir Jankélévitch a laissé une immense œuvre dont certains ouvrages ont à jamais marqué une génération ; De « L’Ironie » jusqu’au « Le je-ne-sais-quoi et Le presque rien » paru en 1980, le philosophe avec son énergie a su interroger bien des postures et démasquer plus encore peut-être nombre d’impostures. Mais dans cette immense œuvre, nombreux sont les textes demeurés plus confidentiels ou connus d’un cercle d’initiés. Aussi, une telle somme consacrée à ces écrits sur le thème de la morale, tel qu’elle a sous-tendu l’ensemble de son œuvre philosophique, vient-elle idéalement compléter les écrits plus classiques publiés et réédités du philosophe.
Cette édition établie par Françoise Schwab a fait choix de retenir des textes allant des premiers livres de morale du philosophe dont sa thèse complémentaire consacrée à « La valeur et signification de la mauvaise conscience » de 1933 jusqu’à celui consacré au « Pardon » paru en 1967. Plus de 30 ans d’une intense réflexion dans lesquels sont venues s’engouffrer les plus profondes blessures et douleurs. Laissant au fil des années et des textes derrière lui en retrait les idéologies empreintes de romantisme et d’irrationalisme, c’est une pensée d’une profondeur fulgurante, incomparable, profondément voire viscéralement liée à l’action, à la volonté de l’action qui se révèle dans ces écrits. Une pensée poussée par le philosophe du «devenir » jusqu’à ses derniers retranchements, les plus imprévisibles et infimes jusqu’à « l’impensable » ou ce « presque rien ». Une construction de « l’irréversible » ne laissant rien passer dans le tamis de cette réflexion serrée sur la morale, aucun préjugé, aucune posture, et laissant la pensée à jamais autre, là où le temps, la mort, et surtout l’amour se rejoignent. Un recueil incluant : « La mauvaise conscience » ; « Du mensonge » ; « Le mal » ; « L’Austérité et la vie morale » ; « Le pur et l’impur » ; « L’Aventure, l’ennui, le sérieux » ; « Le Pardon », à l’exclusion de « L’ironie », de « L‘alternative » et « Du traité des vertus ». Sept livres de philosophie morale où idéologie, généralisation ou synthèse n’ont pas leur place, mais livrant une pensée paradoxale dont témoigne plus encore peut-être le dernier livre sur le « Pardon », déjouant vaines certitudes et compromis, et donnant primauté à la conscience et à la vie. Des écrits où les prédilections du philosophe pour la poésie et la musique dont celle du tout aussi virtuose et fougueux Franz Liszt, trouvent également un terrain fertile. Certains de ces écrits sont plus connus, d’autres ont été remaniés ou augmentés par le philosophe notamment à l’occasion de conférences, mais tous nous parlent de l’homme, de « l’homme comme être moral », de cet « être-limite qui n’a pas de limite, mais franchit celle que l’instant lui impose. »

Et pour ceux qui redouteraient d’ouvrir ce fort volume, on ne peut que laisser entendre la voix inimitable de cet immense philosophe que fût Jankélévitch : « En somme la conscience ne dit pas autre chose que ceci : tout ne peut pas se faire ; certaines actions, en dehors de leur utilité, parfois même contre toute raison, rencontrent en nous une résistance inexplicable qui les freine ; quelque chose en elles ne va pas de soi. Telle est l’hésitation de l’âme scrupuleuse devant la solution scabreuse. La conscience est l’aversion invincible que nous inspirent certaines façons de vivre, de sentir ou d’agir ; c’est une répugnance imprescriptible, une espèce d’horreur sacrée. Mais on ne fait pas sa part au démon du scrupule une fois qu’il a pris possession de notre âme : « Le diable a tout éteint aux carreaux de l’auberge ! » »

L.B.K.

 

Miguel Benasayag « Fonctionner ou exister ? » Éditions Le Pommier, 2018.

Quelques jours avant sa mort, le 2 novembre 1975, Pier Paolo Pasolini avait accordé un dernier entretien au journaliste Furio Colombo, article que l’écrivain-poète-cinéaste italien avait souhaité terminer par écrit et auquel il avait donné pour titre « Nous sommes tous en danger ». « Les quelques personnes qui ont fait l’Histoire sont celles qui ont dit non, et non les courtisans et les valets des cardinaux. Pour être efficace, le refus doit être grand et non petit, total, et non pas porter sur tel ou tel point, « absurde », contraire au bon sens ». À plus de quarante années de distance, Miguel Benasayag dresse une situation qui a pris acte de cette prescience qui est devenue réalité. Sommes-nous condamnés à ne plus que fonctionner ? L’altérité chère à Miguel Benasayag ne peut subsister que par une unité complexe de l’existence et du fonctionnement, et non de l’hégémonie de cette dernière. À l’heure où les algorithmes visent à modeler le vivant, les Anciens sont devenus des vieux inutiles que l’on cache, ce qui faisait jusqu’alors la valeur constitue aujourd’hui une déficience, faute de bien « fonctionner »… Nous entrons depuis plusieurs années dans une vision manichéenne du monde, en une alternance binaire gagnant / perdant, sans intermédiaires ou autre possibles. Nos vies présentes sont faites de raccourcis, autant sur les bureaux de nos ordinateurs que vis-à-vis de nos valeurs, de nos existences, de la vie tout simplement. Réactionnaire et technophobe Miguel Benasayag ? Pour les partisans du transhumanisme et de l’utilitarisme du vivant, probablement, mais dans une situation de complexité et d’union des contraires, assurément pas.
Il est vrai que le tragique s’est tari en oubliant que le singulier ne saurait se concevoir sans ses interactions avec l’ensemble. En un monde où les relations sont de plus en plus stérilisées à l’image des couloirs d’hôpitaux, on se sent concerné ou pas, on like ou pas, la pleine conscience (mal) comprise par les occidentaux n’a que faire d’une catastrophe climatique ou humaine lorsque sonne l’heure dite de sa méditation quotidienne… Pour éliminer cette négativité qui fait partie intégrante du tragique de la vie, l’homme a la solution : lui substituer le transhumanisme des sociétés postorganiques, plus de vague à l’âme, plus de bleu au cœur, mais la promesse virtuelle d’un monde sans faille et d’une immortalité assurée. Conjoint écarté car ne « correspondant » plus, familles oubliées pour passer à autre chose, liens rompus pour soigner son petit soi ronronnant, nous ne sommes plus en danger, le mal est déjà fait et constatable quotidiennement. Miguel Benasayag ne souligne pas les risques mais les réalités déjà présentes, la tendance à l’artefactualisation du vivant ne concernent pas seulement que des prothèses, certes utiles, mais touchent bien plus encore de plein fouet le vivant à part entière, une initiative qui plus est laissée aux bons soins des machines et des logiciels. Il faut suivre l’auteur dans ces pages inspirées qui à l’image du film Soleil Vert laisse entrevoir ce vers quoi nous allons et que nous sommes en train d’oublier, Big data s’occupant déjà de nos mémoires. Cauchemar ? Certainement. Des solutions ? Une résistance de tous les instants afin de sortir de notre petit moi, tout en acceptant notre fragilité, nos failles, qui élargissent contrairement ce qu’on en pense trop souvent - notre cercle et constitue notre richesse, notre singularité, « nous sommes les mêmes tant que nous changeons », rappelle le philosophe dans l’un de ses (apparents) paradoxes dont il a le secret. La situation exige le courage de l’existence, un agir situationnel dans le cadre d’une singularité du vivant chère à l’auteur, qui n’est pas reproductible, sauf à la nier. Nous sommes prévenus, n’attendons pas encore.


Philippe-Emmanuel Krautter

A lire l'interview de Miguel Benasayag

 

Ok-Kyung Pak : « Les plongeuses Jamnyo de Jeju en Corée », Éditions Ides et Calendes, 2019.

« Les plongeuses Jamnyo de Jeju en Corée » est une étude anthropologique singulière puisqu’elle nous invite à découvrir l’univers secret et peu connu de l’extrême sud-ouest de la péninsule coréenne, et plus précisément l’île de Jeju. Cette dernière est également appelée l’île aux trois abondances - les vents, les pierres et les femmes, une appellation trouvant sa justification en ces lieux arides où curieusement les hommes sont peu nombreux. Pour affronter le sol volcanique et les vents puissants, il fallait la force d’âme de femmes courageuses, début d’une légende matrilinéaire et d’une réalité constatée au fil des temps. C’est dans cet environnement atypique que l’anthropologue Ok-Kyung Pak a ainsi entrepris, en 2016, une étude de terrain qui l’a conduite à étudier plus particulièrement ces plongeuses en apnée, une activité habituellement réservée aux hommes dans les autres sociétés. C’est ainsi l’univers singulier de cette Île, de ses habitants, et surtout de ses plongeuses nommées Jamnyo que Ok-Kyung pak nous offre de découvrir, une analyse appuyée par plus de 130 illustrations, cartes, schémas et photographies couleur.
Or, ici, c’est par leur seul souffle et une ceinture lestée de plomb que ces femmes risquent leur vie à chaque plongée pour pêcher 15 jours par mois ormeaux, conques, varech… Chaque journée compte 4 à 7 heures de plongée, chacune durant près de 2 mn jusqu’à 20 mètres de profondeur, ce qui est un exploit physique étonnant et pourtant anonyme. Car en ces lieux, il n’est point question de compétition ou de grand bleu, mais de l’intime conviction d’appartenir à un ancêtre commun, la déesse-mère Seolmundae Halmang pour qui chaque plongeuse réalise un rituel chamanique lors des plongées. Leur vie est d’ailleurs entendue également en un sens collectif puisque le fruit de chaque plongée est partagé et toute idée de pêche intensive écartée. Cette approche communautaire, étroitement liée aux éléments naturels dont la mer constitue la force la plus manifeste, offre un rare témoignage de ces temps anciens où l’homme n’avait point comme seul horizon le profit intensif. Au XXIe siècle à des milliers de kilomètres de nous existe encore une société malheureusement en déclin en raison de la pollution des mers et du développement industriel qui perpétue cet étonnant héritage ainsi qu’en témoigne cette belle étude !
 

Metin Arditi Dictionnaire amoureux de l’Esprit français éditions Plon & Grasset, 2019.

Audacieux et téméraire en nos temps troublés que d’aborder le thème de l’Esprit français illustré en page de couverture d’un Cyrano arborant la cocarde multicolore ! Et pourtant cette initiative n’a rien de politique puisqu’elle est le fait de l’écrivain suisse d’origine turque Metin Arditi, envoyé spécial de l’UNESCO pour le dialogue interculturel, ce à quoi cette plume s’adonne avec un plaisir jubilatoire dans ce Dictionnaire amoureux des éditions Plon & Grasset. Partant de cette idée de séduction dont on affuble souvent les Français, l’écrivain talentueux ayant signé de nombreux romans dont Le Turquetto, La Confrérie des moins volants, L’enfant qui mesurait le monde… transporte les lecteurs de ce Dictionnaire dans des entrées qui ne manquent pas d’audace, telles les entrées proches - alphabétiquement s’entend – comme Céline et Dreyfus avec l’antisémitisme en toile de fond… Quel que soit le choix effectué par Metin Arditi, le plaisir manifeste demeure non point de cerner, mais de révéler par petites touches l’Esprit français, ce dernier se matérialise par une mosaïque de points de vue, indispensables selon l’auteur pour répondre au vœu de Molière : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire ». La beauté compte certainement parmi cette identité, beauté multiple et variable qu’elle se manifeste dans l’art d’Édith Piaf ou de Marcel Proust, des Jardins à la française ou de Brassens. Les grands écarts certes ne manquent pas avec l’entrée Jambon-beurre qui suit celle du Jacobinisme et précède Jankélévitch. Ce sont justement dans ces contrastes que le tableau de cet Esprit insaisissable peut certainement le plus facilement se laisser dévoiler, la France aime et cultive les contrastes jusqu’aux conflits et oppositions comme l’avait déjà relevé Jules César dans sa Guerre des Gaules, et plus récemment le Général de Gaulle dans ses Mémoires… En découvrant au fil des pages et de ses thèmes ce Dictionnaire amoureux vu par un « étranger » si familier de la France, l’envie prend immédiatement de prolonger chacune de ces entrées, d’en faire des pistes de lectures et découvertes supplémentaires pour ne point passer à côté de cet Esprit français que restitue si admirablement Metin Arditi dans ces pages truculentes !
 

Pier Paolo Pasolini « Écrits corsaires » traduction de Philippe Guilhon 288 pages - 140 x 200 mm, collection Champs arts Flammarion, 2018.

Pier Paolo Pasolini a assurément pris au pied de la lettre le titre donné à ces articles réunis dans un livre « Écrits corsaires » et aujourd’hui publiés en français dans la collection Champs arts Flammarion avec une traduction de Philippe Guilhon. Corsaire est, en effet, bien l’attitude adoptée par l’écrivain italien et pour l’occasion essayiste polémique, dans ces articles sans concessions parus dans la presse jusqu’aux derniers mois avant sa mort. Le lecteur retrouvera dans certaines contributions le regard lucide de celui qui n’écarta pas les paradoxes les plus inattendus ; le poète hors convention avoue ainsi, bien que n’aimant pas ces jeunes gens aux cheveux longs qu’il décrit, se rallier finalement à leur cause lorsqu’ils font l’objet d’une attaque de la part de la société bourgeoise bien pensante de son époque. Pasolini ne choisit pas la voie facile, n’est en aucune manière partisan du choix médian, mais adopte le ton de la polémique, du combat même, avec sa plume acérée qui lui a valu tant d’inimitiés jusqu’à sa mort, dans l’opposition politique à ses idées jusqu’à la gauche italienne… Adepte de la microrésistance, apôtre des arts dans lesquels il excelle avec une facilité déconcertante, Pasolini pointe et fait mouche en bien des domaines qu’il aborde dans ces pages. Du fameux article sur La disparition des lucioles, métaphore de l’extinction du parti communiste, jusqu’au fascisme des antifascistes, Pasolini se trouve là où on l’attend le moins, décalage toujours fécond qui invite à de nouveaux points de vue, un regard lavé des conventions. Si certains textes sont conjoncturels, la réflexion mise en œuvre peut la plupart du temps être reprise dans bien d’autres contextes actuels, dont Pasolini avait si distinctement prévu l’évolution de manière confondante. Pointent régulièrement dans ces pages alertes, non seulement l’analyste de son temps, mais aussi le poète qu’il ne cessa d’être, l’écrivain parfois, le cinéaste dans d’autres contextes encore, car pour Pasolini, les arts n’étaient en rien questions de disciplines, mais de vie, cette vie qu’il mena intensément jusqu’à son terme pour mieux en explorer les confins.
 

Nietzsche « Sur l’invention de la morale » présentation par Arnaud Sorosina, édition avec dossier, Garnier Flammarion, 2018.

Quel rapport entretenons-nous avec les valeurs comme le bien, le mal, la bonté, la justice ? Nietzsche invite le lecteur à s’interroger à leur sujet et à mieux considérer leur origine, moins naturelle qu’elle ne pourrait paraître selon le philosophe. La religion, bien entendu, apparaît vite au banc des accusés pour le philosophe critique de la culture occidentale. La faute et la culpabilité sont responsables des maux de l’homme moderne qui cherche l’oubli dans le remords et la veulerie, une approche qui ne sera pas étrangère à la psychanalyse quelques décennies plus tard. Arnaud Sorosina, par sa présentation, accompagne le lecteur dans sa découverte de ce livre de Nietzsche. Le texte est ainsi précédé d’une introduction éclairante quant à l’évaluation faite par le philosophe des valeurs : leur origine, leurs développements au cours de l’Histoire par la religion, ainsi que leurs méfaits sur l’homme qui a perdu à cause d’elles sa noblesse et sa santé. Peut-on se libérer de la morale ? Belle interrogation qui accompagnera le lecteur tout au long de ce texte à redécouvrir en nos temps troublés.
 

Jean-Jacques Bedu : « Les Initiés ; De l’an mil à nos jours », Collection Bouquin, Robert Laffont, 2018.

Somme considérable, incontournable ! L’ouvrage « Les Initiés de l’an mil à nos jours » signé Jean-Jacques Bedu ne peut, en effet, que faire date et s’imposer, de par l’imposant travail présenté, en ouvrage de référence. Un joli défi relevé, et ce à bien plus d’un titre.
Audacieux, en premier lieu, l’ouvrage, dans un style volontairement accessible, propose au lecteur pas moins de 2000 ans d’histoire d’initiés, de courants et traditions initiatiques avec plus de 115 entrées ou noms d’initiés, avec pour chacun, sa vie et son parcours condensés, certes, mais jamais de manière lapidaire. On y trouve, bien sûr, Avicenne, Hildegarde, Ibn d’Arabi, Maître Eckhart, Léonard de Vinci, Swedenborg, Papus et Péladan ou encore Krishnamurti, et bien sûr, pour un tel ouvrage, René Guenon… Retenant, par souci de clarté, un ordre chronologique, regroupant ces initiés en 4 grandes périodes – L’an mil ; La Renaissance ; Le Grand Siècle au Siècle des Lumières ; le XIXe siècle ; et le XX siècle débordant sur le XXIe siècle, soit de leur éclosion à aujourd’hui. L’auteur balaye tant l’occident que l’orient ou l’extrême orient, mettant ainsi en évidence les grands courants dans lesquels viennent s’inscrire ces initiés de tous les temps et époques : alchimie, magie, kabbale, Soufisme, Théosophisme, Templiers, Rose-croix, Franc-maçonnerie, occultisme, etc. Courants entremêlant tant les grandes religions et ses différentes doctrines que les sociétés secrètes ou l’occultisme, hermétisme, prophétisme, etc.
Audace, aussi, d’avoir su allier dans ce dédale d’initiés, de sensibilités multiples et croisées ,un riche travail de qualité à une approche accessible et claire dans un style fluide fort plaisant, faisant de cette somme un ouvrage se lisant comme un roman, enchaînant aventures, légendes et destins hors normes. Que de vies, de destins… d’initiés ! On songe à Blake, à Nicolas de Flamel et « son » livre si cher à C.G. Jung.
A ces titres, l’ouvrage ne peut que séduire un large public, chercheurs, universitaires, lecteurs souhaitant être initiés ou tout lecteur curieux ou avide de vies romanesques. Dans ces initiés, un grand nombre de noms séduira, aussi, les littéraires tels Rabelais, Cyrano de Bergerac, Novalis, Goethe, Gérard de Nerval, Victor Hugo, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, ou encore les amateurs d’art avec notamment William Blake, Joséphin de Péladan ou de musique avec Mozart.

Non dénué d’humour, Jean-Jacques Bedu n’hésite pas, d’ailleurs, à ouvrir son ouvrage avec Gerbert d’Aurillac, un non-initié, et à terminer cette longue histoire d’initiés à travers les âges et les siècles avec Steve Jobs ! Mais, l’auteur ne manque pas, non plus, avec pertinence de sens critique et de prises de position souvent bien venues. Le texte consacré à Louis Massignon est très beau et très justement présenté. Jean-Jacques Bedu n’hésite pas, également, à douter, à souligner, mettre à plat ou purement et simplement écarter. Eh ! oui, parmi ces initiés se cachent parfois quelques imposteurs ou légendes inopportunes ; on songe notamment à Rabelais ou à Victor Hugo. Soucieux cependant d’objectivité, l’auteur sait aussi mettre en balance son scepticisme avec le poids des légendes, mythes ou à renvoyer les controverses entretenues dos à dos, notamment pour Nostradamus, invitant par là même ses lecteurs à se tourner vers la biographie informée donnée pour chaque entrée. L’ouvrage comporte, par ailleurs, en fin de volume de très riches orientations biographiques thématiques, ainsi qu’un très complet index des noms fort utile ou encore un glossaire.

Y a-t-il encore des initiés en 2018 ? Nous l’avons souligné, l’auteur termine par un clin œil avec Steve Jobs ; que l’on soit séduit ou non par ce dernier choix (n’a-t-il pas plus initié qu’il n’a été initié ?), il demeure que la question reste entière et d’actualité, révélant tout l’intérêt et le mérite de cet ouvrage consacré aux « Initiés de l’an mil à nos jours ».

L.B.K.

 

Pasolini's Bodies and Places (en anglais) Michele Mancini and Giuseppe Perrella N° 241, relié, 640 pages, 22 × 21 cm, anglais, Benedikt Reichenbach, Editions Patrick Frey, 2017.

Pasolini's Bodies and Places est un ouvrage à la fois savant mais parfaitement accessible à tout amateur du cinéma et de l’univers pasolinien. À partir d’hypothèses de travail exprimées au début du livre par l’écrivain, poète et cinéaste Pier Paolo Pasolini, les auteurs de cet ouvrage, Michele Mancini et Giuseppe Perrella, ont réuni 1734 reproductions de scènes de ses films, archivées et analysées à partir de thématiques centrées sur les corps et les lieux. Véritable cartographie anthropologique s’étendant sur trois continents (Europe, Afrique et Asie), cette réflexion retient cette attitude chère à Pasolini d’établir des chemins et des correspondances entre les borgate de Rome, le Tiers-Monde et les villes soumises au développement néocapitaliste. Ces archives offrent ainsi un témoignage unique sur de véritables univers disparus ou appelés à disparaître et fixés à jamais par la caméra et le regard critique de ce visionnaire que fut Pasolini. À partir de classifications détaillées de postures, expressions du visage, gestes, grimaces, sourires, rires et bien d’autres encore, c’est un véritable laboratoire d’analyses anthropologiques que proposent les auteurs à partir des films du cinéaste. Le lecteur habitué à l’univers pasolinien retrouvera alors bien des correspondances avec les écrits majeurs de Pasolini, les frontières entre les arts s’effaçant sous son regard. Les cultures des périphéries émergent alors, subrepticement, au détour d’un cadrage, ici pour souligner un détail ethnique, là, pour évoquer une attitude à jamais révolue. Les lieux si importants pour Pier Paolo Pasolini rythment la caméra et ses mouvements, qu’il s’agisse d’un environnement fermé comme une prison, un hôpital ou un bar, ou encore ouvert comme le désert ou le mont des Oliviers… Une fois de plus, les mutations imprègnent la pellicule, de manière express ou sous-entendue selon les films. L’aliénation culturelle broyée sous la mondialisation conduit à une uniformité des corps et des lieux, une tendance à l’extrême opposé au cinéma et à l’œuvre de Pasolini, tel est le mérite de l’analyse de ces pages. Une bibliographie et filmographie complètent cette somme incontournable pour tout passionné de l’œuvre de Pasolini.
 

Élisabeth Roudinesco « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse », Édition Plon/Seuil 2017.

L’historienne et psychanalyste Élisabeth Roudinesco signe le « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse » aux éditions Plon. Après son célèbre « Dictionnaire de Psychanalyse » dont on ne compte plus les rééditions qu’elle rédigea avec Michel Plon en 1997, l’auteur précise avoir hésité pour cette nouvelle et autre entreprise. Mais, Élisabeth Roudinesco avoue également avoir « toujours aimé les dictionnaires. Ils recèlent un savoir qui ressemble à un mystère », écrit-elle en incipit de son texte introductif à ce « Dictionnaire amoureux de la Psychanalyse ». Et effectivement, Élisabeth Roudinesco nous livre par cet ouvrage un véritable dictionnaire amoureux, empreint de toute la subjectivité de l’auteur, et dont les mots-clés ou entrées surprendront agréablement le lecteur. Pas de mots classico-magiques de la psychanalyse, pas de grands concepts ou noms trop incontournables pour liste d’entrées, mais des noms de ville, beaucoup de villes, Berlin, Buenos Aires, Francfort, Rome, Vienne, Zurich, etc., dans lesquelles s’inscrivent des choix et enchaînements révélant toute la distance et l’audace de l’auteur. « Des territoires réunis de façon arbitraire », souligne Élisabeth Roudinesco, abordant ce vaste territoire de la psychanalyse par des thèmes aux prises directes avec la société de ce début de siècle : éros, amour, famille, désir, bonheur, les animaux et, bien sûr, l’argent avec celui notamment qui fâche, contre ou entre psychanalystes, et si ce n’est Freud, c’est donc Lacan… Et même si Jung n’a jamais en tant que tel acquis sa maison de Bolligen mais l’a bel et bien bâtie, ce qui l’eut privé de nombre d’analyses et inspirations, le lecteur sourira à l’évocation de certaines entrées telle « Sherlock Holmes », surprenantes avec « Philippe Roth » ou les « Présidents américains ». Parfois les mots s’assombrissent sous les destins notamment de « Marylin Monroe » ou deviennent graves. La femme y trouve une belle place avec des entrées telles que le « Deuxième sexe » ou tout simplement « femmes » pour celle qui avoue n’avoir – en partie grâce à sa mère – accordé la place qui se devait à Beauvoir que tardivement. L’enfance, enfin, ne pouvait être omise, et lui sont accordées de nombreuses pages de ce territoire aux multiples rives. C’est bien à un voyage d’une subjectivité tout amoureuse en ce territoire parfois choisi, parfois rejeté ou maudit, mais toujours fascinant de la psychanalyse auquel nous convie Élisabeth Roudinesco, « un voyage au cœur d’un lac inconnu situé au-delà du miroir de la conscience.»
 

Jean-Louis Servan-Schreiber "L'Humanité, apothéose ou apocalypse ?" Fayard, 2017.

Jean-Louis Servan-Schreiber réfléchit depuis des décennies au sens de nos vies et de la vie, qu’il s’agisse de l’emploi du temps que nous lui réservons, tout aussi bien que du sens que nous lui assignons. Avec ce dernier livre « L’humanité », l’auteur prend encore plus de recul, une distance facilitée par l’âge et ce sentiment que notre époque est plus que jamais touchée par le « court-termisme » comme il le nomme. N’ayant plus le temps de réfléchir au passé, souffrant du présent et redoutant d’envisager le futur, nous sommes de nouveau dans la situation que soulignait déjà en son temps Sénèque dans son De Brevitate Vitae, malades de notre temps et de nos vies. Et pourtant, Jean-Louis Servan-Schreiber ne compte pas parmi ces pessimistes invétérés qui inondent de leurs prédictions tragiques l’environnement médiatique. Relevant, avec raison, combien le XXe siècle a pu être à l’origine de formidables progrès pour une grande partie de l’humanité, sans pour autant oublier ses laissés-pour-compte et tout en soulignant l’individualisme galopant qui en a résulté, jamais l’humanité jusqu’à aujourd’hui n’a eu autant d’impact sur son environnement et ses semblables. Faut-il s’en inquiéter, faut-il s’en réjouir ? Apothéose ou apocalypse ? Telles sont les interrogations soulevées avec humilité par cet éternel scrutateur de notre société, un questionnement nourri par le témoignage d’un certain nombre de personnalités telles Jacques Attali, André Comte-Sponville, Roger Pol Droit, Marcel Gauchet, Pascal Picq ou encore Edgar Morin…
L’accélération des moyens technos-scientifiques laisse l’impression d’une accélération du temps dont nos contemporains ne cessent de souffrir, ce dont a témoigné avec acuité l’auteur dans ses précédents ouvrages. Mais, aujourd’hui, se posent de nouveaux problèmes : que faisons-nous de ces progrès ? Ne sont-ils pas susceptibles d’aller jusqu’à la transformation de l’humain si l’on pense aux avancées de la génétique et du transhumanisme ? Saurons-nous faire face à cet écart grandissant entre une partie de l’humanité ayant plus que le nécessaire, et une partie plus grande encore de cette même humanité qui réclame de n’être pas exclue de ce progrès ? Sans prétendre avoir les réponses à ces questions de fond, l’ouvrage invite à élargir notre regard sur notre époque, dépasser le rythme effréné des news alarmistes qui empêchent le recul et la réflexion, prendre une partie de ce temps si cher à Jean-Louis Servan-Schreiber pour penser à notre avenir, au-delà d’un clivage optimistes-pessimistes.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Lucien Jerphagnon « L’au-delà de tout » préface du cardinal Poupard, Collection Bouquins, Robert Laffont, 2017.

Six ans déjà que Lucien Jerphagnon nous a quittés, et pourtant son sourire malicieux et son regard pétillant semblent encore si présents ! Ce grand spécialiste de la philosophie antique et médiévale aimait à se présenter comme un historien de la philosophie, et non en philosophe, n’ayant pas de « jerphagnonisme » à proposer comme il le rappelait d’un clin d’œil complice. Né en 1921, Plotin et saint Augustin, entre autres, n’avaient aucun secret pour lui. La collection Bouquins, après le premier volume Les Armes et les Mots réunissant les titres les plus connus de l’auteur vient de lui consacrer un deuxième volume intitulé « L’au-delà de tout » et réunissant des titres méconnus s’inscrivant dans la période 1955-1962. C’est la pensée intime d’un esprit à la fois jaillissant et secret qui se révèle au fil de ces pages à la saveur incomparable. Ainsi que le rappelle le cardinal Poupard qui signe la préface de ce fort volume, si la pensée et les convictions spirituelles de Jerphagnon ont pu évoluer au cours de son riche parcours, il demeure certaines convictions de fond, immuables, et que résume à elle seule, de manière évocatrice, la phrase d’André Malraux mise en exergue par Jerphagnon lui-même de son essai « Le Mal et l’Existence » : « Tous les grains pourrissent d’abord, mais il y a ceux qui germent… Un monde sans espoir est irrespirable. » André Malraux, L’Espoir, ouvrage qui ouvre aujourd’hui ce recueil. 
Le thème du mal et de la souffrance qu’il engendre est récurrent depuis l’aube de l’humanité croyante, et bien souvent un argument avancé pour critiquer l’idée même de transcendance. Si Dieu est amour, comment peut-il accepter que sa création subisse le mal ? Plutôt que de partir de cette traditionnelle opposition amour / mal, Lucien Jerphagnon souligne combien il s’agit là d’un mystère qui ne saurait être réduit à une « explication » rationnelle, mais à une interrogation sur la propension de l’homme à se diviser. L’auteur développe le fameux exemple de Job dans la Bible, comme l’illustration de l’impuissance de l’homme à comprendre les maux qui peuvent s’abattre sur lui, des épreuves souvent initiatiques qui invitent à un rapprochement de la source transcendante, au lieu de l’en éloigner, ce qui arrive parfois. Prolongeant sa réflexion sur le mal, Lucien Jerphagnon étend son analyse notamment au philosophe Pascal auquel il consacrera un premier essai « Pascal et la souffrance », complété par un autre titre « Pascal », et enfin « Le Caractère de Pascal », chacun de ces ouvrages explorant la position philosophique de celui qui estimait que l’homme est inévitablement malheureux en raison de sa nature même mue par un mécanisme absurde le poussant à être inconstant et misérable. Seule la rencontre du Crucifié, le Dieu humilié, peut confondre le mal et réduire à néant les misères de l’homme. La lecture de ces essais ne peut être dissociée de cette période bien particulière de l’auteur – longtemps tue et ignorée du public, période durant laquelle il fut ordonné prêtre en 1950 avant de quitter les ordres dix ans plus tard, une parenthèse de vie sur laquelle il garda un silence absolu. Ce deuxième recueil démontre, s’il en était encore besoin, que l’on a encore beaucoup à apprendre sur et de ce grand maître, Lucien Jerphagnon.

 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

(à lire notre interview

de Lucien Jerphagnon)

Histoire, Ethnologie, Essais...

Philostrate : « Vie d'Apollonios de Tyane » ; Texte introduit, traduit et commenté par Valentin Decloquement ; Coll. « La Roue à Livres », Editions Les Belles Lettres, 2023.

Si les noms de Philostrate et d’Apollonios de Tyane ne sont plus guère connus que des spécialistes de l’histoire antique et autres spécialistes de la philosophie pythagoricienne, la récente parution aux éditions Les Belles Lettres de la « Vie d’Apollonios de Tyane » de Philostrate par Valentin Decloquement devrait permettre de réviser ses classiques et de découvrir les confins de la Méditerranée à partir du témoignage du sophiste athénien Philostrate, au début du IIIe siècle apr. J.-C., sur un grand sage oublié du 1er siècle, un certain Apollonios de Tyane… Ainsi que le rappelle Valentin Decloquement en introduction, ces deux personnages demeurent indissociables malgré les siècles qui les séparent. Alors qu’Apollonios était présenté par ses contemporains comme un charlatan, un mage perse plus ou moins sorcier, Philostrate s’oppose à ce portait réducteur et décide de restaurer la mémoire de ce personnage énigmatique que certains ont rapproché du Christ. Ainsi est-ce plutôt la figure d’un grand sage que privilégie Philostrate en évoquant Apollonios de Tyane, présenté à la fois comme un esprit ascétique et doté d’une dimension divine. L’auteur relate en huit livres un voyage initiatique jusqu’aux limites des frontières connues de la Méditerranée antique, incluant l’Inde ou encore l’Éthiopie…
Au lieu et place d’un charlatan, nous découvrons plutôt un philosophe pythagoricien dont la culture grecque le fait remarquer et apprécier de nombreux souverains épris de culture classique alors que d’autres rejettent violemment toute sagesse entravant leur pouvoir. Ce voyage presque romanesque avant l’heure alterne discours philosophique et fiction, poésie et mystique. Indépendamment de la véracité historique toujours difficile à établir en raison du manque de sources, il demeure que ce récit s’avère passionnant en livrant le regard d’un Grec du IIIe siècle sur le monde romain du 1er siècle, fait original à l’époque et qui donne toute sa saveur à ce récit anticipant nos fictions historiques et à découvrir dans cette belle édition !

Philippe-Emmanuel Krautter

 

"Pérégrinations dans la Gaule romaine et dans les provinces des Alpes et de Corse" de Jean-Claude GOLVIN et Gérard COULON, 224 p., Éditions Errance & Picard, 2024.

L’admirable travail graphique mené sur l’Antiquité par Jean-Claude Golvin depuis de nombreuses années déjà n’est plus à présenter tant il a été plébiscité par la critique et le grand public. Ce nouvel ouvrage vient confirmer une nouvelle fois la qualité et la précision de ses recherches. Premier spécialiste au monde de la restitution par l’image des grands sites de l’Antiquité, Jean-Claude Golvin, architecte et directeur de recherche au CNRS, s’est associé de nouveau pour cet ouvrage avec Gérard Coulon, conservateur en chef du patrimoine et spécialiste du domaine gallo-romain. Ce sont de bien belles « Pérégrinations dans la Gaule romaine et dans les provinces des Alpes et de Corse » que nous proposent ainsi les deux chercheurs aux éditions Errance en une somme aussi agréable à contempler que passionnante à découvrir. Car l’image et le texte se complètent idéalement en se répondant de manière complémentaire avec ces près de 140 aquarelles toujours aussi surprenantes de réalisme et de précision, sans même insister sur leur indéniable qualité esthétique.
Nourries d’une impressionnante documentation archéologique, ces restitutions font littéralement revivre ces pages de notre Histoire ancienne en abordant, comme si nous étions un voyageur du jour, les provinces de Narbonnaise, Lyonnaise, Aquitaine, Gaule Belgique, Germanie ou encore Corse Alpes. Les villes défilent, certaines plus impressionnantes que d’autres, telles l’antique Arelate ou Arles moderne avec son fameux cirque restitué par le crayon inspiré de Jean-Claude Golvin… Le fameux Pont du Gard est en construction un peu plus loin, Vaison-la-Romaine (Vasio) affiche une prospérité éclatante quant à son urbanisme.
Le lecteur sera bien surpris de découvrir des villes qu’il pensait pourtant bien connaître comme l’antique Lutetia (Paris) ou bien Lugdunum (Lyon) dont seuls quelques vestiges témoignent encore de nos jours de la splendeur de leur architecture antique. Ce sont bien d’inspirantes et passionnantes pérégrinations que nous offrent nos deux auteurs avec ce splendide ouvrage, un livre qui redonne vie à des paysages depuis longtemps disparus, mais bien présents dans notre Histoire et mémoire…
 

Mathieu Lours : « Les Cathédrales dans le monde – Entre religion, nation et pouvoir », Folio histoire n°338, 352 p., 2024.

C’est une passionnante et riche étude consacrée aux « Cathédrales dans le monde » que livre Mathieu Lours dans ce Folio histoire inédit. L’auteur, spécialiste des cathédrales, de l’histoire des religions et du patrimoine religieux, dresse en ces pages un tableau transversal et complet des fonctions et pouvoirs des cathédrales de par le monde, d’hier à aujourd’hui. Une histoire non seulement religieuse, mais aussi et surtout géopolitique.
Si, en tant qu’édifice, la cathédrale trouve ses fondements dans l’antiquité tardive, étrangement, le mot même de « cathédrale » désignant la principale église d’un diocèse n’est apparu dans la langue française que tardivement, bien après ce temps que l’on nomme aujourd’hui « le temps des cathédrales ». Le nom, proprement dit, tel que nous l’employons de nos jours apparaît, en effet, seulement au XVIIIe siècle, et ce n’est qu’à la fin de l’époque moderne que la cathédrale devient un « édifice mémoriel et identitaire », ainsi que le souligne Mathieu Lours dès son introduction. « Dès » et non « dans » son introduction, car l’ouvrage va bien plus loin en déroulant de manière claire et accessible toute l’évolution, le rôle et le poids des cathédrales au fil de l’Histoire et des continents. Que sait-on en effet des cathédrales aujourd’hui au XXIe siècle ? S’élèvent-elles encore ? Reconstruction de Notre-Dame de Paris mise à part, qu’en est-il ailleurs, en Afrique, en Russie ou au Moyen-Orient ? Au-delà du pouvoir et des nations, c’est toute la captivante question de la mondialisation des cathédrales qui se trouve ainsi posée et analysée, un terrain d’étude fructueux et peu exploré jusqu’à maintenant. Le lecteur appréciera tout particulièrement le riche et documenté chapitre venant clore l’ouvrage : « Cathédrale et nations à l’heure des défis du monde contemporain ».

L.B.K.

 

Patrick Boucheron : « Les colonnes de San Lorenzo », Collection Fléchette, sun/sun éditions, 2024.

La collection Fléchette des éditions sun/sun inaugure une série de petits ouvrages, véritables instantanés dans lesquels dialoguent en une mise en page soignée et esthétique des images tirées des Archives de la Planète créée par le célèbre collectionneur Albert Kahn au tournant du XXe siècle et des auteurs contemporains.
L’historien Patrick Boucheron déjà présenté dans ces colonnes, notamment pour ses brillantes recherches sur Ambroise de Milan, converse ainsi en ces pages avec cette autochrome des colonnes de la Basilique San Lorenzo au sud de Milan. Cet entretien entre l’image et l’historien tient à la fois de la confession, du dialogue amoureux et de la mémoire.

Entrelaçant souvenirs personnels et réminiscences échappées de l’Histoire, Patrick Boucheron fait en effet preuve une fois de plus d’une virtuosité déconcertante, déplaçant son lecteur en ces lieux que l’auteur arpenta tant de fois, lui donnant presque à revivre ces espaces naguère foulés par Ambroise de Milan et Augustin d’Hippone… Au fil des pages quelques portraits s’esquissent, avec délicatesse, tel ce personnage de Rosetta dont nous apprendrons l’identité qu’au terme de ce parcours dans la permanence des lieux malgré les disparitions…
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Une autre histoire des samouraïs - Le guerrier japonais entre ombre et lumière » de Julien Peltier, 368 pages, Perrin Editions, 2023.

Bushido, seppuku, ronin et autres chanbara n’ont guère de secrets pour Julien Peltier, grand spécialiste reconnu de l’histoire des guerriers japonais samouraïs. Si ces termes peuvent nous paraître bien abscons, l’auteur se fait fort dans cette somme de 368 pages de nous initier à leur compréhension en une étude à la fois complète et didactique. Julien Peltier a retenu comme sous-titre « entre ombre et lumière » alors que nous pouvions penser à tort que ces héros du pays au Soleil Levant n’avaient connu que la gloire du fait de leur courage et de leurs nombreux faits d’armes. Mais cette étude a choisi de lever certains mythes et a privilégié une analyse plurielle pour ces soldats d’élite qui pouvaient tout aussi bien servir les volontés autocratiques du shogun que terminer comme d’obscurs hommes de main…
L’auteur débute son ouvrage par une très utile chronologie ainsi que par les origines de ces redoutables guerriers, avec Tairan no Masakodo (900 ?-940) que certains considèrent comme le « premier samouraï ». Bras armé de l’empereur, personnage souvent indiscipliné et pourtant doté d’un code de l’honneur infaillible, le samouraï accompagnera longtemps le pouvoir en concentrant en sa personne bien des moyens de contrainte. Si nous avons en mémoire les fameux samouraïs évoqués dans l’inoubliable film de Kurasawa, le cinéma japonais et plus tard le manga présenteront d’autres facettes moins reluisantes de ces guerriers d’élite qui pourront parfois servir aux basses œuvres. Qu’il s’agisse de leur sexualité, souvent masculine, ou de la renaissance le temps bref d’un coup de force tel celui de l’écrivain Yukio Mishima, le mythe du samouraï a encore de beaux jours devant lui ainsi qu’en témoigne cette belle et riche étude proposée Julien Peltier aux éditions Perrin.

 

Pindare : « Œuvres complètes » ; Traduction, annotation, présentation et préface de Jean-Paul Savignac ; 564 p., relié 18 x 25 cm, Français, Grec ancien, coll. Classiques favoris N° 10, Éditions Les Belles Lettres, 2023.

Qui connaît encore l’œuvre de Pindare, ce poète naguère loué de toute la Grèce, avant d’inspirer la Renaissance ? Les éditions Les Belles Lettres ont confié au grand spécialiste des lettres classiques Jean-Paul Savignac - déjà présenté dans ces colonnes pour ses travaux sur les Gaulois - le soin d’établir les Œuvres Complètes dans la belle édition sur papier bible « Les Classiques favoris » dirigée par Maxence Caron. À l’approche des Jeux olympiques de 2024, il ne sera pas inutile de (re)découvrir ses Odes Victoriales adressées aux vainqueurs des Jeux. Cette poésie lyrique chorale dont Pindare fut l’un des maîtres incontestés plongera le lecteur dans le Ve siècle av. J.-C. de sa Béotie natale aux portes de Thèbes en – 518, puis dans toute la Grèce dont il parcourra les hauts lieux, devenant notamment l’hôte des princes de Thessalie et du roi de Macédoine.
C’est l’art du traducteur que de restituer ce souffle antique qui associa naguère le poète à un dieu. L’exercice est plus que périlleux pour celles et ceux connaissant le grec ancien, il relève de la gageure. Comment transcrire vers à vers le texte du poète ? Jean-Paul Savignac a pris le parti de renouveler les précédentes traductions en recourant à toutes les subtilités de la langue française, quitte à bousculer quelque peu l’approche classique et suivre avec quelques hardiesses la progression du discours dans le grec même. C’est ainsi par le truchement d’images qui, pour certains, seront provocations et pour d’autres la « langue du songe » qu’il tente d’approcher au plus près la langue du poète, réputée pour sa complexité. Que découvrirons-nous dans ces pages singulières portées par le souffle de la parole ? La valeur de l’athlète se conjugue à celle des dieux. Plus que la prouesse sportive, les qualités morales du vainqueur l’emportent, ainsi qu’en témoignent ces vers :

« Sauveur Haut-nuageux Zeus qui hantes la crête ktonienne
et bénis l’Alphée large coulant et la sainte caverne idéenne,
suppliant de Toi, je viens à même les lydiennes Te Héler, les flûtes,

Te demandant d’armorier de nobles cœurs cette cité,
et que toi, Vainqueur Olympique, que les chevaux poseidâniens
réjouissent, tu portes ta vieillesse allègre jusqu’à la fin,

tes fils, Psaumis, à tes côtés. Que celui qui abreuve bonheur et santé
et, content de ses biens, y ajoute l’éloge,
Ne cherche pas à devenir Dieu ».


Au terme de la lecture de cet ouvrage, jouissive parce que nourrie à ces heures glorieuses où les Jeux n’étaient pas encore devenus ce qu’ils sont depuis un siècle, le lecteur ne pourra que comprendre pourquoi Pindare inspira tant de poètes et fins lettrés tel Ronsard qui le prit pour modèle.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Atlas des guerres – Moyen-Âge, Occident, Byzance et Orient du Ve au XVe siècle » de Loïc Cazaux, Coll. « Atlas des guerres », Tome 2, 192 pages, Editions Autrement, 2024.

On retiendra volontiers pour ses atouts et qualités cet « Atlas des guerres au Moyen-Âge » signé Loïc Cazaux, agrégé, docteur et professeur en histoire médiévale, et paru aux éditions Autrement. Deuxième titre de cette nouvelle série dénommée « Atlas des guerres », l’ouvrage offre une féconde analyse transversale et comparative pour aborder au mieux cette période allant du Ve siècle au XVe siècle. Prenant appui – comme son titre l’indique, sur de nombreuses cartes, schémas et focus clairs et pédagogiques, l’ouvrage s’ouvre sur « Les nouveaux royaumes germaniques en Europe occidentale à partir du Ve siècle », puis traverse « Les royaumes européens face aux guerres féodales du Moyen-Age central », avant d’envisager « L’expansion de l’Empire turc ottoman du XIIe siècle au début du XVIe siècle » pour se refermer sur la fin de la guerre de Cent Ans.
Évitant bien des écueils ou idées préconçues sur cette période incontournable de l’histoire, ni image d’Épinal ni moyen Âge obscur, c’est une analyse, en effet, globale ayant pour clef de lecture la guerre, les batailles et les conflits que ce dernier livre au lecteur. La bataille de Roncevaux, les Vikings, les croisades, la bataille de Bouvines, les chevaliers Teutoniques, la guerre des Deux-Roses, pour ne retenir que quelques titres témoignent et révèlent l’évolution du monde sur plus de dix siècles. Distinguant le haut, moyen et bas moyen Âge, c’est tout autant en effet l’évolution de l’Occident latin, de l’Orient ou encore de Byzance qui se dévoilent ainsi à la compréhension. L’ouvrage propose ainsi véritablement une géopolitique comparée des espaces médiévaux, une approche claire et didactique permettant une meilleure compréhension du monde non seulement d’hier, du Moyen-Âge, mais aussi de celui d’aujourd’hui.
 

« Pompéi » de Pascal Charvet, Stéphane GOMPERTZ, Annie Collognat, Bouquins, 2023.

Au lecteur qui penserait tout connaître de la légendaire ville sortie des cendres, cet ouvrage lui est destiné ! Les très nombreuses découvertes archéologiques réalisées ces dernières années grâce aux grands travaux entrepris par l’État italien et l’Union européenne révèlent en effet de nombreuses et nouvelles facettes de cette cité plurielle au carrefour de Rome et de l’Orient. La date fatidique du 24 octobre 79 et le témoignage de Pline le Jeune évoquant l’éruption fatale du Vésuve pour la cité romaine, témoignage rappelé en avant-propos de l’ouvrage sont éloquents quant à l’ampleur de la catastrophe : « On voyait des hommes à qui la peur de la mort faisait supplier la mort elle-même »…
La luxuriance du paysage idyllique de Pompéi, sa douceur et la clémence de son climat contrastent avec cette tragédie digne de la fin des temps ainsi que la perçurent les contemporains de cette dramatique éruption mettant un terme à l’histoire de Pompéi. Un terme remis fort heureusement en question par ce stimulant ouvrage collectif qui redonne vie à ces habitants et à leur vie quotidienne, à ces ruelles, jardins, thermes et même lupanars dans lesquelles nous pouvons encore déambuler grâce à ces fabuleuses promenades proposées dans cet ouvrage, 37 promenades précisément sans oublier le dictionnaire de vies des Pompéiens qui ajoute encore à cette « proximité » malgré les siècles qui nous séparent d’eux.
Vie et non point désastre, vitalité et non destructions, voici ce qu’offre ce fort volume de 1152 pages abondamment illustré et nourri des analyses des meilleurs spécialistes sur la célèbre cité antique. Une promenade hautement dépaysante et instructive dans l’Histoire et la géographie antiques.
 

Henri Pirenne : « Histoires de l’Europe - Œuvres choisies », Quarto Gallimard, 2023.

Le nom d’Henri Pirenne (1862-1935) est étroitement associé à l’étude des origines de l’Europe et de sa lente construction. Cet éminent historien belge compte parmi les chercheurs incontournables de la fin du XIXe et début du XXe s., ce pourquoi la collection Quarto des éditions Gallimard vient de lui consacrer un fort volume réunissant ses œuvres principales. Médiéviste réputé, formé à l’historiographie allemande, sa méthode l’a porté à renouveler le champ de ses recherches notamment à partir de deux axes essentiels : l’histoire urbaine et la part grandissante de l’Islam à partir du VIIe siècle. À l’image d’un Marc Bloch ou d’un Lucien Febvre, ses contemporains, Pirenne explore avec une puissance de travail phénoménale l’Europe médiévale dans son ouvrage – probablement le plus connu - « Histoire de l’Europe » publié au terme de la Première Guerre mondiale, partant de la fin du monde romain et des royaumes barbares jusqu’à la Renaissance et la Réforme.
Avec « Les villes du Moyen Âge » rédigé en 1927, Henri Pirenne retrace en une synthèse particulièrement éclairante l’émergence des villes du Moyen Âge avec ses cités et ses bourgs, la renaissance du commerce avec ses marchands avant la formation des plus grandes villes et l’essor de la bourgeoisie. Mais, le maître ouvrage de Pirenne demeure certainement son « Mahomet et Charlemagne » publié après sa mort en 1937. Avec un angle plus que novateur à l’époque, l’historien étudie un domaine souvent sous-estimé à l’époque à savoir l’expansion de l’Islam dans toute la Méditerranée…
D’autres ouvrages complètent ce Quarto notamment « Méthodologie de l’Histoire » réunissant des articles et discours de l’historien allant de 1886 à 1931, « Économie et Société » avec des textes de maturité sur le capitalisme, l’Instruction des marchands au Moyen Âge, les vins de France… Pour finir, des articles et discours sur la Nation belge ont été réunis, témoignant également de l’engagement de l’historien dans son temps.
 

« L’envers du Grand Siècle – Madame Palatine, le défi du Roi-Soleil » de Thierry Sarmant, 350 p., Coll. « Au fil de l’Histoire », Editions Flammarion, 2024.

Comment ne pas souligner la parution chez Flammarion de ce captivant ouvrage « L’envers du Grand Siècle – Madame Palatine, le défi du Roi-Soleil » signé Thierry Sarmant, historien, conservateur général du patrimoine aux Archives nationales et auteur déjà de plusieurs biographies remarquées. Prenant appui sur les destins croisés de Louis XIV et de Madame, sa belle-sœur, la princesse palatine, l’auteur nous offre un éclairage aussi plaisant qu’instructif. Car, des plus informés, mais loin d’être rébarbatif et non dénué d’humour et de clins d’œil, cet ouvrage livre au lecteur une multitude de précisions et détails sur la vie de Cour sous le règne du Roi-Soleil. Lignées, protocole et intrigues… allant des plus grandes questions du pouvoir et de la puissance du royaume jusqu’aux menus détails des sentiments et vies intimes, nous découvrons en effet par le jeu des destinées et liens croisés du Roi-Soleil et de Madame Palatine bien des enjeux et par, là-même, « L’envers du Grand Siècle ».
Mœurs, goûts et divertissements, art, lecture et bibliothèques ou religions, Louis et sa belle sœur, bien que très proches, ont peu de goût ou points de vue communs, sans directement s’opposer, leurs opinions divergent le plus souvent… La seconde épouse de Philippe, duc d’Orléans, frère cadet du roi, est en effet une princesse franche, directe et spontanée ainsi que l’atteste sa correspondance qui fait d’elle l’un des témoins privilégiés de ce règne. Et, si le roi apprécie sa compagnie et aime surtout chasser avec elle, il n’en sera pas toujours ainsi et bien des turbulences et ombrages marqueront cette relation de plus de quarante années…
De cette fructueuse confrontation entre les prises de position du monarque français et celles souvent plus tranchées de l’Allemande Élisabeth-Charlotte, c’est véritablement la vie de Cour, de Versailles, Marly ou encore Fontainebleau, celle des salons dorés jusqu’aux antichambres et couloirs dérobés, du faste du règne de Louis XIV aux facettes moins connues de ce XVIIe siècle finissant qui revivent sous la plume de Thierry Sarmant.
 

« 30 ans après… Soljenitsyne en Vendée », Philippe de Villiers, Dominique Souchet, Hervé Louboutin et Benoît Castillon du Perron, Éditions L’Enchanteur, 2023.

Il y a des moments où l’Histoire elle-même rencontre la Grande Histoire ; tel fut assurément le cas lorsque, Il y a trente ans, en 1993, Soljenitsyne, « l’homme du Goulag », après des années d’exil aux USA, vint en France. Réhabilité quelques années auparavant par Gorbatchev, il rentrera en Russie au printemps 1994. Mais, auparavant, en ce mois de septembre 1993, l’auteur de « L’Archipel du Goulag » et du « Pavillon des cancéreux », fut l’invité d’honneur de Philippe de Villiers en Vendée, alors même que l’ancienne région du Bas-Poitou commémorait le bicentenaire du soulèvement des Vendéens de 1793 ; 1793, rappelons-nous : la Terreur ! En Vendée, la rébellion s’organise autour de l’ancien officier de la Marine Royale, Charrette. Elle sera réprimée dans le sang, un effroyable massacre qui hante encore les mémoires et dont témoignent les vitraux de l’Église des Lucs-sur-Boulogne. Soljenitsyne avait enfant lu l’histoire de ces Vendéens, de la révolution et de la terreur, et c’est avec émotion qu’en cette année 1993, alors âgé de presque 75 ans, il visite la Vendée, découvre la ville du Puy-du-Fou et inaugure, le 25 septembre 1993, le Mémorial des Lucs-sur-Boulogne… Dans son discours, le Prix Nobel de littérature soulignera tout le symbolisme et les parallèles qu’évoque pour lui cette révolte paysanne vendéenne ; un discours qui marqua les esprits…
Aujourd’hui, en 2023, « 30 ans après… », Philippe de Villiers, Dominique Souchet, Hervé Louboutin et Benoît Castillon du Perron se souviennent de ce jour où l’Histoire s’entrechoqua et où les mémoires se firent plus encore Mémoire… Le lecteur retrouvera dans cet ouvrage, largement illustré de photographies, le discours d’Alexandre Soljenitsyne, mais aussi ceux d’Alain Decaux et de Philippe de Villiers, suivis pour cette édition de plusieurs textes témoignant aujourd’hui de cette rencontre, de ces rencontres avec l’Histoire.

L.B.K.

 

Caroline Fourgeaud-Laville : « Grec ancien express » ; Illustrations de Djohr, Révisions d’Adrien Bresson et de Dorian Flores, Coll. « La vie des Classiques », Éditions Les Belles Lettres, 2023.

Avec cet ouvrage « Grec ancien express », la langue d’Homère et d’Eschyle retrouve en quelque sorte vie grâce à une méthode aussi plaisante que rigoureuse. En revisitant l’aspect souvent austère et rebutant de nos grammaires d’antan, l’auteur, Caroline Fourgeaud-Laville, Docteur ès lettres, promouvant l’apprentissage du grec ancien en classes primaires, offre une véritable méthode associant parole et fondamentaux grammaticaux. Progressive et sous forme de leçons (pouvant être menées seul ou avec un enseignant), cette méthode initie également à la culture grecque antique souvent indissociable de la langue même.
En 24 étapes de 50 minutes chacune, cet apprentissage répondra aux diverses attentes, qu’il s’agisse d’une démarche de culture générale, d’apprentissage scolaire ou d’une révision de connaissances anciennes.
Zoé, Ulysse et Socrate seront les interlocuteurs privilégiés pour des dialogues vivants conçus par l’auteur pour chaque leçon grammaticale, une manière ludique et efficace de se (re)mettre au grec ancien dans la bonne humeur !
 

Démosthène : « Discours » sous la direction de Pierre Chiron avec la collaboration de Vincent Azoulay, Matthieu Fernandez, Camille Rambourg et Frédérique Woerther, 1344 pages, Editions Les Belles Lettres, 2023.

Beaucoup d’idées préconçues ont circulé - et circulent encore - sur le grand orateur grec Démosthène (384-322 av. J.-C.) La monumentale édition de ses « Discours » qui vient de paraître aux Belles Lettres ( 1 344 pages) sous la direction de Pierre Chiron devrait assurément contribuer à une plus juste évaluation de la place tenue non seulement par l’éminent orateur athénien, mais aussi de son rôle politique, reconsidéré, sans oublier sa dimension philosophique également présente dans son important corpus. Les auteurs ont pour cette nouvelle édition entrepris un important travail de traduction, l’option inédite retenue étant notamment de rendre plus lisible et surtout plus audible le style et la pensée de celui dont l’éloquence est passée à la postérité depuis le IVe siècle avant notre ère. Choix a également été fait de présenter pour cette édition l’intégralité des 63 discours selon un ordre chronologique.
Cet angle judicieux présente l’immense mérite de rendre beaucoup plus lisible l’évolution de la pensée de Démosthène, une pensée forcément influencée par les succès mais aussi les vicissitudes qui parsemèrent son parcours. Farouche partisan de la liberté, Démosthène usa de l’éloquence non point comme une fin en soi mais comme moyen de préserver cet espace menacé à l’heure de la conquête de son pays par Philippe de Macédoine auquel il s’oppose dès son premier discours. Contre la servitude et la soumission du peuple, l’orateur souligne les failles de la démocratie à Athènes au IVe siècle. Il est vrai que dès son jeune âge, orphelin, Démosthène eut à lutter contre l’adversité et ses tuteurs qui dilapidèrent ses biens. Il fallut cette pugnacité précoce pour lui permettre de forger progressivement de nouvelles armes sur l’art de convaincre les Athéniens de sortir de leur apathie face au péril macédonien grandissant.
Rien n’échappe à sa vigilance et le citoyen lucide incite et encourage ses contemporains à renforcer une armée en déshérence et à combattre la corruption qui gagne même les rangs athéniens. Sa célèbre opposition face à un autre grand et célèbre orateur, Eschine, acquis à la cause macédonienne, demeure un morceau d’anthologie, ce qui n’empêchera pas la défaite des armées grecques à Chéronée.
Cet esprit combatif qui fut sa force sera, cependant, également cause de sa chute : Démosthène, alors qu’Athènes subit une défaite cuisante, reconnaît lui-même, en effet, sa part de responsabilité dans le fameux Discours sur la couronne daté de 330, exigeant d’être lu pendant trois heures d’affilée…
Le lecteur de cette dernière et remarquable édition pourra à loisir retenir une lecture chronologique ou passer d’un sujet à l’autre. Par ces célèbres Discours, Démosthène a couvert non seulement les thèmes politiques et judiciaires qui ont bâti sa réputation mais également des discours de cérémonies et autres développements philosophiques (grandeur de l’homme et de ses valeurs morales) témoignant ainsi de la richesse de l’oralité de leur auteur. La profondeur de sa pensée n’a d’égal que cet amour fou qu’il ne cessa de porter à sa cité dont la grandeur reste indissociable de la liberté.
 

« Aux origines de la monnaie » ; Sous la direction d’Alain Testart, Éditions Errance & Picard.

Les éditions Errance & Picard ont eu l’heureuse initiative de publier une réflexion collective à la fois ardue et néanmoins nécessaire sur les origines de la monnaie. Cet élément du quotidien, ô combien trop présent dans nos vies, n’a pas été depuis l’aube de l’humanité de soi, tant s’en faut, et son apparition pose encore aujourd’hui de multiples questions sur son rôle et place.
Ainsi que le souligne Alain Testart en introduction, la monnaie a une double nature : son aspect « sonnant et trébuchant », tout d’abord, qui nous est familier et qui l’assimile aux pièces de métal plus ou moins précieuses selon les époques et les lieux. Mais la monnaie peut également prendre la forme des matériaux les plus divers servant à quantifier les échanges entre les hommes, cette dernière forme étant celle qui intéresse plus particulièrement ce passionnant dossier. Nos sociétés modernes ont en effet du mal, même à l’heure des cryptomonnaies, à abandonner toute référence aux valeurs « matérielles » qu’elles fassent référence à l’argent ou à l’or. Ces étalons demeurent ancrés dans nos consciences, signe de la prégnance de la monnaie et de son origine.
Cette dernière sous la forme de pièces semble être apparue au VIe av. J.-C. en Lydie en Asie Mineure pour rayonner rapidement en Perse, en Grèce et jusqu’en Gaule. Mais l’ouvrage cherche surtout à explorer ce qu’était la monnaie avant « les monnaies » dites « en pièces », une longue histoire qui se perd dans la nuit de temps et que cette réflexion collective entend remonter. Alain Testart analyse ainsi dans le détail la monnaie non métallique comme moyen d’échange et de paiement dans les sociétés primitives. Jean-Jacques Glassner s’intéresse, pour sa part, à la question d’une monnaie en Mésopotamie au IIIe millénaire avant notre ère, alors que Bernadette Menu étudie sa place dans la société égyptienne sous les pharaons. Un dernier développement sur la monnaie chinoise clôt cet ouvrage passionnant qui nous fera porter un autre regard sur les petites pièces de notre porte-monnaie !
 

« Histoire Auguste et autres historiens païens » ; Édition et traduction du latin par Stephane Ratti, 1328 pages, 104 x 169 mm, Collection Bibliothèque de la Pléiade (n° 665), Gallimard, 2022.

Le IVe siècle romain de notre ère connaît un tremblement jusqu’à ses fondations. La religion minoritaire, naguère combattue jusqu’en ses catacombes, deviendra l’unique religion officielle de l’empire par volonté de l’empereur Théodose le 8 novembre 392. De Constantin à Théodose près d’un siècle suffira, en effet, à bouleverser les piliers de la culture romaine. C’est dans ce contexte pour le moins troublé que s’inscrivent les historiens antiques du présent volume traduits et édités par Stéphane Ratti, lui-même historien et que nos lecteurs connaissent bien pour avoir collaboré à notre revue.
D’emblée, le spécialiste de l’antiquité donne le ton : « Les historiens réunis dans ce volume sont tous païens », une indication précieuse permettant de mieux apprécier le regard et témoignages d’hommes concernés au premier plan par le vacillement des traditionnelles valeurs romaines. Alors que ces lettrés ont été nourris au fond antique de la Rome éternelle, le nouvel ordre chrétien leur impose de nouvelles valeurs et un fondement sensiblement différent de ce qu’ils avaient connu jusqu’alors. C’est sous ces empereurs nouvellement chrétiens – par choix stratégique ou par vertu – que les auteurs antiques réunis dans cet ouvrage occuperont des postes officiels et « s’avancent masqués » ainsi que le souligne Stéphane Ratti en sa présentation.
Depuis Hermann Dessau à la fin du XIXe siècle, ce texte énigmatique de l’Histoire Auguste a fait couler beaucoup d’encre, l’élève de Mommsen estimant, en effet, que derrière ces différents auteurs de biographies des empereurs se cacherait un seul et même historien ayant emprunté différents pseudonymes… Stéphane Ratti rappelle que parmi tous les prétendants à la paternité de l’Histoire Auguste, Nicomaque Flavien l’Ancien, aristocrate, préfet du prétoire d’Italie, figurerait en première place, cette plume acerbe et souvent ironique n’hésitant pas à se lancer dans de sévères diatribes, moquant tour à tour les Pères de l’Église et même les Évangiles ! Et c’est peut-être l’un des charmes de ce recueil atypique que d’offrir un regard décentré et critique sur son temps, exercice toujours périlleux pour l’époque. A l’évidence et pour conclure, il ne faudra pas prendre l’ « Histoire Auguste et autres historiens païens »pour un livre d’Histoire au risque de sévères déconvenues, tant les incohérences et anachronismes sont nombreux. Cependant, l’un des attraits d’une lecture contemporaine de cette somme réside certainement – pour les non spécialistes – dans le style littéraire et les frontières ténues entre histoire et écrit romanesque que révèlent ces pages toujours passionnantes qu’a su rendre vivantes et alertes Stéphane Ratti dans cette nouvelle traduction.

Philippe-Emmanuel Krautter

 

Donatien Grau : « La mémoire numismatique de l’Empire romain », Editions Les Belles Lettres, 2022.

Avec cette riche et volumineuse étude, Donatien Grau nous introduit à la découverte d’un monde merveilleux et insoupçonné, celui de l’histoire de l’Empire romain à partir de ses monnaies, véritable source rarement visitée. Alors que les textes littéraires et épigraphiques s’avèrent souvent fragmentaires et sujets à discussion, cette masse monétaire qui dort injustement dans nos musées a pourtant tant à nous dire ainsi que le démontre cette somme d’une remarquable clarté pour un sujet aussi aride.
Le grand historien de cette période, Alexandre Grandazzi, qui signe la postface ne s’est pas trompé en relevant combien Donatien Grau, par cette quête historique d’une rare ampleur, parvient à faire « parler » ces multiples pièces de monnaie en un véritable ensemble à considérer dans sa globalité. Fruit de la rigueur romaine, le monnayage provient en effet directement de l’autorité étatique en un temps et un espace donnés évoluant selon les chronologies des conquêtes. Cet ensemble unique peut grâce à l’éclairage donné par l’auteur nous parler et nous apprendre ou confirmer une multitude d’enseignements à la fois économiques, sociaux, mais aussi politiques ou encore culturels.
Il apparaît ainsi que la monnaie impériale romaine peut être perçue comme un discours de ce même pouvoir impérial avec ses instruments rhétoriques, tout comme un instrument de mémoire. Conviant pour cela de multiples disciplines telles la philologie, l’iconographie ou encore l’analyse littéraire, cet immense corpus des monnaies impériales, qui à n’en pas douter fera date, livre de nouvelles pages d’histoire avec ses vicissitudes (damnatio memoriae) comme ses heures de gloire (victoires et conquêtes).
Un ouvrage qui offre un nouveau et passionnant regard sur les monnaies antiques romaines impériales.
 

« Le Grand Atlas des dragons et Chimères » ; Collectif ; Cartonné, 21.5 x 29.3 cm, 176 pages, Coll. Histoire, Editions Glénat, 2021.

Les dragons et autres chimères ont de tout temps fasciné les hommes et habité leur imaginaire. Aussi est-ce une heureuse découverte que de parcourir les pages de ce « Grand Atlas » dédié à ces mythiques créatures aux éditions Glénat.
Extraordinaires ou réels, les dragons et chimères présents dans la quasi-totalité des civilisations sont multiples, extrêmement variés et sources dès lors de bien des malentendus. Comment les connaître et les reconnaître ? Certains semblent même avoir mis leur légende au service de la ruse pour mieux encore nous tromper et nous dérouter. Ainsi connaissez-vous Le Dragon de Beowulf ou encore le Quetzacoaltl ?
L’ouvrage, appuyé par une vaste iconographie, fourmille de légendes et d’informations sur ces fantastiques créatures que sont les dragons et chimères. Mais, ce « Grand Atlas » ne se limite pas à cette seule approche – déjà riche – et a également étendu son étude aux relations étroites qu’ont toujours entretenues les dragons et les hommes. Une deuxième partie instructive dans laquelle on pourra découvrir « Le dragon médecin », mais aussi ceux de la peinture ou encore plus proche de nous « Les dragons de l’heroic fantasy ». Le lecteur pourra même découvrir que certains dragons existent peut-être même pour de vrai !
La dernière partie, enfin, de ce fantastique ouvrage est consacrée à cette histoire souvent méconnue, celle de la « dragonologie ». Eh, oui, les dragons et autres chimères, c’est toute une histoire, une histoire qui méritait bien un « Grand Atlas » !
 

Marcel Detienne : « La notion de Daïmon dans le pythagorisme ancien », Les Belles Lettres éditions, 2021.

En offrant une nouvelle édition de cet ouvrage désormais classique paru pour la première fois en 1963, les Belles Lettres rendent un hommage mérité au célèbre et regretté helléniste Marcel Detienne disparu en 2019. Cet historien anticonformiste fut très tôt remarqué en analysant la notion de « daïmon » successivement en une dimension initiale religieuse puis philosophique. Cette étude exigeante se trouve être la plus parfaite démonstration de la méthode de l’auteur qui n’hésitait pas à reconnaître la dette qu’il avait contractée auprès de chercheurs guère en vogue dans l’université tel Georges Dumézil. Croisant, comparant et rapprochant des domaines souvent éloignés au regard des disciplines habituellement plus rigides, l’historien et anthropologue comparatiste sut briser les barrières, ce qui lui fit apprécier très tôt la démarche structuraliste adoptée par Claude Lévi-Strauss.
En recherchant ce qui rapproche les notions primitives du daïmon – que l’on traduira par facilité par « démon » - de celles du pythagorisme, Marcel Detienne rappelle tout d’abord que cette notion recouvre différentes significations pouvant aller du domaine agricole à celui des rêves en passant par celui de la vengeance, différentes facettes d’une expérience religieuse des vivants à l’égard du monde invisible. L’helléniste dans ces pages érudites analyse cette transition entre un premier plan « mythique » à un stade philosophique et rationnel qui sera le fait des premiers pythagoriciens. Plus que Xénocrate, disciple de Platon et auteur d’un essai sur la démonologie rationnelle, Marcel Detienne souligne combien la pensée religieuse du pythagorisme apportera des développements décisifs sur la question en passant d’une notion équivoque à un concept univoque. Les VIIe et VIe siècles connaitront ainsi une mutation décisive de la conscience religieuse selon l’auteur avec Pythagore et ses disciples. Grâce à ces penseurs, il sera possible de distinguer des démons « bons et pleins d’amour pour les hommes », esprits provenant d’hommes ayant eu de leur vivant une vie vertueuse. Cette pratique de la vertu confèrera à ces entités intermédiaires une force inférieure à celle des dieux mais supérieure à celle des hommes qu’ils pourront guider et aider.
Cet essai, incontournable, démontre de manière éclatante comment une pensée philosophique peut s’élaborer à partir d’une pensée religieuse et ainsi modifier « substantiellement » le concept initial.
 

John Scheid, Nicolas Guillerat et Milan Melocco : « Infographie de la Rome antique » ; 23 x 29, 128 p., Éditions Passés /Composés, 2020.

Impressionnant, tel est le premier sentiment qui gagne le lecteur de cette monumentale « Infographie de la Rome antique » ! En 128 pages, cet ouvrage nourrit l’ambition d’appréhender des milliers de km2 de territoire, des millions d’habitants, ainsi qu’une succession de régimes allant des premières royautés jusqu’à l’empire implosant de son poids à la fin du Ve siècle en passant par la République… Un tel exploit n’eut été possible sans la science du grand historien de la Rome antique John Scheid accompagné pour cette tâche immense par Milan Melocco, et conjugué au génie graphique de Nicolas Guillerat. Combien de générations soupireront de ne pas avoir eu plutôt un tel outil en classe…
Fort heureusement, cette didactique entreprise est désormais accessible grâce à ce que l’on nomme la datavisualisation. Derrière ce terme un brin barbare se cache une réalité bien connue, celle des organigrammes et autres représentations graphiques permettant de mettre en évidence les multiples données chiffrées de manière organisée, sous forme de cartes, organigrammes, plans, cartes… L’effet visuel est une réussite, le monde romain lève progressivement le voile de sa complexité, et cette succession de faits et d’évènements trouve une cohérence et un fil évolutif grâce à l’érudition des auteurs. Le plan de la Rome antique laisse apparaître ses monuments les plus célèbres en une vue détaillée, les multiples régimes politiques se trouvent schématisés, alors que les complexes institutions politiques, juridiques et administratives, dont nous avons en grande partie héritées, sont présentées avec clarté.
L’ouvrage limité pourtant à 128 pages parvient à entrer dans l’explication détaillée de la composition des fameuses légions romaines, équipements et tactiques. Les commentaires clairs et incisifs soulignent l’essentiel et accompagnent la lecture des données graphiques, page après page.
Après une telle lecture, le monde romain antique malgré la complexité du long terme et de ses différentes facettes semble presque familier, une réussite à mettre au crédit des auteurs manifestement inspirés par l’ampleur de la tâche !

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Atlas historique du Proche-Orient ancien », sous la direction de Martin Sauvage, XXII + 218 pages, Relié, 30.6 x 38.3 cm, Belles Lettres éditions, 2020.

Au regard de la richesse et de l’importance du thème traité, le Proche-Orient, il fallait assurément un ouvrage en conséquence. Un pari que relève avec brio cet « Atlas historique du Proche-Orient ancien » ! Près de 20 000 ans déterminants pour l’humanité sont, en effet, couverts par cet Atlas d’envergure, aussi bien sur la forme que le fond. D’un format généreux (30,6 x 38,3 cm) afin de profiter de la clarté des cartes représentées, mettant en valeur le relief, soulignant les fleuves et frontières, cet Atlas historique fait en quelque sorte revivre l’histoire des hommes et des civilisations dans cette région clé du monde antique.
Les sujets de fond abordés sont également à la hauteur de cette présentation, avec le concours d’une cinquantaine de contributeurs, experts reconnus et jeunes chercheurs mettant en commun une somme impressionnante de connaissances, et livrant ainsi le dernier état de la recherche sur ces thématiques riches et fertiles. Il est bien connu de nos jours combien des éléments clés de toute civilisation, telle notamment l’écriture, sont nés dans cette région même du monde, au sud de l’Irak. Ces premiers signes cunéiformes furent en effet conçus afin de comptabiliser notamment les récoltes de céréales, dont le fameux épeautre, nées de la sédentarisation des hommes dans ces régions.
Géographie, géologie, météorologie et végétation, tous ces facteurs ont concouru et concourent aux faits historiques et aux développements ultérieurs. C’est l’une des leçons d’ailleurs les plus fascinantes de cet « Atlas historique du Proche-Orient ancien » - en plus de livrer de somptueuses cartes – que d’offrir une réelle mise en relation de disciplines souvent distinctes et encore trop cloisonnées pour le néophyte. À partir de ces fondamentaux parfaitement représentés en des cartes d’une lisibilité exemplaire, le lecteur pourra découvrir la lente constitution de civilisations bâtisseuses avec ses premières grandes villes entraînant conquêtes et empires, dynasties et royautés.
Tour à tour macroscopiques ou faisant un focus sur une région bien précise, les cartes de cet Atlas font défiler une à une les pages de l’humanité dans cette région clé du monde, une belle leçon d’histoire et de géographie.
 

Susan Woodford : « Comprendre l'art antique » ; Traduction de l’anglais par Camille Fort, Coll. L'art en poche, 176 p., 140 x 216 mm, Couleur, Broché, Éditions Flammarion, 2020.

Dans la collection « L’art en poche », Susan Woodford est parvenue avec « Comprendre l’art antique » à concentrer plus de deux mille ans d’art antique, partant des Grecs jusqu’aux Romains. Jetant les bases de l’occident, ces deux civilisations apporteront, en effet, jusqu’à la Renaissance qui s’en réclamera, des créations artistiques incontournables dans l’histoire de l’art. Ainsi que le souligne l’auteur dès l’introduction de cet opuscule très pédagogique, l’art en ces périodes se doit de prendre en compte des nécessités pratiques extrêmement coûteuses, notamment celles qu’imposent la sculpture et la peinture, aussi l’art antique se voit-il réservé à des fonctions importantes liées au pouvoir. L’auteur, Susan Woodford entend surtout démontrer que l’art antique romain ne saurait être ramené sans nuances à l’art grec, un art ayant lui-même emprunté à l’art égyptien... C’est cette compréhension de l’art antique que le lecteur pourra au fil des pages découvrir.
Si les Grecs empruntent, en effet, aux Égyptiens leur technique pour sculpter la pierre, c’est cependant pour mieux s’en départir. Progressivement, les formes sculptées s’animent comme pour ces statues de femmes drapées d’étoffes souples, les décors s’organisent pour constituer une narration de plus en plus complexe où l’architecture tient sa place. La peinture s’invite également dans l’art grec, les artistes étant à l’origine de représentations sous la forme de tableaux avec leurs formes arrondies. De nouvelles narrations sont inventées sur les amphores, se faisant souvent l’écho de la poésie orale…
Même si certains auteurs ont contesté l’idée d’un art romain en tant que tel en raison de l’importante reprise du modèle grec, il demeure que progressivement, les artistes romains parviendront à imposer de nouvelles créations soulignant les vertus romaines. L’art est en effet accepté chez les Romains à partir du moment où il possède un usage social et moral. De Fabius, premier artiste romain au IIIe s. av. J.-C., aux sculptures de qualité de plus en plus dégradées du IIIe s. de notre ère, l’ouvrage retrace les évolutions, influences et dérives d’un art contrasté selon sa finalité officielle ou privée avec la nobilitas. Dans ce dernier cas, les peintures ornant les villas romaines rivalisent de beauté et de décors somptueux, et dont certaines sont parvenus intacts jusqu’à nous (Pompéi, musée national de Rome,…).
De tous les débris occasionnés par les ravages du temps depuis la fin de ces civilisations, il serait trompeur de penser que l’art antique se résume à quelques colonnes ou sculptures, et ce petit ouvrage clair et accessible en fait la plus parfaite démonstration !
 

Alain Schnapp : « Une histoire universelle des ruines - Des origines aux Lumières » ; 744 p., Colle. La Librairie du XXIe siècle, Editions Seuil, 2020.

Les ruines, pour Alain Schnapp, l’auteur de cet excellent ouvrage, ne sont pas synonymes de désolation, tant s’en faut pour cet historien et archéologue réputé. Le questionnement sur les ruines de l’auteur également d’une remarquable « Histoire des civilisations » présentée dans ces colonnes, trouve son prolongement avec ce fort et beau volume pour le monde ancien.
« Une histoire universelle des ruines » explore cette attraction pour notre passé suscitée par ces vestiges de civilisations disparues et dont le rayonnement transparaît encore à partir de ces restes laissés en témoignage. Le goût pour les ruines est fort ancien, et même si le philosophe stoïcien Sénèque avouait au Ier siècle de notre ère un mépris certain pour cette attirance qu’il jugeait inutile. Notre société occidentale dès les humanistes et les siècles suivants voueront, en effet, un culte certain à leur encontre, tel Diderot dans son poème en prose, ou encore les inoubliables descriptions laissées par Chateaubriand.
Que nous racontent ou murmurent ces témoignages du passé, souvent rongés par le temps ? En un curieux retour de la culture à la nature, déjà relevé par Georg Simmel, lorsque ces matériaux s’effritent et se confondent aux éléments, les ruines révèlent l’impermanence de notre condition humaine et de ses créations. Le rapport entretenu par les civilisations avec leurs ruines sont sources d’autant de significations et constitue alors un objet de recherche infini pour Alain Schnapp.
Ces assemblages de pierre et autres matériaux ont souvent plus à nous dire que leur seule architecture. La ruine ne peut se concevoir que selon le regard que l’on porte sur elles souligne Alain Schnapp, et l’exemple des pyramides d’Égypte ou des alignements de Stonehenge, indépendamment de leur monumentalité, n’ont de sens qu’à partir du moment où il est encore possible de les interpréter. Les différents monuments étudiés dans cet ouvrage aux magnifiques illustrations provoquent chez ceux qui les regardent tout un réseau de dialogues plus ou moins étendus selon leur état. De la ruine aux décombres, en passant par les vestiges, ce sont ces voix si chères à Malraux qui demeurent alors plus ou moins audibles, et que l’historien et archéologue Alain Schnapp explore dans ces pages en de lumineux développements. Chaque époque révèle ainsi, selon le sort qu’elle réserve à ses ruines, son identité.
Du Néolithique jusqu’aux confins de la terre, cet ouvrage fait défiler ces témoignages, parfois fugaces, à peine lisibles ou au contraire monumentaux, en soulignant ce qu’ils ont encore à transmettre, un souvenir adressé aux temps présents et futurs. Ce dialogue avec les ruines donne lieu à des paradoxes saisissants comme pour cette première image d’une vue d’un temple d’Angkor enserré par les lianes d’un ficus plus géant que l’édifice, ou encore ces « Méditations sur les révolutions des empires » proposées par Volney en une prière laïque.
Cette belle aventure universelle des ruines ne pourra que combler le lecteur, tant pour sa science que sa poésie, un parcours sur le long terme qui suscitera à n’en pas douter à un questionnement quant à notre propre rapport aux ruines, et à celles que nous laisserons aux générations futures…

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« L'Antiquité retrouvée », 4e édition, revue et augmentée, de Jean-Claude Golvin, Aude Gros de Beler, Éditions Errance, 2020.

Le travail de Jean-Claude Golvin n’est plus à présenter, lui, ce talentueux architecte et directeur de recherche au CNRS qui a su majestueusement redonner vie de la plus belle manière qui soit à l’Antiquité grâce à ses aquarelles soignées. Il ne s’agit point là de vues d’artistes, plus ou moins romantiques, auquel le passé nous avait habitués. C’est en une véritable connaissance intime et scientifique du terrain – Jean-Claude Golvin a dirigé pendant dix ans le Centre franco-égyptien de Karnak – que son travail trouve ses sources. Alliant rigueur archéologique au talent de dessinateur, l’Antiquité reprend vie sous la plume aquarellée de l’auteur. Approfondissant le concept de « restitution », Jean-Claude Golvin souligne que proposer au XXIe siècle une image la plus fidèle possible du site de Delphes, du temple d’Amon à Karnak ou encore du Colisée de Rome ne peut se réaliser qu’à l’aide de sources fiables et nombreuses telles que des dessins, textes anciens, mosaïques et bas-reliefs, sans oublier les vestiges archéologiques parvenus jusqu’à nous.
C’est dans l’appréhension et le traitement de ces milliers de données, forcément parcellaires et souvent dispersées, que réside l’art de synthèse et de rigueur de l’auteur pour ces magnifiques dessins. Sans se perdre dans les méandres des ruelles de la Rome antique, Jean-Claude Golvin parvient cependant à en rendre la richesse. Et si les personnages n’apparaissent que très rarement, et en taille à peine visible, c’est pour mieux mettre en évidence la vie des édifices et des sites qui livrent un témoignage suffisamment évocateur du génie de ces civilisations.
« L’Antiquité retrouvée » mérite bien son titre en redonnant vie admirablement à une centaine de sites parmi les plus fameux de l’Antiquité sur près de trente siècles, de 2500 av. J.-C au Ve siècle de notre ère. Le talent de Jean-Claude Golvin, appuyé par les textes éclairants d’Aude Gros de Beler, réside assurément dans cette vision d’ensemble rendant immédiatement lisible la complexité de ces architectures antiques.
C’est un fabuleux voyage dans le temps et dans l’espace que nous offre ce passionnant ouvrage !
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

« Tout César - Discours, traités, correspondance et commentaires » Jules CÉSAR, Alessandro GARCEA (Traducteur, Directeur d'ouvrage), Collection Bouquins, Robert Laffont éditions, 2020.

Assurément cette dernière publication aux éditions Robert Laffont fera date en langue française car, étonnamment, il n’était pas possible jusqu’à présent de disposer en édition bilingue de tous les écrits de l’un des plus grands stratèges et personnalité politique de l’Antiquité, Jules César.
On oublie trop souvent qu’en plus d’avoir été le conquérant de la Gaule et d’une grande partie du monde méditerranéen, à l’image de son illustre prédécesseur Alexandre le Grand, Jules César fut également un historien dont les écrits sont également passés à la postérité. Et, c’est justement l’objet de ce volume de la prestigieuse collection Bouquins que de rassembler en 960 pages l’intégralité des écrits de Jules César, et ce, en version bilingue latin et français.
Le lecteur sous la conduite éclairée d’Alessandro Garcea, grand spécialiste de la littérature latine, aura grand intérêt de débuter sa lecture par l’éclairante introduction résumant en une vingtaine de pages les grands traits de celui qui atteint non seulement la magistrature suprême au sommet de l’État, mais eu également l’intuition d’en dépasser les limites. La politique de la ratio anime en effet l’action de Caius Iulius Caesar, né le 12 juillet 100 av. J.-C. d’une famille d’ancienne noblesse. Curieusement, son action sera largement critiquée par des auteurs latins tels Tite-Live, Plutarque, Suétone ou encore Dion Cassius. La personnalité et l’ampleur de l’action de ce personnage hors-norme ne pouvaient, en effet, que susciter l’inquiétude de ses contemporains à l’encontre de celui qui bouleversera non seulement les frontières de l’Empire romain, mais également ses structures politiques et culturelles. Contrairement à l’image laissée par ses détracteurs, César eut aussi à cœur d’ouvrir la connaissance au plus grand nombre et non plus à une seule élite, faisant de Rome un grand centre intellectuel, nous sommes loin de l’image moderne – et trompeuse – d’un dictateur.
Ce vaste ensemble réunit, enfin, les Commentaires, extraits des discours, traités et correspondance conservés par les Anciens. Le lecteur pourra bien sûr goûter aux charmes intrinsèques de la « Guerre des Gaules » dépassant en ampleur les plus grandes fresques du cinéma hollywoodien, mais surtout y découvrira la dimension littéraire de celui qui ne fut pas qu’un stratège politique et militaire, en un parallèle saisissant avec le général de Gaulle.
La traduction d’Alessandro Garcea met en évidence ce style césarien qui transcende les formules historiques pour atteindre un genre révélant une éthique et une rigueur à la source d’une éloquence stylistique remarquable, ainsi qu’en témoigne cette belle édition.
 

Philippe-Emmanuel Krautter

 

"Aux origines, l’archéologie - Une science au cœur des grands débats de notre temps" de Jean-Paul DEMOULE, La Découverte, 2020.

Jean-Paul Demoule offre avec ce dernier essai une porte d’entrée idéale et accessible au monde à la fois circonscris mais aussi ouvert de l’archéologie. Circonscris, car l’archéologie est de nos jours une science aux frontières bien précises et aux méthodologies rigoureuses et éprouvées, loin des approximations des siècles précédents. Ouvert également par son champ d’investigation considérablement vaste, étendu à l’exploration et compréhension de notre passé et des sociétés qui l’ont caractérisé.
Archéologue réputé, ancien président de l’INRAP et professeur à la Sorbonne, Jean-Paul Demoule milite depuis longtemps pour que sa discipline soit comprise par le plus grand nombre grâce à des publications et interventions toujours saluées pour leur pédagogie et leur engagement. C’est cette même implication qui se trouve au cœur de cet essai passionnant qui intéressera non seulement les puristes de la discipline, mais aussi par son propos élargit un vaste public cultivé qui appréciera cette mise en relation avec les nombreuses problématiques sociétales, y compris idéologiques. Le sous-titre de ce livre s’avère d’ailleurs des plus évocateurs : « une science au cœur des grands débats de notre temps ».
Dès l’introduction, Jean-Paul souligne cette double fonction de l’archéologie : scientifique et idéologique. Alors que la théologie n’est plus guère présente que dans les Séminaires et Instituts spécialisés, l’archéologie a été convoquée – souvent même manipulée – à des fins idéologiques et rhétoriques pour mieux justifier tel passé ou telle « identité nationale »… L’auteur, dans un premier temps, s’attache à cette absence de neutralité axiologique manifeste à certains stades de l’archéologie lorsqu’il s’est agi de « manipuler » l’histoire notamment en France avec l’identité nationale, les fameux Gaulois et autres invasions barbares intéressant certains présidents de la République et responsables politiques. À l’image de certaines sciences dures telles la génétique et la médecine qui en d’autres situations plus tragiques ont pu être « manipulées » par des régimes iniques afin de justifier l’idée de race et d’inégalité entre elles, l’archéologie peut également servir des desseins moins nobles que la seule connaissance, ainsi qu’il ressort des nombreux exemples détaillés rapportés par l’auteur.
Jean-Paul Demoule élargit son propos également au-delà de nos frontières nationales, en soulignant combien sa discipline peut se trouver déviée de sa mission première par des idéologies ultralibérales mettant souvent en péril non seulement une archéologie préventive manquant la plupart de moyens financiers, mais menaçant également la préservation d’un patrimoine fragilisé par des enjeux qui la dépassent tel qu’il ressort de cet essai vif et engagé.
Mais, il n’est pas trop tard pour être optimiste, conclut cependant Jean-Paul Demoule. Et tel est bien le grand mérite de cet ouvrage, soulignant et alertant pour mieux prévenir et enrayer les mauvais usages faits de l’archéologie.
Art, Culture, Essais...

Roberto Longhi : « Le Caravage », traduit de l’italien par Gérard-Julien Salvy, 272 p., Editions du Regard, 2024.


C’est à une remarquable confrontation à laquelle est convié le lecteur de l’ouvrage maître de Roberto Longhi (1890-1970), celle de l’art du Caravage soumis au regard critique du grand historien de l’art italien. Cet éminent spécialiste du peintre lombard lui a en effet consacré quasiment la plus grande partie de son énergie et de ses études et a très largement contribué à livrer le rayonnement de son style sur ses contemporains et successeurs. Cette place du Caravage dans le parcours critique de Roberto Longhi débute avec l’étude sur le « Garçon mordu par un lézard » du peintre qui initie cette passion, ce qui n’empêcha pas parallèlement l’historien de s’intéresser quelque temps au futurisme…
A une époque où seules les peintures toscanes et vénitiennes prédominaient, quelle place pouvait dès lors encore occuper un artiste venu de Lombardie ? Ce fut le génie de Longhi de démontrer justement l’intérêt révolutionnaire du maître lombard, en tant que tel, certes, mais surtout et également pour ses successeurs et pour l’histoire de l’art en général. Cet ouvrage essentiel dans la bibliographie de l’historien de l’art - fort heureusement traduit en français par Gérard-Julien Salvy aux éditions du Regard, permettra au lecteur d’observer la manière unique de Longhi d’étudier Le Caravage, le peintre observant, comme cela n’avait jamais été réalisé jusqu’alors au XVIIe s., l’âme de ses contemporains et l’essence des choses. Pier Paolo Pasolini ne s’était pas trompé alors qu’il était étudiant en histoire de l’art à Bologne et suivait avec assiduité les cours de Longhi : « Longhi était nu comme une épée hors du fourreau. Il parlait comme personne ne parlait. […] Pour un jeune garçon opprimé, humilié par la culture académique, par le conformisme de la société fasciste, c’était la révolution. La culture que le maître révélait et symbolisait proposait une voie nouvelle par rapport à l’entière réalité connue à ce jour ».
Cet anticonformisme de Longhi qui allait tant séduire et influencer alors le cinéaste et poète se manifestera à de nombreuses reprises dans les études de l’historien de l’art, notamment dans cette magistrale monographie sur Caravage. Il est en effet le premier à souligner le style direct et naturaliste du maître lombard, à mettre en évidence son regard poétique et à analyser la place primordiale de la lumière dans cet ordonnancement novateur, ce dont rendent parfaitement compte ces pages au style souvent polémique.
Ce fort et riche volume de 272 pages abondamment illustré des œuvres du peintre regroupe des textes déterminants consacrés tant aux artistes ayant influencé Caravage qu’à sa propre influence sur ses successeurs qui seront rangés dans le courant « caravagisme », qu’il s’agisse des peintres du cercle immédiat de l’artiste à Milan ou des nombreux artistes plus lointains ou postérieurs qui seront influencés par son originalité et modernité, notamment en France.
Le lecteur retrouvera en fin d’ouvrage notes, catalogue complet des œuvres du peintre, ainsi qu’une bibliographie et un index qui feront de cette édition une référence incontournable pour toute étude sur le célèbre peintre italien.

 

Jean-Pierre Luminet : « Les Nuits étoilées de Vincent van Gogh », 160 p., 2023.

C’est un petit livre carré absolument passionnant signé Jean-Pierre Luminet que nous proposent les éditions Seghers. Un ouvrage mené telle une enquête et entraînant son lecteur sur les traces de Vincent van Gogh et du firmament. Eh, oui, rien que cela ! L’auteur a, en effet, souhaité en partant des chefs d’œuvre du peintre célébrant les étoiles tout simplement remonter le temps et retrouver les étoiles de la célèbre « Terrasse de café le soir » ou encore celles de la non moins célèbre « Nuit étoilée », des toiles réalisées à Arles en 1888…
Pour ce beau défi, s’appuyant sur la correspondance de l’artiste, l’auteur est retourné sur les lieux mêmes où le peintre avait posé son chevalet, Arles, Saint-Rémy-de-Provence, le Rhône… juxtaposant œuvres, plans et photographies. C’est en 1888 que van Gogh part, en effet, s’installer en Provence. Là, il s’émerveille tant de la lumière du sud que de celle du ciel étoilé de Provence.
Mais surtout, et là réside tout l’attrait de cet ouvrage, Jean-Pierre Luminet n’a pas hésité à solliciter le concours de la science et des logiciels pour retrouver les « vrais » ciels que l’artiste a pu contempler et lui ayant inspiré ses plus grands chefs d’œuvres ; d’où le titre de ce captivant ouvrage « Les Nuits étoilées de Vincent van Gogh » ! Il faut dire que l’auteur a plus d’un atout pour surprendre et réjouir son lecteur : astrophysicien, auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, il sait de quoi il parle… Mais c’est aussi en poète, avec cette poésie des étoiles et de l’infini, que Jean-Pierre Luminet nous dévoile ces fameuses « Nuits étoilées de Vincent van Gogh ».
 

« Modigliani – Un peintre et son marchand » ; Catalogue officiel de l’exposition éponyme au musée de l’Orangerie, Co-édition Musée de l’Orangerie/Flammarion, 2023.

Catalogue officiel de l’exposition « Modigliani – Un peintre et son marchand » au Musée de l’Orangerie - Paris, l’ouvrage par son riche contenu réjouira tout autant ceux n’ayant avec regret pu se rendre à cet événement que ceux désirant en garder mémoire et souvenirs. Ainsi, outre le catalogue complet des œuvres exposées et présentées, ici, sur de pleines pages, des portraits essentiellement, le lecteur pourra également découvrir quatre fructueux essais mettant en lumière tant les œuvres de cette période réalisées par l’artiste que sa rencontre et relation avec son marchand, Paul Guillaume, en 1914. Modigliani est arrivé six ans auparavant à Paris et s’est consacré à la sculpture après avoir rencontré Constantin Brancusi. Mais, sous l’influence et les encouragements de P. Guillaume, Modigliani reviendra en fin de compte à la peinture pour s’y consacrer dorénavant exclusivement… Cécile Girardeau, conservatrice au musée de l’Orangerie, revient dans sa contribution « Amadeo Modigliani, un peintre à Paris » sur les débuts de Modigliani et l’influence de l’effervescence artistique parisienne de cette époque, avant que Simonetta Fraquelli, historienne de l’art et commissaire, souligne, pour sa part, les liens privilégiés unissant l’artiste et son marchand. Il est vrai que nombre d‘intérêts artistiques communs liaient les deux hommes notamment la poésie, la littérature ou encore les arts africains auxquels Yaëlle Biro consacre son essai. C’est en 1918 et avec Guillaume Apollinaire que Paul Guillaume lancera la revue « Les Arts à Paris » dont le lecteur retrouvera quelques couvertures et pages, et dans laquelle jusqu’à sa mort, il promut artistes et écrivains. Enfin, dans une passionnante recherche Marie-Amélie Senot a recours à la science pour éclairer et appréhender le projet artistique de Modigliani.
Illustré également de photographies d’époque, ce catalogue trouvera à l’évidence bonne place dans toute bibliothèque.
 

« Le Musée absolu » ; Relié, 23,8 x 30,5 cm, 1 640 Ill., 584 p., Editions Phaïdon, 2023.

Ce n’est pas un musée imaginaire, mais bien plus puisque c’est un musée absolu - « Le Musée absolu » que les éditions Phaïdon nous proposent dans cette nouvelle édition ; un ouvrage remarquablement complet, ordonné et idéal pour permettre à tout à chacun de choisir justement son propre musée imaginaire ! Avec son grand format, ses plus de 500 pages et pas moins de 1 640 illustrations, l’ouvrage réalisé avec le concours de conservateurs, d’historiens de l’art, d’artistes et critiques d’art, nous invite à visiter la collection d’art la plus vertigineuse du monde, allant de « L’art de l’âge de Pierre » à « L’art depuis le milieu du XXe siècle » en passant par les arts de l’Asie, du Japon, les arts de l’Islam ou encore l’Afrique. Divisé en sections selon les périodes ou les domaines, le lecteur pourra parcourir bien des contrées, des espaces temps et des artistes : La Rome antique, la Renaissance italienne ou du Nord, le baroque ou rococo, etc., aucun domaine ne gardera ses secrets et le lecteur aura tout à loisir de choisir au gré des pages ses domaines de prédilection.
Avec un plan « de visite » présenté non en chapitres mais en galeries tel un musée, chaque section ou galerie renvoie à une couleur déterminée que l’on retrouvera sur le profil de l’ouvrage en onglet pour plus de facilité. Chaque domaine abordé propose selon sa propre table des matières des présentations et analyses détaillées des arts concernés ; ainsi sous l’onglet rose, le lecteur retrouvera-t-il les arts de la Chine et de la Corée avec des développements sur les bronzes rituels chinois antiques, les bronzes mystérieux de Sanxingdui ou encore les Jades chinois ; au titre « d’expositions » des focus y sont même régulièrement développés parallèlement aux nombreuses œuvres et artistes présentés selon les domaines.
Un ouvrage soigné et didactique devenu un classique incontournable et offrant au fil de ses pages ou des salles de ce fabuleux « Musée absolu », une porte d’entrée complète et idéale pour aborder l’histoire de l’art.
 

« Yao Jui-Chung » par Sophie McIntyre ; Version anglais, 192 ill. couleur et 27 n&blc, 30 x 24 cm, Editions Scheidegger & Spiess, 2023.

C’est une belle monographie consacrée à l’artiste taïwanais Yao Jui-Chung que nous proposent les éditions Scheidegger and Speiss. Artiste aux multiples expressions, mais aussi écrivain et conservateur, Yao Jui-Chung a su s’imposer sur la scène internationale de l’art contemporain et de la photographie ; pionnier dans tous les domaines, que cela soit la photographie, la peinture ou encore les multiples installations, Yao Jui Chung est devenu un artiste incontournable et indissociable de son pays dont la renommée n’est plus à faire.
Dans son format allongé, l’ouvrage propose sous la direction de Sophie Mcintyre, spécialiste de l’art taïwanais, une riche mise en perceptive sur les trois dernières décennies de la carrière et de l’œuvre de l’artiste. Avec plus de 200 illustrations et reproductions, le lecteur y retrouvera les œuvres peintes réalisées par Yao Jui-Chung de 2007 à 2022, mais aussi son œuvre photographique et visuelle pour la période 2000-2020, ainsi que nombre de ses expositions.
Des œuvres qui retiennent immédiatement l’intérêt tant par leur singularité que par leur engagement. Monde sociétal, politique, historique et religieux jalonnent dans un esprit libre et critique l’ensemble de l’évolution artistique de Yao Jui-Chung. Que ce soit dans son œuvre en noir et blanc, ou dans celle aux couleurs luxuriantes, le regard ne cesse d’être surpris par tant de diversité et de créativité. La dérision y est omniprésente et s’invite dans une créativité aussi bien tournée vers le présent, le politique et la société que vers le passé, la religion et les mythologies ou encore un « pré-apocalyptique futur »… un regard artistique que le lecteur retrouvera développé dans l’entretien de Yao Jui-Chung avec le critique d’art et directeur artistique du MAXXI à Rome, Hou Hanru.
Un ouvrage qui ouvrira bien des horizons.
 

« Rochus Lussi - Dûnne Haut thin skin » ; Relié, 400 p., 410 ill. couleurs et 34 en N&Blc, 21 x 26.5 cm, Version anglais/allemand, Editions Scheidegger & Spiess, 2023.

C’est un fort et très bel ouvrage que les éditions Scheidegger et Spiess consacrent à l’artiste suisse Rochus Lussi. Une œuvre singulière, ouverte, tournée vers l’humain sous toutes ses formes, de la vie à la mort pourrait-on dire. Certes, si quelques œuvres ou installations sont consacrées au règne animal, l’angle de frappe de cet artiste, né en 1965, réside dans la captation de l’humain, de l’existence de l'humain en tant qu’animal grégaire ; L’humain, l’homme, la femme, l’enfant ou le nourrisson pris dans les mailles de l’existence avec ses congénères. Avec une sensibilité à fleur de peau propre à l’artiste, ces œuvres, sculptures, dessins, installations extérieures ou intérieures ne sauraient laisser indifférents. Y sont perceptibles tout autant la solitude, les faiblesses, les désorientations, le mimétisme ou formatage, mais aussi la singularité de ce qui fait l’humain. Personnages en série, visages vides, déshumanisés, mais également divisés, écartelés, la mort y côtoyant la vie, la survie ou l’absence…
Évoluant au fil du temps, Rochus Lussi questionne, interroge, scrute plus que le spectateur ne le questionne. C’est un beau parcours ou voyage au sein d’une œuvre de plus de trente années qui mérite amplement d’être connue que nous propose cette belle monographie appuyée par de riches contributions et analyses consacrée à Rochus Lussi.
 

« Monet en pleine lumière » ; Collectif sous la direction de Marianne Mathieu, Éditions Hazan, 2023.

Accompagnant l’exposition du Grimaldi Forum Monaco, l’ouvrage « Monet en pleine lumière » a souhaité célébrer le père de l’Impressionnisme sous la lumière du fameux rocher de Monaco et de la non moins renommée Riviera lors de son premier séjour, il y a 140 ans. Et quel plaisir jamais tari de retrouver Claude Monet dans cette période essentielle des années 1880 de sa longue carrière, une trajectoire infaillible retracée également en ces pages et offrant au lecteur une belle mise en perspective… Mais, ce sont surtout les jeux de lumière, de bleus et d’azur, ces ambiances à nulles autres pareilles de la Riviera qui retiendront l’attention. Loin déjà de la lumière des plages de Deauville, de Trouville ou des bords de Seine, loin encore des effets si magiques de Giverny, ces toiles des années 1880, quelques peu moins connues, imposent pourtant leurs charmes, beauté et caractères… Sous la direction de Marianne Mathieu, les œuvres de Monet de cette période se laissent, en effet, pleinement apprécier ; des œuvres, en ces pages, appuyées par de riches contributions, des documents d’archives ou encore des photographies d’époque. De Monaco à Antibes en passant par Bordighera, Dolceacqua ou encore Cap Martin, c’est un voyage en compagnie de « Monet en pleine lumière » auquel nous convie ce bel et riche ouvrage.
 

« Tiziano 1508. Agli esordi di una luminosa carriera » ; Catalogue de l’exposition Venezia, Gallerie dell’Accademia, sous la direction de Roberta Battaglia, Sarah Ferrari et Antonio Mazzotta, (italien), Editions Mandragora, 2023.

La Gallerie dell’Accademia de Venise consacre au peintre Le Titien une exposition majeure quant à ses œuvres de jeunesse. Le catalogue de cet évènement publié aux éditions Mandragora permettra de se faire une idée de l’importance de cet angle original retenu par Sarah Ferrari, Antonio Mazzotta et Roberta Battaglia à partir de l’œuvre emblématique du peintre « l’archange Raphaël et Tobie » datant de 1508, une peinture déterminante pour la suite du brillant parcours de l’artiste.
Ces quelques années du début du XVIe siècle à Venise font ainsi l’objet d’analyses approfondies dans ce catalogue en écho avec l’exposition, renouvelant le regard porté sur le jeune Tiziano par le filtre de 17 œuvres autographes confrontées à celles de ses contemporains tels son maître Giorgione, mais aussi Sebastiano del Piombo, Francesco Vecellio ou encore Albrecht Dürer.
Ainsi que le soulignent les riches contributions réunies dans ce catalogue, l’an 1508 marque assurément le point de départ de la carrière publique de Titien qui le conduira en quelques années seulement à devenir le peintre officiel de la Sérénissime. L’analyse des œuvres de jeunesse, la décoration du Fondaco dei Tedeschi, les pérégrinations du jeune Titien entre Venise, Ferrare et Padoue sont ainsi étudiées en début d’ouvrage avant de proposer au lecteur des analyses des œuvres majeures présentées de l’artiste, telles la Nativité, le Triomphe du Christ, la Madonna con il Bambino ou encore Judith avec la tête d’Holopherne.
 

« L’automne par les grands maîtres de l’estampe japonaise » réalisé par Anne Sefriou ; Coll. « Chefs-d’œuvre de l’estampe japonaise », 17.2 x 24.6 cm, Editions Hazan, 2023.

Les éditions Hazan célèbrent les saisons avec les grands maîtres de l’estampe japonaise. L’ouvrage consacré à « L’Automne » offre particulièrement un plaisir inégalé ! Avec son coffret et sa reliure en accordéon, celui-ci livre en effet par le prisme de soixante œuvres signées des plus grands maîtres japonais, non seulement toutes les couleurs chatoyantes de l’automne, mais aussi toute la poésie et symbolique extrême-orientales attachées à cette saison à nulle autre pareille. Les plus grands maîtres de l’estampe, Hokusai, Hiroshige, mais aussi Hasui ou encore Harunobu, signent ces estampes uniques où les couleurs et les « Rafales d’automne », pour reprendre un titre de Sôseki, nous entraînent en une rêverie infinie… Lorsque les érables se parent de rouge ou de jaune, lorsque les kimonos des jeunes femmes se teintent des couleurs des chrysanthèmes et que le vent d’octobre fait ployer les bambous… C’est toute la poésie des songes d’automne que le lecteur retrouvera dans ces pages aux soixante estampes… L’ouvrage est accompagné d’un livret explicatif réalisé par Anne Sefriou, auteur de nombreux livres d’art notamment consacrés au domaine des estampes japonaises.
 

PAOLO PORTOGHESI Sguardo, parole, fotografie edizioni dell’Accademia Nazionale di San Luca, 2023.


Le catalogue officiel de l’exposition à l'Accademia Nazionale di San Luca sous la direction de Francesco Cellini et Laura Bertolaccini permet de découvrir et d’apprécier les liens intimes qu’entretenait Paolo Portoghesi, grand architecte italien disparu en mai 2023, théoricien et professeur d'architecture de l'université La Sapienza de Rome, avec la culture architecturale internationale, et plus précisément ici son admiration pour le grand architecte baroque Francesco Borromini dont il était l’un des éminents spécialistes.
Dès son plus jeune âge, Portoghesi a en effet exploré par ses photographies en noir et blanc - dont 72 sont reproduites dans l’exposition et le catalogue - l’œuvre de Borromini en une passionnante enquête critique. C’est dans les années 60 que Portoghesi débute cette vaste exploration en un nombre impressionnant de clichés à travers de multiples lieux emblématiques tels Sant'Ivo alla Sapienza, San Carlo alle Quattro Fontane, San Giovanni in Laterano, la Casa dei Filippini, Sant'Agnese in Agone, Palazzo Falconieri, le Collegio di Propaganda Fide ou encore l’église de Sant'Andrea delle Fratte…
Avec des appareils Rolleiflex ou Hasselblad tenus à la main sans trépied, Portoghesi sut saisir des angles inédits qui étonnent encore de nos jours ainsi qu’il ressort des pages de ce catalogue avec ces contrastes lumineux accentués par les jeux d’ombre. Dans cet ouvrage richement illustré par ces photographies extraordinaires, le lecteur pourra également découvrir l’écriture de Portoghesi révélant toute la richesse de son vocabulaire et la magie opérée par le baroque de Borromini.
Une exploration dans l’univers fascinant de la pierre et de l’architecture baroque transfigurée par un de ses plus passionnants analystes !
(Exposition organisée par Francesco Cellini et Laura Bertolaccini, avec la collaboration de Maria Ercadi, sous le Haut Patronage du Président de la République italienne. Toutes les photographies et reproductions du livre Paolo Portoghesi de Francesco Borromini exposées ou publiées dans le catalogue ont été aimablement fournies par Giovanna Massobrio Portoghesi).
 

« All Under One Roof - Revolutionising Basel’s Military Barracks” sous la direction de Claudia Mion ; 22.5 x 33 cm, 224 p.; 181 illus. couleur et 50 b/w; Version Allemand / Anglais, Editions Park Books, 2023.

Les éditions Park Books livrent avec « Die Revolutionierung der Basler Kaserne » ou « All Under One Roof - Revolutionising Basel’s Military Barracks » une étude complète de la récente reconversion de la caserne militaire de Bâle sur les rives du Rhin par le jeune cabinet d’architectes bâlois Focketyn del Rio.
Appuyé par une vaste iconographie, l’ouvrage offre en effet une riche analyse de cette réhabilitation de l’ancienne caserne de Bâle en un centre culturel dynamique et vivant. Achevé en 2022, le kHaus propose aujourd’hui plus de 3 000 m2 qui ont ainsi été aménagés en salle de théâtre, espaces et salles de travail... Une reconversion décidée il y a une dizaine d’années, en 2013 précisément, et menée sous l’élan créatif et dynamique de jeunes architectes, ceux du Focketyn del Rio Studio à Bâle, ce jeune cabinet d’architecture ayant en effet remporté le concours pour cette réhabilitation en 2013, soit tout juste six mois après son ouverture !
Le lecteur pourra par cet ouvrage au format idéalement allongé découvrir l’ensemble du process année après année de cette vaste et belle réalisation architecturale ; Plans d’études, plans extérieurs et plans intérieurs étage par étage, étapes de réhabilitation, photographies et interviews rythment les différents chapitres de cette féconde étude.
Aujourd’hui, parfaitement intégrée à la ville de Bâle, cette reconversion offre aussi une belle illustration de ce que peuvent apporter, bien au-delà de Bâle et du Rhin, les diverses réhabilitations urbaines. À ce titre, cette riche étude offre autant une fructueuse mise en valeur qu’une belle mise en perspective.
 

Didier Ben Loulou : « Judée », Éditions La Table ronde, 2023.

A la seule évocation du mot « Judée », la mémoire se libère avec ces paysages brulés par le soleil, ces peuples de la Bible, Ammonites, Edomites, Samaritains, pour certains disparus, d’autres encore présents, ayant tracé en lettres d’espérance une partie de son histoire… Ce sont ces déserts de Judée où l’ocre se dispute au beige, terre d’ombre, terre de Sienne que le photographe Didier Ben Loulou nous propose de parcourir avec ce dernier album dans lequel la vie, la mémoire, les angles et ces couleurs inimitables font la signature, aujourd’hui internationalement reconnue, du photographe.
La pierre omniprésente dans ces espaces comme dans l’œuvre artistique du photographe constitue le sceau du secret, celui qu’il appartient patiemment de comprendre pour mieux saisir le destin de tant de civilisations en ces terres. Un chemin en apparence esseulé, des graminées tendant leurs tiges vers le ciel comme des orants, des ciels chargés annonciateurs de présages, partout une végétation calcinée des attentes des hommes… Et pourtant, parfois, au détour d’un chemin, le photographe capte l’improbable couleur pourpre d’une tunique antique abandonnée, non partagée… Nombreux seront en effet les symboles laissés avec parcimonie par ces photographies inspirées de Didier Ben Loulou, telle cette grenade à la fois synonyme de fertilité et de charité dont les grains se dispersent aux quatre vents. Les éléments sont omniprésents dans ces pages parfois rudes et austères tels ce feu qui dévore les broussailles ou ce vent que l’on devine sur les ramures de ces vénérables oliviers.
La Judée ne fait pas que marquer le paysage mais cisèle aussi les corps de celles et ceux qui y vivent depuis l’aube des temps. Peaux craquelées de soleil, regards songeurs en pleine lumière, pieds momifiés par la terre. C’est une Judée habitée, vivante, que nous livre au regard le photographe, terre habitée d’hommes et de femmes, de chèvres, de nuages, du souffle du vent ; terre, surtout, de mémoire, cette mémoire des pierres, quête patiente et inlassable…
La Judée de Didier Ben Loulou transporte ses lecteurs plus loin encore que les vastes horizons car l’artiste nous propose par ses photographies un véritable voyage intérieur, quelques fruits sur l’étal d’une marchande, et partout cette vie qui se passe de discours…
 

« John Ruskin – Turner » ; Traduction et présentation de Philippe Blanchard, Coll. Studiolo, Éditions de L’Atelier contemporain, 2023.

Les passionnés d’art et de littérature, les amoureux de Proust et d’Oscar Wilde, savent combien sont d’une richesse aussi incomparable qu’intemporelle les écrits de John Ruskin (1819-1900) notamment ses écrits sur Turner. Mais comment retrouver ces derniers dans cette incommensurable somme que nous a léguée l’écrivain et critique d’art anglais, auteur des célèbres « The stones of Venice - Les Pierres de Venise » ? Aussi faut-il saluer cette heureuse initiative des éditions de l’Atelier contemporain d’avoir regroupé et agencé en un seul et même volume l’ensemble des écrits de Ruskin consacrés exclusivement à Joseph Mallord William Turner, l’un des plus grands artistes anglais du XIXe siècle avec John Constable.
Rappelons que Ruskin voua toute sa vie une passion sans faille pour le célèbre artiste anglais qu’il découvrit à l’âge de treize ans lorsqu’on lui offrit pour son anniversaire un livre de poèmes de Rogers principalement illustré par Turner. Une passion précoce qui fit de lui un collectionneur insatiable ; « Mes folies turnériennes » écrira Ruskin lui-même cinquante ans plus tard dans « Praeterita » ! Et comment ne pas le comprendre face à ces œuvres - dont une trentaine de reproductions jalonne ce « Studiolo » - reconnaissables entre toutes, mais si fugaces ou évanescentes qu’elles en demeurent pour le commun des mortels, au-delà de l’émotion visuelle, indescriptibles…
Dans cet ouvrage intitulé simplement « John Ruskin / Turner », le lecteur retrouvera avec ce plaisir toujours renouvelé, bien sûr, de larges passages issus des « Modern Painters – Les peintres modernes », cette somme majeure et unique que Ruskin entreprit initialement pour défendre l’artiste et qu’il n’aura de cesse de compléter, de parachever sa vie durant, mais le lecteur découvrira aussi des textes moins connus, extraits d’essais ou de catalogues également consacrés au peintre. À noter que chaque chapitre, texte ou extrait est introduit, présenté et replacé dans son contexte par Philippe Blanchard préfacier et traducteur des écrits de Ruskin pour cette édition. Agencés, selon un ordre choisi, judicieux, le lecteur percevra ainsi au travers des thèmes de prédilection de Ruskin, la vérité, la nature, l’imitation, le paysage, la mer et les bateaux…, cette spécificité, subtilité et sensibilité qui ont fait le génie du célèbre peintre, aquarelliste, dessinateur et graveur anglais, J.M.W. Turner.
Ruskin, lui-même très bon dessinateur, partagea bien des points communs avec Turner : outre leur goût pour les voyages, tous deux présentaient surtout une curiosité insatiable doublée d’une acuité des plus aiguisées. Aussi n’est-il pas étonnant que le critique d’art ait si bien compris la sensibilité du célèbre peintre et qu’il demeure encore aujourd’hui incontestablement, ainsi que le souligne dans sa riche préface Philippe Blanchard, « la voie royale pour accéder à la peinture de Turner ».

L.B.K.

 

« 300 Femmes peintres – Cinq siècles de femmes peintres » ; Collectif ; Préface de Rebecca Morrill, Simon Hunegs et Maia Murphy ; Editions Phaidon, 2022.

Les éditions Phaidon ont eu l’heureuse idée de regrouper en un seul et même volume pas moins de trois cents artistes peintres femmes ayant, chacune à leur manière, marqué l’histoire de l’art !
Couvrant cinq siècles et traversant plus de soixante pays à travers le monde, cet ouvrage demeure une somme unique. Alison M. Gingeras, écrivain, commissaire d’exposition et conservatrice que l’on ne présente plus, se réfère dans son introduction, bien sûr, pour appréhender le rôle et la place des femmes - que cela soit en littérature et surtout en art - à l’une des premières femmes de lettres Christine de Pizan au Moyen-âge ou encore plus proche de nous, au XXe siècle, à l’historienne de l’art Linda Nochlin, auteur notamment, en 1971, du fameux ouvrage « Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? ».
Issue ou représentant des mouvements ou courants très divers, chaque artiste peintre est présentée en ces pages par un texte clair et concis et une œuvre majeure. On songe ainsi à Mary Cassatt, à Marie Laurencin, à Judith Leyster ou encore Frida Kahlo… Mais, le lecteur découvrira aussi aux côtés de ces femmes peintres célèbres, des artistes reconnues plus tardivement, voire peu connues ou injustement méconnues. Des femmes peintres d’hier qui nous disent par leurs œuvres et vie leur siècle, mais aussi des artistes contemporaines, d’ici ou de l’autre côté du globe, pour certaines à valeur montante et qui nous entrainent à regarder vers demain et l’avenir…
Pour plus de facilité, l’ouvrage a retenu un ordre alphabétique complété d’un glossaire par styles, mouvements et termes techniques. Le lecteur sera étonné en découvrant au fil des pages la diversité et créativité ayant animé ces femmes peintres d’hier et d’aujourd’hui, chacune ayant participé et contribué de par son origine, son époque et style à écrire l’extraordinaire histoire de la peinture.
 

« Soliloques d’un peintre » ; Édition établie et présentée par Christine Gouzi ; 16 x 20 cm, 1104 p., L’Atelier contemporain Éditions, 2022.

Véritable somme réunie par Christine Gouzi sur le peintre Georges Rouault (1871-1958), « Soliloques d’un peintre » prendra une place de choix dans la bibliographie consacrée à celui qui fut le contemporain de Matisse, Derain, Camoin et Manguin, ces « fauves » du Salon d’Automne de 1905. Ce mouvement nommé fauvisme marquera en effet les esprits en ce début du XXe siècle en donnant la primauté à la couleur sur le dessin. Artiste complet, peintre, dessinateur, céramiste, graveur, illustrateur, Rouault sut également tenir une plume et a laissé une production littéraire souvent méconnue que cet ouvrage réunit de manière exhaustive avec ces 1104 pages.
Celui qui avait un faible pour les laissés pour compte, les gens du cirque, sans oublier l’univers sacré, a en effet livré de nombreux témoignages sur ses contemporains ; Gustave Moreau, bien entendu qui fut son maître à l’École des Beaux-Arts, mais également Léon Bloy, Suarès, Huysmans. Théoricien de l’art mais aussi poète, cet artiste fut décidément doué en de multiples disciplines où la sagacité de son regard savait dépasser les lieux communs.
Christine Gouzi, avec la collaboration d’Anne-Marie Agulhon, a accompli pour cette parution inédite un travail de titan en réunissant l’ensemble de ces articles pour la plupart d’entre eux dispersés et couvrant une période allant de 1896 à 1958. C’est une véritable « rage d’écrire » qu’évoque Christine Gouzi en introduction rappelant que Georges Rouault tenait l’écriture pour une nécessité presque aussi grande que la peinture, ce qui laisse une petite idée de la place occupée par cette nécessité vitale.
Écrivant la plupart du temps la nuit alors qu’il était insomniaque, le peintre cherchait ainsi à apaiser ses craintes et doutes grâce à cette écriture cathartique. Laissant ses témoignages sur des papiers épars et de diverses natures, la production littéraire de Rouault n’a pas facilité le présent travail d’édition remarquablement réalisé. Replacés dans leur contexte, ces écrits, dont de nombreux inédits, témoignent de l’engagement protéiforme de cet homme épris d’absolu dont la poésie fut loin d’être la portion congrue.
Ces « Soliloques d’une peintre » devraient passionner toute personne éprise non seulement d’art, mais également de découvertes, telles celles qui animèrent toute sa vie cet esprit curieux et engagé que fut Georges Rouault.
 

Jean-Gabriel Causse : « L’étonnant pouvoir des couleurs », Flammarion, 2022.

L’influence des couleurs sur nos humeurs est aujourd’hui bien connue, mais en connaissons-nous pour autant tous les tenants et aboutissants ? C’est pour répondre à nos multiples interrogations en ce mystérieux domaine que Jean-Gabriel Causse nous livre analyses et découvertes les plus récentes dans ce passionnant ouvrage « L’étonnant pouvoir des couleurs » aux éditions Flammarion. L’auteur, designer, conseiller et membre du Comité Français de la Couleur, a fait choix de proposer une riche approche thématique allant de la relaxation à la mémorisation en passant par le marketing ou encore l’apprentissage... De captivants thèmes savamment développés souvent avec humour et confirmant « L’étonnant pouvoir des couleurs » sur nos comportements et perceptions. Couleurs et pharmacologie, couleurs et odorat, couleurs et vente en ligne sans oublier un chapitre entier consacré au choix des couleurs même. Alors violet, bleu ou orange ? Harmonie, énergie, calme ou liberté ? Eh ! Oui, « voir la vie en rose est une réalité scientifiquement prouvée » et « on travaille mieux dans la couleur » souligne Jean-Gabriel Causse.
Préalablement à ces thèmes, l’auteur nous invite à découvrir les couleurs, leur perception, leur nombre et température, sans oublier ces étranges illusions d’optique. Et même si les couleurs n’existent pas en tant que telles, mais par notre regard, que ce soit de A à Z ou en zapping, ce livre regorge d’informations et réflexions étonnantes, ludiques et instructives. Êtes-vous sûr que le rouge soit une couleur chaude ? Et sommes-nous réellement plus forts habillés en rouge ? Et le vert n’est-il pas étonnamment la couleur la plus légère ?
Plus de 200 pages, un sommaire riche de plus 40 thèmes pour un captivant ouvrage assurément haut en couleur… De quoi répondre à plus d’une interrogation et bien plus encore !
 

« Top secret – cinéma & Espionnage » sous la direction de Matthieu Orléan et Alexandra Midal, 288 p., 176 x 242 mm, Broché, La Cinémathèque française / Flammarion, 2022.

Passionné et passionnées d’espionnage et du 7e art, cet ouvrage est pour vous ! Innombrables sont, en effet, les films traitant de ce thème porteur qui ont su réunir non seulement un nombre d’acteurs ahurissant depuis le cinéma muet et noir et blanc jusqu’à nos jours mais également, de l’autre côté de la toile, un nombre non moins croissant d’amateurs du genre… Fort de ce constat, cette publication qui constitue le catalogue de l’exposition se tenant actuellement à la Cinémathèque française jusqu’en mai 2023 transportera le lecteur dans les coulisses de ces films où agents secrets, agents doubles et parfois même triples redoublent de sagacité pour tromper l’ennemi et parvenir à recueillir les informations convoitées par les puissances pour lesquelles ils travaillent en service commandé.
La palette du genre apparaîtra impressionnante en lisant ce catalogue plus que complet et réunissant des textes passionnants signés notamment de Pauline Blistène, de Luc Boltanski, Bernard Eisenschitz et bien d’autres encore. « Top Secret » explore ainsi cet univers bien particulier qui possède ses propres codes, parfois totalement fantaisistes au gré des scénaristes, d’autres fois calqués sur la réalité. Impressionnante est la liste des réalisateurs prestigieux qui se sont laissés convaincre par ce genre, parfois considéré à tort comme mineur, Fritz Lang, Alfred Hitchcock, Kathryn Bigelow, Brian De Palma, John Huston ou Laura Poitras feront la preuve grâce à leur art du contraire à travers des films de légende.
À souligner enfin que ce catalogue à l’iconographie remarquable a retenu fort à propos la forme d’un abécédaire avec des interviews inédites de cinéastes et d’acteurs, des textes témoignant de la diversité de ces films selon la situation géopolitique qui les a vus naître. Véritable bible du film d’espionnage, « Top Secret » figurera assurément en bonne place dans toute bibliothèque de cinéphile !
 

« Dear to Me - Peter Zumthor in Conversation” ; Edited by Peter Zumthor, 18 booklets in slipcase, 444 pages, 9 color illustrations, 12.5 x 21 cm, Editions Scheidegger & Spiess, 2021.

Une importante exposition réalisée en 2017 intitulée « Dear to me » et organisée par le célèbre architecte suisse Peter Zumthor a donné lieu à l’édition de cet exceptionnel ouvrage publié par les éditions Scheidegger & Spiess. Exceptionnel quant à la qualité tout d’abord des personnes qui y ont concouru puisque Peter Zumthor a su s’entourer de personnalités aussi diverses qu’avec Anita Albus, Aleida Assmann, Marcel Beyer, Hélène Binet, Hannes Böhringer, Renate Breuss, Claudia Comte, Bice Curiger, Esther Kinsky, Ralf Konersmann, Walter Lietha, Olga Neuwirth, Rebecca Saunders, Karl Schlögel, Martin Seel, Rudolf Walli et Wim Wenders… Cette profusion artistique a ainsi nourri cet ouvrage lui-même original quant à sa forme avec pas moins de dix-sept livrets ou conversations réunies, ici, en un luxueux boitier.
L’esthétique sobre et raffinée, enfin, qui préside à cette édition met idéalement en valeur la remarquable qualité de ces conversations qui ont été réunies convoquées, recueillies et rassemblées en ces pages par les soins de Peter Zumthor. C’est dans le cadre alpin de l’atelier du célèbre architecte que ces personnalités de tous horizons du monde de la culture sont venues débattre de thèmes aussi divers que la philosophie, le cinéma, la littérature, l’histoire, l’art, la photographie, etc. Ces dialogues révèlent ainsi les grandes approches contemporaines des arts avec comme fil directeur l’architecture reliant ces diverses disciplines. Les conversations libres et passionnantes stimulent l’esprit et la créativité, ce qu’avait souhaité avant tout le célèbre architecte pour ces rencontres dont le lecteur pourra retrouver l’essence en ces ballades intellectuelles fascinantes servies par une iconographie des plus inspirantes.
 

« Vita Nuova - Nouveaux enjeux de l’Art en Italie 1960 – 1975 », MAMAC Snoeck éditions, 2022.

La créativité de l’art italien de la deuxième partie du XXe siècle reste encore à explorer en France où elle demeure quelque peu méconnue. L’exposition qui vient de se tenir au musée d’Art moderne et d’Art contemporain (MAMAC) de Nice est venue avec bonheur y contribuer ainsi que le présent catalogue publié par les éditions SnoecK.
Deux décennies italiennes - du début des années 1960 jusqu’au milieu des années 70 - ont connu en effet une rare effervescence dans les arts qu’il s’agisse du cinéma, de la littérature, de la peinture sans oublier la photographie et bien d’autres arts encore dont les pages de cet ouvrage abondamment illustrées témoignent. Rome, Milan, Turin, Gênes sont autant de pôles créatifs ayant réuni en ces années foisonnantes de nombreux artistes qui tenteront, chacun à leur manière, de traduire les profondes mutations vécues par la société italienne à cette époque. L’industrialisation, les médias, la société de consommation opèrent en effet des changements radicaux – pour certains irréversibles - dans le quotidien des Italiens, ce que dénonça très tôt le grand intellectuel Pier Paolo Pasolini dans ses multiples créations. Les corps, la nature font ainsi l’objet d’une relecture d’un grand nombre de ces artistes qui proposeront de nouvelles approches tout autant dans la photographie que la peinture, et autres multiples installations qui tenteront d’appréhender ce modernisme envahissant.
Au-delà des instabilités politiques et sociales, ces créateurs persistent et ouvrent les portes de la modernité tels Giosetta Fioroni, Mario Schifani, Franco Angeli, etc. Cette vision pluridisciplinaire retenue par l’exposition et le catalogue qui l’accompagne rend parfaitement compte de cette complexité qui s’installe en ces années phares, complexité qui n’a pas fini d’entrelacer ses questionnements…
 

« Buchner Bründler—Buildings II » de Ludovic Balland, 528 pages, 295 color and 816 b/w illustrations and plans, 23 x 27 cm, Editions Park Books, 2022.

Les noms de Daniel Buchner et Andreas Bründler ont largement émergé dans le monde de l’architecture suisse depuis que ces deux créateurs bâlois ont eu l’heureuse idée de créer leur studio en 1997. Emblématique de la jeune génération suisse d’architecture, Buchner Bründler Architects a su rapidement se distinguer par d’impressionnantes créations, des créations à nulles autres pareilles présentées et commentées dans ce deuxième volume entièrement consacré à la décennie 2010-2020.
Une quinzaine de projets font ainsi l’objet d’une analyse détaillée dans ces pages aussi inspirantes qu’instructives et agrémentées de près de 1500 photographies, croquis, plans et visualisations. Qu’il s’agisse de nouvelles constructions ou de restaurations, le style Buchner Bründler se définit et s’impose, page après page, par ses concepts propres aux deux architectes de spiral of Infinity ou encore d’espaces virtuels posant de manière pertinente la question des rapports entretenus par toute construction avec son environnement.
Conçu à la manière d’un « cabinet de curiosités », ce fort volume concentre en ses pages toute l’étendue de la créativité des deux architectes, qu’elle s’exprime à petite échelle en des volumes réduits ou au contraire sur une large échelle en Suisse comme en Allemagne. Cette analyse est également complétée par l’étude d’une cinquantaine de projets non réalisés. Ces projets restés à l’état de plans offriront à n’en pas douter une source d’informations et d’inspiration à de nombreux architectes ainsi qu’à toute personne cherchant une voie originale et créative pour un projet de construction.
Enfin, ce beau livre sera assurément en tant que tel source d’inspiration et d’esthétique à l’image de cette métamorphose entreprise sur la Casa Mosogno en Suisse au cours des années 2014-2018.
Contributions de Tibor Joanelly, Urs Stahel, Franziska Schürch, Oliver Schneider et Ludovic Balland. Préface de Daniel Buchner et Andreas Bründler.
 

« Sumi-e » de Koike Shozo, Editions Nuinui, 2019.

Véritable bible de la peinture japonaise sumi-e, l’ouvrage consacré à cet art par le maître japonais Shozo Koike (qui vit en Italie où il dispense son art) s’avèrera incontournable à celles et ceux souhaitant s’initier à cette pratique picturale.
Épurée et allant à l’essentiel, la peinture sumi-e rejoint les sources du zen dans cet art minimaliste de l’évocation de la nature, faunes et autres objets du quotidien. Pratiquée avec seulement un pinceau, une pierre d’encre de Chine et du papier japonais, celle-ci se trouve en ces pages expliquée en termes clairs et didactiques par l’auteur qui n’hésite pas à en rappeler les étapes, planche après planche.
Quelques traits épurés évoquent spontanément une forêt de bambous sous la neige, un prunus en fleurs ou encore des montagnes éloignées en autant de sujets de cet art hérité de la Chine et de la dynastie Tang (618-907). Ce sont les moines bouddhistes zen japonais qui introduisirent cette pratique dans la culture de leur pays, et depuis à l’origine de merveilleuses créations. Tout est question de souffle et de posture mais aussi de tranquillité d’esprit, à l’image d’une méditation zazen. Une pression du bras en trop et le trait s’épaissit excessivement, à l’inverse un effleurement trop léger sera insuffisant pour suggérer le paysage souhaité.
Ce sont aux techniques de base de cet art subtil auquel nous convie cet ouvrage très pédagogique et agrémenté de nombreuses illustrations indispensables au pratiquant.
 

« L'Impressionnisme » de Valérie Mettais, Coffret l'essentiel, 18,4 x 25,7 cm,
192 pages, Éditions Hazan, 2022.


Le coffret « L’Impressionnisme » réalisé par Valérie Mettais est parvenu à concentrer en moins de 200 pages une belle synthèse aussi attractive que didactique de ce courant majeur de la peinture né dans le dernier tiers du XIXe siècle. Poursuivant la présentation originale de la collection en format « accordéon » associant une sélection de 55 œuvres majeures représentatives de l’art de l’impressionnisme, ce coffret est publié à l’occasion de l’exposition « Le décor impressionniste - Aux sources des Nymphéas » au musée de l’Orangerie.
Parvenant à évoquer les œuvres de personnalités aussi différentes que Monet et Renoir, Pissarro ou Degas, cet ouvrage toujours agréable à déplier permettra au lecteur de rapidement constater ce qui unit tous ces artistes épris de nature et de couleurs ; Une attraction commune pour la libération des formes et un désir partagé d’évoquer les sensations nées d’impressions au contact de la nature. Ce livre est complété par une notice sous la forme d’un cahier joint détaillant l’origine des œuvres et en rappelant les notions essentielles.
Un beau voyage sous la forme d’une exposition temporaire chez soi.
 

"Le bonheur dans la littérature et la peinture" de Pascal Dethurens ; 221 x 280 mm, 192 pages, Editions Hazan, 2022.

Vaste sujet que le bonheur ! Sujet fécond surtout lorsqu’il est recherché tant dans la littérature que dans la peinture… Une quête pleine de couleurs et de surprises dont s'est saisi Pascal Dethurens et qu’il nous fait partager avec cet attrayant catalogue paru aux éditions Hazan.
Le bonheur, cette notion qui a animé les philosophes dès la plus haute antiquité n’a, il est vrai, cessé d’inspirer aussi bien les artistes que les historiens, écrivains, romancier ou essayistes… C’est à cette quête croisée et belle aventure, tâche ardue, cependant, à laquelle s’est attaché Pascal Dethurens, professeur de littérature comparée et spécialiste des liens entre arts et littérature. Ce bel ouvrage servi par un long et riche texte et par une iconographie aussi inspirante qu’évocatrice transporte le lecteur dans ces liens ténus entre sentiment de plénitude prêté au bonheur et création en occident. Convoquant Marc Aurèle, Roger Caillois, Mircea Eliade... en regard de Matisse, Bonnard, Léger et tant d’autres, l’ouvrage s’égrène tel un sablier empli de sable précieux…
Instant rare et souvent fugace, le bonheur fait tour à tour l’objet d’adulation ou de méfiance selon les courants de pensée au fil des siècles. La subjectivité entre ainsi au cœur de cet état délicat proche, parfois, de la nostalgie. Réminiscences éparses d’instants précieux, états de plénitude face à l’immensité de la nature, émerveillements du quotidien le plus infime, chaque occasion – grande ou petite – peut ouvrir au bonheur ainsi qu’en témoignent les œuvres d’art et extraits d’œuvres littéraires réunis par l’auteur. Si le lecteur veut un exemple concret, qu’il s’attarde sur ce premier tableau reproduit dès les premières pages de l’ouvrage, une œuvre de Pierre Bonnard, peintre de l’hédonisme et qui parvient à saisir si justement ces quelques fractions d’éternité sur « La Terrasse à Vernonnet » en 1939, plénitude des couleurs et de la lumière dont « La fête de Saint-Nicolas » de Jan Sten à la page suivante constitue l’habile contrepoint avec cette adorable petite fille serrant sa poupée comme un trésor unique…
Bonheur d’aimer, plaisir des dieux, intimité ou extase, nature sublimée, plénitude spirituelle, tels sont quelque un des thèmes abordés dans cette réflexion délicatement menée par un auteur lui-même inspiré !
 

« Napoli – Super modern »; Sous la direction du LAN - Local Architecture Network, de Benoit Jallon, d’Umberto Napolitano et du Laboratoire R.A.A.R. ; 24 x 30 cm, 232 pages, Éditions Park Books, 2020.

Avis aux amoureux de l’Italie, Naples, et bien sûr, aux architectes, la parution aux éditions Park Books de ce riche ouvrage entièrement consacré à l’évolution architecturale moderne de Naples dans les années 1930 à 1960. Un angle de vue architectural rarement étudié et que cet ouvrage sous la direction de Benoît Jallon, associé fondateur du LAN (Local Architecture Network) à Paris et de Umberto Napolitano appartenant également au LAN, révèle avec autant de passion que de précisions.
Avec une iconographie exceptionnelle, notamment les photographies du célèbre photographe français Cyrille Weiner, cet ouvrage apporte bien des éclairages sur la construction moderne de cette ville italienne à nulle autre pareille. Ainsi si Umberto Napolitano revient sur la genèse de cette modernité, Cyril Weiner souligne la « Douce assimilation » de cette évolution architecturale des années 1930 à 1960. Avec ses nombreuses contributions, dont celles également de Manuel Orazi et de Guianluigi Freda, ses plans et détails architecturaux, c’est un regard et surtout une riche analyse que propose « Napoli – super modern » sur cet aspect moderne moins connu de cette métropole portuaire unique du sud de l’Italie.
Une féconde étude d’ensemble appuyée également par un « Atlas » de dix-huit bâtiments majeurs de Naples datant de 1930 à 1960 comportant plans, élévations et coupes notamment le fameux « Cube d’or » ou encore le Teatro Mediterraneo ; Un « Atlas » accompagné et éclairé par les textes d’Andréa Maglio qui signe également « Of a « Conciliatory » Modernity : Naples 1930-1960 ».
 

" Camées et intailles, l’art des pierres gravées " de Philippe Malgouyres, Hors série Découvertes, Gallimard / L’Ecole des Arts Joailliers, 2022.

A l’occasion de l’exposition consacrée à l’art des pierres gravées à L’École des Arts Joailliers de Paris, les éditions Gallimard publient sous la plume de Philippe Malgouyres une heureuse synthèse sur cet art trop souvent méconnu. La pratique de tailler une pierre précieuse ou semi-précieuse remonte à la plus haute antiquité et n’a cessé de gagner en raffinement depuis ainsi qu’en témoigne ce numéro Hors-série Découvertes abondamment illustré. L’auteur, conservateur en chef du patrimoine au département des objets d’art du musée du Louvre et spécialiste de la glyptique – art de graver les pierres – souligne combien ces pièces pour certaines exceptionnelles sont nées du dialogue entre la pierre et la main de l’homme. Relevant la difficulté quant à leur classement, souvent fantaisiste et moins rigoureux que pour les espèces vivantes, l’ouvrage rappelle combien ces imprécisions ont su nourrir une poésie certaine dont ces créations témoignent au fil des siècles. Depuis le IIIe millénaire av. J.-C., ces pierres provenant majoritairement d’Inde, feront l’objet de techniques, s’il en était besoin, le degré de maîtrise et d’excellence atteint par de nombreux graveurs. Rappelant les fonctions et usages de ces bijoux dès le Proche-Orient antique, ce petit ouvrage aux inoubliables photographies transportera le lecteur en un délicat voyage où poésie minérale et art ont su composer les plus belles créations.
 

« Johan Celsing – Buildings Texts » ; Sous la direction de Pamela Johnson avec les contributions de Claes Caldenby, Johan Celsing et Wilfried Wang ; Photographies de Ioana Marinescu ; Relié, Editions Park Books, 2021.

Johan Celsing a su s’imposer comme l’un des plus talentueux architectes suédois contemporains. Une telle monographie entièrement consacrée à Johan Celsing et à l’ensemble de son œuvre était donc vivement attendue. C’est aujourd’hui chose faite avec ce fort volume de plus de 400 pages « Johan Celsing – Buildings Texts » sous la direction de Pamela Johnson et publié aux éditions Park books.
Johan Celsing, né en 1955, a, en effet, travaillé sur des créations très diverses, allant de musées, bibliothèques, galeries, institutions publiques à des habitats privés, et même des églises ou lieux de prières. Au fil des pages de ce riche volume, le lecteur découvrira cependant une ligne directrice et une conception homogène que le grand architecte n’a eu de cesse de suivre. Il faut donc saluer cette belle et complète monographie réunissant l’ensemble des travaux de Johan Celsing, aujourd’hui directeur du Johan Celsing Architektkontor comprenant des studios basés à Stockholm et Malmö. Johan Celsing est également professeur d'architecture au KTH Royal Institute of Technology de Stockholm.
Appuyés par les photographies de Ioana Marinescu, plans, projets et réalisations – plus de 600 illustrations, se succèdent au grès des nombreuses contributions de ce fort beau volume dont celles de Claes Caldenby et de Wilfried Wang soulignant le caractère intemporel des créations de Johan Celsing. Le lecteur découvrira également des écrits passionnants signés de Johan Celsing lui-même. Une riche monographie incontournable qui devrait s’imposer en ouvrage de référence.
 

« L’Art en Mouvement ; Immersion dans le réseau de transport parisien » d’Anaël Pigeat ; Photographies de Philippe Garcia ; RATP / Éditions La Martinière, 2022.

Le métro parisien a fait entrer notamment ces dernières décennies l’art. Mais, connaît-on pour autant ces œuvres d’art qui jalonnent, ici ou là, les stations et couloirs de métro de la capitale ? A-t-on déjà pris le temps de les regarder et d’en connaître l’histoire ? C’est pour répondre à ces légitimes interrogations que la RATP en collaboration avec les éditions La Martinière viennent de publier « L’art en Mouvement », un attrayant ouvrage revenant sur une vingtaine d’œuvres présentes sur les lignes du métro d’Ile de France. Des œuvres d’art du passé, emblématiques, telles ces entrées de station dans le pur style Art nouveau signées Hector Guimard et encore tellement aimées de nos jours... Mais, aussi des œuvres proposant « Des dialogues avec la ville » d’artistes français et du monde entier ; on songe à Françoise Schein à la station Concorde, au Nautilus de François Schuiten pour la station des Arts et Métiers ou encore à Carlos Sarrabezollers à la station Richelieu-Drouot. Appuyé par les belles photographies de Philippe Garcia, chaque sous-chapitre consacré à un artiste revient sur plusieurs pages sur l’œuvre, sa genèse et son histoire. Indiquant station et lignes de métro, ces sont de véritables « Voyages intérieurs » et « Ouvertures sur le monde », des mondes à explorer, que livrent au regard ces œuvres d’art signées notamment Hugues Reip sur la ligne 4 ou les « Energies » de Pierre-Yves Trémois dans la gare d’échange du RER de Chatelet-Les Halles ou encore Philippe Baudelocque à la station du même nom.
Un séduisant ouvrage offrant une jolie et instructive immersion dans cette culture toute métropolitaine.
 

« Milan - Au coeur de la création contemporaine » de MARIE-ASTRID ROY ; Préface de Béatrice Trussardi, Tommaso Trin ; collection 10+100, Ateliers Henry Dougier, 2022.

La Collection 10+100 des Ateliers Henry Dougier accueille un nouveau titre consacré à la ville de Milan en Italie signé Marie-Astrid Roy. L’auteur, passionnée d’Italie et vivant dans la capitale lombarde, a décidé pour le plus grand bonheur des amoureux de la ville de la mode et de la culture de nous faire profiter de ses adresses et lieux incontournables à partir de 10 artistes et 100 lieux iconiques de son choix ainsi que le veut le titre de la collection.
Avec cet ouvrage passionnant et abordant autant de chemins de traverse que la ville peut en susciter, nous découvrons une autre Milan au fil de ses créateurs tels Stefano Boeri, Giacomo Moor, Anna Franceschini et bien d’autres encore ayant accepté de livrer leur témoignage sur la ville ; des visions non seulement d’artistes mais également de Milanaises et de Milanais d’adoption ou de naissance.
Fort de ces témoignages, le guide propose cinq parcours afin de (re)découvrir 100 lieux, pour certains emblématiques tel le Mudec, pour d’autres plus secrets notamment l’Armani/Silos… Dans tous les cas, c’est une autre ville qui s’ouvre au lecteur avec sa modernité et ses traditions cohabitant en une harmonie sans cesse revisitée, l’auteur sachant mieux que quiconque en faire partager la magie et nous donner l’envie de découvrir son charme et ses trésors qui pour certains remontent à la plus haute antiquité.
Un guide précieux à emporter sans faute avec soi pour son prochain voyage en Lombardie !
 

« Claude Monet – fragments d’une vie » de Gérard Poteau ; Relié, 16 x 22 cm, 200 pages, Éditions des Falaises, 2021.

Avec « Claude Monet - fragments d’une vie » Gérard Poteau nous invite à entrer dans l’intimité du Père de l’impressionnisme. L’ouvrage débute avec les quatre-vingts ans de cette stature hors du commun, dans sa demeure, à Giverny. Comment effectivement ne pas entrer dans l’intimité de Claude Monet sans évoquer cette demeure rose ? Giverny avec sa salle à manger jaune, sa cuisine bleue et surtout son jardin, ses ponts japonais et ses fameux nymphéas, aujourd’hui célébrés dans le monde entier.
Dans un style très agréable, Gérard Poteau– déjà auteur de récits biographiques, livre ici un intime portrait du peintre : Monet et « Camille et Alice » ses épouses, ses amis et rencontres. Illustré de toiles du maître, mais aussi par de nombreuses photographies, ce récit qui se veut entre biographie et roman s’appuie notamment sur la vaste correspondance de Claude Monet. Le lecteur retrouvera ainsi le peintre dans son atelier, dans son jardin dont il dessina les allées et choisit les essences et presque chaque fleur. On se surprend même à s’inviter à ce fameux « déjeuner » et « à attendre les deux coups de gong qui annoncent l’heure du repas chez les Monet »…
Une jolie immersion tant dans l’œuvre que la vie de l’un des plus grands peintres de l’histoire de l’art.
 

« Paul Signac – l’air du large » de Marina Ferretti Bocquillon ; Relié, 22 x 16.5 cm, 80 pages, Éditions des Falaises, 2021.

Dans le même esprit de jolies escapades, Marina Ferretti Bocquillon nous convie avec ce petit ouvrage à une croisière maritime au grès des toiles et marines de Paul Signac. L’auteur, spécialiste du célèbre peintre, responsable notamment des Archives Signac, sait combien ces thèmes, les ports, la mer et les bateaux ont été des thèmes chers à l’artiste. Un amour de la mer et des couleurs que Paul Signac néo-impressionniste chérira pour ses œuvres toute sa vie, de la Normandie à la Méditerranée, mais aussi la Bretagne ou encore l’Italie et Venise. Fécamp, Port-en-Bessin, Saint-Briac, Portrieux, Concarneau, Antibes ou Constantinople, chaque œuvre surprend par ses variations, ses transparences et jeux de lumière. Antibes sous un arc en ciel, Saint Tropez sous ou après l’orage… Ainsi que le souligne l’auteur : « Apôtre de la pureté des teintes, Paul Signac a dédié son existence à l’étude de la couleur ». Ce dernier signera d’ailleurs un essai et traité chromatiques aujourd’hui conservé aux Archives Signac. Se révèlent ainsi au regard, page après page, toile après toile, toute la subtilité et les variations, reflets et couleurs de la palette de Paul Signac que ce soit en qualité de peintre, d’aquarelliste ou dessinateur.
Un bel et agréable « Air du large » !
 

« Julie Manet – la Mémoire impressionniste » ; Catalogue de l’exposition éponyme - musée Marmottan Monet sous la direction de Marianne Mathieu ; Relié, 22 x 28.5 cm, 324 pages, 250 illust., Editions Hazan, 2021.

« La mémoire impressionniste » ! Quel plus joli et pertinent titre pouvait être retenu pour cette superbe et unique monographie consacrée à Julie Manet (1878-1966), catalogue accompagnant l’exposition éponyme actuellement au musée Marmottan Monet. Julie Manet se trouva en effet au centre même de ce fabuleux mouvement dénommé « l’impressionnisme » qui allait bouleverser l’histoire de l’art. Qu’on en juge ! Julie fut la fille unique de Berthe Morisot et seule nièce d’Édouard Manet, frère de son père Eugène Manet. Elle posera très tôt pour les plus grands peintres de Renoir aux peintres impressionnistes dont Monet ou encore Degas sans oublier, bien sûr, sa mère Berthe Morisot, avant de devenir elle-même une artiste accomplie et une collectionneuse avertie. « Julie rêveuse » ou « Julie Manet au chapeau liberty » peinte par sa mère, Berthe Morisot, en 1894 et 1895 ou par Pierre Auguste Renoir, « Julie Manet à la robe rose et au chapeau à fleurs de pommier » en 1899… « Un art naturel de la pose » que développe Dominique D’Arnoult.
L’ouvrage sous la direction de Marianne Mathieu retrace au travers de riches contributions la vie de cette figure incontournable de l’impressionnisme : son enfance, orpheline à treize ans, son mariage, mais aussi sa vie d’artiste et de femme. Julie Manet s’engagea à faire connaître les œuvres de sa mère et de son oncle. Elle voua un amour immodéré à l’art, et c’est avec passion qu’elle réunira une belle et vaste collection avec son mari Ernest Rouart, fils d’Henri Rouart. Son journal qu’elle tiendra de 1893 à 1899 révèle, ainsi que le souligne Claire Gooden dans sa contribution, une belle qualité de jugement. C’est cette vie faite de toiles, tableaux et de dessins que le lecteur découvrira en ces pages. Julie Manet sera, en effet, toute sa vie entourée des plus grands noms et œuvres de l’impressionnisme à commencer par sa mère, Berthe Morisot, première peintre impressionniste. Que de rencontres pour cette femme qui à la fin de vie, toute de noire vêtue, n’aura quasiment jamais quitté l’immeuble familial de la rue Villejuste ! Avec plus de trois cents pages, ce sont ces années et tournant de siècle que l’ouvrage traverse, livrant ainsi au lecteur mille et une facettes de Julie Manet.
Appuyé par une vaste iconographie, de nombreux documents et photographies pour nombre inédits, cet ouvrage offrant la première monographie dédiée à Julie Manet ne peut indéniablement que s’imposer au titre d’ouvrage de référence. Incontournable !
 

« Comment regarder un tableau » de Françoise Barbe-Gall, Éditions Chêne, 2021.

C’est un ouvrage fort utile, voire précieux, que signe Françoise Barbe-Gall aux éditions Chêne : « Comment regarder un tableau ». Qui, il est vrai, ne s’est jamais senti, un jour, dérouté devant une toile ? Or, partant du postulat que regarder et appréhender une œuvre s’apprend, que l’œil et le regard peuvent s’éduquer, l’auteur, historienne de l’art et enseignante, livre en ce fort volume didactique et passionnant de plus de 300 pages une multitude de clés pour mieux regarder et saisir un tableau. Une problématique que l’auteur connaît mieux que quiconque puisque cette dernière a fondé l’association CO.RE.TA , comprenez « COmment REgarder un TAbleau », pour laquelle elle assure et donne de nombreuses conférences.
Françoise Barbe-Gall a en effet à cœur de transmettre et de rendre accessibles ces clés de lecture permettant à tout un chacun d’aiguiser à son rythme et selon ses expériences son regard. Car « apprendre à regarder un tableau suppose, avant toute chose, que l’on veuille bien, littéralement, en croire ses yeux. » souligne l’auteur. C’est cette expérience aussi féconde qu’indispensable que nous livre ainsi l’historienne de l’art dans ce captivant ouvrage. Appuyé par une riche iconographie, l’ouvrage propose, en effet, une progression réfléchie en six chapitres allant d’« Une simple réalité » à « La douceur d’un tableau » en passant par « Les déformations du visible » ou encore « La confusion des apparences ».
L’auteur n’entend pas cependant, en ces pages, bannir nos impressions premières, mais bien à partir de ces dernières nous apprendre à saisir pleinement le sens d’une œuvre, notamment « Deviner ce qui n’est pas dit », « renoncer aux évidences » ou encore « Prendre le temps de se tromper »... Pour cela, sur le fondement de plus de 40 tableaux et artistes majeurs de l’histoire de l’art (Giotto, Botticelli, Raphaël, mais aussi Bacon, Soulages ou Rothko, etc.), l’ouvrage livre une analyse claire et pédagogique de chaque œuvre allant d’une vision d’ensemble à l’étude des détails signifiants, offrant ainsi au lecteur une fructueuse mise en perspective didactique ou une clé de lecture, tel que « Découvrir l’essence d’un caractère », « Voir naître la lumière » ou « Apprendre l’attente »…
À ces thèmes-clés d’étude, viennent s’ajouter en correspondance pour chaque point abordé 42 pages de « Post-scriptum » comprenant repères et tableaux chronologiques, historiques ou culturels permettant au lecteur curieux d’aller plus loin et d’aiguiser plus encore son regard.
Un ouvrage aussi riche que plaisant pour accompagner ses escapades culturelles.
 

« Impressionnisme ; De Giverny à la Norvège » de Hayley Edwards Dujardin, Collection «Ça, c’est de l’art », éditions Chêne, 2021.

Pour une approche toujours plaisante et surprenante, il faut retenir dans la fameuse collection « Ça, c’est de l’art » l’ouvrage « Impressionnisme ; De Giverny à la Norvège. » d’Hayley Edwards Dujardin aux éditions Chêne. Un ouvrage didactique relevant le défi de présenter en 40 notices les plus grands peintres et œuvres de l’impressionnisme tout en offrant au lecteur bien des surprises et étonnements. Hayley Edwards Dujardin, historienne de l’art et de la mode, sait en effet plus que tout autre surprendre et capter la curiosité. Anecdotes, détails, repère chronologique foisonnent à chaque page faisant ainsi revivre l’un des plus grands mouvements artistiques de l’histoire de la peinture. Sait-on par exemple que Pissarro sera le seul impressionniste à participer aux huit expositions des impressionnistes ? En revanche, Manet, bien que désigné par ces derniers de chef de file, ne se considérait pas impressionniste et ne participera pour sa part à aucune de leurs expositions…
Des incontournables aux plus inattendus, les thèmes privilégiés (les meules, la plage, les cathédrales, etc.), les lieux (Giverny, La Montagne Sainte-Geneviève, La Ciotat, etc.) et œuvres majeures défilent délivrant à chaque page leurs secrets, précisions historiques, influences ou clins d’œil. Ainsi si l’on retrouve en fin d’ouvrage, en 1895, Monet en Norvège, le lecteur pourra aussi dans ces rendez-vous inattendus croiser dans la « Loge aux Italiens » Eva Gonzalès ou encore à la « Gallery of HMS Calcutta » Jacques Joseph devenu James Tissot…
On découvre ou redécouvre, l’œil s’enchante devant cette incroyable lumière à nulle autre pareille, ces couleurs et impressions qui ont fait de ce fantastique mouvement nommé impressionnisme, au-delà du foisonnement des individualités, l’un des courants majeurs de l’histoire de l’art.
 

« Rouge : de Pompéi à Rothko » de Hayley-Jane Edwards-Dujardin, collection « Ça, C'est de L'art », Chêne éditions, 2021.

Avec ce dernier ouvrage paru aux éditions Chêne, Harley Edwards-Dujardin enquête sur l’une des couleurs les plus anciennes, le rouge. Une couleur associée aux premières représentations de l’homme sur les parois des grottes.
Selon une formule déjà classique pour cette collection, grâce à 40 notices, l’auteur retrace le parcours pour le moins singulier de cette couleur la plus éclatante et repérable qui soit. Couleur des passions et des extrêmes, elle fut l’apanage des empereurs romains à partir de la pourpre obtenue à partir d’un coquillage, le précieux murex, tout comme celle des prostituées, un destin décidément à part… Rares sont les artistes à n’avoir pas succombé à ses charmes, qu’il s’agisse des décorateurs des villas pompéiennes ou, plus proche de nous, Rothko. Ses nuances ont laissé des noms poétiques, pourpre, garance, sépia, ocre, cinabre… Son aire géographique couvre le Nouveau comme l’Ancien Monde, les divers continents ayant rapidement perçu ses richesses et promesses. Neuf nuances de rouge sont en ces pages rappelées : écarlate, magenta, vermillon, bordeaux, tomate, garance, carmin, ocre rouge, et bien sûr le pourpre.
L’ouvrage abondamment illustré débute par les fameuses mains de Cueva de las Manos en Patagonie qui transporteront le lecteur instantanément 11 000 ans av. J.-C. ! Les belles coupes antiques de la Grèce au VIe siècle av. J.-C. témoignent quant à elles de la virtuosité des artistes athéniens avec ces figures rouges sur fond noir. La peinture plus proche de nous est également abondamment illustrée dans ces pages avec Van Eyck, Van der Weyden, le Titien, Bronzino, ainsi que Georges de La Tour, fameux pour ses rouges flamboyants.
Pour chaque artiste, une double page présente l’œuvre retenue, une synthèse complète ainsi que quelques anecdotes toujours instructives et attrayantes, faisant de cet ouvrage une passionnante aventure dans le monde des couleurs.
 

"Les Nymphéas de Claude Monet" de Cécile Debray, Collection Beaux Arts, 218 x 312 mm, 208 p., Éditions Hazan, 2020.

Porte incontournable afin d’entrer dans l’univers de la création de Claude Monet, les nymphéas – plus communément nommés nénuphars – semblent à la fois familiers et pourtant si complexes sous le regard du père de l’impressionnisme. Cécile Debray s’est attachée à ce monument de la peinture en partenariat avec le musée de l’Orangerie où se trouve conservée la remarquable collection de Nymphéas de Monet. C’est à une vision d’ensemble de ce cycle auquel convie cet ouvrage passionnant qui bénéficie d’une iconographie tout spécialement réalisée à cette occasion. Par un savant jeu d’agrandissements, le regard entre littéralement dans l’intimité de la composition grâce au saisissant travail de Fanette Mellier. La fascination suscitée par ce travail à la limite de l’obsession chez l’artiste a depuis longtemps gagné le public qui ne cesse de se presser à la découverte de cette rencontre à nulle autre pareille entre végétal et univers aquatique. Le foisonnement des formes et des couleurs se confond avec celui de la palette de l’artiste à un point tel qu’il devient difficile de percevoir qui en a été le modèle…
Majesté de ces toiles monumentales où l’infime prend valeur de témoignage lorsqu’il pointe à l’occasion d’une discrète floraison. Cécile Debray parvient en introduction à faire partager cette abstraction dans des analyses à la fois accessibles sans leur ôter leur complexité. Les infimes vibrations de la lumière sur le végétal, ses échos sur l’onde et ses innombrables reflets composent une litanie éternelle que le peintre n’aura de cesse d’explorer tout au long de sa vie. Comment saisir cette fugacité ? Par quel moyen interrompre le temps afin de capter ces frémissements imperceptibles pour la plupart d’entre nous ? C’est à cette magie auquel convie cet ouvrage remarquable, aussi beau qu’inspiré, une évasion à lui seul à découvrir au plus vite.
 

« Istanbul - Montparnasse ; Les Peintres Turcs de L’École de Paris » de Clotilde Scordia avec une préface d’Annie Cohen-Sohal, Éditions Déclinaison, 2021.

Si les cercles des peintres parisiens des années de l’après-Seconde-Guerre Mondiale sont connus pour leur extrême vitalité, plus méconnus demeurent cependant - et à tort - « Les Peintres Turcs de l’École de Paris ». Une lacune que vient combler aujourd'hui avec bonheur cet ouvrage intitulé « Istanbul Montparnasse » signé Clotilde Scordia aux éditions Déclinaison.
Ces peintres de l’École de Paris, tous contemporains de l’arrivée au pouvoir de Mustafa Kemal Atatürk et de la République de Turquie, furent pourtant largement célébrés en Turquie dans ces années d’après-guerre. Clotilde Scordia a fait choix de nous faire découvrir les œuvres de onze de ces artistes turcs majeurs. Onze « Peintres en quête de modernité » ayant choisi la France à la fin de la guerre, ainsi que le souligne l’auteur en son premier chapitre, avant de revenir sur les œuvres respectives de chacun de ces peintres.
Parmi eux, deux femmes retiendront l’attention pour leur dynamisme, détermination et modernité ; Fahrelnissa Zeid, une « personnalité flamboyante » aux œuvres colorées, et Tiraje Dikman, livrant une œuvre plus abstraite sous influence surréaliste. Mais le premier à avoir quitté en ces années d’après-guerre son atelier d’Istanbul pour venir s’installer à Paris fut Fikret Moualla en 1939. Ce dernier, reconnu déjà dans son pays natal ainsi que de l’autre côté de l’Atlantique à New York, fut remarqué pour ses célèbres cafés parisiens dans lesquels sa vie nocturne sulfureuse trouva inspiration. Il fut rejoint à Montparnasse en 1946 par Nejad, puis par d’Avni Arbas, et en 1947 par Salim Turan…
Tous ces artistes quittèrent leur atelier d’Istanbul pour venir rejoindre les peintres et les cercles créatifs et féconds de Montparnasse. Participants aux expositions consacrées à l’art turc du Musée d’art moderne de Paris et du musée Cernuschi, ces peintres surent, au-delà des critiques de l’époque, rapidement s’imposer en peintres majeurs notamment grâces aux galeristes et collectionneurs. Chaque chapitre consacré à ces onze « Peintres Turcs de l’École de Paris » offre au regard des œuvres chatoyantes ou d’une profondeur sombre.
Aujourd’hui, Clotilde Scordia nous propose, au travers ces onze monographies richement illustrées, de (re)découvrir ces « Peintres Turcs de L’École de Paris ». À ce titre, on ne peut, ainsi que le souligne Annie Cohen-Sohal dans sa préface, que l’en féliciter.
 

« Espagne abandonnée » de Fran Lens, Paco Quiles & Carlos Sanmillán, 208 p. 297mm x 210mm, Editions Jonglez, 2020.

C’est une Espagne désolée, moins connue, marquée par la mémoire du temps et de l’histoire que nous livre au regard ce superbe ouvrage photographique, « Espagne abandonnée », paru aux éditions Jonglez. Issu du travail photographique de Paco Quiles, Fran Lens et Carlos Sanmillan, chaque chapitre, page et photos offrent, en effet, une découverte d’une autre Espagne, loin des clichés habituels, celle d’une Espagne dont la mémoire ne veut pas mourir…
Les auteurs appartiennent tous au célèbre et fameux groupe « Abanbonned Span », un groupe s’étant donné pour tâche de faire revivre et de garder traces de ces villages, places ou autres lieux désertés, abandonnés, parfois laissés en ruines. Le célèbre Don Quichotte aimait à voir d’autres réalités que celles des autres mortels, sublimant ce qui était vulgaire, comme avec la douce Dulcinée ou ses fameux moulins… Notre trio sans chercher cependant querelle à des chimères s’éloigne des autoroutes touristiques pour prendre des chemins de traverse, au détour d’une église abandonnée, d’une masure esseulée, compagne de lierres envahissants. La beauté n’est pas la seule conviée dans cet ouvrage remarquable par la qualité de son témoignage, d’anciennes friches industrielles laissent encore percevoir les espoirs que des femmes et des hommes plaçaient dans la modernité, et ce qu’il en est resté, gravas, cheminées fort heureusement sans fumée…
Le constat, parfois quelque peu amer, n’est cependant pas toujours pessimiste avec ces magnifiques photographies réunies dans cet ouvrage, la voûte céleste laisse encore percevoir ses constellations d’étoiles, même sur une masure abandonnée, des lieux somptueux n’attendent que le baiser d’un prince charmant, peut-être celui d’un lecteur, de cet ouvrage inspiré.
 

« L’Eau par les grands Maîtres de l’Estampe japonaise » par Jocelyn Bouquillard ; Coffret avec cahier explicatif, 12 x 17.5 cm, 226 p., Éditions Hazan, 2021.

La fameuse collection « Les grands Maîtres de l’Estampe japonaise » aux éditions Hazan s’enrichit d’un nouveau titre « L’Eau par les grands Maîtres de l’Estampe japonaise » du XVIIIe siècle et XIXe siècle. Un thème effectivement porteur et privilégié des Maîtres japonais ; qui ne songe dès à présent à la célèbre vague d’Hokusai ? Ponts, rivières, cascades ou simplement pluie sans oublier la neige, cet élément naturel a donné lieu aux plus belles et célèbres estampes, des estampes signées notamment Hokusai, ou encore Kuniyoshi. Dans son coffret et sa reliure japonaise en accordéon, cet ouvrage sous la direction de Jocelyn Bouquillard, responsable des collections d’estampes de la Bibliothèque Sainte-Geneviève et auteur notamment de « Hiroshige en 15 questions » et de « Les trente-six vues du Mont Fuji d’Hiroshige » également aux éditions Hazan, offre en effet au regard toutes les expressions de cet élément omniprésent au pays du Soleil levant, lacs, océan, cascades… Plus de soixante estampes célébrant chacune à leur manière l’eau. Communion et spiritualité s’y mêlent que ce soit dans la poésie des fines pluies, dans la puissance ou bouillonnements des flots et vagues ou dans les courbes et arabesques des rivières. Chaque estampe retenue révèle à elle seule toute la virtuosité des grands Maîtres japonais des siècles passés. Accompagné d’un livret introductif et explicatif livrant dates et précisions sur chacune des estampes représentées, ce coffret vient compléter à merveille cette collection enchanteresse.
 

Loustal : « Aux Antipodes » ; dessins, 180 p., Editions la Table ronde, 2020.

C’est un voyage « Aux antipodes » plein de charme et de poésie que nous propose le dessinateur Loustal dans cet ouvrage aux pages enchantées dans leur format paysage et paru aux éditions La Table ronde. Loustal nous conte également chemin faisant sa découverte, enfant, de ces contrées lointaines, son désir d’imaginaire et de dessin, et son aspiration enfin à voyager et à acquérir son propre style. Les dessins de Loustal, passant du fusain aux couleurs, ne sont pas seulement une belle invitation à voyager, ils captivent et entraînent dans des rêves d’ailleurs et des songes infinis. Rien d’étonnant à cela puisque le dessinateur sait plus que quiconque partir de ses dessins au fusain pour laisser en fin de compte voguer sa propre imagination et ses couleurs, aquarelle ou huile. Son style épuré offre en ces paysages lointains bien plus qu’un pur dépaysement, il se colore en ces pages une joie, une candeur, quelque chose de paisible, parfois nostalgique voire d’esseulé…
Ainsi, glisse-t-on dans ces paysages de la « Terre de Feu », mélange de cap lointain, de paysages marins, et d’épaves… On se surprend à rêver après Brasilia, au soleil des plages de Floride, à la douceur des Îles Canaries (hors saison, précise le dessinateur !). Et puis, le bleu se fait plus gris, plus mélancolique lorsque l’on aborde l’Islande avant de retrouver les couleurs éclatantes de soleil de l’Italie ou de la Grèce. A chaque dessin, c’est une poésie singulière, épurée qui s’offre au regard, une poésie où dominent le fusain et le bleu lointain des rivages d’un imaginaire infini.
Les dessins de Loustal sont une magie, ils racontent, disent, dévoilent, laissent s’envoler souvenirs et voguer les rêves d’ailleurs aussi loin que le souhaite le lecteur…
 

« Histoire vivante de l’impressionnisme » de Valérie Mettais, Collection « Beaux-Arts », Éditions Hazan, 2021.

C’est à une véritable « Histoire vivante de l’impressionnisme » que nous convie Valérie Mettais, historienne de l’art. Rien de figé, en effet, dans cet ouvrage paru aux éditions Hazan nous offrant toute l’aventure et la diversité de couleurs des palettes de ces peintres qui furent désignés par dérision « Les impressionnistes ». Un mouvement de fond, qui allait bouleverser la trajectoire de la peinture. Pour capter ce formidable foisonnement artistique, l’auteur a opté pour une approche chronologique, décennie par décennie, de 1863 à 1905. Un choix judicieux qui permet à Valérie Mettais de recontextualiser un mouvement artistiq